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Full text of "Madame Craven née La Ferronnays : sa vie et ses oeuvres d'après sa correspondance et son journal"

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University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/madamecravenneOObish 


1 


y 


MADAME  CRAVEN 


■ 


DON 
de 

\Â,    et   Urne  Médée  Lan^lois 
175,    rue   .'/ilbrod 
Ottawa,   Ont, 


Octobre   1939 


MADAME  CRAVEN 


ŒUVRES  COMPLETES  DE  M'uc  Alg.  CRAVEN 

Née    LA   FERRONNAYS 


Récit  d'une  Sœur,  souvenirs  de  famille.  (Ouvrage 
couronné  par    l'Académie    française.)   46*    édition. 

2  vol.  in-12 8  fr.  » 

Le  même.  2  vol.  in-8°,  avec  portrait 15  »  » 

Lady  Georgiana  Fullerton,  sa  vie  et  ses  œuvres, 
précédées  d'une  lettre  du  cardinal  Newman.  10*  édi- 
tion. 1  vol.  avec  portrait 4  »  » 

Sœur  Natalie  Narischkin.  11*  édition.  1  vol.  in-12...  4  »  » 
Réminiscences.     Souvenirs    d'Angleterre    et    d'Italie. 

5e  édition.  1  vol 4  »  » 

Le  même.  1  vol.  in-8° 7  »  50 

Une  année  de  Méditations.  5e  édition.  1  vol 4  ><  » 

Le  même.  1  vol.  in-8° 7  »  50 

Anne  Séverin  (roman).  24e  édition.  1  vol 4  »  » 

Ki .i ane  (roman).  12*  édition.  2  vol 6  »  » 

Fi.eurange  (roman).  (Ouvrage  couronné  par  V Aca- 
démie française.)  31*  édition.    2  vol 6  »  » 

Le  Mot  de  l'Énigme  (roman).  17e  édition.  2  vol 6  »  » 

Le  Valbriant  (roman).  12'  édition.  1  vol 3  »  50 

Adélaïde  Gapece  Minutolo.  10*  édition.  1  vol 2  »  » 

La  Jeunesse  de  Fanny  Kemble.  5e  édition.  1  vol 3  »  » 

Le  Comte  de  Montaeembert.  Etude.  2e  édit.    1  vol...  2  »  » 
Deux  Incidents  de  la  question  catholique  en  Angle- 
terre. 1  vol 2  ><  » 

Le  travajl  d'une  Ame.  5«  édition.  1  vol 2  »  » 

Le  Père  Damien.  5*  édition,  i  vol 2  »  50 


EMILE   COLIN   —     IMPRIMERIE    DK  LAGNY 


M15    BISHOP 


MADAME  GRAVEN 


Née    LA   FERRONNAYS 


SA    VIE    ET    SES    OEUVRES 


d'après  sa  correspondance  et  son  journal 


Traduction  de  Mlle  MARGUERITE  PAPIN 


PARIS 

LIBRAIRIE    ACADÉMIQUE     DIDIER 

PERRIN  ET  Cie,  LIBRAIRES-ÉDITEURS 

35,  QUAI   DES  GRANDS-AUGUSTINS,  35 

,1897 

Tous  droits  réservé». 


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MADAME  CRAVEN 


CHAPITRE  Ier  (1808-1830) 


Naissance  de  Mme  Graven.  —  Sa  famille.  —  Querelle  avec  le  duc 
de  Berry.  —  Ambassade  de  Russie.  —  La  société  française  de 
1825  à  1830.  —  Voyage  à  Rome.  —  Monsieur  Rio.  —  Visite 
aux  Catacombes. 


En  1852,  la  plupart  de  ceux  qui  vivaient  à  Londres 
dans  le  monde  de  Lady  Granville  et  de  Lady  Pal- 
merston,  les  habitués  de  Holland  House  et  de  Broad- 
lands,  de  Bowood  et  de  Worsley,  avaient  rencontré 
M.  et  Mme  Augustus  Craven.  Ils  avaient  pu  apprécier 
la  femme  cosmopolite,  grande  dame  accomplie,  aux 
fins  instincts  politiques,  l'actrice  de  salon  consommée 
qu'un  bon  juge  a  déclarée  «  la  femme  la  plus  intelli- 
gente qu'il  ait  jamais  connue  ».  On  ignorait  alors 
qu'elle  avait  commencé  le  «  Récit  d'une  sœur  »,  qui  est 
et  restera  toujours  son  titre  de  gloire,  dans  une  sphère 
plus  vaste  que  ses  amis  n'auraient  pu  l'imaginer. 
Personne  mieux  que  cette  femme  du  grand  monde, 
n'a  su  par  son  génie  et  son  amour  renouveler  la  foi 
dans  la  conduite  de  la  vie  chrétienne,  et  démontrer 
que  dans  la  poussière  brillante  de  la  société  euro- 
péenne, on  trouvait  toujours  des  saints  et  des  confes- 
seurs. 

Pauline-Marie-Armande  Ferron  de  la  Ferronnays 
naquit  à  Londres,  Manchester  Streel,  le  12  avril  1808. 

MADAME    CRAVEN.  1 


2  MADAME   CRAVEN    (1815) 

Ses  parents  avaient  émigré  pendant  la  Révolution. 
L'enfant  fut  baptisée  à  la  chapelle  française  de  King 
Street,  Portman  Square,  et  fut  même  inscrite,  vingt- 
six  ans  plus  tard,  de  nationalité  anglaise  dans  son  cer- 
tificat de  mariage.  Son  père,  le  comte  de  la  Ferron- 
nays, appartenait  à  cette  vieille  souche  bretonne  qui 
illustra  la  France  pendant  plus  d'un  siècle.  Un  de  ses 
ancêtres  fut  le  compagnon  d'armes  de  Bertrand  Du- 
guesclin.  Son  descendant  avait  hérité  de  cette  suscep- 
tibilité sur  le  point  d'honneur,  particulière  à  sa  race. 
Dans  ses  «  Mémoires  d'Outre-Tombe  »,  Chateaubriand 
dit  en  parlant  de  M.  de  la  Ferronnays:  «  Chacun  ad- 
mire mon  noble  collègue,  et  personne  ne  le  hait, 
parce  que  son  caractère  et  sou  esprit  sont  droits  et 
tolérants  ».  Ces  qualités  se  retrouvent  dans  les  per- 
sonnages du  «  Récit  d'une  sœur  ».  Leur  facilité  pour 
les  langues  et  la  musique,  leur  enthousiasme,  leur  foi 
dans  l'invisible  sont  distinctement  celtiques,  ainsi  que 
la  subtile  vivacité  d'esprit,  qui  diffère  si  entièrement 
de  la  mobilité  du  gascon  et  du  provençal. 

Auguste  delà  Ferronnays  s'était  distingué  dans  les 
huit  campagnes  dont  Chateaubriand  nous  a  décrit 
toutes  les  misères.  Ami  intime  du  duc  de  Berry,  at- 
taché à  la  famille  royale  par  un  dévouement  sans 
bornes,  il  leur  resta  fidèle  au  prix  de  tous  les  sa- 
crifices. 

La  comtesse  de  la  Ferronnays,  Marie-.\lbertine  de 
Sourche  de  Montsoreau,  comptait  dans  ses  alliances 
plusieurs  noms  historiques,  mais  son  plus  grand  mé- 
rite et  son  titre  de  gloire  furent  d'avoir  toujours  été 
une  femme  et  une  mère  parfaite.  Elle  posa  les  fonde- 
ments de  l'union  et  de  l'affection  mutuelle  de  ses 
enfants.  Son  tact  et  son  courage  furent  toujours  à  la 
hauteur  des  circonstances;  dans  les  épreuves  île  l'émi- 
gration, aussi  bien  que  dans  les  difficultés  plus  graves 
encore  du  retour  en  France  avec  le  duc  de  Berry.  et 
dans  la  ruine  de  1830.  Elle  se  maria  en  18U2,  à  Clagen- 


QUERELLE  AVEC  LE  DUC  DE  BERRY         3 

furth,  en  Carinthie,  au  moment  de  la  dispersion  du 
camp  royaliste. 

Il  est  possible  que  l'amitié  particulière  de  M.  de  la 
Ferronnays  pour  le  duc  de  Berry,  ait  été  pour  lui  un 
obstacle  à  une  carrière  plus  indépendante.  Il  avait 
cependant  tout  ce  qu'il  fallait  pour  réussir.  Mais  à  cette 
époque,  ils  étaient  l'un  et  l'autre  sérieusement  occupés 
des  chances  ijupI  [lie  peu  vagues  de  leur  retour  en 
France.  Cette  heure  sonna  pourtant.  Le  duc  de  Berry 
et  son  aide  de  cartip  M.  de  la  Ferronnays  débarquèrent 
ensemble  à  Cherbourg.  A  l'occasion  du  mariage  du 
duc  de  Berry  avec  la  princesse  Caroline  de  Naples,  la 
comtesse  de  la  Ferronnays  fut  nommée  dame  d'hon- 
neur de  la  future  duchesse. 

On  lui  confia  La  corbeille,  don  de  Louis  XVIII  à  la 
fiancée  de  son  neveu,  et  elle  partit  pour  Marseille  avec 
une  députalion  de  dames  qu'elle  offensa,  lorsqu'avec 
sa  bonté  ordinaire,  elle  visita  la  princesse  au  Lazaret. 

La  marquise  de  Montsoreau,  mère  de  Mme  de  la 
Ferronnays,  fut  nommée  gouvernante  des  futurs  en- 
fants de  France.  On  sait  que  la  duchesse  de  Tourzel,  sa 
tante,  et  marraine  de  Pauline,  avait  occupé  le  même 
poste  auprès  de  Louis  XVII  et  de  Madame  Royale  pen- 
dant la  fuite  de  Varennes  et  au  Temple. 

Tout  souriait  à  la  famille  de  la  Ferronnays,  lorsqu'un 
mot,  prononcé  par  le  duc  de  Berry  dans  un  moment 
de  colère,  blessa  vivement  M.  de  la  Ferronnays.  Le 
prince,  revenu  de  son  emportement,  offrit  de  croiser 
î'épée  avec  son  ami.  M.  de  la  Ferronnays  refusa  de  se 
battre  avec  l'héritier  présomptif  du  trône,  mais  quitta 
immédiatement  les  Tuileries  pour  n'y  jamais  revenir  '. 

1.  Ce  mot  du  duc  de  Berry  fut  prononcé  dans  la  chaleur  d'une 
discussion  à  propos  d'une  faute  d'étiquette  commise  par  la  marquise 
de  Montsoreau.  Elle  avait  eu  un  instant  d'hésitation,  ne  sachant  pas 
si  elle  devait  ohéir  aux  ordres  du  roi,  sans  l'autorisation  du  duc 
de  Berry,  dans  la  disposition  de  la  layette  préparée  pour  le  pre- 
mier enfant  de  la  duchesse,  qui  mourut  en  naissant. 


4  MADAME    CRAVEN    (1825) 

Pendant  la  Révolution,  M.  de  la  Ferronnays  avait 
perdu  une  grande  partie  de  ses  biens,  et  L'indemnité 
fournie  pour  les  émigrés  n'avait  pas  encore  été  adjugée. 
Abandonner  sa  situation  à  la  cour,  compromettre 
l'avenir  de  ses  enfants  et  de  ses  parents  était  un  sacri- 
fice sérieux.  M.  de  la  Ferronnays  n'hésita  pas.  11  resta 
longtemps  sans  espoir  d'aucun  emploi.  Le  duc  de 
Berry  suppliait  toujours  le  roi  de  rétablir  dans  ses 
droits  l'ami  qu'il  avait  offensé.  Enfin,  M.  de  la  Ferron- 
nays fut  nommé  ambassadeur  à  Saint-Pétersbourg  et, 
malgré  de  nombreux  changements  de  ministères,  garda 
son  poste  pendant  huit  ans.  Ami  personnel  de  l'empe- 
reur Alexandre,  ce  fut  auprès  de  lui  que  le  nouveau 
czar  chercha  un  appui  dans  la  terrible  journée  où 
éclata  la  conspiration  qui  amena  son  avènement  an 
trône.  Quand  il  se  trouva  seul  avec  l'ambassadeur,  le 
czar  ensevelit  son  visage  dans  ses  mains  et  fondit  en 
larmes.  Chez  un  homme  de  cette  énergie,  ce  fut  un 
moment  d'abandon  qui  ne  devait  plus  se  représenter. 
Mme  Craven  avait  alors  dix-sept  ans.  Elle  avail 
déjà  noué  à  la  Cour  de  Russie  des  amitiés  qui  durèrent 
toute  sa  vie.  Les  lecteurs  de  «  Fleurange  »  se  souvien- 
dront avec  quelle  exactitude  elle  décrit  dans  cet 
ouvrage  les  événements  dont  elle  fut  alors  témoin. 
Elle  parle  encore  dans  les  «  Réminiscences»  de  ses 
impressions  à  l'arrivée  de  Lord  Francis  Gower  J  et  du 
duc  de  Wellington,  envoyés  en  mission  spéciale  de  féli- 
citations auprès  de  l'empereur  Nicolas. 

M.  de  la  Ferronnays  appartenait  à  cette  classe  de 
libéraux  en  France  qui,  tout  en  restant  fidèles  aux 
Bourbons,  n'attendaient  pas  et  même  ne  désiraient  pas 
un  retour  de  l'état  social  détruit  en  1789.  11  voulait  la 
réforme  et  le  progrès  dans  le  système  de  gouvernement, 
autant  pour  corriger  l'absolutisme  de  Napoléon  que 
pour  satisfaire  les  aspirations  d'un  peuple  étourdi  et 
surexcité  par  les  événements  de  la  Révolution  et  de 
1.  Depuis,  premier  comte  d'Ellesmere. 


LA    SOCIÉTÉ   FRANÇAISE    DE    182o    A    1830  5 

l'Empire.  11  élait  philhellénique,  opposé  à  l'influence 
turque  ainsi  qu'à  Metternich  et  à  Canning.  Il  repré- 
senta la  France  au  congrès  de  Vérone.  Il  est  certain 
que  les  opinions  de  Mme  Craven  dans  la  suite  sont 
dues  aux  impressions  qu'elle  reçut  à  cette  époque. 

En  1827,  M.  de  la  Ferronnays  revint  à  Paris  et  fui 
nommé  ministre  desaflaires  étrangères,  d'aprèsle désir 
formel  de  Charles  X.  En  vain  l'ancien  ambassadeur 
plaida-t-il  son  ignorance  des  affaires  de  la  France,  de 
ses  partis,  de  sa  politique  générale,  résultat  de  son  sé- 
jour prolongé  en  Russie.  En  vain  insista-t-il  sur  son 
incapacité  à  combattre  les  dangers  qu'il  entrevoyait: 
a  S'il  y  a  des  dangers,  »  dit  le  roi,  «  refuserez-vous  de 
les  partager  avec  votre  ami?  »  Il  n'y  avait  plus  d'ob- 
jection possible,  M.  de  la  Ferronnays  accepta. 

Pauline  avait  alors  dix-neuf  ans,  et  une  existence 
des  plus  brillantes  s'ouvrit  pour  elle,  au  faîte  de  la 
société  parisienne. 

N'importe  quels  parents  eussent  été  tiers  d'une  telle 
liile,  et  les  siens  n'avaient  aucun  désir  de  l'éloigner 
par  un  mariage  de  cet  heureux  cercle  de  famille, 
présidé  par  Mme  de  la  Ferronnays.  Les  épreuves  de  sa 
vie  et  les  événements  de  son  enfance  avaient  déve- 
loppé l'intelligence  de  Pauline  et  renforcé  sa  piété, 
héritage  de  toutes  les  jeunes  filles  bien  nées  en  France. 
Les  liens  qui  unissent  une  mère  à  sa  fille  furent  en- 
core resserrés  entre  Pauline  et  Mme  de  la  Ferronnays 
par  une  respectueuse  affection  sans  bornes. 

La  société  de  la  Restauration  était  dans  toute  son 
effervescence,  quand  Pauline  y  parut  pour  la  pre- 
mière fois.  Lamartine  éclipsait  ses  prédécesseurs  ; 
Talleyrand  et  Chateaubriand,  retirés  sous  leurs  tentes, 
influençaient  encore  de  loin  les  hommes  d'État  jour- 
nalistes de  cette  époque  agitée.  Lamennais,  «  quoique 
secrètement  attiré  par  l'abîme,  ne  faisait  aucunement 
pressentir  la  proximité  de  sa  chute  1  ». 

1.  Il  venait  d'arborer  plus  haut  que  jamais  le  dévouement  à  l'E- 


6  MADAME   CRAVEN    (1828) 

En  politique,  M.  de  la  Ferronnays  et  ses  amis,  Hyde 
de  Neuville,  Laîhé  et  Martignac,  pensaient  que  le  roi 
tiendrait  les  promesses  de  la  «  Charte  ».  Les  roman- 
tiques à  longs  cheveux  et  les  derniers  revenants  de 
rOEil-de-Bœuf  cherchaient  à  opérer  les  fusions  décri- 
tes par  Stendhal  et  Balzac.  L'air  était  plein  d'impul- 
sions généreuses  et  de  projets  chimériques. 

Mlle  de  la  Ferronnays  donna  ses  plus  vives  sympa- 
thies aux  opinions  enflammées  du  jour.  Artiste  par 
tempérament,  les  discussions  sur  l'art  l'intéressaient 
particulièrement,  mais  sur  cet  art  qui  a  toujours  servi 
la  religion  comme  sa  première  et  dernière  fin. 

Petite  et  frêle,  ses  grands  yeux  noirs  sérieux  et 
profonds  s'illuminaient  quand  le  sentiment  de  la 
beauté  matérielle  ou  morale  s'éveillait  en  elle.  Ils 
étaient  son  plus  grand  charme.  Son  sourire  doux  et 
spirituel  découvrait  des  dents  magnifiques  qu'elle  con- 
serva jusqu'à  la  fin  de  sa  vie.  Un  critique  sévère  eût 
sans  doute  trouvé  sa  tête  un  peu  longue  pour  sa  taille 
et  son  nez  trop  aquilin.  A  Naples,  ses  amies  l'appe- 
laient :  «  Il  profilo  del  Dante  ».  Mais  l'expression  de 
son  visage  lui  enlevait  toute  la  sévérité  de  celui  du 
poète.  La  grâce  de  sa  pose  et  de  ses  gestes,  sa  dignité 
et  sa  distinction  parfaites,  la  rendaient  séduisante  au 
suprême  degré.  Sa  «  voix  d'or  »  avait  des  intona- 
tions tour  à  tour  vibrantes  ou  indignées,  tendres  ou 
sévères,  d'accord  avec  les  sentiments  qui  l'agitaient. 
Elle  parlait  plusieurs  langues  avec  une  facilité  prodi- 
gieuse, s'appropriant  les  idiomes  de  chacune  sans  les 
confondre  ;  son  jugement  sur  toute  question  sociale 
ou  morale  était  droit  et  prompt.   Elle  parlait  vite, 

glise  romaine  en  publiant  le  projet  qu'il  avait  conçu  de  créer  pour 
le  service  de  l'épouse  de  Jésus-Christ,  une  phalange  militante,  la- 
quelle devait  s'appeler  «  la  Congrégation  de  Saint-Pierre  ».  Cette 
annonce  avait  été  comme  le  puissant  coup  de  sifflet  dont  parle  le 
prophète  Zacharie  :  «  Je  sifflerai  et  je  les  rassemblerai.  »  (Oraison 
funèbre  de  Mgr  Bornet  par  M.  l'abbé  Laprie.)  Note  du  traducteur. 


VOYAGE    A   ROME  / 

mais  chaque  mot  était  choisi  et  bien  placé.  Sans  au- 
cun effort,  apparent,  sa  conversation  était  de  l'art. 
Ceux  qui  Taimaient  et  la  connaissaient  bien,  savaient 
quel  inaltérable  amour  de  Dieu  et  de  la  religion, 
quel  enthousiasme  pour  toute  noble  et  grande  ac- 
tion, se  joignaient  à  tant  de  brillantes  qualités.  La 
vie  intime  et  mystique  de  son  âme  se  révélait  dans 
toutes  ses  paroles,  dans  les  peines  et  les  plaisirs  de 
chaque  jour.  Ses  frères  et  ses  sœurs  la  consultaient 
en  tout  :  elle  était  l'oracle  de  sa  famille. 

Plus  d'un  soupirant  lui  fut  présenté  par  ses  parents 
ej;  repoussé  avec  grâce  mais  fermeté.  Elle  était  heu- 
reuse à  son  foyer.  En  se  mariant,  elle  ne  consulta  que 
son  cœur.  Ce  fut  sans  doute  la  sympathie  qu'elle 
éprouvait  déjà  pour  les  habitudes  anglaises,  qui 
lui  lit  réclamer  le  droit  de  choisir  elle-même  son 
mari. 

Une  légère  attaque  de  paralysie,  vers  la  fin  de  1828, 
avertit  M.  de  la  Ferronnays  qu'il  devait  se  reposer 
pendant  quelque  temps.  Il  n'approuvait  pas  le  cou- 
rant royaliste  vers  les  ordonnances  de  1830;  ce  fut, 
donc  sans  regret  qu'il  se  retira  du  ministère,  et  partit, 
sérieusement  malade,  pour  l'Italie,  accompagné  de 
Pauline,  au  mois  de  janvier  1829. 

Mme  de  la  Ferronnays  et  Eugénie  vinrent  les  y  re- 
joindre au  mois  de  juillet  de  la  même  année,  et  ils  s'é- 
tablirent tous  à  la  villa  Citadella,  près  de  Lucques. 

Les  lecteurs  du  «  Récit  d'une  sœur  »  se  rappelle- 
ront les  événements  survenus  alors,  et  comment,  voya- 
geant dans  le  nord  de  l'Italie  avec  sa  famille,  M.  de  la 
Ferronnays  reçut  sa  nomination  d'ambassadeur  à 
Rome. 

Cette  nouvelle  hâta  leur  retour  en  France.  M.  de  la 
Ferronnays  revint  à  Rome,  avec  son  fils  Charles  et  sa 
jeune  belle-fille  Emma,  tandis  que  Mme  de  la  Ferron- 
nays allait  en  France  avec  Pauline  et  Eugénie.  Ce  ne 
fut  qu'au  mois  d'avril  suivant  qu'ils  se  retrouvèrent 


S  MADAME    CliAVEN    (1830) 

tous  à  Rome  au  palais  Simonetti,  sur  le  Corso,  où  était 
alors  l'ambassade  de  France. 

Un  jeune  gentilhomme  breton,  M.  Rio,  avait  fait  à 
Paris,  l'année  précédente,  la  connaissance  de  M.  de  la 
Ferronnays.  Il  s'attacha  à  lui  avec  enthousiasme.  Au 
moment  où  Mme  de  la  Ferronnays  partait  pour  Rome 
avec  ses  enfants,  M.  Rio  y  allait  lui-même  commencer 
les  recherches  et  les  travaux  sur  l'art  et  les  antiquités, 
qui  ont  rendu  son  nom  célèbre.  M.  de  la  Ferronnays 
lui  demanda  de  faire  le  voyage  avec  sa  famille  que 
M.  Rio  ne  connaissait  pas  encore.  «  Ce  fut  Albert,  » 
écrit  ce  dernier,  «  qui  m'apporta  ces  bonnes  nouvelles, 
et  lui  qui  me  présenta  à  sa  mère  et  à  ses  sœurs.  Ils 
n'étaient  pas  plus  heureux  que  moi  de  la  perspective 
d'un  voyage  qui  devait  nous  conduire  dans  la  ville 
éternelle.  Nous  nous  préparâmes  aussi  bien  que  pos- 
sible, par  des  études  appropriées,  au  plaisir  qui  était 
devant  nous.  Nous  étions  tous  les  jours  plus  impa- 
tients de  voir  les  endroits  et  les  objets  qui  occupaient 
notre  imagination. 

«  Après  que  nous  eûmes  traversé  les  Alpes,  nous 
voyageâmes  lentement.  On  décida  mes  compagnons  â 
s'arrêter  à  Pise  pour  voir  le  Campo  Santo,  et  à  Flo- 
rence pour  visiter  les  galeries  Pitti  et  Uffizi.  .\ous 
eut  rames  dans  Rome  la  nuit.  Le  silence  n'était  inter- 
rompu que  par  le  bruit  monotone  des  roues  et  le 
jaillissement  des  fontaines  ;  et  en  arrivant  au  but  de 
notre  voyage,  la  prière  nous  parut  plus  nécessaire  que 
la  nourriture  ou  le  sommeil.  Le  matin  suivant,  nous 
limes  en  premier  lieu,  comme  nous  le  devions,  une 
visite  à  la  basilique  de  Saint-Pierre.  L'ambassadeur 
nous  y  conduisit  lui-même,  constatant  sur  nos  visages 
avec  une  joie  paternelle  la  trace  des  émotions  qu'il 
s'attendait  à  y  trouver. 

«  Ceux  qui  connaissent  le  «  Récit  d'une  sœur  », 
peuvent  avoir  une  faible  idée  de  ce  que  j'éprouvais. 
Tous  les  personnages  de  ce  drame,  à  l'exception  de 


MONSIEUR    RIO  9 

celle  qui  en  est  l'héroïne,  étaient  là,  recevant  des  im- 
pressions profondes  qui  ne  devaient  point  rester  sté- 
riles. » 

M.  Rio  était  le  plus  âgé  et  le  plus  instruit  de  ces 
jeunes  gens,  mais  il  dit  «  qu'il  reçut  plus  qu'il  ne 
donna,  et  reconnut  combien  la  supériorité  de  l'âme 
domine  la  supériorité  de  l'intelligence  ».  «  L'harmo- 
nie des  dons  de  l'intelligence  et  des  dons  de  la  grâce 
était  complète  dans  cette  famille  privilégiée,  »  conli- 
nue-t-il.  «  A  l'occasion  d'une  visite  aux  Catacombes, 
nous  demandâmes  de  n'être  accompagnés  par  au- 
cun guide.  La  prière  et  la  méditation  étaient  impé- 
rieusement nécessaires  à  ces  âmes  élevées  que  je 
cherchais  à  atteindre.  Grâce  à  notre  solitude,  je  fus 
témoin  d'une  scène  qui  attira  mon  attention,  autant 
que  les  tombes  et  les  symboles  qui  m'environnaient. 
Mes  compagnons  passèrent  lentement  de  sanctuaire 
en  sanctuaire,  et  j'essayais  de  deviner  pour  m'y  unir 
quelles  étaient  leurs  prières.  J'enviais  presque  les 
larmes  qui  inondaient  leurs  visages,  quand  ils  rele- 
vèrent leurs  têtes  inclinées  vers  la  terre.  Je  n'avais 
point  partagé  leur  émotion  ;  et  en  remontant  les 
marches  par  lesquelles  nous  étions  descendus,  j'étais 
assez  frivole  pour  me  demander  lequel  de  nous  inter- 
préterait le  mieux  les  sentiments  dont  j'avais  été  té- 
moin. » 

Avec  les  plus  sérieuses  promesses  de  discrétion  en 
dehors  de  sa  famille,  M.  Rio  décida  enfin  Mlle  de  la 
Ferronnays  à  écrire  quelques-unes  de  ses  impressions. 
«  Après  m'ètre  ainsi  servie  de  ma  plume  pendant  une 
heure  en  1830  »,  dit  Mme  Craven  dans  les  «  Réminiscen- 
ces »,  «  je  la  déposai  pour  ne  la  reprendre  que  trente- 
cinq  ans  plus  tard,  lorsque  j'osai  publier  les  souvenirs 
qui  appartiennent  à  cette  même  époque.  » 

L'abbé  Gerbet  publia  ces  lignes  en  1837  dans  «  l'Uni- 
versité catholique  »,  et  les  inséra  dans  ses  «  Esquisses 
de  Rome  chrétienne   ».  Il  écrit:  «  La  source  des  sen- 


10  MADAME    CRAVEN    (1830) 

timents  pieux  que  les  catacombes  ont  inspirés  à  leurs 
pèlerins  des  temps  passés,  coule  toujours  avec  la 
même  abondance.  Les  cœurs  chrétiens  les  retrouvent 
bien  vite  à  leur  entrée  dans  ces  lieux,  et  lorsqu'après 
les  avoir  visités,  ils  confient  au  papier  les  émotions 
qu'ils  y  ont  puisées,  il  arrive  souvent  que  ces  bonnes 
pensées  deviennent  tout  naturellement  de  bonnes 
choses.  Ce  caractère  me  semble  admirablement  em- 
preint dans  les  lignes  que  je  vais  citer,  écrites  au  sortir 
des  catacombes  de  Saint-Sébastien,  par  une  jeune 
chrétienne  de  vingt  ans.  Je  me  plais  à  terminer  le 
chapitre  sur  les  vieux  cimetières  des  martyrs  par  une 
page  qui  rattache  si  bien  la  piété  du  temps  présent 
à  celle  des  anciens  temps.  » 

J'ai  visité  les  catacombes,  et  l'impression  que  j'y  ai  reçue 
et  que  j'en  conserve  est,  grâce  au  Ciel,  plus  vive  et  plus 
profonde  qu'aucune  de  celles  que  m'ont  laissées  les  monu- 
ments et  les  ruines  que  j'ai  contemplés  à  Rome,  avec  le 
plus  d'admiration.  Je  sens  maintenant  avec  reconnaissance 
que  mes  émotions  les  plus  fortes  sont  causées  par  ce  qu'il 
y  a  de  meilleur  en  moi  et  je  remercie  Dieu  d'avoir  créé 
mon  cœur  capable  de  sentir  ce  que  jamais  mon  imagina- 
tion ne  m'a  fait  e'prouver.  Je  n'avais  qu'une  idée  vague  de 
reflet  que  ce  lieu  produirait  sur  moi.  Je  n'y  avais  pas  beau- 
coup pensé  d'avance,  et  j'y  suis  arrivée  sans  avoir  prévu 
de  quelle  nature  seraient  les  sensations  qui  devaient  y 
remplir  mon  âme.  Peut-être  cette  circonstance  les  a-t-elle 
rendues  plus  vives.  Je  puis  croire  du  moins,  qu'aucune 
préparation  n'aurait  pu  les  augmenter,  comme  nulle 
expression  ne  peut  les  rendre.  En  entrant  dans  cette  som- 
bre caverne,  je  me  suis  d'abord  sentie  saisie  d'un  respect 
et  d'un  recueillement  si  profonds,  que  je  n'aurais  pu  pro- 
férer une  parole,  même  pour  prier,  et  cependant,  je  ne 
sentais  pas  bien  distinctement  encore  quel  souvenir  ce  lieu 
réveillait  en  moi. 

J'étais  touchée  avant  de  me  rappeler  pourquoi,  et  ce  n'est 
que  lorsque  mon  cœur  était  déjà  attendri  et  bien  disposée 
la  recevoir,  que  la  pensée  des  chrétiens  et  des  martyrs  est 
venue  le  remplir  d'une  émotion  si  violente,  que  je  ne  me 


VISITE    AUX   CATACOMBES  11 

rappelle  pas  d'avoir  rien  éprouvé  de  semblable  dans  toute 
ma  vie.  J'étais  près  de  l'autel  où  la  messe  s'est  célébrée 
pendant  le  temps  des  persécutions.  Je  regardai  cette  pierre 
sur  laquelle  s'étaient  attachés  les  yeux  de  ceux  qui,  à  cette 
même  place  où  j'étais,  ont  articulé  ces  prières  sublimes  et 
touchantes  plus  qu'aucune  de  celles  qui  ont  jamais  été 
adressées  à  Dieu.  J'aurais  bien  voulu  me  mettre  à  genoux 
et  prier  aussi  ;  aucun  lieu  en  ce  monde  n'en  peut  inspirer 
un  plus  juste  désir.  Mais  je  n'ai  pas  osé,  car  je  n'étais  pas 
seule,  et  j'ai  suivi  ceux  qui  marchaient  devant  moi,  sans 
rien  dire,  essayant  de  ne  pas  me  laisser  distraire  des  sen- 
timents que  je  ne  pouvais  exprimer. 

En  avançant  cependant  dans  ces  étroits  détours,  une 
émotion  plus  forte  s'est  emparée  de  moi.  Devant  l'autel, 
je  ne  pensais  qu'à  leurs  prières  et  j'oubliais  leurs  souf- 
frances ;  mais  ces  tombeaux  entre  lesquels  il  reste  à  peine 
assez  d'espace  pour  marcher,  cette  place  pour  les  morts 
plus  grande  que  celle  qui  reste  aux  vivants  m'ont  rappelé 
ce  qui  avait  été  souffert  par  ceux  qui,  debout  sur  cette  terre 
où  j'avais  les  pieds,  attendaient  l'instant  où  ils  seraient 
aussi  couchés  à  côté  de  leurs  frères.  Pendant  un  instanl, 
je  me  figurai  la  douleur  et  les  angoisses  de  ceux  qui  atten- 
daient longtemps  la  mort,  j'oubliais  qu'ils  étaient  chrétiens. 
J'oubliais  qu'une  espérance  plus  forte  que  toutes  les  dou- 
leurs en  avait  banni  la  plainte  et  l'horreur,  et  qu'au  milieu 
de  cette  affreuse  caverne,  on  n'avait  entendu  retentir  que 
des  chants  d'espoir  et  d'allégresse.  J'oubliais  que  le  seul 
sentiment  qui  ait  jamais  fait  battre  de  regret  leurs  cœurs 
héroïques,  était  celui  de  n'avoir  pas  encore  versé  leur 
sang,  comme  ceux  qui,  plus  heureux,  les  avaient  devancés 
dans  le  ciel,  et  une  seule  crainte,  celle  de  mourir  sans 
avoir  confessé  leur  foi.  Tous  ces  souvenirs  me  sont  venus, 
et  j'ai  honte  d'avoir  éprouvé  autre  chose  que  de  l'envie  pour 
ceux  qu'a  abrités  ce  sombre  séjour.  J'ai  pensé  alors  à  moi- 
même  avec  confusion  ;  j'ai  rougi  en  pensant  que  j'étais 
chrétienne  comme  celles  qui,  jeunes  et  faibles  comme  moi, 
oubliant  qu'il  y  avait  du  bonheur  sur  la  terre,  n'ont  dans  ce 
lieu  demandé  à  Dieu  que  la  gloire  d'y  mourir  pour  lui.  J'ai 
comparé  mes  prières  avec  les  leurs,  et  je  les  ai  trouvées  bien 
indignes.  Dans  ce  moment,  j'ai  désiré  partager  leur  sort  ; 
j'ai  dit  du  moins  sincèrement  dans  mon  cœur  que  j'achè- 


12  MADAME   CRAVEN    (1830) 

terais  volontiers  une  partie  de  leurs  vertus  au  prix  de  tout 
mon  bonheur  dans  ce  monde,  et  j'ai  demandé  à  Dieu  que 
cette  prière  ne  fût  point  l'effet  d'un  enthousiasme  passager, 
mais  qu'il  la  rendit  sincère  et  durable.  Nous  sommes  sortis 
des  catacombes  par  l'escalier  qui  y  conduisait  les  chrétiens, 
et  c'est  en  y  arrivant  que  j'ai  senti  à  la  fois  dans  mon  âme 
toutes  les  impressions  différentes  que  je  venais  d'éprouver 
successivement.  Les  marches  sont  les  mêmes  que  leurs  pas 
ont  foulées  en  allant  au  supplice.  J'aurais  voulu  me  pros- 
terner et  en  baiser  l'empreinte. 

J'aurais  voulu  ne  pas  quitter  cette  place  et  y  pleurer 
sans  contrainte.  Je  sens  que  là  j'aurais  pu  exprimer  les 
sentiments  qui  remplissaient  mon  cœur.  Je  pensais  alors 
que  les  jeunes  filles  qui  ont  monté  ces  degrés,  en  allant 
mourir  héroïquement,  me  voyaient  du  haut  du  ciel  et 
priaient  pour  moi  qui  leur  ressemble  si  peu.  J'aimais  à 
songer  qu'elles  voyaient  dans  mon  cœur  ce  que  je  ne  pou- 
vais articuler,  et  qu'elles  protégeaient  ma  prière.  Je  me 
sentais  indigne  de  poser  mes  pieds  où  elles  avaient  mis  les 
leurs,  et  cependant  c'est  avec  un  sentiment  d'une  douceur 
inexprimablequej'ai  monté  ces  marches  qu'elles  ont  gravies 
avec  autant  de  calme  et  plus  de  bonheur  que  moi  quand  la 
mort  les  attendait  en  haut.  Trop  de  pensées  inondaient  mon 
âme.  Je  n'ai  pu  résister  au  besoin  d'embrasser  avec  ardeur 
cette  pierre  sacrée  avant  de  rentrer  dans  l'église.  En  y 
revenant,  je  me  suis  mise  à  genoux,  j'aurais  voulu  y  rester 
bien  longtemps.  Je  venais  de  sentir  des  transports  qu'au- 
cun moment  de  ma  vie  ne  m'avait  fait  comprendre.  Je  les 
devais  à  la  religion  dans  laquelle  j'ai  eu  le  bonheur  de 
naître,  et  j'avais  besoin  de  remercier  Dieu  et  de  lui  de- 
mander que  toute  ma  vie  fût  l'expression  de  ma  recon- 
naissance pour  lui. 


CHAPITRE  11(1830-1833) 


Révolution  de  1830.  —  Castellamare.  —  Albert  de  la  Ferronnays. 

—  La  famille  de  la   Ferronnays  s'établit  a  Naples.  —  L'Avenir. 

—  Alexandrine  d'Alopeus. 


Lorsque  Pauline  écrivait  ces  lignes,  elle  était  peut- 
être  à  l'apogée  de  sa  carrière  mondaine.  Elle  quittait 
sa  vie  brillante  de  Paris,  et  venait  à  Rome,  entourée 
de  l'éclat  de  la  jeunesse,  de  la  fortune  et  d'une  haute 
situation,  admirée  de  tous,  adorée  des  siens.  Mais  ce 
moment  enchanteur  fut  court.  Elle  écrit  :  «  Nous  par- 
tîmes pour  Naples  le  15  juillet,  la  chaleur  ayant  fati- 
gué mon  père  ;  et  nous  y  étions  depuis  trois  semaines 
lorsque  tomba  sur  nous,  comme  la  foudre,  la  nouvelle 
des  événements  survenus  à  Paris  les  28, 29  et  30  juillet. 

«  Mon  père,  comme  on  le  sait,  donna  sa  démission  et 
au  premier  moment  il  fut  question  de  retourner  à 
Rome  pour  y  faire  nos  paquets  et  quitter  l'Italie.  Mais 
sur  ces  entrefaites,  mes  deux  petites  sœurs  Olga  et 
Albertine  tombèrent  malades  et  cette  circonstance,  qui 
empêcha  ma  mère  de  partir,  retarda  la  décision  à 
prendre  pour  l'avenir  et  contribua  à  changer  tous  les 
projets  qui  avaient  été  formés  d'abord.  Emma  et  moi 
nous  accompagnâmes  seules  mon  père  à  Rome.  Nous 
revîmes  noire   pauvre  maison  bien  autrement   que 


14  MADAME   CRAVEN    (1830) 

nous  ne  nous  y  étions  attendus  ;  déjà  démantelée  et  à 
moitié  démeublée. 

«  Je  retournai  à  Naples  au  commencement  de  sep- 
tembre, bien  contente  de  rejoindre  ma  mère  et  Eu- 
génie que  nous  trouvâmes  établies  à  Castellamare, 
dans  une  petite  villa  qu'on  nous  avait  prêtée,  je  crois, 
pour  quelque  temps. 

«  Cette  villa,  qui  n'était  point,  en  réalité,  plus  laide 
que  beaucoup  d'autres,  nous  parut  cependant 
triste  et  très  délabrée  et  en  contraste  parlait  avec  l'é- 
tablissement que  nous  quittions  Nous  ne  savions  pas 
trop  alors  quel  serait  notre  sort  ;  nous  nous  imagi- 
nions qu'il  allait  peut-être  ressembler  à  celui  de  nos 
parents  pendant  la  première  émigration,  et  nous  fai- 
sions nos  projets  en  conséquence.  Eugénie  disait 
qu'elle  pourrait  enseigner  la  musique,  et  moi,  je  me 
trouvais  capable  d'être  gouvernante  de  très  jeunes 
enfants.  » 

Et  cependant,   Pauline  avait  vingt  ans.  Elle  aimait 

la  vie,  le  luxe,  le  plaisir,  et  l'avouait  franchement. 

«  Que  je  m'amuse!  »  s'écriait-elle  souvent,  «  et  connue 

cela  m'amusera  de  me  souvenir  que  je  me  suis  amu- 

'.  » 

Elle  dut  certainement  souffrir  plus  que  ses  frère-  el 
sœurs  de  ce  changement  de  fortune.  Passionnée  pour 
la  politique,  elle  comprenait  mieux  le  loyal  sacrifice 
qu'avait  fait  son  père,  en  abandonnant  sa  carrière. 

Bien  que  les  lignes  écrites  après  sa  visite  aux  cata- 
combes fussent  l'expression  de  ses  sentiments  les  plus 
intimes,  Pauline  de  la  Ferronnays  n'était  pas  ascé- 
tique :  ce  ne  fut  que  plus  tard  qu'elle  apprit  la  douceur 
du  renoncement.  Tout  ce  qui  était  beau  et  distingué 
charmait  sa  nature  d'artiste.  Elle  aimait  à  s'entourer 
de  jolies  choses,  les  admirant  même  chez  les  autres. 
Jusqu'à  la  fin,  sa  toilette  fut  aussi  soignée,  son  salon 
aussi  élégant  que  ses  moyens  le  lui  permirent. 

Dans  ses  «  trois  patries  »,  la  France,  l'Angleterre, 


CASTELLAMARE  15 

l'Italie,  elle  trouva  la  satisfaction  de  son  cœur,  de  son 
amour  de  la  vérité  et  de  ses  goûts  artistiques.  Ceux  qui 
ont  lu  le  «  Récit  d'une  sœur  »,  savent  quels  liens  l'at- 
tachaient à  sa  famille  et  à  ses  amis.  Par  ses  lettres, 
nous  voyons  à  quel  point  elle  souffrit  dans  son  patrio- 
tisme des  erreurs  commises  par  des  chefs  incapables, 
et  comment  elle  se  réjouit  à  chaque  pas  dans  ce  qu'elle 
considérait  comme  la  meilleure  voie.  Elle  était  aussi 
sensible  aux  choses  extérieures  qu'elle  fut  fidèle  aux 
réalités  invisibles  qui  dirigèrent  sa  vie. 

Le  charme  de  Castellamare  adoucit  pour  elle  ce 
moment  d'épreuve.  Sa  propre  famille  lui  offrit  des 
intérêts  qui  compensèrent  pour  elle  cette  éclipse  mo- 
mentanée. Son  frère  Albert  lui  était  particulièrement 
cher.  Il  avait  dix-neuf  ans  et  lui  ressemblait  même  de 
visage.  Il  avait  ses  grands  yeux  noirs,  brillant  des 
mêmes  enthousiasmes. 

M.  Rio  écrivait  de  lui  en  1830  : 

A  cause  d'une  longue  maladie  et  d'une  convalescence 
plus  longue  encore,  son  éducation  avait  été  nécessairement 
ajournée.  Avant  de  venir  en  Italie,  il  semblait  à  peine 
mûr  pour  les  moyens  de  progrès  spirituel  qu'une  résidence 
à  Rome  offre  aux  âmes  bien  préparées.  Il  avait  cependant 
en  lui  des  germes  si  prêts  à  éclore,  qu'il  suffisait  de  l'aide 
d'une  main  amie  pour  développer  la  fleur  spirituelle  de  sa 
vie  à  venir. 

Albert  était  alors  destiné  à  la  diplomatie,  et  fut  at- 
taché à  l'ambassade  de  son  père  pendant  sa  courte 
durée.  M.  de  la  Ferronnays  était  un  Breton  vigoureux 
qui  avait  connu  les  vicissitudes  extrêmes  de  l'exis- 
tence. Il  s'impatientait  quelquefois  de  la  santé  déli- 
cate qui  avait  arrêté  l'éducation  de  son  fils.  Il  n'aimait 
pas  ce  qui  lui  paraissait  exagéré  et  sentimental  chez 
aucun  de  ses  enfants.  Ce  ne  fut  que  plus  tard  qu'il  s'as- 
'socia  à  leur  fervente  prière  et  les  suivitdans  les  régions 
élevées  où  ils  vivaient  toujours.  «  Une  grande  épreuve 


16  MADAME   CRAVEN    (1830) 

et  un  grand  choc  étaient  nécessaires,»  dit  M.  Rio,  «pour 
révéler  les  trésors  cachés  dans  son  âme,  trésors  d'affec- 
tion. d"intelligence  et  de  pieuse  résignation.  A  partir 
de  la  catastrophe  qui  précipita  sa  famille  du  plus  haut 
rang  diplomatique,  sa  correspondance,  jusqu'alors 
superlicielle  et  sans  but,  devint  sérieuse.  Il  regrettait 
profondément  son  incapacité  à  aider  sa  famille  et 
désirait  vivement  étudier  et  travailler.  »  M.  Rio  pro- 
posa de  lui  servir  de  maître  ;  M.  de  la  Ferronnays  ne 
pouvant  alors  prendre  une  décision  immédiate,  écri- 
vit à  son  jeune  ami  :  «  La  résignation  et  le  courage 
avec  lesquels  mes  enfants  se  soumettent  aux  sacrifices 
de  tout  genre  qui  résultent  de  la  ligne  de  conduite 
que  j'ai  adoptée,  sont  pour  moi  à  la  fois  une  source 
de  consolation  et  d'orgueil.  Une  famille  comme  celle 
que  j'ai  l'honneur  de  posséder,  donne  à  un  homme 
la  force  de  supporter  le  malheur.  »  Au  milieu  de  tou- 
tes ces  difficultés,  la  maison  de  Castellamare  ne  fut 
jamais  triste.  La  tendresse  profonde  qui  unissait  tous 
ces  cœurs  d'élite  chassait  les  ombres,  et  les  aida  à 
supporter  l'infortune.  Pauline  se  dévoua  à  ses  de- 
voirs de  fille  et  de  sœur  aînée,  s'oubliant  pour  le 
bonheur  de  tous.  Elle  aimait  sa  mère  par-des>us 
tout,  et  cet  amour  lui  était  bien  rendu  par  celle  dont 
elle  dit  dans  le  «  Récit  d'une  sœur  »  : 

«  Ma  mère  !  oh  !  Eugénie  avait  raison  ;  elle  nous 
aimait  tous  tendrement  ;  mais,  s'il  y  avait  dans 
son  cœur  une  légère  prédilection  pour  l'un  de  ses 
enfants,  je  crois  que  c'était  pour  moi,  et  de  mon 
cote,  il  me  semble  aussi  que  je  l'ai  aimée  avec  plus 
d'épanchement  encore  que  les  autres,  avec  une  admi- 
ration plus  vive,  surtout  avec  une  confiance  plus  illi- 
mitée. » 

En  suivant  les  premières  années  de  jeunesse  de 
Pauline,  on  revient  continuellement  au  «  Récit  d'une 
sœur  ».  Xulle  révélation  ne  pourrait  égaler  la  sienne, 
et  maigre  Loute  l'humilité  dont  elle  s'enveloppe,  il  est 


LA    FAMILLE  DE  LA  FERRONNAYS   S'ÉTABLIT   A    NAPLES    17 

impossible  de  ne  pas  comprendre  quelle  sympathie  elle 
inspirait,  et  quelle  fascination  elle  exerçait  autour 
d'elle.  L'exil  de  Castellamare  ne  devait  pas  durer  long- 
temps. «  Je  ne  sais  comment  les  choses  s'arrangèrent,  » 
écritPauline  :  «mais  en  janvier  1831,  nous  nous  trou- 
vâmes établis  sur  la  Chiaja,  dans  une  maison  voisine 
de  celle  de  Sir  Richard  Acton,  dont  Lady  Acton,  sa 
mère,  faisait  les  honneurs1  ;  et  au  lieu  de  la  vie  obscure 
et  misérable  à  laquelle  nous  nous  étions  résignés,  cet 
hiver-là  fut  très  brillant.  » 

Lady  Acton  était  une  ancienne  amie  des  parents  de 
Pauline,  et  elle  était  liée  à  Naples  avec  la  plus  haute 
société  anglaise.  Son  salon  était  fort  recherché  à  cette 
époque  si  brillante.  Il  y  avait  beaucoup  de  jeunes  gens 
et  de  jeunes  filles  ;  on  dansait,  on  chantait,  on  jouait 
la  comédie,  et  on  faisait  des  tableaux  vivants. 

Dans  une  note  du  «  Récit  »,  Mme  Craven  parle  du 
voyage  d'Albert  à  Rome,  avec  M.  de  Montalembert, 
et  rappelle  comment  les  amis  devaient  se  rejoindre  et 
dans  quelle  mémorable  occasion.  Le  premier  numéro 
de  VAvenir  parut  le  16  octobre  1830  2.  Son  programme 

1.  «  Sir  Richard  Acton  était  le  fils  de  Sir  John  Acton,  le  fameux 
ministre  de  Ferdinand  I",  roi  de  Naples.  Il  épousa,  en  1831,  une 
fille  du  duc  de  Dalberg.  Lord  Acton  est  leur  fils. 

2.  Fondé  par  M.  de  Lamennais  avec  le  concours  de  l'abbé 
Gerbet,  de  l'abbé  Lacordaire,  du  comte  de  Montalembert  et  de 
plusieurs  autres,  VAvenir  fut  le  manifeste  politique  de  M.  de 
Lamennais,  l'expression  pratique  de  sa  philosophie.  Les  deux  dogmes 
dont  elle  se  composait  s'y  montrèrent  à  découvert  et  furent  pous- 
sés à  l'extrême.  L'autorité  religieuse  y  fut  proclamée  comme  la 
saule  souveraineté  légitime;  l'autorité  royale,  fondée  sur  la  tradi- 
tion historique,  fut  traitée  de  tyrannie,  attaquée,  accusée  comme 
un  obstacle  à  la  souveraineté  du  genre  humain,  personnifiée  dans 
l'Eglise.  Bientôt,  des  doutes  s'élevèrent,  des  réclamations  surgi- 
rent, de  graves  protestations  éclatèrent.  L'orthodoxie  de  l'Avenir 
fut  mise  en  doute,  et  un  mémoire  signé  par  un  certain  nombre 
d'évèques  français  fut  présenté  au  pape.  La  route  que  devait  suivre 
le  chef  des  écrivains  qui  avaient  adopté  ce  journal  pour  organe, 
semblait  toute  tracée.  Il  avait  placé  l'infaillibilité  divine  et  humaine 
dans  le  Souverain  Pontife,  et  avait  proclamé  que,  même  au  temporel, 

MADAME    CRAVEN.  2 


18  MADAME   CRAVEN    (1830) 

fixa  l'attention  de  tous  les  catholiques  dévoués.  C'était 
l'organe  de  M.  de  Lamennais,  et  ses  principaux  rédac- 

les  rois  relevaient  de  sa  souveraineté.  Le  devoir  des  écrivains  qui 
professaient  ces  maximes  de  soumission  absolue,  était  de  les 
pratiquer  et  de  subordonner  leurs  idées  au  chef  de  l'Eglise.  Il  n'y 
a  pas  de  bonnes  paroles,  en  effet,  qui  vaillent  un  bon  exemple. 

On  espéra  que  ce  bon  exemple  serait  donné  par  M.  de  Lamen- 
nais quand  on  apprit  qu'il  partait  pour  Rome  avec  deux  des  prin- 
cipaux rédacteurs  de  l'Avenir,  M.  de  Montalembert  et  l'abbé 
Lacordaire,  pour  développer  devant  le  pape  la  doctrine  de  la 
nouvelle  école. 

Les  fondateurs  de  l'Avenir  annoncèrent  que  le  journal  demeu- 
rerait suspendu  jusqu'à  ce  que  le  pape  ait  prononcé  sur  ses  do  - 
trines  et  sur  ses  tendances  mises  en  suspicion. 

L'union  des  trois  écrivains  dont  les  destinées  devaient  être  si 
différentes,  était  alors  si  étroite  que  M.  de  Montalembert  et  l'abbé 
Lacordaire  donnaient  le  nom  de  père  à  M.  de  Lamennais,  qui  leur 
rendait  le  doux  nom  de  fils.  Le  plus  jeune  des  voyageurs  était  le 
plus  inquiet.  M.  de  Montalembert  répéta  souvent  pendant  cette 
longue  route:  «  Si  nous  étions  condamnés,  que  ferions-nous?  » 
Question  pleine  d'anxiété,  à  laquelle  M.  de  Lamennais  répondait 
avec  une  imperturbable  confiance  :  «  Nous  ne  pouvons  être  con- 
damnés. » 

Arrivés  à  Rome,  ils  trouvèrent  un  bienveillant  accueil  chez  le 
cardinal  Pacca,  qui  promit  de  remettre  au  Souverain  Pontife  un 
mémoire  contenant  l'exposé  des  doctrines  de  l'A  venir.  Quelques 
semaines  après,  une  lettre  écrite  par  le  cardinal  Pacca  avertit  les 
trois  rédacteurs  de  l'Avenir  que  le  Saint  Père,  tout  en  rendant 
justice  à  leurs  bonnes  intentions,  n'approuvait  pas  les  tendances 
générales  de  la  rédaction  du  journal,  et  qu'il  les  engageait  à  ne  pas 
continuer  dans  cet  esprit.  Quoi  qu'en  ait  pu  dire  M.  de  Lamennais, 
cette  lettre  était  assez  explicite  pour  que  l'abbé  Lacordaire  décla- 
rât à  l'instant  même  qu'il  se  tenait  pour  suffisamment  averti,  et 
qu'il  allait  partir  pour  la  France,  décidé  à  ne  pas  continuer  une 
publication  qui  n'avait  pas  l'approbation  du  Saint-Siège. 

M.  de  Lamennais  ne  fut  pas  si  prompt  dans  l'obéissance.  Il 
alléguait  qu'il  était  venu  à  Rome  pour  être  jugé,  et  qu'il  voulait 
un  jugement.  L'abbé  Lacordaire  persista  dans  sa  résolution,  et. 
regardant  l'affaire  comme  terminée,  il  quitta  l'Italie,  où  il  laissa 
M.  de  Lamennais  et  M.  de  Montalembert,  qui,  plus  jeune  que  son 
ami,  et  n'étant  pas  comme  lui  revêtu  du  sacerdoce,  subissait  d'une 
manière  plus  absolue  l'empiiv  de  son  illustre  maître.  Cependant, 
l'état  d'exaltation  où  il  le  voyait  depuis  la  Lettre  du  cardinal 
commençait  à  l'effrayer. 

Après  six  mois  de  séjour   à  Rome,  M.   de  Lamennais  avertit 


((  l'avenir  »  19 

teurs  étaient  Montalembert,  l'abbé  Gerbet  et  l'abbé 
Lacordaire.  On  s'imagine  avec  quelle  ardeur  il  était 

M.  de  Montalembert  qu'il  allait  quitter  l'Italie,  et  l'invita  à  se  pré- 
parer à  retourner  avec  lui  en  France.  Il  déclara  que  puisqu'il 
n'avait  pas  reçu  un  jugement  formel  de  l'Avenir,  il  se  regardait 
comme  libre  d'agir  à  sa  guise.  A  son  passage  à  Florence,  il  se 
présenta  chez  l'internonce,  et  là,  brusquement,  sans  préambule,  il 
lui  notifia,  plutôt  qu'il  ne  lui  communiqua,  son  intention  de  faire 
reprendre  à  son  journal  ses  publications  interrompues  :  «  Puisqu'on 
ne  veut  pas  me  juger,  je  me  tiens  pour  acquitté,  »  ajouta-t-il.  Ce  fut 
une  scène  étrange.  L'internonce,  étonné,  étourdi,  effrayé  de  cette 
déclaration  faite  à  Florence  par  un  homme  qui  arrivait  de  Rome, 
n'en  croyait  ni  ses  oreilles,  ni  ses  yeux.  Sans  doute,  il  écrivit 
aussitôt  à  Rome.  En  effet,  cette  scène  se  passait  du  16  au  20  juil- 
let 1832,  et  le  2  août,  M.  de  Lamennais,  peu  après  avoir  traversé 
Venise  avec  M.  de  Montalembert,  étant  arrivé  à  Munich  où  Lacor- 
daire était  venu  le  voir,  reçut  l'encyclique  du  16  août  1832  et  une 
lettre  du  cardinal  Pacca.  Les  écrivains  de  l'Avenir  étaient  donc 
réunis,  et  reçurent  ensemble  le  coup. 

Le  pape  condamnait  d'une  manière  générale  plusieurs  des  doc- 
trines développées  dans  l'Avenir,  sans  toutefois  indiquer  ce  journal, 
et  l'illustre  écrivain  qui  le  dirigeait.  Cette  réponse  détruisait  tout  le 
système  de  M.  de  Lamennais.  Mais  comment  aurait-il  refusé  de 
se  soumettre  à  cette  autorité,  lorsque  les  paroles  par  lesquelles 
il  avait  proclamé  l'infaillibilité  du  jugement  de  l'Eglise  retentissaient 
encore?  Quelque  parti  qu'il  prît,  son  orgueil  avait  à  en  souffrir. 
Nier  l'infaillibilité  de  l'Eglise,  c'était  se  donner  un  sanglant  démenti 
à  lui-même.  Abjurer  ses  erreurs!  il  fallait  un  de  ces  héroïques 
efforts  dont  peu  d'esprits  sont  capables,  parce  qu'il  y  a  peu  d'esprits 
assez  hauts  pour  ne  pas  être  vains.  Cet  effort  héroïque,  on  crut  un 
instant  que  Lamennais  aurait  le  courage  de  le  faire,  et  le  christia- 
nisme dont  son  génie  avait  été  l'ornement  se  préparait,  comme  le 
cardinal  Pacca  le  lui  avait  annoncé,  à  se  faire  une  gloire  de  son 
repentir,  en  plaçant  son  nom  déjà  si  fameux  à  côté  de  celui  de 
Fénelon. 

Quoiqu'un  murmure  s'élevât  dans  le  cœur  des  rédacteurs  de 
l'Avenir,  à  la  lecture  de  l'encyclique,  il  n'y  eut  pas  en  effet  d'hési- 
tation dans  leur  conduite.  Ils  quittèrent  Munich,  décidés  à  se  sou- 
mettre, et  aussitôt  arrivés  en  France,  ils  firent  publier  une  déclara- 
tion pour  annoncer  que  l'Avenir,  provisoirement  suspendu  depuis  le 
18  novembre  1831,  ne  paraîtrait  plus,  et  que  la  société  générale 
pour  la  défense  de  la  liberté  religieuse  était  dissoute.  Un  cri  de  joie 
et  d'admiration  s'éleva  dans  la  catholicité  ;  et  les  ennemis  de  la 
religion  eux-mêmes  ne  purent  se  défendre  d'exprimer  leur  respect 
pour  une  si  rare  abnégation. 


20  MADAME   CRAVEN    (1830) 

lu  par  tous  les  membres  de  la  famille  delaFerronnavs, 
à  Castellamare,  et  en  particulier  par  Pauline.  Quand 
les  rédacteurs  de  V Avenir  découvrirent  que  leurs  doc- 
trines étaient  désapprouvées  par  l'autorité  ecclésias- 
tique, ils  résolurent  de  les  soumettre  au  Souverain 
Pontife.  M.  de  Lamennais,  l'abbé  Lacordaire  et  Mon- 
talembert  partirent  pour  Rome.  Ce  fut  un  pèlerinage 

Malheureusement,  malgré  cotte  obéissance  publique,  il  s'élevait 
dans  un  de  ces  cœurs,  en  apparence  unanimes  pour  obéir,  une  pro- 
testation cachée.  Il  y  avait  une  réserve  dans  la  soumission  de 
Lamennais  :  il  renonçait  bien  à  son  action,  mais  il  ne  renonçait  pas 
à  ses  idées.  Déjà,  avant  son  arrivée  en  France,  une  parole  pro- 
noncée en  montant  la  côte  de  Strasbourg  avait  inquiète  M.  de  Mon- 
talembert  et  l'abbé  Lacordaire:  «  Comment  pourrons-nous  faire  », 
s'écria-t-il,  «  pour  échapper  à  l'encyclique?  »  Ses  deux  compagnons 
étonnés  lui  répondirent  :  qu'il  n'y  avait  pas  à  y  échapper,  mais 
qu'il  fallait  s'y  soumettre.  Et  Lamennais  ne  remit  jamais  la  con- 
versation sur  ce  sujet. 

L'année  suivante,  en  1833,  Montalembert  étant  allé  le  visiter  à 
la  Chesnaie,  Lamennais  lui  lut  plusieurs  passages  d'un  livre  inti- 
tulé: «  Les  Paroles  d'un  croyant  ».  —  «  Ce  livre  est  écrit  avec 
un  admirable  talent  »,  lui  dit  son  jeune  auditeur  :  «  mais  vous  ne 
pouvez  le  publier  après  votre  soumission.  »  —  Et  cependant,  les 
-<  Paroles  d'un  croyant  »  devaient  être  publiées. 

Bientôt,  le  bruit  se  répandit  qu'un  ouvrage  du  grand  écrivain 
allait  paraître.  Ce  bruit  arriva  jusqu'aux  oreilles  de  l'archevêque 
de  Paris,  qui  s'en  émut  dans  l'intérêt  de  l'Eglise  et  celui  de  M.  de 
Lamennais  auquel  il  portait  une  vive  amitié.  Il  lui  écrivit  aussitôt 
pour  lui  demander  ce  qu'il  fallait  en  penser.  M.  de  Lamennais 
répondit  qu'il  avait  promis  de  ne  plus  écrire  sur  des  sujets  de 
religion,  mais  qu'il  parlerait  au  peuple  au  nom  du  christianisme. 

De  sorte  que  M.  de  Lamennais  s'établissait  à  côté  du  Saint-Siège, 
ou  plutôt  en  face  du  Saint-Siège,  comme  l'interprète  du  christia- 
nisme. 

Cependant,  il  hésita  longtemps  avant  de  publier  les  «  Paroles  d'un 
croyant.  ».  Il  était  comme  un  homme  qui,  avant  de  s'embarquer  sur 
la  \  astc  mer,  recule  à  la  pensée  de  donner  le  coup  d'aviron  qui  doit 
l'éloigner  du  rivage  qu'il  ne  reverra  plus.  Malheureusement,  il 
vint  à  Paris  où  la  renommée  de  son  ouvrage  l'avait  précède.  Les 
hommes  du  parti  démocratique,  vers  lequel  l'entraînaient  les  pentes 
logiques  de  ses  idées,  l'entourèrent  au  moment  même  où  ses 
anciens  amis,  effrayés  de  ses  tendances  nouvelles,  s'éloignaient  de 
lui.  Les  chefs  du  parti  révolutionnaire  avaient  hâte  d'enlever  cette 
puissante  colonne  à  L'Eglise.  {Sole  du  traducteur.) 


ALEXANDRINE   D'ALOPEUS  21 

unique.  On  a  dit  plus  tard  avec  une  triste  vérité  que 
l'abbé  de  Lamennais  avait  voulu  «  dominer  Rome  du 
haut  de  son  obéissance  ».  Mais  Lacordaire  et  Monta- 
lembert  étaient  sincères  dans  leur  appel  au  «  confirma- 
teur  infaillible  »,  comme  saint  François  de  Sales  avait 
nommé  trois  siècles  auparavant  le  successeur  de  saint 
Pierre.  L'intimité  d'Albert  avec  ceux  qu'on  appelait 
alors  «  les  paladins  de  l'ultramontisme  démocratique  » 
est  une  preuve  suffisante  de  ses  hautes  qualités  et  de 
sa  valeur  morale;  et  sans  aucun  doute,  Pauline  encou- 
rageait tous  ses  enthousiasmes. 

Pendant  ce  temps,  Pauline  poursuivait  le  cours  de 
ses  triomphes  mondains.  Beaucoup  ont  parlé  de  ses 
succès  dans  cette  période  enchantée,  restée  légendaire 
à  Naples,  et  Walter  Scott  la  nomme  dans  son  journal. 

Arrivée  à  ce  point  du  «  Récit  » ,  Mme  Craven  se  consa- 
cre entièrement  à  l'histoire  d'Albert  et  d'Alexandrine. 
Nous  ne  saisissons  plus  que  des  fragments  de  sa  cor- 
respondance avec  son  frère,  nous  ne  savons  plus  rien 
de  sa  vie.  Elle  fixe  l'attention  de  ses  lecteurs  sur  les 
péripéties  de  ce  drame  douloureux,  si,  du  moins,  on 
peut  appeler  ainsi  la  souffrance  et  la  mort,  quand 
rayonnent  au-dessus  d'elles  la  vision  des  joies  éter- 
nelles. Et  cette  communion  de  foi  et  d'espérance  avec 
ses  bien-aimés,  n'est-elle  pas  la  plus  forte  preuve  de 
la  réalité  de  cette  histoire?  Réalité  devant  laquelle 
l'incrédulité  se  retire  vaincue. 

Elle  fut  le  soutien"  et  la  consolation  d'Albert,  ainsi 
que  son  premier  lien  avec  Alexandrine.  «  Je  te  remer- 
cie, mon  Dieu,  »  écrivait  celle-ci,  «  je  suis  à  Naples, 
et  j'ai  revu  Pauline  de  la  Ferronnays.  » 

Au  mois  de  novembre  suivant,  M.  de  la  Ferronnays 
consentait  au  mariage  de  son  fils  avec  Alexandrine. 
Et  bien  que  Pauline  n'en  dise  que  peu  de  mots,  il  est 
certain  que,  dans  cette  circonstance,  son  tact  et  sa 
largeur  d'idées  aplanirent  bien  des  difficultés  entre 
Albert  et  son  père. 


CHAPITRE  III  (4834-1836; 


M.  Augustus  Craven.  —  Sa  conversion.  —  Mariage  de  Pauline.— 
La  famille  de  la  Ferronnays  s'établit  à  Boury.  —  Première  vi 
site  de  Pauline  en  Angleterre.  —  Lamennais  et  l'abbé  Gerbet. 
—  Mort  d'Albert. 


L'hiver  de  18331834  marque  une  date  importante 
dans  la  vie  de  Pauline.  Elle  se  trouva  fréquemment  en 
rapport  avec  son  futur  mari,  M.  Augustus  Craven,  dont 
le  père,  M.  Keppel  Craven,  habitait  Naples  depuis  long- 
temps. Ce  dernier  était  le  plus  jeune  fils  de  cette  margra- 
vine  (FAnspach  qui  avait  été  Lady  Craven, et  qui  a  laissé 
au  monde  un  récit  de  sa  vie.  Le  margrave  d'Anspach 
n'avait  pas  d'enfants,  et  son  héritier  présomptif  était 
le  roi  de  Prusse.  Il  lui  avait,  cédé  sa  souveraineté  en 
échange  d'une  pension  de  20.000  florins  qui  devait 
être  servie  à  sa  veuve.  Après  la  mort  de  son  mari,  la 
margravine  vécut  à  Naples  avec  un  train  de  maison 
considérable.  A  sa  mort,  elle  laissa  à  M.  Keppel  Cra- 
ven un  palais  sur  le  Chiatamone,  une  villa  à  Paussi- 
lippe,  et  un  château  entouré  d'une  forêt  près  de  Sa- 
lerne.  Tous  les  lecteurs  des  annales  de  la  cour,  sous 
le  règne  de  Georges  IV,  savent  quel  poste  occupait 
M.  Craven  dans  la  maison  de  la  reine  Caroline. 

Il  avait  été  l'ami  le  plus  sage  et  le  plus  fidèle  de 
l'infortunée  princesse,  aussi  bien  que  son  serviteur 


MONSIEUR   AUGUSTUS   CRAVEN  23 

dévoué.  Il  l'avait  souvent  protégée  contre  les  consé- 
quences de  sa  propre  négligence  dans  la  direction  de 
ses  affaires.  Son  fils  Auguste  naquit  en  1806  et  passa 
la  plus  grande  partie  de  son  enfance  à  Brandenburg- 
House.  V.  était  le  favori  de  sa  grand'mère,  la  margra- 
vine  d'Anspach,  mais  sa  naissance  resta  toujours  un 
mystère,  et  le  nom  de  sa  mère  inconnu.  Il  fut  nommé 
tout  jeune  encore  dans  un  régiment  d'infanterie  et 
envoyé  à  Gibraltar.  En  1830,  il  quitta  l'armée  et  fut 
attaché  à  la  légation  anglaise  à  Naples,  où  la  société 
fit  l'accueil  le  plus  bienveillant  à  ce  jeune  homme  ac- 
compli et  parfaitement  beau,  non  moins  pour  lui- 
même  qu'en  souvenir  de  son  père. 

M.  Keppel  Craven.,  l'ami  intime  et  le  collègue  de 
Sir  William  Gcù  auprès  de  la  reine  Caroline,  avait, 
comme  lui,  le  goût  des  arts  et  des  antiquités.  Il  avait 
réuni  autour  de  lui  u  cercle  choisi  et  distingué  dans 
lequel  la  famille  de  la  Ferronnays  tenait  la  première 
place.  On  s'imagine  facilement  à  quel  point  Augustus 
Craven  était  fait  pour  plaire  à  Pauline.  Comme  elle,  il 
avait  beaucoup  vécu  dans  une  société  cosmopolite  ; 
comme  elle,  il  avait  le  sens  artistique,  l'amour  de 
Dante  et  de  l'Italie.  Ce  qui  attira  surtout  la  sympathie 
de  Pauline,  ce  fut  le  goût  de  M.  Craven  pour  toutes  les 
choses  catholiques  du  moyen  âge  et  des  temps  moder- 
nes. Il  était  très  instruit,  et  savait  quelle  part  pouvait 
réclamer  l'Eglise  dans  les  plus  nobles  traditions  ita- 
liennes. Il  fut  converti,  sans  peine,  à  l'idéal  de  vie 
qu'il  découvrit  dans  la  famille  de  la  Ferronnays. 

Tout  nouveau  qu'il  fût  pour  lui,  il  pouvait  mieux 
que  personne  apprécier  le  groupe  qui  comprenait 
Albert  et  Alexandrine,  Pauline  et  Eugénie.  A  ce  mo- 
ment-là, Pauline,  fort  absorbée  par  ses  craintes  et  ses 
espérances  pour  les  «  Albert  »,  comme  elle  nommait 
son  frère  et  Alexandrine,  ne  se  laissait  pas  facilement 
gagner.  Les  différences  religieuses  étaient  alors  plus 
réelles  qu'aujourd'hui,  et  M.  Keppel  Craven,  fort  libé- 


24  MADAME   CRAVEN    (1834) 

rai  au  point  de  vue  social,  se  montra  violent  arti- 
catholique,  quand  il  s'agit  du  mariage  de  son  fils,  .is 
difficultés  semblèrent  augmenter  rattachement  de 
Pauline,  et,  presque  sans  le  savoir,  elle  donna  son 
cœur  sans  retour.  M.  Keppel  Craven  menaça  de  déshé- 
riter son  fils.  De  leur  côté,  tout  en  ayant  consenti  au 
mariage  d'Albert  avec  une  luthérienne,  M.  et  Mme  de 
la  Ferronnays  hésitaient  ù  donner  cette  fille  si  aimée  >l 
si  brillante  à  un  homme  dont  l'avenir  était  incertain 
et  la  foi  différente  de  la  leur.  En  réponse  aux  menaces 
de  son  père,  Augustus  Craven  opposa  respectueuse- 
ment, mais  avec  fermeté,  sa  liberté  de  conscience, 
quelles  que  pussent  être  les  conséquences  de  ses  actes. 
Sans  aucun  doute,  son  courage  impressionna  l'es- 
prit de  Pauline.  Le  père  retira  son  opposition,  el 
après  quelques  mois  de  doute  et  de  contrainte,  les 
amoureux  furent  fiancés. 

M.  Keppel  Craven  leur  assura  une  rente  an- 
nuelle de  532  livres,  qui  représentaient  un  capital  de 
17.066  livres  devant  lui  revenir,  s'il  survivait  aux 
jeunes  gens.  Il  mourut  en  1851,  et  laissa  à  son  tils, 
avec  d'autres  biens,  la  somme  dont  il  lui  servait 
l'intérêt. 

A  ce  moment-là,  Newman  n'avait  pas  encore  paru,  et 
les  aspects  politiques  de  l'émancipation  catholique  en 
Angleterre  avaient  répandu  une  grande  amertume  de 
sentiments,  en  particulier  dans  le  monde  auquel  ap- 
partenait M.  Craven. 

Aux  yeux  de  Bridgewater-House,par  exemple,  dont 
il  était  l'ami,  passer  de  l'anglicanisme  au  papisme 
constituait  une  perte  de  rang.  Résister,  c'était  pres- 
que détruire  toute  chance  de  succès  dans  nimporte 
quelle  carrière  en  Angleterre  ;  appartenir  aux  vieilles 
familles  anglaises  catholiques  était  déjà  une  singula- 
rité ;  se  convertir,  une  étrange  faiblesse,  presqu'une 
trahison.  Pour  des  motifs  évidents,  et  bien  quWu- 
gustus  Craven  appartint  de  cœur  à  la  foi  de  Pauline, 


MARIAGE   DE   PAULINE  25 

on  décida  que  son   abjuration  suivrait  et  ne  précède 
rait  point  son  mariage. 

Le  28  avril  1834,  Mgr  Porta  bénit  l'union  d'Augustus 
Craven  avec  Pauline  de  la  Ferronnays  dans  la  cha- 
pelle du  palais  Acton,  à  Naples. 

Le  rite  protestant  suivit,  et  le  même  jour  ils  par- 
tirent pour  Rome.  En  1830,  Mme  Craven  avait  reçu  la 
bénédiction  du  pontife  régnant,  Pie  VIII.  Quatre  ans 
plus  tard,  huit  jours  après  son  mariage,  elle  était  ad- 
mise avec  son  mari  dans  le  jardin  du  Quirinal,  en 
présence  de  Grégoire  XVI  :  «  Enfin,  »  dit-elle,  «  ce 
fut  à  Portici,  près  de  Naples,  où  la  révolution  l'avait 
obligé  à  chercher  un  refuge,  que  pour  la  première 
fois,  je  me  prosternai  aux  pieds  de  Pie  IX. 

«  Ces  trois  rencontres  se  rattachent  à  d'importants 
souvenirs  de  ma  propre  vie,  et  il  me  suffit  d'y  penser, 
pour  que  le  passé  tout  entier  m'apparaisse  avec  une 
vivacité  particulière. 

«  Le  jour  où,  pour  la  première  fois,  en  1830,  mes 
parents  me  conduisirent  au  Vatican  pour  y  être  ad- 
mise en  présence  du  pape,  était  un  de  ces  jours,  plus 
rares  dans  la  vie  que  je  ne  l'imaginais  alors,  où  l'on 
se  trouve  heureux  absolument  et  sans  restriction  au- 
cune. J'étais  jeune,  assez  pour  ne  pas  prévoir  la  |  os- 
sibilité  que  l'heure  présente  pût  s'obscurcir,  pas  as- 
sez pour  ne  pas  goûter  dans  toute  leur  étendue  les 
jouissances  qu'elle  m'apportait.  L'effet  de  Rome  sur 
moi,  dans  ce  premier  séjour,  avait  été,  je  puis  le  dire, 
extraordinaire  ;  car  il  me  manquait  alors,  à  peu  près, 
toutes  les  connaissances  nécessaires  pour  apprécier 
les  éléments  si  divers  dont  se  compose  la  magie  qui 
l'environne.  Cette  magie,  toutefois,  je  l'avais  pleine- 
ment subie  ;  tout  d'ailleurs  me  souriait  alors  ;  et  le 
jour  où  pour  la  première  fois  je  montai  l'escalier  du 
Vatican,  j'avais  la  sensation  de  marcher  sur  des  nua- 
ges dorés.  Je  me  souviens,  entre  autres,  qu'à  cette 
époque  (au  commencement  de    1830),   le  mot  «  Révo« 


20  MA  DAM  F.    CRAVEN    (1835) 

lution  »  avait  pour  moi  un  sens  purement  historique. 
La  chose  elle-même  ne  me  semblait  pas  plus  apparte- 
nir au  temps  qui  était  le  mien  que  les  croisades,  les 
trêves  de  Dieu,  ou  les  combats  en  champ  clos;  et 
je  me  demandais  souvent  alors  comment  on  avait  fait 
pour  vivre  dans  ce  temps-là. 

«  Lorsque  je  me  prosternai  aux  pieds  de  Gré- 
goire XVI,  cette  illusion  était  déjà  dissipée,  et  lors- 
qu'en  1850,  je  fus  admise  pour  la  première  fois  à 
recevoir  la  bénédiction  du  pape  Pie  IX,  j'étais  arrivée 
à  me  demander  ce  qu'hélas,  je  me  demande  encore,  si 
jamais  nous  verrions  se  clore  en  Europe  cette  ère 
funeste  ouverte  depuis  près  d'un  siècle  et  qu'inter- 
rompit à  peine  cette  heure,  dont  l'illusion  passagère 
traversa  un  instant  ma  jeunesse,  et  qui  fut  rapide 
comme  un  rayon  de  soleil  dans  une  journée  d'orage.  » 

Avant  de  quitter  Rome,  Mme  Craven  eut  le  bonheur 
d'assister  à  l'abjuration  de  son  mari,  et  en  octobre, 
ils  rejoignirent  leur  famille  à  Naples,  et  s'installèrent 
près  d'elle,  dans  un  appartement  du  Palazzo  serra  Ca- 
priola,  sur  laChiaja. 

Sir  William  Temple  était  alors  ministre  d'Angle- 
terre à  Naples,  et  son  jeune  attaché  lui  inspirait,  ainsi 
(|u"à  Lord  Palmerston,  son  frère,  une  affection  toute 
particulière.  Les  devoirs  diplomatiques  de  M.  Craven 
étaient  surtout  des  devoirs  de  société.  Mais  la  sym- 
pathie de  cœur  de  M.  et  Mme  Craven  pour  les  ré- 
formateurs napolitains,  date  de  cette  époque.  Ce  ne 
fut  pas  en  vain  qu'ils  méditèrent  le  reproche  de 
cruauté  et  de  corruption  adressé  par  leur  Dante  à 
ceux  qui  occupaient  de  hautes  situations.  Des  écri- 
vains du  meilleur  rang,  des  poètes  et  des  philosophes, 
des  Français  et  des  Whigs  qui  croyaient  à  la  Révolution 
de  1789,  ^,.  rencontrèrent  dans  le  salon  de  Mme  Cra- 
ven. L'air  y  était  déjà  chargé  d'enthousiasme  pour 
Lacordaire.  Montalembert  et  l'abbé  Gerbet.  Le  champ 
s'offrait  magnifique  pour  cette  fronde  qui  se  perpétue 


PREMIÈRE   VISITE   DE   PAULINE   EN   ANGLETERRE      27 

travers  les  âges,  entre  les  idées  anciennes  et  les 
ées  nouvelles. 

En  1835,  le  cercle  de  la  famille  de  la  Ferronnays  se 
spersa.  La  princesse  Lapoukhyn  était  en  Ukraine  avec 
n  second  mari  ;  Montigny,  propriété  de  M.  de  la 
irronnays  en  Touraine,  fut  vendu,  et  remplacé  par 
>urv,  destiné  à  devenir  la  maison  de  famille  '.  En 
36,  Albert  et  Alexandrine  s'installèrent  à  Venise,  et 

Craven  conduisit  sa  femme  en  Angleterre.  La  cor- 
spondance  citée  dans  le  «  Récit  d'une  sœur  »,  et  qui 
itablit  entre  tous  les  membres  de  cette  famille  dis- 
rsée,  montre  dans  quelles  alternatives  de  joie  et  de 
stesse  se  passait  la  vie  de  Mme  Craven.  Quelles  ne 
rentpas  être  ses  prières,  tandis  que  la  mort  s'ap- 
ochait  à  grands  pas  de  ce  frère  bien-aimé,  et  qu'A- 
tandrine   traversait  l'étroit  passage  qui  la  séparait 

la  foi  d'Albert! 

Dans  les  «  Réminiscences  »  publiées  quarante  ans 
îs  tard,  on  voit  qu'à  son  arrivée  en  Angleterre, 
,uline  fut  introduite  dans  l'élite  de  la  société.  Au 
Dis  d'avril  1836,  la  première  visite  des  Craven  à 
mdres  fut  pour  Sir  Thomas  Hardy,  alors  gouver- 
ur  de  l'hôpital  de  Greenwich,  où  ils  firent  un  court 
jour.  Ils  se  rendirent  ensuite  à  Bridge water-House. 

Lorsque  j'arrivai  pour  la  première  fois  en  Angleterre,  en 
Î6,  écrit  Mme  Craven,  Lord  et  Lady  Ellesmere  furent 
nombre  des  premières  personnes  auxquelles  mon  mari 
!  présenta.  Ils  étaient  déjà  ses  amis,  et  dès  lors,  ils  de- 
trent  les  miens.  Cette  amitié  ne  se  démentit  jamais, 
ridant  toute  la  durée  de  leur  vie,  et  elle  demeure  associée 


..  En  1842,  Boury  fut  acheté  par  des  personnes  qui  se  souciè- 
ît  peu  des  goûts  et  des  reliques  de  la  famille.  Heureusement, 
omba  quelques  années  après  entre  les  mains  des  propriétai- 
;  actuels.  Il  se  retrouve  maintenant  à  peu  près  clans  les  mêmes 
éditions  qu'en  1842.  Le  tombeau  de  la  famille  de  la  Ferronnays 
bien  entretenu,  et  aux  restes  mortels  d'Albert  et  d'Alexan- 
ne  sont  venus  se  joindre  ceux  de  M.  et  Mme  Craven. 


28  MADAME  CRAVEN    (1836) 

dans  ma  mémoire  au  souvenir  de  quelques-uns  des  plus 
heureux  jours  du  passé. 

Dans  cette  charmante  société  deBridgewater-House 
se  trouvaient  aussi  MM.  Charles  et  Henri  Greville, 
qui  ont  laissé  des  mémoires  peignant  avec  une  rare 
perfection  la  politique,  les  intérêts,  la  mode  de  ce 
temps. 

La  vie  de  Pauline,  à  cette  époque,  est  un  exemple 
frappant  de  la  double  existence  qui  fut  si  souvent  la 
sienne.  Dans  ces  moments  de  si  grande  douleur,  cha- 
cun se  tournait  vers  elle  pour  être  compris  et  consolé. 
Eugénie  écrivait  le  28  mai  1836  :  «  Pauline,  demain 
Alcxandrine  sera  catholique,  et  tu  n'es  pas  ici  :  nous 
en  consolerons-nous  jamais  !  Au  moins,  si  tu  pouvais 
y  être  pour  jeudi.  J'en  ai  quelque  espoir.  Jeudi,  elle 
fera  sa  première  communion.  Pauline,  ce  sont  de 
grands  bonheurs  au  milieu  de  nos  tristesses.  Comment 
se  plaindre  quand  on  a  de  si  réels  sujets  de  reconnais- 
sance envers  Dieu?  » 

Bien  qu'Alexandrine  ne  connût  point  alors  l'abbé 
Gerbet,  ce  fut  à  lui  qu'elle  s'adressa  à  ce  moment 
solennel  de  son  existence.  «  Un  jour,  à  Venise,  »  dit 
Mme  Craven  dans  le  «  Récit  d'une  sœur  »,  «  elle  lut  un 
article  de  lui  dans  V Université  catholique  ;  et  l'impres- 
sion qu'elle  en  reçut  fut  si  grande,  qu'elle  résolut 
alors,  si  jamais  elle  se  faisait  catholique,  de  n'avoir 
pas  d'autre  confesseur  que  l'abbé  Gerbet.  Celui-ci  était, 
absent  de  Paris  lorsqu'elle  y  arriva,  mais  elle  n'eri 
persista  pas  moins  dans  cette  résolution  prise  avant 
de  le  connaître,  et  elle  dut  ensuite  à  ce  choix  tant  de 
consolation,  qu'il  fut  permis  de  le  considérer  comme 
ayant  été  véritablement  inspiré  de  Dieu.  » 

L'abbé  Gerbet  avait  été  avec  Lamennais  un  des  di- 
recteurs de  la  Gbesnaie.  11  fut  le  dernier  qui  abandonna 
son  maître.  Quand  celui-ci  outragea  l'Eglise  catholique 
en  publiant  les  «  Paroles  d'un  croyant  »,  l'abbé  Gerbet 


LAMENNAIS  ET   L'ABBÉ   GEBBET  29 

;  réfuta  éloquemment.  Il  s'écria,  le  cœur  brisé  :  «  Je 
>mbe  à  genoux,  offrant  à  Dieu  pour  lui  des  prières 
ans  lesquelles  il  n'a  plus  foi,  et  je  ne  me  relève  que 
our  combattre  dans  l'ami  de  ma  jeunesse,  l'ennemi 
e  tout  ce  que  j'aime  d'un  éternel  amour.  » 

Il  resta  le  chef  de  bien  des  jeunes  gens  qui  ne  pou- 
aient  plus  suivre  Lamennais,  mais  ce  fut  plutôt 
omme  écrivain  que  comme  chef  de  parti  qu'il  fut 
onnu  depuis,  jusqu'à  ce  qu'il  devint  évêque  de  Per- 
ignan  en  1854.  Il  avait  été  avec  son  ami,  l'abbé  de 
alinis  l,  le  fondateur  de  la  célèbre  école  de  Juilly. 

L'abbé  Gerbet  resta  toujours  l'ami  intime  et  bien- 
imé  de  la  famille  de  la  Ferronnays.  Son  influence 
ur  Pauline  fut  immense.  Elle  se  retrouve  dans  le  cou- 
ant  intime  d'une  vie  si  brillante  à  l'extérieur,  dans 
es  opinions  et  dans  ses  idées,  bien  que  Mme  Craven 
ise  peu  de  chose  sur  cette  époque  de  sa  vie. 

Dans  la  nuit  du  8  au  9  juin,  Mme  Craven  et  son  mari 
■rivèrent  à  Paris  :  «  Jamais  »,  écrit  Pauline,  «  je  n'ou- 
Jierai  l'angoisse  de  cette  arrivée.,  et  cette  attente  dans 
a  rue  pendant  qu'on  ouvrait  la  porte,  pendant  que 
non  mari  faisait  la  question  dont  j'osais  à  peine  écoli- 
er la  réponse.  Minuit  sonna  et  j'en  comptais  machi- 
lalement  les  coups  :  «  Arrivons-nous  à  temps  ?  » 

—  «  Oui,  et  depuis  ce  matin,  il  est  plutôt  mieux.  » 
i  Je  montai  et  j'entrai  presque  sur-le-champ  dans  sa 
bambre,  car  il  ne  dormait  pas.  Je  me  jetai  à  son  cou, 
st  j'entends  encore  le  son  de  sa  voix  altérée,  mais  si 
endre  et  si  douce  toujours  :  «  Oh  !  ma  Pauline  !  » 
)ieu  ne  permit  pourtant  pas  que  je  fusse  présente 
l  sa  mort.  Un  de  ces  mieux  qui,  jusqu'au  dernier  jour, 
>e  produisent  et  font  illusion,  dans  ces  cruelles  mala- 
lies,  eut  lieu  au  moment  même  de  notre  arrivée  et 
lura  pendant  tout  le  temps  de  notre  séjour,  ne  don- 
lant  aucun  espoir  de  guérison,  sans  doute,  mais  lais- 
sant croire  à  une  prolongation  qui  aurait  permis  de  le 

1.  Depuis  évêque  d'Amiens. 


30  MADAME  CRAVEN  (1836) 

transporter  à  Boury  où  il  désirait  si  vivement  aller. 

«  Lorsque  le  temps  que  mon  mari  pouvait  passer  à 
Paris  fut  expiré,  je  repartis  avec  lui.  » 

Que  de  fois,  dans  l'avenir,  le  devoir  ne  devait-il  pas 
imposer  à  Pauline  de  semblables  épreuves  !  Que  ne 
souffrit-elle  pas  de  quitter  les  siens  à  ce  moment  su- 
prême !  «Aujourd'hui  seulement  »,  écrit  plus  tard 
Mme  Craven,  «je  comprends  quelle  fut  la  consolation 
cachée,  et  j'ose  le  dire,  la  signification  de  cel  rloigne- 
ment  qui  alors  aggrava  tellement  ma  douleur  :  ce  fut 
grâce  à  mon  absence  que  mes  sœurs  écrivirent  si  ré- 
gulièrement le  récit  de  tout  ce  qui  suivit  mon  départ, 
comme  de  tout  ce  qui  avait  précédé  mon  arrivée.  Je 
serais  obligée,  aujourd'hui,  pour  raconter  ces  jours 
solennels  de  m'en  rapporter  à  ma  mémoire  troublée. 
C'était  la  première  fois  que  je  voyaisde  si  près  la  dou- 
leur et  la  mort.  Humainement  parlant,  on  ne  pouvait 
assister  à  un  spectacle  plus  déchirant,  et  cependant 
l'impression  que  je  ressentis  fut  celle  d'un  bonheur 
auprès  duquel  celui  de  tous  les  heureux  de  la  terre 
que  j'allais  retrouver  me  parut  une  illusion. 

«  Eugénie  et  Alexandrine  n'étaient  plus  sur  la  terre 
dans  ces  jours  de  douleur,  et  il  semblait,  ainsi  que 
l'exprima  l'abbé  (ïerbet,  que  le  voile  qui  sépare  Les 
deux  mondes  fût  devenu  transparent.  » 


CHAPITRE  IV  (1836-1848) 


M.  Craven  est  nommé  attaché  d'ambassade  à  Lisbonne.  —  Séjour 
de  Pauline  à  Boury.  —  Retour  à  Lisbonne.  —  Pauline  revient  à 
Boury  pour  le  mariage  d'Eugénie  avec  le  comte  de  Mun.  — 
M.  Craven  est  nommé  à  Bruxelles.  —  Mort  d'Olga  chez  Pauline. 
—  Mort  de  Mme  de  la  Ferronnays. 


M.  Craven  avait  été  nommé  attaché  à  Lisbonne. 
Pauline  écrit  : 

Il  y  avait  déjà  trois  mois  de  la  mort  d'Albert  et  je  n'avais 
pas  encore  revu  ma  famille.  Un  instant  même,  pendant  cet 
intervalle,  il  avait  été  question  pour  mon  mari  d'un  départ 
immédiat  pour  le  Portugal.  Et  en  ce  cas,  j'aurais  dû  me 
résoudre  à  quitter  l'Angleterre  sans  retourner  à  Boury.  Ce 
chagrin  me  fut  heureusement  épargné,  et  le  10  octobre  1836, 
nous  arrivâmes  à  Boury. 

Les  lecteurs  du  «  Récit  »  se  souviendront  des  évé- 
nements qui  précédèrent  le  départ  de  Pauline,  son 
mari  ayant  reçu  l'ordre  de  se  rendre  à  Lisbonne  par 
le  hateau  qui  partait  le  30  novembre  1836.  On  se  sou- 
viendra aussi  qu'une  tempête  les  retint  onze  jours  à 
Boulogne.  A  l'occasion  de  ce  voyage,  Lady  Strafford 
écrit:  «  Je  me  rappelle  très  bien  ma  première  rencon- 
tre avec  Mme  Craven.  Nous  traversâmes  tous  ensemble 
par  Boulogne  et  Douvres.  Quelle  traversée  !  Le  vent 


32  MADAME   CRAVEN    (1S42) 

soufflaitavec  violence  depuis  quinze  jours,  et  le  voyage 
•  hua  quatre  heures  et  demie.  Lady  Mary  Paget,  depuis 
Lad  y  Sandwich,  était  tellement  effrayée  que  MmeCra- 
ven  l'engagea  à  prier  Dieu.  » 

Ces  jours  de  lutte  entre  les  partisans  de  don  Pedro 
et  de  don  Miguel  n'étaient  pas  un  temps  de  repos 
pour  les  diplomates  qu'on  rappelait  à  la  hâte.  Les 
Craven  ne  purent  cependant  quitter  Londres  que  le 
28  décembre.  Dans  une  lettre  à  Eugénie,  Pauline 
relate  les  circonstances  d'un  départ  contrastant  sin- 
gulièrement avec  le  confortable  des  voyages  mo- 
dernes !. 

Le  lor  juin  1837,  Pauline  écrit  de  Cintra  à  ses  sœurs: 
«  Mes  très  chères  sœurs,  nous  voici  établis  depuis 
avant-hier  dans  notre  «  cottage  »,  dont  la  vue  me  ravit 
et  va,  je  crois,  me  rendre  meilleure.  Tout  dans  ce  cot- 
tage est  d'une  simplicité  rustique.  On  ne  peut  rien 
imaginer  de  plus  champêtre,  mais  la  vue  est  plus  déli- 
cieuse encore  qu'à  Lisbonne.  » 

Au  mois  de  mars  1838,  Pauline  revenait  à  Boury 
pour  le  mariage  d'Eugénie,  et  repartait  le  18  avril  puni- 
Lisbonne. 

M.  Craven  fut  nommé  à  la  légation  de  Bruxelles,  et 
quand  MmeCraven  revint  en  France,  elle  put  embrasser 
le  fils  aîné  d'Eugénie.  Par  ordre  des  médecins,  Mme  de 
Mun  fut  envoyée  en  Italie,  après  la  naissance  de  son 
second  enfant,  et  tandis  que  Mme  Craven  était  absorbée 
par  les  craintes  que  lui  causait  la  santé  de  cette  sœur 
(diérie,  elle  recevait  la  nouvelle  inattendue  de  la  mort 
de  son  père  à  Rome,  le  17  janvier  1842.  Enfin,  Eugé- 
nie elle-même  mourait  à  Palerme  le  7  avril  de  la  même 
année. 

Ce  que  je  devins  pendant  les  jours  et  les  semaines  qui 
suivirent,  écrit  Pauline,  je  n'ai  pas  à  en  parler.  J'en  re- 
trouve la  trace  dans  les   pages  de  mon  journal,  écrites 

1.  <>  Récit  d'une  sœur  ». 


MORT   D'OLGA   ET  DE   Mme   DE  LA   FERRONNAYS        33 

lorsque  je  pus  écrire.  Je   la   trouve  encore  plus  sûrement 
au  fond  de  mon  âme  d'où  rien  ne  l'a  effacée  jamais. 


Olga  mourut  à  Bruxelles,  chez  Pauline,  auprès  de 
laquelle  Mme  de  la  Ferronnays  s'était  réfugiée  dans  sa 
douleur. 

Au  mois  de  décembre  1843,  M.  Craven  fut  nommé 
secrétaire  de  la  légation  à  Stuttgard,  sous  Sir  Charles- 
Alexander  Malet,  accrédité  auprès  du  Wurtemberg 
et  de  Bade  comme  ministre  britannique.  Ce  fut  là 
qu'Alexandrine  fit  deux  longs  séjours  auprès  de  Pau- 
line, le  dernier  en  1846.  En  1847,  M.  Craven  était 
nommé  pour  quelques  mois  secrétaire  particulier  de 
Lord  Normanby  à  Paris.  Pauline  se  trouvait  pour  la 
dernière  fois  avec  Alexandrine  à  Boury  et,  le  14  juillet, 
elles  se  disaient  adieu  pour  ne  plus  se  revoir  ici-bas  '-. 
En  1848,  Pauline  restait  seule  de  ce  groupe  charmant, 
dont  sa  mère  est  pour  beaucoup  la  plus  admirable 
figure.  En  répétant  les  paroles  d'Olga  mourante  :  «  Je 
crois,  j'aime,  j'espère,  je  me  repens  »,  Mme  de  la 
Ferronnays  expira  doucement  dans  les  bras  de  sa  fille 
bien-aimée,  sûre  d'avance  de  la  réalisation  de  cette 
promesse  : 

«  Celui  qui  sème  dans  les  larmes  récoltera  dans  la 
joie.  » 

1.  Bien  des  années  après,  Mme  Craven  ;  racontant  plusieurs  traits 
relatifs  à  sa  famille,  dit  qu'un  jour  l'ombre  de  leur  ancien  ami 
Lamennais  reparut  au  milieu  d'eux.  Alexandrine  arrivant  un  matin 
pendant  le  déjeuner  chez  M.  et  Mme  Craven,  leur  dit  :  «  Vous 
connaissez  la  famille  que  j'ai  cherché  à  secourir?  Savez-vous  qui 
l'a  indiquée  aux  sœurs  de  la  rue  du  Bac  ?...  M.  de  Lamennais.  » 

—  Frappé  de  cette  circonstance,  ajouta  M.  Craven,  j'allai  voir 
Lamennais  et  je  lui  dis  que  la  personne  qui  secourait  la  famille  à 
laquelle  il  s'intéressait  était  la  veuve  d'Albert.  Envahi  par  un  flot 
rie  souvenirs,  le  vieillard  se  mit  à  pleurer  comme  un  enfant. 


CHAPITRE  V  (i849-18."2 


Visite  à  Broadlands.  —  Lord  Palmerston.  —  L'agression  papale. 
—  Attaque  de  M.  Drummond  contre  les  couvents.  — Les  cruau- 
tés à  Naples.  —  La  duchesse  Ravaschieri.  —  Mr  Craven  se 
porte  pour  le  Comté  de  Dublin.  —  Mme  Swetchine.  —  Son  af- 
fection pour  Pauline.  —  Mme  Swetchine  et  le  «  Récit  d'une 
sœur  ». 


Que  devint  Pauline  quand  la  douleur  eut  ainsi  ra- 
vagé son  âme  ?  Elle  souffrit  cruellement  :  mais  elle 
sortit  de  l'épreuve  plus  fidèle  à  la  volonté  de  Dieu, 
plus  chrétienne  dans  sa  foi  et  dans  ses  espérai:  s 
éternelles. 

Ceux  qui  la  connurent  â  cette  époque  se  souvien- 
nent qu'elle  ne  parlait  presque  jamais  de  ses  chagrins 
personnels,  mais,  par  son  journal,  on  comprend  dans 
quelle  intime  union  elle  vivait  avec  ses  morts  bien- 
aimés.  En  L849,  elle  se  trouvait  en  Angleterre  ave 
son  mari;  ce  pays  lui  avait  été  cher  et  familier 
les  premières  années  de  son  maria  - 

Même  en  arrivant  a  Naples,  en  1851,  elle  écrivait  : 
«  Le  bienfait  de  la  lumière  est  souvent  accordé  avec 
magnificence  à  cetlr>  terre  verdoyante,  et  lorsque  le 
soleil  lui  sourit,  on  peut  dire  qu'il  la  trouve  bellr  el 
parée  comme  une  reine  pour  le  recevoir.  Les  prairies, 


ARRIVÉE  EN   ANGLETERRE  35 

les  arbres  majestueux,  les  fleurs  (aimées  et  soignées 
dans  toutes  les  classes)  grimpant  sur  les  murailles  ou 
étincelant  dans  les  jardins,  les  constructions  elles- 
mêmes,  pittoresques  en  un  certain  sens,  malgré  l'uni- 
formité qui  résulte  du  goût  général  pour  l'ordre  et  la 
propreté,  «;out  cela  resplendit  alors  d'un  très  joyeux 
éclat,  et  l'on  dirait  que  les  visites  du  soleil  étant  plus 
rares  qu'ailleurs,  on  veut  du  moins  que  ses  rayons 
rencontrent  le  moins  possible  la  laideur,  la  saleté  et 
la  malpropreté.  » 

Elle  trouvait  la  société  anglaise  la  plus  gaie  et  la 
plus  amusante  qu'elle  connût,  à  cause  de  l'indépen- 
dance et  de  l'originalité  des  caractères.  L'élément  po- 
litique et  social  s'y  mêlait,  pensait-elle,  comme  dans 
aucun  autre  pays,  et  seules  les  personnes  inintelli- 
gentes pouvaient  s'ennuyer  dans  le  monde  en  Angle- 
terre. Sans  aucun  doute,  elle  y  apportait  le  charme  de 
sa  personnalité.  Mais  il  est  certain  que  rien  ne  peut 
être  comparé  à  l'élégance  et  à  la  somptueuse  hospita- 
lité des  grandes  maisons  telles  que  Broadlands,  pré- 
sidé par  Lord  et  Lady  Palmerston  ;  Worsley,  par  le 
premier  Lord  Ellesmere  et  sa  femme;  Aldenham,  par 
Lady  Greville  avec  leurs  réunions  d'hommes  et  de 
femmes  intelligents  et  distingués. 

Mme  Craven  entra  de  plain-pied  dans  le  grand 
monde,  surtout  dans  les  familles  à  la  tête  du  parti 
whig.  Elle  s'intéressa  vivement  au  mouvement  reli- 
gieux de  cette  époque,  sans  en  espérer  beaucoup  de 
bien.  Grâce  à  son  expérience  et  à  son  jugement  très 
droit,  elle  pouvait  mieux  que  personne  estimer  à 
leur  juste  valeur  les  efforts  tentés  en  Angleterre  pour 
repousser  l'anglicanisme  et  rétablir  la  religion  catho- 
lique. Peu  jugèrent  sincèrement  comme  elle  ceux  qui 
franchirent  leur  Rubicon  et  atteignirent  Rome.  Ce- 
pendant on  ne  se  préoccupait  guère  autour  d'elle  de 
la  question  religieuse,  excepté  quand  cette  question 
troublait  la  politique,  les  élections  d'Oxford  ou  la  no- 


36  MADAME   CRAVEN    (1851) 

mination  des  évêques.  Mais  quelles  que  fussent  ses 
prédilections,  elle  était  avant  tout  ardente  catholique. 
Ce  fut  dans  le  réveil  religieux  de  1845  à  1855,  que 
Mme  Craven  trouva  son  plus  puissant  intérêt.  L'a- 
gression papale,  comme  on  la  nomma,  et  telle  qu'elle 
apparut  à  Lord  John  Russell  et  à  la  généralité  des 
Anglais,  était  différemment  jugée  à  Broadlands.  Une 
fois  les  catholiques  émancipés,  Lord  Palmerston  ne 
s'en  occupa  plus.  «  Il  était  aussi  indifférent  aux  sujets 
exclusivement  religieux  que  M.  Gladstone  s'y  montra 
de  tout  temps  passionnément  attentif '.  «Pour  Mme  Cra- 
ven, la  création  d'une  hiérarchie  romaine  entraînait 
sans  doute  un  changement,  mais  la  lettre  adressée  au 
cardinal  Newman  et  datée  de  la  porte  Flaminia  n'é- 
tait qu'un  incident  historique. 

Possédant  de  nombreux  amis  dans  le  parti  angli- 
can, comme  on  le  nommait  déjà,  Mme  Craven  ne  pou- 
vait qu'être  frappée  de  l'attitude  de  ce  parti,  mais  il 
ne  lui  inspirait  pas  les  espérances  et  les  enthousiasmes 
de  beaucoup  d'autres  catholiques.  Son  bon  sens  fran- 
çais se  refusait  à  admettre  que  les  dogmes  pussent 
être  rétablis  par  l'architecture  gothique  et  l'ornemen- 
tation esthétique.  Elle  vit  avec  une  surprise  mêlée  de 
stupéfaction  la  nouvelle  église  bâtie  à  Worsley  par 
Lord  Ellesmere.  Elle  écrit  :  «  Il  semble  aux  catholi- 
ques qu'ils  entendent  leur  langue  parlée  pardes  étran- 
gers qui  ne  donnent  pas  aux  mots  leur  signification 
véritable  ;  en  sorte  que,  si  le  son  est  le  même,  leur 
sens  est  tout  autre.  De  loin,  il  leur  semble  entendre 
la  langue  maternelle,  de  près,  c'est  un  jargon.   » 

Le  discours  prononcé  par  M.  Drummond  à  la  Cham- 
bre des  Communes  contre  la  vie  religieuse,  telle  qu'on 
l'avait  reconstituée  en  Angleterre,  fut  un  des  événe- 
ments de  cette  campagne  anti-catholique.  On  s'imagine 
aisément  la  juste  indignation  de  Mme  Craven.  Ce  fut 
au  lendemain  de  ce  discours,  après  un  déjeuner  chez 

1.  «  Réminiscences  »  (Mme  Craven). 


BROADLANDS  37 

M.  Monsell,  depuis  Lord  Emly',  où  elle  avait  ren- 
contré le  docteur  Dollinger,  le  docteur  Manning2,  le 
Père  de  Ravignan  et  M.  Aubrey  de  Vere,  qu'elle  écri- 
vit sa  protestation  «  Comme  malgré  moi  »,  précédée 
de  cette  parole  de  Massillon  :  «  Nous  ne  restons  pas 
longtemps  dans  les  limites  de  la  charité  quand  nous 
dépassons  celles  de  la  vérité.  »  Elle  terminait  par  de 
violentes  paroles  de  blâme  contre  ceux  qui  répètent 
ce  motd'Iscariote  :  «  Pourquoi  cette  perte?  »  qui  con- 
damnent le  sacrifice  fait  à  Dieu  de  ce  que  nous  avons 
de  meilleur,  niant  que  son  amour  soit  le  plus  puissant 
aiguillon  de  la  charité  envers  le  prochain,  et  la  prière 
la  plus  grande  force  contre  le  mal.  Cette  défense  élo- 
quente et  l'attaque  contenue  dans  cette  défense  sur- 
prit les  amis  de  Mme  Craven,  qui  ne  s'attendaient  pas 
à  trouver  dans  cette  femme  du  monde  charmante  et 
spirituelle  un  ardent  défenseur  de  la  foi.  Cette  protes- 
tation fut  imprimée  en  cinquante  exemplaires  qui 
passèrent  immédiatement  dans  plusieurs  mains  :  «  Je 
reçus  de  beaucoup  de  membres  du  Parlement,  écrit 
Pauline,  l'assurance  de  leurs  regrets,  assurance  qui 
était  en  elle-même  une  réparation.  » 

En  1851,  Mme  Craven  se  trouvait  à  Broadlands.  Les 
sujets  de  conversation  ne  manquaient  pas  entre  elle  et 
son  hôte,  dont  elle  a  tracé  dans  les  «  Réminiscences  » 
un  si  remarquable  portrait,  depuis  le  récent  coup 
d'Etat  jusqu'au  nouveau  roman  «  Never  too  late  to 
mend  »  3. 

i.  William  Monsell  de  Tervoe,  comté  de  Limerick.  Il  repré- 
senta le  comté  de  Limerick  depuis  1847  jusqu'en  1873,  fut  clerc  de 
l'ordonnance  depuis  1852  jusqu'en  1857,  et  président  du  conseil  de 
salubrité  publique  de  1857  à  1858.  En  1866,  il  fut  nommé  ministre 
du  commerce.  De  1868  à  1870,  il  fut  sous-secrétaire  d'Etat, pour  les 
colonies,  et  directeur  général  des  postes  de  1870  à  1873.  Il  fut  créé 
Lord  Emly  en  1874,  et  mourut  le  20  avril  1894. 

2.11  fit  son  abjuration  l'année  suivante. 

:'>.  11  n'est  jamais  trop  tard  pour  se  corriger.  Voiries  «  Réminis- 
cences »,  page  *8. 


38  MADAME    CRAVEN    (1851) 

Mais  on  ne  s'occupait  pas  beaucoup  de  religion  à 
Broadlands.  Une  seule  fois,  Mme  Craven  eut  avec 
M.  Charles  Greville  un  long  et  triste  entretien.  Il  sem- 
blait plus  que  tout  autre  avoir  compris  la  profondeur 
de  ses  convictions  religieuses.  «  Oh  !  s'écriait-il  à  la 
fin  de  la  conversation,  que  ceux  qui  ont  une  foi  véri- 
table sont  heureux!  Si  on  pouvait  l'acheter  à  prix  d'or, 
que  ne  la  paierait-on  pas  !  » 

Le  sujet  du  roman  de  M.  Read,  cité  plus  haut,  préoc- 
cupait alors  tous  les  esprits,  et  les  injustices  commisrs 
dans  les  prisons  d'Angleterre  amenèrent  Lord  Pal- 
merston  à  critiquer  celles  des  prisons  de  Naples  et  les 
abus  du  gouvernement  des  Bourbons. 

Mme  Craven  était  trop  juste  et  trop  vraie  pour  les 
nier.  La  fidélité  à  un  parti  ne  pouvait  affaiblir  chez 
elle  le  sentiment  de  la  justice  et  la  perception  très 
nette  des  conclusions  logiques.  Excuser  le  mal  parce 
qu'il  est  imprudent  de  le  condamner,  était  une  lâcheté 
qu'elle  ne  pouvait  admettre.  On  s'imagine  facilement 
combien  ses  opinions  politiques  durent  souvent  pa- 
raître exagérées,  si,  au  moins,  la  vertu  accompagnée 
de  bon  sens  et  d'intelligence  peut  être  taxée  d'exagé- 
ration. 

Peu  s'enthousiasmèrent  comme  Mme  Craven  pour 
les  bonnes  causes,  et  peu  comprirent  comme  elle 
quelle  ruine  les  menaçait.  Si  quelque  chose  froissa  sa 
tolérance,  ce  fut  la  violence  et  la  bigoterie  d'opinion. 
Elle  passait  au  milieu  du  monde  avec  l'indépendance 
d'un  esprit  libre  et  d'une  âme  affermie  dans  sa  foi. 
Cette  indépendance  inquiéta  souvent  ceux  qui  connais- 
saient la  force  de  ses  émotions,  quand  sa  croyance 
était  attaquée.  Elle  fut  une  des  plus  brillantes  person- 
nalités de  Broadlands,  où  elle  rencontrait  sur  un  ter- 
rain neutre  les  diplomates  et  les  chefs  de  parti  les  plus 
célèbres,  auxquels  elle  n'aurait  pas  même  parlé  dans 
le  faubourg  Saint-Germain. 

M.  et  Mme  Craven  furent  rappelés  à  Naples  en  1851 


LES   CRUAUTÉS   A   NAPLES  39 

par  les  infirmités  croissantes  de  M.  Keppel  Craven, 
et  des  sentiments  bien  différents  de  ceux  éprouvés  en 
Angleterre  s'élevèrent  dans  tous  les  cœurs. 

La  lettre  de  M.  Gladstone  à  Lord  Aberdeen  fit  vi- 
brer toute  l'Europe.  Sans  la  tension  générale  des  es- 
prits en  1848,  il  eût  été  difficile  de  comprendre  qu'un 
pamphlet  avançant  certains  faits  sans  preuves  suffi- 
santes pût  servir,  pour  employer  l'expression  de 
Mazzini,  de  «  trompette  d'appel  »  à  la  Révolution.  Les 
Italiens  sont  maintenant  meilleurs  juges  des  avantages 
gagnés  de  1850  à  1860.  Mais  ils  ont  peut-être  encore 
à  apprendre  que  les  méthodes  de  la  constitution  an- 
glaise sont  certainement  les  meilleures  pour  la  lo- 
gique rapide  et  l'intelligence  subtile  du  caractère  bien 
différent  des  Piémontais  et  des  Toscans,  des  Lom- 
bards et  des  Siciliens. 

En  attendant,  une  forme  de  gouvernement  irritante 
et  cruelle  régnait  à  Naples.  Aucun  des  soutiens  de 
cette  royauté  de  carlon  de  1848  n'était  probablement 
sincère.  Mais  quelle  que  fût  la  trahison  secrète  des  pro- 
messes et  des  serments  faits  par  les  révolutionnaires, 
les  actes  d'oppression  du  gouvernement  et  sa  viola- 
tion de  toute  parole  donnée  étaient  flagrants.  Le  sys- 
tème avait  été  nommé  :  «  une  négation  de  Dieu  ». 
Mme  Craven  souffrit  de  cette  trahison  comme  M.  Glads- 
tone souffrit  profondément  aussi,  mais  pour  d'autres 
raisons,  de  cette  trahison  des  droits  communs  de 
l'humanité,  que  ce  système  prétendait  ne  pas  res- 
pecter. 

D'un  autre  côté,  Lord  Palmerston  jugeait  à  propos 
de  patronner  Louis-Napoléon  en  accablant  de  «  rail- 
leries »  les  plus  vieilles  royautés  d'Europe.  Les  vérités 
dites  sur  l'ancien  régime,  qui  lui  était  cher  par  tradi- 
tion, affligèrent  Mme  Craven.  Elle  plaignait  aussi  Poerio 
qui  était  l'ami  de  son  mari  ;  mais  elle  éprouvait 
par-dessus  tout  l'indignation  de  ceux  qui  chérissent 
un  idéal,  et  qui  voient  cet  idéal  traîné  dans  la  boue. 


40  MADAME   CRAVEN    (1851) 

Cependant  cette  indignation  ne  fut  jamais  que  la  sainte 
colère  qui  chassa  les  vendeurs  du  Temple. 

On  ne  saurait  tracer  trop  clairement  la  ligne  de 
démarcation  qui  existe  entre  la  soif  de  Pauline  pour 
la  justice  et  le  plus  grand  honneur  réservé  à  Dieu 
parmi  leshommes,  et  la  politique  étrangère  de  ses  amis 
en  Angleterre.  Elle  n'éprouva  qu'une  aversion  tout 
orthodoxe  pour  cette  classe  dangereuse  et  envieuse 
de  libéraux  disciples  de  Rousseau,  affirmant  que 
l'homme  est  né  bon,  et  que  ses  fautes  viennent  de  la 
forme  du  contrat  social  sous  lequel  ils  sont  gouvernés. 

M.  et  Mme  Craven  furent  accueillis  avec  effusion 
par  cette  société  napolitaine,  si  brillante  alors  de  son 
dernier  éclat.  C'était  à  Naples  que  Pauline  avait  passé 
les  jours  les  plus  heureux  de  sa  vie,  ou  au  moins  ces 
années  d'espérance  et  de  radieuse  jeunesse, au  milieu 
d'un  monde  qui  l'admirait  et  qui  l'aimait,  entourée  des 
êtres  chéris  qu'elle  pleurait  maintenant.  Elle  se  lia 
bientôt  avec  plusieurs  jeunes  femmes  intelligentes  et 
distinguées, capables  de  la  comprendre  et  de  l'apprécier. 
Mais  le  plus  tendre  sentiment  de  son  cœur  fut  pour  la 
jeune  duchesse  Ravaschieri-Fieschi,  déjà  mère  de  cette 
Lina  à  laquelle  Mme  Craven  s'attacha  si  passionné- 
ment. A  cette  époque,  on  se  souvenait  encore  à  Naples 
des  représentations  du  palais  Acton,  avec  Eugénie, 
Pauline,  M.  Craven,  Fernand  et  Charles  de  la  Ferron- 
nays. 

Quand  M.  et  Mme  Craven  arrivèrent  à  Naples,  la 
duchesse  se  préparait  à  jouer  la  comédie  en  français 
pour  la  première  fois.  Elle  redoutait  beaucoup  le  ju- 
gement de  Mme  Craven  qui  devait  se  trouver  parmi 
les  spectateurs:  «  Je  ne  savais  pas  alors  »,  écrit  la  du- 
chesse, «  quelle  violence  cette  chère  amie  faisait  à  ses 
sentiments  pour  retenir  ses  larmes  et  cacher  sa  tris- 
tesse ce  soir-là.  Elle  était  comme  toujours  résolue  à 
ne  pas  s'abandonner  à  ses  douloureux  souvenirs, 
quand  il  s'agissait  de  faire  plaisir  à  son  mari,  en  se 


LA  DUCHESSE   RAVASCHIERI  41 

joignant  à  des  distractions  auxquelles  elle  avait  pris 
part  si  gaiement  autrefois.  »  M.  Keppel  Craven  tenait 
aussi  à  ce  qu'elle  parût  à  la  tête  de  cette  société  de 
savants  et  d'artistes  qui  visitaient  Naples.  Son  sourire 
et  sa  courtoisie  cachaient  son  émotion,  tandis  qu'elle 
acceptait  cordialement  la  bienvenue  de  ses  anciens 
amis.  Sa  bonté  pour  la  jeune  duchesse  Ravaschieri,  qui 
raconte  cette  scène,  enleva  toute  crainte  à  celle-ci. 
«  Sa  voix  »,  dit-elle,  «  laissa  dans  mon  oreille  un  son 
d'une  douceur  infinie.  »  Deux  jours  plus  tard,  la  du- 
chesse retrouvait  Mme  Craven  à  l'hôtel  où  elle 
demeurait,  «  lisant  près  du  feu  et  entourée,  selon  son 
habitude  anglaise,  de  livres,  de  portraits  et  de  fleurs. 
A  la  lumière  du  jour,  elle  paraissait  plus  maigre,  ses 
traits  étaient  plus  accentués  qu'à  notre  première  ren- 
contre. Les  lignes  marquées  sur  son  visage  par  le 
chagrin,  plutôt  que  par  le  temps, ne  lui  enlevaient  pas 
son  charme  principal  de  haute  distinction  et  d'intelli- 
gence, charme  souvent  préférable  à  la  simple  beauté 
de  la  jeunesse. 

«  Je  lui  demandai  des  nouvelles  d'Albertine,  qui 
avait  été  mon  amie  quand  nous  étions  enfants,  et  que 
je  n'avais  pas  vue  depuis  si  longtemps.  La  voix  et 
l'expression  de  Mme  Craven  changèrent  en  me  répon- 
dant qu'elle  n'avait  plus  maintenant  que  cette  sœur 
vivante.  Un  long  silence  suivit,  disant  par  lui-même 
de  quelles  douleurs  sa  vie  avait  été  abreuvée.  Je  la  re- 
gardais avec  un  sentiment  de  pitié  et  de  vénération  sans 
bornes,  et  lorsqu'avec  un  effort  elle  reprit  la  conversa- 
tion, il  y  avait  dans  son  regard  cette  lumière  lointaine 
qui  illumine  les  yeux  de  ceux  qui  cherchent  le  ciel.   » 

L'affection  de  Mme  Craven  pour  la  duchesse  Ravas- 
chieri fut  peut-être  son  plus  profond  attachement  en 
dehors  de  sa  propre  famille,  et  dura  toute  sa  vie.  Elle 
lui  rendit  sa  visite  à  Résina,  et  pressa  pour  la  pre- 
mière fois  sur  son  cœur  cette  Lina  qu'elle  devait  chérir 
d'un  amour  égal  à  celui  d'une  mère. 


42  MADAME    CRAVEN    (1851) 

M.  Keppel  Craven  n'avait  jamais  pardonné  de  bon 
cœur  l'abjuration  de  son  fils  et  son  mariage  avec  une 
catholique.  Il  refusa  de  garder  M.  et  Mme  Craven 
auprès  de  lui,  et  ne  voulut  pas  se  laisser  soigner  par 
eux  dans  sa  dernière  maladie.  Ils  en  souffrirent  beau- 
coup, et  trouvèrent  préférable,  dans  ces  conditions,  de 
retourner  en  Angleterre,  où  M.  Craven  pouvait  espérer 
un  semblant  d'occupation  et  quelque  avancement  dans 
sa  carrière. 

Les  influences  qui  l'avaient  d*abord  poussé  dans  cette 
carrière  semblaient  l'avoir  abandonné. Sascience  etson 
intelligence,  toutes  deux  de  premier  ordre,  sa  connais- 
sance des  langues,  plus  rare  à  cette  époque  que  mainte  - 
nant,  ses  talents  de  société  ne  lui  avaient  pas  profité 
comme  sa  femme  et  lui  étaient  en  droit  de  l'attendre. 
Ce  manque  de  succès  dans  sa  profession  fut  souvent 
pour  M.  Craven  une  source  de  découragement  profond. 

M.  Keppel  Craven  mourut  à  Naples  au  mois  de  juin 
1851,  laissant  à  son  fils  la  plus  grande  partie  de  sa 
fortune.  M.  et  Mme  Craven  s'installèrent  à  Londres 
dans  Berkeley-Square,  espérant  que  M.  Craven  pour- 
rait prendre  part,  sinon  comme  diplomate,  au  moins 
d'une  façon  indépendante,  aux  affaires  politiques  qui 
les  intéressaient  toujours  vivement.  Dans  l'été  de  1852 
eut  lieu  «  l'élection  générale  »,  et  avec  elle  s'éleva  le 
cri  :  «  Pas  de  papauté  !  »  Les  amis  de  M.  Craven,  tous 
du  parti  whig,  étaient  prêts  à  seconder  son  désir  (en- 
core plus  vif  chez  Mme  Craven)  d'entrer  au  Parlement. 
Il  ne  pouvait  être  question  pour  lui  d'un  siège  en 
Angleterre  à  ce  moment,  mais  on  pouvait  espérer  son 
retour  s'il  se  présentait  pour  le  comté  de  Dublin  dans 
l'intérêt  du  parti  whig.  Mme  Craven  se  jeta  dans  cette 
entreprise  avec  un  zèle  qu'on  ne  pouvait  cependant 
pas  appeler  de  l'ambition  :  «  Je  serais  parfaitement 
heureuse  »,  écrivait-elle,  «si  je  voyais  Auguste  occupé, 
et  avec  une  position.  Il  ne  peut  pas  vivre  dans  l'oisi- 
veté et  son  triomphe  sera  mon  repos.  » 


M1'  CRAVEN  SE  PORTE  POUR  LE  COMTÉ  DE  DUBLIN  43 

Mme  Craven  se  rendit  elle-même  à  Dublin  dans  les 
plus  heureuses  dispositions,  presque  certaine  du 
succès  de  l'élection.  Elle  ne  parle  pas  de  son  retour. 
Les  grands  propriétaires  whigs  qui  avaient  promis  leur 
appui  à  M.  Craven  s'étaient  exagéré  leur  influence  et 
furent  impuissants  à  le  soutenir:  sadéfaitefut  absolue. 
Elle  lui  coûta  plusieurs  mille  livres  et  sa  carrière 
diplomatique  qu'il  avait  abandonnée  dans  un  moment 
d'espoir  trop  confiant.  A  la  nouvelle  de  cette  défaite 
qui  entraînait  pour  eux  des  conséquences  autrement 
graves  qu'un  échec  au  Parlement,  Mme  Craven  fondit, 
en  larmes.  M.  Monsell,  qui  était  présent,  ne  put  s'em- 
pêcher de  dire  que  les  nerfs  du  Midi  n'étaient  pas  faits 
pour  le  mécanisme  d'un  gouvernement  constitution- 
nel. Mais  aucun  de  ceux  qui  l'entouraient  alors  ne 
savait  avec  quelle  ardeur  elle  avait  espéré  le  triomphe 
de  son  mari,  et  les  résultats  qu'elle  en  avait  at- 
tendus. 

Il  sembla,  dès  lors,  que  les  liens  qui  les  attachaient 
à  l'Angleterre  se  fussent  relâchés.  Après  quelques 
hésitations,  ils  résolurent  de  s'établir  à  Naples,  où 
M.  Craven  pouvait  être  nommé  secrétaire  de  la  léga- 
tion. Ils  firent  d'abord  une  visite  d'adieu  à  Worsley, 
et  Mme  Craven  écrivait  à  la  duchesse  Ravaschieri  le 
4  septembre  1852  : 

Je  vis  entre  deux  courants  opposés  :  un  qui  nous  conduit 
vers  votre  ciel,  votre  Naples.  Je  sens  pour  lui  ce  doulou- 
reux désir  pour  lequel  les  Allemands  ont  inventé  un  mot 
spécial.  De  l'autre  côté,  j'éprouve  une  nouvelle  jouissance 
au  Nord,  de  sa  vie  sérieuse  et  saine,  qui  en  ce  moment  me 
paraît  plus  en  harmonie  avec  mes  goûts. 

Avant  notre  de'sastreuse  défaite,  il  me  semblait  que  Dieu 
avait  sagement  disposé  de  ma  vie,  en  donnant  ma  première 
jeunesse  à  l'Italie  et  les  années  suivantes  à  l'Angleterre. 
Mais  puisque  ce  pays  que  j'aime  si  tendrement  ne  veut  pas 
de  nous,  il  faut  bien  que  je  revienne  à  mon  premier  amour, 
que  je  retourne  à  la  côte  de  Cbiatamone  qui  me  sourit 
dans  toute  sa  splendeur. 


44  MADAME   CRAVEN    (1832) 

Le  28  septembre,  Mme  Craven  écrit  d'Amiens  à 
M.  Monsell: 

De  Worsley  à  Amiens!  Peut-on  concevoir  un  plus  grand 
contraste?  Je  suis  venue  ici  avec  seulement  un  arrêt  de 
quelques  jours,  à  Londres,  m'acheminant  pour  faire  une 
visite  à  mon  cher  et  bon  abbé  Gerbet  que  je  n'avais  pas  vu 
depuis  douze  ans. 

Mercredi,  je  dois  rejoindre  Auguste  chez  mon  frère,  à 
la  campagne,  près  de  Gisors,  où  nous  comptons  passer  quel- 
ques jours;  ensuite,  nous  irons  à  Paris  pour  un  mois,  et 
notre  intention  présente  est  toujours  de  retourner  en 
Angleterre  vers  le  commencement  de  novembre. 

Nous  sommes  heureux  de  penser  qu'à  ce  moment-là 
nous  vous  retrouverons  à  Londres.  Je  ne  puis  dire  com- 
bien c'est  délicieux  pour  moi  de  me  retrouver  causant  avec 
l'abbé  Gerbet  et  l'écoutant.  Le  bon  évêque  '  voulait  abso- 
lument que  je  vinsse  demeurer  à  l'évèché,  ce  que  j'ai 
refusé,  mais  j'y  passe  toute  la  journée. 

Ce  fut  pendant  son  séjour  à  Paris  que  Mme  Craven 
renoua  avec  Mme  Swetchine  des  rapports  qui  dataient 
de  1825,  mais  qui  avaient  été  interrompus  par  les 
fréquentes  absences  de  Pauline.  Cet  événement  fut 
dans  la  vie  intime  de  cette  dernière  plus  important 
que  la  perte  ou  le  gain  d'une  élection.  Mme  Swetchine 
avait  vingt-six  ans  de  plus  que  Mme  Craven.  Pauline 
éprouva  toujours  pour  elle  l'amour  d'un  enfant  pour 
sa  mère,  d'un  élève  intelligent  pour  un  maître  parfait. 

Les  enseignements  et  les  conseils  de  Mme  Swetchine 
dirigèrent  Pauline  dans  toutes  les  crises  de  son  exis- 
tence. Mais  la  plus  douce  et  la  plus  complète  influence 
de  cette  amie  vénérée ,  fut  sa  tendre  affection  pour  cette 
«  belle  âme  »  qu'elle  connaissait  peut-être  mieux  que 
personne.  Quand  Mme  Craven  prêta  à  Mme  Swetchine 
les  documents  qui  devaient  servir  pour  le  «  Récit  d'une 
sœur  »,leur  intimité  se  resserra  encore  davantage.  En 
1852,  quatre  ans  après  la  mort  d'Alexandrine  et  de 
i.  Mgr  de  Salinis. 


Mmo    SWETCHINE   ET    LE    «    RÉCIT   D'UNE    SOEUR   »      45 

Mme  de  la  Ferronnays,  le  travail  de  Pauline  n'était 
pas  terminé,  et  personne,  à  l'exception  peut-être  de 
M.  Craven,  né  connaissait  encore  une  œuvre  que  le 
monde  entier  devait  admirer  quatorze  ans  plus  tard. 
Mme  Swetchine  écrivit  alors  à  son  amie  : 

Paris,  12  avril  1852. 

J'avais  bien  raison,  chère  Madame,  d'attendre  un  mo- 
ment plus  libre,  car  une  fois  commencés,  il  m'eût  été 
impossible  de  quitter  ces  chers  petits  volumes.  Aujour- 
d'hui, vous  pouvez  les  reprendre,  je  les  ai  longuement, 
lentement  savourés;  ils  sont,  je  l'espère,  passés  en  moi- 
même.  Quand  vous  voudrez  toucher  une  âme  ou  presser 
son  pas,  confiez-lui  ce  trésor;  il  agira  à  quelque  état  qu'il 
la  prenne,  en  lui  présentant,  tout  à  côté  de  ce  qui  attire, 
tout  ce  qui  stimule  et  pénètre.  Jamais  le  contraste  des 
beautés  éparses  dans  la  vie  et  de  son  profond  néant  ne 
m'est  apparu  plus  frappant  que  dans  ces  pages.  Toutes  les 
conditions  et  toutes  les  aptitudes  du  bonheur  s'y  trou- 
vaient, et  pourtant  que  de  retours  de  la  nuit  sombre!  et 
pour  corrélatifs  à  des  élans  sublimes,  quelle  mort  préma- 
turée! Mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que,  joies  et  peines, 
tout  ressort  ici  de  grâces  de  prédilection.  Le  malheur 
même,  chère  Madame,  prend  dans  votre  famille  l'aspect 
de  je  ne  sais  quelle  faveur  singulière,  et  dans  les  coups 
les  plus  poignants,  il  y  a  de  divins  honneurs  rendus. 

Quant  à  vous-même,  comme  je  comprends  maintenant 
que  vous  demeuriez  inconsolable,  et  que  tous  les  bonheurs 
du  monde  puissent  vivre  auprès  d'un  tel  vide  sans  le  com- 
bler jamais. 

D'une  autre  part,  quelle  force  dans  le  souvenir  présent 
d'une  telle  affection  !  qu'on  doit  se  trouver  honorée  d'être 
aimée  ainsi  !  Quoi  de  plus  charmant  que  sa  parole  si  inven- 
tive dans  sa  tendresse  caressante,  si  inépuisable,  si  flexible 
pour  mieux  approcher,  mieux  pénétrer  jusqu'à  vous  qui 
êtes  à  la  fois  sa  première  étoile  sur  la  route  du  ciel,  et 
aussi  sa  vraie  sœur  siamoise  ?  Depuis  cette  admirable 
lettre  où  son  amour  pour  l'Eglise  lui  fait  seul  comprendre 
l'exil  volontaire,  et  comment,  l'Eglise  bannie,  l'exil  même 
cesse  d'être  exil,  jusqu'à  celle  où  sa  jeune  pensée  commu- 


46  MADAME   CRAVEN    (1852) 

nique  à  toutes  les  choses  de  la  vie  sa  fraîcheur  et  son 
enjouement,  que  de  bonne  grâce,  que  de  naturel  là  même 
où  elle  est  moins  simple!  et  avec  quel  bonheur  se  rencon- 
trent sur  son  passage  les  paroles  qui  lui  semblent  manquer 
aux  mouvements  intimes  !  A  travers  la  plaisanterie  fine  et 
gracieuse,  on  sent  toujours  le  sérieux  de  la  pensée.  Une 
basse  continue  de  tristesse,  nulle  parole  revêtue  d'éclat  qui 
ne  jette  aussitôt  son  ombre  :  tout  le  secret  de  sa  destinée 
est  là.  Je  ne  sais  si  je  me  trompe,  mais  je  crois  voir  une 
progression  sensible,  une  élévation  successive  de  la  pensée 
dans  toutes  les  lettres  qui  précèdent  son  mariage.  Arrivée 
là,  il  y  a  un  temps  d'arrêt  ;  la  vie  terrestre  reprend  ses 
droits,  elle  alourdit  un  peu,  car  c'est  un  pesant  bagage  que 
toutes  les  sollicitudes  entrant  à  la  fois  dans  une  âme  à  la 
suite  d'une  seule  nouvelle  espérance.  Je  comprends  votre 
pénible  froissement  à  ce  regard  de  regret  qu'elle  jetait 
derrière  elle,  au  moment  où  il  semblait  que  l'affranchisse- 
ment résumait  pour  elle  toutes  ses  joies.  Ah!  c'est  que 
nous  entrevoyons  bien  des  choses,  nous  les  goûtons  par 
éclairs,  mais  nous  ne  les  possédons  pas!  La  mort  garde 
toujours  son  premier  caractère,  qui  est  d'être  la  solde  du 
péché.  L'idée  de  sacrifice  et  d'expiation  s'y  retrouve  sous 
une  forme  quelconque.  Saint  Paul  lui-même,  parlant  de 
la  mort,  dit  comment  il  aurait  voulu  qu'elle  fût  et  com- 
ment il  reconnaît  qu'elle  n'est  pas.  Ce  que  nous  voudrions 
tient  toujours  un  peu  de  l'apothéose  ;  et  cette  humble 
incertitude,  où  l'exemple  des  plus  saints  nous  entretient, 
est  la  vraie  sauvegarde  de  nos  précieuses  consolations. 
Nous  sommes  si  sincères,  souvent  sans  qu'il  y  ait  dans  ce 
que  nous  disons  un  mot  de  vrai,  et  cela  pour  les  plus 
incapables  de  se  tromper  eux-mêmes  !  Nous  ne  savons  pas  ! 
Mais  que  nous  importe,  chère  Madame!  Dieu  sait! 

Je  ne  puis  vous  rendre  assez  de  grâces  de  tout  ce  que 
vous  m'avez  fait  connaître,  apprécier,  ch6rir.  Quel  rare 
bonheur  que  la  rencontre  d'éléments  qui  s'assimilent  si 
bien  !  et  vous  tous,  comme  il  me  semble  que  j'ai  vécu  au 
milieu  de  vous!  Chère  Madame,  veuillez  prendre  cette 
grande  bonté  que  vous  avez  eue  pour  une  date  que  j'ins- 
cris et  qui  ne  s'effacera  plus  ;  si  j'osais,  je  dirais  qu'elle 
vous  engage,  car  je  crois  fermement  aux  devoirs  contrac- 
tas envers  ceux  pour  lesquels  on  a  beaucoup  fait. 


CHAPITRE  VI  (1853-1855) 


Retour  à  Naples.  —  La  charité  à  Naples.  —  Mort  de  Lord  Belfast. 

—  Représentations  chez  Mme  Craven.  —  La  casa  Craven.  — 
Voyage  en  Angleterre.  —  Londres.  —  Oxford.  —  Retour  à  Na- 
ples. —  Séjour  à  Rome  avec  les  Rio.  —  Leghorn.  —  Florence. 

—  Lettre  à  M.  Monsell. 


Mme  Craven  avait  commencé  avec  un  tendre  res- 
pect le  classement  des  papiers  de  famille  destinés  à 
composer  le  «  Récit  d'une  sœur  ».  Elle  en  avait  mon- 
tré quelques-uns  à  M.  Monsell,  qui  comprenait  tout  ce 
que  renfermait  pour  elle  ce  mot  «  chez  mon  frère,  près 
de  Gisors  »,  car  Dangu  était  près  de  Boury,  et  Boury 
était  toujours  l'objet  des  plus  tendres  pensées  de 
Mme  Craven. 

Après  bien  des  hésitations,  M.  Craven  s'était  décidé 
à  s'établir  à  Naples,  au  commencement  de  1833.  Le 
petit  palais  de  Chiatamone  ou,  comme  on  l'appela 
bientôt,  «  la  casa  Craven  »,  fut  transformé  et  embelli 
par  ses  soins.  Il  dominait  la  baie  de  Naples,  et  à 
l'ouest  Paussilippe.  De  chaque  côté  du  hall  se  trou- 
vaient la  salle  à  manger  et  le  salon  de  Mme  Craven, 
rempli  de  livres  et  d'objets  d'art.  M.  Keppel  Craven 
avait  fait  décorer  le  salon  de  réception  dans  le  style 
du  premier  Empire.  Les  murs  étaient  peints  en  teintes 


48  MADAME   CRAVEN    (1853) 

ombrées,  deux  massives  corniches  dorées  d'un  dessin 
classique  encadraient  quatre  grandes  glaces  et  deux 
portraits  de  grandeur  naturelle  peints  par  Romney  : 
un  portrait  en  pied  de  la  Margravine  d'Anspach  et 
un  autre  de  M.  Keppel  Craven  et  de  son  frère  Berke- 
ley Craven. 

La  salle  à  manger  avec  ses  tableaux  choisis  et  ses 
fines  porcelaines  précédait  une  bibliothèque,  présen- 
tant la  forme  d'une  croix  grecque  dont  les  bras  con- 
tenaient huit  mille  volumes  ;  au  centre,  un  espace 
commode  était  réservé  au  travail. 

La  pièce  était  éclairée  par  un  large  balcon  s'ouvrant 
sur  la  mer.  A  l'est  se  trouvait  une  terrasse,  derrière 
laquelle  s'élevait  un  des  rudes  contreforts  de  la  col- 
line d'Ischia.  Les  étrangers,  parmi  lesquels  se  trou- 
vaient beaucoup  d'Anglais  et  de  diplomates  de  tous  les 
pays,  tenaient  à  honneur  d'être  admis  chez  Mme  Craven . 
Lady  Drogheda  écrit  : 

Les  Craven  habitaientNaples  ainsi  que  Lord  et  Lady  Hol- 
land.  Ils  vivaient  presque  ensemble.  J'entendais  tellement 
parler  de  tous  les  talents  de  Mme  Craven,  de  ses  vertus  et 
de  ses  admirables  qualités,  que  je  finis  par  croire  que  per- 
sonne ne  lui  ressemblait.  L'année  suivante,  j'appris  à  la 
connaître  et  à  l'aimer  comme  une  sainte.  Elle  a  disparu 
maintenant,  cette  chère  et  brillante  société.  Il  n'y  avait 
personne  comme  Pauline  Craven.  Je  pense  à  elle  avec  une 
tendresse  que  rien  ne  peut  exprimer. 

Il  y  avait  beaucoup  de  misère  à  Naples.  Donna 
Adélaïde  Capece  Minutolo  et  ses  sœurs  donnaient  un 
magnifique  exemple  de  charité  privée.  Mais  on  ne 
s'occupait  pas  de  fonder  des  hôpitaux  et  des  écoles 
pour  le  peuple.  Après  une  consultation  sérieuse  avec 
ses  amis,  Mme  Craven  résolut  de  mettre  son  talent 
dramatique  au  service  des  pauvres.  M.  Craven  adopta 
l'idée  de  sa  femme  avec  toute  l'ardeur  contenue  sous 
un  extérieur  froid  et  réservé.  Une  scène  charmante 
et  commode  s'éleva  dans  la  bibliothèque,  et  M.  Cra- 


MORT   DE   LORD   BELFAST  49 

ven  prit  la  direction  d*une  troupe  rapidement  choisie 
par  Mme  Craven.  Elle  la  maintint  en  bon  ordre  par 
son  expérience  et  ses  conseils.  Son  entreprise  réussit 
au  delà  de  ce  qu'elle  avait  espéré,  et  les  pauvres  de 
celte  ville  si  mal  dirigée  furent  secourus  pendant 
plusieurs  hivers. 

Le  comte  Charles  de  la  Ferronnays,  qui  chantait  fort 
bien  et  jouait  admirablement  la  comédie,  et  plusieurs 
autres  amateurs  de  nationalités  différentes,  élevèrent 
ces  représentations  à  un  degré  de  perfection  telle,  que 
du  vaudeville  on  passa  à  la  comédie  sérieuse,  aux 
pièces  en  vers  et  même  à  l'opéra,  avec  un  courage 
toujours  croissant.  Un  passage  du  journal  de  Mme  Cra- 
ven révèle  les  impressions  de  son  âme  à  cette  époque 
et  les  tristes  et  solennelles  pensées  dont,  comme  dit 
Bacon,  «  ses  joies  étaient  tissées  ».  Elle  parle  de  la 
mort  d'Alonzo,  duc  de  San-Teodoro,  qu'elle  avait 
connu  enfant,  et  de  la  société  anglaise  dans  laquelle 
elle  avait  vécu  :  «  Au  commencement  de  1853,  je  dî- 
nais chez  Sir  William  Temple.  Lord  Belfast  m'offrit 
son  bras  et  me  plaça  à  côté  d'Alonzo.  Ils  ne  se  con- 
naissaient que  de  vue,  et  je  les  présentai  l'un  à  l'autre. 
Hélas  !  qui  nous  aurait  dit  qu'en  moins  de  quinze 
jours  un  des  deux  serait  mort  et  que  l'autre  le  sui- 
vrait dans  l'espace  de  trois  mois  ! 

«  Ils  étaient  les  plus  jeunes,  les  plus  beaux  et  les  plus 
distingués  de  tous  ceux  qui  étaient  présents.  Ils  se 
ressemblaient  plus  ou  moins  dans  leurs  goûts,  leur 
talent,  l'un  pour  la  musique,  l'autre  pour  la  peinture, 
où  ils  égalaient  presque  des  artistes  de  profession. 
Oublierai-je  jamais  les  tristes  circonstances  de  la 
mort  du  pauvre  Lord  Belfast!  Je  l'avais  peu  vu  et  peu 
connu  pendant  sa  vie,  mais  le  souvenir  de  sa  mort  est 
resté  pour  moi  douloureusement  ineffaçable. 

«  Je  le  vis  pour  la  première  fois  dans  l'automne  de 
1851,  chez  Lord  Anglesey,  à  Beaudesert.  Il  avait  pour  la 
musique  un  talent  peu  commun  chez  un  Anglais.  J'ai- 

IIADAME    CRAVEN.  4 


50  MADAME    CRAVEN    (1853) 

mais  beaucoup  sou  jeu  et  Lord  Gifford,  qui  était  de  la 
même  réunion,  l'accompagna  extrêmement  bien  sur  le 
violon,  ce  qui  était  encore  plus  étonnant  chez  un  ama- 
teur de  son  rang. 

«  Pendant  que  nous  étions  à  Beaudesert,  nous  jouâ- 
mes la  comédie.  Je  pris  la  place  d'une  autre  dans  «  le 
Caprice  »  l.  Je  jouai  Mme  de  Léry,  et  j'appris  mon 
rôle  en  un  jour.  Auguste  joua  Chavigny  ;  Isabella 
Anson,  Mathilde. 

«  Nous  partîmes  le  surlendemain  et  au  dernier  mo- 
ment Lady  Sydney  vint  me  demander  de  la  part  de  Lord 
Belfast  si  je  voudrais  jouer  avec  lui  «  Il  faut  qu'une 
porte  soit  ouverte  ou  fermée  -  ».  Elle  me  supplia  de 
consentir  et  proposa  dans  ce  cas  de  jouer  la  pièce 
chez  elle  à  Frognal,  à  la  campagne,  où  nous  devions 
nous  retrouver  quinze  jours  après. 

«  Tout  cela  réussit.  Et  contrairement  à  mon  attente, 
car  je  m'imaginais  qu'il  jouerait  mal,  Lord  Belfast  se 
tira  extrêmement  bien  de  son  rôle  quelque  peu  ex- 
centrique. » 

A  propos  de  cette  réunion  de  Frognal,  M.  Grenfell 
écrit  :  «  Lord  Belfast  fut  le  héros  de  la  fête  et  joua  du 
piano  entouré  de  toutes  les  dames.  Les  épreuves  d'un 
roman,  son  premier  essai,  venaient  juste  de  lui  arri- 
ver. Il  joua  avec  Mme  Craven  «  Il  faut  qu'une  porte 
soit  ouverte  ou  fermée  ».  Je  lavis  beaucoup  pendant 
cette  semaine,  et.  dans  la  suite  nous  nous  retrouvâmes, 
non  seulement  comme  relations,  mais  comme  amis. 
N'importe  où  nous  nous  rencontrions,  nous  repre- 
nions la  conversation  où  nous  l'avions  laissée,  chacun 
prenant  le  plus  vif  intérêt  aux  affaires  politiques,  sur 
lesquelles  Mme  Craven  donnait  toujours  une  opinion 
éclairée,  solide  et  pondérée.  Elle  ne  parlait  jamais 
d'elle-même,  n'avait  ni  égoïsme,  ni  gallicisme.  C'est 

1.  Comédie  en  un  acte  d'Alfred  de  Musset,  jouée  pour  la  pre- 
mière fois  en  1847. 

2.  Proverbe  d'Alfred  de  Musset,  joué  pour  la  première  fois  en- 1848» 


MORT  DE  LORD   BELFAST  51 

la  femme  la  plus  complètement  cosmopolite  que  j'aie 
jamais  rencontrée.  » 

Mme  Craven  continue  dans  son  journal  : 

Quand  je  retournai  à  Londres,  Lord  Belfast  vint  chez  moi 
et  me  demanda  d'aller  voir  sa  mère,  qui  ne  sortait  jamais, 
mais  qui  désirait  me  connaître.  Je  lui  fis  donc  une  visite. 
Elle  voulait  seulement  m'entendre  dire  qu'il  jouait  bien  et 
voulait  savoir  (ce  qu'elle  me  dit  presque  ouvertement)  si 
j'étais  digne  de  paraître  avec  lui  dans  une  pièce  où  il  n'y 
avait  que  deux  acteurs.  «  Maintenant  que  je  vous  connais  », 
dit-elle,  «  je  suis  tout  à  fait  satisfaite,  et  je  regrette  seule- 
ment de  ne  pas  vous  avoir  vue  jouer  avec  lui.  »  Quand  nous 
fûmes  installés  à  Naples,  quelque  temps  après,  il  arriva 
dans  les  meilleures  dispositions  et  en  bonne  santé,  en- 
chanté de  se  joindre  aux  représentations  qui  avaient  lieu 
chez  nous.  Il  joua  deux  rôles  également  bien.  Tout  mar- 
chait agréablement. 

Notre  troupe  se  composait  de  quelques  amis  intimes.  Il 
les  aimait,  en  était  aimé,  et  disait  qu'il  s'était  rarement 
trouvé  dans  un  petit  cercle  qui  lui  convint  aussi  bien. 
Nous  le  trouvions  aimable,  agréable  et  naturel.  Nous  étions 
tous  gais  et  contents  les  uns  des  autres.  J'avais  moi-même 
surmonté  le  sentiment  douloureux  avec  lequel  je  pensais  à 
ces  représentations. 

Depuis  les  chagrins  qui  ont  changé  ma  vie,  et  dont  les 
traces  intimes  sont  ineffaçables,  j'ai  toujours  éprouvé  cette 
répugnance,  tout  en  ayant  repris  à  l'extérieur  ma  première 
manière  de  vivre.  Mais  ici,  à  Naples,  où  ces  représenta- 
tions sont  associées  au  souvenir  du  temps  le  plus  heureux 
de  majeunesse,  et  de  ceux  qui  la  partagèrent  avec  moi, 
ma  répugnance  est  plus  grande  même  qu'à  l'ordinaire. 
Bien  des  circonstances  se  sont  réunies  pour  rendre  la 
chose  agréable  à  Auguste,  et  chacun  s'en  amuse.  Une  fois 
lancée,  je  sens  toujours  suffisamment  revivre  en  moi  la 
vieille  prédilection  pour  m'intéresser  et  pour  éorouver  de 
la  satisfaction  de  ce  qui  se  passe. 

Mais  dans  cette  occasion,  cette  idée  m'était  particulière- 
ment pénible,  et  ce  fut  seulement  une  semaine  environ 
avant  la  rppre'spntation  nne  je  me  trouvai  dans  de  bonnes 
à'  ' <\<  inf  t ••  n'i'    0<5. 


52  MADAME   CRAVEN    (1853) 

Le  jour  où  la  représentation  devait  avoir  lieu,  je  roe 
sentais  hors  de  moi,  à  cause  d'un  violent  orage  qui  nous 
avait  tous  empêchés  de  dormir.  Je  n'avais  jamais  vu  un 
Itemps  plus  affreux  à  Naples  que  dans  cette  matinée  pré- 
cédant un  jour  de  plaisir.  A  midi,  nous  apprîmes  que  Lord 
Belfast  avait  la  fièvre  scarlatine;  notre  réunion  fut  remise, 
mais  nous  fûmes  d'abord  plus  désappointés  qu'inquiets. 
Deux  jours  se  passèrent,  mais  le  troisième  nous  apprîmes 
avec  un  saisissement  terrible  que  la  maladie,  déclarée  lé- 
gère par  les  médecins  jusqu'à  ce  moment,  était  devenue 
dangereuse  tout  à  coup.  Auguste  sortit  pour  se  renseigner, 
et  ne  revint  qu'au  moment  de  dîner  sans  une  ombre  d'es- 
poir. 

Thérèse  Ravaschieri,  qui  arrivait,  apprit  ce  qui  se  passait. 
Elle  le  croyait  si  peu  malade  qu'elle  lui  avait  écrit  un 
mot  très  gai  signé  de  son  nom  de  comédie  :  Marquise  de 
Senneterre,  en  lui  envoyant  une  petite  main  de  corail, 
comme  un  charme  contre  le  mauvais  œil. 

Nous  apprîmes  sa  mort  un  peu  plus  tard,  et  on  ne  peut 
dépeindre  l'espèce  de  terreur  que  j'éprouvai  en  repassant 
les  circonstances  des  jours  précédents.  Sans  doute  que  ce 
contraste  augmenta  la  violence  de  mon  impression,  et 
pourtant  je  disais  que  ce  n'était  pas  la  mort,  mais  le  plaisir 
qui  était  à  blâmer.  La  mort  a  le  droit  de  nous  surprendre 
et  le  plaisir  ne  devrait  jamais  nous  faire  perdre  la  mort  de 
vue.  Aussi  tristes  et  rapides  qu'aient  été  les  événements  de 
cette  nuit,  ils  ne  m'auraient  pas  frappée  au  même  degré 
dans  d'autres  circonstances.  Bien  que  notre  occupation 
fût  frivole,  elle  n'était  pas  mauvaise,  Dieu  merci  !  Que 
celui  qui  sonde  les  cœurs  et  ne  condamne  que  le  pé- 
ché ait  pitié  de  lui  et  de  nous  tous...  Que  son  âme  repose 
en  paix! 

Naples  et  Londres,  31  mai  1853. 

J'écrivais  à  l'instant  le  mot  de  plaisir  ;  mais  il  ne  s'en 
suit  pas  que  j'en  aie  eu  ma  trop  large  part  cet  hiver.  Non. 
Tout  ce  qui  mérite  le  nom  de  plaisir  selon  le  monde,  les 
représentations,  les  réceptions,  les  visites,  tout  cela  a  été 
accompagné,  je  puis  le  dire,  de  circonstances  pénibles  qui 
ont  rendu  ceux  de  mes  jours  qu'on  aurait  pu  appeler  les 


NAPLES  53 

plus  gais,  les  moins  agréables  de  la  saison.  En  dépit  de  ces 
ennuis,  cependant,  j'ai  rejoué  avec  un  succès  qui  ne  m'a 
donné  que  trop  de  satisfaction.  Je  pense  que  ce  stupide 
plaisir  sera  expié  et  balancé  par  les  mille  petites  vexations 
qui  l'ont  accompagné. 

Ce  dont  je  jouis  réellement,  c'est  de  la  délicieuse  mai- 
son dans  laquelle  je  vis,  des  aimables  et  bons  amis  que  je 
vois  chaque  jour,  et  du  charme  général  de  cette  existence, 
bien  que,  pour  mon  goût,  elle  manque  de  silence  et  de 
tranquillité.  Cependant,  puisque  mon  étoile  semble  me  ra- 
mener à  Naples,  au  lieu  de  m'en  éloigner  comme  je  m'y 
attendais,  je  veux  essayer  de  dominer  l'extraordinaire 
répugnance  que  j'éprouve  devant  cette  nature,  la  plus  belle 
du  monde.  Après  tout,  ce  n'est  pas  l'endroit  qui  m'inspire 
cette  répugnance.  La  mer,  les  montagnes,  la  couleur,  le 
parfum  et  tout  ce  que  Dieu  a  donné  à  ce  peuple  m'enchante. 
De  plus,  je  trouve  dans  cette  maison  ce  dont  j'ai  toujours 
joui,  une  sensation  de  confort  et  de  bien-être,  de  grandes 
et  belles  chambres.  Le  contenu  de  la  bibliothèque  est  digne 
de  son  cadre,  ce  qui  est  beaucoup  dire.  Cette  charmante 
galerie  double  dans  laquelle  nous  avons  passé  nos  journées 
depuis  un  mois,  est  un  salon  qui  n'a  pas  son  pareil.  Je  ne 
suis  pas  assez  absurde  pour  ne  pas  aimer  tout  cela.  Cepen- 
dant, je  consentirais  à  le  quitter  pour  toujours,  si  je  pou- 
vais obtenir  à  ce  prix  ce  que  j'ai  le  plus  désiré,  un  travail 
actif  et  utile  pour  Auguste,  et  pour  moi  le  calme  et  la 
solitude.  Je  ne  puis  cependant  pas  me  faire  un  mérite  de 
ce  désir,  car  je  ne  nie  point  que  les  mille  petites  misères 
de  ce  pays  ne  soient  un  correctif  à  son  charme,  et  que  je 
ne  jouisse  moins  ici  qu'ailleurs  de  la  vie  avec  toutes  les 
raisons  d'en  jouir  davantage.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  crois 
que  la  volonté  de  Dieu  est  que  nous  revenions  ici.  Nous 
partons  dans  une  semaine  pour  revenir  probablement  dans 
trois  ou  quatre  mois.  Nous  voudrions  vendre  ou  louer  cette 
maison,  mais  Auguste  a  décidé  de  la  garder  et  de  l'arran- 
ger complètement.  Et  à  moins  que  de  nouveaux  change- 
ments ne  surviennent  dans  nos  projets,  pendant  notre 
séjour  en  Angleterre,  je  vois  clairement  qu'il  me  faudra 
déraciner  chaque  parcelle  de  mes  espérances  et  de  mes 
projets  favoris. 

Que  la  volonté  de  Dieu  soit  laite  !  Je  veux  tâcher  de  main- 


54  MADAME   CRAVEN    (1853) 

tenir  ici  les  fortes  et  sérieuses  impressions  que  j'ai  reçues 
ailleurs.  Du  commencement  jusqu'à  la  fin  et  en  toutes 
choses,  que  Dieu  seul  garde  ma  vie. 

Le  14  août  1853,  Madame  Craven  écrivait  dans  son 
journal  : 

J'ai  passé  quelques  jours  à  IS'uneham  pendant  lesquels 
j'ai  visité  Oxford  pour  la  première  fois.  Si  les  ruines  de 
Pompéi  intéressent  les  amants  de  l'antiquité,  Oxford  devrait 
intéresser  à  un  degré  bien  plus  élevé  ceux  qui  aiment  les 
souvenirs  du  moyen  âge  et  particulièrement  ceux  qui  pos- 
sèdent la  même  foi  que  les  fondateurs  de  ces  institutions 
et  sous  l'inspiration  desquels  se  sont  élevés  ces  merveilleux 
monuments. 

Il  y  a  dans  ce  pays  un  mélange  étonnant  du  sentiment 
de  conservation  et  du  contraire.  Oxford  a  fidèlement  gardé 
le  cachet  extérieur  imprimé  par  le  catholicisme  à  la  ville 
entière.  Le  résultat  est  une  impression  à  la  fois  douce  et 
triste,  comme  si  l'on  rencontrait  un  étranger  ou  même  un 
ennemi  sous  les  traits  chers  et  familiers  d'un  ami,  d'un 
frère  ou  d'une  mère.  Tout  ici  parle  le  langage  des  catho- 
liques et  pourtant  ce  langage  exprime  ce  qu'ils  détestent  le 
plus. 

Avant  d'écrire  la  page  précédente,  j'aurais  dû  remplir  le 
vide  qui  existe  entre  Naples  et  Nuneham.  J'aurais  dû  dire 
que  nous  avons  passé  une  semaine  à  Paris  en  juin,  et  que 
nous  sommes  à  Londres  depuis  le  20  de  ce  mois.  En  me 
trouvant  dans  cette  maison  que  j'avais  tant  désirée,  je 
souffre  le  supplice  de  Tantale.  Maintenant  que  mes  désirs 
ont  été  réalisés,  elle  me  paraît  encore  plus  agréable  et 
chère  que  je  ne  m'y  étais  attendue,  et  pourtant  j'y  reviens 
avec  la  certitude  qu'il  me  faudra  l'abandonner  pour  long- 
temps peut-être,  sans  espoir  d'y  revenir  pour  y  séjourner 
continuellement.  Tout  cela  m'attriste,  mais  ne  peut,  comme 
je  serais  disposée  à  le  penser,  s'appeler  une  croix.  Cepen- 
dant cette  contrariété  dans  mes  anciens  projets  est  une 
épreuve.  Elle  éloigne  cette  stabilité  que  je  croyais  avoir 
atteinte.  Donc,  le  1er  septembre  nous  allons  à  Paris,  et  le 
23  nous  nous  embarquons  à  Marseille,  et  terminons  une 
visite  marquée  pour  nous  par  des  espérances  déçues.  Cette 


LONDRES   ET   NAPLES  55 

visite  a  été  courte  et  triste.  Mais  elle  a  considérablement 
ranimé  mon  amour  pour  ce  «  home  »,  dans  un  pays  que 
j'aime  en  résumé  plus  que  tout  autre. 

Londres,  11  septembre  1853. 

Notre  départ  a  été  remis,  nous  ne  partons  maintenant 
que  dans  trois  jours.  Tout  le  monde  a  quitté  Londres,  et  le 
mois  que  j'aurais  volontiers  passé  à  la  campagne  (que  je 
n'aime  réellement  qu'en  Angleterre)  est  employé  à  faire 
des  paquets.  La  maison  est  louée,  et  nous  prenons  toutes 
les  dispositions  de  ceux  qui  n'ont  pas  l'intention  de  revenir 
de  quelque  temps.  Je  regarde  autour  de  nous  avec  tendresse 
et  regret.  Cette  maison  est  le  «  home  »  idéal  que  j'avais 
rêvé.  Mais  que  dis-je  ?  Comment  puis-je  regretter  un  endroit 
qui  me  rappelle  si  peu  d'agréables  souvenirs?  moi  qui  aime 
tant  à  vivre  dans  le  passé  !  Je  ne  sais  pourquoi,  mais  en 
dépit  de  tout,  j'ai  eu  beaucoup  de  repos.  Et  je  n'attends  pas 
de  plus  grand  bonheur  que  le  repos.  En  outre,  j'ai  éprouvé 
ici  une  certaine  ferveur  et  une  bonne  volonté  qui  est  la 
seule  heureuse  impression  appartenant  au  souvenir  de  ma 
chambre,  où  j'ai  lu  et  prié,  et  pensé  à  Dieu,  et  où  quelque- 
fois j'ai  éprouvé  le  désir  de  l'aimer.  De  même  à  Naples. 
Et  rappelons-nous  une  fois  de  plus  que  toute  la  terre  est 
au  Dieu  que  nous  servons. 

Naples,  30  septembre  1853. 

Nous  sommes  arrivés  ici,  comme  nous  l'avions  décidé.  Il 
est  rare  qu'un  plan  fait  d'avance  puisse  s'exécuter  dans 
tous  ses  détails.  Mais  dans  cette  circonstance,  tout  a  bien 
marché.  Quels  que  soient  mes  désirs,  je  ne  puis  que  pour- 
suivre ma  route  vers  le  sud,  ce  qui  m'est  aussi  désagréable 
à  présent  que  je  le  trouvais  délicieux  autrefois.  J'espère 
que  ma  répugnance  disparaîtra,  car  c'est  ici,  évidemment, 
que  Dieu  me  veut  aujourd'hui. 

Nous  sommes  arrivés  ici  le  23.  J'ai  éprouvé  une  grande 
joie  à  revoir  Thérèse  '  etLaurette  2,  que  j'aime  comme  des 
sœurs.    Mais    immédiatement  après,  le  poids  qui  écrase 

1.  La  duchesse  Ravaschieri. 

5J    La  princesse  Camporeal   maintenant  Mme  Minghetti. 


56  MADAME   CRAVEN    (1854) 

tout  s'est    fait  sentir   plus  même  que   Tannée   dernière 
L'absence  de  tout  intérêt,  de  toute  vie  et  même  d'espoir 
que  quelque  chose  prospère  ici,  oppresse  en  dépit  du  soleil 
et  de  toute  la  beauté  naturelle  de  ce  pays... 

La  laideur,  le  désordre,  la  saleté  des  rues  l'emportent 
en  tristesse  sur  le  plaisir  qu'offrent  la  baie  et  les  montagnes. 
La  laideur  de  toutes  les  constructions  de  Naples  m'attriste. 
Je  ne  puis  m'y  habituer,  et,  sous  ce  rapport,  cette  ville  est 
la  plus  triste  de  l'Italie.  Il  n'y  en  a  pas  de  semblables,  carie 
peuple  italien,  doué  pour  tous  les  arts,  a  laissé  son  empreinte 
et  celle  de  son  histoire  poétique  partout,  excepté  à  Naples. 
Il  n'y  a  ici  aucune  trace  du  passé;  et  sous  les  influences  qui 
dominent  maintenant,  le  beau  ne  périt  pas  moins  que  le 
bien.  J'ai  eu  la  même  impression  l'année  dernière  en  en- 
trant dans  une  église.  Je  m'y  habitue,  mais  quand  je 
reviens  de  cette  vivifiante  atmosphère  du  libre  Nord, 
j'étouffe...  Et  quelque  brillante  et  charmante  que  soit  ma 
cage,  j'aimerais  mieux  être  dehors. 

Naples,  28  avril  1854. 

J'ai  passé  un  mois  à  Rome,  et  ces  jours  ont  été  pleins 
d'impressions  que  je  ne  voudrais  pas  oublier.  Je  n'ai  pas 
eu  un  instant  pour  les  rappeler,  au  moins  dans  ce  livre. 
Heureusement,  ce  que  j'ai  éprouvé  ne  s'oubliera  pas  faci- 
lement et  ce  n'est  pas  trop  tard  pour  m'en  souvenir.  Si  je 
devais  exprimer  en  un  mot  l'effet  que  Rome  m'a  produit, 
je  dirais  que  c'est  exactement  le  contraire  de  ce  que  j'ai 
éprouvé  à  Naples.  En  approchant  de  Rome,  je  sens  mon 
cœur  réchauffé  et  mon  intelligence  agrandie  ;  et  plus  j'y 
reste,  plus  ce  sentiment  augmente.  Reauté  de  la  nature, 
beauté  de  l'art,  beauté  du  passé  antique  et  du  passé  chré- 
tien, et  pour  tout  couronner,  beauté  de  la  religion.  Tel  est 
l'effet  général,  telles  sont  les  sources  de  mes  satisfactions 
dans  le  lieu  le  plus  grand  de  la  terre. 

J'ai  passé  la  première  semaine  à  revisiter  les  endroits  les 
plus  connus  et  à  jouir  de  la  société  des  amis  que  j'ai  re- 
trouvés ici.  J'ai  vécu  des  souvenirs  mêlés  à  mes  impres- 
sions générales.  J'ai  prié  tous  les  matins  à  Saint-Andréa, 
j'ai  revu  Saint-Pierre,  Saint-Jean-de-Latran,  le  Capitole,  le 
Vatican.  Quels  intérêts,  quelle  activité,  quelle  vie  se  réveil- 


SÉJOUR   A   ROME   AVEC   LES   RIO  57 

lent  ici  dans  mon  cœur  et  dans  mon  esprit  !  Tout  ce  qu'on 
voit,  et  tout  ce  que  rappelle  ce  qu'on  voit  est  si  bea'u,  que 
nous  secouons  malgré  nous  la  petitesse  et  la  frivolité  dont 
nous  devenons  graduellement  la  proie  ailleurs. 

Avec  les  Rio,  qu'à  ma  grande  joie  j'ai  retrouvés  ici,  je 
suis  allée  dans  cette  partie  de  la  voie  Appienne  nouvelle- 
ment découverle.  Rio  explique  mieux  que  personne  et  je 
comprenais  l'intérêt  que  possèdent  ces  ruines. 

Du  sommet  de  la  dernière  de  ces  tombes  circulaires  qui 
appartenaient  aux  Colonna  du  moyen  âge,  et  dont  ils  ont 
fait  une  forteresse,  la  vue  est  splendide.  La  campagne,  les 
aqueducs,  les  montagnes  dans  le  lointain,  l'atmosphère 
transparente,  et  les  restes  de  ce  grand  passé  classique  ne 
peuvent  être  éclipsés  que  par  la  naissance  plus  intéressante 
du  christianisme.  J'ai  passé  en  retraite  spirituelle  à  la 
«  Trinità  de  Monti  »  la  seconde  semaine  de  mon  séjour  à 
Rome.  Et  presque  chacune  des  heures  de  ce  temps  est 
inarquée  dans  les  notes  que  j'avais  à  prendre  sur  les  quatre 
méditations  du  jour,  qui,  avec  d'autres  exercices,  m'occu- 
paient depuis  sept  heures  du  matin  jusqu'à  neuf  heures  du 
soir.  C'est  ia  première  fois  de  ma  vie  que  j'ai  connu  la 
fatigue  du  bon  usage  de  toutes  mes  facultés.  Cette  fatigue 
est  très  douce  et  salutaire,  et  les  exercices  qui  m'effrayaient 
un  peu  au  commencement,  ont  laissé  après  eux  une  bonne 
et  joyeuse  impression.  Je  n'oublierai  jamais  ces  heureux 
jours,  ces  promenades  sous  ce  beau  ciel  avec  une  vue  in- 
comparable devant  les  yeux. 

Vers  le  soir,  la  bonne  sœur  venait  me  chercher,  el  je  la 
suivais  au  réfectoire  où  le  souper  m'attendait.  En  m'y 
rendant,  je  traversais  ce  beau  cloître  où,  vingt  ans  aupara- 
vant, j'avais  passé  avec  Olga,  la  veille  de  sa  première  com- 
munion. Quels  souvenirs  !  Quelles  saintes  et  chères  influen- 
ces !  Je  remercie  Dieu  d'avoir  pu  m'y  abandonner  pendant 
quelques-uns  des  jours  que  j'ai  passés  à  Rome  à  ce  moment. 

Une  épidémie  de  choléra  obligea  M.  et  Mme  Craven 
à  quitter  Ischia;  ils  s'embarquèrent  sur  le  steamer 
Vesuvius  en  route  pour  Leghorn,  et  de  là  pour  les 
montagnes  de  Lucques  qui  avaient  échappé  à  la  con- 
tagion. 


58  MADAME   CRAVEN    (1855) 

Mme  Craven  écrit  de  ce  voyage  : 

Dans  le  passage  de  notre  bateau  au  lazaret,  nous  passâ- 
mes un  de  ces  moments,  peu  fréquents  dans  la  vie,  où  nous 
sommes  exposés  à  un  danger  réel  et  imminent.  11  fallut 
ramer  à  une  distance  qu'on  traversait  généralement  en 
trois  quarts  d'heure.  Nous  étions  dans  une  barque  remor- 
quée par  une  autre.  Nous  luttâmes  pendant  quatre  heures 
contre  une  mer  furieuse.  Notre  bateau  était  inondé  par  les 
vagues,  et  plus  d'une  fois  la  corde  fut  sur  le  point  de  se 
rompre.  Si  cela  était  arrivé,  nous  étions  à  la  merci  de  la 
tempête  et  nous  n'y  aurions  pas  échappé.  Je  savais  à  peine 
ce  que  j'éprouvais. 

Mme  Craven  se  rendit  ensuite  à  Florence  où  elle 
passa  quinze  jours  de  retraite  intellectuelle  (parmi  les 
églises  et  les  musées).  Là,  elle  relut  Dante  tout  entier, 
l'esprit  bien  disposé  aie  comprendre  complètement, 
«  Il  m'a  fait  faire  tellement  de  progrès  »,  écrit-elle,  «  que 
pour  sa  poésie  seulement,  je  me  souviendrai  de  ce  mois 
de  septembre  185-i  comme  d'une  heureuse  époque  de 
ma  vie.  »  En  terminant  une  lettre  touchante  à  M.  Monsell 
qui  venait  de  perdre  sa  femme  ', Mme  Craven  ajoute  : 

Nous  espérons  aller  en  Angleterre  au  commencement  de 
mai  ;  par  conséquent,  je  ne  vous  parle  pas  de  nous.  Nous 
nous  retrouverons  et  nous  nous  dédommagerons  par  de 
longues  causeries  de  l'insuffisance  de  notre  correspondance. 

Je  suis  fâchée  de  constater  que  la  santé  d'Auguste  n'est 
pas  aussi  bonne  qu'avant,  et  nous  ne  saurons  si  ce  climat 
est  oui  ou  non  mauvais  pour  lui  qu'après  avoir  essayé  les 
effets  d'une  autre  année  dans  le  Nord.  Je  me  suis  bien 
portée,  à  l'exception  d'une  petite  fatigue  qui  m'a  empêchée 
d'aller  à  Rome  pour  ces  admirables  solennités  du  8  dé- 
cembre. C'est  un  désappointement  dont  rien  ne  peut  me  dé- 
dommager. Car  rien  ne  ressemble  à  ce  qu'on  ne  verra  plus. 
J'ai  été  très  heureuse  d'apprendre  que  Lady  Lothian  et  ses 
filles  étaient  là.  Je  crois  qu'il  est  impossible,  pour  des 
catholiques,  de  rien  voir  de  plus  frappant  et  de  plus  édifiant. 

1.  Lady  Anna-Maria  Weyndham  Quin,  fille  unique  du  deuxième 
comte  de  Dunraven. 


CHAPITRE  VII  (1855) 


Popularité  de  Mme  Craven  dans  le  monde.  —  Londres.  —  Naples. 
—  Difficultés  de  Mme  Craven  pour  travailler  à  Naples.  —  Lettre  à 
M.  Monsell.  —  Sympathie  pour  la  réforme  en  Italie.  —  Libéra- 
lisme de  Mme  Craven. 


Revenue  à  Naples,  Mme  Craven  reprit  ses  occupa- 
tions et  ses  bonnes  œuvres. 
Elle  écrivait  : 

Naples  est  une  sirène  qui  endormirait  dans  mon  cœur 
les  tristes  souvenirs  dont  il  est  rempli,  s'ils  n'étaient  l'es- 
sence même  de  sa  vie. 

Chaque  matin  de  ces  jours  délicieux,  elle  passait 
quelques  heures  à  classer  la  volumineuse  correspon- 
dance de  sa  famille,  dans  l'ordre  indiqué  par  le  jour- 
nal d'Alexandrine.  Dans  l'après-midi,  elle  visitai! 
souvent  les  sœurs  de  Charité  qui  dirigeaient  l'unique 
école  d'enfants  pauvres  existant  alors  à  Naples.  Sous 
leur  toit,  elle  apprit  à  connaître  la  misère  de  la  ville 
et  fit  ses  plans'  pour  y  remédier.  De  chères  affections 
remplissaient  aussi  son  existence.  L'amour  de  Pau- 
line pour  Lina,  le  fille  de  la  duchesse  Ravaschieri,  fut 
beut-être  le  sentiment  le  plus  profond  de  son  cœur,  et 
révèle  plus  que  tout  autre  sa  nature  aussi  pure  qu'elle 


60  MADAME   CRAVEN    (1855) 

était  ardente.  Sans  enfants  elle-même,  Mme  Craven 
répandit  sur  celle-là  tous  les  trésors  de  sa  tendresse 
maternelle,  et  sa  mort  fut  pour  elle  une  douleur  dont 
elle  ne  se  consola  jamais. 

Si  Mme  Craven  avait  permis  de  dater  ses  médita- 
tions quand  elles  furent  publiées,  avec  quelle  sympa- 
thie émue  ne  suivrait-on  pas  toutes  les  phases  de  son 
existence  à  cette  époque  !  Dans  une  page  de  ces  mé- 
ditations, elle  écrit  :  «  Dans  ce  monde  où  se  commet- 
tent tant  d'offenses  mutuelles,  j'ai  ce  rare  bonheur 
qu*en  jetant  un  regard  rapide  sur  le  passé  et  le  pré- 
sent, le  souvenir  d'aucune  offense  dont  j'aie  été  L'objet 
ne  me  revient.  11  me  semble  avoir  vécu  dans  une 
atmosphère  de  bienveillance  et  n'avoir  rencontré  par- 
tout que  des  gens  non  pas  trop  sévères,  mais  trop 
bons  pour  moi.  » 

Ces  paroles  ne  sont-elles  pas  étonnantes,  sortant  de 
la  plume  d'une  femme  qui  avait  vécu  dans  presque 
toutes  les  sociétés  d'Europe?  Sans  doute,  l'honneur 
lui  en  revient  principalement.  Mais  quelle  humilité, 
quelle  charité  se  révèlent  dans  cette  touchante  dé- 
claration ! 

Elle  écrit  dans  son  journal  : 

34,  Berkeley  square,  Londres,  lundi  30  juillet  1855. 

Je  veux  encore  écrire  une  ou  deux  lignes  dans  ce  livre, 
datées  pour  la  dernière  fois  de  cette  maison  dans  laquelle 
je  m'étais  si  joyeusement  installée  pour  y  vivre  et  y  mou- 
rir. Je  crois  rêver  quand  je  regarde  autour  de  moi.  Cha- 
que meuble,  mis  en  place  pour  toujours,  je  le  pensais, 
va  appartenir  aux  nouveaux  occupants  de  cette  maison  qui 
n'est  plus  à  nous. 

Naples,  18  octobre  1855. 

Londres-Paris  !  Cette  délicieuse  vitalité  de  l'âme  et  de  l'es- 
prit échangée  pour  Naples  !  le  Naples  d'aujourd'hui,  le  seul 
endroit  de  la  terre  où  ce  soit  une  réelle  douleur  de  vivre. 


LETTRE   A   MONSIEUR   MONSELL  01 

Les  misérables  tyrannies  qui    ont  toujours  existé  devien- 
nent  plus  accablantes,   et  sont  enfin    subies  par  tout  le 
monde  sans  exception.  On  n'entend  que  des  murmures  et 
;  des  plaintes,  ce  qui  n'ajoute  pas  au  plaisir  de  notre  retour, 
'  toujours  désagréable,  quand  on  a  respiré  une  atmosphère 
1  différente. 

C'est  le  moment  de  vaincre  l'égoïsme  par  un  violent 
effort,  et  de  me  séparer  des  influences  extérieures  pour 
profiter  du  confort  de  cette  grande  maison,  et,  par  l'ab- 
sence d'intérêt  réel  en  dehors  de  ses  murs,  de  me  créer 
une  existence  personnelle  et  indépendante.  Ici,  ce  n'est 
pas  facile,  je  ne  sais  pourquoi,  mais  Dieu  le  sait  et  il  m'ai- 
dera, j'espère. 

C'est  difficile  parce  que  Naples  est  aussi  fatigant  que 
bruyant...  Par  le  manque  d'intérêt,  l'esprit  s'endort,  l'at- 
tention est  distraite  par  le  bruit  et  le  recueillement  est 
presque  impossible.  La  fin  que  Dieu  a  placée  devant  moi, 
pour  mon  bien,  ne  peut  être  atteinte  sans  lutte,  à  n'importe 
quel  prix. 

11  y  a  deux  bénédictions  que  Dieu  ne  m'a  pas  accordées 
et  cependant  le  bonheur  de  ma  vie  est  en  question.  Un  autre 
échec  aux  espérances  de  mon  mari,  le  dernier  et  le  plus 
grand,  ramènera  cette  sombre  tristesse  dont  l'idée  seule 
me  terrifie.  Elle  obscurcira  notre  vie,  et  l'inaction  causera 
l'éclipsé  totale  de  mon  soleil,  éclipse  qui  ne  m'est  pas  in- 
connue et  pendant  laquelle  je  vis  et  j'agis  comme  dans  un 
rêve  pénible.  Cette  perspective  n'est  pas  faite  pour  me  ra- 
nimer, et  je  n'ai  jamais  été  moins  disposée  que  maintenant 
à  me  soumettre  à  la  pensée  de  le  voir  malheureux. 

Au  mois  d'octobre  1851,  Mme  Craven,  parlant  de 
l'atmosphère  politique  de  Naples  et  de  tout  ce  qui 
présageait  la  révolution,  écrivait  à  M.  Monsell  : 

Nous  avons  quitté  Paris  le  11  très  tard,  et  nous  sommes 
arrivés  ici  de  bonne  heure  le  15,  ce  qui  ajoutait  un  peu  à 
la  dépression  que  j'éprouve  toujours,  c'est  étrange  à  dire, 
quand  je  reviens  dans  ce  pays  (aussi  délicieux  qu'il  soit) 
que  la  chaleur  enveloppait  encore. 

Et  ce  changement,  contre  l'air  frais  d'un  agréable  temps 
d'automne  que  nous  avons  laissé  derrière   nous,  a  été  des 


62  MADAME   CRAVEN    (1855) 

plus  pénibles.  Il  n'y  avait  rien  de  bien  agréable  sous  d'au- 
tres rapports.  Quand  nous  avons  demandé  ce  qui  s'était  passé 
pendant  l'été,  et  que  chacun  nous  a  raconté  ce  qu'on  avait 
vu  et  souffert,  nous  avons  compris  que  les  comptes  rendus 
des  journaux,  loin  d'être  exagérés,  ne  disaient  pas  touten- 
core.  Et  ce  qui  nous  a  le  plus  frappés  (et  ce  qui  ne  s'était 
pas  encore  présenté),  c'est  le  sentiment  universel  de  tous 
ceux  que  nous  connaissons.  Nous  n'avons  pas  rencontré 
une  personne  qui  ne  regardât  comme  des  ennemis  ceux-là 
mêmes  qui  se  chargent  de  défendre  le  système  auquel  ils 
ne  connaissent  rien,  comme  nous  l'espérons  charitable- 
ment. Tout  cela  est  très  triste,  très  décourageant  et  très 
alarmant.  Mais  je  ne  m'en  occupe  pas,  à  cause  du  ton 
adopté  par  ces  mêmes  journaux  catholiques,  qui  doivent 
faire  supposer  qu'ils  ne  trouvent  rien  de  très  révoltant 
dans  tout  cela. 

je  vous  en  prie,  donnez-moi  quelquefois  des  nouvelles 
de  la  chère  Angleterre  et  des  vôtres.  Je  n'ai  pas  besoin  de 
vous  rappeler,  cependant,  que  si  votre  lettre  ne  part  pas 
dans  un  sac  (comme  celle-ci),  il  serait  prudent  pour  vous,  ou 
plutôt  pour  moi,  de  ne  pas  faire  allusion  à  ce  que  je  vous 
dis  maintenant. 

Rappelez-moi  à  M.  Manning  quand  vous  le  verrez,  je 
vous  prie.  Auguste  vous  envoie  ses  meilleures  amitiés. 
11  est  en  quelque  sorte  attaché  à  cette  légation  (temporai- 
rement) ;  si  cela  pouvait  être  un  retour  vers  son  ancienne 
occupation,  je  m'en  réjouirais  !  Mais  j'ai  complètement 
perdu  lapuissance  d'espérer  sur  ce  point,  et  lesuccèsétant 
pour  moi  une  chose  absolument  inconnue,  je  ne  puis 
croire  à  sa  possibilité,  si  même,  comme  maintenant,  il  pou- 
vait être  acheté  au  prix  de  beaucoup  de  satisfaction. 

Pour  comprendre  la  sympathie  de  Mme  Craven 
pour  la  réforme  italienne,  il  suffit  de  se  rappeler  quels 
furent  les  enthousiasmes  de  toute  sa  vie.  Une  évolution 
rapide  s'était  opérée  dans  l'Eglise  entre  1825  à  1850. 
L'abbé  Gerbet  avait  dit  à  la  veille  de  la  révolte  de  La- 
mennais :  «  Ne  faudrait-il  pas  chercher  à  réconcilier 
la  raison  et.  l'âme  humaine  en  prnuvnnt  quplesdogmps, 


SYMPATHIE   POUR   LA  RÉFORME   EN   ITALIE  63 

en  harmonie  avec  les  sources  les  plus  profondes  de 
l'humanité?  »  Mme  Graven  adoptala  vaste  charité  de  son 
ami  et  désira  passionnément  faire  partager  à,  tous  la 
foi  qu'elle  possédait.  Elle  fut  libérale,  mais  de  ce  libé- 
ralisme né  de  l'individualité  chrétienne,  de  la  dignité 
des  relations  de  l'homme  avec  Dieu,  relations  qui 
comprennent  sans  aucun  doute  sa  liberté  de  con- 
science. De  là  son  éloignement  pour  l'intervention  de 
l'Etat  dans  les  affaires  religieuses,  de  là  son  admira- 
tion pour  les  héros  de  la  conscience,  qu'ils  fussent 
Savonarole,  Gordon  ou  Damien.  Elle  était  indiffé- 
rente à  la  controverse  et  aux  disputes  anglicanes, 
excepté  quand  elles  concernaient  les  grands  principes 
de  la  vie  morale.  Sa  sympathie  pour  Newman  se  ba- 
sait principalement  sur  son  appel  final  à  la  conscience 
et  beaucoup  de  ses  aversions  venaient  de  la  même 
source. 

Bien  qu'il  lui  fût  pénible  de  désapprouver  un  Bour- 
bon, elle  s'indigna  en  présence  des  tyrannies  et  des 
cruautés  pratiquées  à  Naples  et  devant  l'immoralité 
de  ceux  qui  se  couvraient  du  manteau  de  l'ordre  et  de 
la  religion. 

Quand  elle  quitta  l'Angleterre  pour  habiter  Naples, 
elle  écrivit  dans  un  mémorandum  qui  n'a  pas  été 
publié  : 

Je  remercie  Dieu  de  ce  que  ma  foi  se  soit  développée 
dans  une  atmosphère  de  liberté.  Sans  cela,  les  sources  de 
la  vraie  religion  n'auraient  pas  jailli  dans  mon  âme.  Je 
sens  que  le  cercle  étroit  tracé  par  les  timides  amis  de  la 
vérité  qui  voudraient  emprisonner  l'intelligence  et  arrêter 
celte  impatience  légitime  d'apprendre  et  de  savoir,  si  grande 
dans  cette  génération,  eût  été  fatal  à  ma  foi.  C'est  dans 
l'air  le  plus  libre  que  j'ai  appris  à  aimer  Dieu  et  l'Eglise 
par-dessus  tout.  J'ai  vu  l'Eglise  attaquée  et  triomphant  par 
ses  propres  forces,  sans  aucun  secours  humain,  sans  lois 
temporelles  pour  affermir  ses  préceptes  divins.  Ce  qui, 
pour  moi,  femme  insignifiante,  eût  été  fatal,  peut-il  être 
sain   pour  des   hommes   jeunes  et   intelligents,  qui  «1  gé- 


04  MADAME   CRAVEN    (1855) 

nèrent  dans  lesétroites  limites  qu'on  leur  impose, ou  brisent 
leurs  liens,  et  font  de  leur  premier  pas  vers  la  liberté  un 
acte  de  révolte? 


Le  libéralisme  de  Mme  Craven  était  basé  en  réalité 
sur  son  respect  enthousiaste  pour  l'Eglise  romaine. 
Elle  était  ultramontaine  dans  son  aversion  pour  le  gal- 
licanisme, ultramontaine  dans  la  vision  d'une  unité 
italienne  toujours  dirigée  par  le  Saint-Siège.  Des  opi- 
nions de  ce  genre  n'ont  besoin  d'aucune  excuse.  Elles 
offensèrent  cependant  quelques-uns  des  excellents 
amis  de  Mme  Craven. 

Sans  doute  que  ses  sympathies  anglaises,  son  inti- 
mité et  celle  de  son  mari  avec  Lord  Palmerston,  son 
admiration  pour  M.  Gladstone,  contribuèrent  à  la  ré- 
putation de  libéralisme  qui  s'attacha  à  la  casa  Craven. 
Mais,  cependant,  Mme  Craven  blâma  toujours  et  désap- 
prouva les  moyens  employés  par  l'aile  gauche  des  libé- 
raux et  les  petites  tyrannies  de  partis  dans  l'Eglise. 


CHAPITRE  VIII  (1856) 


éjour  en  Angleterre.  —  Visites  à  Ossington,  Glumber,  etc.  — 
Séjour  à  Londres.  —  Rencontre  avec  M.  Thiers  à  Holland-House. 

—  Lady  Georgiana  Fullcrton.  —  La  duchesse  de  Norfolk.  — 
Dangu.  —  Le  comte  Walewski.  —  Conseils  du  Père  Gratry.  — 
Conseils  de  Mme  Swetchine.  —  Lumigny.  —  Résolution  de  ter- 
miner le  «  Récit  d'une  sœur  ».  — Paris.  —  Agitations  politiques. 

—  Retour  en  Angleterre. 


En  1836,  Mme  Craven  se  trouvait  en  Angleterre.  Elle 
écrit  dans  son  journal  : 

Le  Prieuré,  25  août  1856. 

Cette  année  encore,  j'ai  quitté  Naples  toute  seule,  et  j'ai 
traversé  la  France  pour  faire  en  Angleterre  un  petit  séjour 
qui  s'est  prolongé,  contrairement  à  mes  désirs.  Auguste 
ne  m'a  pas  encore  rejointe,  parce  que,  malheureusement, 
ses  regrets  et  ses  ambitions  ont  été  réveillés  par  les  événe- 
ments politiques  de  Naples.  Je  suis  donc  seule  en  Angleterre 
et  bien  loin  de  lui.  J'ai  quitté  Naples  le  2  juin,  et  je  suis 
restée  à  Paris  jusqu'au  12  juillet.  Pendant  ce  temps,  j'ai  eu 
le  bonheur  de  voir  l'abjuration  d'Elisa  ',  et  de  me  trouver 
là  quand  le  mariage  de  Berthe  a  été  décidé  2. 

1.  Elisa  Thorpc,  femme  de  chambre  de  Mme  Craven. 

2.  Mlle  de  la  Ferronnays,  fille  du  frère  aîné  de  Mme  Craven, 
mariée  au  vicomte,  maintenant  comte  de  Dreux-Brèzé. 

MADAME    CRAVEN,  5 


66  MADAME   CRAVEN    (1856) 

De  Paris,  je  suis  venue  à  Londres,  et  me  suis  inst;>;  ' 
sous  le  toit  de  Lady  Granville.  Le  20,  je  suis  partie  pour 
Halchford,  et  depuis  lors,  j'ai  partagé  mon  temps  entre 
Brocket,  Ossington,  Littlehampton  et  cette  maison  de  la- 
quelle j'écris.  Elle  appartient  à  Lord  Somers,  mais  est  louée 
dans  le  moment  par  Lord  Ilarry  Varie. 

Après  tout,  bien  que  mes  anciennes  jouissances  subsistent 
toujours,  je  n'éprouverai  pas  mon  regret  ordinaire  en  quit- 
tant l'Angleterre.  Dieu  merci  !  mon  dernier  séjour  à  Naples 
a  été  le  plus  heureux  de  tous.  J'ai  de  chers  amis  dont  j'aime 
les  enfants  presque  autant  que  si  j'étais  leur  mère.  Le 
charme  que  donne  toujours  l'habitude  et  l'espoir  d'avoir 
quelque  bien  à  faire,  tout  cela  agit  à  la  fois  et  remplace 
peu  à  peu  mes  anciens  rêves. 

Ici,  il  y  a  toujours  une  barrière  inébranlable  au  delà  de 
laquelle  je  ne  peux  espérer  aucune  sympathie,  et  je  n'y 
ai  pas  un  ami  qui  veuille  ou  puisse  m'aider  dans  le  but  qui 
me  tient  au  cœur.  Tout  cela,  malgré  la  bonté,  je  pourrais 
presque  dire  la  flatterie  que  je  rencontre,  finit  par  me 
refroidir  et  par  m'irriter. 

Des  visites  à  Ossington,  à  Glumber,  dans  le  pays 
boisé  des  duchés,  un  séjour  à  Londres  prolongé  au 
delà  de  son  intention  pour  seconder  les  désirs  de  son 
mari,  sont  notés  dans  le  journal  de  Mme  Craven.  Elle 
décrit  une  rencontre  à  Holland-House  avec  M.  Thiers: 

C'était  à  un  dîner  intime,  et  le  petit  grand  homme  expli- 
qua avec  brio  pourquoi  l'armée  anglaise  était  inférieure  à 
l'armée  française  :  «  Les  Anglais,  »  répéta-l-il  plusieurs  fois, 
«  n'ont  qu'un  mérite,  celui  du  courage.  »  Les  invités  présents 
ne  le  contredisaient  pas.  Mais  M.  de  Pontois  s'écria  d'une 
voix  de  stentor:  «Vous  avez  raison,  ils  n'ont  pas  de  qualités 
militaires,  mais  ce  sont  les  seuls  soldats  qui  nous  aient  bat- 
tus. »  — «Où?  «dit  M.  Thiers,  s'arrêtant  court,  et  mécontent 
de  cette  réflexion.  —  «Où?»  dit  M.  de  Pontois,  «en  Espagne, 
à  Waterloo  I»  —  «  Ah  !  bah!  »  s'écria  M.  Thiers,  «  c'est  vrai,  ils 
nous  ont  battus  à  Waterloo,  mais  pourquoi?  »  —  «  Je  ne 
sais  pas  pourquoi,  »  répondit  M.  de  Pontois,  «  mais  il  n'en  est- 
pas  moins  vrai  que  nous  ne  les  avons  jamais  battus.  »  — 
«  Si  »  dit  M.  Thiers,«  àFontenoy  !!!  »—  Ce  fut  amusant.  De 


LADY   GEORGIANA   FULLERTON  (57 

ce  sujet,  il  passa  au  système  parlementaire,  et  repoussa  vi- 
vement mon  idée  que  peut-être  ce  système  ne  convenait  pas 
à  tous  les  pays,  et  que  la  France,  en  particulier,  ne  semblait 
pas  le  comprendre.  Je  lui  demandai  encore  si,  tout  en  regret- 
tant le  fait,  la  constitution  actuelle  de  la  France  ne  lui 
convenait  pas  mieux  qu'un  système  libéral:  «Eh!  madame, 
elle  ne  semble  bonne  que  parce  qu'elle  ne  fonctionne  pas. 
Elle  est  comme  une  voiture  de  bonne  apparence  qu'on 
laisse  sous  la  remise,  mais  qui  tomberait  en  pièces  si  on 
essayait  de  la  faire  rouler.  » 

Mme  Craven  relate  une  circonstance  dans  laquelle 
elle  usa  de  diplomatie  mondaine.  Lord  Palmerston,  à 
ce  moment  premier  ministre,  rencontrant  le  duc  d'Au- 
male  à  une  réunion  où  se  trouvaient  aussi  le  comte  et 
la  comtesse  de  Castiglione,  prit  Son  Altesse  Royale, 
qu'il  ne  connaissait  pas  (ce  qui  était  assez  étrange),  pour 
le  mari  de  la  très  belle  personne  à  laquelle  on  venait 
de  le  présenter.  Mme  Craven  fut  saisie  des  façons  peu 
cérémonieuses  du  ministre.  Cependant,  elle  contribua 
à  arrêter  ce  qui  pouvait  devenir  un  malentendu  inter- 
national. Elle  implora  le  secours  de  Lord  et  de  Lady 
Bolland  qui  refusèrent  d'abord  d'être  mêlés  à  l'affaire. 
Lord  Palmerston  demanda  une  invitation  à  dîner  un 
jour  que  le  duc  d'Aumale  se  trouvait  à  Holland-House, 
et  répara  le  mieux  du  monde  son  inadvertance. 

Il  est  regrettable  qu'on  n'ait  pu  retrouver  que  peu 
de  lettres  de  Mme  Craven  à  Lady  Georgiana  Fullerton. 
peux  qui  ont  lu  la  vie  de  cette  dernière  savent  quels 
liens  unissaient  ces  deux  âmes  élevées. 

Lady  Georgiana  était  une  fille  de  Lord  Granville 
fcêveson  Gower  et  de  Lady  Harriet  Cavendish.  Son  père 
fut  créé  vicomte  Granville  en  1815,  et  comte  en  183."! 
Son  frère  était  le  distingué  secrétaire  aux.  affaires 
étrangères,  qui  mourut  le  31  mars  1891,  quelques 
heures  avant  Mme  Craven.  Lady  GeorgianaFullerton  lit 
son  abjuration  au  mois  de  mars  1846,  deux  ans  après 
la  publication  d'«  Ellen  Middleton  ».Ce  roman  eut  un 


68  MADAME    CRAVEN    (1856) 

grand  succès  bien  mérité,  et  fut  suivi  de  plusieurs 
autres  œuvres  d'imagination  très  remarquables. 

Malgré  le  peu  de  réussite  de  son  mari  dans  la  recher- 
che d'une  situation,  Mme  Craven  resta  en  Angle lerre 
jusqu'au  6  septembre.  Elle  se  reposa  quelque  temps 
à  Littlehampton,  chez  M.  et  Lady  Fullerton.  «  Je  ne  j 
puis  exprimer,  »  écrit-elle,  «  l'impression  de  calme  bien- 
être  que  j'ai  éprouvée  dans  ce  petit  cottage.  Je  me 
trouvais  près  d'une  côte  mélancolique  et  d'une  mer 
triste  et  sombre,  car  le  vent  avait  soufflé  violemment 
toute  la  matinée.  Pour  moi,  habituée  comme  je  le  suis 
à  la  mer  bleue  de  Naples  et  à  la  côte  souriante  de  la 
Méditerranée,  il  n'y  avait  rien  qui  pût  me  consoler  et  ' 
me  calmer  sur  cette  plage  déserte  et  nue.  Mes  chers 
amis  les  Fullerton  étaient  en  grand  deuil,  et  leur  cha- 
grin n'était  pas  fait  pour  égayer  la  vie.  Pourtant,  notre 
petite  réunion  de  famille  fut  empreinte  pour  moi  d'une 
paix  et  d'un  repos  indescriptibles.  Le  jour  suivant,  je 
sortis  de  bonne  heure  pour  respirer  l'air  imprégné  des 
fortes  senteurs  si  différentes  de  celles  du  Midi,  et  pres- 
que opposées  dans  leurs  effets;  je  rentrai,  je  causai  avec 
ma  chère  Lady  Georgiana,  je  discutai,  et  me  disputai 
même  un  peu  avec  son  mari,  puis  je  partis  avec  eux 
pour  aller  faire  une  visite  à  la  duchesse  de  Norfolk,  que 
je  n'avais  pas  vue  depuis  que  la  mort  de  son  beau-père 
l'avait  mise  en  possession  de  son  beau  château  et  de 
son  grand  titre.  » 

Mme  Craven  décrit  avec  enthousiasme  les  murs  cré- 
nelés et  la  grandeur  féodale  d'Arundel.  En  parlant  de 
la  fille  de  Sir  Edmund  Lyons,  duchesse  de  S'orfolk,  et 
du  charme  qu'elle  possédait,  Mme  Craven  écrit  :  «  Je 
crois  vraiment  que  ce  don  mystérieux  appartient  a 
la  beauté  de  son  intelligence  et  de  son  âme,  et  répand 
sur  sa  personne  ce  reflet  indescriptible,  qu'on  ne 
peut  s'empêcher  d'aimer.  Il  y  a  une  grande  dignité 
dans  une  si  parfaite  simplicité  de  manières  et  une 
indifférence  tellement  sincère  pour  les  splendeurs  de 


LE   COMTE  WALEWSKI  69 

la  fortune.  Son  calme  et  cette  absence  de  toute  sur- 
prise prouvent  qu'elle  est  essentiellement  «  grande 
dame  ».  Il  est  impossible  de  l'être  davantage,  dans 
toute  l'acception  du  mot.  » 

Dangu,  13  septembre. 

Qui  m'aurait  dit  que  je  serais  à  Dangu?  Il  n'y  a  rien  de 
changé,  sinon  que  le  mari  de  Berthe  est  ici  avec  elle.  Les 
W'alewski  sont  arrivés  trois  jours  après  moi.  A  dîner,  j'étais 
à  côté  du  comte  Walewski,  et  lui  demandai  s'il  y  avait  des 
nouvelles  de  Naples.  Il  me  surprit  beaucoup  en  me  répon- 
dant :  «  Des  nouvelles  extrêmement  sérieuses;  cependant, 
j'espère  que  nous  en  aurons  de  meilleures  et  que  nous 
éviterons  certaines  mesures  qui  auraient  déjà  été  prises, 
si  on  ne  nous  avait  pas  demandé  par  dépêche  de  les  sus- 
pendre. »  —  «  Quelles  mesures?  »  —  «  De  rappeler  nos 
légations  et  d'envoyer  nos  flottes.  »  —  «  Vraiment!  Et 
qu'arrivera-t-il  maintenant?  »  —  «  La  confirmation  des 
nouvelles  qui  nous  font  supposer  que  le  roi  cédera.  »  — 
«  Ciel  1  et  sinon,  vous  irez  de  l'avant?  »  —  «  De  suite;  en 
étes-vous  contrariée?  »  —  «  Certainement,  et  cela  m'ef- 
fraye. »  —  «  Que  redoutez-vous?  »  —  «  D'abord  ce  qui  peut 
résulter  de  cette  mesure  que  je  ne  comprends  pas  tout  à 
fait,  et  puis,  le  toile  général  de  toute  l'Europe  contre  la 
France  et  l'Angleterre.  »  —  «  Ne  craignez  pas  cela,  tout  le 
monde  comprend  et  nous  approuve;  et  je  puis  vous  dire 
que  l'empereur  Alexandre  II  a  écrit  au  roi  de  Naples,  en 
lui  conseillant  de  sui'vre  aveuglément  les  avis  de  l'empe- 
reur Napoléon.  »  —  «  Réellement?....  Cela  rendrait  les 
choses  plus  faciles,  mais  cependant  j'ai  peur.  »  —  «  Ne 
craignez  aucune  éventualité  possible  :  je  suis  certain  que 
le  roi  cédera  et  que  rien  n'arrivera.  »  —  «  Vous  en  êtes 
sûr?  »  *—  «  Presque,  ne  le  pensez-vous  pas?  »  —  «  Moi,  je 
crains  qu'il  ne  cède  pas.  »  —  Cette  conversation  me  donna 
beaucoup  à  réfléchir.  Les  affaires  publiques  me  touchaient 
de  trop  près  pour  ne  pas  me  causer  de  grandes  inquié- 
tudes. Je  ne  parlai  à  personne  de  ce  que  l'on  m'avait  dit, 
mais  je  ne  pus  penser  à  autre  chose. 

Le  jour  suivant  : 


70  MADAME   CRAVEN    (1856) 


14  septembre. 

Pendant  que  nous  nouspromenionsdansle  parc,  le  comte 
Walewski  reprit  la  conversation  de  la  veille.  Il  me  parla  un 
moment  de  Lord  Palmerston,  et  répéta  encore  qu'il  était 
presque  impossible  de  vivre  en  bons  termes  avec  lui.  Je 
fus  extrêmement  peinée  de  l'entendre  parler  ainsi.  Au  fond 
de  mon  cœur,  je  sais  que  le  ton  de  Lord  Palmerston  et  de 
Lord  Clarendon  est  détestable  quand  ils  parlent  de  Naples 
et  du  «  roi  Bomba  ». 

En  même  temps,  il  me  raconta  une  histoire  invraisem- 
blable sur  le  roi.  Pendant  que  le  comte  était  ministre  de 
France  à  Naples,  le  roi  l'envoya  chercher  un  jour,  et  lui 
donna  une  lettre  de  Mme  la  D.  de  B.  C'était  pour  présen- 
ter un  Français  qui  voulait  trouver  un  journal  et  faire 
quelque  autre  chose  pour  le  parti  légitimiste. 

«  J'ai  refusé,  »  dit  le  roi.  «  Et  en  vous  montrant  cette 
lettre,  je  vous  donne  une  preuve  de  ma  loyauté  envers  le 
gouvernement  français.  Je  suppose  que  vous  ne  me  croiriez 
pas,  si  je  vous  disais  que  je  ne  tiens  pas  à  voir  mon  neveu 
sur  le  trône  de  France.  Je  sais  qu'il  n'en  peut  être  ques- 
tion. Je  trouve  que  son  parti  est  un  parti  de  fous  et  d'i- 
diots, et  je  crois  que  la  sécurité  des  monarchies  dépend 
pour  le  moment  du  maintien  de  l'autorité  du  président. 
En  chassant  la  Révolution,  il  s'est  montré  le  défenseur  de 
tous  les  trônes.  Je  ne  pense  pas  que  nous  puissions  mieux 
faire  que  de  le  soutenir.  » 

«  Devant  ces  paroles  si  raisonnables,  »  continua  le  comte 
Walewski,  «  comment  n'aurais-je  pas  cru  le  roi  un  homme 
sensé  et  intelligent?  J'ai  toujours  parlé  de  lui  dans  ce  sens 
à  l'empereur.  J'ai  longtemps  essayé  de  le  servir  et  de  le 
préserver,  mais  cela  devient  impossible  à  la  fin.  Les  ré- 
formes qu'il  a  promises  semblent  plus  loin  que  jamais  de 
ses  intentions.  L'Angleterre  nous  presse  d'agir,  et  le  roi  ne 
se  doute  guère  à  quel  point  nous  l'avons  protégé  contre  le 
gouvernement  anglais.  Mais  il  est  impossible  de  continuer 
et  notre  patience  est  à  bout.  » 

Après  cette  conversation,  je  ne  fus  pas  étonnée  d'ap- 
prendre en  rentrant  à  Paris,  le  20,  que  le  départ  de  l'es- 
cadre était  annoncé  presque  officiellement.  Cette  nouvelle 


CONSEILS  DU  PÈRE  GRATRY  ET  DE  Mme  SWETCHINE     7l 

qui  dérange  tous  mes  projets,  m'a  été  donnée  le  diman- 
che 21,  par  Alphonse  Ratisbonne.  Il  l'a  dit  simplement, 
comme  une  chose  très  ordinaire,  et  dans  le  courant  d'une 
longue  conversation  que  nous  eûmes  ce  jour-là.  Nous 
causâmes  cependant  de  sujets  bien  différents,  et  simple- 
ment pour  l'entendre  évoquer  tous  les  grands  souvenirs 
de  ma  vie,  et  les  principaux  intérêts  de  mon  cœur. 

J'avais  souvent  essayé  dans  l'après-midi  précédente  de 
voir  le  P.  Gratry.  J'y  suis  enfin  arrivée,  et  pour  la  pre- 
mière fois,  je  lui  ai  parlé  de  ma  vie  passée...  Personne  ne 
m'a  jamais  si  clairement  montré  mes  devoirs  envers  Dieu, 
et  la  nécessité  absolue  de  les  accomplir.  Je  ne  veux  pas 
dire  simplement  les  devoirs  communs  à  toutes  les  créa- 
tures, mais  les  devoirs  personnels  que  m'imposent  la 
bonté  et  les  dons  de  Dieu.  Une  telle  influence  m'aidera 
peut-être  à  faire  de  grandes  choses,  mais  pour  cela,  il 
faudrait  qu'elle  fût  continuelle.  Cependant,  doit-elle  être 
inutile  parce  qu'il  n'en  est  pas  ainsi?  Que  Dieu  m'en  pré- 
serve !  Je  marque  le  20  et  le  30  septembre,  jours  où  j'ai  lu 
un  certain  manuscrit  '.  Je  prie  Dieu  que  les  effets  en  soient 
durables. 

Lumigny,  16  octobre  1856. 

Vendredi  dernier,  le  10,  j'ai  passé  la  journée  à  Fleury 
avec  ma  chère  Mme  Swetcbine.  Cette  journée  m'a  été  utile 
comme  toujours,  plus  même  qu'à  l'ordinaire. 

J'en  ai  rapporté,  je  l'espère,  une  ferme  résolution.  Je  suis 
convaincue  que  le  progrès  qu'elle  désire  me  voir  faire  est 
absolument  nécessaire  à  mon  âme  :  si  je  ne  le  fais  pas,  je 
peux  perdre  la  grâce  du  salut,  ou  au  moins  la  plénitude 
des  grâces  que  je  puis  espérer  avec  la  miséricorde  de 
Dieu.  Si, d'un  autre  côté,  je  fais  l'effort  exigé  de  moi,  j'ob- 
tiendrai, même  en  ce  monde  la  paix  accordée  aux  cœurs 
unis  à  Dieu.  Je  connaîtrai  dans  les  années  à  venir  un  peu 
de  ce  bonheur  dont  elle  est  l'incomparable  exemple,  qui 
transforme  et  embellit  la  vieillesse,  qui  est  le  seul  et  iné- 
puisable sur  la  terre.  Tout  ce  qu'elle  m'a  dit  a  confirmé 
l'impression  produite  par  le  manuscrit  du  Père  Gratry.  Il 

1.  Sans  doute  la  Vie  intime  de  Maine  de  Biran.  Un  a.ni  suggère 
que  ce  sont  très  probablement  les  «  Souvenirs  du  Père  Gratry  ». 


72  MADAME    CRAVEN    (18o(i) 

m'a  parlé  dans  le  même  sens,  et  sans  savoir  ce  qu'elle  m'a 
dit,  il  m'a  répété  presque  les  mêmes  paroles. 

Je  serais  indigne  de  la  grâce  queDieu  me  fait  en  me  rap- 
prochant de  ceux  qui  désirent  le  bien  de  monàme  (grâce  qui 
sous  une  forme  ou  sous  une  autre  s'est  répétée  à  chaque 
époque  de  ma  vie)  si  je  n'y  correspondais  pas  enfin  sans  ré- 
serve et  pour  toujours.  Il  y  en  a  tant  d'autres  qui  n'ont  ja- 
mais entendu  parler  de  ce  qu'il  m'est  donné  de  connaître  ! 
Cela  sera-t-il  en  vain  ?  Mon  Dieu,  accordez-moi  qu'il  n'en 
soit  pas  ainsi  cette  fois  ! 

D'abord  la  pensée  de  me  maîtriser  absolument  sur  un 
point  me  trouble.  Me  lever  de  bonne  heure  m'a  toujours 
paru  difficile,  et  pour  tant  je  connais  mieux  que  personne  l'in- 
convénient de  se  mettre  en  retard.  .N'importe  où  je  vis,  ma 
journée  est  constamment  interrompue  avant  même  que 
j'aie  pu  commencer.  Ici,  à  Paris,  d'où  je  partirai  probable- 
mentaprès-demain,  je  veux  commencer  à  régler  mon  temps, 
et  comme  premier  pas,  me  réveiller  le  matin, quoi  qu'il  en 
coûte  à  mon  corps. 

Mon  Dieu,  mon  Dieu,  la  grâce  de  continuer,  de  poursui- 
vre, d'accomplir.  Ainsi  soit-il! 

Deux  jours  après,  Mme  Craven  commença  la  série 
de  méditations  qui  remplissent  quatre  petits  volumes 
de  sa  fine  écriture.  Quelques-unes  furent  publiées  par 
elle,  vingt  ans  plus  tard.  Elles  ne  sont  pas  aussi  per- 
sonnelles que  son  journal,  mais  les  quelques  mots  de 
préface  du  premier  volume  expriment  si  bien  ses  pen- 
sées à  cette  époque,  qu'ils  méritent  d'être  cités. 

Lumigny,  18  octobre  1856. 

Un  grand  maître  de  la  vie  spirituelle  ayant  dit  récem- 
ment qu'il  était  bon  de  méditer  la  plume  à  la  main,  j'ai 
commencé  à  le  faire.  Je  noterai  au  moins  jour  par  jour  les 
pensées  qui  m'auront  le  plus  frappée  dans  ma  méditation 
du  matin.  Cela  m'aidera  à  la  faire  plus  attentivement.  Ce 
n'est  pas  la  première  fois  que  j'ai  essayé  de  cet  exercice. 
Je  m'en  étais  abstenue  depuis  qu'un  bon  prêtre  m'avait 
dit  que  ce  n'était  pas  une  bonne  méthode  de  méditation, 


RÉSOLUTION  DE  TERMINER  LE  ((   RECIT  D'UNE  SOEUR  M       73 

parce  qu'involontairement  Faction  d'écrire  nous  fait  trop 
penser  à  nous-mêmes.  Le  Père  Petitot  n'étant  pas  de  cet 
avis,  je  reprends  mon  habitude,  mais  avec  l'intention  de  ne 
pas  négliger  mon  exercice  du  matin. 

Comment  et  pourquoi  aime-t-on  une  créature  ?  N'est-ce 
point  par  cet  attrait  du  cœur  qui  se  tourne  vers  la  perfec- 
tion qu'on  croit  voir  ou  l'amour  que  l'on  inspire? 

A  quel  degré  ces  deux  motifs  existent-ils  pour  moi  dans 
cet  amour  dont  les  autres  sont  l'ombre  ?  Comprendre  et 
sentir  cela  parfaitement,  quelque  naturel  que  cela  soit 
dans  un  sens,  est  cependant  une  grâce,  et  une  grâce  qui  ne 
s'obtient  pas  facilement.  La  raison  en  est  peut-être  que  là 
se  trouve  un  tel  bonheur,  qu'une  âme  réellement  possédée 
de  cet  amour  est,  dès  ce  monde,  affranchie  de  ce  qui  peut 
se  nommer  douleur.  Les  conditions  de  la  vie  ne  cessent 
pas  pour  elle.  Mais  qu'est-ce  que  la  soutfrance  avec  l'a- 
mour, pour  l'amour,  sûre  de  l'amour,  et  de  l'éternelle  du- 
rée, et  de  l'éternelle  consommation  d'une  ineffable  union? 

Telles  étaient  les  pensées  qui  dominaient  toutes  les 
autres  dans  l'esprit  de  Mme  Craven  à  ce  moment  de 
son  existence,  et  quand  elle  se  décida  à  arranger  et  à 
faire  éditer  le  journal  d'Alexandrine. 

Le  troisième  volume  manuscrit  de  son  journal,  de 
1852  à  1859,  a  pour  préface  ces  lignes  de  Dante: 

Sta  corne  torra  ferma  che  non  crolla 
Giammai  la  cima  per  soffiar  de  venti  : 
Chè  sempre  l'uomo,  in  cui  pensier  rampolla, 
Sovra  pensier,  da  se  dilunga  il  segno, 
Porche  la  foga  l'un  dell'altro  insolla. 

Purgatorio  '. 

Les  nouvelles  de  Naples  causaient  une  grande  in- 
quiétude à  Mme  Craven.  Après  une  nuit  sans  sommeil, 
elle  écrit  : 

1.  Sois  comme  une  tour  solide  dont  la  cime  ne  croule  jamais  par 
le  souffle  des  vents. 

Car  toujours  l'homme  en  qui  pensée  vient  sur  pensée  éloigne  de 
lui  le  but  ;  car  l'impétuosité  de  l'un  affaiblit  l'autre. 

«  Purgatoire  »,  chani  V. (Traduction  de  Brizeux.) 


74  MADAME  CRAVEN    (1856) 


Paris,  20  octobre  1856. 

Je  me  suis  tout  de  même  levée  à  l'heure  accoutumée,  et 
je  suis  allée  à  pied  jusqu'au  village  (Lumigny)  et  j'ai  en- 
tendu la  messe  de  huit  heures.  L'air  frais  du  matin  m'a 
fait  du  bien.  A  trois  heures,  je  suis  retournée  à  l'église  et 
au  cimetière.  J'ai  prié  tristement,  mais  avec  calme,  sur  la 
tombe  de  mon  Eugénie.  «  Oh  !  la  vie  !  la  vie  !  »  comme 
elle  avait  l'habitude  de  dire,  «  elle  est  bien  courte,  mais 
elle  a  le  temps  d'être  bien  bouleversée.  La  joie  et  la  dou- 
leur l'empêchent  d'être  monotone.  » 

A  cette  place,  et  en  me  rappelant  la  douleur  qui  fut  pré- 
cédée de  tant  de  joie,  mes  chagrins  passagers  m'ont  paru 
insignifiants.  Je  suis  revenue  lentement  par  le  sentier 
familier  où  je  me  suis  si  souvent  promenée  avec  elle.  Les 
feuilles  mortes  ajoutaient  à  sa  mélancolie,  et  mes  pensées 
étaient  loin  d'être  joyeuses. 

Rien  ne  pouvait  être  plus  tendre  que  les  adieux  de  ce 
cercle  de  Lumigny.  Mon  orgueil  et  ma  vanité  sont  trop  sa- 
tisfaits dans  ces  rencontres.  Mais  quelle  épreuve  est  venue 
contrebalancer  ma  popularité  ! 

Dimanche  matin,  le  19,  j'ai  quitté  Lumigny,  et  me  voilà 
de  nouveau  dans  un  tourbillon  causé  par  les  rumeurs  que 
les  journaux  ne  confirment  point  cependant. 

Hier  au  soir,  chez  la  princesse  de  Lieven,  M.  Howard  m'a 
assuré  qu'une  dépêche  avait  porté  à  Auguste  l'ordre  de 
partir.  Je  suis  donc  maintenant  plus  perplexe  que  jamais, 
j'écrivais  à  Auguste  en  recevant  une  lettre  de  lui  que  je 
partirais  le  24.  Il  est  sûr  de  venir  ici  à  présent.  Toute  la 
journée  de  jeudi,  j'ai  attendu  une  lettre.  J'étais  seule  et 
fatiguée.  Mardi,  la  lettre  a  arrêté  mon  départ. 

11,  Ghesterfield  Street,  mardi  9  décembre  1856. 

En  écrivant  dans  ce  livre  au  mois  d'octobre,  je  ne  me 
doutais  certainement  pas  que  je  le  rouvrirais  à  Londres, 
moins  de  deux  mois  après  le  moment  où  je  croyais  quitter 
l'Angleterre  pour  toujours.  Cela  devrait  m'apprendre  à 
abandonner  toutes  sortes  de  projets.  S'il  est  une  chose  que 
Dieu  exige  de  moi  plutôt  qu'une  autre,  c'est  une  complète 


RETOUR   EN   ANGLETERRE  /O 

indifférence  quant  à  l'endroit  où  ma  vie  se  passe,  et  la 
vertu  qu'il  m'indique  particulièrement  est  le  détachement 
intérieur. 

Auguste  est  arrivé  à  Paris  le  29  octobre,  et  nous  som- 
mes maintenant  réunis,  Dieu  merci.  Je  n'ai  plus  qu'à  obéir 
ce  qui  est  plus  facile  que  d'avoir  à  décider  pour  soi-même. 
Cependant,  bien  que  je  n'aie  plus  aucune  responsabilité, 
nous  sommes  toujours  dans  une  grande  perplexité,  entre 
l'ennui  de  passer  notre  hiver  loin  de  notre  unique  home  et 
la  crainte,  si  je  demande  à  retourner  à  Naples  dans  le  mo- 
ment, de  voir  s'évanouir  la  chimère  que  nous  poursuivons. 
Auguste  conserve  encore  quelque  espoir  de  l'atteindre.  Je 
n'en  ai  plus  aucun. 

Nous  avons  quitté  Paris  le  jeudi  4  novembre,  avec  Lord 
et  Lady  Granville  qui  revenaient  de  leur  ambassade  de 
Saint-Pétersbourg.  Le  comte  Marescalchi,  le  duc  de  Richelieu 
et  M.  Henry  Corry  nous  ont  rejoints  à  la  gare.  Nous  avons 
fait  tous  ensemble  un  voyage  très  gai,  et  en  nous  éloignant, 
les  sentiments  de  regret  que  j'éprouvais  au  départ  se  sont 
peu  à  peu  dissipés,  regret  qui  m'a  prouvé  que  j'avais  dé- 
siré m'établir  à  Paris  pour  l'hiver,  plus  que  je  ne  le  sa- 
vais moi-même.  Mer  détestable,  mais  traversée  rapide,  et 
à  .'i  heures  je  mettais  le  pied  sur  cette  côte  à  laquelle,  deux 
mois  auparavant,  j'avais  dit  un  éternel  adieu.  La  grande 
salle  où  nous  avons  dîné  à  Folkestone  était  haute,  un  feu 
brillant  la  réchauffait,  et  l'aspect  anglais  de  bien-être  et  de 
confort  était  si  complet,  que  ma  nature  impressionnable 
en  a  éprouvé  l'influence,  et  pendant  le  dîner,  je  me  suis 
sentie  tout  à  fait  gaie.  J'étais  contente  aussi  de  me  trouver 
là  avec  Auguste,  et  d'avoir  secoué  la  pénible  impression 
d'isolement  que  j'éprouvais  quand  je  voyageais  sans  lui. 
Marie  a  été  très  bonne  et  très  affectueuse;  nos  autres  com- 
pagnons, tous  très  aimables  aussi,  m'ont  mise  en  excellente 
humeur. 

11  y  a  un  an,  j'écrivais  dans  ce  journal  :  «  Si  j'étais  obli- 
gée de  quitter  Naples,  cela  arriverait  quand  je  m'y  serais 
attachée  et  installée  pour  la  vie.  »  Je  ne  me  doutais  pas,  ce- 
pendant, que  ces  deux  prévisions  se  réaliseraient  dans  une 
année.  Que  la  volonté  de  Dieu  soit  faite  ! 

Je  désirais  sérieusement  qu'Auguste  put  trouver  une  oc- 
cupation. Elle   semble   maintenant  lui  être   absolument 


76  MADAME   CRAVEN    (1856) 

refusée,  ou  accordée  au  prix  de  grands  changements  de 
résidence,  de  voisinage,  de  mes  goûts  et  de  mes  liens  d'af- 
fection. Je  crois  être  assise  dans  une  chambre  dont  la  porte 
est  ouverte  :  on  ne  peut  s'y  sentir  en  paix.  Comment  le 
serais-je  avec  cette  porte  ouverte  dans  ma  vie,  et  par 
laquelle  peuvent  entrer  des  combinaisons  de  toutes  sortes? 

Après  tout,  rien  ne  peut  arriver  que  par  la  volonté  de 
Dieu.  Gela  devrait  certainement  me  donner  du  calme  et 
de  la  gaieté. 

Depuis  notre  retour  en  Angleterre,  nous  avons  passé  une 
semaine  à  Brocket  où  j'ai  été  si  malheureuse  en  août.  Qui 
m'eût  dit  que  je  m'y  retrouverais  encore  en  novembre,  et  à 
peu  près  dans  la  même  société  ? 


CHAPITRE  IX  (1857) 


Séjour  à  Londres.  —  Incertitudes.  —  Séjour  à  Broadlands.  — 
Découragement.  —  Opinion  de  Mme  Craven  sur  Saint-Simon.  — ■ 
Pensées  consolantes  de  Mme  Craven  sur  ses  morts  bien-aimés. 
—  Aldenham.  —  Londres.  —  Paris.  —  Impressions  éprouvées 
à  Notre-Dame.  —  Maladie  de  Mme  Craven.  —  Son  chagrin  de 
voir  s'approcher  la  vieillesse.  —  Son  regret  de  n'avoir  pas  d'en- 
fants. —  Impressions  d'automne. 


Les  méditations  de  la  grande  fête  de  Noël  et  les 
souvenirs  qui  s'y  rattachent,  publiés  en  1881  par 
Mme  Craven,  furent  pour  la  plupart  écrits  à  cette  date 
et  sont  traduits  en  anglais. 

18  janvier  1857. 

A  notre  retour  de  Brocket,  nous  sommes  revenus  dans  cette 
maison  où  je  croyais  voir  au  bout  de  quinze  jours  la  fin 
de  nos  incertitudes.  Les  jours  et  les  semaines  ont  passé, 
et  nous  voici  au  15  janvier.  M.  Monsell  est  aile'  à  Rome.  Il  est 
revenu  le  18  novembre,  nous  laissant  ici,  installés  chez 
lui  pour  peu  de  temps,  comme  nous  le  croyions  alors.  Il  est 
à  Paris  et  annonce  son  retour.  Nous  sommes  enfin  obligés 
de  prendre  une  décision  et  nous  ne  savons  pas  plus  ce  que 
nous  ferons  que  le  7  novembre,  jour  de  notre  arrivée.  Et 
pourtant,  comme  je  le  disais  il  y  a  dix-huit  mois,  qu'est-ce 
que  cela  m'apprend,  sinon  que  je  dois  pratiquer  ce  genre 


78  MADAME  CRAVEN    (1857) 

de  détachement  qui  m'est  particulièrement  désagre'able? 
Pourquoi?  parce  qu'il  me  coûte  tant,  que  je  le  trouve  dif- 
ficile et  que  je  suis  lâche  et  faible.  J'ai  rarement  été  aussi 
longtemps  ce  que  j'appelle  «  perdue  »...  «  Perdue,  »  c'est 
l'unique  mot  qui  exprime  cette  sensation  pénible  et  dou- 
loureuse. 

Je  vais,  je  viens,  je  parle,  le  lis,  j'écris,  je  vais  à  l'église 
et  j'y  reste,  je  vais  dans  le  monde  et  je  ris,  et  à  travers  tout 
cela,  jamais  je  ne  me  sens  moi-même  un  instant.  Le  senti- 
ment intime  que  je  ne  suis  pas  ce  que  je  voudrais  être,  ni 
même  ce  que  je  parais,  est  inexprimable.  Il  me  fatigue  la 
tête  et  les  nerfs  comme  si  je  n'étais  pas  «  toute  là  ».  Quel- 
quefois un  mot,  un  fragment  de  conversation  ou  même  un 
air  que  j'entends  chanter,  me  rendent  pendant  un  instant  à 
ma  personnalité.  Les  larmes  me  viennent  aux  yeux,  et  je 
sangloterais  facilement,  bien  que  la  cause  de  mon  émotion 
ne  paraisse  pas  suffisante  pour  l'effet.  Bref,  je  crois  que 
cette  incertitude  prolongée  m'a  éprouvé  les  nerfs. 

Nous  n'avons  quitté  Londres  qu'une  fois,  entre  le  18  no- 
vembre et  le  1er  janvier,  pour  passer  48  heures  avec  Lady 
Mary  Labouchere  à  Stoke,  près  de  Windsor.  Notre  «  Joyeux 
Noël  »  s'est  passé  dans  la  solitude  près  de  notre  foyer 
d'emprunt.  A  la  campagne,  les  familles  et  les  amis  se  réu- 
nissent, mais  en  ce  jour  consacré  à  l'hospitalité,  nous 
sommes  seuls. 

Le  premier  jour  de  l'an  1857  s'est  passé  à  peu  près  de  la 
même  façon.  Nous  aurions  pu  être  à  la  campagne  cepen- 
dant, si  Auguste  n'avait  pas  été  retenu  en  ville.  Nous  n'avons 
pas  dîné  en  tête-à-tête,  mais  chez  la  bonne  duchesse 
d'Inverness  à  Kensington  où  la  cordialité  ne  manquait 
pas. 

Après  le  dîner,  j'ai  senti  avec  tristesse  à  quel  point  je 
suis  en  dehors  de  mon  élément.  Je  savais  à  peine  où  j'étais, 
il  me  semblait  que  je  ne  me  retrouverais  plus  jamais  dans 
une  atmosphère  de  gaieté.  Le  jeune  Mendoça  a  chanté  le 
«  Chemin  du  Paradis  »,et,  par  contraste,  m'a  rappelé  Lau- 
rette.  Je  pensais  à  l'année  dernière.  A  la  même  heure,  nous 
étions  tous  dans  mon  salon,  et  si  gais  !  Laurette  et  thé 
si  jolies,  l'une  en  bleu,  l'autre  en  blanc  et  or.  Et  Berthe, 
pleine  de  la  joie  d'unejeune  vie  qui  ne  connaît  pas  l'avenir, 
etmes  chers  enfants  qui  récitaient  des  vers,  chantaient  des 


SÉJOUR   A   BROADLANDS  79 

couplets  et  m'avaient  brodé  des  pantoufles.  Je  vois  claire- 
ment combien  j'appre'cie  ce  bien-être  et  celte  affection  que 
lé  n'ai  pas  toujours  suffisamment  reconnus.  Peut-être  que 
Dieu  m'en  punit,  ce  qui  expliquerait  ma  contrariété. 

Le  2  janvier,  nous  sommes  allés  à  Droadlands  où  les 
Palmerston  nous  avaient  invités  pour  quinze  jours,  —  ce 
qui  est  une  longue  visite  en  Angleterre  à  cette  époque  de 
l'année.  Les  Lavradios  et  le  marquis  d'Azeglio  ont  voyagé 
avec  nous.  Nous  avons  trouvé  Lady  Jocelyn  et  quelques 
autres  personnes  à  Broadlands.  Le  jour  suivant,  Sir  John  '  et 
Lady  Milbank  sont  arrivés. 

Tout  cela  aurait  dû  me  remonter.  Je  suis  généralement 
mieux  dans  ce  pays  que  partout  ailleurs. 

Maiscettefois-ci  toutestrestésanseffet.Un  mauvaisrhume 
est  venu  ajoutera  mon  malaise  moral,  et  la  semaine  entière 
s'e;t  passée  sans  un  instant  de  consolation  spirituelle.  11 
est  certain  que  j'ai  fait  peu  d'efforts;  n'étant  pas  bien,  je 
me  suis  levée  tard.  J'ai  lâché  la  bride  à  ma  volonté  en  la  lais- 
sant aller  à  sa  fantaisie,  et  suivre  le  sentiment  qui  m'a  op- 
pressée  depuis  quelque  temps.  Je  ne  suis  pas  étonnée  de 
n'avoir  qu'un  souvenir  confus  de  ces  deux  semaines. 

Mme  Craven  quitta  Broadlands  le  25,  pour  passer 
deux  jours  à  Rushmore  chez  Lady  Rivers,  et  partit  de 
làpour  faire  une  visite  à  LadyShaftesburyàSaint-Giles. 
En  revenant  à  Londres,  M.  et  Mme  Craven  n'avaient 
encore  trouvé  aucune  solution  à  leurs  incertitudes. 

Je  n'avais  jamais  été  ballottée  ainsi,  s'écrie  Mme  Craven. 
Mon  esprit  en  subit  les  conséquences  et  mon  âme  encore 
plus. 

25  janvier  1857. 

J'ai  reçu  le  Correspondant,  et  à  côté  du  délicieux  roman 
de  Lady  Fullerton,  j'ai  trouvé  un  article  de  Montalembert 
sur  Saint-Simon  2  qui  m'a  beaucoup  étonnée. 

1.  Ministre  d'Angleterre  à  Munich. 

2.  A  propos  de  cet  article,  Mme  Swetchine  écrivait  à  Mme  Cra- 
ven :  «  L'abus  des  allusions  est  en  ce  moment  à  son  comble.  » 
Dans  la  même  lettre,  elle  dit:  «  Je  veux  que  vous  sachiez  mon 
enchantement  de  «  la  Comtesse  de  Bonneval  »   lancée  par  vous 


80  MADAME   CRAVEN    (1857) 

Madame  Craven  est  surprise  de  ce  titre  de  «  grand 
chrétien  »  donné  à  Saint-Simon  par  Montalembert,  et 
de  ce  qu'il  le  compare  à  Bossuet,  non  seulement  dans 
son  style,  mais  dans  les  bons  résultats  de  ses  écrits. 
En  admirant  l'éloquence  de  Montalembert,  sa  vigueur 
et  son  magnifique  langage,  elle  se  demande  à  quoi  ils 
sont  employés  :  «  au  panégyrique  d'un  homme  intel- 
ligent, d'un  écrivain  intéressant  au  suprême  degré. 
Instructif  aussi  dans  le  sens  limité  applicable  aux  des- 
criptions vivantes  d'une  société  corrompue.  Il  y  abeau- 
coup  à  louer  sans  aucun  doute  dans  les  «Mémoires  » 
de  Saint-Simon,  et  l'on  peut  dire  que  c'est  le  meilleur 
de  tous  les  ouvrages  du  môme  genre.  Nous  aurions  le 
droit  de  nous  plaindre  si  on  nous  en  avait  privés.  A 
côté  d'ignobles  anecdotes  inutilement  sauvées  de 
l'oubli,  on  trouve  d'admirables  portraits  des  grands 
caractères  qui  excitent  justement  notre  enthousiasme; 
Mais  après  tout,  il  n'y  a  dans  cela  rien  qui  vous  enlève 

«  Sûrement,  et  bien  que  certaines  réputations  nobles 
et  pures  aient  gagné  par  ces  écrits  en  charme  eten  res- 
pect, leur  effet  général  les  rend  impossibles  à  lire  sans 
un  sentiment  de  profond  dégoût  pour  l'époque  qu'ils 
décrivent.  Montalembert  le  sent  mieux  que  personne  ; 
et  la  vérité  l'oblige  à  dire  que  les  cent  cinquante  années 
qui  se  sont  écoulées  depuis,  n'ont  pas  été  perdues,  et 
que  le  torrent  de  maux  qui  nous  inonde  encore  n'est 
pas  après  tout  une  aussi  grande  infamie  que  les  scan- 
dales du  passé  qu'on  ne  tolérerait  pas  de  nos  jours. 
S'il  en  est  ainsi,  soyons  indulgents  pour  le  temps  où 
Dieu  nous  a  fait  naître.  Vivons  comme  le  conseille 
saint  François  de  Sales,  sans  être  trop  en  colère  l'un 
contre  l'autre.  » 

Mme  Craven   remarque    combien   Saint-Simon  est 

dans  le  monde.  »  C'était  le  roman  dont  parlait  Mme  Craven,  comme 
ayant  paru  dans  le  Correspondant,  et  qui  est  une  des  preuves  de 
la  perfection  avec  laquelle  Lady  Georgiana  Fullerton  écrivait  le 
fiançais. 


PENSÉES  CONSOLANTES  DE  Mme  CRAVEN      81 

injuste  pour  Mme  de  Maintenon,  «  ce  qui,  »  ajoute- 
t-elle,  «le  rend  responsable  d'un  siècle  de  calomnies. 
«  S'il  y  a  une  chose  dont  je  suis  fatiguée,  c'est  de  la 
forme  sous  laquelle  on  attaque  et  on  insulte  mainte- 
nant. 11  n'y  a  pas  un  livre  qui  ne  soit  écrit  de  façon  à 
vous  faire  comprendre  le  contraire  de  ce  qu'il  dit. 
Chaque  sujet  est  tourné,  défiguré  dans  ce  but,  et  on  ne 
traite  pour  ainsi  dire  rien  avec  sincérité.  » 

Lundi  et  mardi,  9  et  10  février. 

Hier  et  aujourd'hui  sont  pour  moi  des  jours  de  chers 
souvenirs,  de  douces  et  tristes  pensées  ensevelies  au  plus 
profond  de  mon  cœur,  pensées  ineffaçables  et  toujours 
présentes  comme  au  premier  jour.  Le  temps  est  si  peu  de 
chose,  même  sur  la  ferre,  le  passé  est  toujours  si  vivant,  et 
le  plus  long  avenir  si  court,  que  notre  vie  n'est  souvent  en 
réalité  que  le  rêve  auquel  on  l'a  si  souvent  comparée,  et 
pendant  lequel  de  longues  séries  d'événements  se  passent 
en  une  seconde.  Quand  je  reviens  par  la  pensée  à  ce  temps 
de  l'amour  d'Albert  et  d'Alexandrine  qui  me  paraît  si 
vivant  et  si  près  de  moi,  à  la  peine  de  l'incertitude  et  de 
l'attente,  et  aux  séparations  qui  nous  paraissaient  alors  si 
cruelles  et  d'une  telle  importance  ;  quand  je  me  rappelle 
leur  mariage  et  l'éclair  de  bonheur  suivi  des  sombres  jours 
de  leur  douleur  terrestre,  et  la  nouvelle  vie  d'Alexandrine 
après  la  mort  d'Albert,  si  confondue  à  ses  souvenirs  et  à  ses 
aspirations  que  ses  joies  perdues  étaient  moins  souvent  le 
sujet  de  notre  conversation  que  celles  qu'elle  attendait,  je 
vois  que  tout  cela  a  passé  plus  vite  que  les  prévisions 
humaines  ne  pouvaient  le  concevoir,  et  tout  est  passé, 
fini,  et  ils  sont  déjà  réunis,  depuis  plus  de  temps  que  n'a 
duré  leur  amour  sur  la  terre.  Mieux  que  cela,  ils  sont 
entrés  en  possession  des  choses  ine  [fables  cachées  même  à 
notre  imagination,  et  dans  la  réalité  de  ce  qui,  sur  la  terre, 
nous  semblait  être  le  bonheur. 

Beauté,  jeunesse,  amour,  union,  poésie,  divines  harmo- 
nies, délices  dont  les  nôtres  ne  sont  que  les  promesses 
voilées,  tout  cela  leur  appartient  en  Dieu  pour  toujours, 
c'est-à-dire  réalisé  au  delà  de  tout  ce  qu'il  nous  est  donné 
de  comprendre. 

MADAME   CRAVEN.  6 


82  MADAME   CRAVEN    (1857) 

Nous  ne  désirions  pas  les  splendeurs  du  monde,  ni  rien 
de  ce  qu'on  regarde  comme  la  prospérité  terrestre.  Nous 
voulions  aimer  et  être  aimés  ;  nous  voulions  une  existence 
remplie  d'affection,  où  les  devoirs  seraient  transfigurés  par 
la  tendresse;  nous  voulions  une  vie  retirée,  mais  occupée, 
passée  au  milieu  de  nos  amis,  dévouée  à  la  religion,  à 
l'étude  et  à  l'amour.  Albert,  Alexandrine,  Eugénie,  Olga! 
n'étaient-ce  pas  là  nos  rêves?  Rêves  de  beaucoup  d'autres, 
et  rêves  bien  légitimes,  et  si  Dieu  ne  permet  par  leur  réa- 
lisation sur  la  terre,  c'est  pour  nous  l'accorder  plus  tard, 
si  nous  en  avons  supporté  la  privation  ici-bas. 

Et  cependant,  quand  la  foudre  tombe  sur  notre  jeunesse 
et  détruit  notre  foi  dans  le  bonheur,  il  semble  mort  pour 
toujours.  Et  quand  je  me  souviens  du  temps  et  de  la  ma- 
nière dont  tous  ces  chers  liens  furent  brisés,  j'avoue  que 
maintenant  même,  je  sens  profondément  la  douleur  de  leur 
perte.  Et  cependant,  en  tout  je  reconnais  que  chacun  de 
nous  doit  bénir  Dieu. 

Pendant  ces  deux  derniers  jours,  j'ai  éprouvé  l'impres- 
sion vivante  de  ce  bonheur  céleste.  Il  faut  complètement 
douter  de  la  miséricorde  de  Dieu,  ou  croire  que  ces  chères 
âmes  sont  réunies  et  sauvées.  Mon  père,  ma  mère,  Albert, 
Alexandrine,  Eugénie,  Olga  !  n'ont-ils  pas  cru,  souffert, 
aimé,  espéré  et  travaillé  aux  œuvres  de  la  foi,  les  uns  dans 
la  force  de  leur  innocence,  les  autres  dans  celle  de  leur 
repentir  et  de  leur  fidélité  parfaite  et  sans  murmure  à  la 
loi  et  à  la  volonté  de  Dieu?  Chères,  chères  âmes,  je  ne  puis 
craindre  pour  vous.  J'espère  et  je  crois  en  votre  bonheur. 
Que  signifieraient  la  foi  et  l'espérance,  si  ce  n'est  que  vous 
avez  atteint  la  hauteur  de  toutes  ces  joies  dont  l'abandon 
et  la  perte  nous  ont  causé  tant  de  douleurs?  Les  souffrances 
passées  sont  devenues  des  rêves  évanouis,  et  pour  vous,  le 
réveil  dans  l'éternité  a  été  la  réalisation  de  toute  perfec- 
tion. 

Leur  vie  et  leur  mort  m'autorisent,  je  le  crois,  à  pen- 
ser à  eux  sans  présomption.  Il  y  a  tant  de  bonheur  dans 
cette  pensée  qu'en  ce  jour  de  leur  entrée  dans  la  véritable 
vie,  c'est  le  mot  joie  et  non  celui  de  douleur  qu'il  faut  em- 
ployer. Malgré  l'ombre  épaisse  dans  laquelle  me  laisse  leur 
absence,  je  ne  puis  que  sentir  la  grande  bonté  de  Dieu 
envers  moi.  Tant  d'autres  ont  aimé  et  perdu  autant  que 


ALDENHAM    —  LONDRES  83 

moi,  sans  avoir  la  même  raison  d'espérer.  Leurs  cœurs  sont 
percés  par  un  double  glaive,  dont  l'un  est  si  cruel  qu'ils 
croiraient  ne  point  souffrir,  s'ils  en  étaient  préservés 
comme  moi. 

Que  vous  ne  m'ayez  pas  donné  en  vain  toutes  ces  pen- 
sées, mon  Dieu! 


Aldenham,  25  février  1857. 

J'ai  quitté  Londres  samedi  dernier  pour  passer  deux  jours 
avec  Lady  Granville,  et  je  suisretenue  ici  par  une  crise  qui  l'a 
saisie  le  lendemain  de  son  arrivée.  Je  suis  là  pour  quelques 
jours,  loin  de  Londres,  et  obligée  de  rester,  ce  qui  me  plaît 
beaucoup.  J'aime  cette  situation;  la  maison  est  charmante, 
on  y  trouve  un  repos  complet,  et  John  Acton,  dont  nous 
avons  envahi  la  solitude  sa  mère  et  moi,  a  tant  de  res- 
sources intellectuelles  que  le  temps  passe  très  agréablement 
seules  avec  lui.  Mes  derniers  jours  à  Londres  ont  été 
assombris  par  un  grand  chagrin,  et  je  ne  suis  pas  seule  à 
l'éprouver.  Même  en  dehors  du  cercle  où  ce  vide  est  irré- 
parable, la  mort  de  Lord  Ellesraere  est  un  malheur  non 
seulement  senti,  mais  universellement  partagé. 

Londres,  1er  mai  1857. 

J'ai  fait  beaucoup  de  choses  depuis  la  dernière  fois  que 
j'ai  écrit  dans  ce  livre.  Pendant  cet  intervalle,  j'ai  quitté 
l'Angleterre,  croyant  que  je  n'y  reviendrais  pas,  et  au  lieu 
du  cela,  je  me  retrouve  installée  à  Londres  dans  une 
nouvelle  mai«on.  C'est  surprenant  !  Aucune  des  choses 
que  j'attends  n'arrive,  et  rien  n'est  plus  étrange  que  de  me 
retrouver  ici,  dans  une  maison  qui  m'appartient.  Je  suis 
là,  cependant,  assise  à  une  charmante  table,  entourée  de 
mes  livres,  de  mes  tableaux,  et  avec  tout  le  droit  de  me 
croire  réellement  à  l'ouvrage.  J'y  suis  de  fait  !  mais  c'est 
comme  un  navire  toujours  sous  voiles.  Ce  n'est  qu'une 
pause,  mais  c'est  un  repos;  je  l'accepte  et  j'en  jouis,  et 
j'en  remercie  Dieu. 

Je  veux  reprendre  l'habitude  d'écrire  régulièrement  quel- 
que chose  dans  mon  journal  une  fo:s  par  semaine.  Cela 
me  rappellera  plus  exactement  comment  le  temps  passe. 


84  MADAME   CRAVEN    (1857) 

Et  il  passe  si  vite  !!...  si  vite  encore,  maintenant  en  parti- 
culier. Pendant  les  premières  années  de  notre  jeunesse, 
nous  sommes  pour  ainsi  dire  ancrés  au  rivage.  Nous  ne 
pensons  pas  que  nous  avons  à  le  quitter,  ni  que  nous  ver- 
rons jamais  disparaître  ce  qui  nous  entoure.  Mais  vers 
trente  ans,  le  rivage  s'éloigne  avec  une  rapidité  toujours 
croissante,  et  les  semaines  passent  comme  autrefois  les 
jours. 

Mme  Craven  avait  effacé  le  paragraphe  suivant, 
mais  plus  tard  elle  a  écrit  par-dessus  : 

Pourquoi  ai-je  effacé  cela  ?  —  C'est  vrai  !  et  cela  doit 
rester. 

Il  eût  été  mieux  de  commencer  beaucoup  plus  tôt  un 
journal  comme  celui-ci.  Après  tout,  je  crois  cependant  que 
les  choses  vraies  prennent  une  plus  grande  place  dans 
notre  esprit  en  vieillissant,  et  à  ce  point  de  vue,  ce  n'est  pas 
à  vingt  ans  que  nous  sommes  le  plus  capables  d'écrire.  La 
côte  vers  laquelle  nous  faisons  voile,  quand  nous  laissons 
notre  jeunesse  derrière  nous,  est  notre  patrie.  Plus  nous 
en  approchons,  mieux  nous  discernons  ses  contours  dans 
leur  vraie  lumière. 

J'ai  quitté  Londres  le  3  avril,  et  suis  arrivée  à  Paris  le 
même  soir  avec  Lady  Granville,  mais  sans  savoir  combien 
de  temps  j'y  resterais.  Un  peu  plus  tard,  une  lettre  d'Au- 
guste a  presque  décidé  mes  projets  pour  l'été.  En  tous  cas, 
je  reviendrai  passer  quelques  mois  dans  celte  demeure, 
jusqu'à  ce  que  mon  but,  qui  est  de  la  louer,  soit  rempli. 

A  Paris,  pendant  cette  quinzaine,  au  milieu  de  beaucoup 
de  fatigue  et  de  précipitation,  j'ai  eu  tout  de  même  quel- 
ques moments  agréables.  Pendant  la  semaine  sainte,  j'ai 
éprouvé  ces  sentiments  particuliers  à  Paris,  et  qui,  par 
eux-mêmes  et  les  souvenirs  qu'ils  évoquent,  seront  tou- 
jours pour  moi  les  meilleurs  et  les  plus  forts. 

Ah  !  par  exemple,  quelle  triste  et  singulière  impression 
j'ai  éprouvée  le  mercredi  saint  en  me  trouvant  encore  une 
fois  à  diner  chez  Adrien,  dans  cette  maison  où  je  ne  puis 
revenir  sans  être  envahie  par  un  Ilot  d  ;  souvenirs  contrai- 
res que  j'ai  pris  l'habitude  nécessaire  de  renfermer  dans  les 
profondeurs  les  plus  intimes  de  mon  cœur,  où  personne 


IMPRESSIONS   ÉPROUVÉES   A   NOTRE-DAME  85 

ne  peut  entrer,  afin  de  poursuivre  ma  route  sans  un  arrêt, 
sans  une  hésitation,  avec  courage. 

Après  le  dîner,  un  autre  souvenir  !  Ah  !  chère  Alex,  il 
me  semblait  te  voir  et  t'entendre,  être  avec  toi,  quand  je 
suis  allée  à  Notre-Dame  avec  Adrien  etFernand. 

Cher  Fernand  !  Adrien  l'a  laissé  venir  avec  moi  dans  sa 
voiture.  Nous  avons  causé,  mais  j'ai  trop  à  dire  de  ce  que 
je  ne  veux  pas  écrireici.  Dieu  veuille,  dans  cette  dispersion 
de  notre  pauvre  famille,  avoir  pitié  de  nous,  nous  aider,  sé- 
parés comme  nous  le  sommes,  à  marcher  chacun  de  nous 
dans  la  voie  du  salut. 

A  Notre-Dame,  grande  et  profonde  émotion  causée  par  le 
spectacle  tel  qu'il  est  maintenant,  et  par  les  souvenirs  qu'il 
me  rappelle. 

A  mes  yeux,  rien  n'a  jamais  dépassé  l'effet  produit  par 
ce  que  l'on  voit  dans  cet  endroit,  à  cette  heure,  etpendant 
ces  saints  jours.  La  foule  des  hommes  était  plus  considé- 
rable qu'au  temps  des  plus  beaux  sermons  du  Père  de  Ha- 
vignan  et  du  Père  Lacordaire.  Pourtant,  le  Père  Félix  n'é- 
gale ni  l'un  ni  l'autre.  Cette  masse  compacte  d'auditeurs 
est  des  plus  édifiantes,  mais  ce  qui  a  fait  vibrer  dans  mon 
âme  une  corde  vivante,  c'est  l'Antienne  «  Parce,  Domine  » 
qui  a  suivi  le  sermon.  Quand  on  ne  l'a  pas  entendue,  il  est 
impos-ible  de  s'imaginer  l'effet  de  ce  cri  poussé  d'abord  par 
une  seule  voix,  et  répété  par  les  cinq  ou  six  mille  hommes 
qui  remplissent  la  nef  de  Notre-Dame.  «  Parce,  Domine  ! 
parce  populo  tuo  !  »  jamais  paroles  et  musique  ne  furent 
plus  d'accord.  Jamais  l'impression  de  la  prière  unanime, 
de  la  prière  qui  obtient,  ne  m'a  frappée  si  fortement. 

Les  hommes  de  Paris  !  si  puissants  pour  le  bien  comme 
pour  le  mal  !  Quand  je  me  rappelle  que  ce  sont  leurs  voix 
que  j'ai  entendues,  je  ne  puis  m'empêcher  de  me  joindre 
à  eux  avec  confiance,  espérance  et  foi  dans  l'avenir  de  no- 
tre patrie  malade  et  troublée,  si  pleine  encore  de  la  sève 
vigoureuse  par  laquelle  la  prospérité  nationale  peut  tou- 
jours revivre. 

En  me  rappelant  cela,  je  sens  que  j'aime  la  France  et 
que  je  lui  appartiens  toujours.  Dans  aucun  autre  pays,  on 
n'est  aussi  heureux,  aussi  pur,  aussi  plein  d'énergie  en  pré- 
sence du  mal.  On  le  combat  de  près,  sans  le  déguiser  sous 
des  noms  spécieux,  sans  lui  céder.  Les  mots  oubli  de  soi  et 


86  MADAME   CRAVEN    (1857) 

dévouement  sont  employés  dans  un  sens  plus  profond 
et  plus  élevé  qu'ailleurs,  un  sens  oublié  par  les  autres 
nations.  Je  suis  la  compatriote  et  la  sœur  de  ces  Fran- 
çais. Sans  doute,  ils  n'étaient  pas  la  majorité  dans  cette 
église,  mais  ils  étaient  cependant  beaucoup  plus  nombreux 
que  les  dix  justes  qui  auraientsuffi  pour  sauver  une  nation. 
Dieu  seul  connaît  leur  nombre.  Il  est  peut-être  plus  grand 
que  nous  ne  le  croyons.  Quant  aux  frivoles  etaux  mondains, 
je  crois  qu'ils  sont  inférieurs  à  tous  leurs  pareils  sur  la 
terre.  Malgré  ses  défauts,  Paris  reste  un  endroit  délicieux, 
et  je  crois  que  dans  cette  longue  carrière,  c'est  la  seule 
ville  qui  me  convienne  entièrement.  Que  n*a-t-on  pas  dit 
pour  me  le  persuader!  Ma  vanité  et  mon  orgueil  ont  eu  de 
quoi  se  nourrir  dans  ce  que  j'ai  entendu  à  ce  sujet  pendant 
ce  court  séjour.  Heureusement  que  je  ne  manque  pas 
d'antidotes,  quand  je  pense  aux  grands  contrastes  de  mon 
existence.  Je  parais  avoir  plus  d'amis  que  personne,  ins- 
pirer une  sympathie  générale,  et  je  sais  qu'il  en  est  ainsi, 
et  ma  mémoire  me  fournit  une  longue  suite  de  noms,  quand 
je  pense  à  tous  ceux  valant  la  peine  d'être  connus  que  je 
pourrais  facilement  réunir  autour  de  moi. 

J'aime  quelques  amis  chers  et  intimes  et  j'en  suis  cor- 
dialement aimée  ;  et  pourtant,  malgré  cela,  peu  de  vies 
sont  plus  réellement  solitaires  que  la  mienne. 

Je  ne  m'en  plains  pas,  mais  je  remarque  le  fait.  Je  suis 
convaincue  que  ma  solitude  n'est  pas  mauvaise  pour  moi, 
bien  qu'elle  soit  extrêmement  pénible,  à  cause  de  ma  lon- 
gue habitude  d'ouvrir  mon  cœur,  et  le  besoin  que  j'en  ai. 
C'est  peut-être  dans  ce  chagrin  même,  dans  toutes  ses 
causes  et  ses  résultats,  que  se  trouve  ma  véritable  chance 
de  salut. 

La  réponse  de  Lord  C.  est  arrivée  telle  que  je  la  suppo- 
sais depuis  que  mes  espérances  illusoires  sont  parties. 
L'effet  produit  sur  Auguste  est  celui  auquelje  m'attendais. 
Je  ne  puis  m'étonner  qu'il  lui  soit  pénible  et  désagréable 
d'habiter  un  pays  si  plein  de  vie  et  d'intérêt  pour  les  au- 
tres. Je  ne  tiens  pas  moi-même  à  y  rester  plus  longtemps. 
Avant  tout,  je  partage  l'amertume  qu'il  éprouve.  Je  suis 
trop  peinée  de  ses  ennuis  pour  sentir  encore  l'attraction 
personnelle  que  j'avais  pour  l'Angleterre,  ses  habitudes, 
ses  demeures.  En  outre,  comme  je  vieillis,  je  pèse  et  me- 


CHAGRIN   DE   VOIR    S'APPROCHER   LA    VIEILLESSE      87 

sure  mieux  les  choses  à  leur  réelle  valeur.  Laffection  seule 
leur  donne  du  prix.  Sans  elle,  il  n'y  a  pas  d'agréables  re- 
lations, et  tout  en  étant  loin  de  dire  que  je  n'ai  pas  de  bons 
amis  en  Angleterre,  mes  souvenirs  de  Naples  et  de  Paris 
m'empêchent  de  penser  à  Londres  comme  à  un  endroit 
où  l'on  m'aime,  bien  que  je  puisse  être  sympathique  à 
quelques-uns.  Quelle  différence  entre  cette  sensation  et 
celle  que  j'éprouve  en  France  et  en  Italie  !  Eh  bien  !  tout 
s'est  combiné  peu  à  peu  de  façon  à  détruire  mon  affec- 
tion exagérée  pour  ce  pays  qui  était  devenu  le  mien.  Je 
penserai  toujours  qu'y  vivre,  partager  son  activité  politi- 
que ou  y  posséder  des  biens,  e.-t  la  meilleure  des  desti- 
nées humaines.  Mais  ceux  qui  n'ont  ni  intérêts  de  ce  genre, 
ni  liens  de  famille  pour  les  retenir  en  Angleterre,  feront 
mieux  d'aller  ailleurs. 

Le  17  juin,  Mme  Craven  reprend  son  journal 
interrompu  depuis  le  30  mai  par  une  maladie  qui 
s'est  aggravée  de  sa  solitude,  et  d'un  état  de  dépres- 
sion qu'elle  considère  comme  une  véritable  épreuve, 
et  qu'elle  s'accuse  d'avoir  mal  supporté  : 

Pendant  ma  maladie  et  ma  solitude,  écrit-elle,  j'ai  eu 
tout  à  coup  la  claire  vision  du  départ  définitif  de  cette 
jeunesse  prolongée  que  j'avais  gardée  plus  longtemps  peut- 
être  que  les  autres.  Cela  a  été  pendant  un  instant  une  dou- 
leur aiguë,  comme  si  je  passais  soudain  de  la  jeunesse  à  la 
vieillesse.  Je  pensais  à  ma  charmante  princesse,  à  ses  aspira- 
lionsconfiantes.  Ellea  ce  sentiment  dejeunesse,ce  sentiment 
de  triomphe  qui  est,  sans  aucun  doute,  cet  «  orgueil  de  la  vie  » 
dont  parle  la  Bible.  Je  me  souviens  comme  je  l'éprouvais  vi- 
vement, et  mon  amour-propre  toujours  si  grand,  hélas  !  me 
murmure  de  plus  que  non  seulement  j'étais  jeune,  mais 
que  je  possédais  quelques-uns  des  dons  qui  font  rayonner 
la  jeunesse.  Ces  réflexions  et  ces  impressions  ont  été  accom- 
pagnées de  beaucoup  de  malaise  physique,  et  il  en  est 
résulté  pour  moi  une  séparation  complète  du  monde.  Dans 
cet  isolement  causé  par  l'absence  d'Auguste  j'ai  presque 
résolu  de  laisser  tomber  le  rideau  entre  moi  et  ce  qu'on 
appelle  «  le  grand  monde  »,  autant  qu'il  dépendra  de  ma 
volonté.  Je  considère  sérieusement  que  ma  place  n'est  plus 


88  MADAME   CRAVEN    (1857) 

là  à  aucun  titre,  et  j'ai  résolu  d'agir  en  conséquence.  C'est 
le  commencement  d'une  grande  paix  et  la  fin  de  beaucoup 
d'ennuis,  mais  ce  n'est  pas  la  fin  de  ce  qui,  de  tout  temps, 
m'a  donné  les  plus  grandes  joies  de  ma  vie.  Il  me  reste  la 
société  et  l'affection  de  mes  amis,  les  délices  que  l'art  et 
la  nature  peuvent  offrir,  l'étude  et  les  grands  intérêts  qui 
élèvent  l'esprit,  et  par-dessus  tout,  Dieu  !  à  qui  nous  appar- 
tenons de  plus  en  plus,  Dieu  qui,  à  la  fin,  règne  seul, 
Dieu  dont  l'amour  immortel  ne  tient  pas  compte  du  temps, 
qui  est  toujours  le  Dieu  de  notre  jeunesse  parce  qu'il  est  le 
Dieu  de  l'âme,  et  que  l'àme  ne  vieillit  jamais  ;  Dieu  qui 
garde  ses  meilleurs  dons  pour  ces  années  que  dans  notre 
folie  nous  attendons  avec  terreur.  Sûrement  ces  considé- 
rations jettent  sur  l'avenir  une  clarté  non  moins  brillante 
que  celle  qui  illumine  le  passé,  et  la  surpassera  si  nos  âmes 
sont  fidèles. 

Je  n'ai  pas  toujours  eu  ces  vraies  et  consolantes  pensées, 
au  contraire.  Je  me  suis  sentie  parfois  séparée  de  tout  ce 
qui  fait  le  charme  de  la  vie,  et  point  attirée  par  les  com- 
pensations qui  me  venaient  d'en  haut.  Par-dessus  tout,  j'ai 
éprouvé  dans  toute  son  ancienne  amertume  le  poignant 
regret  de  n'avoir  pas  d'enfants,  regret  proportionné  à  l'a- 
mour que  je  leur  porte.  C'est  le  plus  fort  dont  mon  cœur 
soit  capable,  et  il  se  répand,  que  je  le  veuille  ou  non,  sur 
tout  enfant  qui  se  blottit  dans  mes  bras.  J'aime  les  enfants, 
et  je  pleure  ceux  dont  la  place  est  restée  vide.  Que  la  vo- 
lonté de  Dieu  soit  aimée  et  obéie  !  C'est  facile  à  dire  aujour- 
d'hui, mais  dans  mes  heures  d'orage  cette  voix  du  passé 
n'a  pas  été  muette. 

Au  milieu  de  tout  cela,  la  grande  fête  du  Saint  Sacrement 
a  passé  sans  que  je  puisse  même  aller  à  l'église,  et  Au- 
guste qui  est  absent  semble  m'avoir  abandonnée  dans  ma 
tristesse  et  ma  souffrance.  Il  n'en  était  pas  ainsi  cependant, 
et  par  mon  ardent  désir  de  le  revoir,  j'ai  compris  quelle 
sécurité  je  trouvais  dans  son  affection,  le  soutien,  l'aide, 
la  consolation  qu'il  y  a  pour  moi  en  lui.  Qu'il  me  dise  ce 
qu'il  voudra.  Dans  cesjours  où  le  nuage  descend  sur  lui  et 
me  cache  mon  soleil,  il  m'aime  comme  personne  ne 
m'c  'me.  Je  n'ai  pas  de  plus  cher  ami  qui  me  soit  plus  né- 
cessaire ou  plus  indispensable,  et  qui  mérite  autant  ma 
confiance. 


IMPRESSIONS   D'AUTOMNE  89 


Carlsbad,  29  juillet  1857. 

Je  suis  à  Carlsbad  depuis  quinze  jours.  On  m'a  ordonné 
ces  eaux  à  cause  de  ma  maladie.  Elles  me  vont  et  je  me 
sens  plus  forte  et  plus  à  l'aise  que  je  ne  l'étais  dernière- 
ment. Notre  vie  est  monotone  et  ne  présente  que  peu  ou 
point  d'intérêt.  Mais  le  pays  est  charmant,  nous  avons  le 
repos  de  la  solitude,  beaucoup  de  verdure,  beaucoup  de 
cette  calme  beauté  naturelle  qui  convient  aux  gens  de  tous 
les  pays,  et  celle  qui  plaît  aux  imaginations  moins  pro- 
saïques. Grâce  à  Dieu,  j'apprécie  la  nature  de  mieux  en 
mieux  en  vieillissant.  Dans  la  jeunesse,  nous  voyons  sa 
beauté,  mais  nous  la  traitons  plutôt  en  confidente  qu'en 
amie  véritable.  Elle  réfléchit  nos  jeunes  rêves,  mais  elle 
ne  nous  calme  pas,  au  contraire.  Par  les  influences  eni- 
vrantes du  présent  elle  excite  notre  curiosité  à  connaître 
cet  avenir  qui  semble  nous  promettre  plus  même  en- 
core. Quand  on  est  jeune,  tant  de  choses  sont  mêlées  à 
son  charme,  que  nous  ne  pouvons  goûter  comme  plus  tard 
sa  sereine  et  bienfaisante  influence. 

Je  me  souviens  de  l'impression  que  l'automne  me  cau- 
sait il  y  a  bien  longtemps.  J'aimais  son  aspect  et  ses  par- 
fums. J'aimais  à  faire  de  longues  promenades  dans  les 
bois.  J'aimais  le  voile  de  tristesse  jeté  sur  nos  plaisirs  de 
tous  les  jours.  Dans  l'air  frais  et  léger  des  derniers  jours 
de  l'année,  il  y  a  quelque  chose  de  vivifiant  et  de  joyeux, 
et  son  ombre  de  mélancolie  produit  une  impression  inou- 
bliable. 

L'automne  me  rappelait  aussi  que  la  saison  du  repos 
était  presque  terminée,  que  le  temps  du  plaisir  était  pro- 
che. Au  delà  des  feuilles  mortes,  j'avais  des  visions  très 
différentes  et  très  frivoles,  comparéesà  celles  d'aujourd'hui, 
des  salles  de  bal  brillamment  éclairées,  des  guirlandes  de 
Heurs,  et  de  plus  : 

Tous  ces  bruits 
Dont  partout  la  solitude  est  pleine, 

bruits  du  monde  se  faisant  distinctement  entendre.  La 
musique  de  danse  et  de  chant,  paroles  et  impressions  en 
harmonie  avec  elle,  et   bien  des  espérances,  les  unes  va- 


90  MADAME  CRAVEN    (1857) 

guement  entrevues,  les  autres  certaines  pour  Tannée  sui- 
vante, la  répétition  de  tout  ce  qui  rendait  le  souvenir  de 
la  dernière  année  si  délicieux.  Je  ne  m'arrête  pas  sur  ce 
côté  imparfait  et  répréhensible  de  foules  ces  visions  et  de 
toutes  ces  aspirations.  Je  dis  seulement  que  ce  n'est  pas  au 
milieu  du  monde  que  la  grande  voix,  la  voix  de  Dieu  lui- 
même  peut  se  faire  le  mieux  entendre  ;  ce  n'est  que  lors- 
que les  bruits  de  la  terre  s'affaiblissent,  quand  ils  ont 
cessé  et  seulement  alors,  que  nous  comprenons  sa  secrète 
douceur.  En  écrivant,  je  remercie  Dieu  qui  me  permet  d'é- 
prouver très  fortement  ces  heureuses  impressions.  Depuis 
que  je  suis  ici,  j'ai  eu  la  joie,  trop  douce  peut-être,  la  joie 
presque  douloureuse  d'être  chargée  de  ma  chère  petite 
Lina,  pendant  que  Thérèse  boit  les  eaux  à  Marienbad.  Elle 
s'est  séparée  de  Lina  pour  la  première  fois  de  sa  vie,  afin 
que  je  puisse  jouir  d'elle.  Je  sens  cette  preuve  d'affection 
comme  je  le  dois.  C'est  comme  la  tendresse  de  mon  Eugé- 
nie, et  cela  me  fait  aimer  Thérèse  davantage.  C'est  la 
même  absence  d'égoïsme,  la  même  générosité  de  cœur,  le 
même  dévouement  à  ceux  qu'elle  aime.  Je  suis  sûre  qu'Eu- 
génie la  bénit  au  ciel  pour  l'amour  qu'elle  me  porte.  J'ai 
donc  maintenant  autour  de  moi  la  vie  et  la  lumière  que 
donne  la  présence  d'un  enfant.  Je  n'aimerais  pas  celle-là 
davantage  si  elle  m'appartenait,  mais  alors,  je  l'aimerais 
sans  éprouver  la  transition  de  cette  joie,  et  l'absence  de 
sa  réalité  pour  moi. 


CHAPITRE  X  (1857) 


Paris.  —  Derniers  jours  de  Mme  Swetchine.  —  Douleur  de 
Pauline. 


Paris,  6  septembre  1857. 

Nous  sommes  à  Paris  depuis  douze  jours  ;  et  il  me  sem- 
blait n'avoir  rien  à  dire  de  notre  existence,  très  ordinaire 
au  début.  Mais  j'ai  maintenant,  hélas  !  à  rappeler  les  plus 
tristes  et  les  plus  importants  souvenirs.  Ma  chère,  bien- 
aimée  et  admirable  amie,  Mme  Swetchine,  est  mourante. 
Mère,  sœur,  amie,  elle  e'tait  tout  pour  moi.  Mon  âme,  mon 
cœur,  mon  intelligence  étaient  satisfaits.  Quand  j'étais 
près  d'elle,  ils  étaient  en  paix:  «  Que  vous  êtes  résignée  !  » 
lui disais-je  une  fois,  pendant  une  longue  journée  que  j'a- 
vais passée  avec  elle  à  Fleury  au  commencement  de  l'au- 
tomne. 

—  «  Ne  vous  servez  pas  de  cette  expression,  »  me  dit- 
elle,  «je  n'aime  pas  le  mot  résignation,  qui  signifie  que 
nous  voulons  une  chose  et  que  nous  la  sacrifions  à  une 
autre  que  Dieu  veut  Cela  implique  une  double  action  de  la 
volonté  que  je  ne  comprends  pas.  N'est-il  pas  plus  simple 
et  plus  raisonnable  de  n'avoir  soi-même  d'autre  volonté 
que  celle  de  Dieu  ?  » 

Mme  Craven  ne  quitta  guère  Mme  Swetchine  pen- 
dant s-a  dernière  maladie.  Elle  écrit  : 


92  MADAME    CRAVEN    (1837) 

Pendant  une  crise,  on  roula  un  lit  de  fer  d'une  chambre 
voisine,  et  au  bout  d'une  demi-heure,  Mme  Swetchine  rede- 
manda la  princesse  Gagarine  et  moi.  Nous  la  trouvâmes 
couchée  sur  son  lit  au  milieu  du  salon.  Elle  faisait  cela 
souvent,  car  elle  ne  passait  pas  la  nuit  dans  sa  chambre. 
C'était  une  singulière  habitude  qui  contribua  à  donner  à 
son  lit  de  morl  un  aspect  particulier.  Il  n'y  avait  aucune 
trace  visible  de  maladie.  Elle  s'affaiblissait  devant  nous, 
sous  le  poids  d'une  maladie  compliquée  et  de  son  grand 
âge  ;  mais  elle  garda  jusqu'à  la  fin  son  aspect  cher  et  fami- 
lier. Sa  toilette  était  comme  toujours  simple,  mais  point 
négligée.  Elle  se  maintenait  dans  la  même  exquise  pro- 
preté. Le  parfum  d'eau  de  Portugal  dont  elle  se  servait 
toujours  s'harmonisait  avec  son  attitude  sereine.  Ses 
traits,  qui  exprimaient  une  si  grande  sympathie  pour  les 
chagrins  des  autres,  restaient  impassibles  quand  elle  par- 
lait des  siens,  et  conservèrent  ces  deux  signes  caractéris- 
tiques jusqu'au  dernier  moment  de  ses  souffrances. 

Mme  Craven  a  relaté  avec  une  exactitude  touchante 
chaque  détail  de  cette  maladie,  mais  M.  de  Falloux 
ayant  publié  à  peu  près  le  même  récit,  nous  ne  sui- 
vrons pas  celui  de  Mme  Craven. 


CHAPITRE  XI  (4857-1858) 


Désir  de  retourner  à  Naples.  —  Séjour  à  la  Roche-en-Brény.  —  Re- 
tour à  Paris.  —  "Voyage  précipité  en  Angleterre.  —  Retour  en 
France.  —  Lumigny.  —  "Visions  du  passé.  —  Affection  du  comte 
de  Mun  pour  Mme  Craven.  —  La  grâce  d'une  vie  calme. 
—  Tremblement  de  terre  dans  la  Basilicata.  —  Retour  de 
Mme  Craven  à  Naples.  —  Elle  donne  chez  elle  deux  repré- 
sentations pour  les  victimes  du  tremblement  de  terre.  — 
Semaine  sainte  à  Rome  avec  la  duchesse  Ravaschieri.  —  Sou- 
venir d'Eugénie  aux  jardins  Pamphili.  —  Mme  Craven  continue 
le  «  Récit  ».  —  La  cava  di  Terrini.  —  Castagneto.  —  Utilité  de 
la  solitude. 


Mme  Craven  désirait  retourner  à  Naples.  Elle  écrit  : 
«  C'est  après  tout  le  seul  endroit  lié  aux  souvenirs  du 
passé,  et  depuis  quelques  années  il  a  le  charme  de 
l'habitude.  De  plus,  Thérèse  a  besoin  de  moi,  et  quit- 
ter Lina  me  causerait  une  aussi  grande  douleur  que 
si  j'étais  sa  mère.  Je  ne  puis  tenir  à  Londres  où  Au- 
guste est  hanté  par  son  perpétuel  regret.  Paris  m'est 
indifférent  depuis  que  ma  chère,  adorable  amie  n'y 
est  plus  ;  elle,  et  elle  seule,  avec  qui  j'avais  si  ardem- 
ment désiré  rester  il  y  a  deux  ans.  Bref,  si  Auguste 
était  à  Naples,  débarrassé  de  certains  ennuis,  et 
heureux  autant  qu'il  est  possible,  rien  ne  me  convien- 
drait mieux  que  d'y  retourner  maintenant,  et  cela  me 
parait  la  plus  sage  détermination.  » 


04  MADAME   CRAVEN    (1857) 

Après  la  mort  de  Mme  Swetchine,  ce  fut  une  conso- 
lation pour  Mme  Craven  de  se  rendre  à  la  Roche-en- 
Brény.  Au  retour  de  cette  visite,  elle  écrit  dans  son 
journal  : 


Paris,  1er  octobre  1857. 

Je  n'ai  pas  eu  le  temps  d'écrire  pendant  la  semaine  der- 
nière quej'ai  passée  à  la  Roche-en-Brény  avec  les  Monta- 
lembert.  Aussi  courts  qu'ils  aient  été,  ces  jours  de  repos  à 
la  campagne  m'ont  fait  éprouver  un  doux  bien-être.  Indé- 
pendamment de  mon  amitié  pour  Montalembert,  mes  plus 
chers  souvenirs  sont  si  intimement  liés  à  lui,  que  je  n'ai 
en  commun  avec  personne  autant  d'intérêts  précieux  dans 
le  passé  et  de  pensées  sur  les  sujets  actuels.  J'aime  aussi 
Anna  très  tendrement.  Il  y  a  bien  des  différences  entre 
nous,  et  peu  de  femmes  se  ressemblent  moins.  Elle  plaît  et 
attire,  mais  elle  m'étonne  parfois.  Pourtant,  je  l'aime  mieux 
que  n'importe  qui. 

Le  château  de  la  Roche  est  situé  vers  le  centre  de  la 
Bourgogne,  dans  un  district  du  Morvan,  plutôt  sauvage  que 
pittoresque,  bien  qu'il  ait  sa  part  de  ce  genre  de  beauté. 
Il  est  loin  de  tout  être  humain,  et  le  repos  de  sa  solitude 
est  complet.  C'est  la  solitude  des  grands  bois.  Nous  nous 
promenons  sous  leur  ombre  avec  une  sensation  de  calme, 
signe  distinctif  de  ce  pays.  C'est  un  endroit  auquel  onpeut 
beaucoup  s'attacher  sans  aucun  doute.  Il  semble  étrange 
pourtant  de  l'avoir  acheté,  bien  qu'il  possède  un  charme 
qui  a  pu  séduire  Montalembert,  et  un  caractère  personnel 
tout  différent  des  autres  paysages. 

Le  château  est  flanqué  de  tours  et  entouré  d'un  fossé  pro- 
fond rempli  d'eau.  On  y  arrive  par  deux  ponts,  et  par  l'un 
des  deux  on  atteint  une  cour  carrée.  C'est  l'entrée  de  la 
maison,  qui  de  ce  côté  est  couverte  de  lierre.  La  première 
vue  du  château  est  très  pittoresque  et  l'intérieur  ne  re  - 
semble  à  aucun  autre.  En  entrant,  à  gauche,  le  visiteur  se 
trouve  dans  un  grand  hall,  dont  le  plafond  est,  ainsi  que 
celui  du  salon  à  côté,  soutenu  par  des  poutres  peintes  en 
teintes  sombres  et  décorées  partout  d'armoiries  et  devises. 
Parmi  elles  on  retrouve  souvent  la  belle  légende  des  Mé- 
rode  :  «  Plus  d'honneur  que  d'honneurs  »,  et  celle  des  .Mon- 


SÉJOUR   A   LA   ROCHE-EN-BRÉNY  !*J 

talembert:  «  Ni  espoir  ni  peur.  »  Il  y  en  a  d'autres  telles 
que  «  Bien  ou  rien  »  ;  et  la  singulière  devise  du  dix-sep- 
JÉième  siècle  :  «  J'obéis  à  qui  je  dois  ;  je  sers  à  qui  me  plaît  ; 
je  suis  à  qui  me  mérite.  »  Il  y  en  a  plusieurs  autres  dont 
je  ne  me  souviens  pas.  Comme  celui  du  salon  voisin,  le 
plafond  du  hall  est  orné  tout  le  tour  par  la  belle  réponse 
faite  à  Charles  le  Chauve  dans  une  occasion  particulière, 
et  inscrite  en   grosses  lettres  : 

«  Le  duc  Charles  mesurait  toute  chose  à  l'aune  de  sa  vo- 
[onté  et  de  son  avantage  personnel,  et  il  proposa  de  nouveaux 
subsides  et  d'étranges  taxes.  Mais  les  sires  de  Joinville,  de 
Charny  et  de  Myrebeau  et  d'autres  vrais  Bourguignons  ré- 
pondirent pour  tout  le  corps  des  Etats  de  Bourgogne: 

«  Dites  au  duc  que  nous  sommes  ses  très  humbles  et 
très  obéissants  serviteurs,  mais  comme  ce  qu'il  nous  de- 
mande par  vous  n'a  jamais  été  fait,  cela  ne  peut  être,  et 
cela  ne  sera  pas. 

«  Les  petits  compagnons  n'auraient  point  osé  tenir  ce 
langage.  (Pris  dans  saint  Julien  de  Baleure,  1531.)  » 

Il  faut  avouer  que  cette  longue  citation  servant  de  déco- 
ration est  suffisamment  curieuse,  mais  n'est  certainement 
pas  ordinaire.  Et  c'est  ainsi  dans  toute  la  maison.  Quelques 
élégances  qu'on  trouve  ailleurs  y  manquent  peut-être, 
mais  d'un  autre  côté,  les  intérêts  soutenus  et  variés  de  la 
vie  existent  à  la  Roche  comme  nulle  part.  La  conversation 
y  est  toujours  charmante  et  spirituelle,  et  l'atmosphère  si 
cordiale  et  si  élevée,  que  le  cœur  et  l'intelligence  se  dilatent 
également.  En  un  mot,  l'hôte  unique  qui  n'a  jamais  son 
entrée  dans  l'antique  ca-tel,  c'est  l'ennui. 

M.  et  Mme  Craven  firent  ensuite  une  visite  rapide 
en  Angleterre,  et  y  louèrent  leur  maison  ;  au  mois 
d'octobre,  Mme  Craven  écrivait  de  Londres  à  la  du- 
chesse Ravaschieri  : 

Avant-hier,  je  lisais  à  Auguste  la  liste  des  Bills  passés  à 
la  Chambre  pendant  cette  très  importante  dernière  session. 
Il  n'a  rien  dit,  ma's  il  a  baissé  la  tête,  et  j'ai  vu  deux  gros- 
ses larims  rouler  sur  ses  joues.  Je  sens  toujours  dans  mon 
cœur  la  peine  qu'elles  m'ont  causée. 


96  MADAME    CRAVEN    (1857) 

Lumigny,  7  novembre  1857. 

Notre  maison  de  Londres  est  louée.  Il  est  décidé  que 
nous  retournerons  à  Naples  cet  hiver.  En  attendant,  je 
jouis  d'un  repos  physique  et  d'un  bien-être  moral  que  j'é- 
prouve toujours  à  la  campagne. 

Que  ma  vie  est  étrange  !  Je  regarde  Claire,  et  à  vingt- 
huit  ans  je  la  vois  établie  dans  une  existence  calme  et 
égale,  ayant  déjà  le  charme  de  l'habitude,  et  n'étant  me- 
nacée d'aucun  changement  probable  dans  son  paisible  cou- 
rant. Ce  changement  pourrait  être  tout  au  plus  de  ceux 
auxquels  toute  vie  humaine  est  sujette,  quant  aux  désirs 
et  à  la  volonté.  Je  compare  cette  vie  avec  les  fragmenls 
brisés  de  la  mienne  et  je  ne  me  plains  pas  de  la  dillérence. 
Je  ne  connais  que  lafatigue  du  changement:  il  est  possible 
que  je  pourrais  souffrir  de  la  monotonie.  Dans  ces  belles 
années  disparues,  je  vois  autour  de  moi  des  visages  bien- 
aimés.  Mon  cœur  brûle  et  se  fond  au  dedans  de  moi-même 
quand  je  puis  échapper  au  présent  et  rappeler  leurs  voix 
lointaines.  J'étais  alors  moi-même  une  personne  différente, 
avec  d'autres  pensées  et  d'autres  désirs.  Et  puis,  l'un  après 
l'autre,  ceux  qui  avaient  presque  rempli  ma  vie  sont  par- 
tis. Non  seulement  ils  sont  partis,  mais  je  ne  suis  plus 
dans  les  endroits  où  ils  vivaient,  et  si  je  les  revois  après  de 
longues  années,  ils  sont  si  complètement  changés  que  je 
ne  trouve  plu;  aucune  trace  du  passé,  excepté  quelques 
restes,  semblables  aux  ruines  d'un  monument  détruit. 
Rien,  pas  même  l'aspect  de  la  campagne,  ne  me  rappelle 
ce  qui  était.  Et  j'ai  vécu  dans  d'autres  pays  et  possédé 
des  amis  auxquels  ces  chers  compagnons  de  ma  jeunesse 
étaient  et  restent  inconnus.  Autour  de  moi,  ceux  qui  me 
sont  unis  par  des  liens  que  resserrent  plus  que  tous  les 
autres  notre  commune  patrie  et  notre  parenté, ne  sont  que 
des  accidents  dans  ma  vie,  et  pour  les  amis  avec  lesquels 
j'ai  passé  la  plus  grande  partie  de  ces  dix  dernières  années, 
mes  morts  sont  pour  la  plupart  d'entre  eux  des  étrangers, 
même  de  nom. 

J'ai  possédé  une  maison,  j'y  ai  vécu  avec  un  certain 
succès.  J'y  ai  reçu  bien  des  amis,  ot  une  foule  de  person- 
nes auxquelles  je  ne  tenais  pas,  mais  parmi  toutes  celles-là 
il  n'y  avait  pour  ainsi  dire  aucun  des  amis  de  ma  jeunesse 


VISIONS   DU  PASSÉ  97 

et  mes  plus  chers  et  mes  plus  proches  n'étaient  pas  de  ce 
nombre. 

J'écris  cela  en  général  :  les  détails  de  ce  manque  d'unité 
dans  ma  vie  sont  encore  plus  étranges.  J'ai  toujours  eu  un 
amour  passionné  pour  les  souvenirs,  et  senti  le  besoin  de 
relier  le  passé  et  le  présent. 

Dimanche  dernier,  1er  novembre,  après  vêpres,  nous  nous 
sommes  rendus  au  cimetière.  Ce  jour-là,  comme  c'est  l'u- 
sage, nous  sommes  tous  allés  prier  sur  les  tombes  de  ceux 
que  nous  avons  perdus.  Nous  sommes  entrés  ensemble, 
puis  nous  nous  sommes  séparés.  Adrien  et  ses  fils  se  sont 
agenouillés  près  de  moi,  Claire  et  ses  parents  un  peu  plus 
loin.  Oh!  mabien-aimée,  tout  est  bien  ainsi.  Tes  enfants 
ont  grandi  et  sont  devenus  tels  que  tu  aurais  voulu  les 
voir.  En  choisissant  une  autre  femme,  ton  mari  a  sans 
aucun  doute  agi  comme  tu  l'aurais  désiré.  Claire,  qui 
toute  sa  vie  n'a  aimé  qu'Adrien,  est  à  lui,  et  sa  mère  vit 
avec  elle,  dans  la  plénitude  d'un  bonheur  qui  est  la  réali- 
sation de  ses  rêves  de  jeunesse. 

Tout  le  monde  ici  est  heureux  maintenant.  Ai-jeeu  tort, 
moi  pour  qui  rien  n'est  changé,  pour  qui  l'irréparable 
vide  est  aujourd'hui  plus  profond  que  jamais,  qui  n'ai  pas 
l'ombre  de  compensation  de  ta  perte,  qui  ai  même  con- 
science qu'elle  est  l'incurable  blessure  de  ma  vie,  ai-je  eu 
toit,  je  le  demande,  d'avoir  senti  l'amertume  se  mêler  à 
des  impressions  qui,  malgré  leur  tristesse,  eussent  été  si 
douces  en  me  rappelant  que  tout  ce  bonheur  a  son  origine 
dans  ce  malheur  et  ce  chagrin  même?  Que  je  me  suis 
sentie  triste  et  seule  à  ce  moment  de  notre  commune 
prière! 

J'étais  à  genoux,  la  tête  posée  sur  la  pierre.  Peu  à  peu, 
chacun  s'est  éloigné.  La  sœur  Marie-Timothée  m'a  dit  de 
me  lever,  que  le  sol  était  humide.  J'ai  vu  alors  qu'Adrien, 
Robert  et  Albert  étaient  seuls  restés.  Je  me  levai,  mais  je 
ne  sais  quel  sentiment  (auquel  je  n'aurais  pas  dû  céder) 
m'a  fait  prendre  un  chemin  différent  du  leur,  pour  re- 
tourner au  château.  J'étais  à  peine  partie  que  je  le  regret- 
tais, car  à  ce  moment  nous  étions  vraiment  unis  dans  la 
même  pensée.  Je  l'ai  compris  quand  je  les  ai  trouvés  m'at- 
tendant  sur  les  marches  à  la  nuit  tombante.  Adrien  m'a 
prise  dans  ses  bras,  et  m'a  embrassée  en  me  disant  qu'il 

MADAME    CRAVEN.  7 


98  MADAME   CRAVEN    (1857) 

était  doux  et  consolant  que  j'aie  pu  être  là  en  ce  jour.  Ses 
chers  enfants  m'ont  aussi  embrassée  si  tendrement,  que 
mon  cœur  rempli  s'est  un  peu  calmé  et  consolé.  Claire 
aussi  a  été  bonne  et  charmante  pour  moi.  Chère  Claire,  ce 
serait  trop  mal  de  ma  part  de  me  sentir  malheureue 
parce  que  Dieu  a  été  bon  pour  elle.  Nous  aimons  tous  sa 
volonté  qui  ne  peut  vouloir  que  notre  bien.  La  volonté  di- 
vine lui  a  donné  tout  ce  bonheur  qu'elle  nous  a  enlevé  : 
qu'elle  soit  faite  et  acceptée  sans  un  murmure. 

Lumigny,  mardi  12  novembre. 

La  tranquillité  dont  je  jouis  icime  fait  grand  bien, maisje 
vis  en  dehors  de  mon  existence  réelle,  et  cela  répand  une 
teinte  de  mélancolie  et  un  certain  sentiment  de  malaise, 
comme  si  je  m'appropriais  quelque  chose  qui  ne  m'appar- 
tient pas.  Quand  je  reprendrai  ma  vie  ordinaire,  je  me 
sentirai  troublée  de  nouveau,  du  trouble  de  cette  inquié- 
tude à  laquelle  je  mettrais  fin  si  volontiers.  Le  souvenir  et 
la  crainte  de  ces  difficultés,  pour  la  plupart  imaginaires,  me  i 
poursuivent  et  empêchent  mon  âme  de  jouir  du  calme  qui  ; 
repose  mon  corps. 

Le  livre  du  Père  Gratry  i  est  tombé  entre  mes  mains   à  ; 
l'âge  où  il  pouvait  me  faire  le  plus  de  bien,  à   cet  âge  où 
j'entre  dans  le  dernier  tiers    de  la  vie,   dont  l'approche 
élève  en  moi  un  sentiment  de  terreur  et  de  regret  à  la  fois 
pénible  et  puéril. 

Ne  permettez  pas,  mon  Dieu,  que  mon  défaut  de  science 
me  prive  de  la  moindre  parcelle  des  consolations  renfer- 
mées dans  ce  livre.  Elles  tiennent  à  des  réalités  que  vous 
saurez  bien  me  faire  comprendre  si  vous  le  voulez,  et  si 
je  veux.  Faites-moi  donc  d'abord  vouloir,  puis  accordez- 
moi  de  saisir  avec  cette  volonté  la  vôtre  tout  entière,  dans 
son  infinie,  inépuisable  et  incompréhensible  miséricorde. 
Ainsi  soit-il  ! 

Le  16  décembre  1857,  un  tremblement  de  te"re  qui 
détruisit  des  villages  dans  la  Basilicata  et  se  fit  sentir 
jusqu'à  Naples,  causa  de  grands   malheurs.  Bientôt, 

1.  Probablement  le  livre  du  Père  Gratry  intitulé  «  De  la  connais- 
sance de  l'âme  »,  publié  en  1857. 


REPRÉSENTATIONS   CHEZ   Mme   CRAVEN   A   NAPLES      99 

après  son  retour  à  Naples,  Mme  Craven  réunit,  à  l'aide 
de  deux  représentations,  la  somme  importante  de 
17.000  francs  pour  les  nécessités  les  plus  pressantes. 
Presque  toutes  les  places  furent  payées  huit  livres  et 
le  petit  théâtre  fut  rempli. 

Les  enfants  abandonnés  furent  l'objet  de  la  princi- 
pale sollicitude  de  Mme  Craven.  Elle  fit  un  appel  à  la 
charité  qui  lui  porta  des  secours  de  France  et  d'Angle- 
terre. Elle  établit  une  maison  à  Pizzofalcone,  pour 
recevoir  trente  enfants,  sous  la  garde  des  sœurs  de 
Charité  françaises.  Elle  voulait  que  ce  fût  pour  ces 
femmes  admirables  le  commencement  d'une  œuvre 
plus  importante. 

Les  enfants,  dont  quelques-uns  avaient  été  trouvés 
dangereusement  blessés  sous  les  ruines  de  leurs  mai- 
sons, furent  élevés  tranquillement  et  dans  le  bien-être 
jusqu'à  l'âge  de  vingt  ans,  et  mis  à  même  de  se  suffire 
par  un  travail  facile.  Plusieurs  d'entre  eux  qui  s'étaient 
trouvés  par  la  mort  de  leurs  parents  en  possession 
d'une  fortune  suffisante,  devinrent  utiles  parleur  édu- 
cation, comme  l'avait  prophétisé  Mme  Craven,  à  leurs 
camarades  plus  ignorants. 

L'année  1858  fut  la  dernière  des  représentations 
charitables  de  Chiatamone.  La  tension  politique  était 
devenue  trop  grande.  Quelques  tentatives  imprudentes 
des  catholiques  anglais  en  particulier,  pour  diminuer 
le  mal  causé  par  le  gouvernement  napolitain,  bles- 
sèrent au  cœur  Mme  Craven. 

Pendant  six  mois,  elle  cessa  d'écrire  son  journal. 

Rome,  29  mars  1858. 

Pas  une  ligne  écrite  ici  depuis  six  mois!  Qu'est-ce  que 
cela  signifie?  Que  le  temps  a  passé  à  Naples  d'une  façon 
qui  ne  laisse  rien  à  rappeler.  Je  ne  veux  point  dire  que  le 
temps  n'a  pas  passé  agréablement.  C'est  plutôt  le  contraire! 
Ce  livre  est  plus  souvent  ouvert  dans  les  jours  tristes  que 
dans  les  jours  heureux,  mais  j'y  marque  aussi  le  souvenir 


100  MADAME   CRAVEN    (1857) 

des  heures  agréables  quand  elles  sont  en  dehors  de  la  rou- 
tine ordinaire.  11  n'est  pas  sans  précédent  que  je  me  trouve 
à  Rome  pour  la  semaine  sainte.  C'est  toujours  une  nouvelle 
joie  de  laquelle  je  remercie  Dieu,  et  les  impressions  que 
je  reçois  ici  sont  toujours  bonnes  et  d'un  profit  durable 
pour  moi.  Je  suis  arrivée  avec  Thérèse1  qui  m'est  confiée. 
C'est  un  grand  plaisir  pour  moi  de  lui  servir  de  chaperon 
et  de  cicérone.  Nous  sommes  seules,  maîtresses  de  nos 
actions,  ce  sont  là  de  bonnes  conditions  pour  goûter  Rome. 
L'esprit  se  réveille  et  l'âme  s'apaise,  lorsqu'on  peut  se 
livrer  sans  trouble  à  cet  intérêt  que  tout  inspire  ici,  et  en 
même  temps  à  ce  repos  grandiose  qui  ne  ressemble  en 
rien  à  ce  qu'on  trouve  ailleurs. 

Quelques  pages  du  journal  de  Mme  Craven  pendant 
ce  séjour  ont  été  insérées  dans  les  «  Réminiscences  » 
sous  ce  titre  :  «  Une  semaine  sainte  à  Rome.  »  Elle 
parle  dans  ce  chapitre  de  sa  visite  aux  jardins  Pam- 
phili,  mais  elle  omet  les  lignes  suivantes  écrites  dans 
son  journal  à  l'occasion  de  cette  promenade  : 

Aussi  longtemps  que  je  vivrai,  la  mort  d'Eugénie  sera 
pour  moi  une  douleur  que  nulle  consolation  terrestre  ne 
pourra  adoucir.  Elle  est  plus  grande  maintenant  que  l'âge 
me  fait  apprécier  de  plus  en  plus  ces  liens  qui  se  resserrent 
avec  les  années,  et  que  rien  ne  peut  remplacer.  Je  sais 
maintenant,  plus  encore  que  dans  la  fleur  de  ma  jeunesse, 
que  la  plus  chère  joie  de  ma  vie  a  été  détruite  par  un 
coup  de  tonnerre.  Hélas  !  les  années  m'apportent  bien  des 
anniversaires  qui  rappellent  une  inconsolable  douleur.  J'ai 
pris  l'habitude  de  les  trarder  silencieusement  et  secrète- 
tement  dans  mon  cœur  et  de  ne  pas  en  importuner  les 
autres. 

Dans  les  quelques  dernières  lignes  de  son  journal, 
parlant  de  ses  impressions  de  la  semaine  sainte  en 
1858,  Mme  Craven  dit  : 

Il  n'y  en  a  pas  une  qui  ne  m'ait  aidée  à  devenir  meil- 
1.  La  duchesse  Ravaschieri. 


LA  CAVA   DI  TERRINI  101 

leure,  et  j'ai  compris  que  pour  moi,  un  pèlerinage  à  Rome 
était  plus  utile  à  mon  intelligence  que  n'importe  quel  livre, 
et  d'un  plus  grand  service  pour  mon  âme  que  n'importe 
quel  sermon. 

Les  lecteurs  du  «  Récit  d'une  sœur  »  se  souviendront 
des  pages  qui  commencent  le  second  volume.  Le 
,30  juin,  Mme  Craven  écrivait  dans  son  journal  : 

Hier,  c'était  ma  fête,  et  le  vingt-deuxième  anniversaire 
de  la  mort  d'Albert. 

Vingt-deux  ans!  depuis  ce  jour,  si  vivant  encore  dans  ma 
mémoire. 

J'ai  voulu  reprendre  ma  tâche  d'autrefois  et  remettre  en 
ordre  les  papiers  et  les  lettres  que  j'aurai  à  relire,  mais,  à 
moins  que  Dieu  ne  m'aide,  cela  me  paraît  au-dessus  de  mes 
forces. 

Dans  le  courant  de  l'été,  quelques  amis  proposèrent 
à  Mme  Craven  de  visiter  le  pays  où  se  trouve  le  village 
de  la  Cava  di  Terrini.  Il  est  situé  dans  la  vallée  sé- 
parant les  montagnes  qui  s'élèvent  entre  les  golfes 
de  Naples  et  de  Salerne.  Mme  Craven  fut  ravie  de  la 
vue  de  la  mer  du  côté  de  Pœstum  et  d'Amalfi,  et  la 
pensée  que  Lina  et  sa  mère  venaient  souvent  dans 
l'habitation  d'été  du  duc  Ravaschieri,  située  dans  cette 
contrée,  ajouta  à  son  désir  de  posséder  elle-même  une 
maison  près  de  la  leur. 

M.  et  Mme  Craven  avaient  tellement  vécu  dans  le 
monde,  que  ce  fut  pour  eux  un  repos  de  passer  alors 
un  été  dans  une  des  fermes  répandues  sur  les  versants 
des  montagnes,  et  dans  une  solitude  qu'on  ne  trouvait 
pas  près  de  la  mer,  dans  la  baie  de  Naples.  Ils  parta- 
gèrent la  maison  d'un  «  galan  uomo  *  »,  appartenant  à 
cette  classe  de  petits  propriétaires,  souvent  d'excel- 
lente naissance,  qui  vivent  du  produit  de  la  vigne  et 
du  maïs. 

1.  Voir  les  »  Réminiscences  »,  page  '616. 


102  MADAME   CRAVEN    (1858) 

Un  jour,  écrit  la  duchesse  Ravaschieri,  Pauline  se  pro- 
menant avec  Lina  sur  la  colline  de  Castagneto,  arriva 
devant  la  chaumière  d'un  paysan,  près  d'un  château  en 
ruines,  au  sommet  de  la  profonde  vallée  de  Dragonea.  De 
là,  on  la  contemplait  dans  toute  sa  noble  beauté  ;  Pauline 
et  Lina  montèrent  sur  le  toit  plat  formant  terrasse,  et  res- 
tèrent un  instant  transportées  d'admiration  devant  ce 
spectacle.  Dans  la  vallée  boisée,  ombragée  par  les  mon- 
tagnes baignées  elles-mêmes  dans  le  soleil,  on  voyait 
une  large  percée  à  travers  laquelle  descendait  un  torrent, 
tantôt  se  précipitant,  tantôt  coulant  comme  un  petit  ruis- 
seau. Il  avait  sa  source  près  de  cette  historique  Badia  délia 
Trinità,  plus  haut  sur  les  collines.  Au-dessous,  à  l'endroit 
où  la  vallée  se  rétrécissait,  on  apercevait  les  arches  doubles 
et  triples  d'un  pont  si  gracieux,  si  léger,  que  la  légende 
populaire  l'attribue  à  l'art  d'un  magicien.  D'un  côté,  les 
crêtes  élancées  de  Finestra,  Dragonea  et  Raiti  fermaient 
la  vallée.  De  l'autre,  les  hauteurs  boisées  baignaient  dans 
une  gloire  de  lumière  et  de  couleur,  la  lumière  et  la  cou- 
leur de  la  mer  Tyrrhénienne. 

La  ligne  merveilleuse  qu'offre  aux  regards  la  côte  loin- 
taine de  Pœstum  et  de  ses  temples  grecs,  était  brisée  par 
les  maisons  blanches  et  la  coupole  du  clocher  de  Vietri. 

<(  Ah!  Pauline  !  c'est  ici  qu'il  faut  bâtir  cette  maison  que 
tu  demandes  toujours  à  Auguste,  »  s'écria  Lina.  La  béné- 
diction de  Dieu  était  sur  cette  pensée,  et  en  temps  voulu 
les  murs  en  ruines  furent  changés  en  une  maison  idéale- 
ment jolie,  le  champ  de  blé  voisin  fut  transformé  en  un 
jardin,  d'où  les  montagnes,  les  bois,  la  mer  lointaine 
semblaient  faire  partie  du  domaine.  La  joie  de  Lina  était 
de  se  trouver  avec  sa  chère  Pauline. 

Depuis  son  arrivci»  à  Naples,  èi  à  travers  les  inci- 
dents variés  de  cette  époque,  peu  de  pensées  furent 
plus  douces  à  Mme  Craven,  peu  l'occupèrent  aussi 
exclusivement  que  le  bien-être  de  sa  chère  Lina 

Castagneto,  2d  août  1858. 

Depuis  le  jour  où  j'écrivais  les  mots  précédents,  j'ai  quitté 
Naples.  Je   ne  comptais  rester  ici  qu'un  mois,  et  je  crois 


UTILITÉ   DE   LA   SOLITUDE  103 

maintenant  que  ce  sera  jusqu'à  la  fin  de  Tété.  Je  suis  établie 
dans  la  partie  la  plus  éloignée,  la  plus  pittoresque  et  la 
plus  entièrement  solitaire  de  la  Cava. 

Je  bénis  Dieu  de  ma  retraite  dans  cette  splendide  nature. 
Elle  me  fortifie  moralement  et  physiquement.  Je  veux  en- 
tretenir, augmenter  et  développer  en  moi  cet  amour  de  la 
solitude.  Je  dis  cela,  même  sachant  d'avance  que  ma  vie  sera 
aussi  mondaine  que  par  le  passé.  Ce  que  je  dois  le  plus 
désirer,  c'est  cette  stabilité  qui  rendrait  ma  vie  extérieure 
conforme  à  ce  qu'est,  et  à  ce  que  doit  être  ma  vie  intérieure. 

Pour  le  moment,  tout  est  en  harmonie,  et  je  remercie 
Dieu  d'en  jouir.  Grâce  à  Dieu,  je  sais  que  mon  ardent  désir 
est  pour  la  paix,  le  silence  et  la  régularité,  pour  une  vie 
occupée  mais  uniforme,  et  de  plus  pour  la  campagne  et 
l'air  frais  loin  des  villes.  J'aime  à  me  trouver  en  présence 
de  la  nature,  presque  toujours  belle  partout. 

Ce  n'est  pas  seulement  à  présent  que  j'ai  senti  la  néces- 
sité de  laisser  tomber  le  rideau  entre  moi  et  le  grand 
monde.  Pas  toujours,  cela  serait  impossible.  Mais  je  veux 
souvent  prendre  un  bain  de  solitude,  d'où  je  sortirai  meil- 
leure et  plus  courageuse. 

Il  est  certain  cependant  que  le  silence  ininterrompu,  la 
retraite  et  les  réflexions  qui  la  remplissent,  ont  de  diffé- 
rents aspects  à  différents  âges.  Le  silence  pèse  à  l'activité 
ardente  et  entreprenante  de  la  jeunesse.  Pourtant,  les  rêves 
qui  l'entretiennent  nous  plaisent  par  leur  charme.  Plus 
tard,  dans  la  vie,  la  fatigue  de  tout  ce  que  nous  avons 
réussi  à  atteindre  nous  fait  désirer  le  repos,  et  nous  devons 
nous  préparer  à  une  plus  sérieuse  pensée,  qui  est  loin  de 
ressembler  aux  rêves  brillants  de  notre  jeunesse. 

Nous  regardons  autour  de  nous,  et  qu'il  nous  reste  peu 
ou  beaucoup  d'années,  nous  voyons  qu'elles  sont  courtes, 
en  comparaison  de  celles  déjà  écoulées,  et  nous  n'avons  à 
attendre  que  la  vieillesse  et  la  mort. 

Je  veux  regarder  bien  en  face  cette  pensée  de  la  mort  et 
la  vaincre  au  lieu  de  la  fuir,  et  ne  la  quitter  que  lorsqu'elle 
sera  vaincue.  L'illusion  qui  la  fait  oublier  est  une  folie 
aussi  bien  qu'une  faute.  Mais  la  réalité,  le  bonheur  vrai,  la 
paix,  c'est  de  triompher  d'elle  en  l'embrassant,  et  j'en  dis 
autant  des  autres  images  qui,  avec  celle  de  la  mort,  entou- 
rent le  déclin  de  la  vie. 


104  MADAME   GRAVEN    (1858) 

Depuis  que  je  suis  ici,  j'ai  repris  le  travail  qui  me  sem 
blait  aussi  pénible  qu'impossible  dans  le  bruit  et  le  mou- 
vement de  Naples.  Maintenant,  comme  premier  résultat  do 
la  force  que  peut  donner  la  paix,  je  trouve  ma  tâche  douce, 
facile  et  bonne  pour  moi.  Que  Dieu  veuille  m'accorder  la 
persévérance  dans  toutes  les  autres  choses,  et  puisse-t-il  me 
garder,  quand  je  retournerai  au  milieu  du  monde,  dans  la 
même  disposition  où  je  me  trouve  loin  de  lui  ! 


CHAPITRE  XII  (1858) 


Tendresse  de  Mme  Svvetchine.  — Le  meilleur  temps  de  la  vie  est 
à  cinquante  ans.  —  Castagneto.  —  Pèlerinage  avec  Lina  à 
«  Mater  Domini  ».  —  Lina  à  Castagneto.  —  Départ  do  Castagneto. 


A  la  première  page  d'un  autre  volume  de  son  journal, 
Mme  Craven  observe  que  les  trois  précédents  commen- 
cent à  la  même  époque  de  Tannée  :  «  Ce  qui  prouve,  » 
ajoute-t-elle,  «  que  c'est  la  saison  dans  laquelle  je 
suis  le  plus  disposée  à  penser,  et  où  la  réflexion 
m'est  le  plus  facile.  S'il  y  a  quelque  tranquillité  dans 
ma  vie  agitée,  c'est  principalement  dans  ce  temps-là. 
Mais  jamais  de  ma  vie,  je  le  crois,  ma  part  n'a  été  aussi 
complète  que  cette  année.  Malgré  ma  nature  indécise, 
malgré  cette  vague  sensation  qu'on  appelle  «  Smania  » 
en  italien,  et  en  allemand  «  Sehnsucht  »...,  je  sens 
profondément  le  bienfait  de  ces  heures  tranquilles  et 
régulières  de  travail,  et  d'un  temps  partagé  également 
entre  Dieu  et  des  occupations  utiles  ou  innocentes.  Je 
crois  avoir  dans  ce  moment  tout  ce  dont  j'ai  besoin 
pour  le  calme  et  le  progrès  :  la  solitude  au  milieu  de 
ce  pays  enchanteur,  un  travail  que  j'aime,  des  livres 
intéressants,  de  longues  heures  et  même  des  jours  de 
silence  béni,  nécessaire  à  ma  paix.  J'ai  souvent  en- 
tendu dans  ce  silence  la  chère  voix  qui  me  parlait,  il 


106  MADAME   CRAVEN    (1858) 

n'y  a  pas  un  an.  J'ai  souvent  visité  Fleury  par  la  pen- 
sée, j'ai  écouté  ce  qu'elle  m'y  disait.  Il  y  a  un  peu  plus 
d'un  an  pendant  le  dernier  jour  que  j'y  ai  passé,  quel 
tendre  conseil  elle  m'a  donné,  avec  quelles  sages  et 
fortes  paroles  elle  me  l'a  fait  comprendre  et  accepter  ! 
Elle  me  disait  souvent  que  je  devais  faire  dans  mon 
cœur  un  refuge  où  je  me  retirerais  dans  les  moments 
d'incertitude.  «  Il  vous  faut  l'assiette  dans  ce  repos 
intérieur.  »  Elle  répétait  souvent  cette  phrase.  Parfois, 
elle  me  disait  presque  durement,  si  l'on  peut  appli- 
quer ce  mot  à  ses  douces  paroles  :  «  Vous  souffre/ 
parce  que  vous  manquez  de  calme.  »  Et  pourtant,  il 
me  semblait  que  je  n'étais  pas  calme  parce  que  je 
souffrais.  Quelquefois  je  sanglotais  en  l'écoutant,  et  je 
la  regardais  dans  une  muette  supplication  pour  qu'elle 
me  consolât  d'une  manière  différente.  Comme  je  me 
rappelle  son  doux  sourire  dans  de  pareils  moments  ! 
Je  la  revois  telle  qu'elle  était,  un  soir  en  particulier. 
Ce  n'était  pas  à  Fleury,  mais  à  Paris,  dans  son  salon. 
J'avais  donné  à  mes  pensées  un  plus  libre  cours  que 
jamais.  Ni  ma  mère  que  j'aimais  si  tendrement,  ni  mes 
sœurs  auxquelles  mon  cœur  était  ouvert  n'avaient  su 
y  lire  comme  elle.  Je  ne  voulais  pas  faire  appel  à  leur 
affection  trop  prompte  à  sympathiser  avec  mes  cha- 
grins et  à  m'excuser.  Je  sentais  que  leur  tendresse 
m'eût  affaiblie,  et  j'avais  besoin  de  force.  Pour  cette 
raison,  ma  chère  amie  pouvait  m'aider  plus  que  toute 
autre  ;  car  aussi  tendre  que  fût  son  affection  pour  moi, 
je  ne  craignais  pas  sa  faiblesse.  Le  même  soir,  j'étais 
à  genoux  à  côté  d'elle  et  je  pleurais.  Elle  secoua  dou- 
cement la  tète  et  caressa  la  mienne  si  tendrement,  et 
son  expression  reste  si  vivante  dans  ma  mémoire,  que 
son  amour  pour  moi  dure  toujours,  j'en  suis  certaine, 
et  qu'elle  prie  encore  pour  moi  dans  le  ciel.  Alors,  elle 
se  mit  à  rire  doucement,  et  me  dit  :  «  Vous  me  regar- 
dez avec  vos  grands  yeux  suppliants  comme  si  je  vous 
avais  dit  quelque  chose  de  très  cruel.  Cependant,  c'est 


LE  MEILLEUR  TEMPS  DE  LA  VIE  EST  A  CINQUANTE  ANS      107 

la  vérité,  croyez-moi.  Naturellement,  je  désire  ardem- 
ment pour  vous  toute  sorte  d'aide  extérieure,  pour  la 
tranquillité  de.  votre  existence  ;  mais  que  vous  obte- 
niez cela  ou  non,  il  y  a  une  stabilité  intérieure  que 
vous  devez  acquérir.  Si  vous  mouriez  dans  votre  état 
présent,  je  n'aurais  aucune  inquiétude' pour  votre 
âme,  mais  je  crois  fermement  que  Dieu  vous  demande 
davantage.  C'est  un  pas  en  avant  que  je  désire  vous 
voir  faire,  mais  je  voudrais  vous  voir  plus  heureuse.  » 

«  Ce  fut  ce  jour-là,  ou  peut-être  un  autre,  que  j'allai  la 
voir,  le  cœur  lourd  d'une  peine,  je  ne  sais  plus  laquelle. 
À  la  fin  de  notre  conversation,  elle  me  dit  ces  mots  que 
rien  ne  semblait  justifier  et  qui  me  surprirent  :  «  Vous 
êtes  heureuse,  soyez-en  certaine.  Vous  savez  si  je  par- 
tage votre  souffrance  et  si  je  comprends  votre  chagrin, 
même  imaginaire  ;  cependant,  je  vous  le  dis,  vous  êtes 
une  des  plus  heureuses  personnes  que  j'aie  jamais 
rencontrées.  Vous  possédez  un  bonheur  que  vous  ne 
connaissez  pas  vous-même.  Vous  devez  le  comprendre 
et  en  être  reconnaissante  au  lieu  de  vous  lamenter  sur 
votre  condition.  » 

«  Un  autre  jour,  ma  chère  et  noble  amie  me  dit  : 
«  Selon  moi,  le  meilleur  moment  de  la  vie  est  à  cin- 
quante ans.  » 

«  Il  est  étrange  que  je  comprenne  cela  si  clairement, 
moi  qui  suis  tellement  sensible  à  la  fuite  du  temps, 
moi  qui  aime  le  charme  de  la  jeunesse  et  regrette  son 
départ.  Jamais  la  nature,  l'art  et  l'étude  ne  m'ont  offert 
autant  de  jouissances  que  maintenant.  Je  me  demande 
s'il  n'y  a  pas  de  l'enfantillage  à  donner  une  pensée  à 
la  perte  de  ces  avantages  extérieurs,  qui,  après  tout, 
jouaient  un  rôle  très  secondaire  dans  ma  jeunesse. 

Indépendamment  de  ces  avantages  spirituels,  j'aime 
celte  vie  paisible  et  uniforme.  Elle  plaît  à  mon  goût  et 
pourrait  être  réellement  mon  idéal  du  bonheur,  non 
seulement  pour  quelques  mois,  mais  pourioujours,  si 
la  société  de    deux  ou  trois  vrais  amis  pouvait    s'y 


108  MADAME  GRAVEN    (1858) 

ajouter,  ainsi  que  la  possibilité  d'entendre  quelquefois 
de  la  bonne  musique.  » 


Oastagneto,  jeudi  9  septembre. 

Nous  sommes  au  lendemain  de  la  grande  fête  de  la  Nati- 
vité. Hier,  c'était  la  procession  de  Pié  di  Grotta,à  Naples,  et 
ici  la  fête  patronale  de  la  Cava.  Elle  se  célèbre  dans  l'église, 
où  se  trouve  le  sanctuaire  de  la  Madonna  dell'  Olmo,  très  vé- 
nérée dans  ces  environs.  Je  suis  assez  italienne  pour  com- 
prendre bien  des  choses  qui  étonnent  d'autres  personnes 
habituées  à  des  pratiques  religieuses  différentes,  et  pour  être 
touchée  et  édifiée  parce  qui  pourrait  les  scandaliser.  Je  suis  ! 
donc  plus  a  même  que  d'autres  de  dire  ce  que  vais  dire. 

A  une  courte  distance  de  Nocera,  et  près  d'ici,  se  trouve 
un  village    appelé   du  nom  bien    connu  de   ses  reliques, 
«  Mater  Domini  ».    L'image  qu'on  y  vénère  est  digne  d'un 
tendre  respect.  Sa  dévotion   date  du  onzième  siècle  et  ne 
s'est  jamais  éteinte.  C'est  avec  raison  qu'on  se  sent  ému  en 
s'agenouillant  là  où  tant  de  générations  ont  passé  avec  la' 
ferveur  et  la  foi    auxquelles  Jésus-Christ   a  promis  une] 
miraculeuse  réponse,  promesse  dont  notre  religion  seule  a] 
osé  réclamer  l'accomplissement. 

Je  me  suis  rendue  à  l'église  de  Mater  Domini.  avec  cette 
pieuse  et  chère  enfant  que  j'aime  autant  que  si  elle  m'ap- 
partenait, et  sous  l'escorte  du  bon  prêtre,  chapelain  de  ses 
parents.  Tous  deux  sont  plus  simples  que  moi  dans  leur  foi, 
et  ne  partageaient  probablement  d'aucune  façon  mes 
impressions  pénibles,  en  particulier  l'enfant,  qui  désirait 
me  voir  gagner  toutes  les  indulgences  attachées  à  cet  an- 
tique sanctuaire.  Je  voulais  aussi  en  profiter,  et  j'étais  heu- 
reuse d'en  avoir  l'occasion.  Nous  atteignîmes  le  village  où 
nous  trouvâmes  la  route  interceptée  par  des  plates-formes 
sur  lesquelles  se  déployaient  toutes  sortes  de  spectacles. 
Nous  la  traversâmes  avec  difficulté,  et  tournâmes  dans  la 
vaste  cour  qui  se  trouve  en  face  de  la  belle  et  ancienne- 
église.  Elle  était  couverte  de  boutiques.  Je  fus  tentée  par 
deux  jolis  paniers,  mais  la  pensée  que  c'était  dimanche 
m'arrêta!...  Nous  entrâmes...  Je  défie  n'importe  quelle 
imagination  du  Nord  de  se  représenter  la  décoration  inté- 
rieure de  l'église,  et  la  décrire  est  dil'ticile. 


PÈLERINAGE   AVEC   LINA    A    «    MATER   DOMINI   »       109 

Le  baldaquin  de  marbre,  sur  lequel  se  trouvait  l'image 
de  la  Vierge,  était  transformé  en  une  tour  crénelée  de 
mousseline  blanche,  bleue  et  or.  Au  centre  de  l'église,  une 
immense  estrade  couverte  dans  le  même  genre,  était  ré- 
servée à  un  orchestre  considérable.  Au  moment  d'en- 
trer dans  l'église,  il  jouait  un  brillant  pot-pourri,  dans 
lequel  je  reconnus  des  airs  de  la  «  Traviata  ».  Avec  un 
certain  effort,  je  commençai  à  réciter  les  prières  d'usage, 
et  à  demander  pardon  d'éprouver  une  trop  mauvaise  im- 
pression de  tout  ce  que  je  voyais  autour  de  moi,  et  pardon 
pour  ceux  qui  avaient  laissé  tomber  si  bas  les  saintes  solen- 
nités de  l'Eglise,  si  ce  sont  eux  et  pas  moi  les  vrais  cou- 
pables aux  yeux  de  Dieu.  Quoi  qu'il  en  soit,  les  catholiques 
anglais  devraient  bénir  Dieu  d'être  anglais  aussi  bien  que 
catholiques,  et  avoir  la  sagesse  de  ne  point  se  plaindre  si 
quelques  traces  de  persécution  demeurent  encore  et  ne 
touchent  que  ceux  qui  les  attirent  sur  eux.  Qu'ils  se  sou- 
viennent que  là  où  le  clergé  est  exemplaire,  les  commu- 
nautés religieuses  ferventes,  les  fidèles  sérieux  et  pieux  et 
l'Eglise  libre,  ils  n'ont  pas  le  droit  de  se  plaindre  du  pays 
dans  lequel  ils  sont  nés.  Les  catholiques  français  sont  moins 
enclins  à  cette  faute.  Ils  savent  que  sous  ce  rapport  ils 
n'ont  pas  à  envier  l'Italie. 

En  lisant  les  réflexions  de  Mme  Craven,  il  faut  se 
souvenir  à  quelle  époque  elles  furent  écrites. 

Gastag'neto,  18  septembre  1858. 

Le  temps  est  sombre.  Auguste  est  retourné  à  Naples.  J'ai 
ramené  Lina  à  la  Rocca,  je  suis  revenue  sans  elle,  et, 
comme  à  l'ordinaire,  le  profond  silence,  après  deux  jours 
égayés  par  sa  voix  enfantine,  m'a  paru  triste.  Ce  soir,  mon 
cœur  bat  douloureusement.  L'âge  n'a  point  diminué  les 
impulsions  que  Dieu  a  mises  en  moi,  dont  j'ai  tant  souffert 
et  souffrirai  toujours.  Cela  n'est  pourtant  qu'une  peine 
ordinaire. 

Oh  Dieu!  que  ce  serait  peu  de  chose  si  on  était  réelle- 
ment détachée  de  ce  qui  passe,  si  on  l'était  seulement  un 
peu.  Mais  il  y  a  une  humiliation  dans  cette  souffrance. 
Humiliation  à  sentir  qu'on  ne  peut  la  secouer,  et  ce  seul 


110  madame  graven  (1858) 

mot  devrait  me  faire  comprendre  sa  raison  d'être.  Laissons 
donc  serrer  mon  cœur.  Laissons  cette  main  divine  com- 
primer cet  élan  trop  vif,  trop  facile,  qui  le  ferait  encore 
bondir,  s'il  était  permis  à  certaines  joies  d'y  pénétrer. 
Après  tout,  celui  qui  l'a  créé,  qui  en  compte  les  battements, 
sait  pourquoi  il  faut  lui  imposer  ce  malaise.  Encore  une 
fois,  acceptons-le  aveuglément.  Plus  j'aimerai  à  m'y  sous- 
traire, plus  je  dois  être  assurée  qu'il  m'est  bon  de  m'y 
soumettre  «  E  cosi  sia  ». 

Le  chapitre  intitulé  «  Les  montagnes  de  la  Cava  », 
dans  les  «  Réminiscences  »  de  Mme  Craven,  est  pris 
dans  son  journal  à  Castagneto  pendant  cet  automne. 
Mais  elle  y  a  fait  quelques  changements.  Un  passage] 
de  son  journal  du  2  novembre  a  le  charme  de  sa] 
propre  personnalité  qu'elle  voilait  soigneusement,  en 
général,  dans  tout  ce  qu'elle  publiait. 

Castagneto,  fête  de  la  Toussaint  1858. 

J'ai  passé  ces  deux  jours  agréablement  et  j'en  remercie 
Dieu.  11  faisait  beau   ce   matin,   et  après  la   communion i 
et  la  messe  du  matin,  je  suis  allée  àlaTrinità  pour  assister 
à  la  grand'messe.   Elle  a  été  fort  bien  chantée  et  l'orgue  a1 
divinement  joué.  Je  me  sentais  singulièrement  heureuse, 
bien  que  je  fusse  seule.  Je  n'ai  pas  eu  un  moment  de  tris-  i 
tesse,  et  mon  esprit  était  plein  de  douces  pensées  et  d'ima- 
ginations joyeuses.  Hier  n'a  pas  été  aussi  gai.  Les  souvenirs 
ranimés  à  cette  époque  de  l'année  parmi  tant  d'autres,  ontj 
été  ravivés  par  ces   deux  jours  et  ont  pénétré   dans  mon 
cœur.  Ils  m'ont  causé  une  de  ces  crises  de  découragement) 
auxquelles  je  ne  suis  que  trop  sujette.  En  ouvrant  Dante 
sous  cette  impression,  mes   regards  sont  tombés  sur  ces 
lignes  qui  m'ont  frappée,  comme  possédant  un  sens  nou- 
veau et  personnel. 

Perché  tanta  viltà  net  cuore  ailette  ? 
Perché  ardire  e  franchezza  non  hai? 
Poscia  che  tai  tre  Donne  benedette 
Curan  di  te  nella  corte  del  Cielo. 
Inferno.  II. 

1.  Pourquoi  trouves-tu  tant  de  lâcheté  dans  ton  cœur?  Pourquc 


DÉPART   DE   CASTAGNETO  111 

J'ai  levé  les  yeux,  et  en  voyant  devant  moi  le  cadre  dans 
lequel  se  trouvent  les  trois  portraits  de  mes  chères  sœurs  bé- 
nies, j'ai  senti  que  mon  ange  gardien  avait  mis  ces  paroles  de- 
vant moi  pour  me  consoler.  Cette  circonstance  m'a  produit 
une  heureuse  impression  qui  a  duré  toute  la  journée  et 
qui  existe  encore.  C'est  la  seconde  fois  cette  semaine  qu'un 
passage  de  Dante,  que  j'avais  lu  bien  souvent,  m'a  paru 
soudain  posséder  une  autre  signification  applicable  à  mes 
pensées. 

Castagneto,  vendredi  5  novembre  1858. 

Je  quitte  Castagneto  demain  matin,  emportant  un  heu- 
reux souvenir  de  mon  tranquille  séjour  ici,  et  de  la  recon- 
naissance envers  Dieu  pour  ses  miséricordes  dont  j'ai  senti 
la  force  dans  toutes  mes  pensées. 

Le  beau  temps  est  fini.  lia  été  singulièrement  froid  pour 
ce  climat,  et  pourtant  je  pars  avec  regret.  Je  regrette  mes 
jours  occupés  et  mes  soirées  tranquilles,  et  mes  prome- 
nades dans  la  campagne.  Elle  me  semble  presque  plus 
belle  dans  cette  claire  lumière  de  l'hiver,  qui  dessine  mieux 
les  montagnes  sombres  sous  le  ciel  transparent  que  lors- 
qu'elles baignent  dans  l'éclat  brûlant  des  soirs  d'été.  Cetle 
splendeur  qui  leur  est  particulière,  est,  si  je  puis  m'expri- 
mer  ainsi,  trop  belle  pour  moi.  Elle  me  touche,  m'émeut, 
m'affaiblitet  finit  toujours  par  m'attrister.  Rien  au  contraire 
ne  me  ranime  autant  que  de  fendrele  vent  frais  en  marchant 
et  tout  en  contemplant  le  paysage.  Dans  de  semblables 
moments,  il  possède  non  seulement  le  charme  inaltérable 
du  Midi,  mais  celui  du  Nord  avec  toutes  ses  influences 
vivifiantes.  Si  réellement  nous  nous  arrangeons  ici  une 
sorte  de  nid  d'été,  je  ne  veux  m'abandonnera  aucun  pres- 
sentiment triste  et  troublant.  Au  contraire,  je  dirai  que 
DieuL  combiné  les  circonstances  qui  nous  ont  amenés  à 
nous  arrêter  dans  cet  endroit  reculé.  Je  veux  jouir,  comme 
venant  de  sa  volonté,  de  tout  le  charme  que  m'offre  ce  pays 
enchanteur,  et  je  ne  laisserai  pas  mes  pensées  retourner  à 
d'autres  rêves. 

n'as-tu   ni  hardiesse,  ni  courage  ?   Puisque  trois  femmes  bénies 
s'occupent  de  toi  dans  le  ciel. 

Enfer,  chant  II. 
{Traduction  de  Brizeux.) 


CHAPITRE  XIII  (1859) 


Retour  à  Xaples.  —  Ultramontisme  de  Mme  Craven.  —  Retraite 
à  Rome  au  Sacré-Cœur  de  la  Trinité-du-Mont.  —  Sentiment  de 
sa  faiblesse.  —  Inquiétudes  pour  Lina. —  Lettre  à  M.  Monsell. 
Affaiblissement  de  Lina.  —  Castagneto.  —  Séjour  à  Rome  avec 
les  Rio.  —  Agitations  politiques.  —  Séjour  à  (lastagneto.  — 
Mme  Craven  lit  la  vie  de  Mme  Swetchine  de  M.  de  Falloux. 
—  Impressions  que  lui  cause  cette  lecture. 


Les  événements  de  1859,  qu'amenèrent  les  paroles, 
mal  interprétées  mais  fatales,  adressées  par  Napo- 
léon à  l'ambassadeur  d'Autriche,  le  premier  jour  de 
Tan,  intéressèrent  vivement  le  cercle  diplomatique 
qui  se  réunissait  presque  tous  les  soirs  à  Chiatamoue. 
Nous  savons  maintenant  que  Cavour  était  arrivé  à  ses 
tins,  et  que  Napoléon  avait  consenti  à  débarrasser 
l'Italie  de  l'intervention  autrichienne.  Mais  à  cette  épo- 
que, M.  et  Mme  Craven  n'auraient  jamais  autorise  de 
complots  politiques  dans  leur  maison. 

En  jugeant  les  sympathies  italiennes  de  Mme  Cra- 
ven, on  ne  saurait  trop  comprendre  que  sa  générosité 
de  cœur  et  son  enthousiasme  pour  l'humanité  étaient" 
profondément  remués  par  les  événements  de  chaque 
jour  à  Naples.  Cependant,  ce  n'étaient  pas  les  cruau- 
tés commises  dans  les  prisons,  ni  les  ruses  et  la 
violence  des  gouvernements    n'existant  qu'en   vertu 


ULTRAMONTISME   DE   Mm"   CRAVEN  113 

des  droits  conférés  parMelternich  et  la  sainte  alliance 
qui  troublaient  sa  conscience.  Son  libéralisme  était 
celui  qui,  c\  France,  avait  porté  des  coups  mortels 
au  gallicanisme.  Il  était  fondé  sur  sa  foi  passionnée 
dans  la  religion,  véritable  mère  de  notre  race  ;  dans 
la  religion  prête  à  reconnaître  et  à  admirer  l'essor  de 
l'humanité  à  travers  les  siècles,  à  panser  ses  bles- 
sures avec  une  tendresse  égale  à  leur  profondeur;  une 
religion  exigeant  l'obéissance  à  ses  dogmes  formels, 
parce  qu'ils  répondent,  grâce  à  Dieu,  aux  besoins  des 
hommes  et  à  leurs  aspirations  divines. 
Elle  écrit  à  Naples,dans  son  journal,  le  4  mars  1859  : 

Pour  exprimer  brièvement  le  genre  de  peine  que  j'é- 
prouve en  Italie,  je  dirai  que  je  ne  vois  de  remède  aux 
maux  existants  que  dans  l'action  des  catholiques.  Et  les 
catholiques  fervents  refusent  de  les  voir  ou  au  moins  de  les 
admettre.  Ils  laissent  aux  autres  le  soin  d'établir  la  vérité, 
et  abandonnent  le  remède  à  des  mains  qui  ne  savent  pas 
l'appliquer  et  à  ceux  qui  feront  avec  colère  ce  qui  devrait 
être  fait  avec  amour  et  respect. 

Home,  Trinità  dé  Monti,  mardi  saint,  19  avril  1859. 

Ce  livre  est  reste'  fermé  tout  l'hiver.  J'écris  quelques 
mots  qui  laisseront  la  trace  de  ce  séjour  inattendu  à  Rome, 
de  cette  retraite  dans  ce  cher  endroit  où  je  me  trouve 
encore  une  fois,  toujours  avec  la  même  sensation  de  bien- 
être,  de  silence,  de  paix,  de  solitude,  toutes  bonnes  choses 
partout  et  toujours,  meilleures  que  jamais  dans  ce  temps 
de  disputes  et  de  discussions.  Au  milieu  d'elles,  ma  viva- 
cité me  tend  des  pièges  invisibles  qui  troublent  mon  cœur 
et  mon  âme,  et  les  mettent  mal  à  l'aise.  C'est  une  des  prin- 
cipales raisons  qui  m'ont  fait  saisir  l'occasion  qui  s'offrait  à. 
moi  de  passer  quatre  jours  dans  le  refuge  du  couvent.  Ce 
temps  est  court,  sans  aucun  doute,  mais  il  est  suffisant 
pour  prendre  un  bain  de  recueillement  et  de  paix,  dont 
je  sortirai  calme  et  reposée,  même  en  ne  m'y  plongeant 
qu'un  instant. 

MADAME    CRANL.N.  8 


114  MADAME    CRAVEN    (1859) 

J'ai  souffert  uniquement  de  mon  trouble  de  conscience, 
et  de  mes  inquiétudes  pour  ma  chère  enfant  '  qui  n'est  pas 
encore  rétablie.  Néanmoins  j'ai  prié,  et  je  suis  restée  si- 
lencieuse; j'ai  lu  et  écrit  en  paix.  J'ai  abandonné  tous  mes 
désirs  entre  les  mains  de  Dieu  ;  au  moins,  j'espère  avoir 
pris  quelques  bonnes  résolutions.  Je  retournerai  demain 
dans  le  monde,  sinon  meilleure,  je  me  connais  trop  bien 
pour  espérer  cela,  du  moins  avec  de  nouveaux  et  ardents 
désirs  de  le  devenir. 

Pendant  la  même  retraite,  Mme  Graven  écrivit  dans 
son  livre  de  méditations  : 

Rome  (en  retraite  à  la  Trinité-du-Mont),  15  avril  1859. 

Mon  intelligence  et  mon  cœur  sont  également  convain- 
cus. Qu'est-ce  donc  qui  résiste  en  moi  ?  Je  ne  sais  :  mais 
vous  le  savez  et  pouvez  me  guérir. 

Faites-le,  mon  Dieu  !  C'est  ma  faiblesse,  je  crois,  qui  est 
si  grande  et  si  forte  contre  moi.  Oh  !  Jésus,  il  vous  est  bien 
facile  de  la  vaincre  et  de  la  fortifier,  et  si  vous  daignez  le 
faire,  oh  !  je  vous  en  bénirai  seul.  Je  sens  et  je  sais  trop 
bien  qu'aucune  force,  même  humaine,  ne  se  trouve  en 
moi. 

Mme  Graven  s'indignait  de  l'absolutisme  qui  traî- 
nait la  religion  dans  la  boue,  mais  elle  restait  tou- 
jours légitimiste  d'après  les  principes  de  M.  de 
Falloux.  Sans  doute  que  son  rêve  d'une  monarchie 
libérale  était  trop  anglais  pour  la  pratique  italienne, 
et  elle  ne  se  rendait  pas  assez  compte  de  ce  qui  pnu- 
vait  remplacer  le  despotisme  des  sociétés  antichré- 
tiennes  dont  l'Italie  était  couverte. 

L'enthousiasme  est  toujours  confiant  et  1. ■- 
cations  pour  la  liberté,  exprimées  dans  un  noble  lan- 
gage, remuaient  son  âme  de  Bretonne.  Eblouie  par  la 
clarté  de  l'aurore,  elle  ne  voyait  pas  le  mal  qui  - 

1.  Lina  Ravaschieri  était  atteinte  de    la  maladie  qui  lit  ci 
dès  lors  sa  mort  urématurée. 


LETTRE  A   M.    MONSELL  115 

vêla  après  que  les  Français  eurent  accompli  l'œuvre 
rapide  de  la  délivrance  de  Milan. 

Le  chagrin  qu'éprouva  Mme  Craven  pendant  ce 
printemps  et  cet  automne,  tandis  qu'elle  veillait  avec 
son  amie  auprès  du  lit  de  leur  chère  Lina,  domina 
sans  doute  toutes  ses  inquiétudes  secondaires,  et  dé- 
couragea ses  espérances  dans  l'action  du  «  Veltro  », 
comme  elle  appelait  Napoléon,  en  citant  son  poète  fa 
vori,  Dante.  Une  lettre  écrite  dans  le  courant  de  cet 
automne  si  rempli  d'événements,  entre  les  batailles  de 
Magenta  et  de  Solférino,  donnera  un  aperçu  de  ses 
sentiments. 

A  M.  MONSELL. 

Naples,  14  juin  1859. 

La  lettre  ci-jointe  est  une  ligue  pour  le  frère  de  mon 
ami,  le  Bénédictin  que  vous  m'avez  autorisée  à  vous  pré- 
senter, et  qui,  à  la  réception  de  ce  mot,  laissera  probable- 
ment sa  carte  chez  vous.  Je  suis  sûre  que  vous  serez  assez 
charitable  pour  le  recevoir,  et  assez  patient  dans  le  cas  où 
(comme  beaucoup  d'Italiens  dans  le  moment)  il  exprime- 
rait des  opinions  pas  tout  à  fait  aussi  anti-françaises  que 
les  vôtres  (je  suppose),  en  commun  avec  la  généralité  des 
Anglais.  Pour  ma  part,  je  pourrai  peut-être  considérer  la 
question  dans  la  même  lumière  que  vous  tous,  quand  j'au- 
rai quitté  ce  pays.  Mais  c'est  totalement  impossible  à  qui- 
conque se  trouve  de  ce  côté  des  Alpes,  où  le  seul  fait  très 
apparent  est  l'expulsion  des  Autrichiens  de  l'Italie.  On  l'a 
jusqu'à  présent  désirée  plus  ardemment  en  Angleterre  que 
partout  ailleurs,  et  je  suis  assez  stupide  pour  préférer  le 
voir  s'accomplir  par  la  guerre  que  par  une  insurrection. 

De  grands  et  heureux  changements  s'accomplissent  de 
même  ici,  mais  j'ai  peu  de  temps  et  peu  de  pensées  à  don- 
ner à  tous  ces  intéressants  sujets,  étant  complètement  ab- 
sorbée par  la  maladie  dangereuse  d'une  chère  enfant  que 
j'aime  autant  que  si  elle  m'appartenait,  la  petite-fille  des 
Filangieri.  Sa  mère,  la  duchesse  Ravaschieri,  est  la  plus 
chère  amie  que  je  possède  maintenant,  et  je  sens  sa  dou- 
leur non  seulement  pour  elle,  mais  pour  moi-même,  celte 


116  MADAME   CRAVEN    (1859) 

enfant  chérie  ayant  été  presque  continuellement  avec  moi, 
ces  cinq  dernières  années. 

Au  mois  de  mars  précédent,  Lina  avait  été  sérieu- 
sement menacée  pour  la  première  fois  de  la  consomp- 
tion qui  l'enleva  après  dix -huit  mois  de  souffrances. 
«  Elle  s'était  envolée  loin  des  ombres  de  notre  nuil  », 
et  bien  que  Mme  Craven  dût  connaître  «  ces  ombres  » 
longtemps  encore,  elle  se  détacha  dès  lors  plus  que 
jamais  des  intérêts  mondains.  Pourtant  les  vaillantes 
paroles  qu'elle  écrivait  à  la  conclusion  de  ses  médi- 
tations sur  l'Epiphanie,  montrent  l'esprit  qui  de  tout 
temps  la  dirigeait. 

En  tous  cas,  lorsque  notre  vraie  voie,  celle  où  Dieu  nous 
a  placés,  nous  conduit  dans  le  monde,  ne  perdons  pas 
notre  temps  à  soupirer  après  des  chemins  qui  ne  sont  pas 
les  nôtres.  En  quelque  lieu  que  nous  soyons,  quelque 
chose  que  nous  lassions,  Dieu  veut  de  nous,  et  se  veut  à 
nous,  cela  est  certain,  et  si  cette  union  est  plus  difficile  à 
réaliser  dans  la  position  où  nous  sommes  que  dans  d'au- 
tres que  nous  rêvons,  croyons  que  cette  difficulté  qui  fait 
notre  douleur  et  notre  malaise  sera  peut-être  un  jour  au 
nombre  des  choses  que  nous  bénirons  Dieu  de  nous  avoir 
infligées,  lorsque  nous  lirons  en  Lui  l'histoire  de  ses  des- 
seins sur  nous. 

Pendant  l'été,  Mme  Craven  fît  sa  visite  ordinaire  en 
Angle  terri'. 

Elle  connaissait  mieux  que  personne  le  plaisir  tou- 
jours nouveau  pour  elle  de  se  retrouver  dans  le  monde, 
et  elle  ne  désirail  pas  qu*il  en  fût  autrement.  Elle  ne 
luttait  pas  contre  les  influences  humaines,  mais  avec 
les  forces  qui  les  corrompaient.  On  a  pu  dire  qu'elle 
('•lait  mondaine,  qu'elle  jouissait  de  son  succès  et  de 
sa  popularité,  qu'elle  aimait  à  les  augmenter  et  visait 
à  la  plus  haute  distinction.  Mais  le  lecteur  comprendra, 
après  avoir  parcouru  les  pages  précédentes,  combien 
son  but  élait  élevé.  Dans  le  monde,  peu  de  ses  amis 


CASTAGNETO  117 

en  avaient  même  l'idée,  bien  qu'elle  excitât  une  sur- 
prise curieuse  en  passant  au  milieu  d'eux.  Quelqu'un 
qui  la  vit  beaucoup  à  Naples  en  1859,  1860  et  1861, 
écrit  d'elle  avec  une  certaine  vérité  : 

«  Mme  Craven  était  une  artiste  consommée,  et  je 
puis*  dire  que  toute  sa  vie,  le  secret  de  son  charme 
résidait  dans  «  l'étincelle  divine  »  de  l'art  qui  était  chez 
elle  la  clé  de  tout.  Elle  mettait  toute  son  àme  dans 
ce  qui  l'intéressait,  la  religion,  la  politique  ou  la  vie 
mondaine,  et  à  cause  de  cette  qualité  même,  elle  fut 
souvent  mal  jugée  par  ce  qu'il  est  convenu  d'appeler 
le  «  monde  ».  En  Italie,  avec  le  charmant  naturel  du 
caractère  italien,  elle  pouvait  être  et  était  elle-même.  » 

Il  est  inutile  d'ajouter  que  celui  qui  la  jugeait  ainsi 
était  lui-même  un  artiste.  Elle  était  également  admi- 
rée par  des  amis  absolument  différents  les  uns  des 
autres,  tels  que  Mme  Swetchine  et  la  duchesse  Rava- 
schieri,  Montalembert  et  Lord  Palmerston,  et  dans  les 
milieux  qui  ne  ressemblaient  en  rien  à  son  cercle  de 
Chiatamone  ou  de  Berkeley  square. 

Elle  écrit  dans  son  journal  : 

Castagneto,  6  octobre  INr>9. 

Depuis  le  15  avril  jusqu'à  ce  jour  6  octobre,  que  s'est-il 
passé?  Tellement  de  choses,  que  ce  volume  et  trois  ou 
quatre  autres  plus  grands  seraient  remplis,  si  j'avais  écrit 
chaque  jour  ou  même  chaque  mois  un  compte  rendu  dé- 
taillé de  mes  nombreuses  impressions. 

Les  impressions  et  les  sentiments  de  l'année  précé- 
dente se  renouvelèrent  pendant  la  semaine  sainte.  La 
duchesse  Ravaschieri  n'était  pas  à  Rome  en  1859, 
mais  Mme  Craven  y  trouva  M.  Rio,  dont  elle  ne  parta- 
geait pas  toutes  les  idées  sur  la  peinture  et  la  sculp- 
ture. Il  admirait  tout  spécialement  les  Amazones  du 
Vatican  et  la  Minerve  qui  se  trouve  dans  le  Braccio 
Nuovo,  mais  Mme  Craven  dit  avec  son  large  jugement 


118  MADAME    CRAVEN    (1859) 

et  son  goût  libéral  qu'on  ne  reconnaîtra  jamais  géné- 
ralement qu'elles  soient  les  types  uniques  de  beauté 
féminine  qu'ait  produits  la  sculpture. 

La  beauté  d'expression  peut  suffire  en  peinture,  mais  il 
n'en  est  pas  de  même  pour  la  sculpture.  Xous  ne  pouvons 
regarder  des  statues,  sans  reconnaître  quelle  large  part  il 
faut  accorder  à  la  beauté  des  contours.  Une  tète  de  femme 
de'pouillée  de  cheveux  ou  entièrement  cachée  par  un  cas- 
que, ne  satisfait  pas  l'œil  en  lui  présentant  la  beauté  idéale 
qu'il  cherche  et  qu'il  est  en  droit  de  chercher,  puisque  les 
artistes  prétendent  l'offrir. 

Mes  objections  ont  paru  ridicules  et  puériles  au  dernier 
degré  à  Rio.  Il  ne  me  croit  plus  capable  de  jug^r  de  l'art, 
et  m'accuse  avec  dédain  de  confondre  la  beauté  avec  la 
grâce,  et  de  donner  à  la  grâce  une  importance  qu'elle  ne 
devrait  pas  avoir  et  qui  est  incompatible  avec  ce  point  de 
vue  élevé  à  l'aide  duquel  nous  devons  juger  les  productions 
de  l'art.  Je  reste  incertaine  pourtant,  et  me  demande  si  la 
grâce  n'est  pas  une  condition  indispensable  de  la  beauté. 
Il  peut  quelquefois  en  être  autrement  pour  la  peinture, 
parce  qu'elle  exprime  un  grand  nombre  d'idées,  plus  éle- 
vées que  la  beauté  ;  par  conséquent  cet  art  dépasse  pour 
moi  la  sculpture,  presque  autant  que  l'âme  dépasse  le 
corps. 

Toutes  ces  pensées  ont  cependant  joué  un  rôle  secon- 
daire dans  mes  impressions  à  Rome,  cette  année.  Un  grand 
et  poignant  intérêt  absorbait  tous  les  autres.  Quand  je  suis 
arrivée  à  Rome,  la  guerre  nous  menaçait,  elle  a  éclaté  pen- 
dant que  j'étais  là.  J'ai  appris  sur  la  Piazza  di  San-Pietro 
que  les  hostilités  avaient  commencé.  C'était  le  lundi  de 
Pâques,  et  je  venais  de  recevoir  la  bénédiction  papale. 
L'effet  de  la  guerre  sur  mes  projets  personnels  a  été  de 
me  faire  retourner  à  Naples  que  j'avais  quitté  un  mois  au- 
paravant avec  l'intention  d'aller  à  Paris.  Bientôt  après 
avoir  pris  cette  décision,  je  me  suis  aperçue  que  j'aurais 
mieux  fait  de  continuer  mon  voyage. 

Je  suis  revenue  pour  éprouver  la  douleur  ûe  voir  soutirir 
ma  bien-aimée  Lina   pendant  trois   moi-,  comme  j'e 
rais  qu'il  était  impossible  à  un  enfant  de  souffrir.  Mainte- 
nant, je  n'ai  pas  le  courage  de  m'étendre  sur  ces  terribles 


Mme  CRAVEN   LIT   LA   VIE   DE   Mmo   SWETCHINE      i  19 

jours  ;  ils  sont  tous  marqués  dans  mon  livre  de  notes.  J'ai 
souffert  l'agonie  de  ne  rien  pouvoir  pour  soulager  une 
petite  créature  chérie,  que  j'aime  d'un  amour  de  mère.  Ce 
sont  des  raffinements  de  douleur,  et  cependant,  j'étais 
obligée  de  continuer  ma  vie  ordinaire,  car  le  monde  ne 
tolère  pas  les  affections  en  dehors  des  conventions,  et  ce 
que  l'on  ne  comprend  pas  est  pour  la  plupart  du  temps 
blâmé.  A  tout  cela  se  mêlait  une  grande  agitation  politique, 
et  pour  Auguste  de  nouvelles  espérances  et  de  nouveaux 
déboires.  En  partie  sur  le  conseil  de  mon  médecin,  qui 
craignait  pour  moi  l'été  à  Naples  après  tant  d'agitations, 
je  suis  partie  le  29  juin,  pour  la  seconde  fois,  et  j'ai  passé 
en  France  et  en  Angleterre  les  mois  de  juillet  et  d'août. 

Gastagneto,  15  décembre  1859. 

Le  15  décembre  !  etje  suis  encore  dans  les  montagnes 
couvertes  de  neige. 

C'est  un  étrange  mais  un  heureux  concours  de  circons- 
tances, et  je  veux  rappeler  celles  de  mes  impressions  qui 
peuvent  avoir  quelque  importance  pour  moi. 

J'ai  reçu  les  deux  volumes  '  qui  contiennent  la  vie  et 
les  écrits  de  Mme  Swetchine. 

J'ai  lu,  etje  lis  encore.  Sa  chère  voix  est  encore  vivante, 
sa  chère  image  est  devant  moi.  Je  reviens  par  le  souvenir 
à  quelques-uns  des  jours  trop  rares  de  ma  vie,  où  je  me 
trouvais  avec  elle.  Sa  pensée  et  ces  volumes  confirment  les 
impressions  et  les  désirs  réveillés  par  ce  séjour  inattendu 
à  la  campagne,  et  par  l'épreuve  de  la  vie  solitaire  qui  est 
la  mienne  depuis  quatre  mois.  Dans  toutes  les  perplexités 
de  mon  existence,  je  vais  à  elle  par  la  pensée.  Je  me  mets 
près  du  foyer  à  Fleury  et  je  lui  parle,  et  il  me  semble  en- 
tendre sa  voix,  et  je  voudrais  lui  dire  ceci  : 

«  Au  banquet  de  la  vie,  ne  pouvons-nous  pas  nous 
mortifier  par  le  sacrifice  d'un  plat?  Les  guides  de  la  vie 
spirituelle  ne  nous  disent-ils  pas  que  nous  devons  sa- 
crifier au  moins  la  «  dernière  bouchée  »  ?  Ne  puis-je  pas, 
moi  qui  ai  tant  vécu  dans  le  monde,  me  décider  enfin  à 
laisser  cette  dernière  bouchée,  ce  reste  de  goût  que  je 
garde,  et   qui  n'a  pas  été  abandonné  comme  il  aurait   dû 

1.  De  M.  de  Falloux. 


420  MADAME   CRAVEN    (1859) 

l'être  depuis  longtemps  ?  »  Là-dessus,  il  ne  peut  y  avoir 
qu'une  opinion,  et  ma  chère  amie  me  répondrait:  «  Cer- 
tainement, abandonnez-la;  le  plus  tôt  et  le  plus  complète- 
ment sera  le  mieux  si  vous  le  pouvez  sans  manquer  à 
aucun  devoir.  » 

Avec  quelle  intention  Dieu  m'a-t-il  placée  dans  ma  si- 
tuation ? 

Il  y  a  quatre  motifs  qui  justifient  dans  le  monde  la  pré- 
sence des  personnes  qui  désirent  que  leur  vie  soit  considé- 
rée comme  une  vie  chrétienne  :  la  nécessité  de  protéger 
la  carrière  de  leurs  enfants,  une  position  officielle  qui  lie 
le  monde,  et  le  devoir,  ou  une  situation  élevée  qui  a  aussi 
des  obligations  du  même  genre.  En  un  mot,  et  par-dessus 
tout,  le  devoir  absolu  d'une  femme  est  de  consulter  d'a- 
bord les  goûts  de  son  mari  et  de  s'y  conformer.  La  retraite 
ne  serait  qu'un  piège  pour  celle  qui  se  l'assurerait  aux  dé- 
pens de  l'agrément  de  son  mari,  qui,  bien  avant  le  sien, 
doit  être  sa  première  considération 


CHAPITRE  XIV  (1860) 


.Mme  Craven  quitte  la  duchesse  Ravaschieri  et  Lina  pour  venir  en 
France.  —  Lettre  à  la  duchesse  Ravaschieri.  —  Mort  de  Lina. 
—  Douleur  de  Mme  Craven.  —  Visite  à  la  Roche-Guyon,  chez 
la  duchesse  de  la  Rochefoucauld.  —  Mme  Craven  rejoint  la  du 
chesse  Ravaschieri  à  Florence. 


Le  7  mars  1860,  nous  trouvons  cette  touchante 
pensée  dans  les  méditations  de  Mme  Craven  : 

J'ai  soif,  oh  !  oui  !  Pauvre  créature  que  je  suis,  j'ai  soif 
de  repos,  de  paix,  de  stabilité,  de  sécurité,  de  certitude, 
de  connaissance,  d'amour,  de  bonheur,  d'immortalité.  Je  dis 
cette  parole  à  Dieu,  et  Dieu  dit  à  son  tour  : 

J'ai  soif  d'abandon,  de  confiance,  d'espérance,  d'amour  : 
d'un  complet  abandon,  d'une  entière  confiance,  d'une  es- 
pérance illimitée,  d'un  amour  sans  bornes. 

Le  duc  et  la  duchesse  Ravaschieri  conduisirent  leur 
enfant  à  Florence  pour  consulter  les  médecins,  et  lui 
procurer  un  repos  qui  n'était  pas  possible  dans  le 
sud  de  l'Italie  Lina  revint  à  IN'aples  avec  ses  parents, 
et  le  14  août,  Mme  Craven  l'embrassa  pour  la  dernière 
fois.  Elle  mourut  le  1er  septembre,  à  Florence,  où  l'on 
était  revenu  pour  voir  encore  les  médecins,  alors  que 
des  affaires  importantes  retenaient  sa  «  chè^e  Pau- 
line »  en  France.  Mme  Craven  écrit  : 


122  MADAME   CRAVEN    (1860) 

Oh  !  Thérèse  !  que  mon  cœur  saigne  !  Il  y  a  si  peu  de 
temps  que  je  vous  ai  quittée,  et  j'ai  déjà  soif  d'un  mot  dii 
vous,  me  disant  comment  notre  cher  ange  a  supporté  le 
voyage  et  la  fatigue  d'un  tel  départ,  dans  un  pareil  état  de 
faiblesse.  Oui,  je  crois  que  vous  avez  eu  raison  eu  vous 
décidant  à  tenter  ce  changement.  Ici,  après  son  audacieux 
exploit,  Garibaldi,  entrant  non  seulement  dans  la  baie, 
mais  dans  le  port,  et  s'emparant  du  plus  beau  navire  de 
guerre  de  la  marine  napolitaine,  semble  revêtu  d'un 
pouvoir  sans  limites.  Son  prestige  frappe  le  peuple  de  ter- 
reur, comme  tout  ce  qui  est  mystérieux  et  inconnu.  Ima- 
ginez-vous, quand  ce  fait  est  devenu  public,  notre  baie  cou- 
verte tout  à  coup  de  bateaux  remplis  de  gens  se  sauvant 
sur  l'autre  rive.  Un  de  ces  jours,  pendant  que  j'étais  à  l'é- 
glise, il  y  a  eu  un  peu  de  bruit,  et  tous  ceux  qui  étaient  là 
pour  entendre  la  messe  se  sont  enfuis  en  criant  :  «  Voilà 
Garibaldi  !  »  Qu'auriez-vousfaitau milieu  de  cette  agitation, 
alors  que  notre  cher  ange  a  tant  besoin  de  paix  et  de  tran- 
quillité ?  Les  plus  étranges  rumeurs  flottent  dans  l'air,  et 
on  raconte  des  faits  incroyables.  J'écoute  d'une  oreille  dis- 
traite, et  j'entends  tout  avec  indifférence,  car  mon  cœur 
est  avec  vous,  et  vos  craintes  et  vos  espérances  sont  les 
miennes.  Pour  des  raisons  que  vous  connaissez,  j'ai  résolu 
d'aller  à  Paris  arranger  quelques  affaires.  Après  cela,  je 
vous  rejoindrai  à  Florence  en  octobre.  Oh  !  puissé-je  trou- 
ver notre  enfant  en  meilleure  santé  ! 

Je  suis  avec  vous  de  cœur  et  d'âme. 

Lina  mourut  le  1er  septembre  *.  Sa  maladie  se  ter- 
mina plus  rapidement  qu'on  ne  s'y  était  attendu.  Lt 
30  août,  .Mme  Craven  écrivait  de  Paris  à  la  duchesse 
Ravaschieri  : 

Oh!  ma  Thérèse  bien-aimée,  j'ai  versé  des  torrents  d( 
larmes  en  lisant  votre  lettre  du  20.  Si  vous  m'aviez  prévi 
nue  à  Civita-Vecchia,  où  j'étais  ce  jour-là,  j'aurais  coun 
près  de  vous.  Mais  Dieu  ne  le  voulait  pas.  Il  nous  épar 
gnera,  je  l'espère  ardemment,  la  plus  amère  des  douleurs 
Après  une  crise  de  cette  violence  et  un  si  prompt  retour 
la  vie,  que  ne  peut-on  craindre,  mais  aussi  que  ne  peut-oi 

1.  Elle  était  née  le  9  novembre  1S4S. 


MORT   DE  LINA  123 

espérer  pour  notre  Lina  ?  Comment  endurer  une  pareille 
anxiété  ?  Cela  me  tue  de  la  voir  souffrir,  mais  aujourd'hui 
je  suis  malade  du  chagrin  de  ne  pas  être  là. 

Que  Dieu  vous  envoie  quelque  consolation,  ma  Thérèse, 
et  à  moi,  la  force  de  supporter  cette  séparation  qui  me 
semble  parfois  intolérable. 

Paris  me  parait  très  triste,  tout  mon  cœur  est  mainte- 
nant en  Italie. 

Si  j'osais  faire  un  projet,  ce  serait  de  partir  immédiate- 
ment d'ici  ;  que  Dieu  le  veuille  !  Le  cœur  me  manque  en 
lisant  votre  lettre.  Mais   il  y    a  de  la  douceur  dans  cette 

ouffrance,  quand  je   pense  aux  divines   consolations  que 
vous  avez  eues  à  Florence,   et  que  vous  auriez  vainement 

herchées  à  Naples  pendant  ces  jours.  Que  Dieu  vous  aide! 
Ecrivez,  écrivez  tous  les  jours,  quand  ce  ne  serait  qu'une 

igné. 

Un  télégramme  apporta  à  Dangu,  où  se  trouvait  en- 
•Miv  Mme  Craven,  la  nouvelle  de  la  mort  de  Lina,  le 
septembre.  Pauline  écrivait  : 

Thérèse  !  Est-ce  bien  vrai  ?  Est-ce  possible  ?  Est-ce  moi 
lui  vous  écris,  moi  si  loin  de  vous  aujourd'hui  !  Ma  pau- 
're  amie,  ma  Thérèse  bien-aimée  !  Mes  yeux  sont  aveu- 
;lés  par  les  larmes  et  je  ne  vois  plus  ce  que  j'écris.  Peut- 
:tre  en  ce  moment  avez-vous  le  télégramme  par  lequel  je 
'ous  demande  de  m'appeler  quand  vous  voudrez,  si  vous 
ne  désirez  pour  que  nous  pleurions  ensemble  notre  fille, 
'out  le  monde  ici  prend  part  à  mon  chagrin.  Avec  son 
unir  de  mère,  Emma  partage  votre  douleur  et  a  pitié  de 
a  mienne.  Je  devrais  être  à  Boury,  là  où  reposent  ceux  que 
'ai  tant  aimés  et  tant  pleures.  C'est  là  que  j'aurais  dû  ap- 
irendre  la  mort  de  cet  ange  qui  est  allé  les  rejoindre  pour 
oujours.  Je  n'ai  de  force  que  pour  vous  presser  sur  mon 
œur  et  prier  avec  vous. 

Quelques  jours  après,  Mme  Craven  supportait  plus 
ourageusement  la  désolation  profonde  que  lui  cau- 
ait  la  mort  de  Lina.  Le  12  septembre,  elle  écrivait 
ncore  à  la  duchesse  Ravaschieri  : 


124  MADAME   CRAVEN    (1860) 

Une  visite  à  la  Roche-Guyon,  à  la  bonne  duchesse  de  la 
Rochefoucauld,  m'a  empêchée  hier  de  finir  ma  lettre.  Je  ne 
l'avais  pas  vue  depuis  les  derniers  moments  de  notre  chère 
Mme  Swetchine.  J'ai  besoin  de  retrouver  ceux  qui  ont 
connu  Lina  et  qui  vous  connaissent.  Je  quitte  ce  gai  et 
pourtant  mélancolique  Dangu,  pour  retrouver  demain  à 
Paris,  Laura  '  et  Marie'2,  et  pleurer  avec  elles  notre  chérie. 
J'ai  besoin  en  outre  des  consolations  du  Père  Gratry  pour 
fortifier  mon  àme  et  l'élever  vers  le  ciel. 

Mon  vieil  ami  Boislecomte  :J  est  scandalisé  de  mon  cha- 
grin et  m'écrit  pour  m'en  blâmer.  Je  vous  envoie  sa  lettre. 
Je  vous  écrirai  de  Paris  demain. 

Dans  sa  méditation  de  ce  jour,  Mme  Craven  écril  : 
«  Mon  âme  est  triste  jusqu'à  la  mort!  Mon  âme  esfl 
égarée  sur  une  mer  de  douleur.  Je  ne  puis  médite! 
aujourd'hui.  Mon  Dieu,  je  laisse  mon  cœur  saigner  â 
vos  pieds.  » 

Parmi  ses  amis  et  ses  relations,  Mme  Craven  ne 
trouva  pas  en  France  une  grande  sympathie  pour  ses, 
opinions  sur  l'Italie  que  de  si  graves  événements  agi- 
taient alors.  L'épreuve  de  la  mort  de  Lina  raffermit, 
peut-être  son  âme  ;  se  trouvant  à  Fontenay,  le  20  sep-: 
tembre,  elle  écrivait  : 

Il  faut  accepter  dans  toute  son  amertume,  dans  toute 
son  étendue,  la  cruelle  privation,  la  joie  perdue,  la  dou- 
leur enfin  telle  qu'elle  frappe. 

L'accepter,  la  souffrir,  l'offrir.  Lutter  contre  les  pensées 
aggravantes  et  destructives  de  toute  paix  que  suggère- 
l'imagination,  et  qui  troublent  si  cruellement  la  mienne. 
Regrets,  retours  dévorants  et  inutiles  sur  ce  qu'on  n'a  pas 
fait,  qui  consument  les  forces  et  ôtent  le  pouvoir  de  se 
résigner.  Il  faut  lutter  contre  cette  sorte  d'aberration  que 
produit  la  douleur. 

1.  A  ce  moment,  princesse  de  Gamporeale,  et  depuis  Donna 
Laura  Minghetti. 

2.  Maria  Gamporeale,  comtesse  Bulofi. 

3.  Le  comte  de  Boislecomte,  attaché  précédemment  à  l'ambas- 
sade de  M.  de  la  Ferronnays  à  .Saint-Pétersbourg,  ministre  de 
France  à  Lisbonne  en  1837. 


DOULEUR  DE  Mme  CRAVEN  125 

Ce  mystère  de  la  souffrance  d'un  enfant!  Oh!  mon  Dieu! 
aidez  mon  pauvre  esprit  à  le  comprendre,  et  faites  cesser 
cette  torture  inutile  qui  abaisse  au  lieu  d'élever  mon  àme 
en  me  retraçant  sans  cesse  ce  douloureux  passé,  au  lieu  du 
présent  glorieux  qui  est  pour  elle,  tandis  que  la  tristesse 
est  pour  nous  seuls.  Otez  cette  illusion  qui  associe  encoie 
avec  sa  chère  image  l'idée  de  la  souffrance  et  du  martyre, 
au  lieu  de  celle  de  l'immortalité  et  de  la  gloire  ! 

Avant  la  fin  du  mois  d1oc tobre,  Mme  Craven  rejoi- 
gnit à  Florence  la  mère  de  Lina.  Le  31  octobre,  elle 
note  que  tous  les  ans,  ce  jour-là,  elle  médite  sur  les 
béatitudes  du  ciel  et  termine  par  ces  mots  touchants  : 

Ah  !  chère  petite  àme  bénie,  réunie  en  ce  moment  et 
pour  toujours  à  ceux  qui  me  furent  les  plus  chers  sur  la 
terre,  de  quel  œil  dois-tu  regarder  avec  eux  les  tour- 
ments que  me  causent  mon  ignorance  et  ma  faiblesse  ! 
Mais,  Linette  chérie,  sois  maintenant  l'ange  protecteur  de 
ta  vieille  amie.  Prie  pour  elle,  aide-la,  attire  son  âme  et 
toutes  se*  facultés  vers  le  ciel  où  tu  vis  avec  les  autres 
qu'elle  aimait,  et  que  tu  aimais  aussi  avant  de  les  avoir 
rejoints. 


> 


CHAPITRE  XV  (1860-1801" 


Séjour  à  Florence  avec  la  duchesse  Ravaschieri.  —Lettre  de  Mme 
Craven  aux  Montalembert.  —   Mme   Craven  quitte    la  duchesse 
Ravaschieri  et  rejoint  son  mari  à  Naples.  —  Lettre  à  la  dm 
Ravaschieri  sur  l'agitation  politique  à  Naples. —  Mgr  Cap- 
tro.  —  Mme  Craven  projette  avec  Alfonso  Casanova  d'établi 
asilespourles  enfants  à  Naples.  —  Difficultés  avec  la  municipalité 

—  Elle  fonde  une  crèche  à  ses  frais.  —  Réussite  de  son  entrepi  is0 

—  Lettres  à  M  Monsell  et  au  Père  Lacordaire.  —  Réponse  <'u 
Père  Lacordaire.  —  Dépenses  de  M.  Craven  pour  retrouver  la 
«  rivière  perdue  ».  —  Anxiétés  de   Mme   Craven.  —  Castagneto 


Dans  leur  chagrin,  Mme  Craven  et  son  amie  trouvè- 
rent à  Florence  une  plus  grande  tranquillité  qu'à  Na- 
ples. Au  bout  de  quelque  temps,  elles recommencèrent 
à  s'intéresser  un  peu  aux  affaires  politiques.  En  arri- 
vant de  France  où  elle  avait  discuté  toutes  les  ques- 
tions religieuses,  Mme  Craven  écrivit  à  ses  ami^.  là 
comte  et  la  comtesse  de  Montalembert,  dont  elle  ni 
partageait  plus  les  opinions  en  ce  qui  concernait 
l'Italie.  Elle  était  et  serait  toujours  pour  la  liberté  re- 
ligieuse dans  la  lutte  européenne  et  contre  l'interven- 
tion de  l'Etat.  Quand  elle  écrivit  cette  lettre,  elli  aulo- 
risa  la  duchesse  Ravaschieri  à  la  copier  et  non-  n 
donnons  les  passages  suivants  : 


LETTRE  DE  Mme  CRAVEN  AUX  MONTALEMBERT   127 

Florence,  13  novembre  1860. 

Je  ne  me  serais  pas  résignée  facilement  au  chagrin  de  ne 
pas  vous  avoir  vus  pendant  mon  séjour  en  France,  si  je 
n'avais  pas  senti  que  ma  présence  ici  consolait  ma  pauvre 
amie.  Avec  elle  seulement,  je  puis  exprimer  librement  le 
chagrin  qui  m'a  torturé  le  cœur  ces  trois  derniers  mois. 
J'aurais  regretté  ces  jours  passés  avec  vous,  parce  que  je 
n'aurais  pu  être  auprès  d'elle  pour  trois  tristes  anniver- 
saires que  nous  avons  célébrés  ensemble.  Nous  les  avons 
passés  presque  entièrement  dans  l'église  des  SS.  Apostoli 
où  reposent  les  restes  de  notre  chère  Lina.  Mes  amis  !  si 
vous  saviez  quelle  profonde  tendresse  cette  enfant  avait 
fait  nailre  dans  mon  cœur  et  quel  triste  vide  sa  mort  y  a 
laissé,  vous  me  pardonneriez  de  vous  parler  d'elle,  au  mo- 
ment où  vos  pensées  sont  tournées  dans  une  direction  toute 
différente.  Je  suis  si  habituée  à  trouver  de  la  consolation 
auprès  de  vous,  que  je  ne  puis  croire  qu'elle  me  manque 
aujourd'hui.  Je  désire  beaucoup  que  vous  connaissiez  com- 
plètement cette  enfant,  et  je  vous  envoie  la  traduction  de 
ce  que  sa  mère  m'a  écrit  de  Bologne  '.  ' 

Je  suis  sûre  qu'en  lisant  sa  vie,  vous  trouverez  la  res- 
semblance qui  existait  entre  l'âme  angélique  de  Lina  et 
les  âmes  bien-aimées  unies  à  la  mienne  par  des  liens  qui, 
en  se  brisant,  ont  aussi  brisé  mon  cœur.  Vous  verrez  qu'il 
me  fut  aussi  bon  que  doux  d'avoir  retrouvé,  au  déclin  de 
ma  vie,  mon  heureuse  jeunesse  personnifiée  dans  cette 
créature  choisie  de  Dieu. 

Malgré  toute  la  peine  de  ces  derniers  temps,  il  faut,  que 
je  vous  dise  à  quel  point  notre  vie  retirée  dans  cet  endroit 
ravissant  m'a  fait  de  bien.  C'est  une  des  villes  du  monde 
que  je  préfère.  Tout  en  étant  le  centre  d'une  noble  exis- 
tence intellectuelle  et  matérielle,  elle  conserve  les  traits 
gravés  par  un  passé  illustre.  Ayant  laissé  derrière  moi  les 
luttes  trop  bruyantes,  les  discussions  violentes,  le  tumulte 
que  la  politique  amène  toujours  en  France,  je  ne  puis  vous 
exprimer  le  bien-être  et  le  repos  dont  je  jouis  ici,  où  le 
passé  est  toujours  présent  et  le  présent  presque  toujours 
absent.   Nous  pensons  rarement  aux  affaires  publiques, 

1.  Celle  traduction  se  trouve  dans  les  «  Réminiscences  »  do 
Mme  Craven,  page  257. 


128  MADAME   CRAVEN    (1860) 

mais  quand  ceux  que  nous  voyons  en  parlent,  c'est,  sous 
une  forme  si  peu  agressive,  que  la  différence  paraît  im- 
mense entre  leur  façon  d'être  et  la  nôtre.  Ici,  au  cœur  de 
l'Italie,  je  me  sens  plus  satisfaite  que  partout  ailleurs. 

En  France,  quand  j'entendais  sonner,  je  tâchais  de  con- 
former mon  jugement  à  la  mode  française.  Mais  ici,  je  ne 
puis  m'empècher  de  voir  le  providentiel  «  eppur  si  muove  » 
qui  me  console,  et  calme  mes  craintes.  Je  ne  puis  être 
qu'entièrement  sincère  avec  vous,  et  pour  cela,  je  me 
crois  obligée  de  vous  dire  que  je  suis  convaincue  de  la  so- 
lidité et  de  la  réalité  du  mouvement  national  qui  dirige  la 
nouvelle  Italie.  Je  crois  sa  formation  possible,  et  j'espère  la 
voir;  mais,  comme  dit  le  Père  Ventura,  il  lui  faut  le  pardon 
et  le  baptême  de  l'Eglise.  Je  souhaite  que  de  ce  parti,  qui, 
d'abord  en  France,  puis  dans  le  monde  entier,  a  proclamé 
la  nécessité  de  l'union  entre  la  religion  et  la  société  mo- 
derne, sorte  une  voix  qui  défende  la  cause  italienne  avec 
une  conviction  capable  de  saisir  l'importance  de  l'argu- 
ment. Un  tel  homme,  ou  de  tels  hommes,  s'ils  apparaissent, 
seront  peut-être  appelés  révolutionnaires.  Mais  vous  tous 
qui  en  1830  avait  rendu  un  si  utile  service  à  l'Eglise, 
n'avez-vous  pas  été  traités  de  même  ?  N'étiez-vous  pas 
comme  ceux  que  vous  condamnez  aujourd'hui  en  blâmant 
l'Italie  et  en  l'endurcissant  dans  sa  tentation  de  chercher 
la  justice  et  de  la  trouver  auprès  d'hommes  qui,  aimant 
comme  vous  la  liberté,  n'aiment  pas  également  l'Eglise  ? 
Oh  !  mes  amis,  ne  m'imposez  pas  cette  croix  1  Puisque  je 
vous  ai  ouvert  mon  cœur,  laissez-moi  vous  dire  tout  ce  que 
je  pense.  Il  est  impossible  de  ne  pas  sentir  et  de  ne  pas 
croire  fermement  que  le  pire  danger  pour  cette  pauvre 
Italie  serait  de  reculer.  Dans  l'explosion  d'une  douleur 
(qui  serait  générale),  elle  pourrait  tomber  dans  des  excès 
qui,  je  dois  vous  le  dire,  n'ont  pas  été  commis  pendant 
les  dix-huit  mois  qu'a  duré  cette  révolution.  Il  me  semble 
que  son  seul  mauvais  côté  (sa  rébellion  contre  l'autorité 
du  Pape)  n'atteint  pas  la  foi  religieuse,  même  de  ceux  qui 
sont  le  plus  à  blâmer,  mais  qui  sont  moins  affaiblis  qu'on 
ne  le  croit  en  France.  Si  Dieu  suscitait  un  homme,  un 
saint  qui  trouverait  le  moyen  de  réveiller  dans  les  cœurs 
italiens  l'amour  de  l'Eglise  catholique,  sans  lui  demander 
le  sacrifice  de  ses  aspirations  nationales,  il   serait  écoulé 


LETTRE   A   LA    DUCHESSE    RAVASCHIERI  129 

par  un  peuple  à  genoux.  Bref,  ce  que  vous  me  disiez  un 
jour  de  l'Angleterre,  est  mille  fois  plus  vrai  encore  pour 
l'Italie.  Oui,  elle  a  besoin  de  l'Eglise,  et  l'Eglise  a  besoin 
d'elle.  Que  Dieu  bénisse  ceux  qui  entreprennent  de  les  ré- 
concilier, qu'il  augmente  leur  nombre,  et  les  cherche  parmi 
ceux  que  je  désire  voir  de  leur  côté.  Je  m'arrête,  effrayée 
de  mon  audace.  Vous  ne  me  reprocherez  pas  au  moins 
d'être  du  parti  le  plus  fort  (reproche  amer  sur  vos  lèvres). 
C'est  tellement  le  contraire,  que  je  suis  peut-être  la  seule 
parmi  vos  amis,  hommes  ou  femme?,  qui  aie  le  courage  de 
vous  parler  ainsi. 

Pour  ceux  qui,  contrairement  à  vous,  sont  influencés  par 
la  force  et  par  le  nombre,  faire  partie  de  la  majorité  est 
une  considération  importante. 

Mais  que  puis-je  faire?  Ne  vous  ai-je  pas  dit  que  ma  vo- 
lonté n'était  pas  assez  forte  pour  dominer  ma  raison  ? 
Ma  raison,  je  le  sais,  ne  s'inclinera  jamais  que  devant  des 
questions  de  foi  religieuse,  et  Dieu  merci,  pour  celles-ci,  je 
jouis  de  ma  pleine  et  entière  liberté. 

Cette  lettre  fut  écrite  avant  que  Mme  Craven  quit- 
tât Florence  pour  rejoindre  son  mari  à  Naples.  De  là, 
elle  écrivaitàson  amie,  le  1er  décembre  1860  : 

Chère  Thérèse, 

Je  suis  étourdie  quand  je  regarde  autour  de  moi,  et  en 
voyant  que  tout  est  aussi  changé  que  la  vie  de  mon  cœur. 
Laissez-moi  d'abord  parler  de  vous.  Il  me  tarde  de  savoir 
pourquoi  je  n'ai  pas  eu  de  vos  nouvelles  depuis  notre 
triste  séparation.  Chère  amie,  acceptez  comme  une  conso- 
lation, aussi  légère  soit-elle,  l'assurance  que  nous  gardons 
le  souvenir  de  votre  ange  dans  notre  cœur.  Elle  est  pré- 
sente à  toutes  nos  pensées  comme  aux  vôtres.  Je  la  vois  et 
je  la  retrouve  partout.  Que  notre  vie  à  Florence  était 
douce!  J'aurais  voulu  qu'elle  durât  plus  longtemps.  Que 
puis-je  vous  dire  de  moi,  dans  ce  Naples  si  changé,  changé 
de  tant  de  façons  différentes,  mais  toujours  pareil  dans  les 
choses  matérielles,  toujours  avec  le  même  ciel  bleu.  Il  me 
semble  vivre  dans  un  rêve  troublé,  et  le  mot  napolitain 
«  stonata  »  (faux)  peut  seul  vous  faire  comprendre  ma  si- 
tuation depuis  mon  retour. 

MADAME    CRAVEN.  9 


130  MADAME   CRAVEN    (1880) 

Quant  aux  changements  politiques  ici,  pour  le  peu  que 
j'en  ai  vu  et  pour  tout  ce  que  j'en  ai  entendu,  l'horizon  pa- 
raît s'éclaircir  de  plusieurs  côtés.  Comme  après  la  tem- 
pête, quand  les  nuages  disparaissent,  on  voit  des  espaces 
bleus,  de  même  les  figures  sinistres  et  grotesques  qui  se 
montrent  après  chaque  révolution  se  font  de  plus  en  plus 
'ares  de  jour  en  jour.  Il  y  a  encore  beaucoup  de  chemises 
rouges,  et  elles  font  un  peu  de  bruit,  particulièrement  les 
Garibaldiens  anglais  ;  mais  Farini  va  y  mettre  bon  ordre. 
Il  a  appelé  à  son  aide  des  hommes  capables  de  seconder 
ses  excellents  projets.  On  désire  le  retour  du  cardinal 
Riario,  et  on  l'espère,  s'il  n'est  pas  certain.  Ce  qu'il  y  a  de 
mieux  dans  le  clergé  napolitain  doit  le  voir  aujourd'hui, 
et  le  supplier  de  reprendre  ses  fonctions,  avec  la  promesse 
que  lui  et  l'Eglise  jouiront  d'une  entière  liberté,  plus 
grande  peut-être  qu'elle  n'existait  avant. 

En  un  mot,  si  ce  n'était  le  caractère  napolitain  qui 
cherche  toujours  le  mauvais  côté,  je  crois  qu'en  gouver- 
nant bien  au  milieu  de  mille  difficultés,  nous  atteindrions 
un  avenir  prochain  de  paix  et  de  progrès. 

On  désire  beaucoup  ici  la  construction  des  chemins  de 
fer.  Ils  donneraient  du  travail  et  développeraient  de  la  vie 
dans  cette  partie  de  l'Italie  qui  en  manque  tant.  Auguste, 
mon  frère  Charles,  De  Marti  no  et  d'autres  y  travaillent  ac- 
tivement, comme  représentants  de  plusieurs  capitalistes 
étrangers.  Imaginez-vous  s'il  m'est  agréable  de  me  mettre 
à  table  tous  les  jours  entre  mon  frère  qui  juge  ces  affaires 
comme  tous  les  Français,  et  le  comte  Arrivabene,  un  jeune 
garibaldien,  à  peine  défroqué  et  débarbouillé  de  sa  pri- 
son de  Gaëte.  Il  en  est  sorti  grâce  à  un  échange  de  pri- 
sonniers, ainsi  que  le  correspondant  d'un  journal  anglais 
qui  s'est  trouvé  avec  Garibaldi  dans  sa  campagne,  et  a  été 
cantonné  chez  nous. 

Il  me  semble  parfois  être  sur  des  charbons  ardents,  et 
j'éprouve  un  désir  fou  de  me  sauver,  particulièrement 
quand  ils  mettent  en  avant  cette  éternelle  question  ro- 
maine. Cependant,  je  ne  vous  cacherai  pas,  comme  aux 
autres  en  général,  que  devant  la  force  morale  de  ces  plé- 
biscites, conduisant  l'un  après  l'autre  les  villes  italiennes 
à  une  réunion  en  un  seul  royaume,  je  ne  puis  m'empêcher 
d'espérer  que  le  «  gran  rifuito  »  de  ces  provinces  perdues 


MONSEIGNEUR  CAPECCELATRO  ET  ALFONSO   CASANOVA    131 

pourra  enfin  venir  de  Rome  ;  ce  qui   augmentera    consi- 
dérablement le  pouvoir  spirituel  du  pape.  5 

La  prière  continuelle  de  Mme  Craven  était  donc  que 
ses  chers  Italiens  ne  perdissent  pas  leur  foi  en  ser- 
vant leur  pays.  Et  parmi  ceux  qui  la  blâmèrent  de  son 
enthousiasme  pour  les  droits  individuels  de  l'huma- 
nité, peu,  s'il  y  en  eut  même  quelques-uns,  cherchèrent 
comme  elle  un  secours  spirituel  au  sein  même  de  l'E- 
glise, peu  lui  demandèrent  l'humilité  et  l'obéissance 
nécessaires  pour  se  soumettre  à  ses  décrets.  Elle  avait 
besoin  d'une  aide  :  elle  la  trouva  dans  les  conseils  et 
la  direction  de  Mgr  Capeccelatro,  maintenant  cardinal- 
archevêque  de   Capoue. 

«  Je  n'ai  jamais  connu  un  plus  noble  esprit,  »  écrit- 
elle  de  lui,  «  une  intelligence  plus  claire.  Sa  raison 
profonde  et  son  cœur  aimant  me  rappellent  à  chaque 
instant  l'abbé  Gerbet.  Son  conseil,  cependant,  est  plus 
c  !  licace,  parce  qu'il  est  tout-puissant,  comme  la  lumière 
de  son  intelligence  et  de  son  àme.  Je  vois  souvent 
Alfonso  Casanova,  qui  est  aussi  plein  de  foi  religieuse 
que  de  vrai  patriotisme.   » 

Mme  Craven  avait  étudié  avec  lui  plusieurs  plans 
d'institutions  charitables  nouvelles  à  Naples,  mais 
appréciées  ailleurs.  La  création,  dans  chaque  quartier 
de  la  ville,  d'un  asile  pour  les  enfants  dirigé  par  les 
sœurs  de  Charité,  était  un  de  leurs  projets  communs. 
Mais  la  municipalité,  craignant  d'être  accusée  de  clé- 
ricalisme, refusa  les  sœurs.  Mme  Craven  établit  une 
crèche  à  ses  frais,  et  la  rattacha  à  la  maison  principale 
des  sœurs  de  Saint-Vincent  de  Paul,  pour  servir  de  mo- 
dèle aux  autres  institutions  du  même  genre.  Son  zèle 
et  son  courage  furent  récompensés  ;  les  préventions 
du  conseil  municipal  tombèrent,  et  d'autres  crèches 
furent  fondées  et  prospérèrent  comme  la  première. 
Les  pauvres,  nous  le  voyons,  durent  beaucoup  à 
Mme  Craven.  Elle  fit  pour  eux  plus  encore  pbut-être 
par  son  énergie  et  son  intelligence  que  par  les  gêné- 


132  MADAME   CRAVEN    (1861) 

reuses  aumônes  des  représentations  des  années  pré- 
cédentes. En  1861,  on  prit  pour  la  suppression  des 
monastères  des  mesures  qui  peinèrent  et  découra- 
gèrent le  cœur  fidèle  de  Mme  Craven.  Elle  employa 
toute  son  influence  à  faire  exempter  de  ces  mesures 
injustes  les  oratoriens  de  Naples,  les  abbayes  de  Bé- 
nédictins, dans  cette  partie  de  l'Italie,  et  quelques  au- 
tres maisons  religieuses. 

Au  mois  de  mars,  elle  écrit  à  la  duchesse  Ravaschieri  : 

Chaque  jour,  pour  une  cause  ou  pour  une  autre,  j'ai  des 
raisons  de  croire  que  mon  se'jour  à  Naples  dans  ce  temps 
troublé  n'est  pas  complètement  inutile,  et  que  j'accomplis 
la  volonté  de  Dieu,  en  faisant  le  peu  de  bien  qu'on  attend 
de  moi.  Si  vous  saviez  quelles  lettres  cruelles  je  reçois  de 
mes  vieux  et  chers  amis  d'au  delà  les  Alpes,  et  quel  chagrin 
j'éprouve  d'être  si  sévèrement  jugée  et  si  peu  comprise, 
parce  que  je  sympathise  avec  votre  pauvre  nouvelle  Italie! 

Au  milieu  de  ses  craintes  et  de  ses  espérances, 
Mme  Craven  écrit  le  30 janvier  1861,  à  M.  Monsell  : 

Naples. 

Vous  me  demandez  de  vous  écrire,  et  vous  tenez  à  ce  que 
je  vous  dise  ce  que  je  pense  et  ce  que  j'ai  pensé  de  tout  ce 
qui  se  passe  en  Italie.  Mais  vous  savez  très  bien  qu'une 
lettre  (et  même  vingt)  n'y  suffiraient  pas.  Comme  il  est  im- 
possible de  tout  vous  dire  et  qu'il  serait  malicieux  de 
n'en  dire  que  la  moitié,  je  me  tais  pour  le  moment. 

Nous  sommes  réellement  dans  un  temps  d'épreuve  ex- 
traordinaire. Je  suis  persuadée  que  vos  enfants  verront 
pour  l'Eglise  des  jours  meilleurs  encore  que  ceux  que  nous 
avons  connus.  Mais  cette  ferme  espérance  ne  suffit  pas 
pour  relever  mes  esprits  comme  elle  le  devrait  dans  cette 
obscurité  du  moment.  Quelles  sont  vraiment  les  intentions 
de  l'empereur?  Pour  ma  part,  je  ne  le  crois  pas  aussi  mau- 
vais que  vous  le  dites.  Je  vois  qu'il  sait  très  bien  résister 
à  l'Angleterre  et  repousser  ses  avis,  selon  qu'il  lui  agrée. 
Il  ne  me  parait  céder  que  si  on  lui  conseille  ce  qu'il 
déterminé  d'avance.  Mais  tout  cela  ne  signifie  rien  : 
«  L'homme  s'agite  et  Dieu  le  mène  ».  Et  si  jamais  ces  mot. 


LETTRE  AU  PÈRE  LACORDAIRE  133 

de  Bossuet  furent  vrais,  ils  le  sont  maintenant,  et  cette 
'conviction  est  ma  seule  consolation. 

Dans  upe  lettre  au  Père  Lacordaire,  Mme  Craven  ex- 
prime librement  ses  inquiétudes  de  Française  fidèle  par- 
dessus tout  à  l'Eglise,  ainsi  qu'à  sa  famille  et  à  ses  amis. 
Elle  rappelle  au  grand  dominicain  leur  réunion  sous  le 
toit  de  Mme  Swetchine,  dont  elle  évoque  le  souvenir 
avant  de  parler  de  ses  sympathies  italiennes.  Elle  croit 
évidemment  qu'elles  auraient  été  comprises  par  cette 
femme  accomplie  à  l'esprit  si  large,  qui  avait  été  leur 
amie  Elle  plaide  dans  cette  crise  pour  l'Italie  à  la  fois  si 
malheureuse  et  si  coupable,  si  folle  et  pourtant  si  sage, 
tellement  flattée  et  trompée,  si  mal  jugée  et  si.mal  com- 
prise au  delà  de  ses  frontières.  Mme  Craven  pensait  que 
le  meilleur  gouvernement  pour  les  catholiques  était 
celui  qui  permettrait  à  la  religion  d'exercer  son  véritable 
pouvoir  sur  les  âmes  de  la  façon  la  plus  parfaite.  «  Il  est 
impossible,  »  s'écrie-t-elle,  «  que  la  liberté  italienne, 
même  en  atteignant  Rome,  puisse  offenser  l'Eglise  au- 
tant  que  l'absolutisme  qui  a  régné  si  longtemps  dans  cet 
ancien  royaume.  Malgré  les  dangers  et  les  souffrances 
qu'elle  impose,  je  crois  que  la  liberté  est  le  seul  pouvoir 
salutaire  et  capable  de  guérir  les  maux  de  notre  temps.  « 

Ces  paroles  peuvent  sembler  étranges  de  la.  part 
d'une  femme  élevée  dans  la  société  de  la  Restauration, 
et  dans  les  idées  mystiques  et  orthodoxes  de  son 
entourage.  Mais  depuis  le  jour  où  elle  écrivait  cette 
lettre,  que  d'événements  sont  venus  lui  donner  rai- 
son !  C'était  son  amour  pour  l'Eglise  et  ses  intérêts 
les  plus  élevés  qui  lui  faisait  désirer  qu'on  respectât 
les  libertés  humaines.  Dans  les  hôpitaux  remplis  de 
Garibaldiens  et  de  Piémontais  qu'elle  visitait  souvent, 
elle  trouva  plus  d'esprit  de  religion  qu'auprès  de  ceux 
qui  avaient  perdu  la  foi  dans  un  idéal  en  perdant  leur 
propre  indépendance. 

Ce  contraste  fut  une  souffrance  pour  Mme  Craven  ; 
elle  écrit  : 


134  MADAME   CRAVEN    (1861) 

Dieu  seul  mesure  ce  que  je  souffre  quand  la  vérité  s'im- 
pose à  moi  de  cette  façon,  et  que  je  me  sens  irrésistible- 
ment entraînée  du  côté  opposé  aux  traditions  de  ma  jeu- 
nesse. Oui,  le  côté  opposé  !  je  suis  obligée  de  le  dire.  Par 
ce  que  je  vois  maintenant  et  ce  que  j'ai  vu  avant,  je  com- 
prends que  revenir  au  passé  (ce  qui  ne  pourrait  avoir  lieu 
que  par  les  armes)  serait  la  plus  grande  calamité  qui  pour- 
rait tomber  sur  ces  provinces  et  sur  l'Eglise. 

La  réponse  du  Père  Lacordaire  calma  les  scrupules 
de  Mme  Craven  qui  craignait  d'avoir  exprimé  ses  opi- 
nions trop  librement.  Il  écrit  : 

J'ai  lu  votre  lettre  avec  le  soin  et  l'attention  qu'elle  mé- 
rite pour  vous-même  et  pour  ce  qu'elle  contient.  Je  par- 
tage entièrement  vos  idées,  excepté  sur  un  point  :  l'unité 
de  l'Italie.  Jusqu'à  présent,  je  n'avais  pas  songé  qu'elle  fût 
possible  ni  même  désirable,  si  ce  n'est  en  réservant  une 
partie  du  territoire  italien  pour  le  Saint-Père.  Ce  que 
vous  me  dites  me  porte  à  croire  le  contraire,  en  gardant 
toujours,  cependant,  ce  qui  de  droit  appartient  au  Pape. 
Je  ne  puis  rien  écrire  de  précis  là-dessus  maintenant.  Tôt 
ou  tard,  les  événements  éclairciront  ce  qu'il  y  a  d'obscur 
pour  le  moment  dans  cette  grande  question.  En  attendant, 
je  trouve  que  l'Italie  a  le  droit  indéniable  de  secouer  le 
joug  étranger,  comme  elle  a  le  droit  d'affirmer  sa  nationa- 
lité et  d'imposer  au  gouvernement  les  méthodes  civiles  et 
politiques  en  harmonie  avec  les  idées  de  la  société  mo- 
derne. En  un  mot,  elle  est  libre  de  se  constituer  soit  dans 
l'unité,  soit  confédérée,  comme  une  nation  maîtresse 
de  ses  destinées  dans  la  famille  européenne.  Tout  cela  nie 
paraît  clair  et  certain.  Il  est  vrai  cependant  que  la  situa- 
tion temporelle  du  Pape  souffrira  dans  le  présent  de  l'af- 
franchissement de  l'Italie.  C'est  une  épreuve  qui  trouve 
sa  raison  d'être  dans  les  voies  mystérieuses  de  la  Provi- 
dence. Souffrir  n'est  pas  mourir  et  la  lumière  peut  jaillir 
de  l'expiation  par  la  douleur.  Le  monde  a  été  sauvé,  Home 
peut  être  sauvée  par  la  croix.  Si  la  papauté  ne  regagne 
pas  son  territoire,  elle  peut  garder  et  retrouver  ce  qui  est 
nécessaire  à  sa  dignité  et  à  son  indépendance.  Ceci  est  im- 
portant. A  ceux  qui  me  trouveront  chimérique,  je  réponds 
que  la  providence  de  Dieu  et  sa  justice  sont  au-dessus  des 


RÉPONSE   DU    PÈRE   LACORDAIRE  135 

événements  humains.  Un  chrétien  ne  peut  raisonner 
comme  un  athée.  Dieu  doit  être  son  point  de  départ  en 
politique,  même  dans  ce  qui  paraît  au-dessus  de  l'expé- 
rience humaine.  J'hésite  seulement  entre  l'unité  et  la  fé- 
dération, j'incline  vers  cette  dernière,  mais  vous  m'avez 
donné  une  bonne  raison  pour  désirer  l'unité  à  cause  des 
besoins  mêmes  de  l'Eglise  dans  le  sud  de  l'Italie.  Dieu  y 
pourvoira.  En  tous  cas,  votre  opinion  dans  ces  questions 
ne  me  paraît  pas  devoir  troubler  votre  conscience. 
C'est  le  sentiment  d'un  esprit  libéral  et  chrétien.  Pen- 
dant trente-six  ans  de  mon  existence,  j'ai  trouvé  ma 
force  et  ma  consolation  à  ces  mêmes  sources.  Si  notre  ami 
Montalembert  ne  reconnaît  pas  dans  les  événements  d'Ita- 
lie un  véritable  progrès  (exceptant  toujours  ce  qu'il  y  a 
de  mauvais)  dans  ce  qui  nous  a  paru  au  bénéfice  de  l'E- 
glise, c'est  à  cause  de  son  aversion  profonde  pour  le  gou- 
vernement français.  La  mienne  ne  va  pas  jusqu'à  ignorer 
ce  fait  que  son  action  a  pu  servir  l'Italie,  quels  que  fussent 
ses  motifs.  Dieu  se  sert  de  tout,  même  du  despotisme  et  de 
l'égoisme.  Des  mains  qui  ne  sont  pas  absolument  inno- 
centes accomplissent  quelquefois  de  nobles  missions. 

L'Italie,  et  Rome  encore  moins,  ne  peuvent  demeurer 
telles  que  les  demandaient  les  traités  de  1815.  Toutes  deux 
attendent  la  main  qui  les  soulèvera  de  ce  lit  de  douleur 
auquel  elles  sont  attachées.  Cette  main  s'est  montrée. 
J'aurais  mieux  aimé  celle  de  Charles  X,  de  Louis-Philippe, 
ou  de  la  République,  ou  d'une  France  en  un  mot  possé- 
dant des  institutions  libérales.  On  a  repoussé  cette  œuvre, 
un  autre  l'a  acceptée.  Qui  pouvait  l'empêcher?  Dois-je  me 
déclarer  contre  l'Italie,  parce  que  ses  chaînes  sont  tom- 
bées dans  un  moment  inopportun  ?  Véritablement  non  !  Je 
laisse  aux  autres  cette  violence  de  passion  et  je  préfère 
accepter  le  bien  d'où  qu'il  vienne. 

Lintérêt  que  Mme  Craven  prenait  partout  aux  af- 
faires politiques  était  un  de  ses  traits  caractéristiques. 
On  peut  dire  qu'elle  vivait  de  la  vie  des  pays  où  elle  se 
trouvait,  même  quand  elle  ne  faisait  qu'y  passer.  Son 
esprit  libre  embrassait  de  vastes  horizons,  et  c'était 
presque  nécessaire  à  son  tempérament  sensible  et 
inquiet.  Elle  admirait  l'action  avec  enthousiasme,  bien 


136  MADAME   CRAVEN    (1861) 

qu'elle  cherchât  à  maintenir  la  paix  en  elle-même 
pour  calmer  une  trop  prompte  agitation.  Elle  avait 
beaucoup  souffert  (ainsi  que  M.  Craven)  de  l'impossi- 
bilité où  ce  dernier  s'était  toujours  trouvé  d'exercer 
ses  facultés  dans  une  sphère  plus  large.  Quand  l'Italie 
du  sud  faisait  de  trop  confiants  projets  pour  le  déve- 
loppement national,  M.  Craven  fut  naturellement 
tenté  de  partager  ses  espérances  ;  ces  projets  conve- 
naient admirablement  en  eux-mêmes  aux  besoins  de 
ce  pays  endormi.  Les  deux  entreprises  pour  lesquelles 
M.  Craven  dépensa  une  partie  considérable  de  sa  for- 
tune étaient  urgentes.  Il  étudia  avec  soin  la  possibilité 
de  fournir  Naples  d'eau  potable  au  moyen  d'une  ri- 
vière qui  avait  largement  suffi  dans  les  temps  ro- 
mains. Mais  son  cours  s'était  perdu  vers  la  mer,  sous 
la  côte  de  sable  et  de  galets.  Un  mémoire  savant  et 
intéressant  fut  tout  ce  qui  resta  à  M.  Craven  de  ses 
efforts  pour  améliorer  l'état  sanitaire  de  la  ville,  où  la 
fièvre  typhoïde  était  si  répandue.  Il  ne  fut  pas  plus 
heureux  dans  son  entreprise  des  grandes  routes  et 
des  chemins  de  fer  siciliens. 

«  La  voie  que  nous  suivons  avec  une  anxiété  fié- 
vreuse n'est  point  la  nôtre,  »  écrit  Mme  Craven,  «  cille 
que  nous  avons  suivie  jusqu'à  présent.  Et  je  me  de- 
mande quelquefois  ce  que  nous  trouverons  au  bout  :  la 
fortune  ou  la  ruine.  Nous  étions  faits  pour  la  recherche 
d'un  autre  idéal,  et  les  millions  qu'on  fait  briller  de- 
vant moi  ne  m'attirent  pas.  » 

Elle  écrit  encore  qu'elle  a  «  soif  de  respirer  l'air  qui 
élargit  l'âme  et  rappelle  les  anciens  jours  de  vie 
pleine  et  de  jeune  ardeur,  les  heures  de  lecture  dans 
le  sanctuaire  de  la  bibliothèque  ». 

Pendant  ce  temps,  la  maison  de  Castagneto  était 
terminée.  Mme  Craven  ne  pouvant  plus  y  attendre  son 
enfant  Lina,  se  plongea  dans  la  solitude  et  revint  plus 
fidèlement  que  jamais  aux  souvenirs  de  sa  jeunesse 
et  à  ses  «  Santi  ». 


CHAPITRE  XVI  (1862) 


Castagneto.  —  Lellre  à  M.  Monsell.  —  La  Marmara. 


Castagneto,  24  avril  1862. 

Me  voilà  encore  une  fois  dans  ce  nid  que  j'ai  tant  désiré 
et  que  j'ai  pris  tant  de  peine  à  m'assurer.  Dans  quel  but  ? 
Je  me  le  demande.  Ce  premier  jour  de  mon  arrivée,  je 
voudrais  rappeler  mes  intentions.  Et  d'abord,  remercions 
Dieu  de  cette  réalisation  de  mes  désirs.  Je  me  plains  si 
souvent,  et  je  murmure  si  vite!  * 

Une  lettre  écrite  par  Mme  Craven  dans  le  courant 
de  18C>2  révèle  l'intérêt  continuel  qu'elle  prenait  aux 
affaires  d'Italie.  Intérêt  secondaire  pourtant  à  côté 
du  principal  de  son  existence  à  cette  époque,  l'amour 
d'Albert  et  d'Alexandrine  qu'elle  peignait  avec  le  talent 
et  la  ferveur  d'un  Angelico. 

A  M.  Monsell. 

Naples,  29  avril  1862. 

Je  reçois  votre  lettre  à  l'instant,  et  m'empresse  de  vous 
en  répondre  une  bien  longue,  comme  vous  la  dédirez.  Vous 
la  demandez  justement  quand  je  n'aurais  d'autre  envie  que 
de  rester  silencieuse.  Nous  sommes  dans  un  si  pénible 
moment  pour  ceux  qui  n'ont  pas  le  bonheur  de  s'entendre 


138  MADAME   CRAVEN    (1862) 

de  cœur  et  d'âme  avec  la  majorité  de  ceux  qu'ils  aiment  et 
respectent  ! 

C'est  pourtant  satisfaction  immense  et  inattendue  de 
découvrir  que  nous  sommes  plus  près  de  nous  entendre 
que  je  ne  croyais.  Le  langage  de  presque  tous  les  catho- 
liques anglais  que  j'ai  rencontrés  ne  m'avait  point  préparée 
à  cela.  Vous  avez  de  suite  mis  le  doigt  sur  ce  qui  semble 
avoir  passé  inaperçu  pour  eux,  c'est-à-dire  la  position 
impossible  et  dangereuse  dans  laquelle  sont  placés  le 
peuple  et  le  clergé,  quand  il  leur  faut  choisir  entre  leurs 
sentiments  patriotiques,  leur  désir  (bien  naturel)  de  liberté 
et  leur  religion.  Il  faudrait  être  ici,  et  voir  comme  moi  les 
meilleurs  prêtres  (je  devrais  presque  dire  les  seuls  bons) 
pour  comprendre  entièrement  la  difficulté  du  moment  à 
Naples.  Vous  pouvez  très  bien  vous  l'imaginer  cependant, 
en  vous  figurant  ce  qu'éprouveraient  les  Irlandais,  les 
Polonais  ou  les  Français,  s'ils  découvraient  qu'une  opinion 
qu'ils  détestent  ou  une  opinion  quelconque  leur  est  impo- 
sée comme  un  devoir  de  conscience. 

Vous  dites,  et  vous  avez  raison,  que  les  opinions  des 
«  Restaurateurs  »  (qui  sont  celles  de  la  Civitta  Cattolica) 
renforcent  le  sentiment  révolutionnaire.  Là  encore,  je  dis 
que  vous  devriez  être  ici  pour  en  juger.  Mais  d'abord, 
expliquez-moi  comment  il  se  fait  que  tout  le  parti  libéral 
qui  a  vu  si  clairement  en  France  ait  été  aveuglé  en  Italie? 
Comment  se  fait-il  que  Montalembert,  A.  de  Broglie,  etc. 
et  tous  (excepté  le  Père  Lacordaire)  ne  fassent  pas  autre 
chose  depuis  le  commencement  que  de  donner  tout  leur 
appr.i  à  ce  parti?  Comment  n'ont-ils  pas  cherché  à  s'as- 
surer s'il  n'y  avait  pas  de  vrais  catholiques  libéraux  dort 
ils  affaiblissaient  et  détruisaient  l'influence?  J'ai  essayé  phn 
d'une  fois  de  le  faire  observer  à  Montalembert,  mais  en 
vain.  C'est  pourtant  vrai.  Et  si  lui  et  les  autres  avaient 
donné  un  peu  plus  de  crédit  à  ceux  qui  sympathisaient 
avec  leur  école  en  France,  et  attendaient  maintenant  leur 
secours  pour  eux-mêmes,  bien  des  choses  ne  seraient  pas 
arrivées,  j'en  suis  convaincue.  Ils  pouvaient  dominer  un  . 
sentiment  qui  n'aurait  jamais  acquis  la  force  qu'il  possède 
maintenant.  Bref,  s'ils  n'avaient  rien  perdu  de  leur  puis- 
sance, en  s'opposant  aux  tendances  du  parti  italien,  et  en 
défendant  les  gouvernements  tombés  sous  le  poids  de  leurs 


LETTRE   A  M.   MONSELL  139 

propres  erreurs  et  de  leurs  fautes,  ils  auraient  été  forts 
pour  défendre  Rome.  Et,  dans  ce  cas,  ils  l'auraientsibien  dé- 
fendue, qu'on  n'aurait  jamais  entendu  parler  de  <<  Roma  Ca- 
pitale «.C'est  à  mon  avis  un  changement  providentiel  dont 
es  détails  sont  pour  la  plupart  répréhensibles,  mais  qui, 
dans  l'ensemble,  nous  conduit  à  un  meilleur  état  de  choses 
dans  lequel  l'Eglise  apparaîtra  plus  grande  et  plus  triom- 
phante que  jamais. 

La  Marmora  va  bien  !  On  fait  réellement  de  grands  efforts 
pour  remédier  à  quelques-unes  des  fautes  passées.  Mais 
tant  d'années  et  une  telle  corruption  laissent  de  longues 
traces  derrière  elles. 


CHAPITRE  XVII  (1863-1869) 


Séjour  à  Rome.  —  A  Bologne  avec  la  duchesse  Ravaschieri.  — 
Voyage  en   France.  —  Séjour  à  Paris.  —  Maladie  du  i 
Charles  de  la  Ferronnays.  ■-  Sa  mort.  —  Retraite  de  Mme  '  '. 
au  Sacré-Cœur  de  Paris.  —  Séjour  à  Lumigny.  —  Souvenirs 
du  passé.  —  Retour  à  Castagneto.  —  «  Anne  Se  vérin.  »  — 
Craven  vient  à  Paris  pour  soumettre  le  manuscrit  du  «  Récn 
d'une  sœur  »   à  sa  famille.  —  Difficultés.  —  Elle  obtient  enfin 
l'autorisation  de  le  publier.   —  Succès  du  livre.  —  Retour  en 
Italie.  —  Mort  du  comte  Fernand  de  la  Ferronnays.  —  Bataille 
de   Mentana.   —  M.   Aubrey   de  Vere.   —  Séjour  à  Rome.   — 
Audience  des  dames  étrangères  au  Vatican.  —  Opinion  de  Mme 
Craven  sur  le  roman  français.  —  La  Princesse  Wittgenstein. 


Au  printemps  de  1863,  la  mauvaise  santé  du  comte 
Charles  delà  Ferronnays  détermina  Mme  Craven  à  se 
rendre  à  Paris.  Son  respect  pour  Rome  ne  lui  permet] 
tant  pas  de  traiter  cette  ville  bien-aimée  comme  une 
station  de  chemin  de  fer,  elle  y  passa  la  semaine  sainte 
«  in  limino  apostolorum  »,  et  s'arrêta  à  Bologne  pour 
voir  la  duchesse  Ravaschieri  qui  s'y  trouvait  alors. 

Quand  elle  parlait  de  Rome  et  des  incertitudes  de 
ses  destinées  politiques,  ses  yeux  se  remplissaient  de 
larmes.  «  Je  puis  dire  de  Rome  ce  qur>  Marie  Tudor 
disait  de  Calais,  s'écriait-elle  :  »  Si  on  ouvrait  mon 
cœur,  on  y  trouverait  son  nom.  »  Son  rêve,  qu'elle 
déclarait  elle-même  une  utopie,  était  de  voir  Rome 


RETRAITE   AU    SACRÉ-COEUR   DE   PARIS  141 

kapitale  spirituelle,  d'où  le  Pape  exercerait  un  pou- 
voir souverain  ;  Rome  devenue  le  centre  de  l'Eglise 
universelle,  auprès  de  laquelle  les  représentants  de 
'iules  les  puissances  seraient  accrédités,  où  toutes 
9S  questions  de  droit  et  d'ordre  social  seraient  dis- 
;utées,  et  où  l'union  régnerait  par  la  persuasion  et  non 
par  la  force. 

Après  quelques  semaines  consacrées  à  sa  famille, 
Mme  Craven  se  rendit  en  Angleterre. 

Dans  son  livre  de  méditations,  sous  cette  date  : 
Londres,  31  décembre  1863,  elle  écrit  : 

Un  de  nous  est  mort  depuis  l'année  dernière.  Il  y  a  douze 
mois,  il  était  encore  au  milieu  de  nous  et  rien  ne  faisait 
prévoir  celte  fin  si  prompte.  Il  souffrait,  mais  aucun  d'entre 
nous  ne  pensait  que  cette  souffrance  se  terminerait  par  la 
mort.  Seigneur  juste  et  miséricordieux,  vous  avez  pesé  ses 
souffrances,  sa  patience,  son  grand  sacrifice1.  Vous  avez 
eu  pitié  de  lui.  Vous  lui  avez  gardé  une  place  au  milieu  de 
ceux  qui  sont  partis  avant  lui. 

Au  mois  de  mars,  Mme  Craven  suivit  au  Sacré-Cœur 
une  retraite  prêchée  par  le  Père  de  Ponlevoy,  dans  le 
but  tout  particulier  d'obtenir  la  grâce  d'un  complet 
abandon  à  la  volonté  de  Dieu.  Les  quelques  mots  que 
lui  inspire  la  solitude  de  Jésus  sur  la  montagne  pei- 
gnent bien  le  désir  ardent  de  son  àme.  «  Dans  cette 
solitude,  première  condition  de  la  prière,  l'âme  s'élève 
au-dessus  des  choses  qui  passent,  au-dessus  des  obs- 
tacles et  des  difficultés,  au-dessus  des  voix  de  ce 
monde,  plus  haut,  toujours  plus  haut,  puis  s'arrête 
pour  reprendre  haleine,  et  se  reposer  seule,  en  pré- 
sence de  Dieu.  » 

En  se  retrouvant  à  Lumigny,  elle  éprouva  dans  toute 
sa  force,  cette  étrange  impression  d'un  passé  mêlé  au 
présent.  Eugénie  était  morte  depuis  longtemps,  ses 

t.  Le  comle  de  la  Ferronnays  avait  quitté  l'armée  en  1833,  pour 
des  raisons  d'honneur  politique. 


142  MADAME   CRAVEN    (1865) 

fils  étaient  devenus  des  jeunes  gens  pleins  de  pro- 
messes. Dans  ces  endroits  familiers  habités  par  des 
êtres  moins  connus,  la  vie,  sans  ses  espérances  éter- 
nelles, eût  semblé  un  rêve. 

De  retour  à  Castagne to,  elle  se  trouva  inoccupée. 
Le  «  Récit  d'une  sœur  »  était  terminé,  mais  son  ave- 
nir était  pour  Mme  Craven  un  sujet  de  graves  préoccu- 
pations. Livrerait-elle  à  un  public  restreint  le  secret 
de  ses  «  Santi  »,  le  secret  du  Seigneur?  Cette  ques- 
tion ne  pouvait  être  décidée  à  Castagneto.  En  atten- 
dant son  prochain  voyage  en  France,  elle  écrivit  une 
comédie  dont  la  duchesse  Ravaschieri,  un  excellent 
juge,  trouva  le  dialogue  confus  pour  la  scène.  Elle  lui. 
conseilla  d'essayer  alors  un  roman  dans  le  genre 
anglais.  Elle  écrivit  «  Anne  Séverin  ».  On  y  retrouve 
la  méthode  de  Lady  Fullerton,  à  laquelle  il  fut  dédié. 

Au  printemps  de  1865,  Mme  Craven  vint  à  Paris 
soumettre  à  quelques  membres  de  sa  famille  le  travail 
de  ces  douze  dernières  années.  Le  consentement  du 
marquis  de  Mun  était  nécessaire  pour  la  publication 
du  journal  et  des  lettres  d'Eugénie.  En  dévorant  le 
manuscrit  avec  une  inexprimable  émotion,  il  s'écriait  : 
«  Non,  je  ne  puis  permettre  que  ces  pages  de  la  vie 
d'Eugénie  soient  publiées.  En  tous  cas,  les  lettres 
écrites  après  notre  mariage  devront  être  supprimées.  » 
Le  coup  fut  dur  pour  Mme  Craven.  Elle  rapporta  ces 
paroles  à  Montalembert  ;  celui-ci  déclara  que  son 
impression  eût  été  la  même.  «  Je  crois,  »  dit-il,  «  que 
vous  aurez  à  attendre  la  mort  de  tous  ceux  qui  sont 
nommés  dans  ces  souvenirs,  avant  de  pouvoir  les 
publier.  »  En  même  temps,  plusieurs  personnes  dont 
elle  respectait  l'opinion  lui  assuraient  franchement  qu'il 
valait  mieux  les  brûler  que  de  les  livrer  à  un  public 
douteux.  Aime  Craven  écrit: 

Une  voix  disait  cependant  dans  mon  cœur:  «  Courage  !  » 
l'exemple  de  ces  chères  âmes  sera  plus  profitable  dans  un 
large   cercle  que   dans  celui   de  quelques  amis  intimes  ù 


SUCCÈS   DU    «   RÉCIT   D'UNE    SOEUR    ))  143 

Paris.  Cette  certitude  conquit  ma  re'pugnance  et  le  con- 
sentement des  autres.  Elle  écrit  un  peu  plus  tard  :  «  Mon- 
talembert  a  lu  le  «  Récit  »  avec  un  véritable  enthousiasme. 
Adrien,  tout  bon  frère  qu'il  est,  se  réserve  davantage.  11  est 
décidé  que  le  premier  volume  sera  imprimé  de  suite  en  un 
nombre  limité  d'exemplaires.  On  ne  songe  pas  pour  le 
moment .  à  une  plus  vaste  publicité,  et  les  exemplaires 
seront  distribués  par  nous  seulement.  Ceci,  vous  le  voyez, 
détruit  toutes  mes  espérances.  La  publication,  au  lieu 
d'être  utile  aux  pauvres,  va  me  coûter  une  somme  considé- 
rable. Dans  mes  dernières  hésitations,  j'ai  consulté  mon- 
seigneur Gerbet  qui  m'a  donné  sonplacet  et  tout  son  cœur.  Le 
saint  et  célèbre  Père  de  Ponlevoy  (auteur  de  La  Vie  du  Père 
de  Ravignan  que  vous  aimez  tant)  m'approuve  avec  encore 
plus  d'enthousiasme.  Et  Monlalembert  non  seulement 
m'approuve,  mais  veut  me  faire  l'honneur  inespéré  pour 
moi  d'être  l'éditeur  responsable  de  l'ouvrage. 

Mme  Craven  s'installa  près  de  Paris,  pendant  que 
les  épreuves  étaient  sous  presse.  L'incertitude  de  son 
avenir  la  hantait  toujours,  et  elle  s'écriait  :  «  Ma  vie 
est  comme  un  miroir  qui  tourne  de  tous  les  côtés, 
pendant  que  je  cherche  en  vain  à  y  fixer  mes  yeux.  » 
Elle  écrit  un  peu  plus  tard  :  «  L'impression  du  pre- 
mier volume  contient  cinq  cents  pages,  et  ne  sera  pas 
terminée  avant  Noël  probablement.  Que  Dieu  bénisse 
cette  difficile  entreprise,  destinée  à  faire  comprendre 
que  la  présence  divine  peut  être  acceptée,  désirée  et 
aimée  dans  la  vie  de  tous  les  jours.  » 

On  imprima  cinq  cents  exemplaires  du  «  Récit  »,  et  on 
en  distribua  cent  immédiatement.  Le  livre,  si  évidem- 
ment destiné  à  faire  du  bien,  fut  tellement  demandé 
que  la  famille  de  Mme  Craven  consentit  à  la  vente  des 
quatre  cents  autres  volumes.  Ils  furent  enlevés  en 
deux  jours,  et  au  bout  de  quelques  mois,  le  livre  avait 
atteint  sa  neuvième  édition.  Son  auteur  fut  presque 
forcé  à  la  publicité  par  la  multitude  des  demandes  et 
par  l'accueil  que  lui  fit  la  presse  française. 

Mme  Craven  avait  eu  raison.  Par  sa  ferme  détermi- 


144  MADAME   GRAVEN    (1866) 

nation  à  publier  le  «  Récit  »,  aussi  différent  qu'il  fût 
des  autres  œuvres  littéraires,  elle  prouva  son  courage, 
sa  foi  dans  ses  contemporains,  sa  sympathie  et  son 
amour  pour  les  âmes  moins  éclairées.  Plusieurs  y 
trouvèrent  la  réponse  à  leurs  doutes  et  à  leurs  espé- 
rances inquiètes  ;  et  si  Mme  Craven  rencontra  quel- 
ques détracteurs  parmi  ceux  qui  l'accusaient  d'exagé- 
ration, l'approbation  générale,  prouvant  le  bon  sens 
général,  fut  sa  récompense.  Le  livre  parut  au  mois 
de  janvier  1806,  et  M.  Villemain,  en  lui  décernant 
la  palme  académique,  prononça  ces  paroles  remarqua- 
bles :  «  Ce  n"est  peut-être  pas  une  œuvre  d'art  litté- 
raire, mais  sa  valeur  n'en  est  que  plus  grande.  C'est  le 
testament  d'un  passé  qui  sera  lu  dans  l'avenir.  L'Aca- 
démie couronne  les  sentiments  vrais,  exprimés  dans 
un  langage  touchant.  » 

Mme  Craven  passait  à  Naples  son  dernier  hiver  dans 
sa  belle  résidence  de  Chiatamone,  quand  elle  apprit  la 
mort  subite  àFrohsdorf  de  son  frère  Fernand.  Il  expira 
à  côté  du  prince  dont  il  était  l'ami  fidèle  et  dévoué  *. 
Cette  mort  assombrit  pour  Mme  Craven  la  joie  du 
succès.  De  nouvelles  épreuves  se  joignirent  bientôt  à 
celle-là.  De  sérieuses  pertes  d'argent  l'obligèrent  à  se 
séparer  de  sa  maison  de  Chiatamone.  Elle  pensa  un 
instant  à  se  fixer  à  Rome,  près  du  Palais  Colonna.  Elle 
écrivait  qu'elle  se  sentait  encore  une  fois  enivrée  par 
son  atmosphère  artistique  et  religieuse.  Mais  M.  Craven 
reparla  de  Paris,  et  ils  s'installèrent  avenue  Montaigne 
dans  une  maison  où  ils  transportèrent  une  grande 
partie  de^  leur  mobilier  de  Naples  et  de  Londres.  Ce 
déplacement  éprouva  douloureusement  Mme  Craven. 
C'était  à  Paris  que  ses  parents  avaient  vécu,  qu'Albert 
et  Alexandrine  étaient  morts  ;  elle  écrivait  cependant  : 

i.  Le  prince  et  lui  étaient  allés  chasser  dans  les  environs.  En  se 
rendant  en  voiture  d'un  couvert  à  un  autre,  Fernand  fut  saisi  tout 
à  coup  du  mal  qui  avait  enlevé  son  père.  Le  prince,  frappé  du 
changement  de  son  visage,  le  regarda...  Il  était  mort. 


M.    AUBREY   DE   VERE  145 

Je  devrais  être  très  heureuse.  J'ai  une  belle  installation, 
mais  en  vérité,  je  n'aime  pas  la  nouveauté.  Quand  j'y  aurai 
passé  quelque  temps,  elle  me  deviendra  chère. 

Les  aventures  de  Garibaldi  terminées  par  la  bataille 
de  Mentana,  affligèrent  beaucoup  Mme  Graven.  Elle 
écrit  : 

Les  erreurs  de  l'Italie  prennent  la  tournure  d'un  crime 
sérieux.  Jamais  le  terrain  ne  s'est  dérobé  comme  à  présent 
sous  les  pieds  de  ceux  qui  ont  voulu  prendre  son  p.arli„ 

Garibaldi  blesse  par  ses  armes,  et  outrage  la  conscience 
catholique  par  ses  paroles...  Après  ce  qui  est  arrivé  à 
Mentana,  Victor-Emmanuel  et  les  Italiens  devraient  être 
reconnaissants  aux  zouaves  pontificaux  et  aux  soldats  fran- 
çais d'avoir  empêché  Garibaldi  et  ses  volontaires  d'accom- 
plir contre  Rome  l'expédition  équivalant  à  un  suicide  et  à 
un  parricide. 

La  première  partie  d'  «  Anne  Séverin  »  parut  au 
mois  de  mai  dans  le  Correspondant,  et  déjà  Lady  Geor- 
giana  Fullerton  en  avait  commencé  la  traduction. 
Quelques-uns  parmi  les  plus  chers  amis  de  Mme  Craven 
opposaient  encore  un  froid  antagonisme  à  cette  publi- 
cation :  «  Mais,  »  écrivait-elle,  «  si  je  n'avais  pas  appris 
à  gouverner  contre  vents  et  marées,  le  cher  «  Récit  » 
serait  encore  dans  le  plus  profond  tiroir  de  ma  table. 
Maintenant,  c'est  du  jugement  des  amis  inconnus  que 
je  m'occupe  et  de  lui  seul.  » 

Le  célèbre  poète  M.  Aubrey  de  Vere  1  était  déjà  à 
cette  époque  l'ami  de  Mme  Craven.  L'éloge  de  son 
admirable  talent  n'est  plus  à  faire.  Il  avait  écrit  deux 
sonnets  sur  le  «  Récit  d'une  sœur  »,  dont  Mme  Craven 
le  remercie  dans  la  lettre  suivante  : 

1.  Aubrey  de  Vere,  troisième  fils  do  Sir  Aubrey  de  Vere  Bart 
de  Curragh,  comté  de  Limerick.  Il  était  l'auteur  de  «  Julien  l'Apos- 
tat »  et  d'autres  drames,  ainsi  que  de  sonnets  déclarés  par  Word- 
worth  les  meilleurs  qui  aient  été  écrits  en  anglais. 


MADAME    CUAVEN. 


10 


146 


MADAME   CRAVEN    (1868) 


Paris,  11  mars  1868. 

Votre  lettre  m'a  fait  plus  que  plaisir,  elle  m'a  profondé- 
ment touchée.  Beaucoup  d'amis  et  beaucoup  de  gens  que 
je  ne  connaissais  pas  m'ont  écrit  au  sujet  de  ce  livre,  mais 
personne  comme  vous.  Merci  des  lignes  admirables  conte- 
nues dans  votre  'ettre  '.  Elles  ont  réveille'  en  moi  ce  sen- 
timent de  reconnaissance  qui  doit,  je  le  sais,  malgré  tout  le 
chagrin  que  j'ai  éprouvé,  dominer  dans  mon  âme.  Vous 
avez  raison  de  le  dire  :  je  ne  suis  pas  l'auteur  de  ce  livre, 
c'est  pourquoi  je  puis  en  parler  si  simplement  et  vous  dire, 
ce  que  je  crois  en  effet,  qu'il  sera  dans  un  sens  plus  utile 
que  la  controverse,  et  montrera  sans  discussion  aux  pro- 
testants qu'ils  se  trompent  dans  leur  opinion  de  notre  reli- 
gion et  quant  à  son  action  sur  la  vie  ordinaire.  Je  crois  réelle- 
ment que  Lord  Russell  en  a  parlé  dans  salettre,  parce  qu'avec 
celte  franchise  que  j'aime  tant  dans  le  caractère  anglais, 
il  a  compris  en  le  lisant  qu'il  se  trompait  en  affirmant  que 
le  catholicisme  nuisait  au  développement  de  l'intelligence 
et  asservissait  l'âme.  Je  pensais  que  beaucoup  de  protes- 
tants avaient  éprouvé  cette  impression  et  j'en  suis  recon- 
naissante. Avez-vous  lu  la  traduction  parfaite  que  Bentley 
vient  de  publier?  Elle  est  de  miss  Bowles,  mais  sous  la 
direction  de  Lady  Georgiana  Fullerton.  Sa  connaissance 


1.  Sonnet. 
Le  Récit  d'une  Sœur. 

Whence  is  the  music  ?  minstrel  see  we  none  ; 

Yet  soft  as  waves  that,  surge  succeeding  surge  idew 

Roll  forward,  now  subside,  anon  émerge 

Upheaved  in  gloryo'  er  a  setting  sun, 

Those  béatifie  harmonies  sweep  on  ! 

O'er  earth  they  sweep  fcom  heaven's  'remotest  ver^e. 

Triumphant  hymeneal,  hymn,  and  dirge 

Blending  in  everlasting  unison. 

Whence  is  the  music?  Stranger  !  thèse  were  they 

That,  great  in  love,  by  love  unvanquised  proved: 

Thèse  were  true  lovers,  for  in  God  they  loved  : 

With  God  thèse  spirits  rest  in  en  endeless  day, 

Yet  still  for  Love's  behoof  on  wings  outspread 

Float  on  o'er  earth.  betwixt  the  Angels  and  the  Dead  ! 


SÉJOUR   A   ROME  147 

complète  du  français  l'a  visiblement  aidée  d'une  façon 
merveilleuse.  J'espère  que  beaucoup  de  personnes  le  liront 
en  Angleterre.  Je  regrette  une  chose  cependant  que  je  ne 
m'explique  pas.  A  la  courte  profession  de  foi  (magnifique- 
ment écrite,  p  trouve)  qu'Alexandrine  a  lue  et  signée  ainsi 
que  tous  les' êtres  chers  présents  ce  jour-là,  miss  Bowles  a 
substitué  la  profession  de  foi  de  Pie  IV  quc  lisent  habi- 
tuellement ceux  qui  font  leur  abjuration.  Chaque  article 
était  implicitement  contenu  dans  l'autre,  mais  ce  n'est 
pas  cependant  le  document  signé  par  eux  et  donné  dans 
le  «  Récit  ».  Sous  tous  les  autres  rapports,  c'est  admirable. 

Maintenant  que  nous  avons  une  maison  à  Paris,  j'es- 
père vous  voir  ici  et  en  Angleterre.  J'ai  le  plus  grand  désir 
d'y  retourner  cette  année,  et  souvent  dans  l'avenir,  si  c'est 
la  volonté  de  Dieu. 

M.  Craven  se  joint  à  moi  pour  vous  remercier  de  votre 
lettre  et  de  votre  souvenir  de  notre  rencontre  à  Naples  que 
vous  rappelez  avec  tant  de  bonté.  Notre  cher  ami  Monta- 
lembertest  mieux.  Il  espère  comme  nous  que  vous  vien- 
drez nous  voir  et  très  souvent. 

Bien  des  anxiétés  privées  assiégèrent  Mme  Craven 
pendant  l'année  1868  ;  cependant  son  activité  et  son 
énergie  restèrent  toujours  les  mêmes.  A  Rome,  où 
elle  passa  l'hiver  de  1868-69,  son  attitude  fut  souvent 
grave,  sinon  triste. 

Elle  et  son  mari  occupaient  un  appartement  sur  la 
Piazza  di  Espagna,  entourés  de  leur  cercle  ordinaire. 
M.  Craven  était  toujours  prêt  à  parler  de  Dante,  dont 
il  connaissait  si  parfaitement  la  vie  et  les  œuvres,  ou 
à  lire  Shakespeare.  Il  joua  chez  M.  Story  le  rôle  de 
Joseph  Surface,  et  d'autres  encore  dans  des  représen- 
tations d'amateurs.  Mme  Craven  écoutait  avec  le  plai- 
sir qu'éprouve  tout  critique  sympathique.  Elle  avait 
retrouvé  à  Rome  des  amis  de  toutes  les  sociétés 
d'Europe  où  elle  était  connue.  Une  atmosphère  de 
Moyen-Age  et  de  Renaissance  flottait  encore  autour  de 
ces  palais  et  de  ces  princes  romains,  mais  pour  dis- 
paraître bientôt  sans  retour. 


148  MADAME    CRAVEN    (1869) 

Le  concile  approchait:  quel  serait  son  résultat?  .Nul 
n'osait  le  prophétiser,  mais  on  sentait  que  la  guerre 
et  peut-être  la  révolution  européenne  étaient  dans 
l'air,  et  serviraient  probablement  de  prétexte  à  cette 
unité  italienne  trônant  sur  le  Quirinal  comme  une 
menace  pour  le  Vatican.  Elle  suivait  avec  un  intérêt 
passionné  les  péripéties  du  drame  actuel. 

Il  avait  été  décidé  que  les  dames  delà  colonie  étran- 
gère de  Rome  offriraient  un  souvenir  à  Pie  IX  à  l'occa- 
sion de  son  cinquantième  anniversaire  de  prêtrise.  De 
nombreuses  discussions  s'élevèrent  sur  le  choix  d'un 
présent  approprié  à  la  fois  à  celui  qui  recevait  et  à 
celles  qui  offraient.  Le  parti  extrême  et  belliqueux 
parlait  d'un  tableau  représentant  la  bataille  de  Men- 
tana.  Les  femmes  de  nature  plus  douce,  aux  opinions 
plus  libérales,  trouvaient  l'idée  peu  en  rapport  avec  les 
circonstances  du  moment.  On  répéta  que  le  cardinal 
Antonelli  avait  déclaré  que  de  la  part  d'étrangères, 
c'était  une  «  bêtise  »,  qu'on  retournerait  certainement 
le  présent  le  jour  suivant.  Mme  Craven  exprima  en 
quelques  mots  éloquents  et  courtois  le  désir  général 
qui  était  d'offrir  à  Sa  Sainteté  une  bourse  bien  garnie 
dont  elle  se  servirait  utilement  pour  des  œuvres  qui  en 
avaient  le  plus  grand  besoin.  La  question  devint  brû- 
lante, et  il  fut  décidé  que  les  unes  offriraient  le  champ 
de  bataille  de  Mentana,  et  les  autres,  leurs  «  lire  »  mo- 
destes, mais  utiles.  Le  Franc  irrité  et  le  Hun  superbe 
devaient  se  rencontrer  à  la  même  audience.  Un  des 
souscripteurs  pour  la  bourse  écrit  : 

Mme  Craven  et  Mme  de  Lamoricière  partirent  ensemble 
pour  attendre  l'arrivée  du  Saint-Père.  Presque  toutes  les 
dames,  en  groupes  bruyants  et  agités,  s'éloignaient  autant 
que  possible  du  tableau  de  Mentana  qui  étalait  sa  laideur  à 
gauche  du  fauteuil  du  Pape. Personne  ne  s'agenouilla  quand 
le  Saint-Père  entra,  mais  l'agitation  se  calma  un  peu.  Le 
Souverain  Pontife  nous  bénit:  alors  nous  nous  agenouil- 
lâmes. D'une  voix  haute  et  perçante,  la  duchesse  de  Mont- 


AUDIENCE   DES   DAMES    ÉTRANGÈRES    AU    VATICAN       149 

morency  lut  une  adresse  après  laquelle  le  Saint-Père  s'in- 
clina, et  dans  un  français  dont  il  se  servait  «  comme  ça, 
comme  ça  »,  ainsi  qu'il  le  disait  lui-même,  prononça  quel- 
ques mots  émus.  Il  paraissait  content,  mais  les  larmes  lui 
vinrent  aux. yeux  en  parlant  de  la  bataille  de  Mentana, 
«  signal  »,  ajouta-il,  «  du  remarquable  élan  que  le  catho- 
licisme a  manifesté  depuis  ».  Une  dame  de  Lyon  qui  bai- 
sait pour  la  troisième  fois  la  mule  du  Pape,  demanda  une 
bénédiction  pour  un  chanoine  de  ses  amis.  Toujours  avec 
bonté,  mais  sans  cacher  sa  lassitude,  le  Pape  s'écria  : 
«  Oh  !  anche  il  canonica!  »  Les  douze  «  guardia  nobile  » 
durent  renoncer  à  se  rendre  maîtres  de  ces  enthousiastes 
voilées.  Quelques-unes  d'entre  elles  montèrent  sur  des 
chaises,  et  firent  une  petite  ovation  à  Pie  IX  quand  il  se 
retira. 

Mme  Craven  revint  de  l'audience  fort  peu  édifiée  du 
zèle  exagéré  de  ses  compatriotes,  et  pendant  une 
demi-heure  s'adressa  des  reproches,  mais  seulement 
pendant  une  demi-heure.  Sa  bonne  humeur  et  sa 
gaieté  revinrent  bientôt,  au  souvenir  de  ces  absurdités 
féminines  causées  par  la  double  pression  de  la  foule, 
et  d'une  enthousiaste  émulation,  mêlée  de  désappro- 
bation mutuelle. 

Bientôt  après  Pâques,  Mme  Craven  retourna  à 
Castagneto  d'où  elle  écrivit  à  miss  O'Connor  Morris1 
qui  avait  eu  le  bonheur  de  faire  sa  connaissance  au 
mois  de  janvier. 

Castagneto,  12  juin  1869. 

11  est  curieux  que  votre  bonne  lettre  me  soit  parvenue 
quelques  heures  seulement  après  que  je  venais  de  lire  l'ar- 
ticle sur  «  Anne  Séverin  ».  Une  de  mes  amies  de  Naples 
qui  reçoit  le  Pall  Mail  (ce  que  je  ne  fais  pas)  me  l'a  envoyé. 
J'ai  naturellement  pensé  à  vous  et  reconnu  votre  influence 
dans  cettfe  critique  tlatteuse  et  bienveillante  du  livre,  et 
dans  la  mention  de   l'auteur.  Mais  je  ne   pensais   pas  que 

1.  M"  Bishop,  auteur  de  ce  mémoire. 


150  MADAME  CRAVEN    (1869) 

vous  auriez  écrit  l'article  maintenant,  ni  que  vous 
vous  seriez  aventurée  à  me  donner  le  bon  conseil  qui 
le  termine  (et  que  nulle  autre  convertie  en  Angleterre  ne 
m'aurait  donné,  aussi  excellent  qu'il  soit  et  digne  d'être 
suivi).  Vous  avez  parfaitement  raison  :  la  lutte  n'est  pas 
pour  le  moment  dans  cette  partie  du  champ  de  la  vérité. 
Foi  ou  incrédulité  !  Voilà  la  question.  Et  quiconque  lutte 
pour  la  foi  de  nos  jours,  combat  plus  efficacement  pour  la 
vérité  complète,  c'est-à-dire  le  catholicisme,  qu'en  perdant 
son  temps  à  des  disputes  avec  ceux  qui  dans  leur  foi  in- 
conséquente s'accrochent  toujours  au  reste  de  vérité  qu'ils 
possèdent  dans  le  protestantisme.  Ils  découvriront  bientôt 
leur  faiblesse,  à  présent  que  le  moment  est  venu  pour  eux, 
non  de  nous  attaquer,  mais  de  se  défendre.  Et  ce  n'est  pas 
la  peine  de  perdre  son  temps  à  le  leur  prouver.  Il  faut 
leur  tendre  nos  mains,  agir  avec  eux  comme  s'ils  nous 
appartenaient  déjà,  et  hâter  le  moment  de  notre  réunion. 
Mais,  hélas!  cela  ne  me  parait  pas  être  l'esprit  du  catholi- 
cisme de  nos  jours.  Mon  cœur  défaille  parfois,  à  ce  que  je 
lis  et  à  ce  que  j'entends,  sachant  comme  je  le  sais  qu'on 
ne  frappe  que  rarement  la  note  juste.  J'ai  peut  être  tort 
cependant  de  vous  dire  tout  cela,  et  je  vous  demande  de 
ne  pas  faire  grande  attention  à  ces  idées  qui,  pour  être 
comprises,  demandent  de  plus  longues  explications  que 
celles  qu'on  peut  donner  dans  une  lettre.  Il  vaut  mieux 
par  conséquent  ne  pas  discuter,  jusqu'à  ce  que  nous 
puissions  le  faire  de  viva  voce.  Quant  à  écrire,  comme 
vous  le  désirez,  sur  des  questions  sociales  générales,  vous 
vous  trompez  en  me  supposant  pour  cela  le  talent  néces- 
saire ou  le  pouvoir  d'y  arriver  dans  n'importe  quel  but. 
Je  dois  continuer  mon  chemin,  et  chercher  à  purifier  et  à 
réhabiliter  dans  le  roman  français  ce  mot  amour  tellement 
profané  et.  qu'on  a  rendu  impossible  à  prononcer  en 
France.  Je  veux  aussi  chercher  à  réveiller  quelque  petit 
sentiment  de  poésie  dans  mon  cher,  mais  très  prosaïque 
faubourg  Saint-Germain,  où,  à  côté  de  l'autre,  le  mot  poésie 
est  le  plus  défendu  de  tous  les  mots,  et  regardé  comme  le 
plus  dangereux  ingrédient  de  la  vie.  Et  il  me  parait  si  évi- 
dent que  le  danger  présent,  même  pour  la  meilleure  société 
française,  se  trouve  justement  dans  la  direction  opposée  ! 
Si,  d'un  autre  côté,  je  pouvais  convaincre  les  écrivains  du 


LA   PRINCESSE    WITTGENSTEIN  151 

roman  moderne  que  les  sentiments  ardents,  et  même  la 
passion,  peuvent  exister  dans  cette  région  de  pureté  et  de 
bonté  en  dehors  de  laquelle  ils  vivent  et  écrivent,  le  peu 
de  bien  dont  je  suis  capable  serait  accompli. 

Je  suis  honteuse  de  tant  parlerde  moi.  J'aurais  voulu  que 
vous  vinssiez  ici.  Nous  ne  nous  rencontrerons  plus  jamais 
dans  une  si  parfaite  solitude,  ou  nous  ne  trouverons  plus 
jamais  nulle  part  le  temps  de  discuter  toutes  ces  questions 
sur  lesquelles  vous  en  savez  beaucoup  plus  long  que    moi. 

Depuis  que  je  suis  ici,  j'ai  commencé  la  biographie  d'une 
amie  très  chère.  On  l'imprime  à  Paris  dans  le  moment,  et 
dès  qu'elle  paraîtra,  je  serai  très  heureuse  de  vous  l'en- 
voyer, si  vous  voulez  bien  me  dire  où  il  faut  vous  l'adres- 
ser. C'est  plutôt  la  description  d'un  caractère  noble  et  ori- 
ginal qu'une  histoire  intéressante.  Mais  je  l'ai  écrite  con 
aruore  et  j'espère  que  vous  la  lirez  avec  intérêt. 

Je  suppose  que  les  «  Mémoires  de  la  comtesse  de  Béarn  » 
sont  les  «  Souvenirs  de  quarante  ans  »  qu'on  a  republiés. 
Ils  sont  tout  à  fait  authentiques.  Elle  était  la  cousine  ger- 
maine de  ma  mère,  et  dans  ma  jeunesse,  je  lui  ai  bien 
souvent  entendu  faire  les  récits  les  plus  intéressants  de 
tout  ce  que  sa  mère  (la  duchesse  de  Tourzel)  et  elle-même 
avaient  souffert.  Ce  livre  est,  à  mon  avis,  très  supérieur  à 
«  Madame  de  Montagu  »  (excepté  la  scène  incomparable  de 
l'exécution  de  Mme  de  Noailles). 

Adieu,  chère  miss  Morris,  soyez  toutes  deux  certaines 
que  notre  rencontre  à  Rome  est  un  des  souvenirs  les  plus 
agréables  de  l'hiver  dernier1.  J'espère  et  je  compte  que 
nous  nous  retrouverons  encore  toutes  les  trois  dans  quel- 
ques mois. 

Depuis  mon  arrivée,  j'ai  lu  le  petit  livre  de  la  princesse 
Wittgenstein2  :  «  Simplicité  des  Colombes  et  Prudence 
des  Serpents  ».  J'en  suis  tellement  charmée  que  je  suis 
décidée  à  faire  sa  connaissance  l'hiver  prochain.  Comment 
cette  femme  a-t-elle  pu  nous  combattre  à  Mentana?  Je  ne 
le  comprends  plus  maintenant.  Je  voudrais  vous  revoir  en 
Angleterre  cette  année.  Mais  avec  mon  intention  de  re- 
tourner à  Rome  en  novembre,  je    crains   de  n'avoir  pas  le 

1.  M"  Burrowes  était  l'amie  comprise  dans  cette  phrase. 

2.  La  princesse  Caroline  Sayn  Wittgenstein,  veuve  du  prince 
Nicolas  de  Sayn  Wittgenstein. 


152  MADAME    CRAVEN    (1869) 

courage  de  sortir  d'ici.  Si  je  change  d'avis,  je  vous  le  forai 
savoir.  Dites-moi  où  je  dois  vous  écrire.  Je  vous  en  Drie 
envoyez-moi  tous  les  journaux  et  toutes  les  brochures  qui 
valent  la  peine  d'être  lus.  Ce  sera  un  véritable  acte  de  cha- 
rité, car  je  suis  tout  à  fait  seule  ici,  et  je  ne  compte  pas 
revoir  mon  cher  mari  avant  la  fin  du  mois  d'août. 


CHAPITRE  XVIII  (1869-1870) 


Dernière  visite  à  M.  de  Montalembert.  —  Ses  dernières  paroles 
à  Pauline  sur  le  concile.  —  Inquiétudes  de  Mme  Craven.  —  Sa 
crainte  des  opportunistes  et  des  partisans  de  la  définition.  —  Les 
libéraux  de  1850.  —  Soumission  de  Mme  Craven  aux  décrets  du 
Saint-Siège.  —  Mort  de  M.  de  Montalembert.  —  Interdiction 
d'un  service  funèbre  pour  le  repos  de  son  âme.  —  Mgr  Mer- 
millod.  —  Retraite  à  la  villa  Lanti,  couvent  du  Sacré-Cœur  à 
Rome.  —  Les  Pellegrini. 


Donna  Adélaïde  Capece  Minutolo  mourut  au  mois 
de  janvier  1869.  Elle  avait  été  l'une  des  amies  les  plus 
intimes  de  Mme  Craven  pendant  cette  brillante  pé- 
riode de  sa  vie  à  Naples.  Mettant  de  côté  toute  autre 
occupation,  Mme  Craven  écrivit  de  suite  «  conamore  », 
ainsi  qu'elle  l'avait  dit,  l'histoire  de  cette  femme  de 
bien. 

On  était  arrivé  à  ce  moment  où  les  catholiques  sin- 
cères attendaient  les  décisions  du  concile,  espérant 
ardemment  en  son  œuvre  de  réconciliation. 

Dans  l'automne  de  1869,  les  difficultés  pécuniaires 
de  M.  Craven  devinrent  plus  graves  que  jamais.  Dans 
cette  extrémité,  il  chercha  à  faire  revivre  le  droit  de  sa 
grand'mère  la  margravine  d'Anspach  sur  le  gouverne- 
menl  bavarois.  Après  la  campagne  d'Iéna,  les  Etats 
laissés  par  le  margrave   à  la  Prusse   passèrent  à.  la 


154  MADAME   CRAVEN    (1870) 

Bavière,  et  le  droit  tomba  sous  la  compétence  de  la 
juridiction  allemande.  Quand  M.  Augustus  Craven  le 
renouvela,  il  se  montait  presque  à  un  demi-million 
sterling.  La  continuelle  incertitude  de  savoir  jusqu'à 
quel  point  il  réussirait,  le  tint,  ainsi  que  Mme  Craven, 
dans  une  pénible  attente  pendant  plusieurs  années. 
Ce  ne  fut  pourtant  qu'en  1870  que  le  reste  de  sa 
fortune  personnelle  disparut. 

La  princesse  Marie  de  Bade,  duchesse  de  Hamilton, 
amie  dévouée  de  Mme  Craven,  l'aida  de  tout  son  pou- 
voir, et  dans  l'été  de  1869,  M.  Craven  et  sa  femme  lui 
firent  une  visite  à  Bade  en  se  rendant  à  Borne  et  en  re- 
venant de  la  Roche-en-Brény,  où  habitait  M.  de  Mon- 
talembert.  Celui-ci  était  mourant,  et  ses  dernières 
paroles  eurent  sur  Pauline  une  influence  plus  grande 
que  toutes  les  autres.  Ne  devant  plus  jamais  paraître 
en  public,  M.  de  Montalembert  exprima  le  fond  de  sa 
pensée.  Mme  Craven  le  trouva  moins  opposé  qu'avant 
à  la  réforme  italienne.  «  Je  pus  lui  dire,  »  écrivait- 
elle,  «  me  trouvant  parfaitement  d'accord  avec  lui, 
que  l'union  de  l'Eglise  et  de  la  liberté,  toujours  re- 
doutée en  Europe,  s'accomplirait  cependant  quand 
on  la  comprendrait  tout  à  fait  en  Italie.  Il  me  dit  en- 
tre autres  sur  le  concile  des  choses  qui  m'étonnèrent 
beaucoup.  » 

Inutilement  alarmée  par  les  exagérations  d'avocats 
imprudents  et  péniblement  surprise,  Mme  Craven  ar- 
riva à  Rome.  Sans  qu'elle  eût  pour  ainsi  dire  renou- 
velé d'invitations,  ses  amis  considérèrent  comme  dé- 
cidé qu'elle  reprenait  ses  réceptions  du  soir,  et  tous 
les  vendredis,  son  appartement  dans  la  Via  dei  Maro- 
niti  fut  rempli  de  presque  toutes  les  notabilités  des 
partis  politiques  et  religieux.  Au  mois  de*janvie| 
1879,  elle  écrivait:  «  Vendredi  dernier,  Monseigneur 
Mermillodet  Monseigneur  de  la  Bouillerie,  tous  deux 
du  parti  de  la  définition,  ont  rencontré  ici  l'évèque  de 
Marseille,  l'archevêque  de  Bagneux,  un   évèque  lion- 


CRAINTE   DES   PARTISANS    DE   LA   DÉFINITION        155 

grois,  Monseigneur  Haynakl,  et  le  fameux  évêque  de 
Bosnie,  l'admirable  orateur  latin,  Monseigneur  Stross- 
mayer,  qui  a  soulevé  une  telle  agitation  au  concile: 
tous  du  parti  opposé.  De  part  et  d'autre,  ils  se  sont 
élevés  dans  les  plus  hautes  régions,  car  leurs  âmes 
sont  éclairées  et  leurs  intelligences  puissantes.  » 

Elle  se  rendit  à  la  première  réunion  générale  où  le 
public  fut  admis  pour  entendre  les  décrets  du  concile. 
Elle  revint  péniblement  impressionnée  des  anathè- 
mes  nécessaires  prononcés  de  droit.  La  générosité  de 
son  caractère  et  la  fidélité  de  son  cœur  à  l'égard  de 
ses  amis  l'entraînaient  vers  les  chefs  de  la  minorité, 
bien  que  son  salon  fût,  comme  on  l'a  déjà  compris, 
fréquenté  par  toutes  les  personnalités  célèbres  de  ce 
temps. 

L'évêque  d'Orléans  était  associé  à  ses  plus  anciens 
et  à  ses  plus  chers  souvenirs,  et  on  la  voyait  tous  les 
dimanches  à  la  villa  Grazioli,  où  Monseigneur  Dupan- 
loup  recevait  ses  amis. 

La  crainte  des  opportunistes  et  des  partisans  de  la 
définition,  sa  préférence  pour  le  parti  opposé  qui  en 
était  la  conséquence,  ne  furent  après  tout  qu'une  dis- 
position passagère;  personne  n'était  plus  contraire  au 
,i;;illicanisme.  Elle  était  la  digne  élève  de  l'abbé  Ger- 
Jiet  dans  sa  soumission  aux  décisions  finales  de  Rome. 
Bien  des  circonstances,  son  séjour  en  Angleterre,  sa 
sympathie  pour  les  aspirations  italiennes,  renfor- 
cèrent la  confiance  de  Mme  Craven  dans  une  liberté 
qu'elle  considérait  plutôt  comme  un  remède  que 
comme  un  mal,  et  plus  ultramontaine  que  gallicane 
dans  ses  tendances.  Elle  fut  peut-être  encore  plus 
fidèle  que  Montalembert  à  son  rêve  d'une  théocratie 
soutenue  particulièrement  par  l'unité  italienne.  En 
cela,  le  sentiment  français  s'éleva  contre  elle,  et  elle 
se  vit  désapprouvée  par  les  conservateurs  de  chaque 
parti. 

En  1850,  elle  avait  naturellement  suivi  les  chefs  du 


156  MADAME   CRAVEN    (1870) 

parti  catholique  libéral.  Beaucoup  d'entre  eux  étaient 
des  amis  personnels,  d'un  mérite  distingué,  comme 
écrivains  et  comme  politiques.  Elle  avait  hérité  du 
respect  de  Mme  Swetchine  pour  le  Père  Lacordaire  et 
M.  de  Falloux,  tandis  que  Montalembert  resta  tou- 
jours le  «  Montai  »  du  «  Récit  ».  Il  n'est  donc  pas 
étonnant  qu'en  1870,  venant  de  quitter  Montalembert, 
elle  se  soit  inquiétée  au  début  du  concile. 

Par  tradition,  elle  inclinait  vers  les  minorités  e( 
leurs  luttes,  mais  en  même  temps,  elle  se  montrai! 
vraiment  romaine  dans  son  désir  de  voir  promulguer 
l'autorité  du  Saint-Siège. 

Comme  patricien  de  Rome,  M.  de  Montalembert 
avait  droit  à  un  service  funèbre  dans  l'église  de  l'Ara 
Cceli,  paroisse  de  la  municipalité  romaine. 

Quand  la  nouvelle  de  sa  mort  parvint  à  Rome,  per- 
sonne ne  s'imaginait  qu'on  pût  lui  refuser  cet  hon- 
neur. Une  invitation  fut  adressée  à  ceux  qu'on  sup- 
posait devoir  assister  à  la  cérémonie.  Quel  ne  fut  pas 
le  chagrin  de  ses  amis,  lorsqu'ils  trouvèrent  en  haut 
de  l'escalier  conduisant  à  ce  temple  historique,  un 
personnage  officiel,  debout  à  la  porte  de  l'église,  au- 
torisé à  déclarer,  au  grand  désappointement  de  la 
foule  rassemblée,  que  le  service  était  interdit.  On 
ignorait  sans  doute  alors  que  M.  de  Montalembert, 
préoccupé  de  ce  qu'on  lui  rapportait  et  inquiet  des 
résultats  du  concile,  avait  cependant  déclaré  en  fils 
soumis  de  l'Eglise  «  qu'il  acceptait  d'avance  tous  sed 
décrets,  quels  qu'ils  fussent».  Mais  à  peine  Ferreui 
était-elle  commise  et  connue  généralement  qu'elle 
était  réparée.  Une  messe  solennelle,  célébrée  en  pré- 
sence du  Saint-Père,  fut  offerte  pour  le  repos  de  l'àme 
de  ce  soldat  du  Christ.  L'agitation  était  grande  alors. 
Les  nerfs  et  les  caractères  étaient  surexcités  de  tous 
les  côtés;  il  n'est  pas  étonnant  que  Mme  Craven  en 
ait  souffert  plus  que  d'autres. 

«  J'ai  trouvé  dans  les  exercices  religieux  prêches 


RETRAITE   A   LA  VILLA    LANT1  157 

par  Mgr  Mermillod,  »  écrivait-elle,  «  une  consolation 
à  mes  peines  intimes.  »  L'évêque  de  Genève  avait 
donne  une  retraite  à  la  Trinité-du-Mont.  «  Pour  les 
autres  inquiétudes,  il  est  impossible  d'espérer  la  tran- 
quillité, car  l'Eglise  n'a  pas  subi  un  orage  aussi  vio- 
lent depuis  des  siècles.  Ce  tumulte  inattendu  s'esl 
élevé  de  façon  à  ce  qu'il  sorte  de  cette  lutte  un  bon 
«  al  tutto  del  nostro  accorgere  scisso  »;  comme  dit 
Dante. 

«  C'est  la  douce  saison  de  la  floraison  printaniêre.* 
J'en  jouis  extrêmement,  e-t  quand  je  suis  dehors, 
parmi  les  fleurs,  dans  ces  ravissantes  villas,  ou  con- 
templant les  vastes  et  poétiques  horizons  de  cette 
campagne  romaine  enchantée,  il  me  semble  que  j'ou- 
blie les  tourments  de  mon  existence.  » 

Les  lecteurs  qui  s'intéressent  à  la  correspondance 
le  Mme  Craven  avant  la  promulgation  des  décrets  du 
Vatican,  comprendront  mieux  ses  lettres  en  lisant 
elles  qui  suivent,  et  plus  encore,  s'ils  étudient  avec 
ittention  ce  qu'elle  dit  d'elle-même  dans  quelques 
iotes  d'une  retraite  qu'elle  suivit  à  la  villa  Lanti,  cou- 
rent du  Sacré-Cœur,  dans  le  quartier  transtévérin  de 
Rome.  Elle  s'y  retira  le  2o  mars,  réservant  ainsi  à  son 
imc  huit  jours  de  vie  spirituelle  «  au-dessus  de  ces 
,-oix  du  monde  catholique  si  agité  ».  En  repassant 
e9  années  qui  viennent  de  s'écouler,  Mme  Craven 
lit  :  «  Cette  année  semble  le  point  culminant  de  la 
ongue  épreuve  que  Dieu  a  évidemment  voulu  m'ini- 
>oser.  Cette  année,  tout  me  manque  à  la  fois.  Il  y  a 
[uelque  temps,  je  ne  savais  pas  où  je  passerais  le  reste 
le  mon  existence,  je  me  plaignais  d'aller  de  home  en 
lome  et  d'être  obligée  de  quitter  un  endroit  dès  que  je 
:ommençais  à  l'aimer.  Bientôt,  je  ne  posséderai  plus 
ucune  demeure  sur  la  terre.  » 

Versla  fin  de  la  retraite,  Mme  Craven  écrivait  :  "J'ai 
lien  considéré  les  choses  que  j'allais  perdre,  que  j'ai 
léjà  perdues  en  partie.  Mon  Dieu,  je  vous  offre  sincè- 


458  MADAME   CRAVEN    (1870) 

rement  toutes  mes  possessions  matérielles  et  ce  sen- 
timent de  pauvreté.  » 

Bien  des  circonstances  réunies  lui  causèrent  alors 
beaucoup  d'inquiétudes  et  de  chagrin.  Mais  ce  fut 
peut-être  le  moment  où  son  âme  s'éleva  le  plus  haut. 
«  J'attends  en  paix,  »  continue-t-elle  plus  loin,  «  les 
événements  tels  qu'ils  se  présentent,  sûre  qu'aucun 
mal  ne  peut  venir  de  la  main  de  Dieu.  Quant  à  l'avenir 
qui  semble  nous  menacer,  j'espère  que  Dieu  nous 
aidera,  bien  que  je  ne  voie  pas  comment.  Et  si  mes- 
prévisions  les  plus  tristes  se  réalisent,  je  lui  demande 
la  force  de  tout  supporter.  Je  vous  remercie  en  même 
temps,  mon  Dieu,  de  cette  petite  halte  dans  ma  vie 
troublée.  » 

Personne  ne  se  serait  douté  des  peines  de  Mme  Cra- 
ven,  si  elle  n'avait  vieilli  tout  à  coup  de  plusieurs 
années.  Mais  elle  passa  tout  le  temps  pascal  à  Rome, 
et  ne  prit  jamais  une  part  plus  active  que  cette  der- 
nière année  au  service  des  Peilegrini. 

L'auteur  de  ce  mémoire  fut  admis  une  fois  dans  la 
maison  où  on  les  recevait.  Les  curieux  étaient  mainte- 
nus à  distance  de  la  grande  table  sur  laquelle  le  souper 
était  posé.  Il  se  composait  principalement  de  salade  efl 
de  pain.  Celles  qu'on  servait  et  celles  qui  servaient  se 
traitaient  de  Sorella.  Mme  Craven  allait  et  venait  avec 
une  satisfaction  visible.  Elle  aimait  surtout  l'instant  où, 
venant  de  laveries  pieds  à  une  femme,  elle  s'agenouil- 
lait près  d'elle  et  se  joignait  aux  prières  d'usage.  Ea 
servant  ainsi  les  Pèlerins,  elle  sentait  en  elle-même 
«  que  ce  n'est  pas  l'amour  qui  est  surnaturel,  mais  la 
haine,  sentiment  étranger  au  cœur  humain  ». 


CHAPITRE  XIX  (1870) 


Castagneto.  —  «  Fleurange  ».  —  Prompte  obéissance  de  Mme  Craven 
aux  décrets  de  l'Eglise.  —  Guerre  de  1870.  —  Angoisses  de 
Mme  Craven.  —  Ruine  complète  de  M.  Craven.  —  Dernier  séjour 
à  Castagneto. 


M.  et  Mme  Craven  quittèrent,  Rome  bientôt  après 
Pâques.  Tout  l'hiver,  leur  salon  avait  été  le  rendez-vous 
d'une  société  d'une  distinction  unique.  Les  chefs  émi- 
nents  du  parti  catholique  étaient  venus  y  discuter  les 
questions  qui  passionnaient  alors  les  esprits.  C'était 
l'atmosphère  que  préférait  Mme  Craven.  Dans  les 
derniers  jours  d'avril,  elle  revint  à  Castagneto,  dans 
sa  chère  montagne  et  dans  cette  vallée  qu'elle  aimait 
avec  d'autant  plus  de  passion  qu'elle  savait  qu'il  fau- 
drait les  quitter  bientôt.  Comme  s'ils  avaient  le  pres- 
sentiment delà  perte  irréparable  qu'ils  allaient  faire, 
les  villageois  la  reçurent  avec  plus  d'enthousiasme  que 
jamais.  La  vallée  fut  illuminée  pour  «  i  cari  signori  », 
comme  on  les  appelait,  et  on  les  réclama  de  tous  les 
côtés. 

On  s'imaginera  aisément  que  l'invitation  contenue 
dans  la  lettre  suivante  fut  acceptée  avec  bonheur  par 
miss  0'  Connor  Morris. 


160  MADAME    CRAVEN    (1870) 

A    miss  O'Connor  Morris. 

Castasmeto,  samedi,  mai  1870. 

Que  y  2i  de  choses  avons  dire,  ma  très  chère  M  ,en  réponse 
à  votre  chère  et  si  bonne  lettre.  J'en  ai  tellement  que, je 
n'essaierai  pas.  Mais  quand  nous  nous  retrouverons,  je 
vous  ferai  comprendre  ce  que  sont  pour  moi  une  sympathie 
et  une  amitié  comme  les  vôtres.  Quand  viendrez-vous  ? 
Pourquoi  pas  lundi? 

Les  voyageurs  qui  suivent  les  itinéraires  perdent 
beaucoup  en  négligeant  les  chemins  de  traverse  :  sur- 
tout au  printemps,  quand  les  forces  vivantes  de  ce 
merveilleux  pays  s'unissent  aux  laboureurs  hàlés  par 
le  grand  soleil.  On  comprend  alors  ces  visions  païen- 
nes des  nymphes  et  des  faunes,  dans  cette  vie  qui 
éclate  partout  et  palpite  presque  visiblement,  mêlant 
en  une  sorte  d'ivresse  les  êtres  et  choses.  Le  grand 
dieu  Pan  règne  encore  dans  cette  région  tyrrhé- 
nienne  où  les  forces  de  la  nature  sont  tellement  inten- 
ses que  l'homme  se  demande  s'il  en  est  le  maître  ou 
l'esclave. 

Du  jardin  en  terrasse  de  Castagneto,  le  spectacle  était 
merveilleux.  Quand  le  soleil  descendait  derrière  les 
sommets  élevés  des  montagnes,  l'œil  pouvait  contem- 
pler dans  toute  leur  beauté  les  profondeurs  pourpres 
de  la  vallée,  et  la  lumière  du  couchant  sur  la  mer 
étincelante.  Le  soir,  dans  les  vastes  horizons  bleus,  les 
étoiles  semblaient  se  détacher  visiblement. 

Cette  année-là,  un  grand  massif  de  chrysanthèmes 
jaunes  augmentait  le  coloris  dans  la  distance.  Des 
quantités  de  mouches  phosphorescentes  esquissaient 
dans  la  nuit  les  contours  de  la  forêt. 

Le  goût  de  Mme  Craven  se  révélait  dans  tous  les 
détails  de  sa  maison.  La  simplicité  d'un  confort  bien 
entendu  régnait  dans  les  chambres  aérées  et  dans  le 
choix  de  l'ameublement.  Il  y  avait  des  livres  partout. 


CASTAGNETO  161 

M.  et  Mme  Craven  passaient  leurs  soirées  dans  la  vaste 
bibliothèque  qui  contenait  toutes  les  œuvres  françaises, 
italiennes,  allemandes  et  anglaises  les  plus  remarqua- 
bles du  siècle.  Au  premier  étage  se  trouvait  le  cabinet 
de  travail  de  Mme  Craven.  De  sa  table  placée  contre 
une  fenêtre  entourée  de  plantes  grimpantes,  l'œil 
embrassait  la  vallée,  traversée  par  la  route  de  Vietri. 
La  vue  était  encore  plus  belle  de  cette  fenêtre  que 
d'en  bas. 

M.  et  Mme  Craven,  se  trouvant  seuls,  venaient  de 
relire  leur  correspondance  de  près  de  quarante  ans 
avec   M.  de  Montalembert.  Ils  avaient  l'esprit  el  le 
cœur  remplis   de  son    souvenir  et  de  celui  de  ses 
amis.  Avant  de  se  séparer   pour  la  nuit,  on  récita 
le  chapelet,  les  litanies  de  la  Sainte  Vierge  et  d'au- 
tres prières  dans  la  chapelle,  que  je  vis  mieux  le 
lendemain  matin  à  la  messe.  Il  y  avait  au-dessus  de 
l'autel,  une  excellente  copie  de  la  Vierge  de  Foligno, 
a  côté  une  tête  de  Christ  mort  de  Ribera,  et  d'autres 
oeuvres  d'art.  Dans  ce  pieux  et  calme  sanctuaire,  l'air 
Hait  embaumé  du  parfum  des  grands  bouquets  de 
•oses  placés  sur  l'autel  ;  l'encens  de  la  nature  était 
mcore  pins  doux  après  la  messe,  et  les  nuages  légers 
mi  flottaient  sur  les  montagnes  embrasées  semblaient 
'emporter  vers  le  ciel. 
L'heure  de  la  poste  apportait  des  lettres  et  des  re- 
ues  littéraires  de  tous  les  pays.  Puis  venait  le  déjeu- 
er  à  l'anglaise,  un  peu  modifié  par  l'usage  italien,  et 
uand  nous  étions  installés  dans  la  grande  vérandah, 
i  conversation  s'engageait,  sérieuse  et  spirituelle,  sur 
;s  souvenirs  de  quarante  ans  passés  dans  le  grand 
îonde  si  brillant  de  la  jeunesse  de  Mme  Craven.  La 
iscussion  s'animait  quand  les  intérêts  de  Rome  ou  les 
reniements  politiques  du  moment  étaient  mis  en  ques- 
on.  Il  ne  se  passait  guère  de  jour  sans  qu'un  visiteur 

Ij  distinction  vînt  offrir  ses  respects  à  M.  et  à  Mme 
•aven.  Les   savants   Bénédictins  quittaient  souvent 

MADAME    CRAVEN.  11 


162  MADAME   CRAVEN    (1870) 

leur  abbaye  de  Trinità  '  pour  discuter  avec  eux  les 
nouvelles  de  Rome.  Dans  l'après-midi',  quand  sou  tra- 
vail du  matin  et  ses  lettres  étaient  terminés,  Mme  Cra- 
ven  nous  lisait  «  Fleurange  »  qu'elle  préparait  alors, 
les  lettres  de  Montalembert  ou  celles  de  Mme  Swet- 
chine.  Ces  lettres  servaient  de  textes  aux  conversa- 
lions  les  plus  intéressantes  et  les  plus  élevées.  Cer- 
taines cordes  vibraient  toujours  chez  Mme  Craven.  Ses 
yeux  brillaient  à  la  penser-  des  sacrifices  généreux  ou 
des  grandes  actions  dictés  parla  foi.  Quand  elle  par- 
lait de  ses  œuvres  et  les  discutait,  elle  ne  témoignai! 
ni  égoïsme,  ni  vanité,  ni  fausse  modestie.  Elle  aimait 
avant  tout  la  vérité  et  n'était  jamais  affectée  ni  exagé- 
rée. Lorsqu'après  une  soirée  de  remarquable  causerie, 
on  se  réunissait  pour  la  prière  en  commun  dans  la 
chapelle,  le  visage  et  l'attitude  de  Mme  Craven  révé- 
laient à  tous  qu'elle  était  en  présence  de  Dieu.  La 
lumière  était  là 

Ghe  visibile  face 
Ho  'leatore  a  quella  creatura, 
Che  solo  in  lui  vedere  ha  la  sua  pace  *  ; 

la  foi,  l'espérance  et  l'amour  se  lisaient  dans  un  re- 
gard que  personne  n'oubliait,  quand  on  l'avaii  vu 
briller  une  fois.  Les  deux  lettres  suivantes  prouvent 
avec  quelle  soumission  Mme  Craven  se  préparait  à 
obéir  aux  décrets  que  l'Eglise  allait  imposer  à  ses 
tidèles. 


1.  Depuis  le  commencement  du  huitième  siècle,  ils  étaient  reti 
dans  les  cellules  de  la  vallée  de  Cava,  dont  chacune  était  oc 
par  un  ou  deux  moines  menant  une  vie  austère  et  solitaire.  En 
1011,  l'abbaye  de  la  Très  Sainte  Trinité  l'ut  fondée  sur  remplacé] 
ment  d'une  des  cellules  connue  sous  le  nom  de  Crypta  Arsicia,  ou 
la  Grotte  Aride,  par  un  bénédictin,  saint  Alferino. 

2.  Qui  rend  le  Créateur  visible  à  toutes  les  créatures,  qui  en  voyant 
Dieu  seul  ont  la  paix. 


SOUMISSION   AUX   DÉCRETS   DE  L'ÉGLISE  163 

A  miss  O'Connor  Morris. 

Castagneto,  27  juin  1870. 

Je  ne  vous  ai  pas  remerciée  de  votre  lettre  et  de  vos  deux 
envois  pour  la.  seule  raison  que  je  désirais  beaucoup  ac- 
compagner «  Fleurange  »  dans  sa  retraite  de  Sainte-Maria 
del  Prato,  et  ne  pas  me  séparer  d'elle,  même  pour  quel- 
ques jours,  avant  de  l'avoir  vue  partir  pour  l'Allemagne, 
c'est-à-dire  jusqu'à  ce  que  j'aie  terminé  la  seconde  partie 
de  mon  histoire. 

Il  y  a  eu  dernièrement  d'étonnantes  oscillations  entre 
l'espoir  et  la  crainte.  Mais  à  présent  que  la  fête  de  saint 
Pierre  est  proche,  on  a  attendu  l'extrême  limite  au  delà 
de-laquelle  il  serait  cruel  de  proroger  le  concile.  Comment 
ceux  qui  ont  cru  fermement,  tout  ce  temps, que  la  minorité 
représentait  le  véritable  esprit  de  l'Eglise,  pouvaient-ils  espé- 
rer que  même  le  résultat  immédiat  serait  d'accord  avec 
cette  opinion?  Il  paraît  déjà  certain  que  des  mots  tels  que 
«  infaillibilité  personnelle  »,  «  séparée  »,  seront  blâmés,  et 
dans  ce  cas  je  ne  vois  pas  qu'il  soit  possible  de  proposer  à 
la  foi  des  catholiques  quelque  chose  qu'ils  ne  puissent 
accepter.  Bref,  ce  grand  point  m'agite  encore  une  fois. 
J'essaie  de  l'oublier  afin  de  me  rendre  l'obéissance  plus 
facile  quand  le  temps  en  sera  venu;  mais  il  s'impose  à  la 
pensée  en  dépit  de  soi-même.  J'ai  lu  dans  le  Pall  Mail,  la 
critique  d'un  roman  qui  se  nomme  «  La  loi  plus  haute  ». 
Cette  critique  me  prouve  que  lorsque  les  auteurs  anglais 
abandonnent  leurs  traditions  et  cessent  d'être  moraux,  ils 
deviennent  bientôt  dégoûtants  et  stupides,  ce  qui  a  l'avan- 
tage de  les  rendre  moins  dangereux  que  les  français. 

A  miss  O'Connor  Morris. 

Castagneto,  26  juillet  1870. 

Oui,  cela  a  été  un  coup  et  une  épreuve  auxquels  je  n'é- 
tais pas  préparée  parce  que  je  m'étais  persuadée  que  cette 
doctrine  était  fausse.  Sur  ce  point,  je  vois  que  je  m'étais 
'trompée.  Quand  j'examine  ce  qui  m'attachait  si  forte rr.  ?nt 
|àceux  qui  s'y  opposaient,  je  vois  que  c'est  principalement 
a  façon  odieuse  et  peu  chrétienne  dont  elle  était  défendue. 


164  MADAME  CRAVEN    (1870) 

Veuillot,  le  Tablel  et  leurs  amis  peuvent  maintenant  se 
féliciter.  Au  lieu  de  rendre  l'obéissance  facile,  ils  l'ont  ren- 
due pénible  à  bien  des  âmes  catholiques  auxquelles  il  ré- 
pugnait de  penser  comme  eux.  C'est  cependant  ce  qu'ils 
ont  fait.  Pour  nous,  nous  devons  combattre  ce  sentiment 
avec  humilité  et  simplicité  et  nous  soumettre  à  l'Eglise 
maintenant  qu'elle  s'est  fait  entendre.  A  moins  qu'elle  ne 
sanctionne  dans  la  suite  les  doutes  qui  existent  encore 
dans  certains  esprits;  quant  à  la  validité  de  ses  canons, 
nous  sommes  certainement  obligés  de  les  comprendre 
dans  notre  acte  de  foi.  Voilà  où  nous  en  sommes 
réellement.  En  admettant  comme  je  le  fais  qu'une 
foi  solide  soit  nécessaire  pour  se  soumettre  à  cette 
définition  du  privilège  accordé  à  saint  Pierre  par  les 
paroles  de  notre  Sauveur,  trouvez-vous  plus  facile  de 
croire  que  les  paroles  les  plus  solennelles  ne  signifient 
rien,  comme  le  disent  les  protestants  ?  C'est  absolument 
comme  lorsqu'ils  nous  accusent  de  donner  trop  d'impor- 
tance à  la  Sainte  Vierge.  En  supposant  que  cela  soit  vrai, 
est-on  davantage  dans  l'esprit  de  l'Evangile  en  ne  faisant 
aucun  cas  de  la  mère  bénie  de  Notre-Seigneur?  Si  donc 
nous  exagérons  dans  un  sens,  que  ce  soit  dans  celui  de  la 
foi,  de  l'amour  et  de  la  confiance.  Que  l'Eglise  fondée  sur 
Pierre  soit  la  véritable,  c'est  absolument  certain.  Obéis- 
sons-lui aveuglément  quand  elle  nous  parle  distinctement. 
Il  y  en  a,  je  le  sais,  qui  tiennent  le  Concile  pour  nul  (dans 
quelques-unes  de  ses  parties)  ;  mais  je  ne  crois  pas  que 
nous  ayons  maintenant  le  droit  de  nous  arrêter  à  cette 
pensée.  S'il  en  est  ainsi,  le  temps  et  l'Eglise  nous  le  diront. 
En  attendant,  mon  devoir  est  de  me  soumettre,  et  de  forcer 
mon  orgueil  et  mes  opinions  à  reconnaître  que  mes  anta- 
gonistes avaient  raison,  et  que  mes  amis  avaient  tort. 

Je  n'ai  encore  rien  su  de  notre  cher  évêque  depuis  qu'il 
a  quitté  Rome.  Pour  le  moment,  la  définition  elle-même 
est  oubliée  au  milieu  de  l'horrible  inquiétude  qui  s'est 
emparée  de  bien  des  esprits.  Je  ne  crois  pas  avoir  jamais 
autant  souffert  moralement  que  cette  année.  Cette  guerre 
fait  éprouver  d'inexpr  niables  angoisses  1.  Pour  la  première 
fois  de  ma  vie,  je  doute  du  succès  de  l'armée  française,  pai 

1.  Quatre  des  neveux  de  Mme  Craven  étaient  engagés  dans  la 
guerre  franco-allemande. 


ANGOISSES   CAUSÉES   PAR   LA   GUERRE  165 

la  double  raison  qu'elle  combat  pour  une  mauvaise  cause 
(c'est-à-dire  sans  cause)  et  qu'elle  combat  "un  formidable 
adversaire.  Donc,  je  ne  puis  dire  honnêtement  qu'ils  doN 
vent  être  vainqueurs,  et  pourtant  leur  défaite  m'ira  au 
cœur.  Ce  cœur  est  déchiré  en  mille  pièces.  Je  voudrais 
qu'il  n'y  eût  de  victoire  écrasante  ni  d'un  côté,  ni  de  l'autre. 
Mais  comment  espérer  cela,  quand  de  part  et  d'autre  on 
s'est  jeté  dans  la  lutte  avec  une  telle  fureur?  Il  n'y  a  qu'à 
attendre  et  à  supporter  patiemment  cette  double  incerti- 
tude. En  attendant,  nos  projets  sont  renversés.  Il  n'y  a 
plus  à  songer  à  l'Allemagne  pour  le  moment.  Nous  reste- 
rons ici  et  personne  ne  prévoit  ce  qu'on  pourra  faire  l'hi- 
ver prochain.  Je  vous  envie  d'être  tranquille  en  Angleterre, 
à  portée  des  nouvelles,  et  près  de  ceux  que  vous  désirez 
voir.  La  seule  chose  que  je  ne  regrette  pas  est  de  perdre 
la  joie  des  infaillibilistes  anglo-romains. 

Tout  bien  considéré,  je  rétracte  ce  que  je  viens  de  dire, 
et  j'aime  mieux  être  ici  entre  mon  travail  et  ma  chapelle, 
avec  «  Fleurange  »  qui  sera  terminée,  je  l'espère,  dans  un 
mois  environ. 

Il  n'y  avait  alors  aucune  chance  pour  M.  Craven 
d'obtenir  son  annuité  en  Allemagne.  L'idéal  de  Mme 
Craven  :  une  papauté  indépendante  et  souveraine  à  la 
tête  d'une  fédération,  était  détruit  par  la  prise  de 
Rome.  Ils  restèrent  à  Castagneto  d'où  Mme  Craven 
écrivit  les  lettres  suivantes  : 

A  miss  O'Connor  Morris. 

Gava  di  Terrini,  26  août  1870. 

Vous  savez  pourquoi  je  suis  restée  si  longtemps  sans  ré- 
pondre à  voire  chère  lettre,  et  vous  vous  attendez  à  ce  que 
je  ne  le  puisse  pas  encore  aujourd'hui,  toutes  mes  pensées 
étant  absorbées  par  cette  horrible  lutte.  Mais  quelles  pré- 
visions auraient  pu  me  préparer  à  l'immensité  de  ce  dé- 
sastre, et  quelles  réllexions  peuvent  m'en  consoler  !  En  met- 
tant de  côté  la  mortelle  anxiété  de  nous  tous  qui  avons  des 
amis  et  des  parents  dans  les  deux  armées,  c'est  pour  moi 
comme  une  perturbation  dans  l'ordre  ordinaire  des  choses 


166  MADAME   CRAVEN    (1870) 

que  la  France,  dans  un  temps  si  court,  ait  été  réduite  à  cet 
état  d'humiliation.  11  me  semble  impossible  que  tout  ce 
que  je  lis  soit  vrai. 

A  miss  O'Connor  Morris. 

Cava  di  Tirreni,  16  octobre  1870. 

Depuis  que  je  vous  ai  vue,  nous  avons  éprouvé  presque 
autant  de  chagrins  et  d'anxiétés  pour  nous-mêmes  que 
pour  les  malheurs  publics.  Après  le  coup  de  tonnerre  qui 
est  tombé  sur  moi  à  Rome,  le  soir  où  M.  Aubrey  de  Vere 
était  là,  il  me  semble  que  je  me  suis  trouvée  dans  un  trem- 
blement de  terre,  ou  que  j'ai  fait  naufrage.  Telles  sont 
mes  impressions  depuis  le  commencement  de  cette 
épreuve.  Dans  les  circonstances  présentes,  il  devient  pour 
moi  d'une  importance  tout  à  fait  inattendue  de  publier  ce 
que  j'écris.  L'impossibilité  d'y  arriver  en  France  mainte- 
nant est  un  nouveau  désastre  ajouté  à  tous  ceux  qui  se 
succèdent  si  rapidement  depuis  le  mois  de  mai. 

Pouvez-vous  et  voulez-vous  prendre  quelques  renseigne- 
ments sur  la  possibilité  de  publier  «  Fleurange  »  en  Angle- 
terre ?  et  pouvez-vous  me  dire  à  peu  près  quelles  condi- 
tions on  proposerait?  Vous  m'avez  fort  utilement  encou- 
ragée au  printemps.  Votre  jugement  et  votre  sincérité 
m'ont  donné  confiance  pour  continuer.  J'ai  presque  fini 
maintenant.  Mon  impression  est  que  la  troisième  et  la  qua- 
trième partie  sont  mieux  que  les  deux  premières  (que  je 
vous  ai  lues  presque  entièrement).  Je  n'ai  pas  encore  corn 
posé  mon  très  difficile  dénouement.  Mais  puisque  j'y  suis 
presque,  il  faut  que  je  l'amène  de  mon  mieux  et  que  je  me 
fie  à  la  Providence  pour  ne  pas  tout  gâter  avec  mes  dix 
dernières  pages.  Comme  il  est  essentiel  pour  moi  de  réus- 
sir, j'espère  avoir  une  bonne  inspiration  si  rien  ne  vient 
ni'interrompre  à  la  fin.  Oh!  que  je  voudrais  pouvoir  écrire 
en  anglais  !  Avec  un  peu  d'énergie  et  de  persévérance,  je 
ferais  peut-être  de  grandes  choses  dans  le  moment.  Mais, 
hélas  !  en  France,  tout  est  fini  pour  longtemps,  et  je  crois 
que  pas  un  éditeur  en  Angleterre  ne  se  souciera  de  pu- 
blier un  livre  en  français. 

Le  1er  novembre,  à  la  veille  de  quitter   Gastagneto, 


DERNIER    SÉJOUR   A  CASTAGNETO  167 

Mme  Craven  écrivait  que  sa  nouvelle  adresse  serait  à. 
Bade  chez  la  duchesse  de  Hamilton,  palais  Stéphanie. 
C'était  devenu  pour  elle  une  triste  nécessité  de  de- 
mander des  ressources  à  son  travail.  Miss  O'Connor 
Morris  lui  avail  suggéré  l'idée  d'écrire  une  histoire  de 
sa  famille  antérieure  au  «  Récit  »  et  qu'elle  pourrait 
publier  en  Angleterre,  en  attendant  le  retour  de  la  paix 
en  France.  Elle  répondit  : 

A  miss  O'Connor  Morris. 

Castagneto,  6  novembre  1870. 

Mcn  départ  a  été  retardé  de  quelques  jours,  ce  qui  m'a 
donné  le  temps  de  recevoir  votre  bonne  réponse.  Je  pense 
que  Bentley  sera  favorable  à  la  publication  de  mes  œuvres. 
(Il  le  disait  au  moins  très  gracieusement  l'année  dernière, 
quand  je  suis  allée  lui  faire  une  observation  au  sujet  du 
«  Récit  »  qu'il  avait  cité  comme  un  roman  nouveau.)  Mais 
naturellement  il  pensait  à  quelque  chose  en  anglais.  Et 
quoique  vous  puissiez  dire,  et  malgré  tout  mon  désir  d'y 
arriver  (pour  des  motifs  qui  ne  sont  pas  purement  littérai- 
res), je  sais  trop  bien  la  différence  qu'il  y  a  entre  écrire 
un  livre  ou  écrire  une  lettre,  pour  me  faire  la  plus  petite 
illusion.  Je  ne  suis  pas  capable  d'écrire  en  anglais  quelque 
chose  d'acceptable.  Et  pour  qu'un  livre  vaille  la  peine 
d'être  lu,  il  faut  qu'il  soit  cela  et  plus  encore.  En  tous  cas, 
il  me  serait  absolument  impossible  de  le  faire  pour  tout  ce 
qui  a  rapporta  la  vie  de  mon  père,  ou  à  ses  souvenirs  de 
l'émigration.  Les  lettres  et  mémoires  que  je  possède  et  que 
j'espère  faire  connaître  ne  peuvent  et  ne  doivent  pas  être 
tradui!s.  Mais  j'ai  une  belle  et  véritable  histoire  sicilienne 
que  je  voudrais  écrire  en  anglais,  si  je  pouvais,  poUr  en 
mieux  dissimuler  l'héroïne  qui  vit  encore.  Tout  cela  pré- 
sente une  insurmontable  difficulté.  L'état  présent  et  pro- 
bablement futur  de  la  France,  est  vraiment  trop  pénible, 
trop  affreux  à  considérer.  Je  voudrais  être  sûre  que  toutes 
nos  misères,  toutes  nos  humiliations  se  termineront,  même 
par  celle  qui  les  couronne  toutes  et  le  seul  genre  de  paix 
que  nous  soyons  en  droit  d'espérer. 


1GS  MADAME   CRAVEN    (1870) 

Le  9  novembre,  Mme  Craven  terminait  ainsi  une 
lettre  : 

Voici  probablement  les  dernières  lignes  que  j'écrirai  à 
Castagneto.  Je  les  écris  de  ma  fenêtre,  levant  les  yeux  de 
temps  en  temps  pour  contempler  la  beauté  du  soleil  cou- 
chant sur  la  montagne,  et  sentant  très  bien  que  je  ne  la 
reverrai  plus  jamais.  Je  suis  contente  que  vous  soyez  venue 
ici.  Je  sais  que  vous  comprendrez  entièrement  quelles  sont 
mes  impressions  dans  le  moment.  Quand  je  serai  partie, 
je  n'aurai  plus  de  home  nulle  part  pour  longtemps. 

On  croit  ces  épreuves  plus  dures  à  supporter  dans  la 
vieillesse  que  dans  la  jeunesse,  mais  je  sens  avec  recon- 
naissance qu'il  n'en  est  pas  ainsi  pour  moi,  et  que  je  tiens 
moins  que  dans  ma  jeunesse  à  tout  ce  que  j'aimais  le  plus. 


CHAPITRE  XX  (1870-1871) 


Séjour  de  Mme  Craven  à  Bade  chez  la  duchesse  de  Hamilton.  — 
Lettre  à  Lady  G.  Fullerton.  —  Mme  Craven  est  retenue  à  Bru- 
xelles par  la  Commune.  —  Inquiétudes  pour  la  France.  —  Le 
Correspondant  publie  «  Fleurange  ». 


Après  avoir'  lu  les  pages  qui  précèdent,  on  com- 
prendra facilement  quelle  fut  la  douleur  de  Mme  Cra- 
ven devant  la  ruine  complète  de  son  mari.  Elle  en 
souffrit  pour  lui  plus  que  pour  elle.  Elle  se  trouvait 
à  Rome  au  printemps,  quand  elle  reçut  cette  fatale 
nouvelle,  et  M.  Aubrey  de  Vere,  qui  était  là,  fut  témoin- 
de  son  calme  et  de  son  courage.  C'est  en  lisant  ses 
lettres  et  son  journal  qu'on  peut  voir  quelles  furent 
ses  anxiétés  ù  ce  moment  d'épreuve.  Par  un  scrupule 
d'honnêteté  exagéré  peut-être,  elle  vendit  ses  dia- 
mants, les  sacrifiant  dans  sa  précipitation  pour  le 
tiers  de  leur  valeur  (qui  était  considérable).  Mais  elle 
échappa  ainsi  à  l'humiliation  d'être  ruinée  avec  des 
dettes.  De  son  côté,  M.  Craven  fit  des  sacrifices  qui 
entraînèrent  d'énormes  pertes,  mais  qui  le  laissèrent 
libre  de  toute  obligation  personnelle.  Mme  Craven  tit 
le  voyage  de  Naples  à  Bade  en  trois  jours  par  Foggia, 
Bologne  et  le  Brenner,  laissant  son  mari  à  Florence 


170  MADAME   CRAVEN    (1871) 

pour  terminer  quelques  affaires,  mais  devant  la  re- 
joindre bientôt. 

«  Je  sens  plus  que  jamais  toutes  les  horreurs  de 
celte  lutte  prolongée,  écrivait  Mme  Graven,  depuis 
que  je  m'en  suis  rapprochée.  Ma  visite  aux  blessés 
français  de  Rastadt  les  a  renouvelées  pour  moi.  Et 
j'en  souffre  bien  plus  que  dans  ma  tranquille  retraite 
de  Castagneto.  » 

Mme  Craven  est  frappée  en  même  temps  d'un  autre 
côté  :  Boury  est  occupé  par  les  soldats  allemands. 

A  miss  O'Connor  Morris. 
Palais  Stéphanie,  Bade,  14  décembre  1*70. 

La  guerre  aura  les  plus  funestes  résultats,  car  je  n'ose 
espérer  un  succès  final.  Chaque  jour  ajoute  à  la  férocité 
des  conquérants,  et  des  deux  côtés  à  la  haine  qui  éloigne 
la  paix  et  qui  durera,  hélas!  longtemps  après  qu'elle  sera 
signée.  Je  crois  qu'il  ne  s'est  jamais  fait  autant  de  mal  en 
si  peu  de  temps.  Jamais  on  n'a  provoqué  tant  de  dangera 
et  de  colères  pour  l'avenir.  Avant  la  capitulation  de  Metz, 
j'avais  eu  le  bonheur  de  ne  perdre  aucun  de  mes  proches 
parents  et  de  mes  amis.  Maintenant  que  tout  le  monde  se 
bat  de  tous  les  côtés,  les  mauvaises  nouvelles  arrivent  vite 
et  je  redoute  la  vue  d'un  journal. 

C'est  une  consolation  pour  moi  d'être  dans  une  ville  où 
je  puis  m'a|  procher  de  prisonniers  français,  et  leur  faire 
enlendre  quelques  mots  dans  leur  propre  langue.  On  les 
traite  avec  beaucoup  de  bonté,  et  on  fait  de  grands  efforts 
pour  les  aider  ;  mais  leur  nombre,  hélas  !  est  si  grand 
que  la  Dlupart  d'entre  eux  souffrent  beaucoup. 

A  lady  Georgiana  Fullerton. 

Palais  Stéphanie.  Bade,  il  janvier  1871. 

Merci  de  votre  bonne  lettre  du  4,  chère  lady  Georgiana. 
J'ai  à  peine  le  courage  d'écrire,  même  à  vous,  au  comme:]-. 
cément  de  la  plus  triste  année  de  notre  vie. 

J'aurais  voulu  être  auprès  de  vous,  pour  que  vous  m'en- 
couragiez et  me  consoliez.  J'en  ai  bien  besoin.    Mais  je 


SÉJOUR   A   BADE  171 

crains  que  mon  voyage  en  Angleterre  ne  soit  indéfiniment 
remis.  Ici,  le  froid  est  tellement  rigoureux  qu'il  est  impos- 
sible de  songer  à  se  remuer,  surtout  quand  on  a  la  pers- 
I  ive  d'une  traversée  par  Osteude  qu'une  nécessité  ab- 
solue me  déciderait  seule  à  entreprendre.  Cette  nécessité 
n'existe  pas. 

Je  ne  sais  pas  au  juste  où  aller,  et  je  redoute  presque  de 
nie  trouver  à  la  campagne  maintenant,  au  milieu  d'une 
nombreuse  réunion.  De  plus,  la  duchesse  n'est  pas  bien  et 
trouve  impossible  de  voyager  dans  cette  saison  avec  un 
bébé.  Ma  société  lui  est  utile,  je  puis  dire  agréable.  Elle 
désire  beaucoup  que  je  reste  avec  elle  tout  le  temps  qu'elle 
passera  ici. 

Je  vois  qu'une  nouvelle  société  s'est  organisée  en  An- 
gleterre pour  secourir  les  prisonniers.  J'ai  écrit  à  Lady 
Landsdowne  dans  l'espoir  de  l'intéresser  aux  détenus  de 
i;   stadt. 

Adieu,  bonne  et  chère  amie,  priez  pour  moi,  j'en  ai 
vraiment  bien  besoin,  surtout  pour  ne  me  plaindre  de  rien, 
quelque  dure  que  soit  la  phase  actuelle  de  ma  vie.  Que 
Dieu  vous  bénisse,  chère  lady  Georgiana. 

Toujours  votre  bien  affectionnée, 
P.  de  la  F.  Craven. 

Se  trouvant  encore  à  Bade,  le  23  février  1871, 
Mme  Craven  écrivait  à  Miss  O'Gonnor  Morris  : 

Quand  vous  recevrez  ma  lettre,  la  paix  sera  probable- 
ment un  fait  accompli.  La  paix,  telle  que  nous  pouvons 
l'espérer,  telle  qu'on  l'avait  proposée  avant  ces  quatre 
mois  sanglants  pendant  lesquels  rien,  rien  n'a  été  rega- 
gné... Cependant  si  cette  formidable  épreuve  nous  a  rame- 
nés à  la  raison,  si  les  lignes  magnifiques  d'Aubrey  de 
Vere  sont  vraies  '  en  ce  qui    concerne  l'avenir  comme  le 

1.  Laugh,  thou  thatweep'st  ;orwiththy  weeping  blend 
The  glory  of  tliat  joy  which  mocks  at  pain  : 
Vain  was  thy  pride  ;  the  penance  is  not  vain  : 
Lo  !  tliis  is  the  beginning,  not  the  end  : 
Beyond  that  rain  of  fire  I  see  descend 
Armies  of  God  t'ward  yon  ensaaguiaed  plain  ; 
And  thèse  the  cross,  and  those  the  crown  sustain  : 


172  MADAME   CRAVEN    (1871) 

passé,  je  serai  réconciliée  même  avec  ce  dernier  désastre 
pendant  lequel  tant  de  sang  a  été  répandu.  Ces  lignes  ex- 
priment naturellement  mes  sentiments,  mes  espérances  et 
mes  désirs.  S'ils  se  réalisaient  !  Mais  il  y  a  encore  bien 
des  symptômes  alarmants. 

Nous  (Français),  nous  nous  abusons  encore,  nous  de- 
mandons encore  aux  autres  de  nous  abuser,  nous  trem- 
blons de  regarder  en  face  la  cause  de  nos  malheurs.  Aussi 
longtemps  que  cela  durera,  aussi  longtemps  qu'on  ne  pen- 
sera qu'à  la  haine  et  à  la  vengeance,  aussi  longtemps  que 
nous  ne  chercherons  qu'à  punir  nos  vainqueurs,  au  lieqt 
de  corriger  ce  qui  leur  a  rendu  la  conquêle  possible,  iné- 
vitable même,  je  n'oserai  pas  me  laisser  aller  à  cette  espé- 
rance bénie  que  «  c'est  le  commencement  et  non  la  fin  ». 

Les  prévisions  de  Mme  Craven  étaient  justes.  La 
Commune  approchait  et  la  retint  à  Bruxelles,  quand 
elle  se  rendait  à  Paris  pour  voir  son  éditeur  Didier. 
Elle  écrivait  : 


A  miss  O'CoNiNOR  Morris. 
29,  Chaussée  d'Haecht,  Bruxelles,  17  mai  1871. 


Vous  me  demandez  si  je  fais  partie  de  la  cour  d'Henri  V  ? 
Pas  actuellement,  car  je  ne  sais  pas  où  il  est,  bien  qu'on 
le  suppose  en  Belgique.  Mais  j'en  fais  partie  de  cœur  et 
d'âme.  Non  parce  que  j'appartiens  à  ceux  qui  n'ont  ja- 
mais servi  une  autre  cause  !  Non  !  ce  n'est  pas  du  tout  pour 
cela. 

Au  fait,  on  m'a  toujours  accusée  de  n'être  qu'une  lé- 
gitimiste tiède,  et  bien  que  mes  préférences  allassent  de  ce 


Elect  of  Pénitents,  thy  forehead  bend  ; 

Meet  thou  that  crown  in  hope  that  springs  from  love 

Once  more  true  greatness  greets  thee  from  above 

At  last,  while  far  away  the  tempests  rave, 

Forth  from  the  ashes  of  thy  pagan  boast 

Leaps  thy  new  life  !  Mid  yon  celestial  host 

Thy  Glotilde  triumphs,  and  thy  Geneviève. 


(St-Pefa''s  Chains,  by  Aubrey  de  Y  ère,  p.  28.) 
'Les  chaînas  de  saint  Pierre,  par  A.  de  VereJ 


INQUIÉTUDES   POUR   LA   FRANCE  173 

côté,  je  n'ai  jamais  eu  les  mêmes  impressions  que  les  au- 
tres à  ce  sujet.  Je  tenais  davantage  à  des  choses  différentes 
et  je  pensais  que  si  elles  étaient  arrivées,  la  France  pour- 
rait très  bien  s'arranger  d'une  autre  monarchie  que  l'an- 
cienne, et  je  le  pense  encore.  Mais  maintenant  qu'il  est 
prouvé  que  toutes  ces  expériences  n'ont  pas  réussi,  main- 
tenant que  nous  souffrons  si  terriblement  de  l'absence  de 
la  vérité  et  que  nous  sommes  si  évidemment  punis  de  no- 
tre peu  de  respect  public  et  national  pour  la  religion,  il  y 
a  quelque  chose  de  consolant  qui  réveille  l'espérance  dans 
la  déclaration  du  comte  de  Chambord.  Vous  avez  dû  la 
lire,  bien  que  le  Times  n'ait  pas  jugé  à  propos  de  la  pu- 
blier. C'est  la  première  fois  de  ma  vie  que  je  me  mets  en 
colère  contre  ce  journal.  Je  devrais  savoir  pourtant  qu'il 
peut  être  juste  et  indulgent  en  toute  occasion  (même 
quand  il  raconte  les  actes  de  la  Commune),  excepté  quand 
il  s'agit  d'un  homme  ou  d'un  parti  qu'on  suppose  désirer 
la  protection  du  Saint-Siège.  S'ils  redoutent  tant  encore  un 
roi  de  France  osant  se  nommer  Très  Chrétien,  qu'ils  se 
rappellent  les  opinions  libérales  de  la  branche  cadelte. 
Cela  calmera  leurs  craintes  et  leurs  esprits. 

J'ai  vu  ici  le  Père  Gratry.  Je  vous  parlerai  de  lui  et  de 
Dollinger  un  autre  jour.  Il  y  a  trop  à  en  dire  pour  com- 
mencer maintenant.  Je  veux  seulement  vous  confier  que  je 
suis  toujours  plus  calme  et  plus  heureuse  dans  ma  ferme 
adhésion  aux  décrets  de  l'Eglise. 

Je  suis  convaincue  que  le  Concile  donnera  d'autres  ex- 
plications, si  elles  sont  nécessaires,  quand  il  se  réunira  de 
nouveau.  Pour  ma  part,  je  n'en  demande  pas. 

A  miss  O'Connor  Morris. 

Château  de  la  Lucazièie,  1871. 

Quelques  lignes  aujourd'hui  pour  vous  faire  savoir  où  je 
suis  et  où  je  resterai  probablement  quelques  semaines. 
J'ai  quitté  Bruxelles  il  y  a  dix  jours,  et  j'en  ai  passé  huit  à 
Versailles  en  venant  ici.  Pendant  ce  temps,  j'ai  fait  deux 
visites  à  Paris  et  je  me  suis  rendu  compte  des  actes  des- 
tructeurs qui  s'y  sont  accomplis.  Ils  me  terrifient,  moins 
cependant  que  l'indifférence  et  l'apathie  avec  lesquelles 
on  parle  ici  de  ces  terribles  événements.  J'espère  que  cela 


1 74  MADAME   CRAVEN    (1871) 

vient  de  la  fatigue  et  de  l'accablement  de  tout  ce  qu'on  ;i 
subi,  mais  je  n'espère  pas  autant  qu'au  début.  J'ai  peur 
que  le  mal  ne  soit  trop  profondément  enraciné,  trop  uni- 
versel, trop  faiblement  contrebalancé.  Je  crains  qu'il  ne 
soit  trop  tard,  que  cet  horrible  châtiment  n'ait  pas  été 
compris  et  que  la  France  ne  se  relève  pas. 

Je  suis  maintenant  chez  la  vicomtesse  de  Dreux-Brézé, 
ma  nièce  préférée  (la  fille  de  mon  frère  aîné),  et  je  res- 
terai avec  elle  jusqu'au  4  juillet. 

Avec  le  même  découragement,  Mme  Graven  écri- 
vait à  M.  Monsell: 


Château  de  la  Chereperrine,  14  juillet  1871. 

Notre  cher  comte  de  Chambord  a  mis  fin  à  ses  espéran- 
ces et  à  celles  du  parti  monarchiste  par  un  acte  qu'on 
juge  noble  et  qui,  en  réalité,  n'est  qu'injuste.  Il  n'est  pas 
vrai  que  sa  dignité  l'empêchât  d'accepter  les  couleurs  de 
la  France,  ou  que  le  devoir  de  la  France  fût  d'accepter  les 
siennes.  C'est  une  faute,  et  une  faute  alarmante  révélant 
la  vieille  disposition  de  sa  race  à  dire  :  «  L'Etat,  c'est 
moi!  »  Il  déteste  le  drapeau  qui  flottait  au-dessus  de  l'é- 
chafaud  de  Louis  XVI.  C'est  parfaitement  naturel.  Mais 
cependant  plusieurs  ont  combattu  sous  ce  drapeau  et  l'ont 
rendu  glorieux;  plusieurs  dont  les  parents  avaient  souf- 
fert avec  et  pour  le  sien.  II  aurait  pu  se  montrer  aussi 
généreusement  français  avant  tout  que  ses  plus  dévoués 
partisans,  parmi  lesquels  les  vieux  amis  fidèles  souffrent, 
tandis  que  les  jeunes    sont  indignés  et  révoltés. 

Pendant  ce  temps,  le  Correspondant  acceptait  «  Fleu- 
range  »  avec  empressement.  L'accueil  fait  à  cette 
œuvre  clans  les  conditions  où  se  trouvait  alors  la  litté- 
rature française  fut  un  succès  pour  son  auteur.  Non 
seulement  «  Fleurange  »  fut  appréciée  par  les  fidèles 
du  roman  idéal,  mais  couronnée  par  l'Académie. 

Au  moment  où  Mme  Craven  songeait  à  faire  tra- 
duire le  livre  en  anglais,  elle  écrit  :  «  Voici  une  lettre 


PUBLICATION  DE    «   FLEURANGE   »  17Ï 

du  Père  Hecker1,  de  New-York,  m'annonçant  son  in- 
tention de  le  publier  dans  le  Catholic  World,  et  après 
cela  en  deux  volumes,  ce  qui  met  fin  à  toute  autre 
tentative  de  traduction.  » 


1.  Mme  Craven  avait  fait  la  connaissance  à  Rome,  l'année  précé- 
dente, du  Révérend  Isaac  Hecker,  qui  avait  accompagné  au  con- 
cile l'évêque  de  Baltimore,  comme  théologien.  Dans  sa  jeunesse, 
avant  de  devenir  catholique,  il  faisait  partie  de  la  communauté 
Emersonienne  de  Brook  Farm.  Sa  conversion  suivit  bientôt  après 
et  il  fonda  la  congrégation  Pauliste  en  1852  :  «  Un  nouvel  ordre,  » 
jlisait-il,  «  pour  un  temps  nouveau.  »  Il  voulait  réconcilier  la 
Bberté  et  l'intelligence  pour  tendre  à  la  perfection  personnelle, 
mais  de  façon  à  maintenir  l'indépendance  des  caractères.  La  note 
américaine  devait  s'ajouter  à  l'harmonie  de  l'Eglise.  «  Le  besoin  de 
ce  siècle,  »  disait-il,  citant  Ozanam,  «  est  une  croisade  et  une  propa- 
gande intellectuelles.  Nous  devons,  »  croyait-il,  «  ouvrir  un  che- 
min par  lequel  le  rationalisme  sera  conduit  au  baptême.  »  Il  n'é- 
prouva pas  moins  de  chagrin  que  de  surprise  devant  l'indifférence 
des  catholiques,  quand  on  leur  demandait  de  se  préoccuper  de  ces 
questions  qui,  lout  en  étant  des  hérésies  mortes,  pouvaient  faire 
plus  de  mal  que  des  antechrist  vivants. 

Il  regardait  le  concile  du  Vatican  comme  une  ère  d'expansion, 
considérant  que  les  controverses  de  Luther,  Knox  et  Calvin 
étaient  terminées,  et  que  la  liberté  individuelle  sous  une  autorité 
reconnue  serait  le  nouveau  motif  d'une  renaissance  catholique, 
dont  la  base  était  posée  par  Pie  IX,  et  l'édifice  continué  par 
Léon  XIII. 

«  On  laisse  trop  peu  maintenant,  »  pensait  le  Père  Hecker,  «  à  l'in- 
dividu ;  et  le  convenu  et  le  stéréotypé  régnent  presque  sans  con- 
trôle, car  le  but  pratique  de  toute  religion  vraie  est  de  mettre 
chaque  âme  sous  la  direction  immédiate  du  Saint-Esprit.  » 

La  santé  du  Père  Hecker  s'altéra.  Il  devint  sujet  à  des  crises 
d'angine  de  poitrine,  et  ses  dernières  années  furent  des  années  de 
souffrance  noblement  supportées.  Il  mourut  en  1888.  —  On  ne 
peut  s'étonner  de  l'amitié  et  de  l'admiration  que  Mme  Craven 
éprouvait  pour  lui. 


CHAPITRE  XXI  (1872) 


Voyage  en  Belgique  et  à  Sigmaringen. —  Succès  de  «  Fleurangc  » 
—  Séjour  à  Paris.  —  Désir  de  revoir  l'Angleterre.  —  Mort 
de  M.  Cocliin.  —  Voyage  en  Angleterre.  —  Holland-House.  — 
Miss  Mary  Fox. 


Après  avoir  fait  quelques  visites  en  Belgique,  et 
passé  quinze  jours  chez  le  comte  et  la  comtesse  de 
Flandre,  M.  et  Mme  Craven  se  rendirent  à  Sigmarin- 
gen, berceau  de  la  famille  des  Hohenzollern,  dont  les 
hôtes  princiers  étaient  leurs  excellents  amis,  des  amis 
capables  et  désireux  de  seconder  la  grande-duchesse 
Stéphanie  de  Bade  dans  les  démarches  nécessaires 
pour  assurer  le  paiement  du  droit  de  la  margravine 
d'Anspach.  Dans  une  de  ses  lettres,  Mme  Craven  dit 
que  leurs  hôtes  de  Sigmaringen  veulent  qu'elle  reste 
avec  son  mari  pour  le  Christkindchen.  Il  est  plus  que 
probable  que  le  prince  Ferdinand,  alors  âgé  de  cinq 
ans,  était  de  cette  intime  et  heureuse  réunion,  dans 
ce  merveilleux  Schloss,  où  l'on  célébrait  la  millième 
année  de  l'existence  de  sa  famille.  Le  Schloss  s'élève 
au-dessus  de  la  ville,  entourée  presque  de  tous  côtés 
par  les  sinueux  détours  du  Danube.  Situé  sur  les 
hautes  terres  de  Souabe,  c'était  une  demeure  digne 
des  princes  de  cette  vieille  race,  et  dans  laquelle  on 


SUCCÈS  DE  «  FLEURANGE  »  177 

avait  ajouté  aux  splendeurs  du  passé  tout  le  luxe  et 
toute  l'élégance  de  l'hospitalité  moderne. 

A  miss  O'Gonnor  Morris. 

Paris,  13  février  IbtZ. 

Bien  que  la  quatrième  édition  de  «  Fleurange  »  (dont 
je  vous  envoie  aujourd'hui  un  exemplaire)  vienne  de 
paraître,  peu  de  journaux  en  ont  encore  parlé.  Je  vous 
en  voie  donc  ce  que  j'estime  beaucoup  plus  que  n'im- 
porte quel  éloge  imprimé  de  mon  livre,  deux  lettres  de 
M.  Foisset  *,  un  de  nos  puristes  et  de  nos  meilleurs  criti- 
ques. Montalembert  disait  toujours  qu'il  n'était  sûr  d'avoir 
écrit  quelque  chose  de  bien  que  lorsque  Koisset  l'avait 
dit.  Et  il  n'a  jamais  publié  un  ouvrage  de  quelque  va- 
leur sans  qu'il  ait  été  revu  par  lui.  Son  opinion  était  donc 
pour  moi  de  la  plus  haute  importance.  L'ami  auquel  il  a 
écrit  la  première  lettre  me  l'envoie  pour  la  copier  et  no- 
ter les  corrections.  Tout  en  m'accusant  de  quelque  vanité 
en  vous  envoyant  les  compliments  que  j'ai  reçus,  je  joins 
cette  copie  à  l'autre  lettre  écrite  par  Foisset  après  la  lec- 
ture de  «  Fleurange  ».  A  propos,  si  vous  lisez  toute  la 
lettre  datée  de  la  Roche-en-Brény,  ce  qu'il  dit  des  papiers 
de  Montalembert  vous  intéressera.  Il  les  classe  pour  com- 
mencer sur  lui  une  première  publication.  Je  vous  envoie 
aussi  une  lettre  de  M.  Léopold  de  Gaillard,  le  rédacteur 
en  chef  du  Correspondant,  et  enfin  une  lettre  de  mon  beau- 
frère,  M.  deMun,  qui  est  un  homme  intelligent  et  un  bon 
juge  dans  les  questions  littéraires,  pas  trop  indulgent  en 
général. 

On  nous  prédit  de  grands  événements  dans  le  monde 
politique  ;  de  grands  efforts  monarchiques  pour  mener  à 
bien  la  seule  combinaison  capable  de  contrecarrer  le 
mouvement  impérialiste.  Mais  l'esprit  de  parti  est,  je  le 
crains,  plus  fort  que  le  patriotisme,  et  je  n'ose  espérer  un 
résultat.  Tout  me  parait  plus  sombre  et  plus  incertain  que 
jamais. 

1.  M.  Foisset,  conseiller  honoraire  à  la  Cour  de  Dijon,  était  i'ami 
et  le  camarade  de  M.  de  Montalembert  dans  son  action  politique. 
Auteur  de  la  «  vie  de  Lacordaire  ». 


MADAME   CRAVEN. 


12 


178  MADAME   CRAVEN    (1872) 

Au  mois  de  février,  Miss  O'Connor  Morris  se  trou- 
vant à  Paris,  vit  beaucoup  Mme  Craven,  qui  habitait 
avec  son  mari,  rue  de  Chaillot,  un  appartement  que 
M.  de  Mun  leur  avait  prêté.  Mme  Craven  paraissait 
vieillie  et  plus  triste,  mais  ses  manières  avaient  tou- 
jours la  même  gracieuse  amabilité.  Elle  s'intéressait 
profondément,  comme  parle  passé,  à  ses  amis  et  à  tout 
ce  qui  les  concernait.  Toujours  confiante  dans  la  Pro- 
vidence, mais  ne  se  fiant  pas  beaucoup  à  ses  agents  vi- 
sibles, Mme  Craven  suivait  avec  intérêt  le  réveil  reli- 
gieux du  moment.  On  rechercha  son  nom  comme  dame 
patronnesse  des  œuvres  de  charité  répandues  dans 
Paris  à  un  degré  dont  on  se  rend  rarement  compte  en 
Angleterre,  dans  le  jugement  qu"on  porte  sur  la  ville 
des  Lumières.  Bien  qu'elle  détestât  et  craignit  même 
les  foules,  elle  conduisit  Miss  O'Connor  Morris  à  une 
réunion  de  l'œuvre  du  «  Patronage  »,  où  des  sœurs 
de  Charité,  des  dames  âgées,  des  jeunes  femmes 
et  des  jeunes  filles  écoutaient  attentivement  le  rap- 
port du  comte  de  Melun  sur  le  bien  accompli  pen- 
dant la  Commune.  Elles  s'agenouillèrent  aussi  sur 
les  tombes  des  cinq  otages  de  la  rue  de  Sèvres. 
L'expression  et  l'attitude  de  Mme  Craven  témoi- 
gnaient de  sa  foi  et  de  ses  pensées  d'espérance  et 
de  pardon.  Elle  annonçait  quelque  temps  après, 
dans  une  lettre  datée  du  4  mars  1871,  sa  prochaine 
arrivée  en  Angleterre  :  «  Ma  chère  vieille  amie,  Lady 
Cowper,  m'écrit  dernièrement  sur  le  passé  et  les 
anciens  amis  d'une  façon  qui  ajoute  à  mon  désir  de. 
passer  au  moins  quelques  semaines  avec  eux  au 
printemps.  A  ce  moment-là,  il  y  aura  quelque  chose 
de  plus  défini  dans  notre  atmosphère  troublée,  et 
nous  saurons  si  la  Providence  nous  permet  de  nous 
installer  une  bonne  fois  à  Paris.  Les  pèlerins  d'An- 
vers sont  revenus.  M.  le  comte  de  Chambord  a  été 
encore  plus  loin,  et  ses  cousins  se  tiennent  plus  que 
jamais  sur  la  réserve.  L'espoir  s'est  évanoui  encore 


MORT  DE  M.   COCHIN  179 

'une  fois.  Malgré  tout  cela,  Paris  est  ensoleillé  et  aussi 
brillant  que  si  rien  n'était  arrivé  et  ne  nous  menaçait.  » 

À  miss  O'Connor  Morris. 

Paris,  30  mars  1872. 

Ce  dernier  mois  a  été  des  plus  tristes,  et  je  suis  sûre 
que  vous  avez  pensé  à  nous  en  apprenant  la  fin  de  toutes 
[nos  espérances  pour  la  guérison  de  M.  Cochin.  Mes  in- 
quiétudes à  Versailles,  ce  jour-là,  étaient  fondées.  Sa 
sainte  mort  a  été  digne  de  sa  vie  qu'on  appréciera  tout  à 
fait  quand  on  la  connaîtra  complètement.  Son  foyer  était 
le  centre  de  la  piété,  de  l'intelligence  et  de  la  bonté.  Son 
admirable  femme  supporte  ce  coup  terrible  avec  un  cou- 
rage simple  et  une  soumission  absolue  qui  prouvent  mieux 
(jue  toutes  les  paroles  sous  quelle  influence  elle  a  vécu  pen- 
dant ces  longues  et  heureuses  années,  et  vit  encore. 

Ces  deux  âmes  n'ont  pas  été  séparées.  Je  dis  ces  longues 
et  heureuses  années,  car  elle  est  restée  mariée  vingt-trois 
ans,  et  pour  cette  vie,  c'est  un  long  temps  de  bonheur 
complet.  Mais  quand  on  se  dit  qu'il  n'avait  que  quarante- 
huit  ans,  on  se  demande  quel  décret  mystérieux  a  fauché 
cette  existence  dans  un  pareil  moment.  Pour  nous,  sa 
perte  est  irréparable.  Que  deviendra  la  France,  si,  l'un 
après  l'autre,  ceux  qui  lui  sont  le   plus  utiles  lui  sont 


Mme  Graven  avait  trouvé  à  Londres  Mme  de  Monta- 
lembert  qui  se  rendait  à  Windsor  pour  s'entendre  avec 
Mrs  Oliphant  au  sujet  de  la  vie  de  M.  de  Montalem- 
bert,  écrite  pour  la  première  fois,  c'est  étrange  à  dire, 
par  une  Ecossaise  et  une  protestante. 

M.  Monsell  prit  un  vif  intérêt  au  choix  des  lettres  et 
des  matériaux  qui  devaient  servir  à  cette  œuvre.  Il 
avait  été  l'ami  de  M.  de  Montalembert.  A  ce  sujet, 
Mme  Craven  écrit: 

A  M.  Monsell. 

Hampton-Court,  22  mai  1872. 

Ayant  eu  trois  jours  de  tranquillité  depuis  que  je  suis 


180  MADAME   CRAVEN    (1872) 

ici,  j'ai  lu  avec  attention  toutes  ces  lettres  si  intéressantes. 
Dans  celles  qui  vous  sont  adressées,  j'ai  marqué  au  crayon, 
sans  aucun  scrupule,  les  passages  qui  doivent  être  suppri- 
més si  ces  lettres  sont  publiées,  bien  que  ces  passages 
soient  naturellement  les  plus  intéressants.  Pour  celles  à 
Lord  Dunraven,  j'ai  seulement  marqué  d'une  croix  rouge 
ceux  qui  me  paraissent  particulièrement  amusants  et 
attachants. 

Les  questions  religieuses  en  Allemagne  semblent  pren- 
dre une  tournure  sérieuse.  Pour  ceux  qui  craignaient  tout 
le  mal  qui  arrive  maintenant,  il  est  pénible  de  le  subir 
sans  avoir  la  chance  de  vivre  assez  pour  le  voir  réparer. 

Dans  une  autre  lettre  à  M.  Monsell,  Mme  Craven 
dit: 

Je  vous  retourne  cette  lettre  avec  mille  remerciements. 
J'espère  en  causer  bientôt  avec  vous  (et  aussi  de  beaucoup 
d'autres  choses),  car  je  pense  prolonger  mon  séjour  en 
Angleterre.  Auguste  viendra  peut-être  me  rejoindre  pour 
passer  aver  moi  une  quinzaine  de  jours  à  Holland-House. 
Ce  n'est  pas  tout  à  fait  Londres,  mais  c'est  assez  près  pour 
nous  permeltre  de  voir  un  peu  plus  nos  amis.  Ce  que 
je  veux  surtout  vous  dire  aujourd'hui,  c'est  qu'Anna  de 
Montalembert  et  Madeleine  '  arrivent  pour  voir  Mr5  Oli- 
phant. 

N'avez-vous  pas  un  mot  de  consolation  à  me  dire  au 
sujet  de  l'élection  de  Galway  2  ?  Est-il  possible  de  ne  pas 
comprendre  quelle  injure  un  pareil  scandale  inllige  à  l'Eglise 
catholique?  Si  ce  sont  là  les  résultats  de  cette  foi  renforcée 
par  la  persécution,  ils  n'augmentent  pas  monpeud'enthou- 
siasme  pour  le  réveil  que  nous  fait  espérer  en  Allemagne 
l'attitude  de  Bismark.  J'aurais  autant  aimé  qu'on  ne  l'eût 
pas  provoqué  et  que  les  catholiques  allemands  eussent  sini- 

1.  Maintenant  comtesse  de  Grùnne,  fille  de  M.  de  Montalem- 
bert. c 

2.  La  récente  élection  de  Galway,  dans  laquelle  l'évoque  et  les 
prêtres  du  comté  de  Connaught  avaient  soutenu  pour  la  première 
fois  une  lutte  politique  avec  les  grands  propriétaires,  bien  qu'ils 
fussent  eux-mêmes,  pour  la  plupart,  de  la  vieille  foi,  troubla  quel- 
que peu  les  catholiques  romains  plus  cosmopolites. 


VOYAGE   EN    ANGLETERRE, HOLLAND  HOUSE  181 

plement  insisté  pour  étendre  aux  autres  parties  de  l'Alle- 
magne la  liberté  entière  que  possède  l'Eglise  en  Prusse 
depuis  1849. 

Après  une  visite  à  M.  Frederick  Leveson  Gower  à 
Holmbury,  près  de  Dorking,  Mme  Craven  se  rendit  à 
Tunbridge  Wells,  puis  à  Holland-House.  Elle  et  son 
mari  avaient  vécu  dans  une  si  constante  intimité  à 
Naples  avecLady  Holland,  qu'ils  retrouvèrent  chez  elle 
bien  des  membres  de  la  société  de  Chiatamone,  et 
beaucoup  d'autres  amis  étrangers  arrivant  à  Londres. 

A  miss  0'  Connor  Morris. 

Holland-House,  20  juin  1872. 

Vous  me  demandez  sans  doute  pourquoi  je  ne  vous  ai 
pas  encore  écrit.  Maintenant,  je  suis  toujours  étourdie 
quand  j'arrive  quelque  part,  et  incapable  de  quoi  que  ce 
soit.  Et  cependant  (pour  rendre  justice  à  Holland-House), 
je  ne  connais  pas  un  endroit  où  l'on  ait  une  plus  libre  dis- 
position de  son  temps  (si  l'on  met  un  peu  de  fermeté'  à  s'en 
emparer). 

J'ai  lu  avec  attention  et  beaucoup  de  plaisir  le  livre  de 
votre  jeune  amie  *.  Quelle  belle  intelligence  et  quelle  éton- 
nante élévation  de  pensées  chez  une  jeune  fille  de  cet  âge  ! 
Mais  quelle  étrange  habitude  ont  les  protestants  à  l'égard 
de  la  Sainte  Vierge  !  Il  y  a  un  chapitre,  très  beau,  sur  le  mi- 
nistère des  Anges,  et  dans  lequel  sont  rappelées  toutes  les 
apparitions  de  l'ancien  et  du  nouveau  Testament.  Chaque 
apparition,  excepté  une,  et  laquelle  "?  l'apparition  de  l'ange 
Gabriel  à  la  Vierge,  ni  plus  ni  moins,  s'il  vous  plaît.  Et 
cette  légère  omission  se  trouve  dans  une  page  où  le  minis- 
tère de  la  femme  sur  la  terre  est  comparé  à  celui  des 
Anges.  Et  on  ne  parle  pas  de  cette  femme,  ni  de  cet  ange, 
ni  du  jour  de  l'apparition,  ni  de  la  raison  pour  laquelle  elle 
a  eu  lieu. 

J'ai  vu  M.  Monsell  et  j'ai  découvert  qu'il  désapprouve 
l'accusation  du  juge  Keogh  autant  que  voire  jeune  pasleur. 

1.  Rose  La  Touche,  seconde  fille  de  John  La  Touche,  de  Harris- 
town,  Irlande. 


182  MADAME   CRAVEN    (1872) 

Pourtant,  il  est  indigné  comme  nous  de  la  conduite  du 
clergé  dans  cette  élection,  de  sorte  que  je  ne  comprenais 
pas  d'abord  ce  qu'il  voulait  dire,  et  pourquoi  cette  outra- 
geante conduite  ne  devait  pas  être  dénoncée.  Il  dit  que  la 
violence  de  cette  accusation  a  fait  passer  de  l'autre  côté 
ceux  qui  s'étaient  tenus  à  l'e'cart  de  ces  fous. 

De  cette  façon  tout  le  monde  a  tort,  et  c'est  la  seule  con- 
solation que  j'ai  tirée  de  lui. 

Vous  vous  souvenez  que  vous  avez  promis  de  venir  me 
voir  ici.  Si  Mary  Fox  est  là,  elle  vous  conduira  partout. 
C'est  le  meilleur  cicérone  du  monde  *.  Si  elle  est  occupée 
(ce  qui  est  probable  maintenant),  il  faudra  vous  contenter 
de  ma  société  et  de  mes  très  imparfaites  explications  et 
connaissances  des  richesses  littéraires  et  artistiques  de 
cette  maison. 

Le  jeune  prince  Lichtenstein  (le  futur)  est  charmant, 
aimable,  intelligent  et  très  épris  de  Mary.  Les  diamants, 
les  perles,  les  émeraudespleuvent  littéralement  sur  elle,  et 
je  n'ai  jamais  rien  vu  qui  égalât  la  splendeur  de  tous  ces 
bijoux, excepté  dans  des  occasions  royales.  Sa  destinée  est 
singulière.  Rien  ne  semble  se  passer  pour  elle  comme  pour 
les  autres.  On  l'a  plus  admirée  que  personne,  et  pourtant, 
elle  n'est  pas  du  tout  jolie  (on  pourrait  même  la  trouver 
tout  le  contraire),  mais  c'est  la  jeune  fille  la  plus  sédui- 
sante, la  plus  intelligente  qu'il  soit  possible,  à  laquelle  je 
souhaite  toutes  sortes  de  bonheurs,  et  dont  l'avenir  semble 
promettre,  pour  le  moment,  la  réalisation  complète  de  ce 
désir. 

1.  Miss  Mary  Fox,  née  de  parents  français,  fut  adoptée  par  Lord 
et  Lady  Holland  au  mois  d'avril  1851.  Depuis  l'âge  de  deux  ans  et 
demi,  elle  vécut  chez  eux  et  fut  traitée  avec  la  même  considération 
que  si  elle  eût  été  leur  propre  fille.  Elle  épousa,  au  mois  de  juillet 
1872,  le  prince  Louis  Lichtenstein. 


CHAPITRE  XXII  (1872-1873) 


L'agnosticisme.  —  Retour  en  France.  —  Publication  de  la  Vie  de 
Montalembert  par  M"  Oliphant.  —  Jugement  de  Mme  Graven. 
—  Monabri.  —  M.  Oxenham  et  le  Saturday.  —  Séjour  à 
Maiehe. —  Retour  à  Paris.  —  Fondation  des  cercles  catholiques. 


A  miss   O'Connor  Morris. 
Norman  Tower  Windsor-Castle,  7  juillet  1872. 

Je  ne  vous  dis  rien  du  mariage  de  miss  Fox,  tous  les 
journaux  ont  donné  d'abondants  détails  sur  cet  événement 
très  extraordinaire  (toutes  choses  considérées).  Et,  naturel- 
lement, les  choses  très  extraordinaires  ne  se  racontent  pas. 
Mardi  dernier,  à  Londres,  nous  avons  entrevu  le  jeune  cou- 
ple se  rendant  en  Ecosse  (après  avoir  passé  quelques  jours 
a  St-Anne's  Hill).  Ils  sont  maintenant  à  Duniobin  Castle 
que  le  duc  de  Sutherland  leur  a  prêté  pour  finir  leur  lune 
de  miel.  Ce  même  mardi,  je  suis  arrivée  ici  avec  Mrs  H. 
Ponsonby^une  chère  vieille  jeune  amie,  et  je  pense  partir 
pour  Paris  samedi  prochain.  Mais  il  est  difficile  de  dire  si 
nous  nous  déciderons  à  nous  arracher  d'ici,  même  alors. 
Nous  songeons  de  plus  en  plus  à  nous  établir  en  Angleterre 
vers  le  mois  d'octobre,  si  nous  le  pouvons.  J'éprouve  un 
intérêt  toujours  croissant  dans  ce  que  je  vois  et  entends. 

1.  Maintenant  l'honorable  Lady  Ponsonby.  Encore    miss  B 
et  très  jeune,  elle  avait  joué  avec  Mme  Craven  dans  «  Don  César 
de  Bazan  »,  où  M.  Craven  tenait  le  premier  rôle. 


184  MADAME    CRAVEN    (1872) 

Si  j'étais  installée  ici  une  fois  pour  toutes,  entourée  de  mes 
livres,  je  crois  que  je  ferais  quelque  chose.  Je  retrouve 
beaucoup  cet  esprit  que  vous  avez  été  la  première  à  me 
révéler  Je  suis  étonnée  et  pétrifiée,  mais  aussi  grandement 
intéressée.  Le  protestantisme  est  si  entièrement  impuis- 
sant, que  cette  forme  de  l'erreur  esta  mon  avis  la  manifes- 
tation de  la  vérité  qu'on  appelle.  J'ai  beaucoup  à  dire  là- 
dessus,  beaucoup  plus  que  n'en  pourrait  contenir  une 
lettre.  J'attendrai  donc  le  moment,  prochain,  j'espère,  où 
nous  pourrons  causer. 

Mme  Craven  ne  pensait  pas  trouver  en  Angleterre 
cet  esprit  qu'elle  appelle  une  «  forme  de  l'erreur  », 
bien  que  les  Français  fussent  habitués  à  ses  manifes- 
tations depuis  plus  d'un  siècle.  11  a  toujours  existé 
cependant  chez  les  compatriotes  de  Hobbes  et  de  Lord 
Hubert  de  Cherbury.  «  L'agnosticisme  »,  comme  on 
l'appelait  alors,  n'était  cependant  pas  aussi  répandu 
dans  la  société  anglaise  que  trente  ans  auparavant.  La 
lettre  suivante  est  datée  d'un  charmant  appartement 
qu'elle  occupa  quelque  temps  après  son  retour  à  Paris. 

A  miss  O'Gonnor  Morris. 

Paris,  le  15  août  1872. 

Votre  lettre  de  Bade  m'est  revenue  ici,  après  avoir  été 
envoyée  à  Lumiguy  que  j'ai  quitté  plus  tôt  que  je  ne  pen- 
sais pour  venir  à  la  rencontre  d'une  ancienne  et  chère 
amie,  la  duchesse  Ravaschieri,  dont  vous  m'avez  certaine- 
ment entendue  parler.  Le  6,  nous  sommes  allées  ensemble 
à  la  séance  de  l'Académie  où  «  Fleurauge  »  a  été  cou- 
ronnée, comme  on  dit  (et  alors  on  explique  que  le  prix  est 
une  médaille  d'or).  En  réalité,  c'est  une  somme  d'argent 
que  je  n'ai  pas  été  fâchée  de  recevoir.  Je  suis  satisfaite 
aussi  de  la  raison  pour  laquelle  je  l'ai  reçue.  Vous  en  se- 
rez contente  de  môme,  j'en  suis  sûre,  vous  qui  avez  été  la 
première  amie  de  «  Fleurange  ». 

Je  trouve  que  lorsque  nous  écrivons  quoi  que  ce  soit  (et 
je  dis  cela  pour  vous  aussi  bien  que  pour  moi),  il  faut 
toujours    dans    l'intérieur    de   notre   sujet     (si  je    puis 


VIE   DE   MONTALEMBERT    PAR    Mls    OLIPHANT  185 

m'exprimer  ainsi)  quelque  chose  qui  soit  comme  l'âme  de 
la  forme  que  nous  décrivons.  Si  j'avais  le  temps  d'expli- 
quer mon  idée,  je  suppose  qu'elle  serait  exactement  le 
contraire  du  réalisme.  Je  laisse  à  votre  intelligence  de  me 
comprendre,  car  je  suis  réellement  très  pressée  aujour^ 
d'hui. 

A  miss  O'Connor  Morris. 

Paris. 

C'est  bien  bon  à  vous  de  vous  excuser  de  ne  pas  écrire 
quand  moi-même  je  me  sens  si  coupable.  Je  ne  vous  ai  pas 
encore  remerciée  du  Spectator,  dans  lequel  j'ai  trouve' 
plus  d'un  article  intéressant  en  outre  de  celui  qui  concerne 
«  Fleurange  ».  Cet  article  m'a  étonnée  par  ce  qu'il  blâme 
et  ce  qu'il  loue.  Et  cependant  l'ensemble  est  très  flat- 
teur. Et  puis  le  Salurday  avec  l'article  sur  Montalem- 
bert  et  enfin  le  vôtre  dans  votre  journal1.  Il  m'a  beau- 
coup amusée.  11  s'applique  malheureusement  autant  à  nos 
manières  qu'aux  vôtres,  et  je  ne  vois  pas  d'où  viendra  le  re- 
mède.Quel  dommage  que  toutes  ces  charmantes  vieilles  ma- 
nières françaises  disparaissent  si  complètement!  Quel  dom- 
mage pour  la  France  et  pour  le  monde  entier  !  Car  cette 
influence  nous  appartient  certainement.  C'est  fini  cepen- 
dant Nous  parlons  argot  comme  nous  avons  passé  des  sa- 
luts  profonds  à  la  poignée  de  main  distribuée  indistincte- 
ment, et  sur  laquelle,  à  propos,  je  crois  avoir  remarqué 
dans  votre  article  une  petite  tendance  vers  l'Urquhartisme 
allant  plus  loin  que  mon  objection.  Sous  tous  les  autres 
rapports,  que  dire  ?  si  ce  n'est  que  vous  êtes  plaisamment 
dans  la  vérité. 

J'avais  commencé  mon  propre  article2  sans  nulle  inten- 
tion de  protéger  Mrs  Oliphant.  Mon  opinion  est  faite  depuis 
longtemps.  Ce  livre  est  excellent!  La  meilleure  manière  de 
le  prouver  était,  comme  je  l'ai  fait,  de  le  parcourir  en  tra- 
duisant plusieurs  passages,  avec  ce  grand  avantage  (de 
mon  côté)  de  donner  dans  leur  original  les  citations  des 
discours  de  Montalembert.  En  France,  il  n'y  a  qu'une  opi- 

1.  Un  journal  intitulé  :  Arç/ot  de  Salon. 

2.  Une  étude  sur  la  Vie  de  Montalembert,  par  M"  Oliphant,  qui 
parut  d'abord  dans  le  Correspondant,  et  fut  plus  tard  réimprimée. 


186  MADAME    CRAVEN    (1872) 

nion  sur  le  mérite  de  ce  livre.  Mrs  Oliphant  étant  protes- 
tante, donne  un  çrand  intérêt  à  son  œuvre.  Je  n'ai  jamais 
pensé  que  l'indulgence  lui  fut  nécessaire  dans  la  descrip- 
tion du  caractère  de  son  héros.  Elle  a  commis  quelques 
petites  erreurs,  mais  sur  tous  les  autres  sujets,  je  -hus 
convaincue  que  la  plupart  des  écrivains  catholiques  en 
Angleterre  (si  j'en  juge  d'après  ce  que  j'ai  lu  dans  la  Revue 
de  Dublin)  auraient  beaucoup  moins  bien  rendu  son  carac- 
tère. En  France,  M.  Foisset  a  entrepris  d'écrire  la  vie  de 
Montalembert,  dont  il  était  l'ami.  Il  en  a  déjà  publié  une 
partie  dans  le  Correspondant.  Les  pages  de  Mrs  Oliphant 
sur  V Avenir  et  tout  le  récit  de  cet  important  épisode  sont 
écrits  de  main  de  maître.  Je  ne  donne  pas  mon  opinion 
sur  son  style  (bien  que  les  pages  traduites  aient  frappé 
beaucoup  de  gens),  mais  je  parle  de  la  façon  charmante 
dont  elle  décrit  la  position  et  les  sentiments  des  trois  pèle- 
rins de  lîome.  Tout  ce  qui  concerne  le  Père  Lacordaire, 
ses  sentiments  et  sa  conduite  à  Rome,  dépasse  tout  ce  qui 
a  été  dit  jusqu'à  présent,  aussi  souvent  qu'on  ait  raconté 
cette  histoire.  On  ne  pouvait  rien  imaginer  de  plus  frap- 
pant et  de  plus  vrai  que  cette  comparaison  sur  Rome  : 
«  une  mère  qui  est  aussi  une  reine  »,  et  tout  ce  qu'elle 
dit  des  impressions  de  Lacordaire  en  sa  royale  pré- 
sence. 

Maintenant,  il  faut  être  français  et  presque  avoir 
vécu  dans  ces  temps-là,  pour  apprécier  la  valeur  d'une 
opinion  totalement  impartiale  sur  un  sujet  qui  a  excité 
un  si  violent  esprit  de  parti,  et  comprendre  quelle  origi- 
nalité extraordinaire  cette  opinion  donne  à  tout  l'exposé 
(aussi  familiers  que  ces  faits  puissent  être  pour  tout  le 
monde).  Les  adversaires  de  Lamennais  en  France  ont  tou- 
jours rendu  à  Lacordaire  l'honneur  dû  à  son  humilité  et  à 
son  étonnante  claire-vue.  Et  ils  n'ont  pas  encore  par- 
donné à  Montalembert  son  attachement  plus  obstiné  (dans 
ce  temps-là)  pour  son  chef.  D'un  autre  côté,  leurs  amis  ont 
toujours  été  portés  à  exagérer  et  à  critiquer  leur  découra- 
gement à  Rome,  de  sorte  qu'en  réalité,  personne  en  France 
n'a  été  aussi  loyal  à  leur  égard  et  en  même  temps  si  favo- 
rable à  Rome.  En  résumé,  personne  n'a  dit  la  vérité  en- 
tière aussi  complètement  que  cette  Ecossaise  intelligente, 
calme  et  honnête;  considérant  les  faits  dans  le  lointain  du 


MONABRI  187 

temps,  de  l'endroit  et  de  la  croyance,  sans  aucun  esprit  de 
parti  en  elle,  ou  autour  d'elle. 

Mme  de  Montalembert  et  sa  fille  sont  à  Rome.  Le  Saint- 
Père,  de  la  façon  la  plus  gracieuse  et  spontanément,  a  dit 
à  Mur  de  Mérode  de  les  engager  à  s'installer  auprès  de  lui, 
de  sorte  qu'elles  logent  actuellement  an  Vatican. 

Mme  Craven  parlera  souvent  de  Monabri,  chalet 
de  la  princesse  Sayn  Wittgenstein,  entre  Lausanne  et 
Ouchy.  De  toutes  les  résidences  dont  elle  fut  l'hôte, 
c'est  peut-être  celle  qui  lui  convenait  le  mieux.  Elle 
avait  toujours  conservé  son  amour  pour  la  belle  na- 
ture. Son  ravissement  était  toujours  le  même  devant 
les  aspects  changeants  des  montagnes  de  la  Savoie, 
au-dessus  du  lac  Léman,  large  à  cet  endroit  de  pres- 
que dix  kilomètres,  plus  bleu  que  la  Méditerranée, 
enchanteur  quand  les  montagnes  se  reflètent  dans  ses 
eaux  calmes,-  en  teintes  douces  et  opalines. 

L'air  vivifiant  de  la  Suisse  releva  les  forces  de 
Mme  Craven  et  elle  jouit  à  Monabri  d'un  repos  qu'elle 
ne  connaissait  nulle  part  aussi  complet,  et  qui  lui  ren- 
dait toute  l'activité  de  son  esprit. 

La  princesse  Sayn  Wittgenstein  écrivait  à  Mrs 
Bishop  : 

Ce  fut  pendant  la  guerre  de  1870  que  je  la  vis  le  plus 
souvent.  Les  rapports  avec  elle  étaient  si  faciles,  elle  était 
si  simple  et  si  naturelle  et  savait  si  bien  effacer  sa  propre 
supériorité,  que  toute  contrainte  disparaissait  en  sa  pré- 
sence. Toutes  ces  qualités  me  firent  désirer  son  amitié,  et 
ce  fut  bientôt  après  1870  qu'elle  demeura  souvent  avec 
moi  à  Monabri.  Pendant  ces  visites,  elle  rencontra  fréquem- 
ment l'impératrice  d'Allemagne  Augusta,  qui  mieux  que 
personne  était  capable  de  l'apprécier.  Je  fus  grandement 
frappée  par  les  singuliers  contrastes  de  son  caractère.  Sa 
naïveté  était  presque  enfantine,  et  pourtant  son  intelligence 
était  sérieuse  et  réfléchie.  Elle  aimait  tout  ce  qui  était  gra- 
cieux et  confortable,  mais  avait  en  même  temps  une  appré- 
ciation extraordinaire  de  la   vertu  austère  et  du  renonce- 


188  MADAME    CRAVEN    (1872) 

ment  aux  vanités  de  ce  monde.  Au  premier  abord,  son 
goût  pour  les  raffinements  de  l'existence  aurait  pu  faire 
supposer  en  elle  une  certaine  frivolité.  Mais  une  étude 
plus  approfondie  et  plus  attentive  de  son  caractère  et  de 
sa  nature,  révélait  à  quel  point  son  âme  était  attachée  à 
la  beauté  surnaturelle.  Quand  nous  fûmes  te'moins  de  ses 
fréquentes  et  pieuses  communions  après  lesquelles  elle 
demeurait  absorbée  dans  la  prière  et  la  méditation,  nous 
la  vîmes  telle  qu'elle  était  réellement,  et  nous  pûmes  nous 
faire  une  ide'e  véritable  de  la  valeur  de  cette  grande  chré- 
tienne. Je  puis  parler  d'elle  mieux  que  personne,  ayant  eu 
souvent  le  bonheur  de  sa  présence  sous  mon  toit  pendant 
deux  ou  trois  mois,  en  été  et  en  automne.  Son  extrême 
modestie  me  frappait  toujours,  lorsqu'à  l'arrivée  de  la 
poste  je  la  voyais  franchement  surprise  des  expressions 
d'admiration  lui  venant  de  personnes  absolument  incon- 
nues, la  remerciant  du  bien  que  ses  livres  leur  avaient 
fait  exprimant  le  vif  désir  de  la  connaître  person- 
nellement. Sa  charité  pour  les  pauvres  était  sans  bornes, 
et  personne  ne  se  serait  douté  de  la  perte  de  fortune 
qu'elle  avait  subie  et  subissait  encore  avec  un  courage  et 
une  dignité  à  la  hauteur  de  son  âme  si  élevée. 

Malgré  les  nombreuses  années  écoulées,  son  séjour  en 
Russie  était  toujours  présent  à  sa  mémoire.  Elle  ne  pouvait 
oublier  ce  temps  d'heureuse  et  brillante  jeunesse,  alors 
qu'elle  allait  de  fête  en  fête,  dans  cette  cour,  la  plus  somp- 
tueuse du  monde.  Elle  avait  partout  des  amis  appartenant 
tous  à  la  société  la  plus  distinguée  d'Europe. 

A  miss  O'Connor  Morris. 

Monabri,  2  octobre  1872. 

Je  n'ai  pas  fait  grand'chose  ici.  Le  pays  qui  entoure  ce 
lac  magnifique  est  trop  ravissant,  le  temps  était  trop  beau, 
et  quand  j'étais  à  la  maison  dans  cette  perfection  de  chalet, 
en  tête-à-tète  avec  une  très  chère  amie,  je  ne  pouvais  ré- 
sister à  la  tentation  de  passer  beaucoup  de  temps  dehors 
et  d'en  perdre  beaucoup  dedans  (si  jamais  une  conversa- 
tion agréable  est  du  temps  perdu).  Je  suis  prête  dans  le 
moment  à  combattre  pour  Monseigneur  Mermillod,  contre 


SÉJOUR   A   MAICHE  189 

n'importe  qui.  Il  est  traité  de  la  façon  la  plus  déloyale  et 
même  persécuté  par  le  gouvernement  de  Genève. 

Si  le  dernier  article  duSaturday  sur  la  réunion  de  Co- 
logne est  écrit  par  M.  Oxenham,  j'ai  quelque  espoir  qu'il 
abandonnera  cette  position  insoutenable  des  vieux  catho- 
liques. Mais  je  crains  bien  que  leur  nombre  n'aille  en  aug 
mentant,  ce  qui  arrivera  sûrement  puisqu'ils  admettent 
toutes  sortes  de  croyants  et  d'incroyants,  tels  que  le  Doyen 
Stanley,  l'évêque  de  Lincoln  et  le  Père  Hyacinthe.  Qu'a- 
vez-vous  éprouvé  en  lisant  son  épi tre  nuptiale'?... 

Si  Aubrayde  Vere  est  quelque  part  près  de  vous,  offrez- 
lui  mes  meilleurs  souvenirs  ;  un  tenero  abbraccino  à  Do- 
nagh  et  à  Gletscher  L  Ils  sont,  j'espère,  en  bonne  santé, 
comme  mes  petits  inséparable-,  blancs,  qui,  je  n'en  doute 
pas,  vous  enverraient  toutes  sortes  de  messages  respec- 
tueux s'ils  n'étaient  profondément  endormis  à  mes  pieds. 

Présenter  au  Correspondant  1  admirable  Vie  de  Mon- 
talembert  écrite  par  M-"'  Oliphant,  fut  pour  Mme  Cra- 
ven  une  dette  d'amitié.  Dans  les  pages  écrites  à  Mai- 
ghe,  une  des  anciennes  résidences  de  Monlalembert, 
son  style  s'élève  à  sa  plus  haute  perfection.  Elle  se 
complaisait  à  louer,  et  quand  il  fallait  blâmer,  c'était 
toujours  timidement  et  en  hésitant.  Remarquant  que 
■rs  oliphant  s'étonne  que  Montalembert  ait  di'claré 
avant  sa  mort  qu'il  «  se  soumettait  d'avance  aux  dé- 
crets du  Vatican  quels  qu'ils  fussent  »,  Mme  Craven. 
dit: 

I /auteur  semble  croire,  et  c  est  une  erreur,  que  nous  ne 
basons  pas  notre  foi  sur  la  conviction.  Cependant,   elle   a 

1.  En  quittant  Ilulmbury,  Mme  Craven  était  arrivée  à  Tun 
bridge  Wells  avec  Elisa,  sa  fidèle  femme  de  chambre,  et  ses  deux 
terriers  maltais  Zinga  et  Joy.  Deux  petits  chiens  décidés  à  affir- 
mer leur  position  dans  le  «  peerage  »  des  chiens,  ou  plutôt  le  «  dog- 
gage  »,  comme  le  dit  une  amie  de  Mme  Craven.  Us  éloignèrent 
immédiatement  les  deux  Saint-Bernard,  Donagh  et  Gletscher,  qui 
occupaient  ordinairement  le  salon.  Les  géants  étonnés  s'arrêtèrent 
à  la  porte,  effrayés  et  surpris,  tandis  que  Zinga  et  Joy  aboyaient 
pour  les  éloigner  du  sofa. 


190  MADAME    CRAVEN    (1873) 

trop  bien  étudié  notre  croyance  pour  ne  pas  savoir  que 
son  fondement  même  est  notre  conviction  immuable  que 
la  vérité  divine  nous  parle  par  l'autorité   et  la  voix  de 

l'Eglise, 

A  miss  O'Connor  Morris. 

Maiche  (Doubs),  12  octobre  1872. 

J'ai  quitté  Lausanne  mardi,  et  je  suis  revenue  par  le 
train  et  la  route  à  traveis  le  plus  délicieux  pays  que  j'aie 
jamais  vu.  Depuis  Le  Locle,  qui  se  trouve  à  quelque  dis- 
tance de  Neufchâtel,  où  j'ai  quitté  le  chemin  de  fer,  j'ai 
cependant  voyagé  d'une  singulière  façon,  ayant  dû  faire" 
mes  trente-deux  derniers  kilomètres  dans  un  véhicule 
découvert  à  un  seul  cheval,  comme  on  n'en  trouve  qu'en 
France  (le  plus  arriéré  de  tous  les  pays  en  ce  qui  con- 
cerne  la  locomotion  à  la  campagne).  C'est  l'endroit  le  plus] 
étrange  que  vous  puissiez  imaginer.  Et  certainement, 
nulle  description  ne  peut  vous  donner  l'idée  de  ce  vieux 
château,  qui  ne  ressemble  en  rien  à  ce  que  peut  représeni 
ter  à  un  esprit  anglais  le  mot  de  Country-House.  Il  est 
cependant  curieux  et  plein  de  caractère.  On  retrouve  par- 
tout ce  cachet  donné  par  Montalembert  à  tous  les  endroits 
qu'il  habitait,  un  cachet  de  travail  et  de  repos,  un  ordre 
presque  monastique  à  la  fois  délicieux  et  triste,  car  c'est 
une  preuve  qu'il  n'est  plus  là.  Je  me  sens  heureuse  ici, 
plus  capable  de  travailler  que  partout  ailleurs,  et  plus  que. 
cela  ne  m'a  été  possible  depuis  longtemps.  La  société  de 
Mme  de  Montalembert  est  pour  moi  très  intéressante.  Je 
n'ai  jamais  connu  de  créatures  plus  ravissantes  que  ses 
filles.  On  m'a  abandonné  le  cabinet  de  Montalembert  pour 
mon  usage  exclusif,  et  c'est  actuellement  sur  sa  table,  en- 
tourée de  tout  ce  qui  lui  appartenait,  que  j'étudie  le  livre 
de  sa  vie  et  que  j'écris  moi  même  sur  cette  vie. 

Nous  dînons  ici  à  midi,  la  cloche  sonne.  Adieu  donc,  très 
chère  M. 

Miss  O'Connor  et  son  amie  M's  Burrowes  pas- 
sèrent les  fêtes  de  Noël  à  Paris.  Elles  trouvèrent  M.  et 
Mme  Craven  installés  dans  leur  nouvel  appartement. 
Tous  deux  possédaient  le  génie  de  donner  à  leur  inté- 


FONDATION  DES  CERCLES  CATHOLIQUES  '     101 

rieur  le  cachet  de  leur  personnalité,  et  de  le  rendre 
commode  aux  deux  fidèles  serviteurs  Luigi  et  Elisa 
qui  faisaient  partie  de  ce  home  que  leurs  maîtres 
créaient  partout  où  ils  se  trouvaient.  Les  amis  de 
Mme  Craven  étaient  les  leurs,  et  la  bonne  direction 
d'Elisa  dans  les  affaires  du  ménage  était  précieuse 
pour  sa  maîtresse.  On  voyait  encore  dans  le  salon  les 
beaux  portraits  de  la  margravine  d'Anspach  et  de  ses 
81s,  par  Romney,  avec  quelques  autres.  Des  tableaux 
italiens  ornaient  aussi  les  murs.  Bien  que  la  biblio- 
thèque de  Castagneto  eût  été  vendue  avec  la  maison, 
M.  Craven  possédait  encore  beaucoup  de  livres,  et  sa 
femme  s'entourait  de  souvenirs  de  sa  vie  cosmopolite, 
quelques-uns  des  dons  précieux,  tous  marqués  au 
coin  d'une  distinction  particulière,  sinon  en  eux- 
mêmes,  au  moins  par  ce  qu'ils  rappelaient. 

Quelles  que  fussent  les  dimensions  de  son  salo!, 
l'accueil  de  Mme  Craven  était  toujours  celui  d'une 
grande  dame  d'une  race  et  d'une  génération  qui  n'a- 
vaient pas  encore  oublié  les  grandes  manières  d'au- 
trefois. Sa  courtoisie  venait  du  cœur;  ceux  qui  ne  lui 
plaisaient  pas  étaient  cependant  bien  reçus  et  mis  à 
leur  aise. 

A  cette  époque,  le  comte  Albert  de  Mun,  son  frère, 
et  le  comte  de  la  Tour  du  Pin,  venaient  de  fonder  les 
cercles  d'ouvriers. 

Quelques  jours  après  son  départ,  Miss  O'Connor 
Morris  reçut  la  lettre  suivante  de  Mme  Craven  : 

Paris,  13  janvier  1873. 

J'aurais  voulu  vous  voir  moins  brave  et  vous  garder 
quelques  jours  de  plus  pour  vous  faire  assister  à  une  réu- 
nion très  intéressante  qui  a  eu  lieu  à  Vaugirard.  C'était 
l'inauL'uir'ion  d'un  autre  cercle  d'ouvriers.  L'archevêque 
présidait,  et  Albert  de  Mun  a  fait  un  beau  discours.  Je  ne 
l'avais  pas  encore  entendu  parler  en  public.  J'ai  été  saisie 
de  son  éloquence,  émue  par  sa  foi  profonde,  ravie  de  sa 
parole  facile  et  brillante.  C'était  vraiment  un  spectacle 


102  MADAME   CRAVEN    (1873) 

saisissant  de  voir  ce  beau  jeune  homme  s'avancer  dans 
son  uniforme  de  dragon  et  parler  comme  s'il  était  en 
chaire,  avec  le  nom  de  notre  Sauveur  sur  les  lèvres,  et 
celui  du  catholicisme,  sans  un  atome  de  respect  humain 
(peut-être  un  peu  d'exagération  dans  le  sens  opposé). 
J'appartiens  à  une  autre  école,  et  il  y  a,  je  crois,  dans  son 
audace,  quelque  chose  qui  pourrait  provoquer  l'animosité 
au  lieu  de  la  désarmer.  Je  ne  suis  pas  très  sûre  que  dans 
sa  réponse,  le  vieil  archevêque  n'ait  pas  fait  une  petite 
allusion  à  cela.  Cependant,  la  réunion  dans  son  ensemble 
était  des  plus  satisfaisantes  et  des  plus  intéressantes.  Il 
s'est  encore  passé  quelque  chose  que  j'aurais  voulu  vous 
montrer.  Us  étaient  tous  debout  sur  une  plate-forme,  con- 
tre un  rideau  rouge  foncé.  Quand  les  discours  ont  été  finis, 
on  a  ouvert  le  rideau  qui  cachait  un  autel  illuminé  et  ou 
a  donné  la  bénédiction.  La  grande  tente  sous  laquelle  tout 
cela  se  passait  a  pris  en  un  instant  l'aspect  d'une  église 
pleine  d'ouvriers,  de  militaires,  de  dames  et  de  messieurs,  \ 
tous  également  recueillis. 

Le  grand  événement  qui  a  eu  lieu  depuis  votre  retour 
en  Angleterre  a  produit  ici  plus  d'effet  qu'on  ne  veut  en 
convenir  i.  Nous  sommes  dans  de  si  mauvaises  mains,  et 
en  dépit  des  espérances  de  M.  Le  Play,  l'avenir  est  tellement 
sombre,  qu'on  se  souvient  maintenant  avec  une  sorte 
de  repentir  des  injures  accumulées  contre  l'Empereur. 

1.  La  mort  de  l'Empereur. 


CHAPITRE  XXIII  (1873) 


Eloquence  du  comte  Albert  de  Mun.  —  Mgr  Slrossmayer. 


A  miss   O'Connor  Morris. 

Paris,  13  mars  1873. 

Je  voudrais  vous  parler  au  lieu  de  vous  écrire.  Il  y  a  tant 
de  choses  à  dire  et  si  peu  qu'il  soit  possible  d'effleurer 
dans  une  lettre.  Je  vous  remercie  beaucoup  du  Fortnightlij. 
Triste  I  horriblement  triste,  l'étal  d'esprit  de  ceux  dont  il 
est  le  principal  organe.  Cet  article  :  «  Sommes-nous  chré- 
tiens? »  est  une  révélation  frappante  de  l'état  de  l'atmo- 
sphère dans  lequel  de  pareils  exposés  peuvent  être  admis 
sans  contradiction.  Mais  l'article  en  lui-même  est  plus 
étonnant  encore!  N'est-ce  pas  assez  qu'un  homme  dise 
sérieusement  (comme  s'il  parlait  raison)  ceci  :  «  Comte 
avait  gardé  l'habitude  de  la  prière,  bien  qu'il  niât  un  Dieu 
et  un  créateur  à  qui  ces  prières  puissent  être  adressées.  Et 
comme  un  hommage  à  l'humanité,  il  avait  l'habitude  de 
faire  sa  prière  auprès  du  corps  d'une  femme  morte.  »  Si 
cette  absurdité  ne  se  réfute  pas  d'elle-même  en  s'expli- 
quant  ainsi,  il  n'y  a  plus  d'espoir.  Il  manque  alors  quelque 
chose  dans  la  cervelle  de  ces  hardis  négateurs,  et  comme 
punition  pour  avoir  joué  avec  II  ben  dell  intelletto,  ils  l'ont 
Derdu. 

Nous  avons  eu  Mgr  Maret  à  dîner  il  y  a  quelques  jours. 
1  a  été  charmant,   édifiant  et  intéressant.   J'aurais  voulu 

MADAME   CRAVEN.  13 


194  MADAME   CRAVEN    (1873) 

que  tous  les  vieux  catholiques  l'entendissent.  Il  leur  aurait 
certainement  expliqué  ce  que  signifient  les  mots  :  charité, 
obéissance  et  humilité.  J'aurais  voulu  aussi  que  quelques 
amis  fussent  là  pour  qu'il  leur  fut  rappelé  ce  que  veulent 
dire  d'un  autre  côté  charité  et  liberté,  dans  le  sens  véri- 
table et  catholique  du  mot. 

Le  sens  droit  et  la  modération  de  Mme  Craven  se 
révoltaient  contre  ces  fanatiques  bien  intentionnés  qui 
adorent  un  idéal  et  préfèrent  la  logique  de  leurs  pro- 
pres conclusions  à  la  logique  des  faits. 

Mme  Craven  ne  pouvait  se  sentir  «  chez  elle  »  parmi 
ceux  qui  soutenaient  le  système  intransigeant. 

«  Et  maintenant,  je  vous  le  demande,  »  écrivait-elle, 
«  qu'avons-nous  gagné  par  cela?  La  clôture  de  ras- 
semblée monarchique  approche.  Avons-nous  profité 
del'occasion?  On  me  trouve  terre  à  terre  et  on  dit  que  je 
me  fie  aux  moyens  humains.  Bref,  on  ne  peut  raison- 
ner avec  personne  dans  le  moment.  Jamais  dans  toute 
mon  existence,  pendant  laquelle,  hélas  !  l'esprit  de 
parti  a  tellement  régné  en  France,  je  n'ai  vu  rien  de 
semblable  à  ce  qui  existe  maintenant.  Mon  neveu,  le 
comte  Albert  de  Mun,  a  réellement  très  bien  parlé  à 
une  réunion  d'ouvriers.  Il  m'est  très  doux  de  l'écoute» 
et  d'entendre  dire  autour  de  moi  :  «  C'est  bien  la  le 
fils  d'Eugénie  !  »  Mais  deux  jours  après,  le  pauvre 
garçon  a  perdu  son  fils  aîné  d'un  de  ces  pernicieux 
maux  de  gorge  qui  régnent  à  Paris  et  qui  ont  enlevé 
tant  d'enfants.  Ce  dimanche-là,  il  avait  parlé  de  la  ré- 
signation avec  beaucoup  d'éloquence,  et  le  mardi  sui- 
vant il  était  appelé  à  comprendre  dans  toute  son 
étendue  la  signification  de  ce  mot.  Cette  triste  raison 
m'a  empêchée  d'aller  à  l'Académie  où  le  duc  d'Aumale 
avait  eu  la  bonté  de  me  réserver  une  place  «  au  cen- 
tre ».  J'aurais  beaucoup  joui  de  cette  séance,  et  j'ai 
dû  faire  un  effort  pour  y  renoncer.  C'était  très  intéres- 
sant de  toute  façon,  et  j'ai  trouvé  le  discours  parfait! 
Mme  de  Montalembert,  le  meilleur  des  juges,  l'a  trouvé 


MONSEIGNEUR   STROSSMAYER  105 

comme  moi.  On  a  dit  qu'il  avait  été  prononcé  d'une 
manière  charmante,  et  même  les  légitimistes  présents 
ont  admis  qu'il  était  «  digne  d'un  prince,  d'un  Bourbon 
et  d'un  chrétien  '  ». 

Imprimer  toutes  les  lettres  de  Mme  Craven  à  son 
amie  pendant  cette  période  serait  presque  ajouter  un 
supplément  à  l'histoire  politique  de  la  république.  Mais 
ce  serait  dépasser  les  limites  de  cet  ouvrage.  Le  lec- 
teur pourra  s'en  rapporter  aux  «  Mémoires  »  de  M.  de 
Falloux  dont  Mme  Craven  partageait  les  opinions. 

Dans  une  autre  lettre,  Mme  Craven  écrit  : 

Le  pauvre  cher  Castagneto  est  vendu.  Et  je  dois  m'efforcer 
de  domitierladésolation  qui  s'empare  de  moi  àla  pensée  que 
je  ne  le  verrai  plus  jamais.  Il  est  très  mal  vendu,  mais  c'é- 
tait impossible  autrement.  LesNapolitains  voyagent  mainte- 
nant, étonne  cherche  plus  de  villas.  Je  n'ai  jamais  rien  écrit 
qui  vaille  la  peine  d'être  lu,  si  ce  n'est  dans  cette  chambre 
grise.  Et  je  me  demande  si  cela  m'arrivera  ailleurs  désor- 
mais. 

Il  y  avait  encore  une  certaine  agitation  intérieure 
dans  le  monde  catholique  depuis  les  orages  de  1870. 
Mme  Craven  souffrit  du  ton  peu  généreux  adopté  par 
quelques  partis  en  dehors  de  l'Eglise,  et  même  par 
quelques-uns  de  ses  fils  qui  souffraient  encore  des 
coups  reçus  et  donnés.  On  avait  fait  des  efforts  persis- 
tants pour  mettre  en  doute  la  soumission  de  Mgr  Stross- 
mayer,  ami  de  Mme  Craven,  et  que  Montalembert 
avait  appelé  un  «  vrai  pasteur  des  âmes  ».  Sa  conduite 
fut  mal  interprétée,  non  seulement  parmi  les  vieux 
catholiques,  mais  encore  parmi  les  anglicans  charmés 
de  trouver  le  défaut  de  la  cuirasse  chez  les  catholiques. 
Une  traduction  en  anglais,  œuvre  d'un  faussaire, 
circula  dans  la  presse  et  parut  dans  un  journal  du 
Kent.  Le  révérend  Joseph  Searle,  curé  de  Tunbridge 
Wells,  attira  l'attention  de  miss  O'Connor  Morris  sur 

1.  C'était  à  l'occasion  de  la  réception  du  duc  d'Aumale  à  l'Aca- 
démie. Il  succéda  à  M.  de  Montalembert. 


190  MADAME   CRAVEN    (1873) 

le  mal  qui  se  faisait.  Elle  en  parla  à  Mme  Craven  qui 
répondit  avec  une  certaine  impatience. 

A  miss  O'Connor  Morris. 

Paris,  8  juin  1873. 

Ce  discours  est  l'œuvre  d'un  faussaire.  Il  a  été  démenti 
par  Mgr  Strossmayer  lui-même  dans  les  journaux  allemands, 
et  j'espère  pouvoir  me  procurer  pour  vous  le  journal  où  le  dé- 
menti a  été  publié.  L'évêque  de  Kerry  *,  qui  a  dîné  hier  avec 
nous,  l'a  lu,  et  s'étonne  que  quelqu'un  ait  pu  y  ajouter  foi. 

J'ai  dîné  mardi  à  l'ambassade  d'Angleterre  et  j'y  ai  ren- 
contré plusieurs  de  mes  connaissances  dont  j'ignorais  la 
présence  à  Paris,  M.  et  Mrs  Ellis,  Lady  M.  Heaumont,  Lady 
Louisa  Milles,  Lady  Wharncliffe,  M.  Ffrench  et  plusieurs 
autres.  Ils  me  paraissent  (ous  n'avoir  d'autre  objectif  que 
notre  ingratitude  à  l'égard  de  M.  Thiers.  Je  n'approuve  pas 
qu'on  n'en  fasse  plus  de  cas,  mais  si  l'Assemblée  est  ingrate 
envers  lui,  elle  l'est  comme  un  homme  sautant  d'une  voiture 
qui  marche  vers  un  abîme.  C'est  peut-être  dangereux,  mais 
le  fait  est  accompli.  On  n'a  commis  aucune  illégalité,  on 
n'a  fait  de  mal  à  personne,  excepté  aux  destructeurs 
actuels.  Pour  la  première  fois  que  les  vrais  patriotes  ont 
mis  de  côté  l'esprit  de  parti  (cette  malédiction  de  la  France), 
il  est  dur  de  n'en  retirer  aucun  honneur  et  de  ne  trouver 
personne  pour  écouter  vos  raisons.  D'un  autre  côté,  je  ne 
connais  pas  l'Angleterre,  si  on  attribue  à  bon  droit  son 
opinion  à  la  jalousie  et  à  sa  crainte  de  nous  voir  nous 
relever  ou  devenir  comme  elle  une  puissance  secondaire. 
D'abord,  je  ne  crois  pas  qu'elle  ait  cette  humble  opinion 
d'elle-même,  et  je  ne  trouve  pas  qu'elle  doive  l'avoir.  J'ai 
vécu  dans  les  jours  du  parti  Palmerston,  alors  «  que  le  bras 
fort  et  l'œil  vigilant  de  l'Angleterre  »  étaient  partout,  et  je 
me  rappelle  que  le  résultat  fut  de  se  faire  plus  détester 
que  craindre,  et  de  rendre  douteuse  l'utilité  de  l'intervention 
des  autres  pays.  Cela  fait  que,  sous  ce  rapport,  j'aime 
encore  mieux  le  système  actuel.  Je  ne  vois  pas  non  plus 
que  lu  jalousie  ou  la  crainte  mesquine  des  avantages  des 
autres  soient  dans  les  défauts  de  l'Angleterre. 

1.  Dr  Moriarty,  un  des  évêques  les  plus  distingués  d'Irlande,  et 
qui  avait  fait  partie  de  la  minorité  au  Concile. 


CHAPITRE  XXIV  (1873-1874) 


Monabri.  —  Paray-le-Monial.  —  La  Roche-en-Brény.— Lumigny. 
—  Publication  du  «  Mot  de  l'énigme  ». 


M.  Craven  a  miss  O'Connor  Morris. 

Paris,  24  juin  1873. 

Je  joins  à  ma  lettre  l'article  contenu  dans  le  numéro  de 
février  du  Volkszeitung  de  Cologne,  avec  le  démenti  formel 
de  Mgr  Strossmayer.  Ce  discours,  inventé  par  un  ennemi  de 
l'Eglise  méchant  et  ignorant,  aurait  été  prononcé  dans  les 
murs  du  Vatican  pendant  le  concile.  En  Allemagne,  d'où 
elle  paraît  venir,  l'invention  a  été  de  courte  durée.  En  ré- 
ponse à  un  ami  qui  lui  demandait  laconiquement  si  oui  ou 
non  l'histoire  était  vraie,  Mgr  Strossmayer  a  fait  cette  ré- 
ponse non  moins  laconique  :  «  Certainement  non,  ni  dans 
aucun  autre  cas,  quel  qu'il  soit  (nein  und  nie).  Les  décrets 
du  concile  sont  puhliés.  »  Ainsi,  d'une  part  il  désavouait  le 
langage  hérétique  placé  sur  ses  lèvres,  et  de  l'autre  mani- 
festait et  proclamait  sa  soumission  aux  décrets  du  Vatican 
en  les  publiant  dans  son  diocèse. 

Miss  O'Connor  Morris  eut  l'honneur  de  recevoir 
Une  lettre  de  Mgr  Strossmayer  dans  le  même  sens. 
Mme  Craven  écrit  : 

Monabri,  14  juillet  1873. 

Vous  avez  enfin  réussi  et  je  désire  que  vous  obteniez  un 
aussi  satisfaisant  résultat  dans  toutes  les  autres  occasions. 


198  MADAME   GRAVEN    (1873) 

r 
Et  maintenant,  ne  trouvez-vous  pas  magnifique, après  tout 
ce  que  nous  avons  vu,  entendu  et  redouté  à  Rome,  que 
toute  l'Eglise  et  l'Episcopat  sans  une  exception  soient  ras- 
semblés autour  du  Pape,  plus  fortement  unis  que  jamais? 
Ne  trouvez-vous  pis  que  dans  de  pareilles  circonstances, 
on  éprouve  une  grande  satisfaction  à  s'humilier,  en  re- 
connaissant la  vanité  de  ses  petites  opinions  personnelles? 
Quelle  consolation  de  s'appuyer  sur  quelque  chose  de  tel- 
lement plus  grand  et  plus  fort  que  soi.  En  venant  ici,  je 
me  suis  arrêtée  unjourà  Paray-le-Monial,  et  je  ne  sais  pas 
où  et  quand  j'en  ai  passé  un  autre  semblable.  Au I  refois  à 
Rome,  peut-être,  dans  une  ou  deux  occasions,  mais  nulle 
part  ailleurs. 

Ici,  mon  amie  la  princesse  Léonille  Wittgenstein,  une 
fervente  convertie,  a  eu  l'idée  d'organiser  un  pèlerinage 
des  convertis  de  tous  les  pays,  comme  une  sorte  d'acte  pu- 
blic de  reconnaissance  de  tous  ceux  qui.  ces  vingt  dernières 
années,  sont  entrés  dans  l'Eglise  catholique.  N'est-ce  pas 
une  belle  idée  ?  Naturellement,  elle  sera  mal  interprétée. 
En  tout  cas,  il  est  impossible  d'exagérer  le  caractère  frap- 
pant de  ce  qui  vient  d'armer  en  France.  Lorsque  la. 000 
personnes  arrivent  à  la  fois  de  loin,  dans  des  trains 
bondés,  et  à  jeun,  pour  recevoir  la  communion  à  leur 
arrivée,  il  y  a  là  au  moins  un  fait  extraordinaire.  Cela 
prouve  qu'elles  agissent  sérieusement,  et  ne  font  pas, 
comme  quelques-uns  les  en  accusent,  une  partie  de  plaisir. 
Pour  la  plupart,  ces  pèlerinages  présentent  des  difficu  t  s 
et  des  misères  de  toutes  sortes.  J'ai  beaucoup  pensé  à  vous 
à  Paray,  et  j'aurais  voulu  que  vous  fussiez  là,  pour  décrire 
ensuite  ce  que  vous  auriez  vu. 

A  miss   O'Connor  Morris. 

La  Roche-en-Brény,  8  août  1873. 

Je  réponds  maintenant  à  cette  partie  de  voire  lettre  con- 
cernant Paray.  Je  crois  que  la  meilleure  chose  àfaire  esl  de, 
vous  envoyer  mon  article  sur  le  pèlerinage.  Je  sens  que  ma 
journée  à  Paray  a  été  à  la  foisutile  et  délicieuse,  et  que  j'ai 
pénétré  plus  profondément  dans  la  dévotion  réelle  au  Sacré- 
Cœur.  Je  crois  qu'il  en  est  de  même  pour  toutes  les  glan- 
des dévotions  sanctionnées  par  l'Eglise.  Nous  nous  y  atta- 


PARAY-LE-MONIAL  199 

chons  d'abord  comme  des  enfanls,  par  esprit  d'imitation 
et  d'obéissance,  et  quand  nous  comprenons  tout  à  fait  les 
choses,  nous  nous  plongeons  dans  l'immensité  de  tout  ce 
qu'elles  renferment.  Il  en  est  ainsi  pour  la  dévotion  à  la 
Sainte  Vierge  et  au  Saint  Sacrement,  et  il  en  est  de  même 
pour  cette  chère  dévotion  au  cœur  qui  a  été  si  bien  nommé 
«  le  foyer  de  l'amour  éternel  ». 

A  miss  O'Connor  Morris. 

Lumigny,  21  novembre  1873. 

Vous  connaissez  ma  patience  à  l'égard  des  absurdités  an- 
glaises. Je  crois  cependant  que  ce  sont  les  Anglais  qui  ont 
la  plus  juste  idée  de  la  loyauté  et  de  la  justice  (bien  qu'ils 
se  conduisent  souvent  d'une  façon  toute  contraire  à  cette 
idée).  Mais  dans  le  moment,  ils  me  fatiguent  au  delà  de 
toute  expression  à  propos  de  tout,  ou  du  moins  sur  trois 
points  principaux  :  1°  la  fusion  et  la  politique  française; 
2°  les  persécutions  contre  l'Eglise  en  Allemagne  ;  3°  les 
«  pèlerinages  ». 

En  revenant  de  ses  visites  en  Suisse  et  en  Bour- 
gogne, Mme  Craven  s'installa  dans  un  autre  apparte- 
ment, rue  de  Miromesnil.  Elle  se  mit  à  travailler  au 
roman  qu'elle  avait  promis  au  Correspondant  pour 
1874.  Les  peines  et  les  inquiétudes  s'accumulaient 
autour  d'elle,  et  l'écrasèrent  à  partir  de  ce  moment 
pendant  cinq  ans.  Le  petit  capital  réuni  par  la  vente 
de  quelques  objets  disparut,  et  aucun  revenu  fixe  ne 
lui  fut  plus  assuré. 

M.  Craven  souffrait  de  voir  sa  chère  et  noble 
femme  s'imposer  des  privations  journalières  qui  en- 
travaient ses  goûts  et  ses  affections  de  famille.  Pour 
beaucoup,  restreindre  son  hospitalité,  renoncer  à  une 
attention  pour  un  ami,  n'est  pas  un  sacrifice.  Mais 
pour  M.  et  Mme  Craven,  cet  abandon  complet  de  leurs 
traditions  sociales  était  particulièrement  dur.  M.  Cra- 
ven n'avait  peut-être  pas  non  plus  la  volonté  et  le  cou- 
rage stoïques  qui  les  auraient  placés  dans  une  posi- 


200  MADAME   CRAVEN    (1874) 

tion  d'accord  avec  leurs  nécessités.  Au  mois  de  mars 
suivant,  Mme  Craven  ayant  réellement  besoin  dechan- 
ger  d'air  (car  ses  accès  de  fièvre,  héritage  de  ses  soirs 
italiens,  l'avaient  reprise)  vint  en  Angleterre;  Hamp- 
ton  Court,  Wrest  Park,  Windsor  Hampden  et  Holland 
House  eurent  tour  à  tour  le  bonheur  de  la  recevoir. 
Quand  miss  O'Connor  Morris  la  revit  à  Holland-House, 
elle  paraissait  faible  et  lasse.  Mme  Craven  et  son  amie 
s'occupaient  alors  particulièrement  du  «  Mot  de  l'é- 
nigme »,  de  toutes  les  œuvres  de  Mme  Craven,  celle  qui 
donne  l'idée  la  plus  juste  de  son  caractère. Elle  appar- 
tientàcetteépoque  dévie  intense  à  Naples.  Les  circons- 
tances les  plus  importantes  et  les  plus  dramatiques  en 
sont  les  plus  réelles.  Sur  cette  mer  agitée  du  monde, 
Mme  Craven  fut  alors  l'étoile  pure,  lumineuse  et  se- 
courable  de  beaucoup  d'abandonnés.  «  Un  esprit,  mais 
aussi  une  femme  qui  pouvait  donner  un  libre  essor  à 
toutes  ses  aspirations,  parce  qu'elles  étaient  droites.  » 
Sa  nature  aimante  et  artistique  avait  trouvé  en  Italie 
son  plein  développement.  Ses  lettres  à  la  duchesse 
Ravaschieri  contiennent  les  plus  forts  battements  de 
son  cœur.  Son  amour  pour  Lina,  et  le  vide  que  sa  mort 
fit  dans  l'existence  de  Mme  Craven,  se  révèlent  dans 
le  «  Mot  de  l'énigme  ».  Elle  lève  pour  la  première  l'ois 
le  voile  dont  elle  s'entoure  ordinairement. 

Le  «  Mot  de  l'énigme  »  fut  écrit  dans  le  but  unique 
de  dire  la  vérité,  dans  des  circonstances  où  les 
influences  surnaturelles  dominent  les  émotions  natu- 
relles. Il  n'est  pas  surprenant  que  ce  livre  n'ait  pas 
été  couronné  par  l'Académie,  et  qu'il  ait  étonne  et 
intrigué  les  lecteurs  ordinaires  de  Mme  Craven. 

Longtemps  après  la  publication  du  <■  Mot  de 
l'énigme  »,  Mme  Craven  dit  un  jour:  «  Il  y  a  plus  de 
moi-même  dans  ce  livre  que  dans  aucune  autre  de  mej 
œuvres.  » 


CHAPITRE  XXV  (1874-1875) 


Amitié  de  Mme  Craven  pour  Sir  Montstuart  Granl  DufT.  —  Opi- 
nion de  Mme  Craven  sur  Don  Carlos.  —  Lettre  à  M.Grant  DufT 
sur  le  »  Mot  de  l'énigme  ».  —  Lady  Herbert  of  Lea.  —  Article 
de  M.  Gladstone  sur  «  le  Ritualisme  et  le  Rituel  ».  —  Réponse  de 
Mme  Craven  à  cet  article,  dans  le  Correspondant. 


Pendant  l'hiver  de  1873,  Mme  Craven  renouvela  con- 
naissance avec  Sir  Montstuart  Grant  Duff.  Il  n'était  pas 
Catholique,  mais  il  fut  peut-être  l'admirateur  le  plus 
passionné  du  «  Récit  »  et  celui  qui  en  comprit  le  mieux 
toute  la  valeur  Rien  n'était  plus  doux  pour  Mme  Cra- 
ven que  de  voir  apprécier  l'histoire  de  sa  famille 
comme  elle  le  méritait. 

Dans  sa  première  lettre  à  son  nouvel  ami,  elle  écrit  : 

A  M.  Grant  Duff. 

Paris,  10  février  187 i. 

Dans  la  lettre  que  je  viens  de  recevoir  de  vous,  vous  nie 
dites  que  le  «  Récit  »  n'est  pas  un  livre.  C'est  ce  qui  me 
touche  le  plus  et  ce  dont  je  vous  remercie  davantage  ;  sachez 
donc  que  vous  ne  recevez  pas  les  remerciements  de  l'auteur. 
Vous  devez  comprendre  (car  personne  ne  semble  plus  que 
vous  sympathiser  avec  moi)  la  crainte  et  la  répugnance 
que  j'ai  dû  surmonter  avant  de  me  décider  à  publier  une 
histoire  si  vraie,  si  intime,  si  complètement  à  moi.  Vous 


202  MADAME  CRAVEN   (1874-1875) 

comprenez  aussi  ma  reconnaissance  quand  je  découvre  que 
j'ai  bien  fait  de  surmonter  cette  répugnance.  En  faisant 
connaître  mes  bien-aimés  à  ceux  qui  ne  les  ont  jamais  vus 
sur  la  terre,  j'ai  l'espoir  que  ces  souvenirs  de  leur  vie 
seront  utiles  et  consolants  pour  d'autres  que  pour  moi. 

Je  vous  remercie  de  tout  mon  cœur  de  m'en  donner 
l'assurance. 

J"espère  vous  voir  bientôt,  soit  ici,  soit  en  Angleterre,  et 
je  pourrai  vous  dire  alors  ce  que  je  n'essaie  pas  d'écrire. 
Merci  de  vous  souvenir  de  ce  que  hier  et  aujourd'hui  sont 
pour  moi. 

M.  Craven  se  rappelle  à  votre  bon  souvenir.  Il  n*a  jamais 
oublié  sa  rencontre  avec  vous  chez  sir  John  Simeon,  pas 
plus  que  je  n'ai  oublié  notre  déjeuner  chez  Lord  Kmly,  il  y 
a  dix-huit  mois. 

Dans  la  lettre  suivante,  Mine  Craven  pose  les  fonde- 
ments sur  lesquels  était  basée  leur  inaltérable  amitié. 
Elle  était  résolue  à  ce  qu'il  n'y  eût  pas  de  malentendus 
entre  eux,  en  ce  qui  concernait  sa  croyance,  rintérêï 
principal  auquel  tous  les  autres  étaient  surbordonnés. 

A  M.  Grant  Dltff. 
15  A,  Grosvenor  Square,  Londres,  1874. 

J'ai  lu  et  compris  votre  discours  autant  que  je  puis 
comprendre  ce  qui  se  rapporte  aux  finances,  mais  assez 
cependant  pour  voir  que  vous  discutez  dans  le  sens  qui  a 
toujours  été  le  mien. 

Bien  que  je  n'admette  pas  tout  ce  que  vous  me  dites  des 
moyens  de  discussion,  je  sens  que  votre  but  est  grand  et 
bon,  et  que  vous  avez  raison.  Vous  ajoutez  que  sur  t  us 
ces  sujets,  on  n'a  pas  encore  dit  le  mot  de  l'énigme.  Je  vou- 
drais que  vous  crussiez  comme  moi  qu'il  a  été  dit  sur 
d'autres  questions  plus  grandes  et  plus  élevées  que  la 
science.  Je  le  crois  aussi.  Il  me  semble  seulement  que 
l'homme  de  science  qui  ne  connaît  pas  ces  régions,  p  îve 
son  intelligence  et  son  âme  de  la  nourriture  qui  leur  con- 
vient et  se  montre  moins  raisonnable  que  celui  qui,  tout  en 
plongeant  dans  les  profondeurs  de  cette  science,  comprend 
cependant    qu'elles  ne  lui  révéleront  rien  de   ce  mu   de 


Lettre  a  m.  grant  duff  sur  le  «  mot  de  lénigme  »  203 

intérieur  plus  intéressant  pour  nous  (quoi  qu'on  en  puisse 
ïir  |  que  toutes  les  merveilles  du  monde  visible.     - 

Quant  à  Ginevra,  son  histoire  est  vraie  :  au  moins  la 
partie  qui  paraît  plus  invraisemblable  que  les  autres.  Je. 
['ai  «  ntendue  des  lèvres  de  celle  à  qui  cette  grande  grâce 
(comme  je  l'appelle)  fut  accordée.  Je  suis  absolument  cer- 
tain'' de  leur  véracité.  J'ai  été  témoin  des  effets  durables 
de  ce  moment  de  lumière,  et  je  ne  pense  pas  qu'il  eût  été 
facile  do  lui  persuader  qu'ils  notaient  que  le  résultat  de 
«  quelque  subtil  travail  de  son  imagination  ». 

A  Miss  O'Gonnor  Morris. 

Monabri,  22  août  1874. 

Non,  ma  très  chère  amie,  je  ne  suppose  pas  que  dans  la 
vie  réelle  Lorenzo  doive  mourir.  (Peut-on  appeler  cela 
mandais?...  Scusate!)l\  est  mort  dans  mon  histoire  parce 
qu'autrement  Ginevra  n'aurait  pas  pu  refuser  Gilbert.  De 
plus,  comme  il  n'y  a  pas  le  temps  de  développer  le  carac- 
tère de  Lorenzo  sous  son  second  aspect,  il  me  semble  que 
l'on  s'en  tient  à  l'impression  déjà  produite  (et  peut-être 
la  bonne  sur  un  semblable  caractère)  qu'un  temps  trop 
long  d'uniformité  et  de  bonheur  serait  dangereux  pour  lui. 
S'il  m  est  ainsi,  il  me  parait  original  que  Lorenzo  sente 
lui-même  que  la  chose  la  plus  sûre  pour  lui  est  de  mourir. 

Une  de  mes  amies  d'Angleterre  m'écrit  qu'elle  trouve 
Gilbert  «  un  peu  effacé  »,  tandis  que  Lorenzo  est  absolu- 
ment «  vivant  »,  critique  qui  vous  est  venue  de  même  à 
l'esprit,  je  crois.  Tout  bien  considéré,  je  la  prends  plutôt 
comme  un  compliment,  car  Gilbert  n'était  pas  destiné  à 
monopoliser  l'intérêt  du  lecteur.  C'est  l'histoire  de  la  lutte 
de  Ginevra  et  non  de  la  sienne,  et  si  on  le  trouve  assez 
attirant  pour  justifier  la  tentation,  c'est  qu'elle  n'était  pas 
impossible.  C'était  assez,  je  n'en  demandais  pas  davantage. 

Je  me  trouve  beaucoup  mieux  de  mon  séjour  dans  ce 
merveilleux  endroit.  Ces  montagnes  et  cette  eau  bleue 
ni'  rappellent  Naples,  et  je  jouis  de  ce  moment  de  repos, 
^'impératrice  d'Allemagne  a  fait  à  mon  amie  (dans  ce 
chalet)  une  visite  de  trois  jours,  et  nous  avons  eu  de  très 
intéressantes  conversations.  Je  crois  qu'il  n'y  a  pas  une 
femme  de  son  rang   qui  retire   aussi  peu  d'avantage  des 


204  MADAME   CRA.VEN    (1874) 

nobles  qualités  de  son  cœur  et  de  son  esprit.  Mais  quand 
elle  est  en  scène,  elle  paraît  affectée,  elle  a  l'air  de  faire 
des  phrases,  et  n'est  pas  réellement  elle-même,  comme  je 
l'ai  vue  ici. 

Nous  avons  eu  hier  une  visite  de  M.  de  Gharette  qui  arri- 
vait de  la  réunion  catholique  de  Genève. 

A  Miss  O'Connor  Morris. 

Paris.  15  octobre  i874. 

En  général,  je  n'ai  aucune  confiance  dans  l'union  intime 
du  catholicisme  et  d'un  parti  politique  quel  qu'il  soit. 
Quand  on  pense  à  ce  que  sont  les  Bourbons  d'Espagne  en 
particulier,  n'est-ce  pas  l'erreur  la  plus  insolente  d'identi- 
fier leur  cause  avec  celle  de  l'Eglise?  Pour  ma  part,  je  n'ai 
ni  le  désir,  ni  l'idée  que  le  Pape  recouvre  son  indépen- 
dance et  le  pouvoir  nécessaire  pour  gouverner  le  monde 
catholique,  par  l'intervention  d'une  armée  étrangère.  Le, 
jour  de  sa  liberté  viendra  certainement,  mais  je  ne  puis 
m'imaginer  que  ce  soit  de  cette  manière.  Quelle  plus  grande 
injure  peut-on  faire  au  catholicisme  que  de  l'associer  au 
parti  carliste?  Pour  tout  dire,  j'aurais  admiré  la  détermina- 
tion de  Don  Garlos,  si,  dans  le  malheureux  état  où  se  trouve 
l'Espagne  (à  sa  première  apparition  dans  les  provinces  du 
Midi),  il  avait  marché  sur  Madrid. En  d'autres  termes  si,  ei 
dehors  de  ces  provinces,  il  avait  réussi  à  se  faire  des  par- 
tisans et,  quand  le  gouvernement  était  renversé,  à  établir 
le  sien.  Ayant  échoué  absolument  en  cela,  je  confesse  que 
cette  lutte  atroce  et  inutile  m'épouvante  et  me  dégoûte.  Ht 
quand  j'entends  parler  de  mitrailleuses  commandées  pour 
exterminer  ses  sujets  avant  qu'il  ait  réussi  à  atteindre  son 
trône,  je  sens  que  le  temps  de  ces  sortes  de  choses  est 
passé.  Je  ne  crois  pas  qu'un  seul  royaliste  français  accepte 
le  retour  d'Henri  V  dans  ces  conditions. 

Je  suis  tout  à  fait  remise,  bien  que  j'aie  eu  deux  ou  trois 
accès  de  fièvre,  même  dans  ce  délicieux  air  pur  de  la 
Suisse...  Le  «  Mot  de  l'énigme  »  fait  son  chemin,  autant 
qu'il  trouve  de  lecteurs.  Il  en  est  déjà  à  sa  cinquième 
édition.  Le  monde  des  journalistes  semble  décidé  à  ne  pas 
m'épargner  plus  longtemps,  et  à  m'exterminer  s'il  le  peut. 
Il  y  a  eu  quelques  articles  des  plus  agressifs  et  personnel- 


LADY   HERBERT   OF   LEA  205 

loment  injurieux,  que  je  pouvais  supporter  de  toute  façon. 
Un  de  ces  journalistes  a  consacré  quatre  pages  à  des  in- 
jures. C'est  ma  première  épreuve  de  ce  genre.  Ce  qui  l'aug- 
mente, c'est  que  mes  détracteurs  appartiennent  à  ce  que  je 
puis  appeler  mon  parti.  C'est  un  symptôme  de  la  mauvaise 
humeur  générale.  Tant  de  haine  traverse  l'atmosphère, 
qu'il  n'y  a  plus  un  sujet  inoffensif.  Tout  est  brûlé  par  ce 
feu  cruel. 

A  Miss  O'Connor  Morris. 

Lumigny,  9  septembre  1874. 

Nous  avons  eu  ici,  dans  ce  milieu  le  plus  français  du 
monde,  deux  visiteurs  d'un  genre  inusité,  et  bien  différents 
l'un  de  l'autre.  Lady  Herbert  of  Lea,  dont  la  beauté  et  l'élo- 
quence ont  excité  une  grande  admiration,  et  mon  ami  (ou 
plutôt  l'ami  d'Alexandrine),  M.  Grant  Duff,  qui  s'intéresse 
toujours  de  la  même  étrange  façon  au  «  Récit  d'une  sœur». 
11  est  venu  ici  dans  l'unique  but  de  visiter  la  tombe  d'Eu- 
génie, et  l'endroit  où  elle  a  vécu.  Maintenant,  il  est  en  route 
pour  les  Indes.  Il  m'a  laissé  le  numéro  de  la  Fortnightly 
Review  de  ce  mois,  contenant  un  de  ses  articles.  J'y  ai  trouvé 
plusieurs  réminiscences  de  mes  livres  et  de  mes  pensées, 
c'est-à-dire  de  mes  pensées  catholiques. 

A  M.  (irant  Duff. 

Paris,  15  janvier  1875. 

J'ai  reçu  hier  votre  lettre  du  19  novembre,  datée  du 
camp  d'Agra.  Si  cette  réponse  vous  arrive  aussi  vite  que 
possible  maintenant,  j'espère  que  vous  me  pardonnerez 
de  ne  pas  vous  avoir  répondu  plus  tôt.  Je  voulais  le  faire, 
ayant  beaucoup  à  vous  remercier.  Mais  je  ne  sais  pas  bien 
arranger  mon  temps,  ce  qui  veut  dire  que  je  ne  me  lève 
pas  assez  tôt.  Je  perds  ainsi  ces  heures  précieuses  du  jour 
pendant  lesquelles,  disait  Mme  Swetchine,  «  la  qualité  du 
temps  est  la  meilleure  ».  Laissez-moi  vous  dire  mainte- 
nant combien  je  vous  suis  reconnaissante  d'être  venu  à 
Lumigny,  et  de  la  raison  qui  vous  y  a  conduit.  Je  ne  pris 
vous  dire  à  quel  point  j'y  suis  sensible,  ni  combien  je  suis 
intriguée  de  votre  sympathie  pour  ces  cbers  souvenirs  de 


206  MADAME   CRAVÈN    (1875) 

ma  vie.  Je  vois  et  je  sens  tellement  que  nous  sommes  sé- 
sur  ce  point  qui  est  pour  moi  l'essence  réelle  et  la 
raison  d'être  du  «  Récit  d'une  sœur  »!  Tout  cela  s'est  en- 
core présenté  à  mon  esprit  quand  j'ai  lu  votre  réponse  à 
Cassandre  1.  Que  j'aurais  à  vous  dire  et  à  vous  écrire  là- 
dessus!  Il  faut  maintenant  remettre  tout  cela  au  moment 
de  votre  retour  dans  quelques  mois.  Je  vous  dirai  alors 
tout  ce  que  j'en  pense,  pourquoi  j'ai  été  satisfaite  de 
certaines  choses  et  peinée  par  d'autres,  sachant  surtout 
que  nulle  parole  ne  peut  exprimer  le  motif  de  cette  peine," 
ni  en  faire  disparaître  là  cause.  J'ai  été  très  flattée  d&J 
votre  citation  du  «  Mot  de  l'énigme  »,  je  ne  puis  le  ni  r, 
et  plus  que  flattée  de  vos  allusions  au  «  Récit  ».  Ceci  mei 
conduit  à  une  petite  digression.  Vous  devez  savoir  que 
dans  un  livre  (un  livre  magnifique  sur  des  sujets  de  haute 
spiritualité,  dont  l'auteur  est  Rodriguez  2,  compatriote  defj 
sainte  Thérèse)  il  est  dit  que  le  premier  degré  de  l'humilité 
est  de  recevoir  les  injures  sans  émotion,  le  second  el  le 
plus  élevé,  de  recevoir  les  louanges  avec  indifférence.  Eh 
bien  !je  constate  que  je  n'ai  atteint  que  le  numéro  1.  Votre 
éloge  de  la  seule  bonne  chose  que  j'ai  faite  de  ma  vie  m'a 
causé  beaucoup  plus  déplaisir  que  je  n'ai  éprouvé  de  peine 
du  blâme  étonnant  tombé  sur  moi  depuis  la  publication 
du  «  Mot  de  l'énigme  ».  Dans  cette  occasion,  un  critique 
a  réellement  dépassé  le  langage  français  dans  ses  il 
tives  à  la  fois  personnelles  et  littéraires.  Je  ne  saurais  dire 
combien  le  récit  de  votre  voyage  jusqu'à  Agra  m'a  inté- 
ressée. Je  n'avais  jamais  lu  aucune  description  du  Taj 
avant  que  vous  m'en  parliez.  Je  l'avoue  à  ma  honte.  Je  l'ai 
cherchée,  et  j'attends  la  vôtre  avec  impatience.  C'est  trëj 
agréable  que  les  personnes  qui  savent  regarder  voyagent 
pour  le  bénéfice  de  celles  qui  restent  al  home.  Vous  devez 
sentir  que  vous  faites  autant  de  bien  aux  autres  qu'à 
vous-même. 
Je  voudrais  me  figurer  l'impression   produite   par  l'at- 

1.  Un  discours  prononcé  à  l'Institution  philosophique  d'Edim- 
bourg, en  réponse  à  un  ouvrage  de  M.  \V.  R.  Grey,  intitulé 
«  Rocks  Ahead,  or  the  Warnings  of  Cassandra  »  (Les  Avertisse- 
ments de  Cassandre). 

2.  Le  bienheureux  Rodriguez  (jésuite),  né  en  1526  à  Va'.ladolid, 
et  mort  en  1G1G.  auteur  du  «  Traité  de  la  Perfection  chrétienne  ». 


«    LE   RITUALISME   ET   LE    RITUEL    »  207 

taque  de  M.  Gladstone  contre  nous,  quand  on  en  a  entendu 
pailer  pour  la  première  fois  sous  un  ciel  indien.  Je  ne 
puis  m'enipêcher  de  croire  et  d'espérer  que  je  ne  me  suis 
pas  tout  à  fait  trompée  sur  votre  appréciation  de  cette 
boutade. 

A  propos  de  cela,  j'écris  dans  le  moment  quelques  pages 
que  vous  aurez  la  patience  de  lire,  si  elles  ne  sont  pas 
déchirées  longtemps  avant  votre  retour. 

Au  mois  de  janvier  1875,  miss  O'Connor  Morris,  de- 
venue Mme  Bishop,  passa  quinze  jours  à  Paris  après 
son  mariage.  Elle  vit  fréquemment  M.  et  Mme  Craven 
et  assista  avec  eux  à  une  représentation  des  «  Précieu- 
ses ridicules  »  à  la  Comédie-Française.  En  examinanl 
le  visage  de  Mme  Craven  tandis  qu'elle  écoutait  atten- 
tivement cette  représentation  parfaite,  on  comprenait 
facilement  ses  succès  d'autrefois.  Elle  saisissait  tout, 
chaque  détail  était  compris,  son  approbation  était 
aussi  chaleureuse  que  si  elle  voyait  ce  spectacle  pour 
la  première  fois. 

A  ce  moment-là,  M.  et  Mme  Craven  n'avaient  aucun 
revenu  certain.  L'arrangement  qui  devait  leur  assurer 
une  annuité  à  la  place  du  droit  de  la  margravine 
d'Anspach  n'était  pas  terminé.  L'empereur  d'Alle- 
magne et  le  ministère  des  affaires  étrangères  soute- 
naient le  débat,  mais  le  gouvernement  bavarois  résis- 
tait encore. 

Pendant  ce  temps,  la  plume  de  Mme  Craven  ne  res- 
tait pas  oisive.  L'article  publié  par  M.  Gladstone 
dans  la  Contempory  Review  d'octobre  1874,  et  intitulé  : 
«  Le  Ritualisme  et  le  Rituel  »,  souleva  la  controverse 
bien  connue  sur  la  loyauté  des  catholiques  vis-à-vis  de 
leur  reine  et  de  leur  pays.  Cet  article  amena  de  nom- 
breuses protestations  de  la  part  des  catholiques,  et 
fut  suivi  le  7  novembre  d'une  brochure  dans  laquelle 
M.  Gladstone  analysait  les  décrets  du  Concile  et  le 
Syllabus  comme  ayant  imposé  aux  citoyens  anglais 
une  fidélité  contradictoire.  Il  est  intéressant  de  suivie 


208  MADAME   CRAVEN    (1875) 

Mme  Craven  défendant  Faction  papale.  Reconnaissant 
toujours  qu'elle  n'a  point  à  discuter  les  décrets  du 
Saint-Siège,  elle  se  contente  de  démontrer  comment 
M.  Gladstone  réveille  les  préjugés  anglais  et  les  effets 
de  ce  réveil.  Dans  un  court,  mais  admirable  compte 
rendu  du  rôle  joué  par  l'Angleterre  depuis  qu'elle 
s'est  séparée  de  l'Eglise  romaine,  elle  cite  plusieurs 
documents  historiques,  et  affirme  avec  évidence  la 
fidélité  des  catholiques  dans  chaque  crise  nationale. 
Son  article  parut  dans  le  Correspondant  le  25  jan- 
vier 1875,  le  même  jour  que  la  lettre  du  cardinal 
Newman  au  duc  de  Norfolk,  lettre  qui  devait  être 
suivie  par  «  le  \aticanisme  »  de  M.  Gladstone. 
Mme  Craven  crut  y  voir  quelque  tendance  vers  la  foi 
de  Newman,  croyance,  hélas  !  qui  ne  s'est  jamais 
réalisée. 

A  M"  Bishop. 

Paris,  3  février  1875. 

Mon  article  a  été  apprécié  par  les  uns  et  critiqué  par  les 
autres.  Une  personne  m'a  dit  qu'elle  n'avait  fait  que  par- 
courirmes  romans  sans  jamais  en  linir  un  seul,  mais  qu'elle 
avait  dévoré  ces  pages,  et  que  je  ferais  mieux  de  m'en  tenir 
à  ce  genre  de  chose.  Un  autre  leur  a  reproché  d'être  anti- 
françaises, ce  qui  m'a  beaucoup  intriguée  jusqu'à  ce  que 
je  me  fusse  rappelé  tout  à  coup  que  j'aurais  dû  mettre 
une  note  (ce  que  j'avais  trouvé  inutile)  pour  expliquer  que 
le  mot  loyalty  en  anglais  ne  veut  pas  dire  loyauté.  Je 
croyais  l'avoir  mis  dans  le  texte.  Mais  il  paraît  que  je  ne 
m'étais  pas  assez  souvenue  du  conseil  de  Montalembert.  Il 
disait  qu'on  devait  traiter  les  lecteurs  comme  s'ils  ne  sa- 
vaient rien  et  leur  expliquer  toute  chose.  (Il  m'avait  fait 
ajouter  une  note  dans  le  «  Récit  »  pour  dire  qui  était 
Madame  la  Dauphine:  la  fille  de  Louis  XVI!..  ..) 

Lord  Lyons,  avec  qui  j'ai  diné  hier  à  l'ambassade,  n'a  pas 
été  gracieux  au  sujet  de  cet  article.  Je  le  lui  avais  envoyé, 
pensant  qu'il  serait  assez  impartial  pour  le  lire  avec  calme. 
Il  m'a  dit  des  choses  qui  m'ont  fait  supposer  que  ces  idées 
étaient  nouvelles  pour  lui,  et  qu'il  les  trouvait  exagérées. 


RÉPONSE  A   M.    GLADSTONE  209 

Il  est  plaisant  de  se  rappeler  que  dans  les  plus  importantes, 
j'étais  soutenue  par  Fox,  Hume  et  Burke. 

A  M.  GrantDuff. 

Paris,  5  avril  1875. 

Je  vous  envoie  aujourd'hui  la  brochure  dont  je  vous  ai 
parlé, et  je  désire  beaucoup  que  M.  Gladstone  la  lise.  Je  le 
crois  assez  loyal  pour  y  consentir.  Elle  est  écrite  en  si  bon 
italien,  que  ce  ne  sera  pas,  je  crois,  un  travail  fatigant. 
L'auteur  est  un  oratorien  (un  de  mes  plus  grands  amis). 
En  science,  talent,  modération,  il  est  égal  à  Newman 
et,  comme  lui,  un  maître  dans  sa  propre  langue.  J'ai  tou- 
jours rêvé  d'un  temps  où  les  malentendus  entre  des 
esprits  comme  le  sien  et  celui  de  M.  Gladstone  et  tant  a'au- 
tres  cesseraient.  Ils  sont  maintenant  en  guerre,  simple- 
ment parce  qu'ils  ne  se  comprennent  pas. 


MADAME    CRAVEN  14 


CHAPITRE  XXVI  (1875) 


Maladie  de  la  comtesse  Charles  de  la  Ferronnays.  —  Séjour  à 
Monabri.  —  L'impératrice  Augusta.  —  «  Natalie  Narîschkin  ».  — 
Séjour  à  la  Roche-en-Brény.  —  Menou.  —  Visite  de  M.  Grant 
Dulf  à  Menou.  —  Lumigny. 


La  maladie  de  la  comtesse  Charles  de  la  Ferron- 
nays  retint  Mme  Craven  à  Paris  tout  le  printemps 
suivant,  quand  elle  allait  partir  pour  Londres.  Dans 
une  de  ses  lellres,  elle  parle  en  plaisantant  d'un  vieil 
ami  qui  sympathisait  trop,  pensait-elle,  avec  le  doc- 
teur Dôllinger,  mais  qui  ne  voulait  pas  se  laisser  en- 
traîner dans  la  discussion  : 

«  Ainsi  qu'on  le  dit  très  bien,  «  pour  se  quereller,  il 
faut  être  deux».  Et  comme  il  était  décidé  à  ne  pa- 
vancer,  j'ai  dû  remettre  en  poche  mon  humeur  batail- 
leuse qui  me  donnait  l'impression  d'un  manque  «le 
franchise  vis-à-vis  de  moi-même.  Je  voudrais  e 
rer  que  son  refus  de  parler  venait  de  ce  qu'il  n'avait 
rien  à  dire  pour  sa  défense.  Le  c<  Mot  de  l'énignn  a 
été  apprécié  par  ses  lecteurs  plus  qu'aucun  autre  de 
mes  livres,  excepté  le  «   Récit  ». 

A  M"  Bishop. 

Monabri.  14  juillet  1875. 
J'aurais  répondu  à  votre,  première  lettre   avant  de  rece- 


((    NATALIE   NARISCHKIN    »  211 

voir  la  dernière,  si  je  n'avais  été  très  occupée  depuis  que 
je  suis  ici,  où  je  n'ai  rien  à  faire,  et  où  tout  mon  temps 
m'appartient.  A  Paris,  j'étais  devenue  tellement  incapable 
d'écrire  ou  de  faire  quoi  que  ce  soit  que  j'ai  cru  sérieuse- 
ment avoir  perdu  le  pouvoir  de  travailler  et  de  penser. 

Quelques  jours  de  repos  complet  en  face  d'une  vue  ra- 
vissante à  contempler,  la  certitude  que  personne  ne  me 
dérangerait  pendant  deux  ou  trois  heures  m'ont  rendu  la 
facilité  de  reprendre  mon  œuvre  commencée,  la  vie  de 
Na'alie  Narischkin.  J'ai  continué  sans  interruption  pen- 
dant quelques  jours,  m'interdisant  toute  autre  occupation 
«  pour  me  refaire  la  main  ». 

Maintenant,  je  vais  répondre  à  vos  deux  lettres  à  la 
fois.  Je  ne  doute  pas  cependant  qu'Auguste  n'ait  répondu 
à  la  première,  car  il  sait  positivement  où  se  trouvait  le 
P.  Hecker.  J'imagine  qu'il  est  à  Ragatz.  Je  suis  très  cu- 
rieuse de  savoir  pourquoi  Lord  Emly  désire  tant  le  voir. 
Le  sort  de  sa  brochure  est  singulier  jusqu'à  présent.  Des 
ultramontains  très  modérés  trouvent  qu'elle  sent  le  libé- 
ralisme de  la  mauvaise  sorte,  tandis  que  les  extrêmes  de 
ce  parti  (je  veux  dire  les  ultramontains)  la  louent  et  l'ap- 
prouvent dans  tous  leurs  journaux. 

A  M.  Grant  Duff. 

Monabri,  11  août  1875. 

Je  suis  tout  à  fait  honteuse  de  ne  pas  vous  avoir  encore 
remercié  des  deux  numéros  du  Contemporary .  C'est  avec  le 
plus  vif  intérêt  que  je  continue  à  lire  vos  notes  sur  l'Inde. 
Aussi  incapable  que  je  sois  de  me  représenter  ce  que  je 
n'ai  pas  vu,  il  me  semble,  en  lisant  votre  description  de 
Jumoo,  par  exemple,  que  j'y  suis  allée,  ainsi  que  dans 
beaucoup  d'autres  endroits.  Quant  au  Taj,  il  n'y  a  pas  be- 
soin d'aucun  effort  d'imagination  pour  suivre  votre  des- 
cription. 

J'ai  continuellement  devant  les  yeux  cette  jolie  broche 
que  je  ne  cesse  d'admirer.  Je  suis  bien  touchée  de  votre 
souvenir  devant  la  tombe  qui  vous  a  rappelé  (par  contraste) 
celle  de  Lumigny  '.  Je  voudrais  que  le  ciel  fût  aussi  bleu 
au-dessus   d'elle    qu'au-dessus    de  cette  tombe  indienne. 

1.  «  Notes  d'un  voyage  aux  Indes»,  par  M.  E.  Grant  Duff,  page  141. 


'2\  2  MADAME   CRAVEN    (1875) 

Vous  ne  sauriez  croire  à  quel  point  je  suis  peinée  de  voir 
que  tout  à  Boury  est  si  abandonné.  Je  me  console  à  la 
pensée  que  j'ai  fait  au  moins  tout  ce  que  je  pouvais  pour 
honorer  ces  chères  mémoires.  Cependant,  puisque  je  vous 
parle  de  Boury,  vous  serez  content  d'apprendre  que  je  suis 
arrivée  à  mes  fins.  Le  pauvre  petit  cimetière  va  être  remis 
à  peu  près  dans  l'état  où  il  se  trouvait  quand  Alexandrine 
allait  s'y  asseoir  tous  les  jours. 

Je  jouis  beaucoup  de  mon  tranquille  séjour  dans  ce  dé- 
licieux pays.  Nous  avons  eu  peu  de  visites,  à  l'exception 
d'une  seule  très  importante.  L'Impératrice-Beine  a  passé 
ici  trois  jours,  la  semaine  dernière.  C'est  la  meilleure 
amie  démon  amie.  Elle  vient  dans  ce  chalet  une  fois  par 
an.  C'est  la  seconde  fois  que  je  la  rencontre  ainsi  en  tête 
en  trois,  et  je  la  trouve  comme  toujours  bien  au-dessus 
des  autres  femmes  de  son  rang.  Mais,  dans  le  moment,  il  y 
a  si  peu  de  justice  dans  ces  parties  de  l'Europe,  que  mon 
opinion  serait,  je  pense,  discutée  par  beaucoup.  Je  conti- 
nue à  écrire  la  vie  d'une  autre  amie  sainte  et  charmante. 
Mais  je  crains  que  «  Natalie  Narischkin  »  ne  vous  plaise 
pas. 

Aucun  travail  littéraire  ne  pouvait  être  plus  agré- 
able à  Mme  Craven  que  celui-là  ;  Natalie  avait  été 
l'amie  d'Olga  de  la  Ferronnays,  une  de  ces  deux 
sœurs  que  la  jeune  fille  avait  tant  désiré  revoir  avant 
de  mourir.  Deux  jours  après  son  entrée  chez  les 
sœurs  de  Charité,  Natalie  se  trouvait  au  lit  de  mort 
d'Alexandrine  de  la  Ferronnays,  dont  les  dernières 
paroles  à  la  jeune  fille  furent  celles-ci  :  «  Heureuse 
fille  !  »  —  «  Nous  remarquons,  »  dit  Mme  Craven. 
«  qu'à  tous  ceux  qui  l'entouraient  dans  ses  derniers 
moments,  Alexandrine  parlait  du  bonheur  de  quitter 
ce  monde,  et  que  la  seule  qu'elle  ait  semblé  trouver 
heureuse  d'y  rester  venait  de  renoncer  à  tout. 

«  Et  cependant,  qui  dit  vocation,  dit  sacrifice  de 
quelque  chose  de  précieux  et  de  cher.  C'est  dans  la 
partie  la  plus  intime  et  la  plus  tendre  de  notre  cœur 
que  se  trouvent  à  la  fois  l'holocauste  et  l'autel. 


SÉJOUR   A  LA    ROCHE-EN-BRÉNY  213 

«  Se  figurer  un  sacrifice  sans  souffrance,  c'est  donc 
une  pure  illusion.  C'est  même  une  contradiction  dans 
les  termes.  Mais  ajoutons  bien  vite  une  autre  vérité 
non  moins  certaine  (quoiqu'elle  soit  un  miracle),  c'est 
que  la  souffrance  du  sacrifice  peut  être  aimée  et  peut 
devenir  chère,  mille  fois  au-dessus  du  bonheur.  Voilà 
ce  qu'on  peut  apprendre  en  étudiant  les  âmes  saintes 
de  tous  les  temps,  et  c'est  là  une  étude  plus  digne  en 
vérité  de  ceux  qui  s'intéressent  à  la  destinée  humaine, 
que  celle  des  effets  fort  peu  miraculeux  et  très  facile- 
ment aperçus  que  produit,  dans  les  cœurs  qu'elle 
maîtrise,  la  passion  aveugle  et  sans  frein.  La  pre- 
mière de  ces  deux  études  est  plus  difficile  à  faire  que 
l'autre,  cela  est  vrai.  Mais  il  est  aussi  plus  difficile  de 
découvrir  des  pierres  précieuses  que  de  se  baisser 
pour  ramasser  les  cailloux  du  chemin  '.  » 

A  Mrs  Bishop. 
La  Roche-en-Brény,  12  septembre  1875. 

J'ai  quitté  Monabri  la  semaine  dernière,  avec  beaucoup 
de  regret.  Je  suis  cependant  ici  dans  une  agréable  partie 
du  monde  ;  et  j'aime  plus  qu'aucune  autre  province  de 
France  ce  que  je  connais  de  la  Bourgogne.  C'est  toujours 
délicieux  pour  moi  de  m'y  retrouver  au  milieu  de  tant 
de  vieux  souvenirs,  et  avec  Mme  de  Montalembert  et  ses 
deux  filles  (Madeleine  de  Grùnne  est  là  dans  le  moment)que 
j'aime  autant  que  si  j'étais  leur  mère.  C'est  un  endroit  très 
original.  Il  porte  fortement  l'empreinte  de  ceux  qui  y  ont 
vécu  et  à  qui  il  appartenait.  L'influence  du  cher  et  grand 
ami  qui  avait  fait  son  séjour  de  cette  vieille  demeure  est 
visible  partout. 

A  M.  Grant  Duff. 
ChAteau  de  Menou,  6  octobre  1875. 

Vous  devez  me  trouver  ingrate  et  négligente  de  n'avoir 
jamais  répondu  à  votre  lettre  du  23  août,  de  ne  pas  vous 
avoir  écrit  une  fois  pendant  mon  séjour  à  la  Boche-en- 

1.  Vie  de  la  sœur  Natalie  Narischkin. 


214  MADAME    CRAVEN    (1875) 

Brény,  de  ne  vous  avoir  jamais  remercié  du  cinquième 
numéro  des  «  Notes  sur  l'Inde  »  ;  en  un  mot,  de  ne  vous 
avoir  jamais  donné  signe  d'être  depuis  que  j'ai  quitté 
Monabri.  Cependant,  j'ai  non  seulement  lu  ces  notes  avec 
le  même  plaisir  et  le  même  intérêt  que  les  autres,  mais  à 
la  Rocke-en-Brény  et  ici,  j'ai  rencontré  des  personnes  qui 
les  ont  appréciées  à  leur  juste  valeur  et  espèrent  avoir  un 
jour  l'occasion  d'en  causer  avec  vous.  Un  de  ces  lecteurs 
intelligents  (qu'il  faudra  connaître  le  plus  tôt  possible)  est 
la  jeune  comtesse  de  Grûnne,  Madeleine  de  Montalembert. 
Vous  vous  souvenez  peut-être  de  l'avoir  rencontrée  à  ce 
déjeuner  chez  Lord  Einlv,  où  j'ai  eu  le  plaisir  de  faire  votre 
connaissance.  C'est  la  Française  la  plus  remarquable  et  la  j 
plus  charmante  de  sa  génération.  Elle  est  maintenant 
mariée  à  un  Belge.  C'est  donc  à  Bruxelles  que  vous  devrez 
aller  (et  j'espère  que  vous  y  viendrez)  pour  laconn 
entièrement,  ainsi  que  son  mari.  C'est  un  jeune  homme 
charmant,  digne  de  son  extraordinaire  bonne  fortune.  Si  , 
jamais  vous  allez  de  ce  côté,  vous  me  permettrez  de  vous 
présenter  à  eux. 

Savez-vous  qui  peut  être  Sir  Arthur  Hallam  Elton?  Il  ha-  j 
bite  un  endroit  appelé  Clevedon  Court,  près  de  Sommerset. 
Il  m'a  écrit  la  plus  charmante  lettre  à  propos  du  «  Récit  », 
qu'il  venait  de  lire,  plongé  dans  le    plus  profond  chagrin  I 
de  la  mort  de  sa  femme.  J'aimerais  en  savoir  un  peu  plus 
long  sur  son  comple.  Sa  lettre  m'a  beaucoup  touchée. 

A  Mrs  Bishop. 

Château  de  Menou,  7  octobre  1875. 

Je  suis  très  fâchée  que  vous  n'ayez  pas  vu  le  P.  Hecker. 
J'admets  que  c'est  un  original.  Mais,  sans  doute,  ce  qui 
vous  paraît  étrange  est  simplement  américain.  En  tout 
cas,  il  a  plongé  très  profondément  et  s'est  élevé  très  haut 
dans  ia  vie  spirituelle.  Quoi  qu'on  puisse  penser  de  ses 
vues  politiques  ou  religieuses,  il  ne  peut  y  avoir  qu'une 
manière  de  juger  ses  sentiments  et  son  langage,  quant  aux 
choses  de  l'âme,  ainsi  que  son  amour,  son  dévouement  et 
son  obéissance  envers  l'Eglise.  Je  pense  tout  à  fait  comme 
vous  à  propos  de  l'étroitesse  de  secte.  J'ai  la  conviction 
profonde  que  si  quelques  individus  peuvent  être  convertis 


SÉJOUR   A   MENOU  215 

par  cette  méthode,  le  sentiment  général  du  pays  sera 
contre  nous.  Je  ne  parle  pas  des  mauvais  et  des  irreligieux 
qui  doivent  toujours  nous  détester,  mais  des  bons  et  pieux 
protestants.  Et  cependant,  ceux-là  doivent  (ou  devraient) 
nous  appartenir.  Notre  devoir,  il  me  semble,  est  de  penser 
à  eux,  à  ce  qui  peut  les  aider,  d'enlever  les  obstacles  de  leur 
chemin;  en  un  mot,  tirer  le  voile  qui  les  empêche  de  voir 
l'Eglise  telle  qu'elle  est,  plutôt  que  de  satisfaire  la  dévo- 
tion de  ceux  qui  sont  déjà  sauvés.  Je  suis  convaincue 
qu'alors  toutes  ces  exagérations  prendront  une  fin,  et  que 
la  génération  à  venir  préservera  la  piété  des  convertis  de 
notre  temps,  et  perdra  quelques-unes  de  ces  singularités 
qui  n'ont  rien  de  commun  avec  la  substance  et  la  vérité  du 
catholicisme. 

Je  suis,  dans  le  moment,  avec  mes  chers  cousins  de 
Blacas,  et  très  heureuse  d'y  être.  Malgré  tout  ce  que  j'ai 
perdu,  et  les  cruelles  épreuves  de  ma  vie,  je  ne  puis  assez 
remercier  Dieu  des  bons  et  nombreux  amis  qu'il  m'a  lais- 
sés. Je  suis  donc  là,  avec  eux,  et  Béatrix  et  Bertrand,  que 
vous  connaissez  tous  deux.  Auguste  m'a  quittée,  il  y  a  peu  de 
jours.  Il  est  maintenant  à  Paris.  Il  a  écrit  (selon  moi)  un 
excellent  article  sur  la  conférence  de  Bonn.  Vous  en  a-t-il 
parlé?  Je  l'espère.  Il  me  tarde  qu'il  le  publie,  si  c'est  pos- 
sible, tel  qu'il  est,  ou  tel  qu'il  était  quand  il  me  l'a  lu  à 
la  Roche.  J'ai  toujours  peur  de  lui  voir  changer  ou  recom- 
mencer ce  qu'il  a  écrit,  pour  l'abandonner  à  la  fin.  Il  ne 
l'a  fait  qui'  trop  souvent,  au  détriment  de  ce  qui  aurait  pu 
être  pour  lui  une  occupation  utile  et  agréable. 

A  M.  Grant  Duff. 

Menou,  14  octobre  1875. 

Puisque  vous  n'avez  qu'un  seul  jour  à  nous  donner,  il  me 
semble  presque  indélicat  de  profiter  de  votre  complaisance. 
Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  qu'à  des  Stay  at  Home*, 
comme  le  sont  presque  tous  les  Français,  l'idée  ne  serait 
jamais  venue  d'attendre  le  26,  au  fond  du  Nivernais,  quel- 
qu'un qui  a  un  rendez-vous  le  23  à  la  Hague,  et  le  28  à 
Berlin. 

\,  Casaniers. 


216  MADAME   CRAVEN    (1875) 

Mme  Craven  indique  les  trains  les  plus  commodes  et 
continue  :  «  Pour  oservous  proposer  tout  cela,  j'ai  dû 
me  souvenir  que  je  vous  ai  vu  partir  pour  les  Indes 
avec  un  rhume  qui  eût  gardé  tout  autre  dans  son  lit. 
Je  ne  m'excuse  donc  pas  davantage.  Je  vous  réputé 
simplement  et  en  toute  vérité  que  si  vous  venez,  vous 
nous  ferez  à  tous  le  plus  grand  plaisir.  » 

M.  Grant  Duff  arriva  à  Menou  le  25  octobre.  Il 
écrit  : 

Le  château  date  de  1680,  mais  est  bâti  dans  le  style 
Louis  XIII  qui  a  longtemps  prévalu  dans  cette  province 
éloignée.  Il  est  très  haut,  entre  le  bassin  de  la  Loire  et  ce- 
lui de  l'Yonne.  La  vue  est  étendue,  mais  plate.  Des  kilo- 
mètres et  des  kilomètres  de  forêt,  sans  un  bel  arbre. 

A  M.  Grant  Duff. 

Lumigny,  10  novembre  1875. 

Je  n'ai  pas  trouvé  un  instant  pour  vous  remercier  de 
vos  deux  lettres  si  intéressantes  de  Berlin,  et  du  souvenir 
que  vous  avez  porté  sur  la  tombe  de  la  pauvre  Pauline  I ' 
de  la  part  d'Alexandrïne  et  de  la  mienne.  Il  est  étrange 
que  vous  soyez  arrivé  dans  un  moment  qui  vous  a  permis 
de  faire  cela.  Je  suis  très  curieuse  de  savoir  ce  que  vous 
avez  à  dire  sur  Berlin  et  ceux  que  vous  y  avez  vus.  Je 
crains  de  vous  manquer  quand  vous  partirez  pour  l'Italie. 
Mais,  à  votre  retour,  ce  sera  un  bien  grand  plaisir  d'attendre 
Mrs  Grant  Duff  et  peut-être  vous-même,  je  fespère.  Nous 
nous  verrons  tous  à  notre  aise  à  Paris  pendant  quelques 
jours. 

Et  ma  pauvre  sourde-muette  capriote  ?  S'il  vit  encore  et 

1.  M11*  de  Sphtgerber,  depuis  Mme  Wollf,  une  amie  d'Alexan- 
drine  de  la  Ferronnays,  qui  l'avait  nommée  ainsi,  parce  qu'elle 
l'avait  connue  avant  Mme  Craven.  (Voirie  «  Récit  »,  vol.  I,  pagi 
En  novembre,  M.  Grant  Duff  écrivait  dans  son  journal  :  <•  Dans  la 
matinée  du  1er,  j'ai  porté,  142  Friedrichstrasse,  où  Mme  Wollf  était 
morte,  une  couronne  de  myrtes,  et  la  plus  belle  croix  de  tleurs 
blanches  qu'on  ait  pu  trouver  dans  Berlin,  expliquant  dans  une 
note  que  je  faisais  cela  en  souvenir  de  Mme  Craven.  » 


LUMIGNY  217 

que  vous  découvriez  l'ancien  correspondant  du  Times, 
M.  Wreford,  qui  habite  Capri  l'hiver,  il  vous  racontera 
tout  ce  qui  la  concerne. 

Elle  demeure  à  Anacapri  et  se  nomme  Giovannina  Viva. 
M.  Wreford  aura  la  bonté  de  lui  faire  dire  de  venir  vous 
voir. 

Il  me  tarde  maintenant  de  lire  votre  article  sur  la  Rus- 
sie, à  propos  de  laquelle  on  dit  ici  beaucoup  de  bêtises. 

La  Capriote  dont  parle  Mme  Graven  avait  été  sauvée 
par  elle  de  la  misère,  et  élevée  et  instruite  à  ses  frais. 
Elle  l'avait  prise  plus  tard  à  son  service  àCastagneto. 
Quand  elle  quitta  cette  maison,  elle  lui  fit  une  petite 
rente,  et  lui  laissa  quatre  mille  francs  sur  les  écono- 
mies de  ses  dernières  années.  «  En  les  recevant,  » 
écrit  la  duchesse  Ravaschieri,  «  et  comprenant  que 
sa  bienfaitrice  était  morte,  la  pauvre  fille  sanglota 
comme  si  elle  avait  perdu  sa  mère.  » 

A  M.  Grant  Duff. 

Lumigny,  15  novembre  1875. 

Voici  la  lettre  promise  pour  ma  très  chère  amie,  la  du- 
chesse Ravaschieri.  Si  (comme  je  l'espère  et  le  crois)  elle 
est  remise  et  peut  vous  recevoir,  je  sais  que  vous  me  re- 
mercierez de  vous  l'avoir  fait  connaître. 

Quand  je  pense  que  vous  êtes  à  Naples,  ma  quasi patria,  je 
vous  envie  et  voudrais  y  être  aussi,  pour  vous  montrer  tous 
les  endroits  qui  sont  continuellement  devant  «  l'œil  de 
mon  esprit  ».  Hier,  quand  vous  m'avez  questionnée  sur  la 
littérature  des  jésuites,  j'aurais  pu  vous  demander  si  vous 
aviez  jamais  parcouru  leurs  Etudes  religieuses  et  littéraires, 
revue  périodique  qui  paraissait  à  Paris.  Elle  était  certai- 
nement aussi  remarquable  et  plus  remarquable  même  que 
la  plupart  de  nos  revues  françaises.  Je  n'en  ai  vu  aucun 
numéro  dernièrement  ;  elle  se  publie  maintenant  à  Lyon. 
Elle  est  peut-être  inférieure  à  ce  qu'elle  était,  mais,  il  y  a 
quelques  années,  elle  valait  sûrement  la  peine  d'être  lue. 
Vous  qui  aimez  les  biographies,  avez-vous  lu  la  Vie  du  Père 
de  Ravignan  parle  P.  de  Ponlevoy  ?  La  vie  d'un  jésuite  par 


218  MADAME    CRAVEN    (1875) 

un  jésuite  !  Que  diraient  vos  amis  s'ils  lisaient  ceci  ?  et, 
de  quoi  me  soupçonneraient-ils  ?  Comme  je  réponds 
simplement  à  une  question,  mou  esprit  est  en  repos,  et  je 
puis  dire  en  toute  sûreté  que  vous  êtes  l'auteur  de  ce  com- 
plot papiste.  Mais  ce  que  je  vous  recommande  de  mon  chef, 
c'est  délire,  si  vous  ne  l'avez  jamais  fait,  le  Journal  de 
Maine  de  Bîran.  C'est  un  livre  curieux  qui,  je  le  crois,  vous 
intéressera.  Assez  sur  les  livres  que  vous  n'aurez  pas  le 
temps  de  lire  pendant  votre  excursion  à  Naples.  Mais  si 
vous  emportez  le  «  Récit  »,  je  vous  en  prie,  prenez-le 
quand  vous  monterez  la  colline  du  Vomero,  ou  celle  de  Cas- 
tellamare.  A  ce  dernier  endroit  se  trouve  la  petite  villa 
(alors  villa  Deehenhausen)  où  Albert  et  Alexandrine  allè- 
rent après  leur  mariage,  et  que  nous  habitâmes  tous  en- 
semble (pour  la  dernière  fois).  Elle  est  à  gauche,  après  le 
troisième  lacet  de  la  colline  en  montant  à  Quisisana.  La 
maison  à  côté  de  la  nôtre,  où  Alexandrine  vivait  avec  sa 
mère  au  bout  de  la  Riviera  de  Chiaja,  est  maintenant  le 
Palazzo  Bagnano,et  (par  parenthèse)  si  vous  rencontrez  la 
Marchesa  Bagnano,  à  laquelle  il  appartient,  c'est  une 
lemme  charmante  que  j'ai  connue  toute  ma  vie.  Sa  belle- 
mère  était  anglaise,  etsœurde  M.Higgins  (Jacob  Omnium)^ 


CHAPITRE  XXVII  (1876) 


Mort  de  miss  Louisa  Hardy  et  de  la   comtesse  de  la  Ferronnays. 

—  Chagrin  de  Mme  Craven.  —  Vie  d'Ozanam,  par  miss 
Katheleen  O'Meara.  —  Intérêt  que  prend  Mme  Craven  à  cette 
publication.  —  M.  Le  Play  et  l'Angleterre.  —  Le  Kultur  Kampf. 

—  Le  Correspondant  publie  les  *  Réminiscences  ».  —  Lumigny. 


Au  mois  de  janvier,  madame  Craven  eut  le  chagrin 
de  perdre  son  amie  Louisa  Hardy  \  une  de  ses  pre- 
mières connaissances  quand  elle  vint  en  Angleterre, 
en  1836.  Au  mois  de  février,  la  veuve  de  son  frère  aîné 
mourut.  «  Elle  était  tellement  liée  au  cher  passé,  » 
écrit  Mme  Craven,  «  que  je  sens  profondément  sa 
perte.  Elle  restait  seule  (excepté  Mme  de  la  Panouse, 
trop  jeune  alors  pour  se  souvenir  comme  elle)  de  ceux 
qui  avaient  vécu  avec  moi  ces  années  de  jeunesse 
brillantes  et  heureuses,  qui  me  semblent  maintenant 
appartenir  à  une  autre  existence.   » 

Dans  la  lettre  suivante,  elle  recommande  aux  bons 
bffices  de  M.  Grant  Duff,  auprès  d'un  éditeur,  la  Vie 
de  Frédéric  Ôzanam,  par  miss  O'Meara  *'. 

1.  Fille  de  Sir  Thomas  Hardy,  ami  de  Nelson  et  gouverneur  de 
l'hôpital  de  Greenwich.  Il  épousa  une  fille  de  l'amiral  Berkle y, 
miss  Hardy,  après  la  mort  de  son  père,  vécut  à  Hampton  Court, 
où  Mme  Craven  allait  le  voir  de  temps  en  temps. 

2.  En  1875,  Mme  Craven  fit  connaissance  et  se  lia  bientôt  d'une 
sincère  amitié  avec  M"  O'Meara  et  ses  filles  Katheleen  et  GeraL 


220  MADAME   CRAVEN    (1876) 

A  M.  Grant  Dlff. 

Paris,  17  février  1876. 

Je  ne  puis  m'empêcher  de  croire  que  la  Vie  d'Ozannm1 
intéressera  beaucoup  de  protestants.  11  appartenait  à  ce 
noyau  d'hommes  associés  à  mes  meilleurs  souvenirs  de 
la  société  française  religieuse.  Ils  ne  ressemblaient  à  au- 
cun de  ceux  qui  les  ont  précédés,  encore  moins  à  ceux  qui 
les  ont  suivis.  Leur  souvenir  est  maintenant  enveloppé 
d'un  nuage,  pour  un  certain  parti,  mais  je  suis  convaincue 
que  ce  nuage  se  dissipera.  La  paix  que  je  rêve  ne  re- 
viendra jamais  par  d'autres  moyens  que  ceux  qu'ils  em- 
ployaient. Par  la  paix,  je  veux  dire  le  pouvoir  et  le  désir 
de  montrer  la  vérité  que  nous  aimons  dans  sa  vraie  lu- 
mière, et  point  comme  nous  la  montrent  la  violence  et  la 
maladresse  de  ceux  qui  la  défendent.  Ozanam  était  de  l'é- 
cole de  Montalembert,  de  Lacordaire,  de  l'abbé  Perreyve, 
du  Père  Gratry,  d'Augustin  Cochin.  Ils  voulaient  tous  une 
liberté  honorable  et  vraie.  Ozanam  était  républicain,  non 
comme  Gambetta,  je  n'ai  pas  besoin  de  vous  le  dire,  mais 
républicain  tout  de  même.  Cela  donne  à  sa  vie  une  ori- 
ginalité et  un  intérêt  que  les  événements  présents  semblent 
faire  revivre. 

Grâce  Ramsay  est  un  charmant  écrivain.  Peu  d'An- 
glaises ont  eu,  comme  elle,  l'occasion  de  connaître  la  so- 

dine.  Elles  étaient  proches  parentes  du  docteur  Barry  O'Meara, 
médecin  de  Napoléon  à  Sainte-Hélène.  Son  dévouement  à  l'em- 
pereur déchu  mécontenta  Sir  Hudson  Lowe  qui  le  fit  rappeler  par 
le  gouvernement  anglais. 

Miss  Katheleeo  O'Meara,  qui  écrivit  pendant  quelques  années 
sous  le  pseudonyme  de  «  Grâce  Ramsay  »,  publia  plusieurs  ou- 
vrages avec  succès.  La  vie  du  docteur  Grant,  premier  évèquc  ca- 
tholique romain  de  Southwark,  lui  valut  une  lettre  du  cardinal 
Newman,  dans  laquelle  il  écrivait  :  «  Vous  avez  un  génie  pour 
la  biographie.  »  M'h  O'Meara  était  restée  veuve  de  bonne  heure. 
Elle  vint  en  France  dans  la  première  décade  du  second  Empire, 
pour  l'éducation  de  ses  filles,  et  se  fixa  ensuite  à  Paris.  Après 
quelques  jours  seulement  de  maladie,  Mr»  O'Meara  mourut  en 
1887.  Sa  mort  fut  pour  Katheleen  un  coup  dont  elle  ne  se  releva 
pas.  Elle  succomba  l'année  suivante,  et  sa  mort  fut  une  perte  pour 
la  littérature  en  Angleterre  et  en  Amérique. 

1.  Fondateur  de  la  Société  de  Saint- Vincent  de  Paul. 


SENTIMENTS   DE   TRISTESSE  221 

ciété  française.  Bref,  c'est  mon  amie,  et  je  désire  vivement 
son  succès. 

A  Mrs  Bishop. 

Paris,  19  février  1876. 

Vous  savez  naturellement  que  depuis  la  mort  de  mon  cher 
Xavier  de  Blacas,  j'ai  perdu  ma  belle-sœur,  Mme  Charles  de 
la  Ferronnays.  Avant  le  premier  de  ces  tristes  événements, 
et  après  la  mort  de  Louba  Hardy,  je  me  suis  trouvée  au- 
près du  lit  de  mort  d'un  autre  de  mes  parents.  De  sorte 
que,  depuis  le  26  janvier,  j'ai  été  trois  fois  témoin  de  cette 
solennelle  et  triste  scène...  A  mon  âge,  la  mort  a  une  tout 
autre  signification  que  dans  la  jeunesse.  Elle  porte  avec 
elle  moins  de  crainte  et  plus  de  promesses.  A  ce  propos, 
la  princesse  Murât  (la  femme  la  plus  américaine  et  la  plus 
protestante  du  monde,  bien  que  je  la  croie  sur  le  point  de 
se  faire  catholique)  m'a  prêté  l'autre  jour  un  petit  livre 
intitulé  »  Near  home  at  last  »,  par  un  pasteur  ritualiste 
nommé  John  Monsell  '  (chapelain  de  la  reine,  je  crois).  Il 
est  mort  à  présent.  11  avait  écrit  ce  petit  livre  pour  la  cir- 
culation privée.  Il  contient  de  très  belles  choses  sur  le 
Purgatoire  et  la  mort.  Quelle  objection  les  catholiques  an- 
glais ont-ils  à  faire  au  livre  de  M.  Le  Play  ?  Ils  le  trouvent, 
sans  doute,  trop  favorable  à  leurs  institutions,  car  c'est  la 
lubie  de  quelques-uns.  Cette  lubie  semble  prouver  (d'une 
façon  utile  pour  nous)  que  le  côté  politique  que  nous  cher- 
chons follement  à  imiter  n'est  pas  le  secret  réel  de  la 
prospérité  de  l'Angleterre.  Eux,  bien  que  protestants,  ont 
mis  de  côté  cette  partie  du  système  social  comme  venant 
des  temps  catholiques,  et  nous,  catholiques,  nous  l'avons 
abolie  il  y  a  quatre-vingts  ans.  Je  pense  que  vous  n'ap- 
prouverez pas  un  de  mes  articles  qui  doit  paraître,  je  crois, 
dans  le  Correspondant  du  25.  C'est  au  sujet  de  Broadlands, 
tel  qu'il  était  au  temps  de  Lord  Palmerston,  et  tel  qu'il  est 
maintenant.  Je  parais  mètre  lancée  dans  les  personnalités 
d'une  façon  inexcusable,  n'est-ce  pas  ?...  Oui,  chère  amie, 
nous  comptons  aller  en  Angleterre,  et  je  me  réjouis  fort 
d'avance   à   la  perspective  de  profiter  de  votre  bonne  in- 

1.  Le  Révérend  John  Bewley  Monsell  L.  L.  D.,  cousin  de  Lord 
Emly. 


222  MADAME    CRAVEN    (1876) 

vitation,  et  de  passer  cette  année  quelques  jours  tranquilles, 
avant  de  me  rendre  à  Holland-House,  où  nous  serons  for- 
cés d'aller  si  nous  sommes  en  Angleterre.  Mais  dans  le 
moment,  la  simple  pensée  de  cette  société  brillante  et 
mondaine  (même  dans  ses  jours  les  plus  calmes)  m'est  très 
pénible.  Je  voudrais  pouvoir  passer  un  mois  bien  tranquille 
avec  vous,  quelque  part,  dans  une  solitude  complète.  Mais 
ce  sont  là  des  rêves. 

A  Mrs  Bishop. 

Paris,  30  mars  1876. 

Mon  seul  travail  tout,  dernièrement  a  été  la  traduc- 
tion '  d'une  courte  brochure  du  P.  Hecker.  Son  nom  n'a 
point  paru  dans  l'original  et  le  mien  ne  paraîtra  pas.  Celte' 
brochure  reste  et  restera  anonyme.  Vous  l'avez  peut-être 
lue.  Elle  se  nomme  «  l'Eglise  en  face  des  récentes  contro- 
verses, des  difficultés  et  des  besoins  présents  du  siècle  ».; 
Le  Weekly  Register  l'a  favorablement  jugée.  Je  sens  qu'il, 
y  aura  bien  des  changements  à  faire  dans  la  méthode  des] 
catholiques  anglais  avant  que  nous  puissions  espérer  un 
retour  réel  à  la  vérité.  (Je  ne  parle  pas  seulement  des  re-j 
tours  individuels.) 

Dans  une  lettre  à  M.  Grant  Duff,  datée  du  10  avril 
1876,  Mme  Craven  parle  du  Kultur  Kampf,  qui  régnait 
alors  en  Allemagne,  avec  une  indignation  bien  natu- 
relle. Plus  loin,  elle  exprime  son  bonheur  de  l'électii J 
du  «  fils  d'Eugénie  »  à  la  Chambre  : 

Albert  a  eu  un  succès  extraordinaire.  Amis  et  ennemis 
s'accordent  pour  louer  son  premier  discours.  Tout  le  monde 
semble  étonné  de  voir  un  gentilhomme  dans  cette  assertB 
blée,  et  son  extérieur  a   beaucoup  ajouté  à  l'effet  d<  son 
discours. 

Le  4  mars,  Mme  Craven  écrivait  à  Mrs  Bishop  : 

Je  vais  m'ensevelir  à  Lumigny  jusqu'à  ce  que  j'aie  fini 
mon  travail.  Je  ne  vous  dis  pas  davantage  à  présent  de  ce 

1.  En  français. 


LE    BAPTÊME   PROTESTANT 


223 


que  j'espère  et  de  ce  que  je  compte  faire  en  suite.  Je  suis 
tout  à  fait  décidée  maintenant  à  ne  jamais  plus  rien  projeter, 
attendre  ou  espérer  (excepté  dans  mon  for  intérieur). 

M.  Grant  Duiï  avait  demandé  à  Mme  Craven  d'être 
la  marraine  de  sa  seconde  fille  ;  elle  lui  écrit  de  Paris, 
le  2  juin  1876  : 

Vous  avez  raison  de  penser  que  le  baptême  protestant, 
administré  selon  les  règles,  est  considéré  comme  valable 
par  les  catholiques.  Je  n'ai  pas  besoin  de  parler  d'une 
autre  petite  difficulté  religieuse.  Elle  ne  m'aurait  pas  em- 
pêchée d'accéder  à  votre  bonne  et  llatteuse  demande.  Mais 
voici  ce  qui  en  est.  Depuis  plusieurs  années,  j'ai  pris  la 
résolution  de  ne  jamais  plus  être  marraine  d'aucun  enfant, 
à  cause  des  trois  malheurs  successifs  qui  me  font  craindre 
de  porter  mauvaise  chance  aux  pauvres  bébés  dont  je  suis 
ainsi  rapprochée.  Depuis  ce  temps,  je  m'en  suis  tenue  à 
cette  règle,  et  je  ne  pourrais  pas  m'en  départir  maintenant 
sans  me  sentir  mal  à  l'aise  (vous  m'accuserez  de  supers- 
tition), mais  aussi  sans  contrarier  mes  neveux  et  d'autres 
amis  auxquels  j'ai  refusé  pour  la  même  raison  '. 

Je  suis  tout  à  fait  désolée  de  devoir  remettre  mon  voyage 
en  Angleterre.  Il  me  tarde  de  quitter  un  peu  mon  incom- 
mode patrie.  Mais  réellement,  il  faut  que  je  termine  «  Na- 
talie  »,  et  ce  serait  une  illusion  de  croire  que  je  pourrais 
y  arriver  à  Londres  au  mois  de  juin  ou  à  Holland  House. 

L'élection  d'Albert  et  celle  du  prince  de  Lusinge  sont 
invalidées  par  le  bon  plaisir  de  nos  souverains  absolus, 
sans  qu'on  en  ait  même  donné  le  motif.  Il  n'y  a  pas  eu 
cependant  de  pression  cléricale.  «  La  raison  du  plus  fort 
est  toujours  la  meilleure.  »  Il  n'y  a  pas  grand'chose  de 
plus  à  dire. 

Hier,  j'ai  quitté  le  deuil,  et  mis  votre  belle  croix  pour  la 

1.  La  princesse  héritière  de  Prusse  fut  la  marraine  du  bébé  de 
M"  Grant  DufF,  qu'on  baptisa  sous  les  noms  de  Victoria-Adélaïde- 

Ale.xandrine.  Bien  que  Mme  Graven  ne  fût  pas  marraine  de  fait. 
elle  fut  rappelée  dans  le  troisième  nom  donné  à  l'enfant.  Dans  un 
journal  qui  n'a  pas  été  publié,  JNl.  Grant  Duff  dit  en  parlant  de  sa 
petite  fille  à  cette  date:  «  On  ne  pouvait  vraiment  pas  porter  le  noffi 
de  deux  personnes  représentant  mieux  ce  qu'il  y  a  de  plus  parfait 
dans  l'Europe  de  l'avenir  et  dans  celle  qui  disparait.  » 


224 


MADAME   CRAVEN    (1876) 


première  fois  au  mariage  du  jeune  prince  de  Ligne  avec 
une  de  mes  nièces. 


A  Mrs  Bishop. 

Lumigny,  24  octobre  187G. 

Mon  livre  n'a  point  paru.  Didier  me  retarde,  sous  prétexte 
que  je  ne  corrige  maintenant  que  le  quatorzième  chapitre 
(il  y  en  a  vingt).  De  sorte  que  je  n'espère  pas  le  voir  pu- 
blier avant  le  milieu  du  mois  prochain.  Je  vous  en  prie, 
dites-le  à  M.  de  Vere,  et  remerciez-le  des  deux  petits 
poèmes  français  qu'il  m'a  envoyés.  Il  y  en  a  un  sur  le 
Calvaire  que  j'admire  beaucoup.  Mais  son  ardente  médita- 
tion sur  la  Via  Cruci  m'a  beaucoup  touchée .  Merci  de  son 
intéressante  lettre.  Vous  trouverez  quelques  mots  concer- 
nant la  conversation  de  l'abbé  Gerbet,  dans  la  «  Soeui 
JXatalie  »,  qui  pourraient  s'appliquer  aussi  bien  aux  lettres 
de  M.  de  Vere.  J'ai  ri  de  sa  sortie  contre  les  catholiques 
libéraux,  mais  je  n'admets  pas  qu'ils  soient  le  contraire 
des  catholiques  bigots.  Pour  moi,  je  suis  à  la  lois  l'un  et 
l'autre  (dans  les  limites  voulues),  mais  je  ne  reconnais  pas 
le  droit  aux  gens  qui  ne  sont  pas  libéraux  d'être  intolé- 
rants et  sans  charité.  Mon  neveu  Albert  est  ici.  Pour  la 
première  fois  depuis  longtemps,  nous  avons  passé  tout  un 
mois  ensemble,  et  de  la  façon  la  plus  agréable.  C'est  un 
homme  séduisant  et  sympathique. 

Le  19  janvier  1893,  Sir  Montstuart  Grant  Duff  écri- 
vait à  Mrs  Bishop  : 

York-House.  Twickenham  Middlesex,  19  janvier  1893. 

Ma  chère  Mrs  Bishop, 

Un  ami,  pour  l'opinion  duquel  j'ai  la  plus  grande  estime, 
me  dit  un  jour  que  Mme  Craven  était  la  femme  la  plus 
intelligente  qu'il  eût  jamais  rencontrée.  Bientôt  après,  je 
fis  à  Londres  la  connaissance  de  M.  Craven.  Mais  sa  femme 
n'était  pas  alors  en  Angleterre.  En  1866,  je  lus  dans 
la  Revue  des  Deux-Mondcsun  article  de  Montégut,  intitulé, 
je  crois,  «  Un  amour  chrétien  ».  Je  le  trouvai  excessivement 
intéressant.  Mais  j'étais  débordé  à  ce  momentpar  un  genre 


LE  «  CORRESPONDANT  ))  PUBLIE  LES  ((  RÉMINISCENCES  ))  225 

de  travail  qui  absorbait  toutes  mes  pensées,  et  je  ne  son- 
geai plus  ni  à  Mme  Craven,  nia  son  livre,  jusqu'au  12  juin 
1872.  Je  la  rencontrai  à  un  déjeuner  chez  Lord  Emly.  Elle 
meparutcharmanle,  etnous  causâmes  longtemps.  Mais  je  ne 
renouai  aucune  relation  avec  elle,  son  cercle  d'idées  et  ses 
intérêts,  que  l'année  suivante.  Pour  la  Pentecôte,  en  1873, 
ma  femme  et  moi  passâmes  à  l'étranger  les  vacances  par- 
lementaires, avec  deux  des  plus  agréables  compagnons  de 
voyage  que  l'Europe  puisse  fournir,  Lubbock  et  Hooker. 
Nous  fîmes  une  délicieuse  petite  tournée  dans  les  volcans 
éteints  de  l'Eiffel,  et  quelque  peu  de  botanique  de  printemps 
dans  la  vallée  de  l'Aar.  Ce  fut  à  mon  retour  de  ce  petit 
intermède,  entre  la  Chambre  des  communes  et  le  minis- 
tère des  Indes,  que  j'achetai  dans  une  gare,  à  Bruxelles,  le 
«  Récit  d'une  sœur  ». 

Vous  savez  le  reste.  Bien  que  je  n'appartienne  pas,  et 
n'aie  jamais  appartenu  à  l'école  de  Mme  Craven,  et  ne 
partage  pas  les  idées  de  ceux  dont  elle  raconte  l'histoire,  il 
serait  impossible  à  qui  que  ce  soit  d'estimer  ce  livre  plus 
que  je  ne  le  fais. 

Si  l'Eglise  catholique  ne  pouvait  dire  pour  sa  défense  que 
ceci  :  J'ai  produit  le  «  Récit  d'une  sœur  »,  elle  aurait 
établi  son  droit  à  se  considérer  comme  un  des  plus  grands 
bienfaiteurs  de  l'humanité.  Il  y  a  bientôt  vingt  ans  que 
je  l'ai  lu  pour  la  première  fois.  Depuis,  je  l'ai  relu  en  partie 
et  en  entier,  Dieu  sait  combien  de  fois,  et  le  charme  est 
toujours  le  même.  Faites-moi  d'autres  questions,  je  serai 
ravi  de  vous  répondre. 

Votre  affectionné. 

G.  Duff. 

Au  printemps  de  1876,  les  «  Réminiscences  »  avaient 
paru  dans  le  Correspondant.  Il  s'y  trouva  plusieurs 
fautes  d'impression,  et  Mme  Craven  écrivit  à  Mrs  Bishop 
qu'  «  heureusement  il  y  avait  peu  de  lecteurs  de  la  re- 
vue en  Angleterre  ».  Dans  la  même  lettre, elle  présente 
le  Père  Chocarne,  un  dominicain,  ami  de  Lacordaire, 
et  auteur  d'une  admirable  vie  de  ce  dernier.^  Je  sais  », 
dit-elle,  «  qu'il  vous  plaira  et  que  vous  apprécierez  sa 
vaslr  intelligence,  son  éloquence  et  sa  sainteté.  » 

MADAME   CRAVEN.  15 


220  MADAME    CRAVEN    (1870) 

Elle  ajoute  :  «  Je  pense  que  nous  allons  passer  par 
un  ordre  de  choses  qui  terminera  toutes  ces  misé- 
rables querelles  et  attaques  contre  le  parti  catholique 
libéral,  et  remettra  en  avant  ces  pauvres  champions 
fidèles,  qu'on  a  si  soigneusement  tenus  à  l'écart  de- 
puis quelque  temps.  Le  véritable  ennemi  a  pris  main- 
tenant la  haute  main.  Le  temps  de  nos  luttes  récipro- 
ques est  passé,  et  j'espère  que  c'est  la  fin  de  ce  qui  m'a 
toujours  paru  la  plus  cruelle  des  guerres  civiles.  » 

Le  bon  accueil  fait  à  M.  Loyson  (le  Père  Hyacinthe  , 
pendant  cet  été,  par  quelques-uns  de  ses  amis  d'Angle- 
terre, troubla  beaucoup  Mme  Craven.  Peu  après  la  pu- 
blication de  son  article  sur  Broadlands,  il  y  avait 
passé  quelques  jours  avec  Mme  Loyson.  «  Il  a  osé 
m'écrire  »,  dit  Mme  Craven  avec  indignation,  «  pour  se 
plaindre  de  la  dernière  page,  dans  laquelle  il  prétend 
que  j'ai  fait  une  allusion  le  concernant.  De  fait,  ce 
passage  ne  se  rapportait  pas  à  lui,  mais  au  Père 
Achilli,  qui  s'est  fait  protestant  quand  le  docteur 
Newman  est  devenu  catholique.  » 


CHAPITRE  XXVIII  (1876-1877) 


Lumigny.  —  Désir  de  revoir  l'Angleterre.  —  Voyage  en  Angle- 
terre. —  Publication  de  «  Natalie  Narischkin  ».  —  Prière 
d'Alexandrine.  —  Ste-Anue's  Hill.  —  Ghislehurst.  —  Retour  en 
France. 


Le  projet  d'un  voyage  en  Angleterre,  où  tout  n'est 
pas  «  sens  dessus  dessous  »,  plaisait  toujours  à 
Mme  Craven.  Mais  son  âge,  une  moins  bonne  santé  et 
d'autres  raisons  l'obligèrent  souvent  à  changer  ses 
plans.  Elle  écrivait  :  «  Bien  que  vous  le  croyiez  diffici- 
lement, j'ai  une  passion  pour  l'ordre  et  la  stabilité. 
J'aime  à  faire  les  choses  à  époques  fixes  et  comme  je 
les  avais  arrangées  d'avance,  et  j'aime  avant  tout  une 
vie  d'intérieur  uniforme  et  réglée.  »  Les  passages 
d'une  lettre  adressée  à  Lady  Amabel  Kerr,  fille  de 
Lady  Cowper,  feront  comprendre  pourquoi  elle  dési- 
rait avant  tout  se  rendre  chez  sa  vieille  amie  à  Wrest 
Park. 

Lady  Amabel  Cowper  fit  son  abjuration  en  1872. 
«  Unravelled  Convictions  »  (convictions  incertaines), 
expliquent  dans  une  certaine  mesure  les  raisons  de 
sa  conversion.  «  Le  travail  d'une  âme  »  de  Mme  Cra- 
ven est  tiré  de  cet  ouvrage. 


228 


MADAME   CRAVEN    (1876) 


A  Lady  Amabel  Kerr  '. 

Lumigny,  31  juillet  1876. 

Avant  que  vous  ayez  songé  à  m'envoyer  «  Unravelled 
Convictions  »,  j'en  possédais  un  exemplaire  que  la  du- 
chesse de  Norfolk  m'avait  donné  à  Paris,  où  je  l'ai  vue  à 
la  fin  de  juin.  Vous  savez  ce  que  j'en  ai  pensé  quand  je 
l'ai  lu  pour  la  première  fois,  il  y  a  cinq  ans....  (Déjà  cinq 
ans!)  Mais  en  le  relisant  j'en  ai  été  plus  frappée  encore. 
En  résumé,  ma  chère  A.,  je  ferai  mieux  de  vous  dire  tout 
de  suite,  que  depuis  mon  arrivée  ici  (il  y  a  six  semaines), 
j'ai  consacré  mon  temps  à  un  travail  qui  m'a  intéressée 
au  delà  de  toute  expression.  Il  fera  du  bien  à  beaucoup 
d'âmes  en  France,  et  peut-être  ailleurs,  j'en  ai  la  ferme 
conviction.  Je  l'abandonnerai  cependant,  à  moins  que  vous 
ne  me  donniez  l'entière  permission  de  continuer.  Cet  ou- 
vrage n'est  pas  actuellement  une  traduction  du  vôtre  (et 
pourtant  la  plus  grande  partie  y  sera  traduite  avant  que 
j'aie  terminé).  C'est  plutôt  une  sorte  d'adaptation  en  fran- 
çais, avec  mes  propres  réflexions  mêlées  à  votre  texte,  et 
(là  se  présente  la  difficulté)  certaines  choses  à  votre  sujet 
que  vous  n'auriez  pas  racontées.  Tout  cela,  je  le  sais,  de- 
mande beaucoup  de  confiance  de  votre  part.  Vous  fierez- 
vous  à  moi  '?  That  is  the  question.  Je  suis  convaincue 
que  la  simplicité  même  de  ce  livre,  sortant  de  la  plume 
d'une  jeune  fille  de  l'âge  que  vous  aviez  quand  vous  l'avez 
écrit,  attirera  l'attention  de  plusieurs  parmi  ceux  (si  nom- 
breux en  France)  qui  ont  cessé  de  croire  quoi  que  ce  soit 
fermement,  qui  sont  entraînés  par  le  son  général  de  notre 
littérature  française  (excepté  les  œuvres  religieuses),  et  qui 
ne  trouvent  pas  dans  ces  dernières  (si  différentes  qu'elles 
soient),  la  nourriture  qui  leur  convient.  Les  bons  semblent 
toujours  écrire  pour  les  bons.  Je  ne  m'occupe  pas  beau- 
coup de  ceux-là,  ils  sont  déjà  sauvés.  Mais  je  m'occupe 
avec  passion  de  ceux  qui  sont  bons,  et  qui,  cependant,  per- 
dent ou  ont  perdu  la  foi.  Je  me  sens  toujours  poussée  à 
leur  faire  du  bien,  autant  qu'il  est  en  mon  pouvoir.  Vou- 
lez-vous m'y  aider,  voulez-vous  m'autoriser  à  parler  de 

1.  Lady  Amabel  était  la  seconde  fille  du  septième  comte  Cow- 
per.  Elle  épousa  en  1873,  Lord  Walter  Kerr,  fils  cadet  du  sep- 
tième marquis  de  Lothian. 


PUBLICATION    DE    «    NATALIE   NARISCHK1N    ))         229 

votre  conversion  avec  quelques  détails?  Vous  avez  beau- 
coup à  penser  avant  de  me  répondre,  mais  je  tiens  à  ce 
que  vous  me  répondiez  le  plus  tôt  possible,  quand  vous 
aurez  bien  réfléchi  et  consulté  votre  mari. 

A  M.  de  Vere. 

Monabri,  27  août  1876. 

Vous  devez  être  étonné  du  retard  que  je  mets  à  vous 
remercier  de  votre  bonne  lettre  et  de  votre  précieux  don. 
Mais  j'ai  mis  de  côté  «  saint  Thomas  »  ',  jusqu'à  mon  arri- 
vée là  où  je  savais  trouver  un  doux  repos,  du  silence, 
une  belle  nature,  et  l'entière  et  tranquille  disposition  de 
mon  temps.  J'ai  tout  cela  ici. 

Tout  ce  que  l'histoire,  la  poésie  et  l'intérêt  spirituel  le 
plus  profond  combinés  dans  un  même  livre  peuvent  vous 
faire  éprouver  de  satisfaction,  je  l'ai  senti  plus  que  jamais. 
Je  voudrais  vous  voir,  et  vous  dire  plus  complètement  ce 
que  j'en  pense.  Ce  sera  peut-être  avant  longtemps,  car 
mon  intention  présente  est  de  passer  une  partie  de  l'au- 
tomne en  Anglelerre. 

Je  vous  enverrai  avant  cette  époque,  si  vous  voulez  bien 
l'accepter,  un  exemplaire  du  livre  que  je  fais  publier  dans 
le  moment.  Peut-être  vous  intéressera-t-il,  bien  qu'il  soit 
écrit  en  prose  très  ordinaire. 

C'est  la  vie  d'une  sainte  qui  nous  a  quittés  récemment. 
Ce  n'est  point,  comme  saint  Thomas,  une  figure  historique, 
grande  et  héroïque,  peinte  aussi  largement  et  hardiment 
qu'une  fresque  des  «  Stanze  »  ou  de  S.  Clémente  ;  mais 
une  de  ces  figures  que  les  saints  moines  peignaient  sur  les 
pages  de  leurs  missels.  Elle  appartenait,  dans  sa  première 
jeunesse,  au  groupe  de  ceux  qui  me  furent  si  chers,  et  mes 
critiques  répéteront  probablement  ce  qu'ils  ont  déjà  dit  : 
que  leur  souvenir  me  hante  beaucoup  trop,  et  que  je  les 
rappelle  trop  souvent.  Mais  vous  ne  le  direz  pas,  je  le  sais. 

«  Natalie  Narischkin  »  parut  au  moment  où  Mme  Cra- 

1.  «  Saint  Thomas  de  Canterbury  »,  drame  de  M.  de  Veiv. 
I  Comme  on  pouvait  s'y  attendre  de  la  part  d'un  poète  catholique, 
|  son  portrait  du  saint,  sinon  de  l'homme,  est,  sous  beaucoup  de 
i]  rapports,  plus  intéressant  que  celui  de  Lord  Tennyson,  dans  sa 
n  pièce  sur  le  môme  sujet. 


230  MADAME    CRAVEN    (1876) 

ven  arrivait  en  Angleterre.  «  Je  suis  effrayée  »,  écri- 
vait-elle, «  ce  livre  est  trop  religieux  pour  les  gens  du 
monde,  et  pas  assez  bon  pour  les  très  bons  ». 

A  Wrest,  Mme  Craven  fut  prise  de  ses  accès  de  fièvre, 
et  n'arriva  à  Londres  que  dans  la  première  semaine 
de  décembre.  De  là,  elle  se  rendit  à  S1  Anne's  Hill,  chez 
Lady  Holland.  Elle  dit  «  C'est  confortable  au  dernier 
degré.  Un  terrain  sec,  un  paysage  tellement  ensoleillé 
un  instant  aujourd'hui,  que  la  maison  a  paru  gaie 
comme  au  printemps,  et  l'on  jouissait  réellement  d'une 
vue  délicieuse.  »  Bientôt  après,  pendant  son  séjour  à 
Frognal,  Mme  Craven  alla  à  Chislehurst,  où  elle  entendit 
la  messe  à  côté  du  sarcophage  contenant  les  restes  de 
Napoléon  III.  «  J'ai  dit  pour  lui  un  De  Profundis,  de 
tout  mon  cœur.  Je  me  sentais  émue  par  toutes  les 
pensées  que  me  suggérait  sa  présence  en  ce  lieu.  » 

Mme  Craven  fit  alors  plusieurs  visites,  une  en  parti- 
culier à  l'auteur  de  ce  mémoire.  Elle  écrit  de  Londres: 

A  M.  Grant  Duff. 

19  décembre  1876. 

Je  suis  enfin  mieux  aujourd'hui,  et  je  vous  remercie  de 
vos  deux  lettres  et  du  bon  accueil  fait  à  «  Natalie  »,  bien 
que  je  fusse  certaine  d'avance  que  beaucoup  de  choses 
dans  ce  livre  ne  vous  diraient  rien.  Je  serai  contente,  lundi, 
de  connaître  votre  opinion  sur  son  ensemble.  Je  désire- 
rais beaucoup  voir  la  gravure  envoyée  par  M. M.  *.  Quanta 
la  largeur  de  cœur  de  mon  Alex  et  à  sa  tolérance,  aussi 
sincères  qu'elles  fassent,  elles  vous  frappent  d'autant  plus 
que  vous  vous  imaginez  que  peu  lui  ressemblent   dans  sa 

1.  C'était  une   gravure  donnée  par  Mme  A.  de  la  Ferronnays 
Mme  Von  Orlich,   née  Mary  Mathcw.  Elle    l'envoya  à    M.  Grant 
Duff.  Derrière,  il   trouva  une   prière   écrite  de  la  main    d'Alexan 
drine,  si  vaste  dans  sa  charité,  qu'elle  peut  être  citée  aux  lecteurs 
de  ce  livre,  comme  un  exemple  de  sa  tolérance  et  de  sa  «   largeur 
de  cœur  »  :  «  Mon  Dieu,  je  crois  tout  ce  que  vous    voulez  que  jt 
croie.  Mon    Dieu,  je  me  livre    entièrement  a    votre   grâce,    poi 
vous    aimer   autant    que    possible  et   mon  prochain   comme  moi- 
même,  pour  l'amour  de  vous.  » 


ste-anne's  htll  231 

manière  de  penser,ce  qui  n'est  pas  le  cas:  dans  les  limites, 
veux-je  dire,  qu'elle  n'aurait  jamais  pensé  à  franchir. 

A  Mrs  Bishop. 

Ste-Anne's  Hi!l,  samedi,  janvier  1877. 

Il  faut  que  j'aille  chez  les  Sydney  (près  de  Chislehurst), 
avant  de  retourner  à  Londres.  Ce  sont  mes  plus  anciens 
amis  en  Angleterre.  J'ai  dansé  avec  Lord  Sydney  à  Moscou, 
quand  j'avais  dix-sept  ans. 

Je  joins  une  lettre  de  Katheleen  O'Meara  pour  vous  faire 
partager  le  bien  que  m'a  fait  éprouver  le  récit  de  sa  con- 
versation avec  le  cardinal  Manning.  Cela  me  parait  un 
revirement  des  plus  importants,  et  cadre  absolument  avec 
ce  que  me  disait,  à  Londres,  M.  Gavard1.  J'en  suis  réelle- 
ment heureuse,  et  cela  m'enlève  un  grand  poids.  Je  dis  la 
même  chose  de  ce  verdict  formel  de  l'index  en  faveur  de 
Rosmini,  qui  est  la  meilleure  et  la  plus  haute  personnili- 
calion  de  ce  que  j'appelle  un  catholique  libéral.  (Bien  que 
je  n'aime  plus  maintenant  à  me  servir  de  ce  détestable 
mot.)  Quand  vous  aurez  lu  cette  lettre,  je  vous  demande- 
rai de  me  la  retourner.  Que  Dieu  vous  bénisse,  très  chère 
amie.  Encore  mille  vœux  pour  cette  nouvelle  année,  que  je 
suis  triste  de  passer  loin  de  chez  moi,  et  de  plus,  n'étant 
pas  tout  à  fait  en  état  de  jouir  des  délicieuses  ressources 
religieuses  de  ce  pays. 

Avant  la  lin  de  ce  mois,    Mme   Craven    avait  quitté 

l'Angleterre. 

1.  A  ce  moment,  secrétaire  de  l'ambassade  de  France. 


CHAPITRE    XXIX    (1877) 


Mme  d'Harcourt.  —  Don  Carlos.  —  Ballhazar  Gracian.  —  Publica 
tion  du  «  Travail  d'une  âme  »  dans  le  Correspondant.  —  Ste-Anne"; 
Hill.  —  Monabri.   —  L'impératrice   d'Allemagne.   —  Mgr  l)u- 
panloup.  —  La  marquise  de  Mun.  —  M.    Grant  Duff  et  Gam- 
betta. 


De  fréquents  accès  de  fièvre  assombrirent  la  gaîté 
naturelle  de  Mme  Craven,  et  quand  elle  revint  à  Paris 
bien  desmotifs  contribuèrent  à  cette  dépressionph\M 
que.  Dans  une  de  ses  lettres,  elle  écrit  :  «  Après  tout,  le 
relâchement  de  tant  de  liens  a  un  grand  avantage,  ur 
plus  grand  que  toutes  les  autres  choses  auxquelles 
nous  tenons.  » 

Cependant  elle  ne  laissa  pas  le  découragement  ei 
traver  son  travail  soutenu  et  réellement  pénible, 
les  lettres  suivantes  montrent  que  son  intérêt  se  ré- 
veillait vite,  quand  on  lui  parlait  de  quelque  chose  d( 
nouveau. 

Malgré  sa  connaissance  parfaite  de  l'anglais,  il  h 
était  difficile  d'apprécier  toutes  les  beautés  de  h 
poésie  dans  cette  langue  ;  autant  qu'il  est  difficile 
un  Anglais  d'admirer  entièrement  la  poésie  française. 
Comme  Musset  et  Lamartine,  elle  avait  admis  Byror 
dans  sa  jeunesse,  mais  la  grande  vague  de  romantisme 


MADAME   D'HARCOURT  233 

qui  avait  inondé  l'Europe  était  passée,  romantisme 
dont  le  grand  poète  anglais  était  le  maître.  Elle  n'ai- 
mait pas  beaucoup  non  plus  Wordworth  et  Tennyson. 

A  Mrs  Bishop. 

Paris,  21  février  1877. 

J'ai  reconnu  votre  écriture  sur  la  couverture  du  livre  de 
poèmes1  (Eros  inconnus),  que  j'ai  reçu  avant-hier,  et  j'at- 
tendais impatiemment  une  lettre  de  vous,  me  donnant  le 
mot  de  V énigme.  Mais  je  n'ai  rien  reçu.  Je  lis  donc  avec 
beaucoup  de  curiosité  et  d'intérêt,  et  je  me  sers  de  chaque 
petite  parcelle  d'intelligence  que  je  possède  pour  essayer 
de  comprendre  absolument  cette  poésie,  ce  à  quoi  je  man- 
que souvent.  Il  me  semble  que  je  marche  dans  la  nuit,  au 
milieu  d'un  orage,  et  que  de  temps  en  temps  un  éclair  me 
montre  que  je  suis  dans  un  décor  splendide,  bien  que  je 
le  discerne  très  vaguement. 

A  Mrs  Bishop. 

Paris,  28  février  1877. 

Ma  confusion  a  été  immense,  quand  j'ai  découvert  mon 
peu  d'intelligence  des  beautés  de  la  poésie  de  M.  Patmore. 
Bien  que  je  n'aie  pas  causé  avec  lui,  ce  soir-là,  chez  vous, 
parce  que  j'avais  la  fièvre  (ce  qui  me  rendait  absolument 
slupide),  son  air,  ses  manières,  et  tout  ce  qu'il  a  dit,  m'ont 
extrêmement  plu.  Cependant,  je  suis  contente  de  pouvoir 
dire  que  j'ai  de  suite  admiré  les  «  Standards  »,  et  que  je 
les  ai  marqués  avec  plusieurs  autres,  avant  de  recevoir 
votre  lettre.  De  plus,  j'ai  souvent,  très  souvent  le  livre  à 
lamain,  et  je  relis  ce  que  je  préfère,  chose  que  j'ai  rare- 
ment faite  pour  un  livre  de  poésie  moderne.  Tout  ceci  dit, 
je  répèle  que  je  déteste  l'obscurité  et  que  je  cesserai  d'être 
française  avant  de  pouvoir  penser  différemment  à  ce  sujet. 

Mme  d'Harcourt  est  charmante,  affectueuse  et  intelli- 
gente. Mais  elle  n'a  jamais  entièrement  secoué  Je  désa- 
vantage d'avoir  été  mêlée  de  bonne  heure  à  cette  coterie 
protestante  particulière,  des  plus  édifiantes,  de  laquelle  la 
duchesse  de  Broglie  (née  de  Staël,  et  mère  du  duc  actuel), 
était  l'étoile  la  plus  brillante.  C'était  un  ange  ;  et  Mme 
d'Harcourt  est  persuadée  que  cela  suffit,  et  qu'il  n'est  pas 

1.  De  M.  Coventry  Patmore. 


234  MADAME   CRAVEN    (1877) 

nécessaire  d'être  difficile,  quant  au  moyen  de  devenir  si 
parfait.  Bref,  je  crois  qu'il  y  a  confusion  dans  son  esprit 
entre  la  vertu  et  la  vérité,  qui  malheureusement  ne  vont 
pas  toujours  ensemble.  S'il  en  était  ainsi,  ce  serait 
trop  facile.  Néanmoins,  je  l'aime  tendrement,  et  si  j'étais 
Irlandaise  (scusate  !)  je  pourrais  dire  que  je  suis  encore 
plus  de  son  avis  que  de  celui  de  bien  des  personnes  avec 
lesquelles  je  suis  complètement  d'accord. 

Il  fut  décidé  dans  le  courant  de  l'hiver  que  la  tra- 
duction de  M.  Craven  de  la  Vie  de  M.  de  Fallou* 
serait  publiée  par  MM.  Chapman  et  Hall.  Plusieurs 
raisons  rendaient  un  voyage  en  Angleterre  nécessaire 
à  M.  Craven.  Pendant  ce  temps,  sa  femme  s'était 
confortablement  installée  dans  un  appartement  de  la 
rue  de  Miromesnil,  et,  bien  qu'elle  allât  rarement  dans 
le  monde,  elle  écrivait  en  mai  : 

J'ai  passé  la  soirée  à  Passy,  dimanche,  chez  la  duchesse 
de  .Madrid.  Sa  Majesté  ',  qui  était  présente,  a  dansé  sans 
s'arrêter  une  minute.  Elle  ne  paraît  pas  songer  à  autre 
chose  pour  le  moment.  J'aime  à  croire  que  cela  veut  dire 
que  la  guerre  civile  est  finie.  Je  l'ai  beaucoup  vue,  et  je 
l'aime  de  plus  en  plus. 

La  lettre  suivante,  écrite  le  7  mars  1877,  caractérise 
bien  Mme  Craven  : 

Les  convertis  à  la  foi  catholique  sont  déjà  amplement 
fournis  de  livres  édifiants,  et  comme  ces  livres  aident  raren 
ment  les  spectateurs,  l'unique  chose  nécessaire  est,  je 
crois,  d'apprendre  à  nous  servir,  en  parlant  des  trésors  de 
notre  chère  foi,  d'un  langage  qui  déterminera  ceux  qui  ne 
la  connaissent  pas  à  s'approcher  et  à  juger  par  eux-m< 
au  lieu  de  les  effaroucher.  Vous  recevrez  un  petit  journal 
qui  a  fait  dernièrement  une  très  tranquille  apparition,  et 
qui  a  l'air  de  passer  inaperçu.  Mais  nous  le  trouvons  char- 
mant, et  plein  de  réminiscences  des  champions  oubliés 
dont  le  langage  a  un  sou  à  nul  autre  pareil. 

Je   suis  contente  que  la   lettre   de    Montalembert  2  vous 

i.  Don  Carlos. 

2.  En  janvier    1876,  un  procès  fut  engagé  par   la  famille  et  les 


BALTHAZAR   GRAGIAN  235 

soit  parvenue,  mais  je  suis,  plus  que  jamais,  frappée  de  ce 
que  vous  me  dites  de  la  popularité  de  Loyson  eu  Angle- 
terre. Les  Anglais  manquent  parfois  étrangement  de  péné- 
tration, et  quand  l'esprit  de  parti  s'empare  d'eux,  on  cher- 
che même  en  vain  quelquefois  leur  délicat  sentiment  de 
l'honneur.  Quand  on  pense  que  cet  homme,  ayant  cette 
lettre  en  sa  possession,  une  lettre  exprimant  une  si  brû- 
lante indignation,  non  du  dernier  outrage  couronnant 
tout  le  reste  (il  n'a  pas  assez  vécu  pour  le  voir),  mais  simple- 
ment de  ce  que  le  Père  Hyacinthe  avait  quitté  son  ordre 
pour  devenir  (comme  le  croyait  le  pauvre  Montai)  un  prê- 
tre séculier,  ose,  à  l'heure  présente,  s'abriter  derrière  ce 
grand  nom  si  vénéré,  et  a  l'audace  d'appeler  Montai  notre 
ami  commun  en  m'écrivant! 

M.  Grant  Duff  avait  publié  dans  la  Fortnighllij  Re- 
fiew,  un  article  sur  Balthazar  Gracian,  fameux  jésuite 
du  dix-septième  siècle,  et  auteur  de  célèbres  apoph- 
tegmes. Mme  Graven  écrit  : 

A  M.  Grant  Duff. 

Paris,  7  mars  1877. 

Je  vous  remercie  beaucoup  des  deux  articles.  Chacun 
dans  son  genre  m'a  plu  et  m'a  intéressée  au  delà  de  ce 
que  j'attendais,  bien  que  ce  que  vous  écrivez  m'intéresse 
toujours  (même  quand  vous  vous  croyez  obligé  en  con- 
science d'établir  à  quel  point  vous  différez  d'opinion  avec 
moi,  dans  ces  choses  que  je  considère  comme  les  plus 
vraies).  Mais  c'est  amusant  que  vous  me  révéliez  l'exis- 
tence d'un  jésuite  que  je  ne  connaissais  pas,  et  qui  est  cer- 
tainement un  jésuite  très  intelligent. 

Plusieurs  de  vos  lecteurs  en  seraient  probablement  plus 
étonnés  que  moi.  Mais  ces  maximes  sont,  pour  la  plupart 
d'entre  elles,  très  frappantes,  simples  et  profondes,  exac- 
tes et  dans  un  langage  ordinaire   et  précis,   ce    qui  n'est 

amis  de  M.  de  Montalembert  contre  M.  Loyson  et  l'éditeur  de 
la  BMiollièque  et  revue  suisses,  pour  avoir  publié  un  manuscrit 
Je  M.  de  Montalembert,  sans  autorisation  et  contre  son  désir 
crit.  Les  prévenus  furent  condamnés  à  publier  le  jugement  dans 
iiuq  journaux  et  à  payer  les  frais  du  procès. 


236  MADAME   CRAVEN    (1877) 

pas  en  général  le  trait  caractéristique  des  Espagnols.  Mais 
les  saints  ont  la  facilité  de  garder  les  grandes  et  bonnes 
qualités,  et  de  perdre  les  défauts  de  leurs  différentes  na- 
tionalités. Et  je  crois  pouvoir  dire  que  le  bon  Balthazar 
Gracian  était  à  la  hauteur  de  ce  qu'il  nous  conseille.  Un 
autre  jésuite  espagnol,  plus  connu  de  la  généralité  des 
catholiques  (Rodriguez),  a  écrit  aussi  des  livres  pleins  de 
réflexions  qui  prouvent  une  connaissance  profonde  du 
cœur  humain;  et  j'en  ai  quelques-unes  toujours  présentes 
à  l'esprit.  J'aimerais  à  en  causer  avec  vous,  ainsi  que  des 
affaires  de  Russie. 

J'espère  que  vous  tiendrez  votre  promesse,  et  que  vous 
viendrez  nous  voir  à  Pâques  dans  notre  retraite  parisienne. 
Cette  année  nous  passons  nos  soirées  seuls,  plus  que  ja- 
mais, avec  une  exception  des  plus  agréables  (dont  vous 
profiterez  si  vous  y  tenez).  C'est  la  visite,  de  temps  à  autre, 
de  ma  nièce  et  de  ma  petite-nièce,  Mme  de  Dreux-Brézé  et 
sa  fille,  qui  chantent  toutes  les  deux  d'une  façon  déli- 
cieuse. J'ai  aussi,  une  fois  par  semaine,  l'honneur  d'un 
tête-à-tête  avec  la  grande-duchesse  Constantin  de  Russie  ', 
qui  a  lu  le  «  Récit  »  avec  presque  autant  de  bienveillance 
que  vous,  et  qui  (principalement  pour  le  plaisir  d'en  par- 
ler), m'a  priée  de  venir  chez  elle  quand  elle  arriverait. 
Depuis,  je  l'ai  beaucoup  vue.  Elle  est  charmante.  Quoi  d'I- 
natieff,  et  quoi  de  tout?  Je  voudrais  que  vous  eussiez  le 
temps  de  m'écrire  les  nouvelles.  Le  dix-neuvième  siècle 
commence  sous  de  brillants  auspices. 

A  Mrs  Bishop. 

Paris,  12  mars  1877. 

Merci  mille  fois  de  l'encourageante  nouvelle  que  vous 
me  donnez  concernant  la  Vie  de  Cochin.  Je  désire  vivement, 
de  toute  façon,  qu'elle  paraisse  enfin.  Je  n'en  espère  au- 
cun profit  pour  Auguste,  mais  je  désire  beaucoup  que 
son  long  travail  ne  soit  pas  perdu. 

Marie  de  la  Ferronnaj's  -  est  une  chère  créature,  elle  a 
plus  de  raison  et  de  tact  qu'aucun  de  ceux  que  je  con- 

1.  Alexandra,  fille  du  duc  de  Saxe-Altenbourg,  mariée  au  grand- 
duc  Constantin,  oncle  de  l'empereur  régnant  de  Russie. 

2.  Femme  du  marquis  Henri  de  la  Ferronnays  (fils  unique  de 
Fernand).  Elle  était  la  fille  du  duc  des  Cars. 


PUBLICATION    DU    ('    TRAVAIL    D'UNE    AME    ))         237 

nais.  Je  suis  contente  qu'elle  n'ait  pas  tout  à  fait  aban- 
donné son  chant,  qui  aurait  pu  être  parfait  si  elle  l'avait 
moins  négligé.  A  propos  de  cela,  j'ai  deux  autres  nièces 
(ou  plutôt  une  nièce  et  une  petite-nièce)  dont  le  chant 
mérite  réellement  cette  appellation.  Il  y  a  longtemps  que 
je  n'ai  rien  entendu  d'aussi  ravissant:  cette  mère,  jeune 
encore,"et  cette  fille  de  dix-huit  ans,  chantant  ensemble. 
Cette  nièce  est  la  fille  de  mon  frère  aîné  Charles,  Mme  de 
Dreux-Brézé.  Sa  fille  vient  de  faire  son  entrée  dans  le 
monde. 

Vous  désirez  que  je  vous  parle  de  moi,  mais  il  vaut 
mieux  ne  pas  le  faire.  C'est  une  mauvaise  habitude  dont  je 
dois  me  débarrasser.  Elle  nuit  certainement  à  cet  état 
d'esprit  (duquel  Mme  Swetchine  était  un  saint  et  parfait 
exemple)  exprimé  par  ce  mot  qu'elle  a  si  parfaitement 
réalisé  :  «  Etre  content  de  Dieu  ».  Tout  ce  qui  gêne  encore 
ma  vie,  et  l'agite,  me  semble  si  entièrement  sa  volonté 
que  je  dois  supporter  tranquillement  et  me  garder  de  dé- 
sirer ce  qu'évidemment  je  ne  dois  pas  posséder. 

Dieu  sait  mieux  que  nous  ce  qu'il  faut. 

Au  mois  de  mars,  le  livre  de  Mme  Craven  «  le  Tra- 
vail d'une  âme  »  parut  dans  le  Correspondant.  Elle 
écrit  de  cette  adaptation  de  l'ouvrage  de  Lady  Ama- 
bel  Cowper  «  Unravelled  Convictions  »  : 

Comme  je  l'ai  fait  de  la  longueur  qui  convient  à  une 
revue,  c'est  très  écourté.  Mais  on  m'a  conseillé  de  m'en 
tenir  à  cette  forme  pour  les  lecteurs  français,  auxquels 
je  n'aurais  pu  présenter  une  traduction  sans  commen- 
taires. J'ai  dû  supprimer  plusieurs  beaux  passages.  Cepen- 
dant, j'espère  qu'il  fera  du  bien,  même  arrangé  ainsi.  J'en 
suis  frappée  comme  d'un  étonnant  résultat  de  la  bonne 
volonté  et  de  la  grâce  sur  l'esprit  d'une  jeune  fille  de 
vingt  ans.  Il  est  parfois  éloquent  jusqu'à  l'inspiration. 

Dans  la  lettre  suivante,  elle  écrit  : 

Je  suis  grandement  surprise  de  découvrir  que  ce  petit 
livre  sera  probablement  utile,  et  fera  du  bien  en  France, 
parmi  nos  protestants  et  nos  infidèles. 


238  MADAME    CRAVEN    (1877) 

Au  mois  de  juin,  Mme  Craven  se  trouvant  de  nou- 
veau à  Sainte-Anne's  Hill,  écrivait  : 

J'ai  tenté  de  commencer  une  autre  histoire,  mais  j'ai 
peur  (ce  n'est  pas  une  imagination)  d'être  forcée  de  la  lais- 
ser. Je  crains  que  la  puissance  d'inventer  ne  m'ait  aban- 
donnée pour  de  bon,  comme  elle  était  venue,  sans  que  je 
sache  où  et  comment,  et  quand  j'étais  déjà  une  vieille 
femme.  S'il  en  est  ainsi,  fiât  ! 

Le  28  août,  Mme  Craven,  se  trouvant  à  Monahri, 
écrivait  à  Mrs  Bishop  : 

L'Impératrice  d'Allemagne  est  venue  le  30  passer  la 
journée.  Et  maintenant,  l'évèque  d'Orléans  est  ici,  et  vous 
envoie  beaucoup  de  bénédictions  et  de  souvenirs.  Il  n'est 
pas  bien,  et  il  a  vieilli.  Mais  son  cœur  et  son  esprit  sont 
grands  et  bons  comme  toujours. 

Pendant  son  séjour  à  Lumigny,  Mme  Craven  avait 
été  absorbée  par  un  travail  que  lui  avait  demandé  le. 
marquis  de  Mun.  C'était  une  esquisse  de  la  vie  de  sa 
seconde  femme  qui  venait  de  mourir  l. 

Personne  ne  se  serait  acquitté  de  cette  tâche  avec 
plus  de  tendresse,  que  celle  qui  avait  trouvé  un  se- 
cond foyer  dans  ce  vaste  cercle  de  Lumigny. 

A  Mrs  Bishop. 
La  Roche-en-Brény,  8  septembre  1877. 

Je  suis  toujours  contente  de  vos  compliments,  mais  vous 
ne  devez  pas  m'en  faire.  Comment  pouvez-vous  parler  de 
mon  activité,  quand  je  suis,  à  la  fois,  si  lente  et  si  pares- 
seuse? Depuis  dix-huit  mois,  je  n'ai  rien  écrit  que  ces  quefe 
ques  lignes.  Non,  je  ne  suis  pas  active,  et  il  serait  désira* 
ble,  à  bien  des  points  de  vue,  que  je  le  fusse.  Je  suis  hon- 
teuse, et  je  ne  mérite  aucune  louange. 

J'ai  noté  'otre  réflexion  sur  Gambetta.  Mais  je  ne  m'op- 
poserais pas  à  ce  que  ses  adversaires  politiques  et  religi  iux 
en  France  se  rencontrassent  avec  lui.  Je  voudrais  qu'ils 

1.  Mlle  Glaire  de  Ludre  Frolois. 


M.    GRANT   DUFF   ET   GAMBETTA  239 

fussent  moins  séparés.  Je  voudrais  les  voir  quelquefois 
discuter  avec  lui  les  affaires,  face  à  face,  et  le  traiter 
comme  un  ennemi  honorable,  le  pousser  peut-être  à  en 
devenir  un.  Mais  je  m'oppose  à  ce  qu'un  homme  comme 
M.  Grant  Duff,  un  libéral  avancé  certainement,  mais  un 
gentilhomme,  absolument  incapable  de  pactiser  avec  des 
doctrines  sociales  (mettant  de  côté  la  question  religieuse) 
telles  que  les  doctrines  de  Gambetta  et  de  son  parti, 
je  m'oppose  à  ce  qu'un  homme  comme  lui  en  parle 
comme  s'il  appartenait  au  même  camp. 


CHAPITRE  XXX  (1877-1878) 


Menou.  —  Lumigny.  —  Le  Correspondant  publie  la  seconde  par- 
tie des  «  Réminiscences  ».  —  Le  bal  de  Mrs  Bellew.  —  Rochecolle. 
—  La  marquise  de  Castellane.  —  La  Roche.  —  Monabri. 


A  Mrs  Bishop. 

Menou,  12  octobre  1877. 

Je  me  suis  trouvée  très  tranquille,  et  j'ai  pu  jouir  de 
l'absolu  repos  de  mon  séjour  à  la  Roche-en-Brény.  Je  ne 
demande  même  pas  à  contempler  une  très  belle  nature. 

Le  paysage,  dans  ces  régions,  est  tout  juste  joli,  mais  il 
est  vert  et  ondulé.  Les  bois  sont  magnifiques,  et  c'est  le 
repos  ;  le  cher  repos,  délicieux,  nécessaire.  Au  moins,  il 
semble  en  être  ainsi,  et  j'ai  pu  laisser  de  côté  une  quantité 
de  pensées  fatigantes.  Mais  elles  reviendront,  et  doivent 
revenir  bientôt  en  grand  nombre,  je  le  crains.  En  deux 
mots,  il  me  paraît  indispensable  d'abandonner  Paris.  Et 
quand  nous  le  quitterons,  nous  ne  savons  pas  où  nous 
irons.  Je  me  dirige  maintenant  vers  Lumigny,  où  je  suis 
très  impatiemment  attendue.  Ce  sera  une  réunion  horri- 
blement pénible,  et  plus  encore  à  ce  moment  de  l'année 
qui  était  ordinairement  si  gai,  dans  cette  grande  maison  où 
toute  la  famille  était  réunie. 

v  Mrs  Bishop. 

Lumigny,  28  octobre  1877. 
J'ai  l'intention  de  vous  écrire  depuis  mon  arrivée,  mais 


LUMIGNY  241 

j'ai  été  un  peu  souffrante  pendant  ces  tristes  premiers 
jours. 

Je  resterai  ici  jusqu'après  le  2  novembre,  qu'on  célèbre 
dans  cette  contrée  avec  une  grande  et  touchante  solennité. 
Tous  les  gens  du  village  vont  en  procession  au  cimetière, 
et  portent  des  fleurs  sur  les  tombes  de  leurs  amis.  v0us 
devinez  à  quel  point  c'est  pénible  pour  tous  ici.  Pour  eux 
et  pour  moi,  je  voudrais  que  ces  jours  fussent  passés.  Après 
cela,  je  retournerai  à  Paris,  d'où  nous  ne  sortirons  pas  cet 
hiver,  je  suis  heureuse  de  le  dire. 

Je  vous  en  prie,  rappelez-moi  très  particulièrement  à 
Lord  Stratford  de  Redcliffe.  Je  l'ai  beaucoup  vu  dans  un 
temps  ainsi  que  sa  femme.  Ils  ont  été  très  bons  pour  moi 
et  j'ai  toujours  eu  beaucoup  de  respect  et  d'affection  pour 
lui.  Il  connaît  ma  vie  brillante  de  Naples.  Lady  Stratford 
était  malade,  et  j'ai  chaperonné  ses  filles  dans  bien  des 
occasions.  A  Rome  aussi,  où  nous  demeurions  tous  quand 
la  guerre  a  éclaté.  Lord  Stratford  avait  compris  d'avance 
qu'elle  ne  mènerait  à  rien  de  bon,  tandis  que  je  m'illusion- 
nais, ayant,   comme  vous  le  savez,  des  tendances  libérales. 

Quand  Mme  Craven  revint  à  Paris  en  décembre,  les 
doutes  et  les  indécisions  du  maréchal  de  Mac-Mahon 
a'étaient  pas  encore  résolus  : 

Bref,  écrivait-elle,  «  personne  ne  sait  rien,  et  tout 
îst  possible,  ce  pays  n'étant  pas  de  ceux  où  «  rien 
l'arrivé  »,  «  comme  dit  Charles  Greville  en  parlant  de 
'Angleterre.  » 

Une  autre  partie  des  «  Réminiscences  »  parut  dans 
e  Correspondant  de  ce  mois.  C'est  le  chapitre  où  elle 
lépcint  la  noble  existence  de  Lord  et  Lady  Ellesmere 
i  Worsley. 

Personne,  mieux  que  Mme  Craven,  n'a  su  rendre  le 
harme  de  cette  société  qui  a  gardé  les  traditions  des 
;rands  seigneurs,  mêlées  à  la  largeur  des  idées  mo- 
dernisées au  commencement  du  règne  de  Victoria. 

Nous  ne  nous  étonnons  pas  du  plaisir  qu'elle  y  trouve 
t  qu'elle  exprime  si  franchement,  même  après  ses 
uccès  de  jeunesse  à  Naples. 

MADAME    CRAVEN.  16 


242  MADAME   CRAVEN    (1878) 

A  Mrs    Bishop. 

Paris,  6  avril  1878. 

Me  voyez-vous,  vous  écrivant  du  Sacré-Cœur,  où  je  suis 
en  retraite  depuis  le  commencement  de  la  semaine? 

Je  vous  remercie  encore  et  encore  de  toutes  les  choses 
intéressantes  que  vous  nous  avez  envoyées.  Je  trouve  si 
affreux  de  penser  que  tant  de  gens  que  nous  connaissons 
ne  croient  à  rien,  et  que,  sans  doute,  leur  nombre  augmente! 
Quand  on  a  le  temps  (comme  moi  ici)  de  réfléchir  profon- 
dément sur  le  bienfait  de  la  foi  et,  sur  la  satisfaction  qu'elle 
procure  à  toutes  nos  facultés,  et,  comme  disait  Mme  Swet- 
chine,  «  plus  qu'à  chacune  d'elles,  à  notre  raison  »,  on 
souffre,  en  pensant  à  ces  amis  dont  l'intelligence  est  privée 
de  cette  lumière. 

On  vous  a  dit  que  j'étais  bien  et  brillante  ! 

Quant  à  ma  splendeur,  cela  veut  dire  que  j'ai  paru  au 
bal  de  Mrs  Beilew,  chose  que  je  n'avais  pas  faite  depuis 
des  années.  Tant  d'années,  que  la  jeunesse  qui  dansait  là 
n'était  certainement  pas  au  monde,  quand  je  suis  allée  au 
bal  pour  la  dernière  fois  à  Paris.  Mrs  Beilew  ayant  pris  pour 
trois  mois  un  appartement  dans  lequel  se  trouve  une  salle 
de  bal,  il  fallait  bien  s'en  servir.  Je  l'ai  secondée  en  la  pré- 
sentant à  ma  nièce,  Mme  de  Dreux-Brézé,  dont  la  fille  est 
du  même  âge  que  la  sienne.  Comme  je  suis  retirée  du 
monde,  ma  nièce  l'a  aidée  à  faire  une  liste,  et  s'est  servie 
de  mon  nom  tant  qu'elle  a  voulu,  quand  ses  amis  lui 
ont  demandé  où  elle  avait  rencontré  cette  Anglaise  que 
personne  ne  connaissait  dans  le  monde  à  Paris.  Tout  cela 
a  fait  plaisir  à  Mrs  Beilew  et  à  sa  fille.  La  fête  a  très  bien 
réussi.  On  pourra  trouver  étrange  que  je  me  sois  mêlée 
d'une  pareille  affaire;  mais  il  eût  été  bien  peu  gracieux  de 
ma  part  de  ne  pas  faire  ce  que  je  pouvais  pour  cette  mère 
et  cette  fille  charmantes  toutes  les  deux. 

Autrement  l'hiver  a  été  particulièrement  monotone 

Comme  léger  exempledu  regime.de  bon  plaisir  sous  lequel 
nous  vivons,  je  vous  dirai  qu'Albert,  mon  neveu,  qui  a  été 
élu  en  octobre,  avec  une  majorité  de  2.000  voix,  n'a  pas 
encore  été  validé. 

11  est  à  la  Chambre  des  députés,  exposé  à  en  être  cnassé| 
quand  il  plaira  à  ceux  qui  gouvernent  de  le  décréter. 


SÉJOUR    A    LA    ROCHE    CHEZ    Mme   COCHIN  243 

Mais  je  pense  à  la  France  le  moins  que  je  peux.  Rome, 
l'Est  et  l'Angleterre  occupent  à  présent  toutes  mes  pensées. 
Je  suis  pleine  d'espoir  et  de  confiance  en  Léon  XIII,  et  je 
crois  que  son  pontificat  sera  celui  de  la  lumière  et  de  la 
paix...  J'ai  mille  choses  à  vous  dire,  mais  il  est  temps  de 
s'arrêter,  car  il  faut  aller  à  la  chapelle.  C'est  le  dernier 
jour  de  cette  semaine  de  repos  céleste,  ilont  j'ai  profondé- 
ment joui. 

Au  mois  de  janvier  1878,  Mme  Craven  avait  déjà 
commencé  un  autre  roman.  «  Je  veux  un  peu  décrire 
la  société  française,  mais  cela  me  glace  et  je  ne  puis 
continuer.  Je  sais  trop  bien  quelle  est  ma  difficulté. 
Il  est  impossible  d'en  faire  une  véritable  peinture  sans 
froisser. C'est  l'avantage  des  étrangers  sur  nous.  Il  y 
a  toujours  dans  leurs  descriptions  quelque  chose 
d'idéalisé  qui  plaît  aux  modèles.  Et  ces  descriptions 
sont  tellement  générales  dans  leur  vérité,  qu'elles 
consolent  ceux  qui  se  trouvent  mal  traités.  » 

C'était  l'année  de  l'Exposition,  et,  àleur  grand  ennui. 
M.  et  Mme  Craven  louèrent  leur  appartement  depuis 
le  mois  de  mai  jusqu'en  octobre.  M.  Craven  était  fort 
absorbé  par  sa  très  intéressante  traduction  des  lettres 
de  Lord  Palmerston.  Il  poussait  les  éditeurs  de  Paris  : 
ceux-ci  n'étaient  pas  très  satisfaits  d'un  travail  qui  leur 
paraissait  absolument  «  anti-français  ».  Le  premier 
volume  fut  une  traduction  réduite  des  trois  volumes 
de  Lord  Dalling.  et  le  second,  des  deux  volumes  de 
M.  Evelyn  Ashley  sur  Lord  Palmerston. 

Mine  Craven  écrivait  à  Mrs  Bishop  de  chez  Mme  Co- 
chin  : 

La  Roche,  3  juin  18?78. 

J'ai  joui  du  plus  délicieux  repos  sur  les  bords  de  la  Loire, 
dans  cette  Touraine  agréable  et    tranquille,  où    le   climat 
jest  aussi  doux  et  bienfaisant  que   l'aspect    du   pays  et  de 
es  habitants.  J'ai  fait  aussi  un  long  séjour  à  Rochecotte,  an- 
tenne propriété  du  prince  de  Talleyrand,  et    que  possède 
naintenant  sa  nièce,  Mme  de  Castellane1,  mon  amie,  et 

1.  Pauline  de  Talleyrand-Péri^onl,  marquise  de  Castellane. 


244  MADAME   GRAVEN    (1878) 

une  sainte.  J'ai  réellement  trouvé  là  tout  ce  dont  j'avais 
besoin  dans  le  moment  :  la  plus  grande  affection,  et  le  plus 
noble  exemple.  Un  profond  repos,  une  liberté  complète,  et 
le  genre  de  société  qui  me  convenait  le  mieux.  Vous  sou- 
venez-vous du  bon  et  intelligent  abbé  Couvreux,  un  des 
assistants  de  l'évèque  d'Orléans  à  la  villa  Grazioli  ?...  Le 
pauvre  homme  est  maintenant  affligé  d'une  incurable  ma- 
ladie delà  moelle  épinière.  Il  est  installé  à  Rochecotte,  et 
la  santé  de  ma  pauvre  amie  est  aussi  détruite  que  la 
sienne.  C'est  pour  elle  une  immense  consolation  de  l'avoir 
pour  dire  la  messe  dans  sa  chapelle  tous  les  matins,  et 
pour  l'aider  dans  ses  innombrables  bonnes  œuvres.  Il  est 
encore  assez  fort  pour  y  participer  et  les  encourager,  mais 
il  ne  supporterait  pas  la  fatigue  du  ministère  dans  une  pa- 
roisse, encore  moins  le  genre  de  travail  dans  lequel  [se 
succédaient  à  tour  de  rôle  les  assistants  de  notre  cher 
évèque. 

En  attendant,  l'évèque  a  gagné  une  autre  victoire,  et 
sauvé  la  France  de  l'ignominie  d'un  festival  en  l'honneur 
de  Voltaire.  Mais  c'est  une  bataille  qui  se  renouvelle  perpé- 
tuellement, et  nous  vivons  au  milieu  de  cette  lutte. 

A  M.  Grant  Dut. 

Monabri,  23  juin  1878. 

L'invocation  '  dont  vous  me  parlez  a  été  omise  à  dessein. 
Si  vous  me  demandez  pourquoi,  je  vous   répondrai  simple- 
ment que  ne  pouvant  tout  insérer  sans  dépasser  les  limites 
déjà  bien  reculées   de    ce  genre  de   livre,  j'ai  dû   éliminer 
tout  le  temps.  De  cette  façon,  j'ai  mis   de   côté   le  pa- 
auquel  Montalembert  fait  allusion,  sans  autre  intention  que 
d'abréger  une  citation,  et  probablement  parce  que  je  pré- 
férais ce  que  j'ai  mis.  J'ai  conscience  d'avoir  laissé  d>- 
beaucoup  de  belles  choses  dans    ces   deux    volumes'-.    Ma 
difficulté  était  de  savoir  ce  qu'il    fallait   omettre,  puisque 
jenepouvais  pas  tout    écrire.  Cet  embarras  de  rie  h 
m'a  souvent  rendue  perplexe.  Mais  je  suis   loin  de  croire 
que,  tout  en  ayant  fait  de  mon  mieux,  on    n'aurait  pas  pu 

1.  C'est  une  allusion  à  quelque  chose  écrit  par  Albert  sur 
Alexaudrine,  et  qui  possédait  un  mérite  extraordinaire  aux  yeux 
de  M.  de  Montalembert. 

2.  Le  «  Récit  d'une  sœur  ». 


SÉJOUR   A   MONABR1  215 

arriver  à  une  plus  grande  perfection.  Je  resterai  ici  jusqu'à 
la  fin  d'août,  je  pense;  et  alors,  j'irai  rejoindre  mon  mari 
en  Franche-Comté,  chez  les  Montalembert. 

J'ai  vu  Lady  Blennerhasset  un  instant  à  Paris,  plus  spiri- 
tuelle et  plus  brillante  que  jamais...  Quand  Sir  John  Lub- 
bock  viendra  à  Paris,  je  vous  en  prie,  demandez-lui  de  ma 
part,  en  lui  offrant  mes  meilleurs  souvenirs,  la  permission 
de  lui  présenter  un  de  mes  jeunes  amis,  Denys  Cochin  (le 
fils  d'Augustin  Cochin),  qui  est  dévoué  à  la  science,  et  ad- 
mirateur passionné  de  Sir  John. 


CHAPITRE  XXXI  (1878) 


Voyage  de  Monabri  à  Maiche.  —  Lettre  de  M.  Craven  à  sa  femme. 
Lumigny. 


Entre  les  feuillets  d'un  livre  de  notes,  dans  lequel 
Mme  Craven  avait  écrit  par  intervalles  entre  1879  et 
1884,  Mrs  Bishop  a  trouvé  une  lettre  de  M.  Craven  à 
sa  femme,  datée  du  28  août  1878,  immédiatement 
après  son  voyage  de  Monabri  à  Maiche.  Mieux  que 
toutes  les  paroles,  elle  témoigne  de  leur  tendresse 
mutuelle. 

Très  chère, 

Je  suis  content  de  vous  voir  écrire  dans  de  si  bonnes  dis- 
positions après  votre  pénible  voyage.  J'espère  que  vous 
n'en  avez  éprouvé  aucun  ennui.  Je  suis  un  peu  agité  dans 
l'attente  de  demain,  et  cet  énervement  me  stupéfie.  Il  ne 
faut  donc  pas  espérer  grand'chose  de  moi  aujourd'hui, 
bien  que  vous  occupiez  toutes  mes  pensées  qui  se  résu- 
ment en  une  seuîe  :  la  ferme  conviction  que  si  notre  car- 
rière terrestre  est  à  peu  près  terminée,  nous  avons  devant 
nous,  avec  la  grâce  de  Dieu,  une  vie  éternelle  plus  heu- 
reuse que  celle-ci,  et  pendant  laquelle  nous  ne  serons  ja- 
mais séparés.  Le  plus  tôt  que  sonnera  cette  heure,  le 
mieux  cela  vaudra.  En  attendant,  que  Dieu  vous  bénisse, 
vous,  le  cher  ange  qui  plus  que  tout  et  que  personne  m'a» 
vez  appris  à  l'aimer. 


LUMIGNY  247 

Le  7  décembre  1878,  Mme  Graven  écrivait  de  Lumi- 
gny  à  Mrs  Bishop  : 

Dans  cette  maison  (où  la  réunion  exclusivement  de  fa- 
mille se  compose  de  vingt-deux  personnes  et  de  dix  enfants), 
j'ai  reçu  hier  seulement  une  longue  explication  sur  les 
nombreux  inconvénients  de  mettre  le  «  Récit  »  entre  les 
mains  des  très  jeunes  filles,  et  même  de  toutes  les  jeunes 
filles.  Dans  une  liste  de  livres  qui  m'est  tombée  sous  les 
yeux  dernièrement,  j'ai  lu  un  grand  éloge  de  «  sœur  Na- 
talie  »,  avec  seulement  cette  petite  observation  que  ce 
n'est  pas  à  donner  à  de  très  jeunes  personnes.  Et  puis,  ces 
jeunes  personnes  si  bien  gardées  de  ces  dangers,  à  mon 
avis  imaginaires,  ne  sont  pas  plus  tôt  mariées,  qu'elles  se 
plongent  dans  la  littérature  des  romans  modernes  fran- 
çais, et,  n'ayant  jamais  mis  le  pied  au  théâtre,  vont  voir 
tout  ce  qui  se  joue  immédiatement  après.  C'est  un  étrange 
système,  et  c'est  égal  ment  étrange  qu'il  réussisse  au 
moins  aussi  bien  que  l'autre. 


CHAPITRE  XXXII  (1879-1880) 


Mgr  de  Dreux-Brézé  au  mariage  de  sa  nièce.  —  Anxiétés    et  in- 
décisions. —  Détermination  de  vendre  !es  tableaux  de  famille. 


A  M.  Grant  Dcff. 

Paris,  23  janvier  1879. 

Il  faut  que  je  vous  remercie  sans  retard,  mon  bon  ami, 
du  paragraphe  que  vous  m'avez  envoyé.  Je  remercie  aussi 
Lady  Reay  de  l'avoir  copié.  Le  temps  a  amené  de  tels 
changements,  et  des  deux  côtés  les  opinions  sont  devenues 
tellement  extrêmes,  que  j'ai  perdu  depuis  longtemps  l'ha- 
bitude que  j'avais  autrefois  d'entendre  tous  les  partis  par- 
ler de  mon  père  avec  justice  et  vérité.  Ces  quelques  lignes 
(qui  peignent  si  exactement  son  caractère,  et  qui  sont 
si  justes  et  si  vraies)  sont  doublement  les  bienvenues,  et 
je  vous  remercie  de  me  les  avoir  envoyées. 

En  revenant  de  Cannes  à  Paris,  Mrs  Bishop  resta 
quelques  jours  dans  cette  dernière  ville  et  se  trouva 
constamment  avec  Mme  Craven.  Son  petit  home  de 
la  rue  de  Miromesnil  était  à  la  veille  de  disparaître. 
Elle  était  comme  un  voyageur  fatigué,  obligé  de  re- 
partir pour  des  pays  inconnus.  Dans  sa  touchante 
humilité,  elle  écrivait  : 

Vous  n'imaginez  pas  ijuelle  étrange  sensation  de  soula- 


MONSEIGNEUR   DE  DREUXBRÉZÉ  240 

gement  moral  j'ai  éprouvée,  en  vous  disant  tout  ce  que  je 
vous  ai  dit,  et  en  écoutant  vos  pacifiantes  réponses,  en 
plus  de  la  perspective  d'un  secours  réel,  aussi  nécessaire 
que  l'autre.  Croyez-vous,  cependant,  que  cette  faible  espé- 
rance à  peine  réalisée,  m'a  causé  un  plaisir  si  extraor- 
dinaire et  si  peu  familier  maintenant,  qu'elle  m'a  sur- 
excitée et  empêchée  de  dormir  ?  Ceci  prouve  à  quel  point 
j'ai  perdu  l'habitude  de  la  paix. 

A  M.  Grant  Duff. 

Paris,  23  mai  1879. 

Vous  devez  me  trouver  bien  ingrate  de  ne  pas  vous 
avoir  encore  remercié  de  la  belle  traduction  en  vers  de  la 
prose  poétique  de  mon  Alex.  Sont-ils  de  Lord  Coleridge, 
ou  de  son  frère  i  (mon  bon  ami  jésuite)?  Vous  m'avez  promis 
de  me  le  dire,  et  je  suis  curieuse  de  le  savoir.  Une  fois,  en 
Angleterre,  on  m'avait  montré  une  magnifique  traduction 
illustrée  de  ces  lignes.  Ces  choses  me  font  éprouver  une 
telle  reconnaissance  que  je  voudrais  n'en  jamais  distraire 
mes  pensées  et  pouvoir  toujours  m'y  arrêter. 

Je  voulais  vous  écrire  tout  cela,  et  plus  encore  depuis 
longtemps. 

Mais  les  nombreux  mariages  qui  vont  avoir  lieu  dans  ma 
famille  ont  absorbé  une  grande  partie  de  mon  temps. 

A  Mrs  Bishop. 

Paris,  12  juin  1879. 

Le  mariage  de  ma  nièce  s'est  très  bien  passé.  Elle  était 
charmante,  jolie,  et  paraissait  heureuse.  Son  oncle,  l'évê- 
que  de  Moulins  (Mgr  de  Dreux-Brézé),  lui  a  fait  présent  de 
sa  magnifique  robe  de  noce.  En  conséquence,  le  jour  qui 
a  suivi  celui  où  on  l'a  exposée  (à  la  signature  du  contrat), 
il  est  arrivé  pour  régler  son  compte,  a-t-il  dit,  portant 
sous  le  bras  une  petite  boîte  en  marqueterie  qu'il  lui  a 
donnée.  Elle  contenait  vingt  rouleaux  de  1.000  francs.  Il 
lui  a  seulement  demandé,  lorsque  sa  robe  serait  payée,  de 
dépenser  le  reste  en  une  fois,  pour  un  seul  objet  qu'elle 
garderait  en  souvenir  de  lui.  Tant  de  bonté,  de  générosité 

1.  Allusiun  faite  à  l'admirable  traduction  de  ce  passage  du 
«  Récit»,  «  Perles  larmes  de  la  mer  ». 


250  MADAME   CRAVEN    (1879) 

et  de  grâce,  m'ont  rappelé  qu'il  appartenait  à  l'ancien  ré- 
gime, bien  que  la  solidité  du  don  prouvât  qu'il  n'était  pas  ■ 
sans  avoir  observé  la  tendance  de  cette  génération.  Il  a 
officié  d'un  air  très  saint,  très  paternel,  avec  des  manières 
de  grand  seigneur.  Vous  souvenez-vous  de  lui  à  Rome,  et  de 
ses  vendredis  qui  se  croisaient  avec  les  miens?  Et  notre 
cher  évêque  qui  fut  si  imprudemment  impoli  à  son 
égard?... 

A   M.  I.RA.NT   Duff. 

Paris,  16  juin  1879. 

Nous  avons  pris  la  détermination  de  nous  séparer  de 
ces  tableaux  qui  ont  une  si  grande  valeur,  et  auxquels 
nous  tenons  tant  pour  d'autres  raisons 

Mon  mari  compte  aller  en  Angleterre  pour  voir  s'il  y 
a  quelque    chance    de  les  vendre,  et   notre  bonne  amie, 

Mrs   Bishop,  s'en    occupe   aussi Ils    peuvent    compter 

parmi  les  meilleurs  de  Romney.  S'il  vous  venait  à  l'idée  le 
plus  petit  conseil  à  nous  donner  là-dessus,  faites-le  chari- 
tablement. Nous  n'entendons  rien  à  ces  sortes  de  choses, 
et  déplus,  nous  n'avons  généralement  pas  de  chance. 

On  avait  prévenu  M.  et  Mine  Craven  que  les  por- 
traits du  Margrave  et  de  la  Margravine  d'Anspach  et 
le  groupe  de  Keppel  et  de  Berkeley  Craven,  de  Romney, 
qui  leur  avaient  paru  intéressants  comme  souvenirs 
de  famille,  avaient  une  valeur  considérable  en  Angle- 
terre, où  Romney  était  devenu  à  la  mode.  La  pers- 
pective soudaine  de  cette  vente  à  un  bon  prix  fut, 
pour  Mme  Craven,  un  inexprimable  soulagement. 
Mais  elle  sentit  profondément  le  chagrin  de  se  séparer 
de  ces  tableaux.  Elle  reprend  son  journal  le  17  juin, 
après  un  intervalle  de  trois  mois  pendant  lesquels 
elle  avait  beaucoup  souffert. 

Ces  magnifiques  tableaux,  qui  sont  associés  à  chacun 
des  souvenirs  de  ma  jeunesse,  et  plus  encore  à  ceux  de 
ma  vie  brillante  de  Naples,  sont  partis.  Je  ne  les  rever- 
rai plus.  Après  tout,  je  ne  suis  pas  détachée  des  acces- 
soires de  ma  vie  passée,  et  je  devrais  au  moins  avoir 
atteint  ce  léger  degré  d'abandon,  après  de  si  nombreuses 


ANXIÉTÉS   ET   INDÉCISIONS  251 

leçons  et  tant  d'efforts.  Je  dois  me  laisser  conduire  sans 
même  désirer  savoir  où.  Après  avoir  fait  de  mon  mieux, 
dans  ce  qui  semblait  mon  devoir,  après  avoir  offert  à  Dieu 
toute  ma  vie  et  lui  en  avoir  laissé  la  direction  en  toutes 
choses,  je  dois  avoir  une  foi  vive  et  une  humble  espé- 
rance. Je  n'ai,  qu'à  fermer  les  yeux  et  à  me  laisser  con- 
duire. 

L'hiver,  avec  ses  anxiétés  et  ses  indécisions,  a  été  long 
à  supporter.  Mais,  après  tout,  les  épreuves  ont  été  peu  de 
chose.  Je  bénis  Lieu  de  chacun  de  sesjours,  même  de  ceux 
qui  m'ont  paru  tristes,  pendant  leur  durée.  J'ai  vu  peu  de 
monde,  et  comme  à  l'ordinaire,  plus  même  qu'à  l'ordi- 
naire, je  n'ai  pas  vu  les  personnes  dont  l'oubli  me  cause 
le  plus  grand  chagrin.  Adrien  a  été  sérieusement  malade, 
mais  Dieu  nous  l'a  conservé,  quand  lui-même  s'était  pré- 
paré à  mourir  avec  une  admirable  résignation. 

Quand  la  vie  est  finie  et  que  nous  n'avons  pas  d'enfants  en 
qui  nous  la  voyons  recommencer  sous  une  forme  plus  belle, 
peut-être,  parce  qu'elle  est  moins  égoïste  qu'avant,  le  spec- 
tacle de  ces  destinées  transparentes,  de  ces  cercles  qui  se 
resserrent  ou  se  dispersent,  l'espérance  et  la  confiance  avec 
lesquelles  chacun  s'embarque  tour  à  tour  pour  ce  voyage 
vers  l'avenir,  me  causent  une  grande  émotion.  Je  me  sens 
à  la  fois  heureuse  et  triste.  Triste,  par  ce  sentiment  natu- 
rel qui  déteste  la  privation  et  qui  aimerait  mieux  suppor- 
ter les  inquiétudes  accompagnant  les  biens  de  ce  monde, 
en  comptant  parmi  eux  les  enfants  et  la  fortune  ;  heu- 
reuse, par  ce  sentiment  plus  vrai,  satisfait  d'être  libre  de 
liens  qui  nous  attachent  à  la  terre  que  nous  quitterons  si 
tôt,  et  à  laquelle  nous  nous  accrochons  trop  fortement, 
même  quand  nous  avons  été  privés  de  ce  qui  resserre  le 
plus  ces  liens.  Oh  I  chère  et  vraie  liberté  de  l'esprit  et  du 
cœur,  puisse-t-elle  croître  en  moi,  et  me  rendre  douce, 
confiante,  silencieuse  et  indifférente  aux  disputes  de  la 
terre. 

Simone  s'est  mariée  le  19  juin,  et  Marie  le  24.  Toutes 
deux  étaient  charmantes  dans  leurs  toilettes  de  noce  et  de 
Centrât. 


CHAPITRE  XXXIII  (1880) 


Paris.  _  Le  Père  Hyacinthe.  —  Le  Père  Ferrari  et  «  le  Mot  de 
l'énigme  ».  —  La  Roche-en-Brény.  —  Mort  du  Prince  Impérial. 
—  M.  de  Radowitz.  —  Montalemberl  et  l'infaillibilité.  —  Mo- 
nabri.  —  Voyage  inattendu  en  Angleterre,  Stoke  Farm.  —  "Wind- 
sor. —  Le  couvent  anglican  de  Clewer.  —  Impressions  sur 
"Windsor.  —  Tunbrigde- Wells.  —  M"  Jackson  et  M"  Leslie 
Stephen.  —  Lord  Stratford  de  Redcliffe.  —  Frognal.  —  Visite  à 
Ghislehurst  à  la  tombe  du  Prince  Impérial.  —  York-House.  — 
M.  Morley.  —  Weybridge.  —  Glenbam.  —  Londres.  —  Joie  de 
retrouver  Farm  Street.  —  M.  Leslie  Stephen  et  Newman.  — 
Mme  La  Touche.  —Traduction  des  «  Méditations  »  de  Mme  Cra- 
ven.  —  Lumigny.  —  Les  œuvres  du  vicomte  de  Meaux.  —  CuU-S 
rage  de  Mme  Craven  au  commencement  d'une   nouvelle  année. 


A  miss  O'Meara. 

Paris,  samedi  29  juin  1879. 

Merci,  merci  de  votre  souvenir  de  ce  jour,  et  de  la 
charmante  petite  image.  Vous  avez  deviné  que  j'avais 
exactement  la  même  passion  pour  les  images  qu'il  y  a 
soixante  ans.  Hélas!  je  ne  pourrai  pas  vous  en  remercier 
demain,  car  avant  l'heure  de  la  chère  dernière  instruction 
je  serai  partie.  Je  vous  en  prie,  écrivez-moi,  et  donnez- 
m'en  tous  les  détails  à  la  Roche-en-Brény.  Il  y  a  bien  des 
années  que  je  n'avais  rien  entendu  d'aussi  parfait  comme 
prédication.  Je  me  souviens  d'avoir  dit,  un  jour  que  le 
Père    Hyacinthe   prêchait  à    Notre-Dame,  que  j'étais  con- 


LE   PÈRE   FERRARI    ET    ((    LE   MOT   DE   L'ÉNIGME    ))    253 

tente  de  l'avoir  entendu,  mais  que  je  ne  reviendrais  pas, 
car  ce  n  était  pas  là  le  besoin  de  mon  âme.  Je  dis  juste  le 
contraire  des  sermons  du  Père  Ferrari.  Dans  une  conver- 
sation que  nous  avons  eue  ensemble  au  parloir,  il  m'a  ra- 
conté qu'un  prêtre  lui  avait  prêté  «  le  Mot  de  l'énigme  », 
lui  demandant  de  le  lire,  «  comme  un  livre  contenant  tout 
le  venin  du  catholicisme  libéral  ».  Il  l'a  lu  d'un  bout  à 
l'autre,  sans  y  trouver  un  mot  à  redire.  Mais  n'est-ce  pas 
un  exemple  curieux  de  ce  que  peut  vous  faire  imaginer 
une  idée  préconçue?  Comme  vous  le  savez,  il  n'y  a  pas  un 
passage  dans  ce  livre  qui  ait  le  plus  petit  rapport  avec  ce 
fantôme  détesté  !  Excepté  un,  et  celui-là,  je  suppose,  co- 
lore l'ensemble.  C'est  celui  du  départ  de  Lorenzo  pour 
combattre  les  Autrichiens.  C'était  la  preuve  que  je  n'étais 
pas  une  Cod  in  a.  Donc,  etc.,  etc.  Lui,  le  Père  Ferrari  a  été 
très  bon,  etj'ai  été  ravie  de  notre  conversation. 

A  M"  Bishop. 

La  Roche-en-Brény,  7  juillet  1879. 

Je  suis  si  contente  que  vous  aimiez  l'extérieur  de  ce 
petit  livre  '.  J'espère  que  vous  en  aimerez  encore  plus  l'in- 
térieur, et  moins  vous  le  comprendrez,  plus  il  faudra  l'ai- 
mer. Il  est  inutile  de  s'attendre  à  trouver  le  bonheur  ici- 
bas,  dans  ce  que  nous  comprenons  absolument.  Il  n'est 
pas  dans  la  nature  d'un  livre  comme  celui-ci  d'être  tout  à 
fait  compréhensible,  et  c'est  justement  la  raison  qui  me  le 
fait  aimer.  (Ce  qu'on  trouvera  encore  plus  incompréhen- 
sible que  tout  le  reste.) 

Je  suis  encore  sous  la  triste  impression  de  la  mort  du 
Prince  Impérial.  Par  quel  mystère  le  seul  prince  pieux  et 
bon,  intelligent  et  courageux  de  cette  maison,  a-t-il  été 
enlevé  ainsi  ?  Quand  je  considère  la  destinée  de  tous  les 
enfants  nés  aux  Tuileries  ces  cent  dernières  années,  je  me 
demande  quelle  leçon  a  voulu  donner   la  Providence   par 

1.  Le  livre  donné  par  Mme  Craven  (Hait  un  volume  des  Œuvres 
de  Rusbroch,  traduit  par  M.  Ernest  Hello.  Sur  la  première  page 
elle  écrivit  :  «  Si  l'on  est  incapable  de  gravir  soi-même  les  hau- 
teurs de  la  sainteté,  il  est  utile  et  instructif  d'écouter  ceux  qui  les 
habitent,  comme  il  est  utile  d'interroger  les  hommes  placés  en 
haut  d'une  tour  sur  ce  qu'ils  voient  à  l'horizon,  » 

(«Sœur  Nathalie  Narischkin  »,  p.  36t.) 


254  MADAME   CRAVEN    (1879) 

tous  ces  coups  répétés.  Ce  mystère  date  réellement  de 
Louis  XIV,  quand  tous  les  princes  les  meilleurs  de  la 
dynastie  des  Bourbons  disparurent  pour  faire  place  au 
triste  souverain  dont  les  vices  ont  préparé  la  grande  ca- 
tastrophe de  la  Révolution.  Cela  ne  veut  pas  dire  cepen- 
dant que  la  République  nous  soit  nécessaire,  ni  qu'elle 
doive  durer  toujours.  Il  vaut  mieux  ne  pas  essayer  de  ré- 
soudre cette  énigme. 

Dans  cette  circonstance,  mon  chagrin  (car  j'ai  un  cha- 
grin que  je  n'aurais  jamais  cru  pouvoir  éprouver  à  la  mort 
d'un  Bonaparte)  est  augmenté  par  la  Cattiva  figura  faite 
par  les  Anglais  à  cette  occasion.  Cela  leur  ressemble  si 
peu  !  Cette  tragédie  s'expliquera-t-elle  jamais  ?  Le  récit 
que  j'en  ai  lu  dans  le  Tablet  est  le  moins  honteux  de  tous, 
mais  il  ne  dit  pas  pourquoi  le  Prince  commandait,  ni  qui 
l'a  envoyé,  et  pas  davantage  pourquoi  le  lieutenant  Carey 
s'est  si  vite  sauvé. 

Pauvre  homme  !  je  le  plains  aussi,  car  je  ne  puis  croire 
que  son  seul  motif  ait  été  d'échapper  au  danger.  C'est  la 
plus  triste  circonstance  ajoutée  au  malheur  lui-mêmei 
Elle  ne  cessera  pas  d'alimenter  l'anglophobie  des  Français. 
Et  pourtant  la  courageuse  détermination  du  pauvre 
Prince  avait  pour  but,  sans  ce  fatal  dénoùment,  de  resser- 
rer des  liens  d'amitié  entre  les  deux  nations. 

A  miss  O'Meara. 
La  Roche-en-Brény,  10  juillet  1879. 
Oui  certainement,  je  trouve  que  vous  pouvez  et  devez 
écrire  l'histoire  de  cette  courte  vie  et  de  cette  mort  hé- 
roïque et  touchante.  Après  cette  triste  semaine,  quand 
Mme  de  Mouchy  sera  rentrée  à  Mouchy,  je  lui  écrirai  à  ce 
sujet.  Maintenant  ce  serait  inutile.  Plus  j'y  pense,  plus  je 
suis  émue  de  cette  tragédie.  Par  tout  ce  qui  a  été  révélé  dfl 
lui,  et  en  particulier  par  cette  prière  admirable,  il  semble 
avoir  réalisé  un  idéal  de  bravoure  et  de  piété  qui,  cou- 
ronné par  une  mort  si  prompte  et  si  dramatique,  suffirait 
à  racheter  sa  maison,  si  elle  avait  un  autre  représentant, 
et  même  telle  qu'elle  est.  —  Qui  sait  !... 

A  M.  Gra.m  Duff. 

La  Roche-en-Brény,  lu  juillet  1879. 
J'apprends  avec  plaisir  que   vous  allez  écrire  quelque 


M.    DE    RADOWITZ  251) 

chose  sur  M.  de  Radowitz  '  (vous  ne  m'avez  pas  envoyé  ce 
que  vous  avez  écrit  sur  Slein  2,  je  l'aurais  bien  voulu  ce- 
pendant . 

Dans  la  lettre  de  lui  que  je  vous  ai  citée,  il  avait  la  bonté 
de  dire  qu'il  n'y  avait  pas  quatre  personnes  au  monde 
qu'il  aimât  autant  que  moi.  Je  n'ai  certainement  jamais 
rencontré  le  même  nombre  d'hommes  aussi  remarquables 
que  lui.  Mais  ses  convictions  et  ses  sentiments  religieux  à 
la  fois  si  profonds,  si  solides  et  si  poétiques,  et  qui  m'ont 
fait  comprendre  et  admirer  la  perfection  de  son  intelli- 
gence, ont  justement  prévenu  contre  lui  cette  école  qui  a 
si  bien  dirigé  contre  sa  mémoire  la  conspiration  du  si- 
lence. Il  sera  généreux  et  très  intéressant  de  rompre  ce 
silence.  Si  j'avais  été  à  Paris,  j'aurais  parcouru  les  rares 
lettres  qu'il  m'a  écrites  pour  voir  si  elles  ne  contenaient 
rien  qu'on  puisse  publier.  Mais  je  pense  que  votre  article 
sera  fini  longtemps  avant  que  j'aie  regagné  mes  pénates 
que  nous  n'abandonnons  pas  pour  le  moment. 

A  miss  O'Meara. 
La  Roche-en-Brény,  "i5  juillet  1879. 

J'ai  écrit  aux  Mouchy,  et  je  vous  enverrai  leur  réponse 
dès  qu'elle  arrivera.  Je  ne  crois  pas,  cependant,  qu'ils  pos- 
sèdent de  documents.  Dans  leurs  premières  lettres,  ils  di- 
saient qu'aussi  aimable  et  bon  que  fût  le  Prince  Impérial, 
ils  n'avaient  pas  l'idée  de  ce  qu'il  était  réellement  avant 
de  connaître  ce  qu'a  révélé  sa  mort.  Avez-vous  lu  le  dis- 
cours funèbre  du  Père  Galleway  ?  Il  est  si  beau,  que  j'en  ai 
demandé  plusieurs  exemplaires.  J'allais  vous  en  envoyer 
un,  (iiiKiid  j'ai  pensé  que  Géraldine  avait  dû  le  faire.  Si  je 
me  trompe,  j'en  tiens  un  à  votre  disposition. 

1.  M.  de  Radowitz  était  ministre  de  Prusse  à  Carlsruhe  quand 
M.  Craven  était  secrétaire  de  la  légation  anglaise.  Il  devint  minis- 

i  des  affaires  étrangères  en  Prusse  en  1849.  C'était  un  soldat  et 
un  diplomate  distingué,  un  homme  d'une  piété  et  d'un  honneur 
austères.  Né  en  1797,  il  mourut  en  1853.  Le  touchant  tribut  payé  à 
sa  mémoire  ^sns  le  «  Récit  d'une  sœur  »,  n'aura  pas  été  oublié 
par  les  lecteurs  de  Mme  Craven. 

2.  Henrich  F.  Slein,  né  en  1757  et  mort  en  1830.  Par  ses  efforts, 
il  fut  l'initiateur  du  réveil  île  la  Prusse,  après  les  humiliations  que 
lui  avait  fait  subir  Napoléon. 


256  MADAME    CRAVEN    (1870) 

J'ai  maintenant  un  autre  travail  à  vous  proposer,  pour 
lequel  vous  trouverez  j'espère  le  temps  nécessaire,  et  que 
vous  ferez  bien,  je  le  sais. 

C'est  une  notice  pour  le  Catholic  World,  sur  le  livre  de 
M.  de  Meaux  :  «  Luttes  religieuses  du  XVIe  siècle  ».  Il  est 
très  intéressant,  et  place  le  sujet  dans  sa  vraie  lumière. 
Ce  sujet  n'a  pour  ainsi  dire  jamais  été  présenté  aux  pro- 
testants. Peu  d'historiens  catholiques  ont  été  de  bonne 
foi  dans  le  récit  de  cette  période,  et  les  protestants  n'ont 
jamais  essayé  d'en  parler.  Cela  ferait  un  immense  plaisir 
à  Mme  de  Meaux,  et  je  serai  très  contente  si  vous  trouvez 
que  ce  travail  vaut  la  peine  d'être  entrepris. 

M.  Field  i  (qui  est  venu  ici  mardi)  désire  beaucoup  qu'on 
fasse  connaître  cette  œuvre  en  Amérique.  Dieu  vous  bé- 
nisse, chère  Katheleen  !  Je  suis  heureuse  de  vous  dire 
qu'Auguste  se  distrait  beaucoup  en  Angleterre.  Ce  mot  ne 
s'applique  pas  au  coup  d'oeil  magnifique  des  funérailles  du 
Prince.  Il  a  tout  parfaitement  vu,  étant  placé  (avec  Lady 
Lansdown  dont  il  était  chargé)  sous  un  arbre  à  côté  de 
Camden  Garden,  hors  de  la  foule.  C'était  très  intéressant 
et  très  touchant.  Dans  cette  circonstance,  la  reine  a  mon- 
tré du  tact,  de  la  dignité  et  du  cœur.  Elle  a  manifesté 
comme  il  convenait  sa  volonté  royale.  Pour  toutes  ces  rai- 
sons, je  l'aime  plus  que  jamais.  Auguste  a  aussi  assisté  à 
une  petite  fête  donnée  par  les  jeunes  garçons  à  Edgbaston, 
au  cher  cardinal  Newman.  Elle  s'est  terminée  par  des  dis- 
cours et  des  ovations.  Sous  d'autres  rapports  il  (mon  mari) 
emploie  bien  son  temps,  et  je  suis  plus  satisfaite  qu'à 
l'ordinaire,  loin  de  lui.  Je  sens  qu'il  est  avec  des  amis  et 
se  distrait,  au  lieu  de  rester  seul  dans  son  cabinet  (qu'il 
aime  tant  et  dont  il  est  si  difficile  de  le  faire  sortir). 

Dans  une  lettre  à  miss  O'Meara,  datée  de  Monabri, 
Mme  Craven  écrit,  à  propos  de  cette  parole  si  souvent 
répétée,  que  Montalembert  n'avait  pas  accepté  l'infail- 
libilité (qui  ne  fut  décrétée  que  quatre  mois  après  sa 
mort)  : 

Je  puis  dire  qu'en  dépit  de   son  aversion   pour  le   parti 

1.  Un  Philadelphien  bien  connu  des  hommes  de  lettres  en  Amé- 
rique et  en  Angleterre. 


M.    DE   MONTALEMBERT   ET   L'INFAILLIBILITÉ        ^57 

qui  la  désirait  et  l'appelait  particulièrement,  l'idée  de  ne 
pas  se  soumettre  de  cœur  et  d'âme  à  ce  qui  serait  dé- 
crété n'est  jamais  entrée  dans  son  esprit.  «  Que  ferez-vous 
si  la  définition  a  lieu?  »  —  «  J'obéirai,  »  était  sa  réponse 
continuelle.  De  plus,  il  n'a  jamais  pensé  que  le  concile  ne 
fût  pas  libre.  Au  contraire,  il  soutenait  que  jamais  un  con- 
cile n'avait  joui  d'une  plus  grande  liberté.  Aussi,  quand 
on  avança  que  le  gouvernement  français  pourrait  inter- 
venir par  son  ambassadeur  à  Rome  pour  empêcher  la  dé- 
finition, il  exprima  très  carrément  sa  désapprobation,  et 
déclara  que  ce  procédé  serait  la  négation  et  la  contradic- 
tion des  idées  qu'il  avait  soutenues  et  défendues  toute  sa 
vie.  Ayant  tout  cela  dans  l'esprit,  l'indignation  exprimée 
dans  la  lettre  en  question  se  rapportait,  il  faut  le  com- 
prendre, au  ton  ultra-subversif  qui  a  prévalu  dans  une 
certaine  presse  à  ce  moment-là.  Elle  se  rapportait  encore 
à  la  flatterie  étrange  et  déplacée  de  quelques  journalistes 
paraissant  réclamer  l'extension  de  la  puissance  du  Pape, 
à  un  degré  qui  n'a  jamais  existé,  et  auquel  n'ont  jamais 
songé  ceux  dont  la  mission  était  de  penser,  de  conseiller 
ou  d'agir  dans  cette  question.  Après  tout,  les  paroles  du 
décret  ont  prouvé  que  cette,  notion  n'avait  e'té  qu'une 
des  nombreuses  idées  qui  ont  agité  l'opinion  publique, 
avant  que  le  concile  ait  prononcé.  Aucune  d'elles  ne 
pouvait  subsister,  du  moment  que  le  Pape,  sous  l'inspira- 
tion du  Saint-Esprit,  avait  décrété  une  vérité  infaillible. 
Après  quoi,  la  doctrine  telle  qu'elle  existe,  est  devenue 
pour  nous  un  acte  de  foi. 

Cette  lettre  de  Montalembert  peut  être  lue  par  tous;  car, 
hélas  !  ses  ennemis  (dans  l'Eglise  et  au  dehors)  se  sont  em- 
pressés de  la  publier.  Elle  est  encore  donnée  in  extenso 
dans  l'ouvrage  remarquable  de  M.  Emile  Ollivier,  «  l'E- 
glise et  l'Etat  au  concile  du  Vatican  ». 

Je  vous  en  prie,  lisez  dans  le  second  volume  d'Ollivier 
tout  ce  qui  concerne  Mgr  Darboy. 

A  Mrs  Bishop. 

Monabri,  11  août  1879. 

L'impératrice  Augusta  vient  de  passer  trois  jours  ici, 
elle  part  demain.  Bien  qu'elle  soit  la  meilleure  des  fem- 
mes, et  qu'elle  fasse   tous  les  efforts   possibles   pour   ne 

MADAME    CRAVEN.  17 


258  MADAME   CRAVEN    (1879) 

causer  aucun  dérangement,  vous  supposez  que  sa  présence 
dans  ce  petit  chalet  change  quelque  peu  notre  vie  habi- 
tuelle très  tranquille.  Dans  notre  temps,  c'est  de  plus  une 
responsabilité  de  recevoir  sous  son  toit  des  personnages 
royaux.  Elle  est  la  meilleure  amie  de  mon  amie,  mais  ces 
augustes  visites  entraînent  toujours  une  certaine  préoccu- 
pation. 

Le  lecteur  se  souviendra  que  Mme  Craven  avait 
alors  soixante-douze  ans,  et  que  les  changements 
inattendus  dans  ses  projets  ne  lui  étaient  pas  moins 
déplaisants  qu'auparavant.  Le  17  octobre  1879,  elle 
écrivait  dans  son  journal  : 

The  Whims  Weybridge. 

Quel  changement!  Et  quel  déplacement  inattendu  !... 
Ayant  quitté  Paris  le  30  juin  pour  la  Roche-en-l!i  ény, 
j'ai  joui  là  du  repos  que  j'y  trouve  toujours,  repus  aug- 
menté par  des  conversations  d'un  délicieux  intéièt.  Je  suis 
arrivée  à  Monabri  le  3  août.  Je  comptais  y  rester  jusqu'au 
4  octobre,  mais  avant  le  20  août  une  lettre  d'Auguste  me 
demandait  de  le  rejoindre  en  Angleterre.  L'idée  de  c  l  à 
visite  inattendue  et  de  ce  changement  de  projets  m'a  lo!- 
l'ement  agitée.  Cela  paraissait  être  le  commencement 
d'une  installation  définitive  en  Angleterre,  quand  nous 
quitterons  Paris  au  mois  d'avril  prochain. 

«  Tout  passe  et  tout  s'efface.  »  J'ai  déjà  oublié  mes 
craintes  et  mon  ennui,  bien  qu'ils  m'aient  fatiguée  dans 
les  dernières  semaines  de  mon  séjour  à  Monabri.  J'ai 
qu  tté  nia  chère  pi  ncesse  le  lo  septembre  Etant  à  Pans 
le  16,  j'en  suis  repartie  le  18  pour  Lon  ires.  Ma  premièid 
impression  a  éé  cau-ée  par  le  contraste  enti  e  l'air  si  cla  r 
de  Paris,  et  le  temps  giacial  et  sombre  par  lequel  je  suis 
arri\ée  à  la  gare  de  Charing  Cross,  où  la  fouk  était  si 
compacte  et.  le  ^ésedre  si  grand,  que  j'ai  eu  beaucoup 
de  difficulté  à  retrouver  Ui.uste.  .Nous  n  u-  sommes  eutin 
rejoints,  et  i  m'a  cm  lui  e  dan?  sou  petit  appartement 
pr  s  de  P»il  Ma;l.  Cela  m'a  vivement  rappelé  le  passe  oin- 
tain,  quand  j'arrivais  eu  Angleterre  avec  mille  espéra 
éprouvant  fortëniehl  l'attrait  qu'elle  m'inspirait  dans  ma 
jeunesse,  attrait  que  j'éprouve  encore.   Maintenant   que 


WINDSOR  ET  LE  COUVENT  ANGLICAN    DE    CLUWER    2.j!> 

ces  espérances  se  sont  évanouies  et.  que  nos  amis  sont 
presque  tous  morts,  nous  nous  trouvons  vieux  et  pauvres 
au  milieu  des  scènes  familières  que  j'ai  contemplées  pour 
la  piemière  l'ois  dans  toutl'éclat  de  ma  jeunesse,  etquaud 
les  dons  de  la  fortune  et  du  bonheur  semblaient  nous  ap- 
partenir. 11  y  a  trop  à  écrire,  et  mis  pensées  se  pressent 
trop  rapidement  pour  les  exprimer.  Arrivés  à  Londres  le 
18  nous  sommes  partis  le  20  pour  Stoke  Farm,  autrefois 
la  propriété  de  Lady  Molyneux  et  de  ses  sœurs,  les  filles 
de  Lord  Sefton.  Elle  appartient  maintenant  à  leur  nièce 
Lady  Alexander  Lennox.  qui  a  épou.-é  un  frère  du  duc  de 
Rïchmond  actuel.  Le  confort  particulier  qu'on  trouve  dans 
les  habitations  anglaises  m'a  reposée  en  quelque  sorte,  et 
cette  petite  maison  contenait  plus  que  du  bien-être;  car  le 
Saint  Sacrement  est  là,  dans  une  chapelle  que  les  pro- 
priétaires viennent  de  faire  arranger.  Rien  ne  manque 
pour  renforcer  la  prêté.  J'y  ai  eu  des  moments  de  calme 
Véritable,  et  j'ai  senti  se  réveiller  en  moi  l'intérêt  que  je 
prends  toujours  aux  événements  du  jour,  surtout  en  An- 
gleterre, et  qui  di-trait  facilement  ma  pensée  de  mes  in- 
quiétudes personnelles. 

Le  24,  je  suis  allée  à  Windsor,  à  une  demi-heure  de 
Stoke,  avec  Mai  y  Ponsonby.  Elle  m'a  conduite  dans  sa 
voiture  à  la  tour  normande  du  château,  dans  laquelle  elle 
habite. 

Pendant  qu'elle  se  trouvait  dans  ces  environs, 
Mme  Craven  visita  le  couvent  de  Clewer.  Elle  y  trouva 
bien  des  choses  qui  la  surprirent  et  qui  l'affligèrent. 
«  Des  fantômes  et  point  de  réalités.  »  Elle  ne  fut  pas 
plus  satisfaite  d'une  église  voisine  «  où  »,  écrit-elle, 
«  l'illusion  était  complète,  depuis  le  bénitier  jusqu'au 
chemin  de  croix.  Seulement  »,  ajoute-t-elle,  «  il  faut 
avouer  qu'au  point  de  vue  du  goût  et  du  soin,  nous 
permettons  souvent  à  nos  imitateurs  de  nous  sur- 
;         ■  r    » . 

En  quittant  Windsor,  elle  écrit: 

Ceux  qui  veulent  comprendre  d'un  coup  d'œil  en  quoi 
Consistent  le  charme  et  la  grandeur  de  l'Angleterre,  doivent 
^'arrêter  et  rélléchir  à  tout  ce  qu'on  voit  de  cette  tour  nor- 


260  MADAME   CRAVEN    (1879) 

mande.  A  droite  la  Tamise  et  les  prairies  qu'elle  traverse, 
les  arbres  splendides,  la  verdure  et  les  fleurs,  l'art  con- 
sommé avec  lequel  on  conserve  les  anciens  souvenirs  en 
leur  laissant  leur  caractère  et  en  leur  enlevant  leur  tris- 
tesse, tels  sont  les  traits  qui  donnent  la  beauté  au  paysage 
anglais.  A  Windsor,  les  yeux  sont  charmés  par  la  perfection 
de  ces  conditions  ;  que  l'on  considère  la  vue  lointaine  ou 
les  constructions  plus  rapprochées  du  collège  d'Eton,  dont 
l'aspect  est  aussi  caractéristique  que  les  visages  des  jeunes 
gens  qui  reviennent  des  vacances.  On  dit,  et  je  le  crois, 
qu'on  s'occupe  davantage  de  leurs  esprits  et  de  leurs  corps 
que  de  leurs  âmes.  Mais  un  regard  superficiel  ne  peut  rien 
contempler  de  plus  satisfaisant  que  le  mélange  de  courage 
et  de  bonnes  manières,  de  distinction  et  de  simplicité  que 
possèdent  la  plupart  de  ces  jeunes  garçons  de  quinze  a 
dix-huit  ans.  Plusieurs  d'entre  eux  ont  conservé  le  type 
d'une  beauté  héréditaire  dans  certaines  grandes  familles. 

Etpuis, la  magnifique  chapelle  de  Saint-Georges, les  fossés 
du  château  transformés  en  jardins  et  le  château  lui-même 
avec  tout  ce  qu'il  rappelle,  ont  une  signification  perma- 
nente. Dans  cette  belle  journée,  la  vue  de  ma  fenêtre  m'a 
emportée  bien  loin  de  notre  monde  démocratisé  et  plus  loin 
encore  de  tous  les  dangers  du  présent.  Comment  sympa- 
thiser avec  les  nombreux  Anglais  qui,  sollicités  par  je  ne 
sais  quelle  satiété  de  bien-être  politique, s'enthousiasment 
pour  des  théories  qui  nous  ont  conduits  en  France  où  nous 
en  sommes  ?  Il  est  de  règle  parmi  les  catholiques  anglais 
de  dire  que  la  France  étant  un  pays  catholique,  l'Angle- 
terre, pays  protestant,  ne  peut  prospérer  davantage.  C'est 
une  manie  des  libéraux,  volontairement  aveuglés  et  abso- 
lument ignorants  du  véritable  état  des  affaires  en  France 
et  delà  signification  de  certains  mots.  Quelle  qu'en  soit  I; 
cause,  qu'ils  soient  catholiques  ou  libéraux,  je  n'ai  jusqu'. 
présent  rencontré  que  des  francomanes  en  Angleterre. 

En  quittant  Windsor,  nous  sommes  allés  à  Tunbridge 
Wells,  où  j'ai  passé  une  heureuse  semaine  avec  M,sBishop, 
une  catholique  qui  me  comprend  et  pense  comme  moi. 
Pendant  que  j'étais  là,  j'ai  fait  quelques  expériences  cu- 
rieuses, et  j'ai  pu  juger  des  nouveaux  ravages  produits 
dans  la  religion  par  la  science  étroite  et  insolente  delà 
recherche  incrédule. 


Mrs   JACKSON    ET   Mrs    LESLIE   STEPHEN  261 

Mrs  Jackson,  une  «œur  de  Lady  Somers  et  la  mère  de 
M.  Leslie  Stpphen,  est  une  personne  intéressante  et  distin- 
guée. Elle  se  rattache  à  sa  foi  avec  toute  la  tendresse  de 
son  cœur  et  par  la  véritable  élévation  de  son  âme.  M" 
Leslie  Stephen  possède  une  beauté  particulière,  qui  appar- 
tient plutôt  à  d'autres  temps.  Sa  tante,  Mr3Cameron,  qui  a 
élevé  la  photographie  jusqu'à  la  hauteur  de  l'art  véritable, 
a  usé  et  presque  abusé  de  ses  traits  magnifiques  dans  une 
série  de  compositions  inspirées  par  les  poèmes  de  Ten- 
nyson.  Elle  reparait  souvent  dans  les  personnages  des 
«  Idylles  du  roi  »2.  Ces  photographies  m'ont  fait  rêver  de 
ce  monde  idéal.  Je  veux  me  replonger  dans  l'étude  de  cette 
poésie  que  j'ai  trop  négligée.  De  notre  temps,  ce  n'est  pas 
une  mauvaise  chose  de  vivre  avec  le  roi  Arthur  et  ses  che- 
valiers, et  de  recommencer  une  fois  de  plus  le  pèlerinage 
pour  la  défense  du  Saint-Graal. 

C'est  étrange  de  voir  cette  splendide  créature  moderne 
faisant  revivre  le  moyen  âge.  Pendant  mon  séjour  à  White 
House,  j'ai  revu  l'excellent  Lord  Stratford  de  Redcliffe.  Il  a 
quatre-vingt-treize  ans,  et  il  est  toujours  le  même,  plus 
calme  et  plus  serein  qu'autrefois.  Il  m'a  intéressée  par  la 
vigueur  de  son  intelligence,  et  m'a  édifiée  par  la  pieuse 
énergie  avec  laquelle  il  parle  de  sa  fin.  Son  habitation  de 
Frant  Court  est  délicieuse.  La  maison  a  un  cachet  particu- 
lier. Elle  est  tout  entière  dans  le  style  de  la  reine  Anne. 
La  vue  charmante  de  la  maison  s'étend  au  delà  des  pre- 
miers plans  ondulés  entourés  de  bois  magnifiques. 

Après  White  House,  nous  sommes  allés  chez  Lord  et  Lady 
Sydney  à  F  rognai,  et  j'ai  retrouvé  là  les  vieux  souvenirs 
et  les  vieilles  habitudes  du  passé.  Rien  n'était  changé. 
C'est  toujours  le  même  raffinement,  le  même  confort'sim- 
ple,  la  même  prospérité  et  le  même  bonheur.  De  tous  mes 
amis,  Lord  et  Lady  Sydney  sont  ceux  qui  ont  été  le  plus 
continuellement  heureux.  S'aimant  tendrement,  ils  font  le 
bonheur  l'un  de  l'autre.  Les  années  n'ont  fait  qu'augmen- 
ter l'importance  de  leur  situation.  C'est  une  position  à  la 
cour  sans  doute  ;  mais  elle  convient  à  leurs  goûts,  et  occupe 

1.  Bien  que  les  portraits  faits  par  M"  Cameron  de  M"  Leslie 
Stephen  soient  les  plus  belles  et  les  plus  réussies  de  ses  photo- 
graphies, Mme  Craven  se  trompait  en  croyant  que  M"  Stephen 
avait  posé  pour  les  illustrations  du  poème  de  Tennyson. 


262  MADAME   CRAVEN    (1879) 

Lord  Sydney  par  des  devoirs  qu'il  remplit  mieux  que  per- 
sonne. Il  y  a  gagné  tant  d'amis,  qu'il  garde  sa  place  même 
maintenant  qu'il  n'est  plus  Lord  chambellan,  >on  parti 
n'étant  pas  aux  affaires. 

J'aime  à  retrouver  cette  vie  calme  et  prospère  telle 
qu'elle  était  autrefois.  Sans  être  riches,  mes  amis  sont  à 
l'abri  dr:  plus  léger  risque  de  difficultés  pécuniaires. 

A  part  la  beauté  et  la  jeunesse  qui  se  sont  enfuies  de 
cette  maison  petite  mais  parfaite,  rien  n'y  est  changé,  et  il 
est  facile  d'y  vivre  dans  une  sorte  de  retraite.  Je  dis  une 
sorte  :  car  si  la  maison  ne  peut  contenir  beaucoup  de 
monde,  on  a  la  présence  continuelle  de  six  ou  sept 
amis  ou  parents,  qui  vont  et  viennent  chacun  son  tour.  Le 
cercle  des  intimes,  qui  ne  peut  jamais  être  nombreux,  est 
toujours  agréable,  et  quand  je  veux  me  faire  une  idée 
exacte  du  mot  «  cosy  »,  je  pense  toujours  à  Frognal. 

Pendant  que  j'étais  là,  j'ai  beaucoup  entendu  parler  de 
la  mort  du  Prince  Impérial.  Cliislehurst  est  tout  près,  et 
ils  y  passent  une  grande  partie  de  leur  temps.  On  m'a  ra- 
conté cette  tragédie  dans  ses  plus  petits  détails.  Lord 
Sydney  nous  a  conduits  à  l'église.  Là  j'ai  vu,  en  face  du 
grand  sarcophage  de  granit  dans  lequel  sont  les  restes  de 
son  père,  la  bière  du  pauvre  jeune  Prince  couverte  de  dra- 
peaux et  de  fleurs,  attendant  l'achèvement  de  la  chapelle 
que  sa  mère  fait  construire  pour  lui,  dans  la  même  petite 
église.  Bien  des  pensées  se  sont  succédé  en  face  de  ces 
deux  bières.  Je  n'ai  ni  le  temps  ni  le  désir  de  les  écrire, 
mais  j'ai  compris  à  quel  point  le  jeune  Prince  avait  su  ma- 
gner l'affection  de  tous  ceux  qui  l'approchaient,  et  coml  ien 
l'indignation  contre  Carey  est  générale  parmi  ceux  qui 
sont  revenus  du  Zululand.  La  cour  martiale  l'a  acquitté, 
mais  pas  un  de  ses  camarades  n'a  ratifia  cette  décision. 

En  quittant  Frognal,  nous  nous  sommes  rendus  à  York 
House  pour  voirM.el  Mrs  Grant  Duff.  J'ai  trouvé  là  d'éli 
contrastes.  Malgré  les  opinions  qui  dominent  dans  ce  mi* 
li«u,  j'y  rencontre  une  sympathie  pour  mes  chers   si 
nirs  qui  n'existe  nulle  part  au  même  degré,  et  qui  a  fait 
naître  noire  sincère  amitié. 

M.  Morley,  le  célèbre  écrivain  et  un  des  notables  du 
parti  avancé,  se  trouvait  là.  Il  est  agréable  et  naturel. 
Cumme  tous  les  ultra-libéraux,  il  est  francomane,  et  juge 


M.    MORLEY  263 

son  dix-huitième  siècle,  dont  il  est  amoureux,  d'une  façon 
très  inexacte. 

J'ai  pu  mesurer  la  distance  qui  sépare  nos  opinions,  en 
lisant  après  notre  rencontre  son  livre  sur  Burke.  Son  style 
est  presque  égala  celui  de  Burke  lui-même.  Il  est  juste,  en 
grande  partie,  dans  son  appréciation  du  talent  et  de  la  per- 
sonnalité de  ce  grand  homme,  et  s'élève  à  la  hauteur  du 
caractère  qu'il  décrit.  Mais  quand  il  en  arrive  là  où  Burke 
brille  tellement  par  sa  claire  vue  et  son  jugement  sur  la 
Révolution  française,  tout  change,  et  l'écrivain  prend  la 
couleur  du  système  qui  gouverne  les  libéraux  libre-pen- 
seurs, dont  il  fait  partie.  Les  crimes  de  la  Révolution  sont 
sentes  comme  l'exagération  momentanée  de  senti- 
ments justes  en  eux-mêmes.  Les  prévisions  de  Burke  si 
terriblement  réalisées  ne  sont  que  l'exagération  de  son 
esprit  de  parti...  etc.  En  Angleterre,  il  y  a  dans  le  radica- 
lisme et  l'athéisme  une  certaine  bonne  foi  qui  rend  moins 
odieux,  sinon  moins  dangereux,  ceux  qui  les  enseignent, 
parce  qu'ils  ne  sont  pas  possédés,  comme  dans  les  autres 
pays,  d'une  haine  particulière  pour  le  catholicisme.  Leur 
in  lignation  contre  la  persécution  subie  par  les  catho- 
li  pies  est  égale  à  la  nôtre,  et  sur  ce  point  John  Morley  est 
nob  '  emen  t  é  1  oq  lient. 

J'ai  rencontré  d'autres  personnes  à  York  House,  mais 
je  n'ai  fait  aucune  connaissance  aussi  intéressante  que 
celle-là. 

Et  maintenant,  nous  voici  revenus  dans  ce  charmant 
cottage  de  Lord  et  Lady  Enfield  à  Weybridge.  Nous  avons 
vue  sur  un  jardin  rempli  de  fleurs,  au  delà  sur  les  ar- 
bres et  la  bruyère  de  Saint-George's  Hill,  et  les  souvenirs 
du  passé  abondent.  Qu'il  semble  loin  et  que  tout  parait 
fini  !  Le  rêve  d'un  retour  en  Angleterre  pour  y  terminer 
nos  jours  ne  se  réalisera  pas.  Nous  avons  vu  près  de  Stoke 
un  cottage  charmant  qui  se  nomme  «  Uplands  »,  où  nous 
pourrions  nous  arranger  l'intérieur  qui  nous  conviendrait. 
Mais  il  n'est  pas  question  pour  nous  d'en  voir  ou  d'en  choi- 
sir un.  L'unique  considération  qui  doive  nous  guider  nous 
oblige  à  rester  tranquillement  en  France,  parce  que  nous 
y  sommes.  Tout  ce  que  nous  pouvons  entendre  dire  à  ce 
sujet,  confirme  la  sagesse  de  cette  résolution.  De  plus,  la 
décision  ne  dépend  pas  de  moi.  En  tout,  je  cherche  à  éloi- 


264  MADAME   CRAVEN    (1879) 

gner  les  tristes  pensées  sur   notre   position,    pensées  évo- 
quées par  les  demeures  charmantes  de  nos  amis,  et  dans 
lesquelles  nous  nous  sommes    trouvés.  Au    milieu  d'eux 
nous  semblons  avoir  la  destinée    des   feuilles    mortes  em- 
portées par  le  vent,  et  qui  ne  peuvent  se  fixer  nulle  part. 

Il  vaut  mieux  ne  pas  s'arrêter  à  ces  pensées,  ou  songer 
à  d'autres  qui  ont  plus  de  chance.  Je  veux  plutôt  me  sou- 
venir du  nombre  considérable  de  ceux  qui  souffrent  da- 
vantage, et  me  rappeler  que  celui  que  Dieu  traite  avec  le 
plus  de  rigueur  n'est  pas  le  plus  malheureux. 

Glenham,  22  octobre. 

Je  suis  ici  chez  Lord  et  Lady  Slanley  Errington,  autre 
exemple  de  vie  calme  et  paisible.  Après  bien  des  croix,  la 
fortune  leur  a  porté  d'amples  moyens  de  confort  matériel. 
La  maison  est  comme  beaucoup  d'autres  habitations  an- 
glaises, datant  de  cent  cinquante  ans  :  laide  à  l'extérieur, 
et  à  l'intérieur  le  comble  du  bien-être  simple  et  complet. 

Bertrand  et  Loulou  sont  ici,  ils  paraissent  heureux, 
Dieu  merci. 

Londres,  1er  novembre. 

J'ai  retrouvé  Farm  Street  et  le  Père  Gallway  avec  joie. 
Après  tout,  et  malgré  mon  vieil  amour  pour  l'Angleterre, 
qui  s'est  réveillé  et  me  fait  dire  comme  dans  la  romance  : 
«  Pourquoi  ai-je  oublié  que  je  ne  l'aimais  plus?  »  il  me 
tarde  de  reprendre  ma  vie  pour  terminer  mon  travail  et  me 
retrouver  près  de  Dieu.  Cette  vie  nomade  m'en  sépare,  car 
à  la  campagne,  et  même  à  Londres,  je  n'étais  près  d'au- 
cune église,  et  j'étais  souvent  privée  de  toute  ressource 
religieuse.  Nous  partons  dans  un  jour  ou  deux,  n'ayant 
rien  accompli,  ou  du  moins  rien  conclu.  Que  Dieu  soit 
béni  et  remercié  des  plaisirs  qu'il  m'a  donnés  et  de  la  force 
qu'il  m'a  accordée  quand  j'en  avais  besoin. 

'  A  Mrs  Bishop. 

8,  SufTolk  Street,  vendredi. 

Le  retour  de  la  campagne,  où  tout  est  agréable  et  gai, 
dans  ce  triste  appartement,  et  la  considération  de  nos 
plans  à  venir,  m'a  produit  un  effet  déprimant  dont  je  suis 
honteuse. 


M.    LESLIE    STEPHEN    ET   NEWMAN  265 

Je  suis  honteuse  de  souffrir  impatiemment  d'une  épreuve 
qui  est,  après  tout,  bien  moins  lourde  que  celles  de  beau- 
coup d'autres. 

J'ai  particulièrement  honte  de  subir  l'influence  des 
choses  extérieures,  et  de  n'avoir  pas  les  mêmes  pensées, 
quand  je  regarde  les  arbres  et  les  fleurs,  qu'en  face  d'un 
grand  mur  noir  en  briques.  Est-ce  trop  ou  pas  assez  d'ima- 
gination ?...  Puisse  la  fête  bénie  de  demain,  porter  avec 
elle  la  paix  de  l'esprit  et  le  repos  moral Pour  le  mo- 
ment, je  lis  le  livre  de  M.  Leslie  Stephen  sur  Newman.  C'est 
singulier  à  quel  point  ce  genre  de  lecture  renforce  ma 
foi,  tandis  que  les  écrits  de  quelques-uns  de  mes  pareils 
sont  presque  une  tentation  dans  certains  cas.  Ce  premier 
effet  ne  vient  pas  cependant  d'un  esprit  de  contradiction, 
mais  d'une  compréhension  très  nette  des  paroles  qui  pro- 
mettent aux  pauvres  et  aux  petits  la  science  refusée  aux 
savants. 

Et  M.  Leslie  Stephen  est  tellement  savant,  tellement  sûr 
qu'il  n'y  a  rien  au-dessus  de  ce  qu'il  sait,  et  que  le  bon- 
heur de  l'humanité  est  entre  les  mains  de  ceux  qui  pen- 
sent comme  lui!  Quand  nous  promettront-ils  de  supprimer 
la  mort  et  les  souffrances,  et  d'empêcher  l'amour,  l'espé- 
rance et  l'ambition  de  nous  échapper  ? 

Tant  que  ces  bagatelles  ne  seront  pas  vaincues  par 
leurs  systèmes,  les  dures  paroles  de  Newman  sur  la  misère 
et  l'obscurité  de  la  vie  resteront  les  vraies,  au  moins  pour 
un  certain  côté  de  la  destinée  de  l'homme  qui  ne  peut 
jamais  changer.  Mais  il  y  en  a  un  autre  qu'il  a  magnifi- 
quement décrit,  et  qui  élève  cet  homme  à  une  dignité  et 
(un  bonheur  auprès  desquels  (même  dans  ce  monde)  les 
(bénédictions  promises  (et  qui  ne  se  réalisent  jamais)  par 
les  positivistes  et  les  athées,  sont  vraiment  bien  peu  de 
ihose. 

A  Mrs  Bishop. 

8,  Suffolk  Street,  dimanche. 
Merci  et  plus  que  merci  à  Mme   La  Touche  1.  Je  ne  suis 

I  1.  Mme  La  Touche  de  Harristown,  en  Irlande,  cousine  de  M" 
lisbop.  Elle  contribua  largement  à  la  traduction  des»  Méditations  » 
e   Mme  Craven,  avec  un  talent  littéraire  apprécié  par  l'auteur, 

lonnne  un  peut  s'en  rendre  compte. 


2G6  MADAME    CRAVEN    (1879) 

pas  seulement  reconnaissante,  mais  tout  à  fait  surprise 
qu'elle  vous  aide  dans  ce  travail  *.  C'est  un  secours  inesti- 
mable que  j'apprécie  plus  que  je  n'ose  le  dire,  car  elle 
peut  ne  pas  nie  trouver  capable  de  juger  de  la  beauté  de 
sa  traduction.  Je  n'ai  pu  m'empè  lier  de  sourire  de  votre 
supposition  que  Lady  Georgiana  Fulierton  aurait  pu  vous 
enlever  ce  travail.  Je  lui  en  ai  lu  une  partie,  et  je  ne  crois 
pas  qu'elle  l'approuve  (bien  quelle  soit  trop  bonne  pour 
le  dire).  Mais  j'ai  trop  à  cœur  la  raison  qui  me  le  fait  en- 
treprendre pour  y  renoncer  facilement  ! 

Cependant,  je  pense  comme  »  lie  !  Les  femmes  ont  si 
peu  d'autorité  dans  ces  matières,  que  l'effet,  et  par  con- 
séquent le  bien  que  ces  pensées  peuvent  produire,  sont 
annulés  par  le  seul  fait  qu'elles  viennent  de  nous.  Lady 
Georgiana  trouve  que  le  bien  produit  par  cette  médiiation 
journalière  écrite  est  douteux  !  En  réalité,  c'est  aussi  mon 
opinion.  Même  en  écrivant  celles-ci,  je  leur  ai  bien  sou- 
vent substitué  des  réflexions  mentales.  Je  faisais  ma  mé- 
ditation tous  les  matins,  et  ceci  en  plus,  comme  exercice 
spirituel  ad  libitum. 

Dans  la  lettre  suivante,  Mme  Craven  parle  de  l'œu- 
vre remarquable  de  M.  de  Meaux  sur  «  les  Luttes  reli- 
gieuses en  France  au XVIe  et  au  XVII  siècles  ».I1  était 
Lien  utile  que  les  historiens  anglais  entreprissent  sé- 
rieusement de  corriger  le  faux  aspect  donné  à  ces 
transformations  par  des  hommes  qui,  au  détriment 
de  la  vérité,  et  avec  un  patriotisme  mal  entendu,  dé- 
fendaient le  schisme  anglais  et  ses  conséquences  pô- 
-. 

A  miss  0'  Meara. 

Lumigny,  mardi,  décembre  18" 

Je  suis  contente  que  M.  de  Meaux  2  ait  tout  à  fait  a 
cié  votre  excellent  article.  Croyez-vous  que  je  n'ai  cui 
tement  achevé  la  dernière  partie  de  cet  intéressant  travail, 
que  depuis  mon  arrivée  ici  "?  Si  je  l'avais  pu   a   temps,  je 

1.  La  traduction  des  «  Méditations  »,  qui  allait  paraître. 

2.  Le  vicomte  de  Meaux  a  publié,  depuis  •■  les  Luttes  rel 

deux  volumes  sur  la  réforme.  Il  a  épousé  Mlle  de  Montalembert. 


LUMIGNY  2G7 

vous  aurais  signalé  deux  points  sur  lesquels  vous  auriez 
pu  insister  utilement.  Premièrement,  une  comparaison 
entre  la  manière  dont  les  protestants  ont  été  traite's  en 
France  par  Henri  IV  et  tout  ce  qu'on  a  infligé  aux  catho- 
liques eu  Angleterre.  Deuxièmement,  la  conduite  antipa- 
triotique des  protestants  français,  qui  furent  traîtres  à 
leur  pays,  et  le  dévouement,  le  patriotisme  et  l'héroïsme 
des  catholiques  anglais,  et  dans  tous  les  temps,  malgré  la 
cruauté  des  souverains  et  des  parlements. 

À   M.  Grant  Duff. 

Lumigny,  18  décembre  1879. 

Merci  de  ce  petit  mot  en  anglais,  de  ma  chère  petite 
Alex.  Il  me  rappelle  tant  la  façon  dont  elle  le  parlait  et 
l'écrivait:  avec  beaucoup  de  fautes  et  un  mauvais  accent, 
mais  de  façon  à  exprimer  si  clairement  ce  qu'elle  voulait 
dire  !  Autrement  elle  le  connaissait  bien.  Elle  comprenait 
loul  à  fait  ce  qu'elle  lisait,  et  se  délectait  dans  la  poésie 
anglaise. 

Hier  au  soir,  je  lisais  1'  «  Imitation  »  et  je  remarquais 
à  quel  point  les  paroles  de  ce  bon  vieux  moine  du  treizième 
Siècle  s'appliquent  à  mes  sentiments  actuels,  et  décrivent 
la  vie  intérieure  de  chacun  de  nous,  si  nous  prenons  la 
peine  d'y  réfléchir. 

Elles  sont  aussi  vraies  aujourd'hui  qu'alors.  Et  pourquoi 
changeraient-elles,  puisqu'elles  s'appliquent  à  ce  que  ni 
le  temps  ni  le  progrès  ne  peuvent  délruire?Ce  vi^ux 
moine  n'était  qu'un  moine,  et  Dante  était  en  même  temps 
le  plus  grand  génie  du  monde.  Il  commettait  cependant 
mille  erreurs  en  astronomie,  géographie,  etc.  Erreurs  que 
le  temps  a  corrigées.  Mais  rien  n'a  changé  dans  l'âme  et 
dans  le  cœur  de  l'homme.  Ce  qui  le  touchait  autrefois,  le 
louche  maintenant,  et  nous  continuons  à  lire  l'«  Imita- 
lion  »  comme  si  on  venait  de  la  publier  pour  la  première 
fois.  Alors!  . .  . .  Y  a-t-il  un  plus  grand  livre  que  celui- 
là?  ..  .11  faut  que  je  vous  quille  à  la  hâte!...  Dieu 
merci  !  allez-vous  dire,  et  avec  raison.  Cela  vaut  autant,  la 
cloche  du  déjeuner  sonne. 

Le  passage  suivant  se  trouve  à  la  dernière  page  du 
journal  de  MineCraven  en  1879. 


268  MADAME   CRAVEN    (1879) 

Paris,  31  décembre  1879. 

Je  veux  seulement  ajouter  quelques  lignes  à  ce  que  j'ai 
érrit  précédemment,  pour  dire  que  rien  n'est  changé  dans 
mes  inquiétudes  de  l'année  dernière.  Je  suis  forcée  de 
comprendre  que  la  seule  chose  pour  moi  est  de  suppor- 
ter mon  incertitude  avec  confiance  et  foi,  et  de  compter  de 
plus  en  plus  sur  la  main  qui,  seule,  peut  me  guider. 

Depuis  mon  retour  de  Londres,  j'ai  eu  un  mois  de  re- 
pos à  Lumigny,  en  écoutant  le  bruit  si  agréable  à  mes 
oreilles,  d'une  famille  nombreuse.  J'ai  vécu  de  la  vie  que 
je  préfère  à  toute  autre,  la  solitude  dans  l'après-midi,  et 
la  soirée  au  milieu  des  miens,  autour  du  feu,  dans  le  grand 
salon.  Les  circonstances  qui  me  peinent  existent  toujours, 
mais  elles  cessent  de  me  froisser.  Que  de  fois,  dans  la  vie, 
n'avons-nous  pas  l'occasion  de  dire  :  «  Seigneur,  pardon- 
nez-leur, ils  ne  savent  ce  qu'ils  font.  » 

Comment  pourrions-nous  hésiter  à  les  répéter  de  tout 
notre  cœur,  quand  nous  nous  souvenons  de  quelle  façon 
ces  paroles  ont  été  prononcées  pour  noire  instruction  ?  Et 
maintenant,  me  voilà  encore  dans  les  réalités  et  les  diffi- 
cultés pressantes  de  notre  vie.  Oh!  mon  Dieu!  aidez-nous! 
C'est  toujours  mon  cri,  comme  saint  Pierre,  et  je  m'accroche, 
comme  lui,  à  celui  qui  peut  seul  me  faire  traverser  cette 
grande  vague  d'agitation  et  de  tristesse  qui,  encore  une 
fois,  passe  sur  ma  tète.  Mon  Dieu  !  je  vous  aime,  et  je 
veux  vous  aimer  davantage.  C'est  lederniermot  que  je  veux 
écrire  cette  année. 


CHAPITRE  XXXIV  (1880) 


But  de  Mme  Graven  en  publiant  ses  «  Méditations  ».  — Difficultés 
pécuniaires.  —  Projet  d'aller  habiter  Versailles.  —  Mme  de  Val- 
lombrosa.  —  Traité  de  Mme  Craven  avec  son  éditeur. 


Ce  fut  peut-être  à  ce  moment  de  son  existence 
que  Mme  Craven  donna  le  plus  grand  exemple  d'oubli 
d'elle-même,  et  sacrifia  le  plus  ses  goûts  et  ses  senti- 
ments en  se  décidant  à  publier  les  pensées  intimes 
qu'rlle  avait  notées  de  temps  en  temps,  entre  1852  et 
1860.  Ces  pensées  furent  écrites  dans  le  but  d'entre- 
tenir son  union  avec  Dieu,  et  sans  aucune  intention 
instruire  ou  de  conseiller  les  autres.  On  dit  cela  quel- 
mefois  pour  excuser  un  certain  égoïsme  qui  existe 
brcément  dans  toute  révélation  personnelle.  Mais 
)Our  Mme  Craven,  sa  préface  explicative  est  absolu- 
nent  vraie. 

Elle  accomplissait  un  sacrilice.  Car  si  elle  avait  écrit 
>our  d'autres  que  pour  elle-même,  elle  eût  arrangé 
es  pensées  avec  plus  de  suite,  et  sous  une  forme  plus 
ersuasive.  Les  leçons  qu'elle  avait  reçues  seraient, 
lie  l'espérait,  plus  utiles  qu'un  conseil  direct  à  ceux 
ni  sympathisaient  avec  elle.  Cependant,  ce  ne  fut  pas 
motif  qui  la  décida. 
Elle  avait  auprès  d'elle,  depuis  plus  de  vingt  ans, 


270  MADAME    CRAVEN    (1880) 

deux  serviteurs  dévoués  dont  la  fidélité  ne  s'était 
jamais  démentie.  Elisa  Thorpe  et  Luigi  Senatore 
avaient  suivi  leurs  maîtres  dans  toutes  leurs  périgri- 
nations,  et  le  grand  désir  de  M.  et  Mme  Craven  étail 
d'assurer  leur  sort,  quand  eux-mêmes  disparaîtraient. 
Mais  depuis  1879  leur  situation  ne  permettait  plus 
d'espérer  qu'il  fût  possible  de  réaliser  ce  désir. 

Mme  Craven  résolut  de  mettre  de  côté  pour  Elisa  le 
profit  de  la  vente  de  ses  «  Méditations.  »  Ses  lettres 
témoignent  de  l'impatience  nerveuse  qu'elle  éprouvait 
à  ce  moment.  Les  «  Méditations  »  lurent  très  générale- 
ment approuvées  en  France,  et  le  but  de  Mme  Craven 
fui  rempli.  La  traduction  anglaise  n  eut  pas  autant  de 
succès.  Mais  la  générosité  de  sa  maîtresse  fut  perdue 
pour  Elisa,  car  elle  mourut  la  première. 

Mme  Craven  avait  espéré  faire  un  arrangement  avec 
ses  éditeurs,etcbanger  en  un  revenu  fixe  ses  droits  d'au- 
teur. Elle  et  son  mari,  craignant  que  la  vie  de  Paris  ne 
leur  devînt  trop  coûteuse,  pensaient  à  s'établir  à  Ver- 
sailles. L'influenza  avait  beaucoup  atï'aibli  Mme  Craven. 
Elle  se  comparait  souvent  au  musicien  sourd  de 
François  de  Sales,  qui  jouait,  pour  le  plaisir  de  son 
maître, d'un  instrument  dont  il  n'entendait  pas  le  cbantî 

Le  8  février,  elle  terminait  ainsi  une  lettre  à 
Mrs  Bishop  : 

Nous  attendons  demain   quelqu'un  qui  vient  estimer  les 
jolies  choses  de  valeur  qui  nous  restent,  et  nous  nous 
derons  probablem  nt  à  nous  en  séparer.  En  tout  cas. 
facilitera  notre  déplacement. 

Je  j'Uie  le  rôle   du  musicien  sourd  de  sapnt  François  de 
Sales  en  écrivant  mes  médi  ations,qui  expriment  la  v 
telle  qu'elle  doit  vivre   dans  mon  cour,  «ta  -s  mou  âme  <-t 
dans  mes  action-.   Et  de  même,   qua  >d  y-  v<ms  'lis  q 
me  raccroche  à  tous  ces  souvenirs  d  ; 
seul  ne    disparaît  sans  que  jVn  s.mllre    une  a    go  sse.   Kl 
pourtant  !  e>t-ce  à  ceux  qui  possèdent  de  j •  >  1  i «  s  clio? 
qui  vivent  à  leur  aise  entourés  d'une  société  agréabli  . 
la  grâce  et  les  bénédictions  sont  prom 


Mme  DE   VALLOMBROSA  271 

Je  sais  parfaitement  ce  qu'il  faut  en  penser,  et  je  suis 
beaucoup  moins  excusable  qu'une  autre  d'éprouver  ce  que 
réprouve. 

A  Mrs  Bishop. 

Paris,  25  lévrier  1880. 

Je  suis  resiée  longtemps  silencieuse,  parce  que  j'espérais 
qu'en  attendant  quelques  jours,  —  quelqu  es  heures  même,  — 
j'aurais  pu  vous  dire  que  deux  choses  étaient  décidées  favo- 
rablement. En  particulier,  que  j'avais  fait  un  bon  arrange- 
ment avec  Didier.  Mais...  je  ne  puis  tarder  plus  longtemps  à 
vous  remercier  de  votre  bonne  lettre,  et  de  tout  ce  que  vous 
médites  vous  concernant.  Mme  de  Vallombrosaest  certaine- 
ment le  beau  idéal  de  la  mondanité  et  de  la  sainteté  com- 
binées. —  Combinais/on  que  je  n'ai  pas  à  blâmer,  car  dans 
une  certaine  mesure  et  dans  un  autre  temps  de  ma'vie, 
je  crains  d'avoir  mérité  le  même  reproche.  Un  jour,  Carlyle 
(Thomas  Carlyle)  me  dit  avec  son  gros  accent  écossais  : 
«  Il  y  a  en  vous  un  mélange  de  mondanité  et  de  sérieux 
qui  me  plait  beaucoup.  »  Depuis,  j'ai  réfléchi  à  ces  paroles 
avec  moins  de  satisfaction  que  je  ne  les  avais  entendues, 
et  j'ai  senti  que  le  bien,  pour  être  bien,  ne  devait  pas  être 
biélangé. 

Je  suis  terriblement  fatiguée,  moralement  et  physique- 
ment. Le  temps  est  toujours  très  froid  et  je  ne  peux  pas 
reprendre  mes  forces.  Nous  commençons  à  emballer.  Des 
caisses  et  des  caisses  de  livres  et  d'autres  choses  ont  quitté 
la  maison.  Le  soulèvement  est  commencé,  et  nous  n'avons 
pas  l'unique  consolation  de  sivoir  où  nous  irons,  quand 
nous  partirons,  et  où,  par  conséquent,  nous  pouvons  attendre 
le  repos.  Dernièrement,  beaucoup  de  choses  m'ont  fait 
sentir  l'aide  de  Dieu,  dans  les  affaires  spirituelles  et  maté- 
rielles. Je  suis  donc  faible  et  coupable  de  me  laisser  abat- 
tra par  un  petit  échec,  qui  n'est  rien  après  tout,  comparé 
à  ce  que  nous  avons  subi  d'une  façon  ou  d'une  autre. 

A  Mrs  Bishop. 

Paris,  6  mars  1880. 
Vous  désirez  en  savoir  un  peu  plus  long  sur  mon  traité 


272  MADAME   CRAVEN    (1880) 

avec  Didier.  Et  bien  !  pendant  six  ans  (aprèslesquelson  doit 
le  renouveler)  il  m'assure  240  livres  par  an,  en  plus  de  ce 
que  je  publierai  de  nouveau,  ce  pour  quoi  il  me  paiera 
comme  pour  mes  autres  ouvrages.  Donc,  si  je  suis  vaillante, 
je  puis  beaucoup  augmenter  les  240  livres.  Voilà  où  j'en 
suis  !  C'est  assez,  non  seulement  pour  me  rendre  indé- 
pendante, mais  pour  me  permettre  de  contribuer  à  quel- 
ques-unes de  nos  dépenses  générales...  La  certitude  de  ne 
plus  être  obligée  d'écrire  pour  assurer  cette  indépendance 
me  cause  une  agréable  sensation  de  repos...  Mon  cœur  a 
recommencé  à  battre  sans  cesse,  et  je  n'ai  pas  du  tout  de 
sommeil.  Mes  nerfs  ont  été  si  éprouvés,  que  celte  goutte 
d'eau  a  été  trop  pour  eux.  Mais  cela  passera. 


CHAPITRE  XXXV  (1880) 


Admiration  de  Mme  Craven  pour  Fanny  Kemble.  —  Publication 
de  «  la  jeunesse  de  Fanny  Kemble  ».  —  M.  et  Mme  Craven 
s'installent  rue  Barbet-de-Jouy.  —  Séjour  à  Rochecotte.  — 
Mine  de  Castellane  et  le  prince  de  Talleyrand.  —  La  vie  de 
Talleyrand,  par  Mgr  Dupanloup.  —  Paris.  —  Expulsion  des 
Pères  jésuites  de  la  rue  de  Sèvres.  —  Opinions  politiques  de 
Mme  Craven  sur  les  affaires  d'Irlande.  —  Le  Home  Rule.  — 
Liberté  des  catholiques  en  Angleterre. 


A  propos  de  la  publication  des  «  Souvenirs  de  ma 
jeunesse  »,  de  M1S  Kemble,  Mme  Craven  parle  de 
celte  ancienne  amie  avec  laquelle  M.  Craven  jouait  la 
comédie  en  1830.  Mrs  Kemble  avait  déclaré  que  M.  Cra- 
ven était  le  plus  parfait  amateur  qu'elle  eût  jamais 
rencontré.  Quand  on  joua  la  traduction  d'  «  Hernani  » 
à  Bridgewater  House  en  1831,  M.  Craven  prit  le  rôle 
principal,  et  M'8  Kemble  celui  de  Doiïa  Sol.  Peu  de 
temps  avant  sa  mort,  on  demandait  à  M'-3  Kemble  ce 
qu'elle  pensait  de  Mme  Craven;  elle  répondit:  «  C'é- 
tait une  catholique  romaine,  pieuse  et  sincère.  Ses 
livres  ont  été  écrits  avec  un  profond  sentiment  reli- 
gieux et  le  désir  d'influencer  ceux  qui  pensaient  au- 
trement qu'elle  dans  les  questions  de  religion...  Les 
splendeurs  et  les  réalités  de  sa  foi  étaient  tellement 
vivantes  dans  son  âme,  qu'elle  éprouvait  le  désir  de 
faire  partager  aux  autres  ses  convictions  profondes.  » 

MADAME   C H AVEN.  18 


274  MADAME   CRAVEN    (188Q) 

Le  tribut  payé  à  l'œuvre  de  Mr8Kemble  par  Mme  Cra- 
ven, et  publié  sous  ce  titre  :  «  La  jeunesse  de  Fanny 
Kemble  »,  n'est  pas  moins  une  justification  de  l'ac- 
trice qu'une  amicale  notice  de  la  femme.  Elle  parle 
avec  enthousiasme  de  la  façon  dont  Miss  Kemble 
interprétait  Shakespeare  dans  ses  lectures  et  dans 
ses  pièces. 

«  Elle  fascinait  tellement  l'auditeur,  qu'elle  lui 
montrait  les  paysages  qu'elle  décrivait,  lui  faisait  en- 
tendre le  bruit  de  la  mer  et  le  grondement  de  l'orage 
dans  la  forêt.  Dans  une  des  scènes  du  «  Roi  Lear  », 
aucun  effet  de  théâtre  n'aurait  mieux  rendu  le  désor-' 
dre  de  la  nature.  Les  éléments  déchaînés  eux-mêmes 
auraient  à  peine  ajouté  au  frisson  de  terreur  qu'elle 
produisait.  » 

L'essai  de  Mme  Craven  se  termine  par  celte  protes- 
tation contre  le  réalisme  si  en  vogue  à  notre  époque  : 

La  laideur,  la  vulgarité,  la  grossièreté  représentées 
une  odieuse  précision,  révèlent  peut-être  un  côté  de  la 
vie  humaine,  mais  elles  sont  loin  de  la  représenter  toui 
entière,  parce  que,  même  dans  ce  monde,  il  y  a  de-  mul- 
titudes d  intelligences  élevées  et  de  cœurs  honnêtes.  !  I 
encore  au-dessus  de  celui-là,  un  troisième  inonde  de  créa- 
tures humaines  dévouées  ici  bas  à  la  pure  vertu  et  aux 
nobles  actions,  —  un  monde,  au  moins  aussi  réel  que  les 
deux  autres.  Il  semble  balancer,  et  peut-être  expier,  ce 
que  nous  décrivent  les  romanciers  réalistes.  Que  les 
reproduits  par  ceux  qui  contemplent  exclusivement  la 
laideur  physique  et  morale  soient  fidèle?,  je  n'ai  pas  à  le 
nier,  car  je  ne  le  sais  pas.  Ce  qui  me  regarde,  c'e 
rechercher  les  types  opposés,  et  de  les  montrer  autant  que 
possible.  L'intérêt  du  livre  de  M''s  Kemble  est  tout  entier 
dans  la  noblesse  originale  du  caractère  qu'il  révèle 

Le  10  mars  Mme  Craven  écrivait  à  M  -  Bishop  : 

Que  savez-vous   de    l'Angleterre?  Et  des   élections?..; 
Ici,  nous  avons  été  abasourdis  par   l'article  7,    et  je 
qu'il  se  forme  un   parti   qui   acquerra  quelque  puissance 


INSTALLATION    RUE   BAKBET-DE-JOUY  ZiO 

pour  ie  bien.  L'énergie  déployée  dans  cette  circonstance 
esi  a  Imirab'e.  Adieu,  très  chère  amie,  je  n'ai  pas  le  temps 
d'en  dire  p!us  long,  mais  je  désire  vous  faire  savoir  que 
je  suis  plus  calme  que  je  ne  l'ai  été  depuis  dix  ans  J'ai 
encore  bien  des  sujets  d'inquiétude,  mais  i'en  ai  beaucoup 
aussi  de  confiance  en  Dieu.  Lorsque  je  me  rappelle  le 
commencement  de  l'hiver,  et  même  tout  l'hiver,  et  com- 
ment j'ai  été  soutenue  dans  mes  épreuves,  je  comprends 
que  trop  d'anxiété  serait  maintenant  de  l'ingratitude  et 
un  manque  de  foi. 

Dans  les  noies  privées  de  Mme  Craven,  on  trouve 
les  lignes  suivantes: 

Samedi  saint,  27  mars  1880. 

Aujourd'hui  même,  une  de  ces  inspirations  qu'il  estper- 
mis  de  croire  envoyées  par  l'ami  céleste  auquel  nous  con- 
tions notre  détresse,  a  conduit  Auguste  à  l'autre  bout  de 
Paris.  Il  y  a  trouvé,  sans  le  chercher,  exactement  l'ap- 
partement qui  nous  convenait.  Il  est  près  de  nos  amis,  et 
cependant  tranquille  et  hors  de  la  foute.  Il  plonge  sur  les 
beaux  jardins  du  couvent.  J'avais  la  même  vue  de  la  fenê- 
tre de  la  cellule  où  je  passais  mes  journées  pendant  la  re- 
traite ;  et  je  ne  savais  pas  qu'au  même  moment,  Auguste 
se  trouvait  dans  une  des  maisons  que  je  regardais  dis- 
traitement, tout  en  me  disant  que  les  personnes  qui  vi- 
vaient dans  ■  s  demeures  tranquilles  et  souriantes  étaient 
bien  heureuses.  En  une  heure,  les  incertitudes  qui  pe- 
saient jur  nous  depuis  deux  ans  ont  disparu  comme  si 
une  main  plus  forte  que  la  nôtre  les  avait  dissipées.  Le 
sentiment  que  je  n'ai  ni  voulu,  ni  cherché,  ni  même  en- 
trevu comme  possible  la  solution  de  notre  difficulté,  le 
souvenir  des  prières  ferventes  qui  l'ont  précédée  et  accom- 
pagnée, me  donne  une  sensation  de  calme  que  je  n'avais 
pas  ('prouvée  depuis  dix  ans. 

A  Pâques.  Mme  Craven  écrivait  à  M.  Grant  Duff  : 
«  L'appartement  que  nous  allons  prendre  est  celui 
que  M.  laine  abandonne  si  à  propos  pour  nous  per- 
mettre d'y  entrer.  »  Un  peu  plus  lard,  elle'  écrivait 
encore  : 


276  MADAME   CRAVEN    (1880) 

A  M.  Grant  Duff. 

Château  de  Rochecotte,  15  avril  1880. 

Je  vous  souhaite  beaucoup  de  bonheur,  bien  que  votre 
élection,  tout  en  me  causant  un  grand  plaisir,  ne  m'ait  pas 
surprise  le  moins  du  monde.  Je  crains  que  nous  ne  vous 
voyions  bien  peu,  maintenant  que  vos  obligations  officielles 
s'ajouteront  à  vos  occupations  politiques  ordinaires. 

Vous  pouvez  écrire  ici  jusqu'au  1er  mai.  M.  Taine  ne  se 
presse  guère  de  laisser  entrer  les  ouvriers.  Si  vous  tenez  à 
connaître  ce  que  vous  appelez  une  des  «  ironies  de  la  vie  », 
je  vous  dirai  que  l'apparlement  dans  lequel  il  va  en  quit- 
tant le  sien,  est  celui  de  M.  Veuillot. 

A  M"  Bishop. 

Rochecotte,  20  avril  1880. 
Ce  séjour  est  charmant  et  reposant.  Mme  de  Castellane 
est  d'abord  une  sainte,  et  ensuite  la  plus  charmante  des 
femmes  et  des  amies.  Elle  est,  comme  vous  le  savez,  Pau- 
line de  Périgord,  la  petite-nièce  du  prince  de  Talleyrand, 
dont  elle  a  certainement  amené  la  conversion  quand  elle 
avait  seize  ans.  Tout  le  monde  sait  cela,  et  je  ne  savais 
moi-même  rien  de  plus,  jusqu'à  présent.  Mais  l'abbé  I.a- 
grange,  qui  écrit  la  vie  de  notre  cher  et  grand  évèque  d'Or- 
léans, est  venu  ici.  En  présence  de  notre  hôtesse,  il  nous 
a  lu  le  premier  chapitre  du  premier  volume,  dans  lequel 
il  rappelle  cet  acte  très  important  de  la  vie  de  Mgr  Dupan- 
loup.  Tout  cela,  joint  aux  réflexions  et  aux  souvenirs  per- 
sonnels de  mon  amie,  était  fort  intéressant.  Mais  ce  n'es 
rien  en  comparaison  de  ce  qu'il  nous  a  laissé  entre  les 
mains  pour  le  lire  à  notre  aise,  la  vie  du  prince  de  Tal- 
leyrand, écrite  entièrement  par  Mgr  Dupanloup.  C'est  ai 
épais  volume  manuscrit,  dont  Mme  de  Castellane  elle- 
même  n'avait  pas  connaissance.  Je  ne  puis  vous  en  de'crire 
l'intérêt.  C'est  un  point  de  vue  absolument  différent  de 
celui  auquel  les  historiens  de  notre  temps  doivent  juirer 
cette  trop  célèbre  carrière.  C'est  écrit  par  un  nom  ne  qi 
a  plongé  dans  les  profondeurs  de  son  àme,  et  qui  tient 
compte  de  toutes  les  circonstances  qui  laissent  justement 
cette  âme  de  côté.  Encore  une  fois,  combien  plu>  ci 
rieuse  et  plus  vraie  est  l'étude  d'une  àme,  que  celle  d'une 


Mme  DE  CASTELLANE   ET  LE  PRINCE  DE   TALLEYRAND      277 

vie  considérée  simplement  à  l'extérieur.  Il  y  a  longtemps 
que  je  n'avais  pas  été  aussi  profondément  intéressée.  A 
mon  avis  (qui  changera  peut-être  quand  j'aurai  lu  le 
tout),  ce  manuscrit  devrait  être  publié  de  s'iite.  Il  serait 
aussi  intéressant  que  les  propres  mémoires  du  prince  de 
Talleyrand  qui  ne  doivent  paraître  qu'en  1888,  et  d'un 
intérêt  plus  élevé.  La  vraie  difficulté  est  que  son  ange 
gardien  (mon  amie)  vit  encore.  Mgr  Dupanloup  en  fait  na- 
turellement l'éloge  qu'il  trouve  mérité,  et  on  pourrait  la 
blâmer  d'autoriser  une  publication  de  ce  genre  dans  le 
moment.  Elle  désire  éviter  les  bavardages. 

Comme  vous  le  dites,  chère  amie,  Dieu  a  été  très  bon 
pour  moi  depuis  notre  séparation  en  janvier,  par  cette 
nuit  obscure  à  l'hôtel  du  Louvre.  C'est  plus  que  jamais 
mon  devoirde  ne  pas  tenter  la  Providence  par  mes  inquié- 
tudes. Si  nous  vendons  enfin  les  lableaux,  tout  ira  bien. 
Jusqu'alors,  je  ne  me  sentirai  pas  complètement  tran- 
quille, bien  que  tout  ce  qui  est  arrivé  me  donne  grande 
confiance  dans  l'avenir. 

A  Mrs  Bishop. 

Paris,  3  juin  1880. 
Il  me  semble  que  ma  dernière  lettre  a  dû  vous  faire  de 
la  peine.  C'est  vous  dire  combien  je  vous  sais  bonne  et 
compatissante,  et  c'est  pourquoi  je  vous  laisse  voir  toutes 
les  ombres  qui  passent  sur  ma  vie.  Je  dois  au  moins  vous 
dire  aujourd'hui,  qu'avec  la  gêne  matérielle,  le  reste  dis- 
paraît aussi  très  rapidement.  Je  commence  déjà  à  aimer 
cette  nouvelle  demeure  presque  autant  que  la  dernière. 
J'apprécie  surtout  le  silence  et  la  verdure  des  jardins  du 
couvent.  Je  commence  à  avoir  des  scrupules  d'être  si  bien 
logée  après  tout  ce  qui  est  arrivé.  11  me  serait  trop  agréa- 
ble de  jouir  de  tout  cela  tranquillement. 

A  Mrs  Bishop. 

Paris,  8  juin  1880. 

Voilà  une  sorte  de  préface  que  je  compte  mettre  en  tête 
du  volume  français  de  mes  méditations.  Je  me  suis  fati- 
guée sur  le  manuscrit.  Il  faut  me  risquer  ou  le  recommen- 
cer. En  réalité  ce  serait  nécessaire,  mais  je  n'en  ai  ni  le 
temps,  ni  le  courage. 


278  MADAME   CRAVEN    (1880) 

J'ai  enlevé  toutce  que  j'ai  pu,  les  allusions  personnelles, 
les  dates  et  les  noms.  Mais  il  refera  beaucoup  à  éliminer 
quand  je  corrigerai  les  épreuves.  Tout  bien  considéré,  je 
n'écrirai  pas  au  cardinal  Newman.  Je  ne  peux  pas  faire 
avec  lui  ce  que  je  détesterais  qu'on  fit  avec  moi  —  en  par- 
ticulier, envoyer  un  manuscrit  à  lire.  Ce  serait  un  trop 
grand  ennui  pour  lui,  et  de  ma  part  une  trop  grande  liberté. 

A  Mrs  Bishop. 

Paris,  25  juin  1880. 

La  chapelle  des  Jésuites  dans  la  rue  de  Sèvres  est  main- 
tenant mon  refuge  habituel.  Si  vous  la  connaissiez,  vous 
me  comprendriez  quand  je  dis  que  son  aimosphère  est 
remplie  de  sainteté,  et  qu'on  n'y  respire  pas  aulre  chose 
que  la  paix,  la  charité,  la  piété  et  la  bouté.  J'éprouve  une 
sensation  de  triste  découragement  quand  je  me  dis  que 
nous  allons  en  être  chassés  dans  quelques  jours,  que  ces 
portes  vont  être  fermées,  ces  hommes  expulsés,  tandis 
qu'on  prépare  une  fête  pour  célébrer  le  retour  des  pires 
criminels.  Je  me  demande  où  est  la  justice  humaine, 
quand  je  vois  en  Angleterre  des  gentlemen  occupant  une 
haute  situation  politique  qui  refusent  de  blâmer  des  actes 
de  cette  nature,  et  traitent  ce  gouvernement  et  son  chef 
avec  plus  de  respect  que  M.  de  Broglie.  Quant  à  la  ju:-tice 
éternelle,  son  tour  viendra  sûrement.  Cependant,  lorsqu'à 
la  fin  de  ma  longue  vie,  je  vois  où  la  France  en  est  arri- 
vée, je  ne  puis  m'empêcher  de  me  poser,  comme  Dante, 
lui  qui  était  «  in  terra  per  noi  crocifisso  »,  cette  question 
désespérante  :  «  Son  li  giusti  occhi,  tuoi  nvolii  altrove?  » 

Mais  cela  n'est  pas  une  impression  durable,  parce  que 
cette  sorte  d'injustice  ne  peut  pas  longtemps  prévaloir. 
Elle  peut  durer  cependant  plus  longtemps  que  ma  vie. 

Quelques  leeteurs  s'étonneront  peut-être  de  laideur 
avec  laquelle  Mme  Craven  parle  des  affaires  d'Irlande. 
Bien  qu'elle  ait  toujours  professé  les  principes  whigs, 
cette  ardeur  et  ces  inquiétudes  sur  les  conséquences 
du  Home  Rule  paraîtront  exagérées  chez  une  Française. 
On  ne  comprendra  pas  sans  doute  cet  esprit  de  parti 
qui  semblait  presque  altérer  le  calme  jugement  <l 
dernières  années.  On  pourrait  presque  regretter  Je 


OPINIONS    POLITIQUES    SUR    L'iRLANDE  279 

la  voir  se  lancer  dans  l'arène  avec  un  sentiment  bien 
jiifférent  de  celui  qu'elle  éprouvait  en  face  des  luttes 
de  l'Italie  pour  sou  indépendance. 

Plusieurs  des  lettres  citées,  et  dans  lesquelles  elle 
emploie  un  langage  indigné  en  parlant  du  «  Home  Rule», 
révèlent  la  violence  et  même  la  passion  de  ses  senti- 
ments quand  elle  croyait  les  forces  morales  de  l'Eglise 
mal  employées.  Elle  exprimait  franchement  son  opi- 
nion, lorsque,  parmi  les  membres  du  clergé  napolitain, 
elle  en  voyait  quelques-uns  soutenir  les  pratiques 
injustes  d'un  absolutisme  corrompu. 

La  même  indignation  s'emparait  d'elle,  quand  elle 
voyait  encore  les  évêques  et  les  prêtres  irlandais  de 
connivence  avec  l'injustice  et  la  mauvaise  foi. 

Tout  en  s'irritant  de  l'indocilité  de  l'Irlande  envers 
le  gouvernement  anglais,  eile  n'aurait  pas  étudié  les 
affaires  de  ce  pays  comme  elle  le  faisait,  si  elle  n'a- 
vait pas  vu  en  lui  une  sorte  de  peuple  modèle,  dont  la 
piété,  la  vertu  et  le  martyre  prolongé  ont  été  prome- 
nés dans  toute  l'Europe,  comme  un  reproche  contre 
[Angleterre.  Le  lecteur  verra  que  la  désapprobation 
de  Mme  Craven  s'arrêtait  aux  points  de  vue  moraux 
de  cette  question  complexe.  Peut-être  celte  délimita- 
tion même  donnait-elle  de  la  valeur  à  ses  opinions. 
ta  confusion  des  affaires  d'Irlande  et  leur  action  sur 
la  politique  anglaise  ne  pouvaient  affaiblir  son  clair 
jugement  du  bien  et  du  mal.  Toutes  les  blessures  du 
passé  ne  pouvaient  excuser  la  conduite  à  demi  coura- 
geuse du  clergé  catholique,  dont  le  devoir  était  de 
l'orlilier  la  morale  universelle  de  l'Eglise  sans  se  pré- 
pecuper  du  sentiment  national.  Qu'elle  lut  du  parti 
libéral  et  sympathique, est  bien  prouvé  par  son  admi- 
ration du  livre  de  M.  Greville  '  publié  en  1843,  et 
qu'elle  eile  dans  sa  vie  de  Lady  Georgiana  Fullerton. 
Mais  elle  n'admettait  sous  aucun  prétexte  que  le  clergé 

1.  «  Politique  passée  et  présente  de  l'Angleterre  vis-à-vis  de  l'Ir- 
lande » 


280  MADAME   CRAVEN    (1880) 

pût  approuver  le  «  plan  de  campagne  »  et  défendre  de 
dénoncer  l'outrage  et  l'injustice.  Sa  conviction  pro- 
fonde de  la  nécessité  d'une  autorité  dont  la  papauté 
serait  le  centre,  ne  s'est  jamais  autant  affirmée  que 
dans  ses  sentiments  vis-à-vis  de  l'Irlande.  Elle  était 
peut-être  trop  logique  —  trop  sûre  que  certaines  ex- 
pressions cléricales  avaient  le  sens  que  les  Anglais 
pouvaient  leur  donner.  Peut-être  n'a-t-elle  pas  assez 
tenu  compte  des  souffrances  de  l'Irlande,  non  dans  le 
passé,  —  pour  celles-là,  elle  suppliait  de  pardonner,  — 
ni  des  défauts  de  ce  peuple,  défauts  qui  ont  entraîné  de 
si  malheureuses  conséquences  :  cet  esprit  inné  de  ven- 
geance par  exemple,  triste  héritage  d'une  race  pour- 
tant sensible  et  généreuse. 

Mais  il  est  impossible  de  ne  pas  être  frappé  de  la 
clairvoyance  politique  de  Mme  Craven.  Son  aversion 
pour  la  révolution  d'Irlande  venait  de  l'attitude  du 
clergé  catholique  vis-à-vis  de  cette  révolution.  Elle 
souffrait  de  lui  voir  approuver  les  principes  révolu- 
tionnaires, comme  elle  souffrait  pour  l'Angleterre  des 
changements  que  M.  Gladstone  proposait  dans  sa 
constitution. 

A  Mrs  Bishop. 

Il  paraît  incroyable  de  corriger  les  feuilles  d'un  livre  de 
ce  genre  *,  au  milieu  des  horreurs  qui  s'accomplissent  au- 
tour de  nous. 

Cette  appréhension  perpétuelle,  ajoutée  aux  actes  de 
violence  et  de  cruauté  dont  nous  sommes  témoins,  change 
tout  à  fait  la  vie.  J'avoue  que  je  n'aurais  jamais  cru  voir 
tout  cela  de  mes  propres  yeux.  Autant  que  j'ai  pu  douter 
de  la  liberté  en  France  sous  une  république,  je  ne  m'imagi- 
nais pas  que  ce  genre  de  haine  aveugle  et  furieuse  pût 
éclater  ainsi.  N'étant  point  portée  à  l'animosité,  je  ne  crois 
pas  l'inspirer  jusqu'à  voir  des  sergents  de  ville  et  des  sol- 
dats lancés  après  moi,  pour  m'enlever  sans  exagération  la 
plus  grande  consolation  de  ma  vie,  et  à  tant  de  pauvres 
gens  leurs  moyens  d'existence.  Ce  qu'il  y  a  de  sublime 

1.  Les  «  Méditations  ». 


LIBERTÉ   DES    CATHOLIQUES    EN    ANGLETERRE        281 

dans  ces  religieux  est  tellement  inoffensif  I  MM.  Gambetta, 
Ferry  et  Constans  sont  tellement  sûrs  d'échapper  au  dan- 
ger d'être  traînés  dans  un  couvent,  ou  même  d'entrer  par 
la  force  dans  une  église  !  Je  ne  puis  admettre  la  malice  qui 
a  dicté  leur  conduite  vis-à-vis  de  ces  pauvres  moines,  et 
vis-à-vis  de  nous  qui  leur  sommes  unis  de  cœur  etd'àme, 
et  qui  ne  pouvons  nous  passer  d'eux  pour  tant  de  choses. 
Que  penseriez-vous  si  vous  appreniez  qu'un  beau  jour  Sir 
William  Harcourt  a  ordonné  la  fermeture  des  trois  cha- 
pelles de  Farm  Street,  de  l'Oratoire  et  des  Carmes  de  Ken- 
sington,  et  l'expulsion  de  leurs  habitants  ?  N'est-il  pas 
étrange  que  cela  paraisse  une  impossibilité  en  Angleterre, 
encore  plus  en  Irlande  ?  N'est-ce  pas  curieux  de  penser 
que  l'Angleterre  soit  en  Europe  le  seul  pays  duquel  le 
Pape  n'ait  pas  à  se  plaindre,  que  son  gouvernement  soit  le 
seul  qui  donne  une  véritable  liberté  à  l'Eglise,  et  que  lui 
seul  voit  un  clergé  catholique  pactiser  avec  ses  ennemis, 
et  ne  désapprouver  que  faiblement  les  «  land  leaguers  »  et 
autres  abominations  du  même  genre  ? 

Je  me  demande  ce  que  dira  le  Pape  aux  autres  évêques, 
lui  qui  est  si  déterminé  à  ne  pas  mêler  la  politique  et  la 
religion,  qu'il  a  dernièrement  fait  souscrire  à  la  Déclara- 
tion tous  les  ordres  religieux.  Depuis  lors,  il  a  même 
blâmé  les  légitimistes  parce  que,  plus  provoqués  que  les 
Irlandais,  et  avec  plus  de  raison  qu'eux  par  conséquent, 
ils  compromettaient  l'Eglise  en  associant  sa  défense  au 
triomple  de  leurs  opinions  politiques. 

Quoi  qu'il  en  soit,  je  sens  bien  que  nos  malheurs  sont 
plus  grands  qu'aucun  de  ceux  qui  atteignent  les  affaires 
purement  temporelles,  d'autant  plus  que  nous  ne  sommes, 

dit-on,  qu'au  commencement Je  suppose  qu'il  faut  nous 

attendre  à  tout,  et  ce  n'est  point  une  métaphore  de  dire 
que  dans  ce  moment  la  justice  en  France  s'est  voilé  la 
face.  Je  n'avais  jamais  éprouvé  cela  dans  aucune  des  ré- 
volutions que  j'ai  traversées,  et  ma  seule  consolation, 
c'est  que  nos  admirateurs  radicaux  en  Angleterre  com- 
mencent à  s'en  apercevoir. 


CHAPITRE  XXXVI  (1880) 


Noies  de  Mme  Craven  sur  l'expulsion  des  Pères  Jésuites.  — 
Manifestation  chrétienne.  —  Les  tableaux  de  famille  vendus  à 
Lord  O'Hagan.  —  La  loi  de  Fructidor.  —  M.  Craven  chez  le 
cardinal  Newroan  à  Edgbaston.  —  La  Lucazière.  —  Visite  de 
Mrs  Bishop  et  de  M.  Craven  au  card.nal  Newman.  Le  cardi- 
nal approuve  les  «  Méditations  ».  —  Amerois.  —  Monab:  i. 


Dans  ses  notes  particulières  de  juillet  1880,  Mme 
Craven  raconte  L'expulsion  des  Pèrps  Jésuites  de  la 
rue  de  Sèvres. 

Auguste  et  moi  avons  reçu  la  sainte  communion  le  jour 
de  la  fête  de  saint  Pierre  et  de  saint  Paul,  à  l'autel  oi 
reposent  le  Père  Olivaiht  et  les  autres  Pères  assassinés 
pen  iant  la  Commune.  La  vue  de  cette  foule  recueillie  et 
silencieuse,  venue  près  des  tombes  d'où  ces  rentes  allaient 
êlre  arrachés,  demeure  comme  un  souvenir  ineffaçable. 
Je  n'aurais  jamais  cru  être  personnellement  appelée,  au 
dix-neuvième  siècle,  et  au  cœur  de  ma  patrie,  à  éprouver 
l'amer  et  brûlant  sentiment  d'une  conscience  outi 
dans  son  bien  le  plus  précieux,  —  la  liberté  de  la  prière, 
L'église  était  continuellement  remplie  tons  ces  derniers 
jours.  La  fête  de  saint  Pierre  restera  mémorable,  car  à 
huit  heures  du  soir,  les  autorités  sont  venues  sceller  les 
portes  de  l'église,  sans  même  donner  le  temps  d'enlever 
le  Saint  Sacrement.  C'est  un  acte  cruel  et  sans  exemple, 
largement  compensé  pourtant  par   l'explosion  de  douleur 


MANIFESTATIONS   CHRÉTIENNES  A   SAINT-SULPICE       2S3 

el  de  ferveur  qu'il  a  provoquée  le  jour  suivant,  lorsqu'à 
l'instante  supplication  de  L'archevêque  de  Paris,  on  a 
donné  l'autorisation  de  transférer  le  Saint  Sacrement  de 
la  rue  de  Sèvres  à  Saint-Sulpice. 

On  peut  dire  que  la  foule  a  manifesté  une  émotion  .vrai- 
ment chrétienne.  A  peine  la  population  avait-elle  deviné 
ce  qui  allait  se  passer,  que  de  tous  les  quartiers  sont  arri- 
vées des  multitudes  voulant  réparer,  par  un  hommage 
public,  l'outrage  de  la  veille.  La  foule  augmentait  si  rapi- 
dement, que  le  préfet  de  police  a  fini  par  donner  la  per- 
mission d'ouvrir  une  (dite  chapelle  privée  dans  la  mai- 
son. 11  voulait  éviter  la  manifestation  religieuse  qui 
pouvait  sérieusement  entraver  l'exécution  des  décrets. 
Cette  manifestation  publique  a  eu  lieu  sur  la  place  et 
dans  l'église  de  Saint  Sulpice.  Ceux  qui  étaient  présents 
n'oublieront  jamais  le  Miserere  et  le  Pave  Domine  chantés 
là,  par  tous,  et  s'elevant  comme  une  immense  prière  des 
lèvres  et  des  cœurs. 

On  a  souvent  fait  allusion  à  la  vente  des  tableaux 
de  famille  que  possédaient  M.  et  Mme  Craven.  A  l'aide 
de  cette  vente,  M.  Craven  espérait  s'assurer  une 
si  mime  suffisante  qui  lui  permettrait  une  opération 
devant  augmenter  ses  revenus.  Romney  était  à  la 
mode,  quelques-uns  de  ses  tableaux  avaient  été  très 
bien  payés.  Après  quelques  négociations,  deux  des 
(portraits  de  famille  furent  achetés  par  Lord  O'Hagan. 
Il  avait  épousé  Miss  Townley,  une  fille  du  colonel  et 
de  Lady  Caroline  Townley.  Lady  Caroline  était  la 
fille  du  deuxième  comte  Sefton,  allié  très  proche  de  la 
famille  Craven.  Les  tableaux  furent  évalués  par  Sir 
Frederick  Burton,  directeur  du  Musée  National,  à 
1000  livres,  600  livres  et  500  livres  respectivement1. 

1.  Deux  de  ces  tableaux  étaient  de  grandeur  naturelle.  Un  pur- 
trait  d'Elisabeth,  fille  d'Augustus,  quatrième  comte  de  Berkeley, 
mariée  d'abord  à  William,  sixième  baron  Craven,  et  en  secondes 
.  à  Christian  Frederick,  margrave  de  Brandenbnrg'.  Ans- 
Bach  et  Bareith,  qui  mourut  à  Naples  en  1828.  Le  second  tableau 
représentait  ses  (ils  Harry  Augustus  Craven  et  Bichard  Keppel 
Craven.  Le  troisième  était  d'Horace   Walpole.  Il  fut    vendu   pour 


284  MADAME   CRAVEN    (1880) 

A  M.  Grant   Duff. 

La  Lucazière,  17  juillet  1880. 

C'est  réellement  bien  bon  de  votre  part.  Je  ne  m'atten- 
dais pas  à  recevoir  de  vos  nouvelles  avant  que  vous  fussiez 
en  vacances....  Vous  ne  savez  pas  quand  l'Eglise  fête  sainte 
Pauline?...  Elle  n'est  point  ma  patronne.  J'ai  pour  patron 
saint  Paul  lui-même.  On  célèbre  sa  fête  le  même  jour  que 
celle  de  saint  Pierre,  le  29  juin.  Jour  mémorable  pour  moi 
à  bien  des  titres,  vous  le  savez.  Cette  année  pourtant,  il  a 
été  spécialement  marqué  ;  car  au  soleil  couchant,  la  cha- 
pelle des  Jésuites,  que  je  fréquentais  assidûment  depuis 
que  je  suis  dans  son  voisinage,  a  été  ferméepar  les  ordres 
de  notre  très  libéral  gouvernement.  Vous  ignorez  peut- 
être  que  cette  chapelle,  invisible  du  dehors,  n'a  pas  été 
fermée  en  vertu  des  fameux  décrets  du  29  mars  dernier, 
mais  par  l'application  de  la  loi  de  fructidor  1802.  D'après 
cette  loi,  il  parait  que  même  les  chapelles  privées  dans 
nos  propres  maisons  ou  à  la  campagne,  pourraient  être 
traitées  de  la  même  façon,  si  ce  n'était  la  tolérance  de 
M.  Ferry  et  de  ses  collègues.  Le  spectacle  était  saisissant 
et  inoubliable  dans  cette  chapelle,  pendant  ces  troisjours. 
Le  dimanche  27,  nous  avons  entendu  les  dernières  paroles 
tombées  de  cette  chaire,  elles  ont  été  simples  et  impres- 
sionnantes. Les  deux  autres  jours,  l'église  était  comble  du 
malin  au  soir.  Des  foules  de  personnes  venaient  y  jeter  un 
dernier  regard,  et  paraissaient  s'y  attacher  comme  à  une 
maison  dont  elles  allaient  êlre  chassées  par  la  force. 

J'étais  présente  et  je  ne  pouvais  croire  à  ce  qui  arriverait 
ce  jour-là  et  le  suivant.  Je  ne  pouvais  m'empêcher  de 
penser  que  si  on  avait  fait  cela  aux  protestants  français, 
aux  juifs  ou  aux  libres-penseurs,  l'opinion  publique  se 
serait  soulevée  en  Angleterre,  il  y  aurait  eu  un  toile  géné- 
ral, et  l'éloquence  de  Sir  Charles  Dilke  aurait  été  bien 
différemment  inspirée. 

Mon  mari  est  en  Angleterre.  Il  espère  naturellement 
vous  y  voir.  Je  n'irai  pas  cette  année,  et  je  le  regrette,  car 
j'aime  toujours  à  y  revenir  pour  voir  mes  amis.  Mais  je  ne 

la  première  l'ois  à  la  vente  de  Strawberry  Hill,  en  1.841,  à  M.  Keppel 
Craven.  Il  est  maintenant  la  propriété  de  M.  H.  B.  Grenfell.. 


VISITE   AU   CARDINAL   NEWMAN  285 

le  pourrai  pas,  ayant  plusieurs  engagements  à  tenir.  A  la  fin 
de  ce  mois,  je  partirai  d'ici,  de  chez  ma  nièce,  Mme  de 
Dreux-Brézé  (dans  le  Maine),  et  au  commencement  d'août, 
je  dois  aller  dans  les  Ardennes  pour  faire  une  visite  de 
quelques  jours  au  comte  et  à  la  comtesse  de  Flandre, 
puis  je  me  rendrai  en  Suisse  pour  y  faire  mon  séjour 
ordinaire.  J'espère  être  à  Paris  à  la  fin  de  septembre.  Si 
vous  y  êtes  alors,  cela  me  fera  le  plus  grand  plaisir  de  vous 
montrer  notre  nouveau  logement  que  j'aime  beaucoup. 
Et  alors,  si  le  fameux  collège  des  Jésuites  (rue  des  Postes) 
a  survécu  au  30  août  (ce  qui  est  possible,  mais  peu  proba- 
ble), il  faut  me  promettre,  sur  la  foi  de  votre  sage  parole 
«  qu'on  sait  si  peu  de  choses  quand  on  ne  sait  pas  tout  », 
que  vous  irez  le  visiter  et  vous  former  une  opinion  sur  son 
compte. 

A  Mrs  Bishop. 

La  Lucazière,  28  juillet  1880. 

Je  joins  ma  lettre  pour  le  cardinal  Newman.  Je  vous  en 
prie,  fermez-la,  et  ne  l'envoyez  que  si  vous  approuvez  tout 
à  fait  son  contenu  ;  et  surtout,  si  vous  n'avez  aucune 
objection  à  ce  que  je  lui  parle  de  la  possibilité  de  votre 
visite.  Si  vous  pouviez  le  voir,  il  est  certain  qu'on  s'ex- 
pliquerait mieux  dans  une  demi-heure  de  conversation, 
que  dans  la  plus  longue  lettre.  En  France  et  en  Angleterre, 
j'aurai  besoin  sans  doute,  pour  être  à  l'abri,  de  quelque 
grande  autorité  ecclésiastique.  En  Angleterre,  aucune  ne 
peut  égaler  celle  du  cardinal  Newman.  En  France,  quel- 
que bon  jésuite  fera  l'affaire,  et  si  je  désire  l'approbation 
d'un  évêque,  je  suis  presque  sûre  d'obtenir  celle  de  l'évê- 
que  de  Tours. 

Le  31  juillet,  Mrs  Bishop  et  M.  Craven  se  rendirent 
à  Edgbaston  pour  solliciter  une  entrevue  du  cardinal 
Newman.  Tout  ce  que  M.  Craven  lui  dit  de  la  situation 
politique  en  France  l'intéressa  vivement.  Il  lui  de- 
manda s'il  était  impossible  que  l'Église  prêtât  son 
appui  à  la  République,  suggestion  qui  acquit  plus 
lard  une  grande  importance  au  Vatican. 

Le  cardinal  parla  des  «  Méditations  »  de  Mme  Craven 


286  MADAME    CRAVEN    (1880) 

avec  beaucoup  de  bonté,  et  plus   tard,  écrivit  à  leur 
traducteur  la  lettre  de  recommandation  suivant»'  : 

L'Oratoire,  27  janvier  1881. 

C'est  un  volume  à  la  fors  très  beau  et  très  intéressant. 
Ces  méditations  sont  si  vraies  et  si  touchantes  ! 

Je  ne  sais  pas  si  j'interprète  bien  ce  que  dit  Mme  Cra- 
ven  dans  sa  préface,  mais  pour  moi-même  je  dois  dire 
que  mes  meilleures  médit  liions  ont  été  faites  par  écrit, 
Dans  celte  question,  cependant,  l'expérience  de  chacun  est 
différente.  Je  trouve  la  traduction  de  ces  méditation-  très 
bonne,  ce  qui  n'est  pas  un  petit  mérite. 

Je  vous  prie  d'offrir  à  Mme  Craven  l'expression  de  ma 
bonne  volonté,  et  l'assurance  de  toutes  mes  ardentes 
prières  pour  son  bonheur. 

Croyez-moi  toujours  votre  sincèrement  dévoué. 

John  H.  Cardinal  Newman. 

A  Mr-  Jùseop. 

Monabri,  il  avril  1880. 

Je  n'ai  littéralement  pas  eu  une  minute  pour,  vous  écrire 
pendant  mon  séjour  à  Amerois.  La  comtesse  de  Flandre 
a  été  très  bonne.  On  m'a  suppliée  de  faire  exactement 
comme  chez  moi.  Mais  il  n'était -pas  dans  la  nature  des 
choses  qu'il  en  fût  ainsi.  J'ai  dû  me  laisser  aller  à  cette 
sorte  de  paresse  qui   me  fatigue  plus  que  tout  au  momie. 

Cependant,  l'air  y  est  absolument  comme  du  Champagne, 
sec,  embaumé,  réconfortant;  et  l'eau  est  si  douce,  qu'elle 
laisse  une  sensation  veloutée  sur  la  peau.  J'étais  dehors 
toute  la  journée,  promenée  partout  en  voiture  par  mon 
hôtesse,  dans  son  poney-chaise,  à  travers  un  magni- 
fique pays  sauvage.  De  sorte  que,  physiquement,  e  n'ai 
pas  mené  une  vie  tout  à  fait  inutile  quoique  absolument 
oisive  sous  tous  les  autres  rapports,  oisive  et  vide).  Hier, 
j'ai  fait  un  ravissant  voyage  par  la  belle  route,  inconnue 
pour  moi,  de  Bàle  à  Berne.  J'en  ai  beaucoup  oui,  et  sans 
aucune  fatigue,  bien  que  je  fusse  en  mouvement,  sans  ar- 
rêt, depuis  xiiu't-quatre  heures. 

Le  3  septembre,  elle   écrivait  encore  à  Mrs  Bishop  : 
Cette   lettre   vous  arrivera   au  moment  de  votre  départ 


SÉJOUR  A  MONABRI  287 

pour  l'Irlande.  Quand  vous  verrez  Mme  La  Touche,  rappe- 
lez-moi a  son  souvenir.  Dites-moi  où  elle  est,  parlez-moi 
beaucoup  d'elle.  Et  si  c'est  possible,  dites-moi  quelque 
chose  de  cette  incompréhensible  et  impénétrable  Mande. 
C'est  pour  moi  une  fatigue  cérébrale  de  pensera  tout  cela. 
Si  (comme  dans  l'amour  de  Dieu)  le  désir  d'aimer  était 
l'amour,  j'aimerais  tendrement  l'Irlande.  Mais  tous  ses 
amis  du  moment,  ou  ceux  qui  se  nomment  ainsi,  sont  tel- 
lement détestables,  qu'il  n'est  pas  plus  possible  de  s'y 
attacher  qu'à  la  République  française.  Avec  cette  diffé- 
rence que  je  ne  cherche  pas  à  aimer  cette  dernière,  et 
que  je  ne  le  désire  pas. 

Je  suis  contente  que  vous  ayez  l'approbation  de  Lady 
Full^rton  pour  les  «  Méditations  ».  Elle  n'était  pas  très  dis- 
posée à  la  donner  au  début. 

A  miss  O'Meara. 

Monabri,  8  septembre  1880. 

Votre  lettre  m'a  fait  venir  l'eau  à  la  bouche.  Savez-vous 
que  je  ne  suis  jamais  allée  à  Chamounix,  et  que  je  ne 
connais  en  Suisse  q.ue  les  bords  de  ce  lac  ?  Ils  ne  sont  pas 
à  emparer,  me  dit-on,  aux  autres  parties  de  ce  pays  ma- 
gnifique. 

Quand  j'étais  jeune  et  que  j'habitais  l'Italie,  je  mépri- 
sais la  Sui>se.  Depuis  que  j'ai  vieilli  et  que  fai  pris  l'habi- 
tude de  venir  ici,  la  volonté  et  le  désir  de  faire  un  pas  de 
plus  que  ce  qui  est  nécessaire  se  sont  complètement 
évanouis.  J'ai  beaucoup  joui,  cepeudant,demon  voyage  de- 
puis Amerois  par  Berne  etBàle. 

Ici,  c'est,  comme  à  l'ordinaire,  très  tranquille  et  très 
agréable.  Pourquoi  n'êtes-vous  pas  venue  me  voir,  pen- 
dant que  vous  étiez  dans  les  environs,  puisque  vous  aviez 
vu  Lausanne  trois  fois  auparavant  ? 

.Nos  seuls  invités  (en  permanence  pour  le  moment)  sont 
deux  excellents  Pères  Jésuites  ^Russes),  le  Père  Gagarine 
et  le  Père  Balabine.  De  sorte  que  nous  avons  deux  messes 
par  jour  dans  cette  belle  église  que  la  princesse  a  fait 
construire  dans  son  jardin.  Nous  avons  aussi  des  conver- 
sations fort  agréables,  car  ces  Pères,  très  bons  Jésuites  et 
très  bons  prêtres,  sont  en  même  temps  des  gentlemen  et 
de  véritables  grarids  seigneurs. 


CHAPITRE  XXXVII  (1880) 


Paris.  —  Propositions  du  clergé  de  Gloyne.  —  Lettre  pastorale  du 
Dr  Mac-Cabe.  —  Expulsion  des  Pères  Barnabites.  —  Lumigny. — 
Noël  à  Lumigny. 


A  Mrs  Bishop. 

1880. 

Mme  La  Touche  a  parfaitement  raison,  mais  je  n'ai  pas 
tort.  Je  n'ai  jamais  voulu  dire  que  le  bonheur  de  ce  monde 
n'existait  point,  parce  qu'il  était  l'ombre  du  bonheur  à 
venir;  le  même  mot  :  ombre  (Shadow  ne  l'exprime-t-il 
pas?)  veut  dire  :  esquisse  d'une  réalité.  Et  l'exemple 
qu'elle  donne  est  celui  dont  je  me  suis  servie  mille  fois 
pour  définir  ma  pensée.  Oui,  nos  joies  ici-bas  peuvent 
être  comparées  à  celles  de  la  petite  fille  qui  joue  avec  sa 
poupée,  et  qui  découvre  plus  tard,  quand  elle  tient  son 
enfant  dans  ses  bras,  que  cette  première  joie  (aussi  grande 
et  aussi  innocente  qu'elle  fût)  n'était  que  l'image  de  ce 
qu'elle  possède  maintenant. 

N'est-ce  pas  dire,  comme  Mme  La  Touche,  que  ce  pre- 
mier grand  bonheur  enfantin  sur  la  terre,  n'est  qu'une  imi- 
tation en  petitl  En  tout  cas,  c'est  exactement  mon  idéej 
et  si  le  mot  shadow  ne  l'exprime  pas,  changeons-le.  Quant 
à  l'ascétisme  dont  elle  parle,  je  pense  de  même,  sans 
songer  pourtant  à  l'appliquer  généralement.  Mais  nous 
croyons  que  celui  qui  a  le  courage  d'abandonner,  ou  plu- 
tôt qui  est  appelé  à  abandonner  toutes  les  joies  terrestres 
et  les  désirs  de  son  cœur,  les  retrouvera  plus  tard,  au  cen- 


PROPOSITIONS   DU   CLERGÉ   DE   CLOYNE  289 

tuple.  Nous  croyons  même  que  dès  cette  vie,  il  est  réservé  à 
ceux-là  des  joies  mystérieuses  et  inconnues,  cachées  aux 
autres,  moins  courageux.  Mais  les  récompenses  des  héros 
ne  sont-elles  pas  différentes  et  plus  exquises  que  celles  de  la 
généralité  des  hommes  et  des  femmes  vertueux?  Et  ce- 
pendant, ces  derniers  n'en  seront  pas  plus  malheureux 
pour  cela.  II. y  aura  dans  le  ciel  une  aristocratie  à  laquelle 
peuvent  prétendre  tous  ceux  qui  en  ont  le  courage.  Mais 
il  y  aura  aussi,  je  l'imagine,  un  bonheur  qui  surpassera 
tout  ce  que  nous  aurons  aimé  et  désiré  sur  la  terre, 
comme  le  bonheur  des  saints  surpassera  ces  joies,  dont 
seuls  ils  ont  eu  l'avant-goût  ici-bas. 

A  Mrs  Bishop. 

Paris,  13  octobre  1880. 

Votre  lettre  m'a  tristement  et  profondément  intéressée. 

J'ai  lu  l'accusation  de  l'archevêque  de  Dublin.  J'espérais 
enfin  que  de  si  haut,  le  crime  serait  appelé  par  son  véri- 
table nom,  dénoncé  sans  excuses  pour  toutes  ces  abomina- 
tions. Mais  je  vois  qu'il  est  inutile  d'espérer. 

J'ai  lu  très  attentivement  la  lettre  pastorale  du  Dr 
Mac-Cabe,  et  les  propositions  du  clergé  de  Cloyne.  Je  ne 
puis  changer  ma  première  impression  sur  tout  cela.  Pas 
beaucoup  au  moins.  C'est  un  langage  trop  différent  de  ce- 
lui que  le  clergé  adresse  aux  catholiques  dans  le  monde 
entier,  pour  qu'il  soit  compris  chez  nous.  A  moins  qu'il  ne 
soit  entendu  qu'en  Irlande  c'est  le  peuple  qui  conduit  le 
clergé,  et  non  le  clergé  qui  conduit  le  peuple.  On  a  assez 
parlé  des  vertus  des  Irlandais  et  du  mal  qu'on  leur  a  fait. 
Il  me  semble  que  le  moment  est  venu  pour  leurs  pas- 
teurs de  parler  de  leurs  fautes  et  de  leurs  crimes.  Pen- 
dant des  années,  l'Angleterre  a  été  disposée  à  écouter 
leurs  plaintes  et  à  remédier  à  leurs  maux,  si  on  les  lui 
exposait  tranquillement  et  clairement.  Il  y  a  sûrement  des 
Irlandais  qui  en  sont  capables,  et  qui  peuvent  ainsi  obte- 
nir justice.  Mais  si  les  Irlandais  choisissent  pour  les  re- 
présenter au  Parlement  les  hommes  les  plus  déraisonna- 
bles, les  plus  enragés  et  les  moins  dignes  de  cette  mission, 
cela  fait  une  grande  différence,  quant  à  la  sympathie 
qu'on  pourrait  leur  témoigner.  Ils  sont  comme  les  pens 
qui  préfèrent  se  tuer  avec  leurs  propres  remèdes,  plutôt 

MADAME   CRAVEN.  19 


290  MADAME   CRAVEN    (1880) 

que  de  faire  venir  le  médecin.  Ciel  !  si  les  Polonais  étaient 
dans  la  même  situation,  s'ils  possédaient  la  liberté  civile 
et  religieuse,  malgré  leurs  maîtres  cruels  et  méchants,  ils 
en  seraient  profondément  reconnaissants. 

Et  nous-mêmes  qui  subissons  la  persécution  religieuse 
(le  pire  des  maux,  bien  que  le  clergé  néglige  de  le  remar- 
quer), que  nous  sommes  différemment  conseillés  par  la 
plus  haute  autorité  ecclésiastique  !  Je  sais  qu'il  n'y  a  pas 
un  rapport  véritable  entre  les  d  ux  situations.  Les  catho- 
liques français  ne  sont  pas  tentés  de  commettre  les  crimes 
des  Irlandais,  et  surtout  n'accepteraient  pas  comme  re- 
présentant un  homme  qui  ne  s'inquiète  pas  (et  le  dit)  de 
«  quelques  meurtres».  Mais  nous  sommes  pourtant  tentés, 
dans  une  certaine  mesure,  de  mêler  le  spirituel  et  le  tem- 
porel. Vous  voyez  que,  même  en  face  de  la  pression  ac- 
tuelle, le  Pape,  à  la  suggestion  de  l'archevêque  de  Paris,  a 
fait  signer  la  Déclaration  par  tous  les  supérieurs  des  ordres 
religieux.  Il  est  visible  que  l'agitation  irlandaise  du  mo- 
ment est  tout  simplement  révolutionnaire.  C'est  ju-tement 
pour  cela  qu'on  s'étonne  de  voir  le  clergé  le  dénoncer 
avec  tant  d'hésitation.  Ceux  qu'on  cherche  à  outrauer 
maintenant,  et  qui  de  fait  sont  les  victimes  d'aujourd'hui, 
ce  sont  les  propriétaires,  et  c'est  de  leur  côté  que  le  cl 
devrait  se  trouver. 

A  Mrs  Bishop. 

Paris,  18  octobre  1880. 

«  0  liberté  !  que  de  crimes  on  commet  en  ton  nom  !  »  Je 
ne  trouve  pas  de  mois  pour  exprimer  ce  que  j'éprouve. 
Mon  cœur  est  blessé  et  malade,  et  je  ne  supporterai  pas 
longtemps  la  méchanceté  qui  augmente  tous  les  jours. 

Sous  Louis-Philippe  et  le  second  empire,  je  trouvais 
ma  vie  très  acceptable,  et  je  me  disais  alors  :  «  Tant 
que  nous  n'aurons  pas  de  grief  religieux,  nous  n'aurons 
aucune  raison  de  nous  plaindre.  »  Je  vois  maintenant 
combien  j'avais  raison.  Mon  cœur  brûle  d'une  indignation 
tellement  vive,  que  ce  sentiment  inaccoutumé  me  cause 
une  véritable  torture.  Et  les  Irlandais  n'ont  pas  de  griefi 
religieux!  Leur  lib  rlé  n'est  pas  même  menacée  sous  cej 
rapport....  Et  pourtant  le  pays  est  en  (lammes,  clergé  et' 
tout!.... 


EXPULSION   DES   PÈRES   BARNABITES  291 

Depuis  avant-hier,  j'ai  lu  dans  le  Frceman  '  que  vous 
m'avez  envoyé,  le  compte  rendu  de  chaque  réunion.  Je 
comprends  la  situation  tel  rible  du  clergé  catholique.  Mais 
h'a-t-i]  pas  lui-même  préparé  cette  situation,  en  s'identi- 
fîant,  dès  le  début  à  ceux  dont  il  ne  peut  plus  arrêter  les 
passions,  même  quand  il  le  tente  (faiblement)? 

Dans  notre  situation  actuelle,  les  propositions  de  Cloyne 
Bont  pour  nous  une  véritable  curiosité.  Avec  l'approba- 
tion de  l'évêque,  à  la  satisfaction  et  à  l'admiration  de  l'ar- 
chevêque de  Dublin,  le  clergé  expose  neuf  points  qui  n'ont 
pas  le  moindre  rapport  avec  la  question  religieuse.  Peut-on 
croire  qu'un  semblable  document  émane  d'ecclésiastiques  ! 
Si  l'ombre  d'un  pareil  mélange  était  l'œuvre  d'un  de  nos 
prêtres  ou  religieux,  on  dirait  qu'il  est  cause  de  la  per- 
sécution que  nous  subissons  en  France.  Mais  je  ne  crois 
pas  que  cela  puisse  durer  longtemps,  même  en  Irlande. 
C'est  l'unique  point  sur  lequel  le  Pape  se  prononce  posi- 
tivement. Je  sais  par  tous  ceux  qui  le  connaissent,  et  par 
ce  que  nous  voyons  de  ses  actes,  que  son  désir  et  sa  volonté 
absolus  !-ont  que  le  clergé  de  tous  les  pays  s'éloigne  de 
toute  lutte  politique,  ou  simplement  temporelle.  Ceci,  na- 
turellement, lui  permet,  —  l'engage  même,  —  à  combattre 
pour  les  questions  d'éducation  et  de  charité,  mais  lui  in- 
terdit de  se  mêler  aux  choses  du  gouvernement,  ou  quoi 
que  ce  soit  de  ce  genre,  si  ce  n'est  pour  rappeler  aux  peu- 
ples la  loi  divine  qui  les  dirige. 

A  M.  Grant  Duif. 

Lumigny,  novembre  1880. 
Depuis  ma  dernière  lettre,  l'œuvre  de  destruction  a  con. 
tinué  ici  avec  fureur,  et  le  sort  des  Dominicains  m'attriste 
plus  encore  que  celui  de  mes  pauvre-;  chers  Barnabites2. 
Ces  derniers  me  manquent  pour  moi-même  et  pour 
cette  mallieureuse  population  italienne  à  laquelle  on  porte 
un  coup  bien  dur.  Mais  l'expulsion  des  Dominicains  est 
une  sorte  de  honte  nationale.  Ils  étaient  si  pleins  de  vrai 
patriotisme  et  de  vrai  libéralisme,  de  sympathie  sincère 
pour  le   peuple,  si   fidèles  en  un  mot  à   la  tradition   du 

1.  Organe  du  clergé  irlandais  k  celte  époque. 

2.  Communauté  religieuse  dont  la  chapelle  se  trouve  rue  de 
Miromesnil. 


292  MADAME   CRAVEN    (1880) 

Père  Lacordaire,  que  leur  expulsion  paraît  aussi  insensée 
que  brutale.  Que  pensez-vous  du  préfet  du  département, 
écrivant  hier  à  M.  de  Mun  pour  lui  rappeler  qu'il  n'est 
autorisé  que  par  tolérance  à  garder  la  chapelle  ouverte 
dans  le  château  '  ?  Cette  disposition  tyrannique  est  cu- 
rieuse chez  des  républicains  et,  je  crois,  particulière  à  la 
France.  C'est  un  fait  que  les  observateurs  aux  tendances 
libérales  feront  bien  de  noter.  Mais  tout  cela  n'est  que  de 
Veau  de  rose,  en  comparaison  de  ce  qui  nous  attend.  Et 
pourtant,  l'Eglise  a  une  vitalité  que  l'on  ne  peut  dominer, 
et  les  ordres  religieux  ne  seront  pas  plus  détruits  par  cet 
orage  que  par  les  précédents.  Mais  cette  attaque  prémé- 
ditée est  plus  alarmante  pour  l'avenir,  et  portera  un  tort 
immense  au  crédit  et  à  l'honneur  delà  France. 

A  M.  Grant  Duff. 

Lumigny,  2  novembre  1880. 

Je  suis  bien  négligente.  Je  ne  vous  ai  pas  encore  re- 
mercié de  votre  souvenir  pour  Alexandrine  à  Kreuznac  2, 
et  d'y  avoir  lu  ce  passage  de  son  journal.  Il  est  très  tou- 
chant, en  effet,  et,  moi  aussi,  je  l'aime  mieux  que  les 
autres. 

Dans  les  journaux  anglais,  on  appelle  les  Barnabites 
«  une  congrégation  sans  importance  ».  Ils  n'étaient  que 
huit,  c'est  vrai.  Tous  Italiens,  ce  qui  a  été  la  raison  très 
hospitalière  (comme  vous  voyez)  qu'on  a  trouvée  pour  les 
renvoyer  de  chez  eux,  pour  fermer  leur  belle  chapelle  et 
leur  ordonner  de  quitter  le  pays  avant  la  fin  du  jour 
(16  octobre  1880).  Je  l'ai  vivement  ressenti.  Leur  chapelle 
était  à  quatre  minutes  de  marche  de  la  rue  de  Miromesnil 
où  nous  demeurions,  et  j'y  allais  tous  les  jours.  Je  con- 
naissais chacun  de  ces  religieux,  et  j'ai  été  témoin  de  tout 
le  bien  qu'ils  ont  fait  parmi  les  pauvres  Italiens  qui  four- 
millent de  ce  côté  de  Paris.  Ils  trouvaient  là,  instruction, 
protection,  et  tous  les  secours  qu'on  pouvait  leur  donner. 
Je  ne  saurais  vous  dire  de  combien  de  façons  ils  me  man- 
quent, et  quelle  douleur  j'éprouve  à  la  vue  des  horribles 
scellés  posés  sur  les  portes  de  cette  chapelle.  Depuis 
huit  ans,  elle  était  pour  moi  une  sorte  de  home  spirituel. 

1.  La  chapelle  de  Lumigny. 

2.  Voir  le  «  Récit  d'une  sœur  »,  2°  volume,  p.  31,  25e  éd. 


NOËL   A   LUMIGNY  293 

(C'est  très  curieux,  cette  maison  a  été  bâtie  il  y  a  vingt- 
cinq  ans  par  le  comte  Schouvaloff  ',  neveu  d'Alexandre, 
et  qui  est  mort,  vous  le  savez  peut-être,  catholique  et 
Barnabite....)  Vous  avez  peu  de  temps  pour  penser  à 
nous.  Mais  pour  l'honneur  de  la  ju-tice  et  de  la  vérité,  ce 
serait  un  soulagement  pour  moi  de  sentir  que  quiconque 
est  au  courant  de  ce  qui  se  passe  en  France,  et  y  réfléchit, 
mesure  la  valeur  réelle  de  nos  gouvernants. 

A  M"  Bishop. 

Paris,  24  décembre  1880. 

J'aime  partout  cette  fête  et  tout  ce  qui  la  concerne, 
même  en  France,  maintenant  où  je  ne  sais  quand  et  pour 
quelle  raison  on  avait  renvoyé  les  réunions  de  famille  au 
premier  jour  de  l'an.  Mais  cela  passe  de  mode.  On  ne  donne 
plus  guère  d'étrennes,  et  on  n'en  attend  pas.  Et  comme 
tout  le  monde  reste  à  la  campagne  jusqu'à  la  fin  de  juin, 
le  jour  de  l'an  a  perdu  son  ancienne  position.  Peu  à  peu, 
on  a  adopté  l'importation  allemande  des  arbres  de  Noël, 
là  où  se  trouvent  des  enfants,  et  on  célèbre  maintenant 
Çhristmas  comme  il  doit  l'être. 

Dans  ce  moment,  tous  mes  parents  (parmi  lesquels  dix 
enfants  que  j'adore  pour  la  plupart)  sont  réunis  à  Lumigny 
où  la  veillée  de  Noël  est  particulièrement  joyeuse.  Elle 
doit  se  terminer  par  la  messe  de  minuit  que  Bertrand  de 
Hun  dira  dans  la  chapelle  (le  demi-frère  de  mon  neveu 
qui  a  été  ordonné  prêtre  il  y  a  deux  ans).  Nous  avons 
naturellement  notre  place  dans  ce  cercle  de  famille  où  on 
nous  désire  et  auquel  j'aimerais  tant  à  me  joindre.  Mais 
je  ne  puis  surmonter  la  répugnance  d'Auguste. 

Je  lis  «  Emdymion  »  avec  le  plus  grand  plaisir.  Il  me 
rappelle  si  exactement  ce  qu'était  la  société  de  Londres 
quand  j'y  suis  entrée  pour  la  première  fois  ! 

1.  Le  Père  Schouvaloff  était  l'ami  de  Mme  Swetchine.  Il  fonda 
l'association  si  répandue  de  la  prière  pour  le  retour  de  l'Eglise 
russe  à  l'unité  catholique.  Il  mourut  en  1859,  deux  ans  après  son 
entrée  dans  la  communauté  des  Barnabites. 


CHAPITRE  XXXVIII  (1881) 


Henri  Cochin.  —  Scandales  religieux  en  Irlande.  —  Parnell.  —  Sa 
visite  à  l'archevêque  de  Paris.  —  Assassinat  de  l'empereur 
Alexandre.  —  Emotion  qu'en  éprouve  Mme  Craven.  —  Les 
sœurs  de  Charité  de  la  rue  du  Bac. 


A  M.  Grant  Du ff. 

Paris,  rue  Barbet-de-Jouy 
(c'était,  je  crois,  le  nom  de  l'ingénieur  qui  ouvrit  cette  rue). 

27  janvier  1881. 

Je  suis  étonnée  que  vous  comptiez  sérieusement  lire  mes 
«  Méditations  ».  Si  vous  le  faites,  je  voudrais  que  ce  fût  en 
français,  parce  que  la  parole  est  encore  plus  près  de  la 
pensée  dans  la  langue  où  on  l'a  exprimée. 

Je  suppose  que  vous  n'av  /.  pas  beaucoup  le  temps  de 
songer  à  nous,  sans  quoi,  je  vous  aurais  demandé  votre 
avis  sur  le  discours  de  notre  Président.  Je  ne  parle  pas  du 
Président  de  la  République,  mais  de  l'autre,  le  véritable  ', 
et  si  vous  approuvez  sa  déclaration  aux  marchands  de  i in 
(ce  qui  ne  veut  pas  dire  Wine  Merchants2)  que  «  le  cabaret 
est  le  salon  du  pauvre  ». 

J'admets,  cependant,  que  vous  n'avez  guère  le  temps  de 
vous  occuper  des  affaires  de  la  France.  Gomment  trouvez- 

1.  Gambetta,  président  de  la  Chambre. 

2.  Les  négociants  en  vins. 


HENRI  COCHIN  295 

vous  celui  de  m'écrire  quelques  lignes  ?  Je  ne  puis  ni  le 
comprendre,  ni  assez  vous  en  remercier. 

A  Mrs  Bishop. 

Paris,  6  février  18S1. 

J'apprends  à  L'instant  qu'il  me  faudra  attendre  à  mardi 
pourvoir  Henri  Cochin  dans  sa  prison.  (Je  devais  y  aller 
aujourd'hui.)  Son  crime,  vous  le  savez,  est  d'avoir  crié  au 
commissaire  de  police  qui  forçait  la  cellule  du  Père  Vallée 
(un  dominicain)  :  «  Ce  que  vous  faites  sera  une  honte  pour 
vos  enfants.  »  passera  quinze  jours  dans  la  prison  des 
plus  vulgaires  coquins.  (L'homme  qui  a  assassiné  dernière- 
ment quatre  personnes  rue  Jacob,  est  mort  hier,  dans  la 
cellule  voisine  de  la  sienne.)  Et  cela  pendant  qu'on  permet 
à  Louise  Michel  d'insulterlesautotités  et  d'agiter  le  drapeau 
rouge  où  elle  veut.  Mais  je  n'ai  pas  le  temps  de  m'appesan- 
tir  sur  toutes  ces  horreurs,  que  les  Irlandais  devraient  étu- 
dier pour  se  réconcilier  avec  leur  sort. 

Je  crois  que  Lavedan  i  a  oublié  sa  promesse.  Mais  vous 
aurez  sûrement  le  Correspondant.  Les  «  Méditations  »  en 
fiançais  paraîtront  le  10.  Un  grand  livre  d'un  format  in- 
commode. Mon  souvenir,  je  vous  prie,  à  votre  chère  amie 
d'Irlande. 

A  M.  Grant  Duff. 

Paris,  11  février  1881. 

Hier,  le  10  (un  autre  jour  marqué,  je  le  sais,  dans  votre 
bon  et  fidèle  souvenir),  j'ai  reçu  votre  lettre  du  9.  Ai-je 
be-oin  de  vous  exprimer  toute  ma  reconnaissance  pour 
m'avoir  donné  cette  preuve  d'affection  au  milieu  de  la-ba- 
taille  dans  laquelle  vous  êtes  engagé"?  Et  quelle  bataille  ! 
J'en  ai  été  si  agitée  que  je  n'ai  pensé  qu'à  cela  !  Je  ne 
parlais  pas  d'autre  chose,  je  ne  lisais  pas  autre  chose,  péni- 
blement impressionnée  par  le  sentiment  que  les  affaires 
d'Irlande  sont  absolument  incompréhensibles.  Mais  c'est 
justement  pour  cetle  raison  qu'il  faut  espérer  contre  toute 
espérance. 

J'ai  reçu  d'un  doyen  de  Tasmanie  une  lettre  qui  est  le 
digne  pendant  de  celle  de  mon  ami  de  la  Nouvelle-Zélande. 

1.  Directeur  du  Correspondant. 


29C)  MADAME   CRAVEN    (1881) 

Elle  est  encore  plus  flatteuse  et  touchante,  et  ajoute  encore 
à  ce  que  j'avais  éprouvé  en  recevant  la  première. 

A  Mrs  Bishop. 

Paris,  26  février  1881. 

Je  ne  m'attendais  pas  à  voir  ma  petite  narration  insérée 
dans  le  Spectator.  Oh  !  chère  amie,  je  vous  en  prie,  parlez 
de  l'Irlande. 

Il  est  absolument  nécessaire  qu'un  rayon  de  lumière 
vienne  dissiper  les  nuages  qui  entourent  ici  le  monde  reli- 
gieux. Ce  n'est  pas  étonnant,  quand  les  prêtres  et  les  évo- 
ques tiennent  un  pareil  langage.  L'archevêque  de  Dublin 
avait  montré  quelque  énergie  en  parlant  ouvertement,  et 
voilà  que  Parnell  le  dénonce  ici,  et  jure  qu'il  n'y  a  pas  en 
Irlande  un  autre  prêtre  ou  un  autre  évêque  qui  ne  soit 
d'accord  avec  les  ligueurs. 

Les  «  Méditations  »  font  doucement  et  silencieusement 
leur  chemin.  Mais  mon  cher  doyen  de  Tasmanie  suffit,  à  lui 
seul,  pour  me  convaincre  que  j'ai  bien  fait  de  les  publier. 

A  Mrs  Bishop. 

Paris,  18  mars  1881. 

Vos  lettres  m'intéressent  beaucoup  et  me  peinent  aussi. 
Ma  première  impression  sur  l'Irlande  semble,  hélas  !  se  jus- 
I  i  fier.  En  France,  en  Allemagne  et  en  Italie,  les  persécutions 
subies  par  l'Eglise  ne  sont  rien,  en  comparaison  de  la  honte 
que  lui  inflige  l'Irlande.  Cela  vous  prouve  à  quel  point  le 
Pape  agit  avec  sagesse,  quand  il  interdit  de  mêler  les  par- 
tis politiques  et  la  défense  de  la  religion.  Mais  qu'il  lui  est 
difficile  de  se  faire  obéir  !  Et  c'est  l'Irlande  qui  en  donne  la 
preuve  la  plus  éclatante.  Au  début,  sa  cause  était  pourtant 
bien  meilleure  que  celle  des  légitimistes  ne  le  fut  jamais. 

Et  cependant!....  qu'a  produit  cet  ingrédient  politique, 
mêlé  à  la  religion,  même  ici  ?... 

J'ai  lu  hier,  dans  un  journal  du  soir,  que  les  évèques  ir- 
landais s'opposent  fortement  au  projet  de  beaucoup,  en  An- 
gleterre, de  renouer  des  relations  entre  le  Saint-Siège  et 
le  gouvernement. 

Je  suis  persuadée  qu'ils  détestent  tellement  les  Anglais 
qu'ils  préfèrent  ne  pas  les  voir  catholiques,  ou  se  bien  con- 
duire vis-à-vis  de  l'Eglise,  parce  que  ce  serait  une  raison  de 


ASSASSINAT   DE   L'EMPEREUR   ALEXANDRE  297 

moins  les  haïr,  et  qu"ils  adorent  leur  haine  et  s'y  attachent 
plus  qu'à  leur  foi.  C'est  la  vieille  histoire  des  évêques  ir- 
landais qui  ne  voulaient  pas  s'asseoir  à  table  avec  saint 
Augustin,  parce  qu'il  apportait  le  bienfait  du  christianisme 
aux  Saxons  destructeurs. 

Que  peut  faire  le  Pape  lui-même  dans  le  moment,  avec 
un  peuple  pareil  ?...  Très  chère  amie,  dans  quel  temps 
vivons-nous  !...  Oui,  cette  terrible  et  sombre  tragédie  •  a 
complètement  troublé  mon  repos.  Vous  savez  combien  les 
souvenirs  de  la  seizième  année  restent  toujours  présents  ? 
Je  vois  tout,  je  me  représente  cette  horrible  scène  comme 
si  j'y  étais.  Les  catholiques  anglais,  au  moins,  ne  jugeront- 
ils  pas  la  révolution  d'Irlande  quand  ils  se  souviendront  des 
félicitations  adressées  aux  ligueurs  par  les  journaux  «  ni- 
hilistes »? 

La  décision  prise  par  le  Conseil  municipal  de  Paris,  de 
s'emparer  de  la  chère  maison-mère  des  sœurs  de  Charité, 
rue  du  Bac,  est  un  soufflet  à  toute  bonté,  toute  justice,  toute 
charité  !  Ces  gens-là  eux-mêmes  n'en  avaient  jamais  infligé 
de  pareil.  Mais  je  n'entamerai  pas  ce  chapitre  aujourd'hui. 
Nos  épreuves,  autant  que  j'en  souffre,  ne  me  peinent  pas 
et  ne  me  scandalisent  pas  comme  celles  de  l'Irlande. 

Mon  amie  miss  O'Meara  écrivait  à  M.  de  Vere  que  le 
retour  des  pêcheurs  de  Galilée  était  indispensable  pour 
sauver  sa  patrie.  Il  a  répondu:  «  oui»,  c'est  très  vrai,  mais 
si  les  douze  pêcheurs  conseillaient  aux  Irlandais  de  nos 
jours  de  payer  le  tribut  à  qui  ils  le  doivent,  ils  seraient 
«  boycotte d  ».  Le  nonce  du  Pape  le  serait  aussi,  je  le  crains, 
s'il  essayait  d'en  dire  autant. 

1.  L'assassinat  de  l'empereur  Alexandre,  le  13  mars  1881. 


CHAPITRE  XXXIX  (1881) 


Holland  House.  —  Mme  Craven  rencontre  M.  Gladstone  chez 
Lord  Granville.  —  Admiration  de  Mme  Craven  pour  M.  Glads- 
tone. —  White  House.  —  Mme  Craven  termine  «  Eliane  ».  —  Re- 
tour en  France.  —  Séjour  à  Rochecotte.  —  Retraite  du  Sacré- 
Cœur  de  Marmoutiers.  —  Mme  Catherine  de  Montalembert. 
—  Paris.  —  Mme  Craven  désapprouve  la  lettre  pastorale  de 
l'archevêque  de  Dublin. 


A  Miss  O'Meara. 

Holland  House,  29  juillet  18S1. 

Je  viens  de  recevoir  une  lettre  très  intéressante  de  Gé- 
raldine '.  De  toute  façon,  elle  me  paraît  avoir  passé  un. 
temps  délicieux  et  facendo  teso>o  d'agréables  et  heuuux 
souvenirs.  Possession  plus  agréable  à  mon  avis  que  le  plai- 
sir du  moment.  Ce  sentiment  m'a  été  particulier  dès  mon 
enfance.  On  riait  alors  de  m'entendre  dire  :  «  Connue  je 
m'amuse,  et  comme  cela  m'amusera  de  me  souvenir  que  je 
me  suis  amusée  !  »  J'ai  manqué  les  Mount  Temple  à  Lon- 
dres de  la  façon  la  plus  incroyable  (alors  que  nous  habi- 
tions tout  près  les  uns  des  autres).  Et  beaucoup  d'amis 
sont  allés  et  venus  pendant  la  saison,  sans  que  j'aie  pu  en  ' 
voir  aucun. 

Le  Bill  passera  sans  opposition   des  Lords,  et    sa  chute 

i.  Miss  Géraldine  O'Meara  passait  alors  quelques  mois  en  Polo] 
gne,  chez  le  prince  et  la  princesse  Czartoriski.  La  princesse  élan 
la  fille  du  duc  de  Nemours. 


ADMIRATION  POUR  M.  GLADSTONE        299 

commencera  alors  en  Irlande.  M.  Gladstone,  à  côté  duquel 
j'ai  diné  l'autre  jour  chez  Lord  Granville,  a  confiance  dans 
ses  bons  résultats,  et  pense  qu'on  a  porté  le  dernier  coup 
à  la  ligue...  A  ce  même  dîner,  il  a  été  on  ne  peut  plus 
aimable,  causant,  brillant,  animé,  plein  de  poésie  et  de 
sérieux.  Mais,  à  mon  avis,  cependant,  visionnaire,  et  peu 
I  pratique  sur  bien  des  points  ;  nous  avons  parlé  de  tout,  et 
il  a  été  fort  intéressant.  Avec  une  énergie  qui  ajoutait  au 
sentiment  qu'il  exprimait,  il  a  déclaré  que  l'infidélité  était 
l'unique  mal  à  combattre  avant  tous  les  autres,  et  que  celui 
!  qui  servait  la  cause  de  la  foi  faisait  la  plus  belle  action 
!  qu'il  soit  possible  d'accomplir.  «  En  comparaison  de  cela, 
rien  ne  signifie  grand'chose  dans  ce  moniie.  »  J'ai  dit  qu'il 
était  heureux  pour  l'Angleterre  de  posséder  un  premier 
ministre  capable  de  prononcer  de  telles  paroles. 

Cette  année-là,  M.  et  Mme  Craven  firent  plusieurs 
lisites  à  leurs  amis  d'Angleterre.  Une  à  White  House 
en  particulier,  du  16  au  29  août.  M.  et  Lady  Georgiana 
Fullerton  demeuraient  dans  le  voisinage  de  Tunbridge 
Wells,  et  les  amis  passèrent  ensemble  bien  des  après- 
midi.  On  découvrit  que  Lady  Georgiana  et  Mme  Cra- 
ven aimaient  toutes  deux  les  échecs,  et,  comme  c'est 
généralement  le  cas,  la  conduite  des  jeux  fut  la  révé- 
lation des  caractères.  Lady  Georgiana  était  réfléchie, 
sérieuse  et  attentive.  Mine  Craven  ne  considérait  pas 
les  échecs  comme  une  affaire,  mais  comme  une  ré- 
création. Elle  était  plulùt  portée  à  l'escarmouche  qu'à 
la  lui  te  sérieuse.  Un  coup  de  main  la  ravissait,  quand 
il  surprenait  un  ennemi  qui  ne  se  tenait  pas  sur  ses 
gardes.  Elle  avait  joué  avec  son  père  dans  sa  jeunesse, 
et  pas  beaucoup  depuis.  Mais  elle  s'intéressait  autant 
au  jeu,  elle  était  aussi  désolée  de  perdre  et  aussi  con- 
I  Mite  de  gagner  que  si  elle  avait  toujours  eu  vingt 
ans. 

Pendant  que  Mme  Craven  était  encore  à  White 
House,  M.  Grant  Duff,  qui  partait  pour  prendre  le  gou- 
vei  iHinenl  de'  Madras,  vin!  lui  faire  ses  adieux.  Elle 
terminait  alors  «  Eliane  ».  Elle  compare  dans  ce  livre 


300  MADAME   CRAVEN    (1881) 

les  préliminaires  d'une  cour  en  France  et  en  Angleterre. 
La  soirée  se  passait  souvent  à  en  écouter  la  lecture. 
Une  jeune  fille  qui  était  présente  s'écria  que  certaine, 
ment  elle  n'aurait  pas  épousé  le  héros  du  livre.  Mme 
Craven,  plaisamment  désappointée,  ajouta  quelques 
raisons  et  corrigea  quelques  incompatibilités,  de  façon 
à  satisfaire  entièrement  le  goût  anglais. 

A  M"  Bishop. 

Rochecotte,  octobre  1881. 

Nous  sommespresque  trop  gais  dans  le  moment.  Le  frèrl 
de  .Mme  de  Castellane  (le  duc  de  Talleyrand  actuel)  et  sa 
femme  sont  ici  avec  leur  fille  qui  vient  d'épouser  un  grand 
magnat  allemand,  le  prince  Furslenberg.  On  monte  à  cheJ 
val  et  on  chasse  beaucoup.  Aujourd'hui,  ils  sont  tous 
aux  courses,  à  Tours.  Il  y  a  ici  beaucoup  d'habitudes  an- 
glaises. La  jeune  Mme  de  Castellane  monte  à  cheval  auss 
bien...  que  n'importe  quelle  femme  de  votre  pays,  et  le 
jeunes  garçons  de  treize  à  quatorze  ans,  comme  des  Anglais 
de  leur  âge.  Ils  ont  de  très  jolies  manières,  et  sont  aussi 
bien  élevés  que  possible;  le  mélange  paraît  très  heureux 
En  dehors  de  cela,  leur  père  connaît  très  peu  l'Angleterre 
et  je  suis  étonnée  des  notions  qu'ils  possèdent  sur  la  vie 
qu'on  y  mène.  Pour  réparer  toute  cette  dissipation,  je  song 
à  passer  quelques  jours  de  retraite  à  Marmoutiers,  près  de 
Tours,  dans  un  couvent  dont  Catherine  de  Montalemben 
est  supérieure. 


A  Mrs  Bishop. 

Rochecotte,  26  octobre  1881. 

Je  suis  sortie  de  ma  retraite  de  Marmoutiers  pour  mol 
plus  grand  bien,  je  l'espère.  Mais  je  ne  suis  pas  aussi  heu- 
reuse qu'en  y  entrant,  car  j'ai  découvert  pendant  ce  temps 
(avec  quelque  chagrin')  que  j'étais  pire   que  je  ne  croyais. 

Catherine  de  Montalembert  est  une  sainte,  avec  toute 
l'intelligence  de  sa  famille,  des  deux  côtés.  Elle  a  la  lar- 
geur d'idées  de  son  père,  jointe  à  l'héroïsme  de  sa  grand'- 
mère  et  de  ses  tantes  mortes  si  courageusement,  et  dont  il 
est  question  dans  les  mémoires  de  Mme  de  Montaigu.  J'es- 
père avoir  acquis  un  peu  de  courage  auprès  d'elle. 


Mmc  CRAVEN  DÉSAPPROUVE  L'ARCHEVEQUE  DE  DUBLIN   301 

A  Mrs  BlSHOP. 

Paris,  16  décembre  1881. 

Mon  esprit  est  toujours  occupé  de  l'Irlande.  Je  suis  ravie 
le  la  letti  e  du  Pape  à  l'archevêque  de  Dublin,  mais  pas 
îulant  du  mandement  de  l'archevêque  à  propos  de  cette 
ettre.  Il  devrait  se  prononcer  plus  clairement,  et  quand  le 
<  boycotting  »  est  en  train,  laisser  tranquille,  pour  une 
bis,  ce  «  cancer  »  qu'on  veut  extirper,  et  qui,  dans  la  dis- 
position présente  du  peuple,  me  paraît  désigner  les  land- 
ords. 

Un  archevêque  qui  se  préoccupe  davantage  du  bien  tem- 
Dorel  de  son  peuple  que  des  fautes  et  des  crimes  qui  se 
commettent,  ne  m'édifie  pas.  Malgré  cela,  la  lettre  du  Pape 
era-t-eile  du  bien? 


CHAPITRE  XL  (1882-1883) 


Opinion  de  Mme  Craven  sur  Gambetfa.  —  Chute  de  1'  «  Union  gêné- 
raie  ». —  Chagrin  de  Mme  Craven  pour  ses  amis.  —  Lettre  h 
MrsBishop  sur  la  chute  de  cette  société.  —  La  presse  français* 
—  Lettre  à  M.  Grant  Duff  à  propos  de  l'assassinat  de  Lord 
Cavendish  et  de  M.  Burke.  —  Séjour  à  Schloss  Sayn.  —  La 
Boche-en-Brény.  —  Menou.  —  Rochecotte.  —  Mouchy.  — 
Paris. 


A  M.  Grant  Duff. 

Paris,  21  janvier  1882. 

Votre  intéressante  lettre  écrite  le  jour  de  Noël  m'e>t  aiv 
rivée  ici  samedi  dernier,  le  16,  exactement  trois  -emaines 
après  son  départ.  Après  tout,  il  me  semble  que  vous  n'ète9 
pas  si  loin!  Dans  ma  jeunesse,  on  mettait  le  même  temps 
jusqu'à  Pétersbourg,  et  les  lettres  ne  voyageaient  pas  beau- 
coup plus  vite.  En  debors  de  ce  qui  concerne  ceux  que 
vous  avez  laissés  derrière  vous,  je  suis  presque  étonnée  que 
vous  teniez  à  savoir  quelque  chose.  Et,  cependant,  vous 
dites  que  les  lettres  qui  sont  pour  vous  de  l'or,  en  général, 
deviennent  maintenant  des  rubis  et  des  diamants.  Mais 
pour  que  les  lettres  vaillent  la  peine  d'être  lues,  il  faut 
qu'elles  contiennent  des  nouvelles.  Je  voudrais  pouvoir 
vous  en  donner.  Vous  connaissez  notre  existence  à  l'aris. 
Quand  je  reviens  ici  (dans  le  faubourg  Saint-Germain),  il 
me  semble,  dans  un  sens,  que  je  sors  du  salon  pour  en- 
trer dans  l'antichambre.  C'est  une  sensation  étrange,  n'est- 


OPINION   SUR  GAMBETTA  303 

ce  pas?  Mais  vous  comprendrez  ce  que  je  veux  dire,  j'en 
suis  sûre.  En  Angleterre,  je  vis  avec  ceux  qui  s'occupent 
il  rectement  des  affaires  publiques.  Là,  le  monde  diploma- 
ti  [ue  et  politi  me  est  simplement  le  monde.  Tandis  qu'en 
France,  ce  n'est  pas  seulement  en  dehors  de  ce  monde, 
mais  à  mille  lieues  de  lui,  que  vivent  tous  ceux  qui  parta- 
ient mes  opinions  politiques  et  religieuses,  et  qui  sont  du 
même  rang  social  que  moi.  Dans  mon  cœur,  je  puis  croire 
que  nous  tenons  toujours  le  salon,  et  que  le  monde  offï ciel 
ici  en  est  sorti  ou  est  descendu  plus  bas.  Mais  le  résultat 
e.-t  le  même.  Nous  ne  savons  rien  de  ce  qui  se  passe,  ni  de 
ceux  qui  dirigent  les  événements,  et  nous  ne  sommes  pas 
en  situation  de  nous  former  une  opinion  juste  et  vraie. 
Pour  ma  part,  si  la  République  (telle  qu'elle  est  représen- 
tée par  Gambetta  et  les  hommes  qu'il  a  mis  au  pouvoir) 
n'avait  pas  outragé  mes  plus  chers  sentiment-,  tellement 
troublé  ma  vie  de  tous  les  jours,  tellement  tourmenté  les 
riches  et  les  pauvres  aussi  bien  que  moi-même,  par  la  plus 
révoltante  et  la  plus  insensée  des  persécutions,  je  crois 
■u'elle  aurait  pu  connaître  de  longs  jours  de  vie  et  de  paix. 
Je  n'aurais  pas  fait  un  pas  pour  les  troubler.  Et  croyez- 
moi,  beaucoup  de  gens  dans  ces  «  vieux  partis  »  constam- 
ment tourmentés  eussent  éprouvé  les  mêmes  impressions 
que  moi.  Tels  que  nous  sommes,  pouvons-nous  espérer 
autre  chose  que  la  mort,  puisqu'on  ne  nous  permet  pas  de 
vivre?  Depuis  que  Gambetta  est  premier  ministre,  il  parait 
tout  disposé  à  exaucer  ce  désir!  Ou  bien  sa  conduite  est 
incompréhensible.  A  moins  que  M.  Etienne  Lancy  n'ait 
laison.  (C'est  un  jeune  ex-député,  fort  intelligent,  très  répu- 
blicain et  très  religieux,  que  je  rencontre,  souvent  chez  la 
duchesse  de  G  illiera.)  Il  me  disait  un  jour  que  Gambetta 
«  n\ivait  jamais  de  plan  arrêté  »,  mais  qu'il  agissait  tou- 
jours sous  l'impulsion  du  moment  et  d'après  les  circrJns- 
Éances,  sans  jamais  regarder  au  delà  de  la  difficulté  du 
moment.  Il  a  une  sorte  d'éloquence  qui  lui  donne  une 
grande  force,  mais  il  ne  se  possède  en  aucune  façon.  Si 
tout  cela  est  vrai,  nous  sommes  entre  des  mains  bien  im- 
prudentes, maintenant  qu'il  essaie  pour  la  première  fois  de 
gouverner  réellement.  D'après  les  journaux  de  toutes  les 
teintes  et  de  toutes  les  opinions,  vous  jugerez  de  l'effet 
produit  par  ses  derniers  actes.   Le  désordre  est  augmenté 


304  MADAME   CRAVEN    (1882) 

d'une  façon  très  sérieuse  par  ce  crac  financier  ajouté  à 
tout  le  reste.  A  cause  du  traité  C.1  et  de  l'tigypte,  l'An- 
gleterre s'accroche  à  lui  et  moi  aussi  pour  ces  deux  rai- 
sons, et  par  la  crainte  d'aller  plus  loin  et  vers  quelque 
chose  de  pire.  Dès  le  début,  on  a  commis  l'erreur  de  le 
prendre  au  grand  sérieux.  Toute  ma  consolation  vient 
d'Allemagne,  pour  le  moment.  J'espère  que  cette  char- 
mante Princesse  Impériale  voit  sans  regret  la  défaite  du 
Kultur  Kampf. 

L'année  1881  vit  en  France  la  chute  de  1'  «  Union 
générale  »,  dirigée  par  M.  Bontoux  et  M.  Féder.  On 
verra  par  la  lettre  suivante  comment  Mme  Craven  ju- 
gea cette  prétendue  croisade  contre  les  Juifs. 

A  Mrs  Bishop. 

Paris,  30  janvier  1882. 

Quelle  semaine  pour  la  France  et,  en  particulier,  pour  la 
côté  de  la  France  auquel  j'appartiens  !  La  dernière  fois  que 
j'écrivais,  je  ne  me  faisais  pas  idée  des  calamités  publiques 
et  privées  que  ce  crac  entraîne.  Je  ne  connaissais  pas  sur-] 
tout  le  nombre  des  légitimistes,  de  braves  gens  de  toute 
sorte,  et  même  de  maisons  religieuses  qui,  séduits  par 
l'excellente  re'putation  du  directeur  del'«  Union  générale» 
et  par  la  pensée  qu'en  plaçant  ainsi  leur  argent  ils  faisaient 
du  bien  à  la  religion  et  à  la  cause  royaliste  (tout  en  ser- 
vant leurs  intérêts),  avaient  couru  le  risque  affreux,  dont 
le  résultat  est  maintenant  la  ruine  absolue.  Et  ce  n'est  pas. 
tout,  ni  le  pire.  A  côté  de  ceux  dont  je  viens  de  parler,  il  y 
aie  nombre  considérable  d'hommes  de  notre  monde,  qui 
ont  joué  et  perdu  tout  ce  qu'ils  possédaient,  et  plus  mêmd 
qu'ils  ne  possédaient. 

Et  ces  hommes  très  connus,  d'une  réputation  intacte, 
avaient  consenti  à  faire  partie  de  l'administration  de  celte 
affaire,  parce  que  l'honorabilité  des  directeurs  leur  inspi- 
rait une  confiance  aveugle.  Maintenant  on  murmure  qu'ils 
sont  compromis  par  les  mesures  prises  par  le  sous-direc- 
teur, en  l'absence  de  M.  Bontoux.  En  un  mot,  moins  je 
comprends,  plus  je  m'inquiète  et  plus  je  m'effraie  pour 
beaucoup  de  très  chers  amis,  tout  en  remerciant  la  Provi- 

i.  Le  traité  de  commerce  négocié  en  1880. 


CHUTE   DE  L     ((    UNION    GÉNÉRALE   ))  305 

3ence  de  ne  pas  nous  être  laissé  entraîner  comme  eux. 
Dans  le  tumulte  causé  par  cette  catastrophe,  la  chute  de 
Gambetta  elle-même  a  passé  inaperçue.  Ce  qui  me  touche 
le  plus,  c'est  la  honte  attachée  pour  toujours,  je  le  crains, 
i  la  classe  même  qui  auraitdù  servir  d'exemple  au."  aulres. 
Il  y  a  quelque  chose  non  seulement  de  triste,  mais  de 
scandaleux,  dans  cette  ruine  amenée  par  le  jeu.  Le  fait 
jviJent  c'est  que,  de  toute  façon,  1'  «  Union  générale  »  ne 
pouvait  pas  durer.  Les  juifs  étaient  trop  forts  pour  elle, 
tfon  pauvre  bou  sens  me  l'avait  fait  comprendre  dès  le 
îommencement. 

Quand  j'étais  à  Rochecotte,  un  bon  prêtre,  complè- 
.ernent  surexcité  par  cet  étonnant  succès  (apparent),  me 
lit  :«  C'est  magnifique,  Madame,  c'est  admirable!  C'est 
ine  croisade  des  chrétiens  contre  les  juifs.  Nous  allons 
eur  arracher  leur  arme  des  mains.  »  Il  voulait  parler  de 
eur  argent  qui  devait  nous  revenir  quand  nous  serions 
eurs  maîtres.  A  quoi  j'ai  répondu  :  «  C'est  possible,  mais 
:elame  semble  bien  peu  la  manière  de  faire  du  bon  Dieu, 
it  ce  n'est  pas  jusqu'à  présent  par  la  richesse  qu'il  a  fait 
riompher  ses  amis.  »Je  me  suis  trouvée  meilleur  juge  que 
e  ne  croyais. 

Pendant  ce  temps  et  au  milieu  de  tout  ce  désordre,  la 
)auvre  «  Eliane  »  a  paru  aujourd'hui  absolument  ignorée 
Je  ce  inonde  affairé.  Vous  la  recevrez,  elle  va  vers  vous, 
ollicitant  une  indulgence  presque  maternelle.  Croyez- 
ous  que  ma  chère  Lady  G.  Fullerton  a  trouvé  nécessaire 
l'enlever  plusieuis  parties  du  livre  !  Je  ne  pensais  pas,  je 
avoue,  que  n'importe  quelle  jeune  fille  anglaise  de  dix- 
uit  à  dix-neuf  ans  ne  pût  en  lire  chaque  mot.  C'est  le 
gne  d'une  atmosphère  spirituelle  différente.  Je  devrais  en 
tre  troublée,  mais  je  ne  le  suis  pas. 

A  Mts  Bishop. 

Paris,  15  février  1882. 

Je  n'ai  pas  d'article  à  vous  envoyer  sur  «  Eliane  ».  Je  ne 
ippose  pas  que  dans  sa  disposition  actuelle,  le  monde  lit- 
raire  y  fasse  grande  attention,  et  je  dois  m'estimer  très 
îureuseque  les  critiques  en  vog'ie  n'en  parlent  pas.  Le 
/re  a  cependant  trouvé  des  lecteurs.  C'est  tout  ce  que  je 
sire,  et  Didier  m'envoie  les  premiers  exemplaires  de  la 

MADAME    CRAYE.N.  20 


306  MADAME    CRAVEN    (1882) 

troisième  édition.  Si  je  pouvais  seulement  trouver  quelque 
chose  à  écrire,  puisqu'il  faut  continuer!  Je  voudrais  causer 
un  peu  plus  avec  vous  de  cette  vulgarité  de  la  littérature 
française,  je  devraisdire  dugoùt  français,  cartoutle  monde 
et  toutes  choses  sont  corrompus  par  elle.  Si  un  journal  ou 
une  revue  veulent  être  lus  maintenant,  ils  doivent  s'excuseï 
d'être  conservateurs,  raisonnables  ou  religieux  à  la  pre- 
mière page,  par  quelque  article  choquant  dans  la  seconde] 
Je  voudrais  vous  envoyer  le  Gaulois  d'aujourd'hui.  C'est  le 
journal  de  Jules  Simon.  Le  premier  article,  es!  toujours  de 
lui.  Celui  de  ce  matin,  sur  l'autocratie  de  Gambetta,  esl 
très  remarquable.  Puis  il  y  a  une  s-^rie  d'articles  écrasants 
sur  les  plans  (religieux  !)  de  Pa'il  Bert.  Mais  que  ne  trouve- 
t-on  pas  ensuite,  dans  ce  même  journal'?  D'abord,  un  feuil- 
leton de  Zola;  je  ne  lui  ai  même  pas  donné  un  coup  d'œil, 
Secondement,  une  audacieuse  déiense  de  l'école  réaliste, 
des  plaisanteries  et  des  anecdotes  tellement  déplacées, 
qu'il  est  presque  impossible  de  lire  l'utile  et  l'intéressait! 
sans  marcher  sur  la  pointe  des  pieds,  pour  éviter  la  boue 
environnante.  Aussi  révoltant  qu'il  soit,  ce  numéro  conhenl 
(en  plus  de  celui  de  Jules  Simon)  un  article  pu  ssan 
['agiotage  passé  et  présent.  C'est  un  mélange  caractéris- 
tique, dans  ce  temps  de  confusion.  Il  explique  ce  fail 
extraordinaire,  que  des  femmes  bien  élevées,  jeunes  et  hon- 
nêtes lisent  et  voient  sans  aucun  scrupule  des  romans  el 
des  pièces  que  je  trouve  mauvais,  dans  toute  l'acception  du 
mot;  c'est-à-dire,  aussi  vulgaires  et  grossiers  qu'immo- 
raux. Je  vous  recommande  comme  une  exception,  qui  -era, 
j'espère,  le  commencement  de  quelque  chose  de  meilleur, 
une  délicieuse  petite  histoire  que  publie  la  Revue  d  s  Deux- 
Mondes.  Klle  est  de  Ludovic  Halévy,  et  se  nomme  :  «  l'Abbé 
Constantin  ». 

A  M.  GrtANT  Di/ff. 

Paris,  18  mai  \ 

Avant  de  dire  quoi  que  ce  soit,  il  faut   que  je  vous  parle 
de  ce  qui  occupe  toute-  mes  pensées.  En  voyant  la  ré 
de  Lord  Ripon  au  télégramme  envoyé  dans  les  Jades  pour 
annoncer  les  ali'reuses  nouvelles  de  Dublin1,  j'ai  pe 

i.   L'assassinat  de  Lord  Frederick   Cavendish  et  de  M.  Burke, 


ASSASSINAT   DE   LORD    CAVENDISH  307 

ce  que  vous  alliez  e'prouver  en  apprenant  ce  drame.  Je  me 
suis  demandé  si  vous  étiez  resté  longtemps  dans  l'igno- 
rance de  ses  détails.  Il  doit  vous  tarder  de   les   connaître. 

Aucun,  hélas!  n'est  de  nature  à  diminuer  l'horreur  du 
premier  moment.  Chaque  jour  passe  sans  jeter  la  moindre 
lumière  sur  ce  complot  monstrueux,  et  ajoute  à  l'attente 
inquiète  de  ce  qui  peut  suivre.  Le  nouvel  archevêque  de 
Dublin  espérait  (quand  il  a  quitté  Paris  l'autre  jour)  qu'on 
l'écouterait  mieux  désormais,  et  qu'il  lui  resterait  quelque 
force  pour  lutter  contre  la  ligue.  Depuis,  j'ai  entendu  par- 
ler de  son  arrivée  à  Londres,  où  Lord  Carlingford  a  déjeuné 
avec  lui.  Il  l'a  trouvé  toujours  résolu  et  rempli  des  meil- 
leures intentions.  Mais  il  a  écrit  ensuite,  à  quelqu'un  qui 
me  l'a  répété,  que  la  vie  du  Cardinal  était  menacée. 

Il  est  trop  tard  maintenant  pour  que  le  clergé  puisse 
faire  du  bien,  même  si  tous  le  désiraient  Le  temps  est 
,  et  en  fermant  les  yeux  sur  les  intentions  bien  évi- 
dentes des  ligueurs,  il  a  assumé  une  grande  responsabilité. 
Jamais  l'avenir  n'a  été  plus  sombre  et  j'en  souffre  pour 
M.  Gladstone,  qui  avait  le  droit  de  compter  sur  le  clergé, 
quoi  que  l'on  puisse  penser  de  sa  politique  irlandaise. 

Elle  écrit  encore  de  Schloss  Sayn  Coblentz,  le 
21  juin  1882  : 

Je  me  demande  si  de  loin,  et  libéral  avancé  comme  vous 
l'êtes,  vous  considérez  avec  moins  de  triste?se  que  moi  ce 
qui  se  passe  en  Irlande  et  en  Angleterre. 

Vous  me  racontiez  un  jour,  qu'en  revenant  en  voiture  de 
Windsor  avec  Lord  Fife,  vous  vous  étiez  écriés  chemin  fai- 
sant :  «  Quel  beau  pays,  et  qu'on  y  vit  en  sécurité!  »  Je  voudrais 
savoir  si  vous  êtes  toujours  du  même  avis.  Pour  ma  part,  je 
ne  puis  concilier  mon  vieil  amour  et  mon  admiration  pour 
l'Angleterre  avec  l'idée  (de  plus  en  plus  acceptée)  que 
tout  ce  que  j'aimais  était  absurde  et  mauvais.  «Nous  avons 
changé  »,  ou  «  nous  allons  changer  tout  cela  »,  semble 
être  la  devise  radicale.  Et  qui  n'est  pas  radical  (à  mon 
avis)  parmi  ceux  que  je  connais  et  que  j'aime  le  mieux 
en  Angleterre?  Cela  m'attriste  quelquefois,  bien  que  je  me 

sous-secrétaire  d'Etat  pour  l'Irlande,  dans  le  Phenix-Park  à  Dublin, 
le  6  mai  1882. 


308  MADAME   CRAVEN    (1882) 

console  par  la  certitude  de  ne  plus  être  de  ce  monde 
quand  arrivera  l'inévitable  dénoûmen1.  A  Paris,  mes  chers 
amis  ne  se  lassent  pas  d'espérer  une  révolution  favorable  à 
leurs  désirs  (et  aux  miens  aussi,  Dieu  le  sait),  à  un  certain 
jour  marqué.  Pour  cette  fois,  ce  doit  être  le  14  juillet  pro- 
chain. Rien  n'est  impossible  en  France!  .Mais  cependant,  je 
crois  que  votre  réponse  à  cette  lettre  me  trouvera  encore 
sous  un  gouvernement  républicain.  Adressez  toujours,  je 
vous  prie,  rue  Barbet-de-Jouy,  c'est  le  plus  sûr.  Cet  en- 
droit ne  me  séduit  pas  beaucoup.  Le  véritable  Schlos 
ruines)  est  au  sommet  de  la  colline.  Celui-ci  est  une  cons- 
truction gothique,  moderne,  dans  une  étroite  vallée,  en- 
tourée d'un  pays  qui  n'est  pas  beau. 

Je  suis  allée  à  Coblentz,  il  y  a  quelques  jours,  pour  faire 
une  visite  à  l'impératrice  (Augusta).  Je  l'ai  trouvée  très 
changée  et  très  vieillie,  mais  très  bonne  et  très  gracieuse 
pour  moi  et  pour  «  Eliane  ».  J'ai  appris  avec  bien  du  plai- 
sir le  mariage  de  cette  charmante  Miss  Lubbock,  et  j'ai 
été  1res  touchée  de  ses  quelques  mots  sur  le  «  Récit  ». 

A  M.  Grant  Duff. 

La  Roche-en-Brény,  1"  août  18S2. 

Votre  lettre  m'a  trouvée  ici  à  mon  arrivée.  Depuis,  j'en 
ai  reçu  une  autre  de  vous,  contenant  le  récit  des  exploits 
de  Clara  à  la  chas?e.  Il  a  beaucoup  intéressé  et  amusé  les 
tranquilles  jeunes  personnes  de  cette  maison,  les  deux 
filles  de  Mme  de  Meaux,  et  la  chère  Thérèse,  qui  ne  se 
livrent  jamais  à  l'exercice  du  cheval  et  qui  considèrent 
Clara  comme  une  héroïne.  Il  n'y  a  pas  de  plus  grand  con- 
traste que  celui  qui  existe  entre  les  habitudes  extraordi- 
nairement  actives  et  exlraordinairement  tranquilles  des 
jeunes  filles  et  des  femmes  de  nos  deux  nations. 

Ce  qui  le  rend  plus  remarquable,  c'est  que  les  Fran- 
çaises sont  aussi  très  énergiques  à  ieur  façon.  Elles  font 
et  supportent  bien  des  choses  imprévues,  et  surmontent 
dans  la  vie  ordinaire  des  difficultés  qui  effraieraient  les 
Anglaises.  Elles  sont  pourtant  timides  et  embarrassées,  là 
où  vos  compatriotes  sont  si  braves  et  si  entreprenantes. 
Cela  signifie,  je  pense,  qu'elles  sont  préparées  à  la  vie  très 
différente  qu'elles  sont  appelées  à  mener. 

Le  29  juin  (jour  dont  vous  vous  souvenez  si  fidèlement), 


LA    ROCHE-EN-RRÉNY  309 

j'étais  au  moment  de  quitter  Sayn,  quand  un  message  de 
l'impératrice  Augusta  m'a  forcée  à  rester  quelques  jours 
de  plus.  Elle  désirait  m'y  trouver  à  son  arrivée.  Pendant 
ce  délai  j'ai  été  prise  d'un  accès  de  fièvre,  conséquence 
naturelle  de  la  température  et  de  la  saison.  Je  suis 
retournée  à  Paris  le  4  juillet,  très  loin  de  me  bien  porter. 

Mais  après  quelques  jours  de  repos,  je  suis  venue  me 
refaire  dans  ce  délicieux  climat.  Je  suis  tout  à  fait  bien 
maintenant,  et  je  jouis  pleinement  de  mon  séjour  auprès 
de  ces  chers  amis. 

Vous  pensez  bien  que  l'Egypte  et  les  événements  de 
France  et  d'Angleterre  alimentent  nos  conversations.  La 
chute  du  ministère  et  les  circonstances  qui  l'ont  accom- 
pagnée mettent  la  République  dans  une  situation  déses- 
pérée  En  tout  cas,  on  n'a  jamais  vu  tant  de  médiocrités 

au  pouvoir Cela  rend  l'attitude  de  l'Angleterre  et  de 

ses  hommes  d'Etat  encore  plus  frappante.  11  faut  espérer 
que  les  fedicals  voudront  bien  se  taire,  et  n'empêcheront 
pas  les  événements  de  prendre  une  bonne  direction.  Bien 
que  nous  différions  sur  ceux  qui  méritent  cette  épithète, 
il  me  suffit  de  vous  voir  admettre  que  leur  nombre  est 
considérable.  Le  nom  que  vous  avez  inventé  est  une  tra- 
duction excellente  de  celui  également  exact  de  liberdtres, 
appliqué  par  le  comte  Félix  de  Mérode.  Sa  fille  (Mme  de 
Montalembert)  et  ses  petites -filles  vous  envoient  leurs 
meilleurs  souvenirs.  Thérèse  va  mieux,  son  esprit  est  plus 
brillant  que  jamais.  Madeleine  de  Grùnne  vient  de  nous 
quitter;  c'est  délicieux  d'être  auprès  d'elle,  aucune  so- 
ciété n'est  plus  charmante  que  la  sienne. 

A  Mrs  Johnstone1. 
Château  de  Rochecotte,  27  août  1882. 

Votre  lettre  du  21  est  restée  assez  longtemps  en  route, 
parce  que  j'ai  beaucoup  circulé  dernièrement.  Elle  ne 
m'est  parvenue  qu'ici,  hier.  Elle  m'a  beaucoup  touchée  et 

1.  Une  dame  qui  habitait  Tunbridge  Wells,  et  qui  avait  été  pro- 
fondément touchée  par  le  «  Récit  d'une  sœur  ».  Pendant  qu'elle 
était  à  White-House,  Mm*  Craven  lui  fit  une  visite,  et  s'intéressa 
beaucoup  à  l'espérance  qu'elle  entretenait  de  voir  la  réunion  de 
l'Eg-'jse  d'Angleterre  et  de  l'Eglise  catholique.  Elle  mourut  au 
mets  de  juin  1885,  quelque  temps  après  son  abjuration. 


310  MADAME   CRAVEN    (1882) 

augmente  mon  regret  de  ne  pas  aller  en  Angleterre  cette 
année.  Je  voudrais  espérer  que  vous  viendrez  à  Paris,  où  je 
passerai  l'hiver  comme  à  l'ordinaire,  car  je  sens  liien  qu'il 
est  impossible  de  répondre  à  votre  lettre  par  écrit.  $uand 
vous  nomme/,  des  anus  catholiques  tels  que  M  ^atmore  et 
M.  de  Vere,  j'avoue  qu'il  me  serait  impossible  de  vous  con- 
seiller autrement  qu'eux  et  de  réussir  Là  où  ils  n'ont  pu 
ni  vous  satisfaire,  ni  vous  convaincre.  Je  ne  ferai  que  ré- 
péter ce  qu'ils  vous  ont  dit.  Cependant,  je  voudrais  vous 
voir  et  vous  parler.  L'année  dernière  à  cette  époque-ci,  je 
me  trouvais  à  Tunbridge  Wells.  Combi  n  je  regrette  que 
nous  ne  nous  soyons  pas  rencontrées  alors  !  Je  crois  com- 
prendre la  si  tuât  ion  lie' ces  Anglaisa  laquelle  vous  faites  allu- 
sion, ce  projet  de  «  réconciliation  complète  avec  l'Eglise  ». 

J'ai  bien  souvent  entendu  dire  à  ceux  qui  résistent  à 
leur  inclination  (quelquefois  même  à  leurs  convictions) 
qu'ils  craignaient  le  mal  produit  par  les  «  conversions  in- 
dividuelles )>.  Mais  je  ne  crois  pas  que  la  paix  de  l'esprit 
ait  jamais  été  le  résultat  de  considérations  sembla 
aussi  ju-tes  qu'elles  puissent  paraître  et  aussi  naturelles 
qu'elles  soient. 

Je  n'essaierai  pas,  cependant,  d'en  dire  davantage 
sujet  pour  le  moment.  J'espère  avoir  un  jour  1  occasion  de 
vous  parler,  quoique  je  sois  bien  vieille  pour  espérer  dans 
l'avenir  d'heureuses  réunions  sur  la  terre. 

Je  veux  croire  cependant  que  nous  nous  retrouve: 
En  attendant,  je  penserai  à  vous,   et  je  prierai  pour  vous. 

A  Miss  O'Meara. 

Rochecotte,   10  octobre  1882. 

Quant  à  John  Inglesant,  je  suis  tout  à  fait  de  voire 
avis.  Son  livre  est  intéressant,  mais  pénible  et  fatigant.  Il 
me  produit  l'impression  p  ysique  d'un  cauchemar. 
rempli  de  vérités  et  de  mensonges,  de  beautés  et  de  folies! 
Mais  je  ne  crois  pas  qu'il  fasse  autant  de  mal  que 
paraissez  le  craindre.  On  peut  lui  appliq  ter  c  t, épi- 
gramme  :  «  C'est  du  bon,  c'est  du  neuf  qu'on  trouve  en 
votre  livre,  mais  le  bon  n'<  ^t  p  is  n  :uf,  et  le  neuf  n'est  p  ;s 
bon.)>  La  m;;  ut,  l'auteur  comprend  le  sentiment 

catholique  au  point  de  vue  surn  iturel,   n'est  nouvelle 
pour  lui.  Ce  qui  est  nouveau  pour  moi,   c'est  son  ié 


SÉJOUR   A   MOUCHY  311 

imaginaire,  son  Italie  fantastique,  etc.  Tout  cela  n'est 
sûrement  pas  bon  et,  en  résumé,  je  ne  comprends  pas  le 
bruit  qu'on  a  t'ait  autour  de  ce  livre.  Cela  prouve  à  quel 
point  l'esprit  anglais  est  profondément  remué  par  les 
questions  religieuses.  Je  m'imagine  un  livre  semblable 
présenté  à  un  public  français. 

A  M.  Grant  Duff. 

Mouchy,  13  novembre  1882. 

J'ai  fait  un  agréable  séjour  à  Rochecotte,  interrompu  par 
une  visite  à  ma  nièce,  Béatrix  de  la  Roche-Aymon  (IMacas), 
dans  son  château1  élevé  sur  les  ruines  de  c  lui  des 
ducs  de  Bourbon-Montpensier,  lequel  fut  détruit  par  Ri- 
chelieu (le  Cardinal).  Le  sien  était  à  côté,  et  il  ne  voulait 
pas  être  dépassé  par  ses  voisins.  Une  magnifique  chapelle 
du  XIVe  siècle  (avec  des  fenêtres  en  verres  de  couleur  d'une 
beauté  merveilleuse  et  parfaitement  conserve  s)  reste  seule 
de  cette  époque.  Le  château  actuel  a  été  reconstruit  et 
restauré,  en  rapprochant  les  bâtiments  réservés  autrefois 
aux  visiteurs  et  aux  tenanciers  des  Montpen-ier.  Il  est  suf- 
fisamment beau  tel  qu'il  est,  et  j'ai  été  contente  de  ma  visite 
à  Béatrix. 

En  venant  ici,  je  me  suis  arrêtée  deux  jours  à  Paris  ave  ; 
les  Fullerton  qui  s'y  trouvaient  encore.  J'ai  revu  ausi-i 
J!ts  Kemble  avec  le  plus  grand  plaisir.  C'est  une  des  fem- 
mes les  plus  intelligentes  que  j'aie  connues,  sinon  la  plus 
intelligente.  Sa  deuxième  série  de  «  Souvenirs  »,  aus>i 
remarquable  que  la  première,  m'inspire  le  désir  d'ajout  :r 
un  autre  article  à  ma  revue  de  cette  première  partie.  Mais 
j'ai  très  peu  de  temps,  et  je  suis  plus  lente  que  jamais  à  ce 
que  je  fais. 

A  Mrs  Bishop. 

Paris,  25  novembre  1882. 
Seulement  quelques  lignes  pour  vous  dire  que  je  vous 

1.  Le  château  de  la  Roche-Guyon  est  une  des  résidences  sei- 
gneuriales les  plus  intéressantes  de  France.  Il  est  situé  sur  la 
Seine,  entre  Paris  et  Rouen.  On  y  conserve  le  manuscrit  des 
«  Maximes  »  de  La  Rochefoucauld.  La  méditation  de  Lamartine 
qui  a  pour  titre  «  Une  semaine  sainte  à  la  Roche-Guyon  »,  fut 
écrite  à  l'occasion  de  la  restauration  de  la  chapelle. 


312  MADAME   CRAVEN    (1883) 

écrirai  une  vraie  lettre  de  Lumigny,  où  je  vais  aujourd'hui 
(étant  revenue  de  chez  les  Mouchy  avant-hier).  Je  suis  aussi 
désireuse  que  vous-même  de  vous  communiquer  tout 
i  fatti  miei.  Mais  puisque  je  cite  de  l'italien,  je  puis  ajouter 
que  je  deviens  semblable  à  Virgile  :  «  Chi  per  lungo  silenzio 
parea  fioco  »',  comme  dit  Dante,  et  malgré  tout  le  bien  que 
me  ferait  un  bon  sfogo,  je  crois  avoir  perdu  lapuissance  de 
m'ylivrer,  soit,  en  parlant,  soit  en  écrivant,  par  un  long 
manque  d'habitude. 

Je  n'ai  rien  fait  cette  année  :  j'ai  consacré  tout  mon 
temps  à  Auguste  et  au  prince  Albert.  Ce  travail  n'était  pas 
une  simple  traduction,  il  demandait  un  arrangement 

Je  crois  avoir  acquis  dans  ce  genre  de  travail  un  savoir 
faire  qui  pouvait  être  utile.  Quand  il  sera  terminé,  je  re- 
viendrai à  d'autres  choses  que  j'ai  en  vue,  el  je  saurai  alors 
si  j'ai  perdu  la  puissance  de  leur  donner  une  forme. 

En  1883,  Mme  Craven  écrivit  dans  l'agenda  qu'elle 
envoyait  à  Mrs  Bishop  : 

1"  janvier  1883. 

Vous  qui  pleurez,  venez  à  ce  Dieu,  car  II  pleure  : 
Vous  qui  souffrez,  venez  à  Lui,  car  II  guérit; 
Vous  qui  tremblez,  venez  à  Lui,  car  II  sourit; 
Vous  qui  passez,  venez  à  Lui,  car  II  demeure. 

Victor  Hueo. 


i.  «  Dont  la  voix  était  affaiblie  par    une  longue    habitude  de  si- 
lence. » 


CHAPITRE   XLI   (L883) 


Paris.  —  L'Armée  du  Salut.  —  Saint  François  d'Assise.  —  Ren- 
contre de  M.  et  Mme  Gladstone  et  de  Mme  Craven  chez  Lord 
Lyons.  —  Maladie  de  M.  Craven.  -  Inquiétude  de  Mme  Craven. 

—  Désir  de  M.  Craven  de  retourner  en  Angleterre.  —  Le  nonce 
du  Pape  et  les  Irlandais.  M.  Harrisson.  —  Succès  de  la  Vie 
du  Prince  Consort,  traduite  et  publiée  par  M.  Craven.  —  La 
semaine  sainte  à  Farm-Street.  —  Les  pèlerins  anglais  à  Lourdes. 

—  Le  Père  Ring. 


A  Mrs  Bîshop. 

Paris,  15  février  1883. 

Personne  ne  s'imaginerait  à  quel  point  je  suis  isolée. 
Quelquefois,  les  choses  que  je  ne  dis  pas  m'étouffent. 
Mais  laissons  cela  pour  le  moment.  Parlez-moi  de 
l'Irlande.  Je  crois  que  nous  pouvons  dire  comme  Sir  Peter 
Teazle  :  «  la  vérité  se  montre  enfin  »,  et  l'on  découvre  que 
tous  ces  meurtriers  étrangers  élaient  de  véritables  Irlan- 
dais, très  Irlandais.  Mais  le  clergé  comprendra-t-il  ce  qu'il 
y  avait  en  dessous  et  au-dessus  de  la  «  land  league  »?  Re- 
grettera-t-il  de  l'avoir  encouragée?  Avouera-t-il  qu'aussi 
longtemps  qu'existera  la  pendaison,  ces  assassins  mérite- 
ront d'être  punis?  D'après  une  lettre  de  l'archevêque  Croke 
que  j'ai  lue  hier,  je  crains  que  ce  clergé  ne  soit  pas  converti. 
Et  les  autres?  Et  le  pauvre  cardinal  ?  M.  Cube  qui  est  mort, 
ou  qui  va  mourir?  J'ai  besoin  d'entendre  parler  de  tout  cela. 
En  retour,  vous  êtes  peut-être  curieuse  de  savoir  ce  que 


314  MADAME    CRAVEN    (1883) 

je  pense  de  l'incroyable  gâchis  dans  lequel  nous  sommes 
ici.  Pour  parler  franchement,  mes  idées  ne  sont  pas  beau- 
coup plus  embrouillées  que  celles  d<  s  ministres  (quand 
nous  en  avons)  des  deux  Chambres  réunie  <#  Apres  tout 
cela,  la  Hépublique  tournera  mal.  Je  ne  puis,  hélas!  deviner 
quand  et  comment.  Et  avant  que  la  fin  «  tant  désirée  »  ar- 
rive, nous  aurons  sans  doute  à  traverser  une  époque  à 
laquelle  il  est  désagréable  de  penser. 

Un  observateur  aussi  attentif  que  Mme  Craven,  de  ce 
qui  se  passait  en  Angleterre,  ne  pouvait  manquer  de 
s'intéresser  aux  actes  du  général  Booth,  et  à  l'Armée 
du  Salut.  Elle  fut  frappée  de  l'article  écrit  à  ce  sujet, 
par  le  cardinal  Manning,  dans  la  Contemporary  lie- 
viewde  septembre  1882.  Comme  le  cardinal,  Mme  Cra- 
ven parle  avec  respecl  et  sympathie  du  général,  mais 
avec  surprise  de  ses  méthodes.  Il  venait  d'annonce^ 
«  une  campagne  »  en  France,  et  elle  doutait  de  son 
succès  auprès  de  ses  compatriotes.  Son  article,  publié 
dans  le  Correspondant  du  26  février  1883,  révèle  soa 
esprit  droit  et  éclairé.  La  seconde  partie  est  consacrée 
à  saint  François  d'Assise,  dont  les  Italiens  :  élébraienl 
avec  un  orgueil  national  le  septième  centenaire,  el 
septembre  1882.  Mme  Craven  compare  à  celui  qui  posa 
les  fondements  de  la  véritable  fraternité,  les  noms  de 
Giotto  Dante  et  de  Colomb,  membres  du  Tiers  Ordre 
de  saint  François,  et  chefs  du  progrès  et  de  la  civili- 
sation dont  il  fut  le  pionnier. 


A  Mrs  Bishop. 

Paris,  10  mars  1883. 

J'ai  eu  hier,  au  sujet  d'Auguste,  un  véritable  momenj 
d'angoisse.  C'e-t  fini,  et  je  crois  que  c'ét  > i t  vraiment  moinl 
sérieux  que  je  ne  l'ai  craint.  On  aurait  dit  que  sa  jambe 
gauche  se  paralysait] 

Il  est  tout  à  fait  bien,   Dieu   merci!    Mais  il  a  dû  i 
couché  deux  jours,  ce  qui  ne  lui  était  jamais  arrivé  depuis 
quarante-neuf  ans  que  nous   sommes  mariés.  Je  me  suis 
souvenue  tout  à  coup,  avec  un  grand  saisissement,  qu'il  a 


PUBLICATION   DE   LA  VIE   DU  PRINCE   CONSORT      315 

deux  ans  de  plus  que  moi.  Sa  bonne  santé  et  son  aspect  me 
lavaient  fait  oublier.  Je  croyais  être  seule  à  vieillir.  Des 
graintes  que  je  n'avais  jamais  eues  m'ont  traversé  l'esprit, 
et  ma  paix  en  a  été  troublée  plus  que  de  raison.  Cependant, 
forés  avoi^  subi  la  tempête  avec  tout  le  calme  possible, 
tanl  qu'elle  durait,  j'ai  compris  (maintenant  que  toute  in- 
quiétude a  disparu  pour  le  moment)  que  nous  avions  tous 
deux  reçu  une  leçon  qui  nous  sera  utile,  avec  l'aide  de 
Dieu.  Vous  devez  avoir  reçu  le  livre  d'Auguste...  Je  pense 
qu'il  plaira  et  sera  lu....  Pauvre  cher  Auguste...  Il  s'est 
Surmené  sans  aucun  profit  pour  lui.  J'espère  qu'il  sera 
récompensé  de  ses  peines. 

A  M.  Grant  Duff. 

Paris,  14  mars  1883. 

J'avais  pris  la  ferme  résolution  d'être  exacte,  et  de  ne  pas 
lai^'r  finir  le  mois  sans  vous  donner  un  signe  dévie.  Mais 
mon  temps  a  été  pris  plus  que  jamais  dernièrement;  et 
tristement,  car  mon  mari  a  été  malade  (c'est  la  première 
fois  depuis  que  nous  sommes  mariés,  et  vous  savez  qu'il  y 
a  longtemps). 

|  J'espère  que  sa  santé  parfaite  n'a  reçu  aucune  atteinte, 
et  qu'en  le  soignant  davantage,  il  restera  de  beaucoup  le 
plus  jeune  des  deux,  comme  c'est  le  droit  d'un  homme  qui 
n'a  que  deux  ans  de  plus  que  sa  femme. 

Je  vous  remercie  tardivement  du  récit  des  fêtes  du  cou- 
ronnement de  votre  Maharajah.  J'aurais  voulu  que  Clara 
vit  cela,  car  je  partage  tout  à  fait  l'avis  de  ma  mère,  qui 
disait  qu'on  n'est  jamais  trop  jeune  pour  jouir  d'un  grand 
et  beau  spectacle. 

C'est  dans  la  première  jeunesse  qu'il  faut  faire  provision 
d'agréables  souvenirs.  C'est  alors  que  lajoie  est  sans  mé- 
lange et  libre  de  soucis.  Je  me  souviens  à  quel  point  je 
jouissais  des  belles  choses  que  je  voyais  à  seize  et  dix-sept 
ans;  bien  davantage  que  je  n'ai  joui,  plus  tard,  de  tous  les 
plaisirs  que  j'ai  pu  rencontrer  sur  mon  chemin. 

Il  est  impossible  de  prévoir  quels  événements  se  seront 
accomplis  quand  vous  recevrez  celte  lettre.  La  semaine 
dernière,  nous  avons  eu  trois  émeutes.  On  annonce  la 
quatrième  pour  le  18  (pour  célébrer  l'anniversaire    de  la 


316  MADAME   CRAVEN    (1883) 

Commune  de  1871),  ce  qui  a  déjà  fait  partir  d'ici  plusieurs 
de  mes  connaissances. 

Cette  émeute  se  prépare  si  ouvertement  que  le  gouver- 
nement aura,  j'espère,  la  force  et  la  volonté  de  la  répri- 
mer. Mais  il  faut  s'attendre  à  tout  avec  des  gens  aveuglés 
par  la  haine  au  point  de  traiter  les  Princes  d'Orléans  (si 
inoffensifs)  comme  de  dangereux  conspirateurs,  et  de  per- 
mettre à  Louise  Michel  de  parcourir  les  rues,  en  portant  le 
drapeau  noir  des  anarchistes  et  à  la  tête  d'une  foule  vo- 
ciférante et  furieuse. 

Le  premier  jour,  vendredi,  j'étais  dans  la  chapelle  du 
couvent  avec  un  grand  nombre  de  dames  (300  environ). 
On  est  venu  nous  dire  de  ne  pas  sortir  par  la  porte  de  de- 
vant, car  le  tranquille  boulevard  des  Invalides  était  envahi 
par  une  foule  de  très  mauvaise  mine.  On  nous  a  doue  fait 
sortir  par  le  jardin,  et  nous  sommes  rentrées  chez  nous 
comme  nous  avons  pu.  Tout  cela  n'est  pas  agréable,  et  ne 
contribue  en  aucune  façon  au  repos  et  à  la  paix  de 
l'esprit. 

Quand  M.  et  Mme  Gladstone  ont  traversé  Paris,  nous  avons 
dîné  avec  eux  chez  Lord  Lyons.  J'ai  trouvé  M.  Gladstone 
dans  les  meilleures  dispositions  :  en  bonne  santé,  aimable 
comme  toujours. 

Voici  un  trait  qui  le  dépeint.  Après  le  dîner,  nous  avons 
eu  une  longue  conversation  sur  les  sujets  (non  politiques) 
qui  l'intéressent  toujours.  Dans  le  cou;  ant  de  la  conver- 
sation, on  a  parlé  d'un  article  queje  viens  de  publier  dans 
le  Correspondant  sur  «  l'Armée  du  Salut  ».  Il  a  exprimé  le 
désir  de  le  lire,  et  comme  il  rentrait  à  Londres  le  lende- 
main (vendredi),  je  le  lui  ai  envoyé  de  suite.  Eh  bien  !  le 
croiriez-vous?...  Au  milieu  de  l'océan  de  travail  dans  le- 
quel il  a  dû  se  plonger  en  arrivant,  il  a  trouvé  moyen  de 
m'écrire,  au  sujet  de  cet  article,  une  intéressante  et  longue 
lettre  que  j'ai  reçue  le  dimanche  matin. 

A  Mrs  Bishop. 

Paris,  29  mars  1883. 

Je  n'ai  pas  le  temps  de  vous  envoyer  plus  d'une  ligne 
aujourd'hui.  Je  ne  dois  pas  me  laisser  entraîner,  comme  je 
le  fais  toujours  en  vous  écrivant,  très  chère  amie.  Mais  je 
veux  vous  remercier  de  votre  lettre.  Je  l'attendais  avec  une 


LA    SEMAINE    SAINTE   A  FARMSTREET  317 

impatience  que  vous  ne  soupçonniez  pas.  Mon  angoisse  au 
sujet  d'Auguste  n1a  pas  duré  longtemps,  et  je  croyais  ne 
vous  en  avoir  parlé  que  dans  ma  lettre  du  10  mars.  C'est 
fini  maintenant,  et  vous  ne  pouviez  pas  deviner  que  vous 
étiez  la  seule  amie  à  qui  je  l'eusse  confiée.  Je  m'étais  ima- 
giné sans  doute  tout  ce  que  je  vous  aurais  dit,  si  nous 
nous  étions  trouvées  ensemble. 

Je  vous  envie  votre  semaine  sainte  àFarm-Street.  J'aime 
ces  cérémonies  par-dessus  tout;  et  pour  entendre  bien  chan- 
ter les  Lamentations  et  bien  prêcher  la  Passion,  je  ferais 
n'importe  quoi.  Ici,  tout  est  fini.  Bien  que  les  églises  fus- 
sent pleines  d'une  foule  des  plus  édifiantes,  je  n'ai  pas 
éprouvé  un  instant  ces  impressions  que  l'Eglise  cherche  à 
éveiller  dans  le  cœur,  l'âme  et  l'imagination,  par  ces 
cérémonies  et  l'admirable  liturgie  qui  les  accompagne. 
Nous  nous  appauvrissons  tous  les  jours  davantage,  et  je 
pense  que  nous  sommes  destinés  à  voir  disparaître  toutes 
ces  belles  choses,  qui  font  le  charme  de  mes  souvenirs  du 
passé.  La  poésie  s'en  va  !  Et  que  peut-on  concevoir  de  plus 
poétique  que  nos  cérémonies  de  la  semaine  sainte  ?  La  foule 
des  adorateurs  (plus  grande  que  jamais)  est  d'autant  plus 
consolante  que  rien  n'attire  dans  nos  églises,  si  ce  n'est 
un  sentiment  naturel  de  dévotion. 

A  Mrs  Bishop. 

Paris,  26  avril  1883. 

Vous  me  demandez  quels  sont  nos  projets?...  Depuis 
la  maladie  d'Auguste,  j'ai  pris  la  résolution  de  ne  plus 
jamais  le  quitter  tant  que  je  vivrai.  Cela  parait  assez 
simple,  mais  présente  cependant  une  double  difficulté. 
D'un  côté,  la  répugnance  qu'il  éprouve  à  rester  longtemps 
hors  de  chez  lui,  et  de  l'autre,  l'impossibilité'  de  vivre  toute 
l'année  à  Paris. 

Mon  pauvre  mari  a  de  terribles  crises  de  mal  du  pays,  et 
voudrait  parfois  se  persuader  qu'il  faut  aller  en  Angleterre. 
Mais  je  crois  qu'il  se  trompe,  et  pour  beaucoup  de  raisons. 
Même  s'il  ne  se  trompait  pas,  je  croirais  toujours  que  le 
climat  du  Midi  est  nécessaire  à  sa  santé.  Il  est  bien  main- 
tenant, Dieu  merci!  Mais  je  ne  puis  oublier  que  des  soins 
auxquels  je  n'avais  jamais  songé  lui  sont  devenus  indis- 
pensables. 


318  MADAME    CRAVEN    (1883) 

Cependant,  nous  ferons  peut-être  encore  une  visite  à  la 
chère  Angleterre....  Vedvemo. 

Je  suis  contente  de  ce  que  vous  me  dites  du  Saint-Père,  et 
le  nonce  n'y  va  point  par  quatre  chemins  quand  il  appelle 
les  Irlandais  (clergé  compris)  des  «  socialistes  libéraux  ». 
Quand  les  Irlandais  comprendront-ils  qu'ils  doivent  i 
d'être  feninns,  ou  cesser  d'être   catholiques? 

Mon  opinion  est  qu'ils  veulent  rester  fenians.  L'horrible 
sympathie  témoignée  aux  assassins  et  la  haine  pour  < 
qui  les  a  dénoncés,  ne  sont-elles  pas  décourageantes  ?.J 
Les  prêlres  qui  ont  assisté  jusqu'à  la  fin  Brady  et  C 
les  élèveront  comme  des  martyrs.  Telle  sera,  soyez-en  sûre, 
la  conséquence  de  leur  mort  édifiante.  L'exemple  muai 
sera  perdu,  et  ils  seront  tout  prêts  à  recommencer. 

Les  funérailles  de  Veuill.it  ont  été  une  vériîable  ovation, 
et  la  contre-partie  de  toutes  celles,  absolument  païenne'9 
dont  nous  sommes  témoins  depuis  quelque  temps.  Main- 
tenant, ses  amis  et  ses  partisans  exagèrent  quelque  peu 
leur  enthousiasme,  et  tout  parait  combiné  pour  cntietenif 
le  prestige  de  l'école,  et  proclamer  qu'elle  survit  à  -on 
maître,  ce  qui  est  vrai.  La  lutte  entre  la  vérité  et  la  rai- 
son d'un  côté,  la  passion  et  l'extravagance  de  l'autre,  n'efl 
pas  terminée,  et  il  n'y  a  pas  de  victoire  définitive.  Ma 
assez  de  tout  cela.  Je  veux  oublier  et  pardonner  les  bles- 
sures infligées  autrefois  à  mes  amis  et  à  moi-même,  et 
abandonner  complètement  le  combat. 

Vous  apprendrez  avec  plaisir,  je  le  sais,  que  le  livre 
d'Auguste  a  beaucoup  de  succès.  Pion  lui  a  envoyé,  hier, 
quatorze  journaux  contenant  tous  des  articles  très  satis- 
faisants sur  cet  ouvrage. 

Nous  avons  reçu  de  Windsor  l'assurance,  encore  plus 
flatteuse,  de  la  satisfaction  de  Sa  Majesté.  Elle  me  l'a  expri- 
mée elle-même  dans  une  lettre  des  plus  aimables.  Auguste 
m'avait  fait  lui  écrire  (en  français)  les  quelques  lignes 
accompagnant  l'exemplaire  que  nous  avions  envové.  Elle 
savait  aussi  que  la  préface  était  de  moi.  Et  comme 
néral  Ponsouby  avait  déjà  écrit  par  son  ordre,  je  ne  m'at- 
tendais pas  à  son  très  gracieux  remercîment  personnel. 
Nous  avons  reçu  en  même  temps  une  lettre  très  bonne  et 
très  aimable  du  Prince  de  Galles. 


SUCCÈS  DE  LA  VIE  DU   PRINCE   CONSORT  319 

A  M.  Grant  Duff. 

Paris,  2  mai  1883. 

Je  vous  dois  deux  réponses,  une  à  votre  lettre  du 
Il  mus,  et  une  autre  à  celle  du  9  avril  que  je  viens  de 
recevoir.  En  lisantla  première,  j*ai  été  frappée  d'uneétrange 
coïncidence.  Vous  me  parliez  de  l'article  de  Harrisson  sur 
Gambetta.  Je  venais  juste  de  le  finir,  et  tout  en  le  lisant, 
je  me  disais  que  j'aimerais  à  en  causer  avec  vous  et  à 
di-^-uterson  incroyable  et  douloureuse  absurdité.  Je  devrais 
dire  ses  absurdités.  L'une  d'elles  (que  la  théologie  n'existe 
plus,  parce  que  les  funérailles  de  Gambetta  n'étaient  ni 
païeunes  ni  chrétiennes)  s'est  présentée  à  votre  esprit  d'une 
façon  p  ttore^que  '.  Mais  je  suis  sûre  que  la  vérité  pro- 
fonde ainsi  exprimée  ne  vous  a  pas  échappé,  et  que  vous 
n'avez  pu  vous  empêcher  de  vous  étonner,  comme  moi,  de 
l'article  en  question. 

Le  livre  d'Auguste  a  beaucoup  de  succès2.  La  presse 
française  est  unanime  dans  son  éloge.  Et  croyez-vous  que 
Sa  .Majesté,  après  m'avoir  fait  écrire  par  H.  Ponso'.by,  m'a 
adressé  le  plus  gracieux  remerciement!  Elle  m'écrit  elle- 
même  une  lettre  charmante,  saisissant  l'occasion  de  me 
dire  toutes  sortes  de  choses  aimables  ;  que  depuis  long- 
temps elle  désirait  et  espérait  me  connaître,  etc.,  etc. 
«  Après  cela,»  comme  dit  Mme  de  Sévigné  quand  Louis  XIV 
eut  dansé  avec  elle,  «  peut-on  dire  qu'il  ne  soit  pas  le  plus 
grand  Roi  du  monde  ?  »  Heureusement  que  je  l'ai  dit  de  la 
reine  Victoria  avant  la  lettre. 

A  Mrs  Bishop. 

Paris,  15  mai  1883. 

Nous  sommes  séparées  depuis  trop  longtemps;  les  lettres 

ne  remplissent  pas  les  vides Il  est  possible  que  nous 

allions  en  Angleterre  le  mois  prochain.  Bien  que  nous  ne 
pensions  pas  séjourner  à  Londres,  il  est  certain  que  nous 

1.  M.  Grant  Duff  racontait  à  Mme  Craven  qu'en  descendant  le 
Godavari  en  bateau  à  vapeur,  il  lisait  l'article  de  M.  Harrisson. 
Le  bateau  tourna.  Il  leva  les  yeux  et  vit  une  multitude  considé- 
rable, plusieurs  milliers  de  personnes  réunies  sur  les  bords  de  la 
rh  icre  sacrée,  pour  obéir  à  quelque  impulsion  religieuse. 

2.  La  vie  du  Prince  Consort. 


3?.Q  MADAME   CRAVEN    (1883) 

nous  verrons  d'une  façon  ou  d'une  autre,  si  nous  traver- 
sons le  détroit.  Mais  je  vis  plus  que  jamais  au  jour  le  jour- 
Je  ne  puis  m'empêcher  cependant  de  vous  parler  de  cette 
possibilité.  Si  elle  devient  une  réalité,  je  vous  en  prévien- 
drai tout  de  suite. 

J'ai  vu  quelques-uns  des  pèlerins1,  Lady  Mary  Howard 
et  ses  nièces  et  Lord  Denbigh,  qui  a  parlé  en  français  dans 
un  meeting. 

J'ai  vu  aussi  le  Père  King,  l'aumônier  du  pèlerinage. 
C'est  un  prêtre  irlandais  de  l'aspect  le  plus  vénérable,  et 
très  intéressant  en  un  sens,  dans  ce  qu'il  raconte  de  lu 
piété  et  de  la  ferveur  en  Irlande,  et  de  l'atrocité  des  crimes 
qui  s'y  commettent,  etc.  Mais  quand  il  en  est  venu  à  la 
punition  des  criminels,  à  la  ligue,  à  Parnell,  Davitt,  etc., 
etc.,  je  l'ai  trouvé  aussi  peu  logique,  avec  autant  de  lubies 
déplorables  que  ceux  dont  je  lis  les  divagations  dans  les 
journaux  irlandais.  Et  c'est  évidemment  le  meilleur  des 
hommes.  Tout  cela  prouve  que  le  cas  est  désespéré. 

La  discussion  est  impossible  avec  des  esprits  ainsi  cons- 
truits. Et  pourtant  —  pourtant  vous  êtes  irlandaise,  ainsi 
qu'Aubrey  de  Vere,  et  les  meilleurs  et  les  plus  intelligents 
parmi  tous  ceux  qui  servent  l'Angleterre  et  qui  ont  essayé 
de  servir  l'Irlande.  Il  n'y  a  pas  une  parcelle  de  folie  en 
aucun  de  vous  !  Mais  je  ne  puis  m'empêcher  de  croire  que 
pour  cette  raison,  les  Irlandais  par  excellence  ne  vous 
considèrent  pas  comme  de  vrais  compatriotes. 

Il  me  tarde  beaucoup  de  savoir  si  le  docteur  Croke 
obéira  au  Pape,  et  jusqu'où.  La  lettre  de  M.  de  Vere  est 
admirable.  Elle  augmente  mon  désir  de  connaitre  son 
article,  que  je  n'ai  pas  encore  eu  le  temps  de  lire. 

1.  Des  catholiques  anglais  venus  à  Lourdes  en  pèlerinage. 


CHAPITRE  XLII  (1883) 


Paris.—  Pèlerinage  à  Boury.  —  M.  et  Mme  Zendt  propriétaires  de 
Boury.  —  La  Roche-en-Brény.  —  Voyage  en  Angleterre.  — 
Holland-House.  —  Walmer  Castle.  —  Tremblement  de  terre 
à  Ischia.  —  Lettre  de  Mme  Graven  dans  le  Morning  Posl.  —  En- 
trevue avec  la  Reine  à  Osborne.  —  Retour  à  Holland-House.  — 
Mote.  —  Deal.  — White-House.  — Les  princes  d'Orléans  expulsés 
des  funérailles  du  comte  de  Chambord.  —  Indignation  de 
Mme  Graven.  —  Maladie  d'Elisa.  —  Retour  à  Londres.  —  Her- 
bert-House.  —  Ste-Anne's  Hill.  —  Ayrfield.  —  Les  «  Réminis- 
cences »  de  Lord  Gower  et  son  jugement  sur  Mme  Craven. 


A  M.  Grant  Ddff. 

Paris,  25  juin  1883. 

Je  reçois  à  l'instant  votre  lettre  du  10  juin,  pendant  que 
vous  recevez  la  mienne  probablement.  J'espère  que  le 
Clairon  vous  est  parvenu,  ainsi  que  votre  discours  à  Vizia- 
nagram  traduit  en  français,  et  un  numéro  du  Correspondant 
avec  mon  article  sur  les  Salulisles. 

Je  crois  que  nous  irons  en  Angleterre  vers  le  2  juillet, 
pour  deux  mois.  Nous  nous  rendrons  d'abord  à  Holland- 
House,  puis  à  Bornemoutb.  Je  vous  préviendrai  si  nous  fai- 
sons ce  voyage.  Mon  mari  s'en  réjouissait  de  loin.  Main- 
tenant que  le  moment  est  venu,  la  répugnance  qu'il  éprouve 
toujours  à  se  déplacer  s'est  emparée  de  lui,  et  je  ne  sais 
trop  ce  que  nous  ferons. 

Depuis  que  je  vous  ai  écrit,  j'ai  fait  un  petit  pèlerinage 

MADAME    CRAVEN.  21 


322  MADAME   CRAVEN    (1883) 

très  consolant  à  Boury.  J'ai  trouvé  la  maison  très  embellie. 
Les  propriétaires  actuels  se  plaisent  à  entretenir  nos  sou-  { 
venirs  d'une  façon  touchante.  Ils  se  nomment  Zendt.  Lui 
est  un  très  grand  industriel  de  Beauvais,  elle  est  M"9  de  ] 
Boury,  de  la  vieille  famille  à  laquelle  cette  terre  appar- 
tenait  originairement.  Ils  sont  excellents  tous  deux,  et  c'est 
une  grande  satisfaction  pour  moi  de  voir  que  ce  pauvre 
château  est  tombé  dans  de  si  bonnes  mains.  Mais  la  cl 
la  plus  étonnante  et  la  plus  flatteuse,  c'est  le  nombi 
visiteurs  qui  arrivent  (quelqu  s-uns  de  très  loin)  pour  prier 
dans  le  petit  cimetière.  La  veille,  un  homme  était  venu  de 
Lille  pour  y  passer  une  heure.  Il  m'a  écrit  depuis  une  lettre 
qui  m'a  profondément  émue,  pour  m'expliquer  comment 
il  avait  été  soutenu  par  ceux  dont  il  avait  lu  l'histoire,  et 
pourquoi  il  me  remerciait  tant  de  l'avoir  écrite.  Il  parle 
d'eux  tous  avec  une  sorte  d'affection  passionnée.  C'est  un 
employé  du  chemin  de  fer.  Une  jeune  fille,  une  charmante 
Alsacienne,  dont  le  «  Récit  »  m'a  fait  faire  la  connaissance, 
est  aussi  venue  à  Boury,  l'autre  jour,  pour  déposer  des  lhui  s 
sur  la  tombe  de  ma  mère,  parce  que,  disait-elle,  c'était  de 
son  côté  qu'elle  se  tournait  avec  le  plus  d'amour  en  lisant 
le  livre.  Elle  a  senti  qu'elle  devait  venir  la  remercier. 
Je  crois  qu'elle  va  se  faire  sœur  de  charité. 

Je  voudrais  avoir  la  même  confiance  que  vous  dans  le  véri- 
table progrès  de  l'humanité.  Je  l'admets  sous  beaucoup  de 
rapports:  mais,  par  contre,  quelles  idées,  quelles  aspirations; 
folles  et  désordonnées  !  Je  vois  clairement  où  le  progrès  et 
la  transformation  sont  nécessaires,  mais  je  vois  aussi  où 
l'humanité  a  donné  tout  ce  qu'elle  pouvait  donner.  11  n'y 
aura  pas  de  plus  grande  beauté  morale  dans  l'avenir  que 
celle  qui  existe  déjà.  L'art  a  atteint  depuis  longtemps  son 
plus  haut  degré  de  perfection.  Il  faut  trouver  le  meilleur 
iriôyen  d'encourager  ce  que  les  hommes  ont  déjà  produit] 

s  points-là  sont,  après  tout,  plus  importants  qi 
points  touchés  par  les  opérations  de  la  science  (aussi  mai 
gnifiques  qu'ils  soient).  Bastu  !  C'est  folie  à  moi  d'entre- 
prendre de  pareils  sujets  dans  une  lettre.  Je  me  risqua 
seulement  à  remarquer  que  votre  ami,  M.  John  Morley,  se 
trompe  fort  dans  le  moment,  et  que  je  le  trouve  bien  dan- 
gereux! Je  croyais  autrefois  que  ses  erreurs  s'arrêtaient 
à  la  France,  mais  je  ne  puis  m'empècher  de  constater  qu'il 


MALADIE   DU   COMTE   DE   CHAMBORD  323 

agit  en  Angleterre  d'une  façon  bien  inconsidérée,  pour  ne 

pas  dire  plus 

L'autre  jour,  Albert  a  parlé  dans  une  discussion  sur  les 
«  Syndicats  professionnels  ».  Il  a  été'  écouté  avec  attention 
et  respect,  même  par  ceux  qui  lui  sont  le  plus  opposés. 

A  M.  Graist  Duff. 

La  Roche-en-Brény,  26  juillet  1883 . 

Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  que  nous  avons  été  très 
préoccupés  de  la  maladie  du  comte  de  Chambord.  L'issue 
qu'on  redoutait  aurait  pu  être  fatale  pour  la  France,  bien 
que  je  fusse  persuadée  en  même  temps  que  son  retour  à 
la  santé  éloignerait  plutôt  qu'il  n'amènerait  le  gouverne-, 
ment  monarchique. 

Mon  sang  royaliste  a  été  profondément  remué  par  cette 
alerte.  Je  suis  heureuse  que,  pour  le  moment,  elle  soit  sans 
fondement,  et  que  le  Domine,  salvum  fac  regem  qui  s'est  élevé 
de  tant  de  cœurs  ait  reçu  cette  consolante  réponse.  Ce- 
pendant, ce  n'est  qu'un  répit,  je  le  crains.  Mais,  en  même 
temps,  on  y  a  gagné  deux  choses.  Premièrement  on  a 
constaté  que  le  sentiment  royaliste  était  beaucoup  plus 
vivant  qu'on  ne  le  croyait;  ensuite  la  rencontre  du  comte 
de  Paris  et  du  comte  de  Chambord,  quand  ce  dernier  se 
croyait  à  son  lit  de  mort.  Cette  rencontre  a  établi  entre 
eux  des  relations  plus  cordiales  qu'auparavant.  C'est  une 
circonstance  très  frappante  et  très  touchante.  Rien  ne  pou- 
vait égaler  le  tact  et  la  délicatesse  du  comte  de  Paris.  Rien 
ne  pouvait  être  plus  noble  et  plus  généreux  que  l'attitude 
du  comte  de  Chambord  vis-à-vis  de  son  cousin.  Ils  se  sont 
conduits,  tous  deux,  comme  des  princes  et  des  gentils- 
hommes, et  le  comte  de  Chambord  en  véritable  chrétien. 
Il  y  a  quelque  chose  de  saisissant  dans  cette  étreinte  du 
petit-fils  de  saint  Louis  et  de  l'arrière-petit-fils  de  Philippe- 
Egalité,  héritier  du  dernier  représentant  de  cette  branche 
ai  née  qui  a  tant  à  pardonner  à  l'autre.  Beaucoup  l'ont  com- 
pris en  France  parmi  ceux  qui  ne  tenaient  pas  à  la  mo- 
narchie. On  en  a  éprouvé  comme  une  sorte  de  soulagement 
et  de  satisfaction,  après  tous  les  actes  vulgaires  et  bas  dont 
on  est  tous  les  jours  témoin  ;  actes  qui  abaissent  et  décou- 
rage ni  les  quelques  républica  ns  (très  rares)  honorables  et 
sincères.  J'espère  que  M.  Waddington  est  de  ceux-là,  et  qui' 


324  MADAME   CRAVEN    (1883) 

sa  nomination  écartera  toute  amertume  dans  notre  que- 
relle du  moment.  Querelle  où,  pour  une  fois,  la  France  est 
dans  son  droit  et  le  gouvernement  anglais  aussi,  par  con- 
séquent, en  l'admettant,  bien  que  cela  offense  certains  in- 
térêts et  puisse  leur  nuire. 

L'autre  jour,  j'ai  reçu  d'un  jeune  homme  (très  jeune  je 
suppose)  une  lettre  qui  vous  aurait  amusé.  Elle  était  datée 
du  pays  latin.  Il  m'écrivait  qu'il  venait  de  lire  le  «  Récit 
d'une  sœur  »,  et  avait  à  m'en  dire  les  choses  les  plus  flat- 
teuses et  les  plus  consolantes.  Il  s'intitule  un  obscur  étudiant. 
Il  exprime  son  étonnement  qu'un  aussi  beau  livre  soit  si 
peu  connu,  et  qu'on  n'en  ait  jamais  parlé.  Cette  réflexion 
m'a  d'abord  fait  rire,  et  puis  j'ai  pensé  que  si  ce  jeune  lec- 
teur n'avait  que  vingt-deux  ou  vingt-quatre  ans,  son  igno- 
rance était  toute  naturelle,  et  je  me  suis  sentie  très  recon- 
naissante que  ce  livre  ait  été  lu  par  quelqu'un  appartenant 
à  une  autre  génération. 

A  Mrs  Bishop. 

Holland-House,  9  août  1883. 

Cette  affreuse  tragédie  d'Ischia  '  m'a  complètement  bou- 
leversée, et  je  ne  puis  songer  à  autre  chose.  Même  dans  ces 
régions,  on  n'avait  jamais  rien  vu  de  semblable.  C'est  pire 
que  la  destruction  de  Pompéi,  où  il  y  eut  relativement  peu 
de  morts. 

A  M.  Grant  Duff. 

Walmer  Castle,  11  septembre  1883. 

J'ai  été  bien  négligente,  mais  ce  n'est  réellement  pas  de 
ma  faute.  Nous  sommes  arrivés  en  Angleterre  le  7  août,  et 
mes  accès  de  fièvre  se  sont  presque  immédiatement  em- 
parés de  moi.  Nous  étions  alors  à  Holland-House.  L'idée 
m'est  venue  d'aider  de  mon  mieux  ma  chère  amie,  la  du- 
chesse Ravaschieri,  qui  se  dévouait  aux  victimes  d'Ischia. 
J'ai  écrit  une  lettre  dans  le  Morning  Post  (du  13  août).  Vous 
l'avez  peut-être  lue.  J'ai  obtenu  un  succès  inespéré.  J'ai 
reçu  de  l'argent  en  masse,  puis  des  lettres  auxquelles  j'ai 
dû  répondre  immédiatement,  ce  qui  m'abeaucoup  fatiguée. 
Mais  j'éprouve  une  très  grande  reconnaissance.  Au  milieu 

1.  Le  tremblement  de  terre  dans  lequel  la  ville  de  Casamiociula 
fut  détruite. 


ENTREVUE  AVEC  LA  REINE  A  OSBORNE     325 

de  tout  cela,  et  avant  que  je  fusse  tout  à  fait  bien,  nous 
avons  dû  nous  rendre  àOsborne,  où  j'ai  eu  avec  Sa  Majesté 
l'entrevue  qu'elle  avait  la  bonté  de  désirer.  Nous  sommes 
ensuite  revenus  à  Holland-Housepour  huit  jours,  puis  nous 
sommes  allés  à  Mote  et  rentrés  ici  hier.  Voilà,  en  gros, 
le  compte  rendu  de  mes  faits  et  gestes,  et  l'explication  de 
mon  silence.  Je  suis  beaucoup  mieux  et  l'air  de  la  mer  me 
remettra  sûrement.  En  tout,  j'ai  joui  de  mon  séjour.  Mais 
je  sympathise  de  moins  en  moins  avec  les  doctrines  étranges 
et  funestes,  à  mon  avis,  qu'on  expose  à  droite  et  à  gauche. 
A  Osborne,  j'ai  eu  des  conversations  délicieuses  avec  ma 
chère  Mary  Ponsonby.  Elle  est  plus  charmante  que  jamais, 
et  nous  différons  de  plus  en  plus.  Nous  avons  trouvé  ici 
Lord  Granville  en  forces,  et  ce  pays  nous  enchante.  Ven- 
dredi nous  allons  à  Deal,  jusqu'à  la  fin  de  la  semaine  pro- 
chaine, puis  à  White-House  pour  voir  M.  et  Mrs  Dishop. 
Après  cela,  nos  projets  sont  encore  incertains.  Mais  nous 
ne  comptons  pas  rester  en  Angleterre  au  delà  de  la  pre- 
mière semaine  d'octobre. 

Je  vous  remercie  de  vos  deux  bonnes  et  intéressantes 
lettres,  du  brin  de  jasmin  du  13  juillet  et  de  votre  récit, 
dont  la  première  partie  m'a  captivée  comme  vous  pouvez  le 
supposer,  bien  qu'il  soit  plus  étonnant  encore  de  réunir 
sainte  Elisabeth  et  Renan  dans  une  même  phrase,  que 
d'avoir  introduit  ce  dernier  dans  mon  salon1.  Vous  aimez 
ces  tours  de  force  et  vous  les  exécutez  mieux  que  personne. 
Mes  goûts,  vous  le  savez,  sont  plus  exclusifs.  Ces  associa- 
tions de  noms  me  produisent  un  effet  peu  agréable.  Il  me 
semble  que  je  fais  partie  d'une  galerie  où  mon  école  a  sa 
place,  sans  aucune  préférence  sur  les  autres,  même  sur 
celles  qui  lui  sont  complètement  opposées.  Je  ne  peux  pas 
continuer  la  querelle.  La  cloche  sonne,  je  griffonne  dans 
l'obscurité,  et  je  n'ai  que  le  temps  d'envoyer  toutes  mes 
tendresses  à  Mrs  Grant  Duff  et  à  Clara. 

A  Mrs  Bishop. 

Deal-Castle,  24  septembre  1883. 

Nous  avons  fait  à  Walmer  Castle  l'intéressante  rencon- 
tre du  marquis  Tseng  et  de  M.   Waddinglon.  Aujourd'hui 

1.  M.  Grant  Duff  rencontra  un  soir,  28,  rue  Barbet-de-Jouy, 
Renan,  qui  se  rendait  du  Coilège  de  France  chez  Victor  Hugo.  Le 


326 


MADAME   CRAVEN    (4883) 


nous  allons  y  dîner,  pour  nous  retrouver  avec  Lord  et  Lady 
Duflerin.  Lord  Granville  étant  aux  affaires  donne  beau- 
coup d'animation  à  ces  deux  châteaux.  Je  vous  en  dirai 
davantage  à  ce  sujet  et  sur  beaucoup  d'autres  quand  nous 
nous  reverrons. 

A  M.  Grant  Do ff. 

White-House,  24  septembre  1883. 

Je  vous  ai  écrit  tout  dernièrement,  mais  je  veux  répon- 
dre sur-le-champ  à  votre  lettre  que  j'ai  trouvée  ici  à  mon 
arrivée.  En  outre,  j'ai  à  réparer  une  erreur  concernant  un 
de  vos  discours.  Je  vous  avais  accusé  de  nommer  dan^  la 
même  phrase  sainte  Elisabeth  et  Renan,  ce  quevousn' 
pas  fait.  De  plus,  j'ai  été  surprise  et  houleuse,  en  me  sou- 
venant (après  le  départ  de  ma  lettre)  que  j'avais  oublié  de 
vous  parler  de  l'événement  très  important  (pour  nous)  de 
la  mort  du  comte  de  Chambord.  Je  veux  maintenant  ré- 
parer un  oubli  qui  vous  étonnera  sans  doute  beaucoup 
quand  vous  aurez  lu  cette  lettre.  La  votre,  à  laquelle  je  ré- 
ponds aujourd'hui,  a  été  écrite  le  jour  même  de  sa  mort. 

Personnellement,  j'en  éprouve  une  grande  tristesse.  • 
la  fin  de  tout  ce  qui  faisait  partie  des  souvenirs  de  ma  vie 
passée.  Mais  il  est  incontestable  que  le  pauvre  ••ointe 
de  Chambord  s'éloignait  tous  les  jours,  de  plus  en  plus,  di 
courant  général,  je  pourrais  dire  universel,  que  suivent  les 
sentiments  et  les  pensées  en  France.  Et  si  la  monarchie  doit 
se  relever,  elle  a  maintenant  une  occasion  qui  ne  s'était  pas 
offerte  encore.  Rien  n'excusera  jamais  l'acte  inouï  et  in 
pardonnable  par  lequel  la  comtesse  de  Chambord  est  ai 
rivée  à  annuler  les  dernières  volontés  de  son  mari,  ei 
faisant  exclure  de  ses  funérailles  les  princes  de  la  maisoï 
de  France. 

Mais  le  résultat  est  très  favorable  aucom'e  de  Paris, 
les  Blacas,  Mun,  La  Rochefoucauld  ont  fait  leur  soumis-ior 
avec  une  promptitude  et  un  élan  dont  il  peut  remercier 
pauvre  princesse.  Il  a  même   gagné  l'approbation    de  toi 
par  son  attitude  simple  el  digne,  et  j'espère  qu'il  y  a  poi 
la  France  un  avenir  réel    dans  la  personne  d'un  pi  in 

domestique,  croyant  qu'il  venait  l'aire  une  visite,  l'introduis 

le  salon  de  Mme  Çraven.  Elle   le  reçut  à    merveille,  mais  l'ei 

trevue  ne  dura  naturellement  qu'une  seconde. 


WHITE-HOUSE  327 

qui  représente,  on  peut  le  dire,  les  aspirations  du  présent 
et  la  stabilité  du  passé. 

M.  et  Mme  Craven  arrivèrent  à  White-House  le 
20  septembre  et  reprirent  les  habitudes  tranquilles 
de  cottage  dans  une  disposition  d'esprit  extraordinai- 
rement  gaie.  Le  soir,  M.  Craven  lisait  à  haute  voix  un 
ouvrage  inédit  de  son  père,  pendant  que  Mme  Cra- 
ven tricotait  et  critiquait  le  récit  quelque  peu  ro- 
manesque dont  les  scènes  se  passaient  dans  les  mon- 
tagnes de  la  Calabre.  Son  jugement  très  fin  était  sou- 
vent en  opposition  avec  les  caractères  du  roman, 
tandis  que  son  mari  défendait  toujours  le  côté  senti- 
mental de  l'existence.  A  ce  moment-là,  Mme  Craven 
était  active  et  bien  portante.  Elle  assistait  à  la  messe 
matinale  dans  l'église  de  la  paroisse.  Elle  aimait  à 
faire  de  courtes  promenades  dans  le  jardin,  et  choi- 
sissait toujours  du  jasmin  et  de  l'héliotrope  pour  ses 
petits  bouquets.  Elle  consentit  à  se  laisser  photo- 
graphier, et  avec  succès.  Mais  M.  Craven,  très  habile 
photographe  lui-même,  ne  fut  pas  très  satisfait  de 
l'arrangement  des  dentelles  posées  sur  les  cheveux  de 
sa  femme. 

Tous  deux  soulevèrent  d'intéressantes  questions 
sur  la  possibilité  de  rendre  avec  la  photographie,  non 
seulement  la  vérité  de  la  forme,  mais  la  beauté  du 
caractère.  Mme  Craven  avait  tellement  étudié  les  por- 
traits italiens  du  XVIe  et  du  XVII  siècle,  que  le  détail 
et  l'exactitude  de  la  photographie  ne  lui  plaisaient  pas. 
Pour  une  artiste  comme  elle,  l'idée  principale  était 
de  représenter  !a  beauté  dans  la  vérité,  plutôt  que  la 
vérité  dans  la  beauté.  Quant  à  son  aspect  personnel, 
elle  ne  s'en  inquiétait  nullement,  mais  voulait  au 
moins  posséder  cette  beauté  de  la  vieillesse,  dont  plus 
ou  moins  de  dentelle  est  l'accompagnement  obligé. 
Cependant,  la  photographie  n'était  pas  mauvaise  et 
donne  bien  l'idée  de  son  énergie   et  de    sa  force,  à 


328  MADAME   CRAVEN    (1883) 

une  époque  où  elle  avait   déjà  soixante-quinze  ans. 

Pendant  cette  visite,  elle  lut  à  ses  amis  le  premier 
chapitre  de  son  dernier  roman,  «  le  Valbriant  »,  et  leur 
en  expliqua  le  canevas. 

Comme  toujours,  sa  parole  était  plus  délicieuse  en- 
core que  son  style.  La  vision  d'une  réconciliation  en- 
tre le  travail  moderne  et  les  vertus  du  moyen  âge,  de 
la  manufacture  sanctifiée  parle  travail,  tenait  ses  au- 
diteurs sous  le  charme.  Elle  semblait  ouvrir  dans  le 
domaine  de  la  fiction  une  tranchée  nouvelle  et  fertile. 
Mais  ce  rayon  de  joie  fut  court. 

Avant  que  Mme  Craven  quittât  White-House,  sa 
femme  de  chambre  dévouée,  Elisa  Thorpe,  tomba  gra- 
vement malade.  Mme  Craven  se  hâta  de  retourner  à 
Londres  pour  consulter  un  bon  médecin.  Le  choc  fut 
très  douloureux  pour  elle  quand  les  médecins  décla- 
rèrent qu'Elisa  était  atteinte  d'un  cancer,  et  qu'il  était 
trop  tard  pour  espérer  quelque  bien  d'une  opération, 
excepté  peut-être  avant  sa  mort,  pour  adoucir  son 
agonie.  On  verra  d'après  les  lettres  suivantes  quel 
fut  le  résultat  de  cet  événement  sur  les  projets  de 
M.  et  Mme  Craven. 

A  M"  Bishop. 

Herbert-House,  1883. 

Nous  avons  pris  une  décision  :  c'est  d'épargner  à  Elisa  la 
douleur  de  se  séparer  de  moi  avant  sa  mort.  Donc,  pour  le 
moment,  nous  ne  pensons  pas  à  quitter  l'Angleterre. 

Quand  je  lui  ai  dit  que  je  serais  près  d'elle,  et  dans  la 
possibilité  de  la  voir  souvent,  son  visage  s'est  éclairci  et 
elle  a  paru  si  heureuse  que  j'ai  été  un  peu  consolée,  à  lé 
pensée  que  je  pouvais  faire  au  moins  cela  pour  elle.  Je  m 
m'en  serais  pas  séparée,  même  si  elle  s'y  était  résignée. 
Comment  nous  arrangerons-nous  et  comment  ferons-nous 
pour  le  moment?  Je  ne  sais  pas. 

A  Mrs  Bishop. 
Ayrlield-Bornemouth,30  novembre  1883. 
La  vie  est  ici  agréable  et  reposante.  J'en  jouis  infini- 
ment, et  je  suis  aussi   bien  qu'il  m'est  possible  de  l'être 


LES    ((    RÉMINISCENCES    ))   DE   LORD    GOWER  329 

désormais.  (Je  ne  me  sentirai  jamais  plus  forte,  c'est  cer- 
tain.) Le  repos  étant  plus  nécessaire  est  d'autant  plus 
délicieux,  et  j'en  possède  ici  la  perfection.  Je  suis  abso- 
lument éblouie  par  l'éclat  de  la  mer. 

A  M.  Grant  Duff. 

Ayrfield,  29  décembre  1883. 

Votre  très  bonne  lettre  du  5  m'est  arrivée  hier,  et  m'a  fait 
comprendre  combien  j'étais  coupable.  C'était  réellement 
une  réponse  à  ma  dernière.  Vous  avez  dû  me  trouver  bien 
négligente  !  Et  maintenant  mes  souhaits  de  bonne  année 
vous  arriveront  avec  vingt  jours  de  date.  Pardonnez-moi... 

J'ai  beaucoup  joui  de  mon  long  et  tranquille  séjour  à 
Bornemouth.  Lady  Georgiana  Fullerton  est  la  plus  par- 
faite des  femmes  et  des  amies.  Je  n'ai  jamais  connu  per- 
sonne si  complètement  exempt  d'imperfection,  et  en  même 
temps,  elle  est  tellement  simple,  si  indulgente,  si  bonne  de 
toute  façon  et  si  intelligente!  Nous  vivions  ensemble  très 
agréablement,  tout  en  différant  sur  bien  des  points. 

Par  exemple,  elle  est  beaucoup  plus  radicale  que  moi  en 
Angleterre.  Néanmoins,  nous  avons  été  toutes  deux  très 
heureuses  de  notre  réunion  dans  cet  endroit  charmant,  et 
le  temps  a  été  d'une  beauté  exceptionnelle.  Je  ne  crois 
pas  que  même  à  Gundy,  vous  ayez  eu  une  plus  belle  veille 
de  Noël.  Depuis  Naples,  je  n'avais  jamais  vu  un  semblable 
24  décembre. 

Ce  que  vous  me  dites  du  calendrier1  du  «  Récit  »  me 
touche  beaucoup,  et  plus  encore  la  fidélité  que  vous  lui 
gardez.  C'est  assez  pour  me  faire  comprendre  que  vous 
êtes  un  ami  différent  de  tous  les  autres.  Nul  n'a  mieux 
compris  que  vous  ce  moment  de  mon  existence,  excepté 
les  quelques  rares  personnes  vivant  encore  qui  en  faisaient 
partie.  Et  sûrement,  aucune  ne  garde  comme  vous  ces 
chers  souvenirs,  si  ce  n'est  moi-même. 

Vous  ai-je  dit  (je  le  crois)  que  Lord  Ronald  Gower.  en 
décrivant  dans  ses  «  Réminiscences  »  une  réunion  à  Wrest 
Park,  dit  «  qu'il  y  a  rencontré  une  Française  remar- 
quable, aufc  un  beau  visage  dantesque»?  (j'appelle  cela 
une  belle  laideur),  bien  connue  pour  avoir  écrit  plusieurs 

l.  Dessiné  par  M"  Ambrosc  Awdry,  femme  du  major  Awdry, 
R.  E.  secrétaire  particulier  pour  le  gouvernement  de  Madras. 


330  MADAME   CRAVEN    (1883) 

livres,  «  C.oody  Goody  »  entre  autres  le  «  Récit  d'une 
sœur  »  ;  qu'il  a  essayé  de  le  lire,  mais  qu'il  n'a  jamais  pu 
le  terminer.  Naturellement,  je  n'approuve  pas  ce  jugemi  nt, 
mais  le  livre  est  plein  de  beaucoup  de  choses  qui  m'ont 
bien  amusée. 

Albert  de  Mun  est  venu  hier,  à  ma  grande  joie.  Il  apassé 
la  journée  avec  nous. 


CHAPITRE  XLIII  (1884) 


La  reine  d'Angleterre  demande  toutes  les  œuvres  de  Mme  Craven. 

—  Claridge.  —  Brook-Street (Londres).  — Maladie  de  M.  Craven. 

—  Angoisses  de  Mme  Craven.  —  Regret  de  quitter  l'Angleterre 
probablement  pour  toujours.  —  M.  Stead,  éditeur  du  Pall  Mail 
Gazette.  —  Les  sœurs  de  Charité  catholiques.  —  Maladie  de  Lady 
Georgiana  Fullerton.  —  Douleur  de  Mme  Craven.  —  Admiration 
pour  Gordon.  —  Pètes  données  dans  le  faubourg  Saint-Germain 
aux  princes  d'Orléans.  —  Paris.  —  Inquiétudes  croissantes.  — 
Monabri.  —  Une  monarchie  visionnaire. 


A  M"  Bishop. 

Ayrfield,  2  janvier  1884. 

Vous  désirez  que  je  vous  parle  de  Y  envoi  de  mes  livres  à 
a  Reine.  L'histoire  est  jolie,  bien  qu'elle  soit  longue.  Je 
roulais  vous  la  raconter,  mais  j'ai  oublié,  et  puis  je  n'ai 
îlus  eu  le  temps. 

Lli  bien,  au  commencement  de  décembre,  j'ai  envoyé, 
ion  la  collection  tout  entière,  mais  dix  volumes,  nombre 
suffisant,  me  semblait-il,  pour  la  bibliothèque  de  Sa  Majesté. 
le  laissai  de  côté  (d'après  le  conseil  de  Lady  Georgiana 
Fullerton)  «  Anne  Séverin  »  et  «  Natalie  Narischkin  », 
contenant  trop  de  controverse,  disait-elle.  J'avoue'que  cette 
sonsidéralion  ne  m'avait  point  frappée  comme  valant,  la 
peine  de  s'y  arrêter.  (J'oubliais  de  vous  dire  que  tout  cela 
a\  venu  d'un  message  delà  Heine,  qui  m'a  été  communi- 
qué à  Londres  par  Etliel  Cadogan,  quand  elle  est  revenue  de 


332  MADAME   CRAVEN    (1884) 

son  service  auprès  de  la  Reine.)  Sa  Majesté  désirait  avoir 
tous  mes  ouvrages,  et  me  demandait  d'écrire  mon  nom 
sur  chacun  d'eux.  Comme  je  vous  l'ai  dit,  les  volumes  sont 
partis,  et  huit  jours  après,  je  recevais  une  lettre  d'Ethel 
(revenue  auprès  de  la  Reine),  me  disant  que  Sa  Majesté 
demandait  «Anne  Séverin  »  et<c  Natalie  Narischkin  ».  Elle 
lisait  pour  la  première  fois  le  «  Récit  d'une  sœur  »,  avec  le 
plus  grand  intérêt,  et  voulait  avoir  «  tous  mes  livres  », 
avec  mon  nom  sur  chacun.  Naturellement,  j'ai  ohéi  à  se< 
ordres,  et  j'ai  envoyé  tous  les  volumes  qui  manquaient.  (Je 
le  croyais  du  moins.)  Quelques  jours  après,  une  nouvelle 
lettre  d'Ethel  réclamait  les  «  Méditations  ».  Je  ne  m'atten- 
dais pas  le  moins  du  monde  à  ce  que  Sa  Majesté  s'en  sou- 
vînt. Je  les  ai  fait  demander  à  Paris,  et  je  les  ai  envoyées  à 
Osborne  où  se  trouve  la  Reine,  il  y  a  dix  jours.  Vous  qui 
connaissez  ma  vanité,  vous  comprenez  à  quel  point  j'ai  été 
flattée  ;  et  plus  encore  vendredi  dernier,  en  recevant  un 
paquet  de  la  part  de  Sa  Majesté,  contenant  son  portrait  et 
trois  de  ses  ouvrages  (dont  l'un  n'est  pas  publié).  L'autre 
n'est  imprimé  que  pour  la  circulation  privée.  Ce  sont  les 
lettres  que  sa  sœur,  la  princesse  Hohenlohe,  lui  a  écrites.  Mon 
nom  et  le  sien  seront  écrits  par  Sa  Majesté  au  commence- 
ment de  chaque  livre.  C'est  très  gracieux,  n'est-ce  pas? 
Tout  cela  était  accompagné  d'un  mot  de  sa  dame  d'honneur, 
me  disant  qu'il  fallait  écrire  à  la  Reine  pour  la  remercier, 
et  que  «  Sa  Majesté  serait  contente  que  ce  fût  en  français  » 
Je  l'ai  fait  samedi,  et  voilà  où  nous  en  sommes. 

A  Mrs  Bishop. 

Claridge,  janvier  1884. 

Je  compte  tellement  sur  votre  affection,  que  je  veux  vous 
dire  un  mot  aujourd'hui  d'une  nouvelle  épreuve,  plus 
grande  que  toutes  celles  déjà  traversées.  Mon  pauvre 
Auguste  n'est  pas  dangereusement  malade,  mais  sérieuse- 
ment fatigué.  Hier,  il  passait  dans  le  Strand  (se  portant 
mieux  que  jamais),  quand,  tout  à  coup,  sa  vue  s'est  obscur- 
cie. Il  ne  s'est  pas  senti  défaillir  cependant.  Il  a  appelé  une 
voiture,  et  il  est  rentré,  très  calme,  très  tranquille,  mais  l'air 
horriblement  malade...  Aujourd'hui,  le  docteur  Chepnell 
dit  que  c'est  une  paralysie  de  l'œil  gauche...  Il  voit  très 
clairement  avec  le  droit,  mais  quand  il  regarde  avec  les 


MALADIE   DE   M.    CRAVEN  333 

eux,  les  objets  deviennent  confus.  Il  faut  qu'il  porte  une 
isière  sur  l'œil  malade,  et  s'abstienne  de  se  servir  de 
autre.  Il  ne  pourra  donc  lire,  et  il  n'y  a  pas  à  espérer  que 
3tte  défense  soit  de  courte  durée. 

Mes  chers  amis,  vous  comprenez  tout  ce  que  cela  signifie 
our  lui  :  la  perte  de  son  unique  plaisir  au  monde,  et  pour 
loi,  du  seul  bonheur  qui  m'ait  aidée  à  traverser  tout  ce 
ue  j'ai  subi  dernièrement  —  la  certitude  qu'il  était  fort  et 
ien  portant,  et  près  de  moi,  pour  me  soutenir.  Je  lutte 
utant  que  possible  contre  la  désolation  qui  parfois  s'era- 
are  de  moi.  Je  me  confie  entièrement  à  la  miséricorde  de 
lieu,  et  j'espère  qu'il  me  donnera  lalorce  dont  j'ai  besoin, 
.uguste  vous  envoie  à  tous  deux  son  meilleur  souvenir. 
1  est  très  courageux  et  très  calme,  bien  que  le  choc  ait  été 
iolent  et  inattendu.  Il  se  sentait  et  paraissait  si  bien  ! 

A   Mrs  Bishop. 

49,  Bvook-Street,  Londres,  7  février  1884. 

Nous  n'avons  pas  communiqué  depuis  longtemps,  mais 
e  n'est  pas  faute,  j'en  suis  sûre,  de  songer  l'une  à  l'autre, 
luand  je  pense  comment  nous  aurions  pu  passer  ce  moi  s  si. . . 

Enfin  !  j'ai  tort  de  dire  cela  après  tant  d'inquiétudes,  et 
vec  tant  de  raisons  de  remercier  Dieu. 

Auguste  est  vraiment  mieux,  et  bien  que  le  progrès  de 
on  pauvre  œil  soit  très  lent,  il  existe  cependant,  et  j'ai 
lus  d'espoir  pour  l'avenir. 

Je  viens  d'apprendre  que  les  Irlandais  étaient  arrivés  à 
mrs  fins  à  Rome.  Il  n'y  a  pas  de  secours  à  attendre  contre 
mt  de  force  et  d'entêtement.  Si  les  fous  recouvraient  assez 
.e  raison  pour  réfléchir  entre  eux,  et  qu'on  leur  rendît  la 
iberté,  ils  seraient  plus  sages  que  le  reste  des  hommes. 

Je  vous  dis  cela  sans  aucun  scrupule,  car  Mme  La  Touche 
t  vous  ne  pouvez  avoir  la  prétention  d'être  de  véritables 
rlandaises.  Je  dois  dire,  cependant,  que  je  n'ai  pas  encore 
ompris  tout  à  fait  où  on  commence  et  où  on  finit  d'être 
rlandais  ou  Irlandaise.  On  me  dit,  par  exemple,  que  Lord 
)'Hagan  et  Lord  Emly  ne  sont  plus  considérés  comme  tels 
-  et  ainsi  de  tous  ceux  que  j'aime. 

Que  Dieu  vous  bénisse  tous  !  Comme  vous  le  voyez,  je 
uis  dans  de  meilleures  dispositions,  bien  que  je  ne  puisse 
>as  dire  pourquoi,  et  le  naturel  revient  au  galop. 


334  MADAME   CRAVEN    (1884) 

A  M.  Grant  Duff. 

Paris,  22  février  188 i. 

L'état  d'Auguste  fait  de  grands  progrès,  et  je  suis  sure 
qu'il  se  remettra.  Cependant,  nous  com|  renons  qu'il  est 
difficile  à  notre  âge  de  se  [établir  complètement  de  quoi  que 
ce  soit.  Nous  essayons  plutôt  de  nous  souvenir  que  les 
infirmités  de  la  vieillesse  nous  ont  épargnés  pendant  bien 
longtemps,  sans  nous  plaindre  de  ce  qu'elles  s'emparent 
enfin  de  nous...  J'ai  quitté  l'Angleterre  avec  tristesse,  sen- 
tant bien  que  c'était  probablement  pour  toujours.  Tout 
m'y  intéresse  tellement  plus  qu'ailleurs! 

C'est  peut-être  parce  que  j'y  vois  surtout  ks  personm  s 
qui  dirigent  les  affaires  publiques,  et  que  je  vis 
tandis  qu'ici,  on  est  tellement  séparé  du  monde  officiel  et 
politique  actuel  que  rien  n'arrive  jusqu'à  nous,  si  ce  n'est 
un  simple  bavardage  sur  tous  ces  sujets. 

A  M™  Bishop. 

Paris,  16  mars  1884. 

Nous  sommes  très  émus  des  victoires  des  Anglais  au 
Soudan.  J'espère  que  ces  braves  bédouins,  qui  combat- 
tent d'une  façon  si  remarquable,  comprendront  enfin  qu'ils 
pourraient  très  bien  s'entendre  maintenant  avec  les  Anglais 
s'ils  voulaient  seulement  s'arrêter  et  écouler.  J'ai  la  plus 
entière  confiance  dans  Gordon. 

C'est  une  véritable  consolation  de  trouver  un  homme 
comme  lui,  à  une  époque  où  nous  sommes  entourés  de 
tant  de  médiocrités. 

J'espère,  comme  Lady  Georgiana,  qu'on  lui  laissera  la 
bride  sur  le  cou.  Cependant,  je  comprends  ce  qu'elle  dit 
en  même  temps  (et  ce  qui  était  aussi  l'opinion  de  I.  ii 
Granville  quand  il  était  chez  elle),  qu'il  est  difficile  à  des 
h  immes  d'État  pratiques  d'avoir  une  entière  confiais 
quelqu'un  qui  cherche  la  direction  des  affaires  politiques 
et  militaires  dans  le  livre  d'Isaïe. 

Gordon  est  pratique  aussi,  pourtant!  Et  j'espère  qu'on 
le  laissera  faire  comme  il  l'entend. 

Au  mois  de  mars,  M.  Stead,  l'éditeur  du  Pull  Mail 
Gazette,  avait  demandé  à  Lady  Georgiana  Fullerton, 


LES   SOEURS   DE   CHARITÉ  CATHOLIQUES  335 

par  l'entremise  de  M.  Lilly,  de  vouloir  bien  contribuer 
à  une  série  d'articles  sur  le  «  travail  des  femmes  »  qui 
paraissaient  alors  dans  son  journal.  Il  en  demandait 
un,  en  particulier,  sur  le  bien  accompli  par  les  sœurs 
de  Charité  catholiques.  Soit  à  cause  de  sa  mauvaise 
santé,  soit. qu'elle  ne  fût  pas  disposée  à  écrire  à  ce 
moment,  Lady  Fullerton  conseilla  à  M.  Lilly  d'offrir 
gfrs  Bishop  pour  la  remplacer.  Mme  Craven  s  intéressa 
beaucoup  à  ce  travail,  et  chercha  à  réunir  tous  les 
documents  nécessaires.  Avec  beaucoup  d'autres,  elle 
envoya  à  son  amie  les  articles  de  Maxime  Ducamp. 

Mme  Craven  rappelle  cette  circonstance  dans  la  vie 
de  Lady  Georgiana  Fullerton,  et  dans  une  autre  lettre, 
Lady  Georgiana  supplie  Mme  Craven  d'écrire  ses  sou- 
venirs personnels. 

Elles  en  avaient  fait  le  plan  pendant  l'hiver,  à  Bor- 
nemouth,  et  cette  dernière  œuvre  devait  se  nommer: 
«  Le  chemin  parcouru  ». 

Malgré  la  valeur  littéraire  de  tous  les  autres,  combien 
devons-nous  regretter  qu'un  travail  différent  ait  empê- 
ché Mme  Craven  de  laisser  à  ses  amis  de  si  précieux 
souvenirs  ! 

A  Mrs  Bishup. 

Paris,  dimanche,  23  mars  1884. 

Je  vous  envoie  les  numéros  de  la  Revue  des  deux  Mondes 
contenant  les  très  intéressants  articles  de  Maxime  Ducamp. 
Ils  me  paraissent  fournir  d'abondantes  matières  pour  ceux 
du  PallMall.  Jusqu'à  présent,  il  ne  m'a  pas  été  possible  de 
démêler  à  quelles  circonstances  Lady  Georgiana  fait  allu- 
sion à  propos  de  sœurs  du  Soudan.  Mais  je  saurai  ce  qu'il 
en  est,  et  je  vous  le  communiquerai. 

Tant  de  choses  vont  mal  qu'il  est  bon  de  rappeler  au 
public  les  preuves  de  dévouement  données  par  des  femmes 
catholiques  que  personne  encore  n'a  égalées  (bien  qu'on 
ait  beaucoup  fa  t  eu  Angleterre  pour  les  imiter). 

Mou  pauvre  cher  Auguste  supporte  toujours  avec  pa- 
tience l'inconvénient  auquel  il  est  sujet,  et  qui  change  et 
attriste  notre  vie. 


33G  MADAME   CRAVEN    (1884) 

A  Mrs   BlSHOP. 

Paris,  14  avril  1884. 

Avez-vous  appris  les  nouvelles  concernant  Lady  Geor- 
giana? 

Je  crains  bien  que  nous  ne  devions  nous  attendre  à  la  pire 
de  toutes,  après  une  rechute  suivant  un  mieux  tellement 
extraordinaire.  C'est  un  bien  grand  chagrin  pour  moi. 

Ces  six  semaines  à  Ayrlield  avaient  été  si  douces.  Elle 
paraissait  tellement  bien  et  si  forte,  qu'en  dépit  de  ce  que 
je  redoutais,  je  comptais  sur  la  vigueur  extraordinaire  de 
son  tempérament.  Ma  bien  chère  amie,  je  voudrais  pouvoir 
vous  parler.  Les  nuages  qui  ont  si  souvent  obscurci  ma  vie 
s'amoncellent  autour  de  moi.  J'espèreque  nous  conjurerons 
comme  avant  Forage  menaçant.  Mais  quand  l'âge  a  détruit 
la  santé,  quand  il  serait  si  nécessaire  de  se  préparer  tran- 
quillement à  la  mort  qui  s'approche,  le  repos  prend  un 
tout  autre  aspect,  et  l'on  ne  peut  s'en  passer.  C'est  comme 
si  l'on  essayait  de  vivre  sans  nourriture. 

Mardi  15.  Je  viens  de  recevoir  quelques  mots  au  crayon 
bien  touchants  de  la  chère  G.  Fullerton.  Elle  est  admira- 
blement aidée  et  soutenue,  et  son  exemple  sera,  j'espère, 
une  force  et  un  appui  pour  beaucoup  d'autres.  Humaine- 
ment parlant,  elle  a  certainement  bien  des  consolations  : 
une  maison  des  plus  tranquilles,  la  certitude  que  son 
mari  est  soutenu,  non  seulement  par  sa  foi  et  ses  senti- 
ments religieux,  mais  par  ses  actes  de  piété  continuels 
et  persévérants.  Elle  a  près  d'elle  un  confesseur  qui  est  son 
meilleur  ami  et  le  plus  grand  bienfaiteur  de  son  âme.  Ce 
sont  d'heureuses  conditions  humaines.  Mais  elle  a  en  plus 
ce  secours  divin  et  particulier,  qui  n'est  jamais  refusé,  dit- 
on,  à  ceux  qui  ont  voué  leur  existence  au  service  des  pau- 
vres. Elle  m'a  envoyé  dans  sa  lettre  quelques  lignes  (cou- 
pées, je  le  crois,  dans  un  journal  irlandais)  ayant  pour 
titre  :  «  L'école  de  la  douleur  »  ;  les  paroles  qu'elle  y  a  ajou- 
tées en  font  pour  moi  un  véritable  trésor.  J'attends  beau- 
coup de  grâces  des  prières  de  cette  amie  bien-aimée. 

A  Mrs  Bishop. 

Paris,  29  avril  1884. 
Un  mot  seulement  pour  vous  demander  où  vous  êtes. 


ADMIRATION    POUR   GORDON  337 

Cela  me  préoccupe  de  rester  si  longtemps  sans  nouvelles... 

...  Je  puis  vous  dire  réellement,  comme  Mme  de  Sévigné 
à  sa  fille  :  «  j'ai  mal  à  votre  poitrine  ».  Dites-moi  donc 
comment  vous  êtes. 

A  Mrs  Bishop. 

Paris,  18  mai  1884. 

Je  reçois  à  l'instant  votre  lettre  écrite  après  votre  départ 
de  Lourdes.  Je  vous  envie  ce  pèlerinage.  Il  m'est  pénible 
d'avoir  vécu  d ms  cette  période  de  pieux  enthousiasme, 
sans  avoir  jamais  pu  m'y  associer.  Ce  n'est  pas  que  ma  dé- 
votion soit  influencée  par  ce  genre  de  manifestations:  j'au- 
rais redouté  de  faire  partie  de  ces  grands  pèlerinages, 
mais  j'aurais  voulu  y  aller  seule. 

Nous  sommes  très  surpris  de  voir  que  Gordon  vous  oc- 
cupe si  peu,  et  tout  ce  qui  se  passe  en  Angleterre  à  cause 
do  lui.  Nous  ne  pensons  pas  à  autre  chose.  Depuis  qua- 
rante-huit ans  que  je  connais  et  que  j'aime  l'Angleterre, 
je  n'ai  rien  vu  de  pareil  à  l'attitude  du  gouvernement  à  son 
égard.  Et  quant  à  Gordon  lui-même,  je  l'élève  très  haut... 
Et  plus  que  jamais,  depuis  que  j'ai  lu  ses  étonnantes  «  Etu- 
des en  Palestine  ». 

Il  y  avait  de  nombreuses  années  que  Lady  Herbert 
était  l'amie  de  Mme  Craven.  Elles  s'étaient  connues  à 
l'époque  où  M.  et  Mme  Craven  avaient  une  maison 
dans  Berkeley  Square,  et  quand  le  salon  de  Lady  Gran- 
ville  et  de  Lady  Palmerston  étaient  le  rendez-vous  de 
la  société  politique  et  diplomatique  la  plus  distinguée. 
Jusqu'en  1877,  elles  n'avaient  pas  entretenu  une  cor- 
respondance suivie.  Mais  à  l'occasion  de  la  maladie 
d'Elisa  Thorpe  en  1883, Lady  Herbert  offrit  l'hospitalité 
à  Mme  Craven.  Dès  lors,  les  liens  d'une  affection  in- 
time se  resserrèrent  entre  elles.  Grâce  à  la  complai- 
sance de  Lady  Herbert,  Mrs  Bishop  a  pu  choisir  quel- 
ques lettres  de  Mme  Craven  et  les  insérer  dans  ce  mé- 
moire. 

A  Lady  Herbert. 

Paris,  25  mai  1884. 
Le  Nonce  (qui  était  là  hier  au  soir)  paraît  fort  étonné  de 

MADAME   CRAVEN.  22 


338  MADAME   CRAVEN    (1884) 

la  presque  impossibilité  où  il  se  trouve  de  se  faire  écouter 
par  V Univers  qui  s'acharne  (même  maint  nant  que  le  blas- 
phème et  l'athéisme  nous  entourent  de  tous  côtés]  à  atta- 
quer et  à  détruire  la  réputation  de  l'évèque  d'Orléans. 
Quelle  étrange  folie  !  J'ai  fait  une  courte  revue  du  livre  du 
général  Gordon  «  Etudes  en  Palestine  ».  Il  m'a  paru  inté- 
ressant de  faire  remarquer  tout  ce  qu'il  renferme  de  foi  et 
despiritualitecalholiques.il  n'y  a  pas  beaucoup  d'hommes 
comme  lui  dans  cette  génération,  et  c'est  bien  heureux 
qu'il  ait  tant  de  catholicisme  dans  l'âme  (qu'il  le  sache  ou 
non).  Puissions-nous  le  compter  tout  à  fait  comme  un  des 
nôtres,  avant  la  fin  de  sa  vie  si  dévouée  et  si  courageuse. 

J'ai  tous  les  jours  de  meilleures  nouvelles  de  Lady 
<i.  l'ulleittin.  Mais  sa  guérison  est  très  lente,  bien  qu'elle 
soit  hors  de  danger  depuis  plusieurs  semaines. 

Adieu,  très  chère  et  très  bonne  amie,  écrivez-moi  bien- 
tôt. 

L'enthousiasme  de   Mme   Craven  pour   le   général 
Gordon  révèle  les  sentiments  intimes  qu'elle  exprimait 
si  rarement.  Qu'il  fût  ou  non  catholique,  elle  voyait  eu 
lui  un  frère,  qui  avait  reconnu  le  Seigneur  «  à  la  frac-! 
tiondu  pain  ».  Elle  comprit  qu'il  n'était  pas  seule 
un  héros,  dans  l'acception  ordinaire  du  mot,  mais  un 
véritable  chrétien.  Son  courage  et  sa  simplicité  l'uni- 
raient. Sa  noble  devise  :  «  Ni  honneurs,  ni  honneur  »] 
touchait  son  cœur  plus  profondément  encore.    ; 
qu'elle  exprimait  le    désintéressement  au    servir 
Dieu. Mais  ce  qui  lui  fil  prendre  la  plume,  ce  ne  fut  pad 
seulement  son  admiration  pour  Gordon.  Ce  fut  le  sent» 
ment  mystique  plus  encore  que  catholique, avec  lequel 
il  parlait  du  Saint  Sacremenl  dans  ses  «  Etudes  en 
Palestine  ».  qui  excita  son  enthousiasme.  <iordon  «  le 
chinois  ».  Gordon  <<  le  pacha   du  Soudan   ■  parlait  du 
plus  sublime  des  mystères  avec  l'éloquence    de    Mgr 
Gerbe!   dans  son  dogme  générateur.    Gordon  voulait 
nous  apprendre  comment  Dieu  vil  en   nous;  «  c'est  le 
grand  secret  »,  disait-il  '. 

i.  Les  «  Etudes  en  Palestine  »  du  général  Gordon  furent  pu.Miées 


INDÉCISIONS  339 

Si  le  lecteur  s'est  identifié  à  la  vie  spirituelle  de 
Mme  Craven,  il  comprendra  que  de  telles  paroles  lui 
parurent  une  réponse  vivante  à  ses  aspirations,  et 
l'engagèrent  à  s'en  faire  l'écho  dans  le  Correspondant 
du  10  juin  1884. 

A  Mrs  Bishop. 

Paris,  11  juin  1SS4. 

Quoi  que  nous  fassions  plus  tard,  nous  ne  songeons  pas 
à  bouger  pour  le  moment.  Selon  toute  probabilité,  nous 
resterons  à  Paris  jusqu'à  la  fin  de  juillet.  Nous  avons  pro- 
mis d'aller  en  Suisse,  et  la  princesse  Wittgenstein  compte 
nous  y  garder  jusqu'au  lb  septembre.  Mais  tout  cela  dépend 
de  la  santé  d'Auguste  et  de  la  mienne.  Nous  nous  effrayons 
maintenant  de  tant  nous  éloigner  de  chez  nous.  Nous  nous 
déciderons  quand  le  moment  d'agir  sera  venu.  Nous  sommes 
bien,  grâce  à  Dieu.  Nous  devons  même  nous  joindre  samedi 
prochain  à  une  réunion  de  famille,  pour  faire  la  connais- 
sance de  la  fiancée  du  duc  de  Blacas  (Mlle  de  Civrac). 
Dans  cette  saison,  je  crois  que  nous  pouvons  nous  risquer 
à  prendre  quelques  distractions  de  ce  genre.  Elles  feront 
peut-être  plus  de  bien  que  de  mal  à  Auguste.  Il  me  sem- 
ble quelquefois  qu'un  changement  d'air  lui  serait  favo- 
rable... On  vient  parfois  nous  voir  dans  la  soirée.  Mais  on 
dine  si  tard  maintenant,  que  ces  visites  sont  plus  fatigantes 
qu'agréables.  Dans  peu  d'années,  elles  ne  seront  même 
plus  possibles  à  Paris,  et  on  en  parlera  comme  d'un  plaisir 
d'une  autre  génération,  absolument  inconnu  à  celle-ci. 
(Gomme  on  parle  des  petits  soupers  d'il  y  a  cent  ans.) 

Je  vois  que  vous  n'avez  pas  été  gordonisée  au  même  degré 
que  nous.  C'est  toujours  mon  héros,  et  si  vous  lisez  le 
Co  respondant,  vous  y  trouverez  un  article  de  moi. 

J'enverrai  un  exemplaire  du  «  Récit  »  à  votre  Altesse 
Sérénissime  l.  Mais  vous  lui  expliquerez  que  je  le  fais  sur 

en  1864,  pendant  qu'il  était  à  Kartoum.  Quand  on  lui  demanda  s'il 
approuvait  le  titre  du  livre,  il  écrivit  ces  paroles  citées  par  Mme 
Craven  :  «  Ce  livre  m'occupe  beaucoup,  car  il  peut  servir  à  expli- 
quer la  présence  de  Dieu  en  nous.  C'est  le  grand  secret  (Ps.  XXV). 
Il  nous  a  créés  pour  avoir  une  demeure  (Naos)  en  nous.  Sans  nous, 
il  est  sans  asile.  Il  nous  a  laits,  et  que  nous  avons  besoin  de  lui!  » 
1.  Son  Altesse  Sérénissime  la  princesse  Amélie  de  Schleswig- 
Holstein. 


340  MADAME   CRAVEN    (1884) 

votre  demande,  et  pas  démon  propre  mouvement,  ce  qui, 
je  crois,  me  rendrait  un  peu  ridicule... 

Ma  belle-sœur  (la  mère  d'Henri)  a  eu  dernièrement 
beaucoup  de  succès  et  de  satisfaction.  Elle  a  donné  la  pre- 
mière réception  à  laquelle  aient  assisté  le  comte  et  la 
comtesse  de  Paris  et  leur  fille.  (Roi  et  Reine  de  France 
maintenant,  aux  yeux  de  tous  les  légitimistes,  car  les 
exceptions  ne  valent  pas  la  peine  d'être  nommées.)  Leurs 
Majestés  (qui  ne  le  seront  jamais,  hélas!)  ont  paru  beaucoup 
s'amuser.  C'était  parfaitement  réussi  (dit-on),  carnaturel- 
lement  nous  n'y  sommes  point  allés  :  un  bal  superbe  et 
liés  animé,  avec  la  fine  fleur  des  royalistes  et  de  la  bonne 
compagnie,  qui,  je  dois  le  dire,  sont  synonymes.  Les 
vieux  Orléanistes  étaient  là  aussi,  mais  pas  en  très  grand 
nombre,  à  cause  de  la  mort  de  M.  d'Haussonville  qui,  avec 
celle  de  M.  d'Harcourt,  met  en  deuil  les  meilleurs  et  les 
plus  importants  d'entre  eux.  J'ai  cependant  entendu  dire 
qu'ils  étaient  un  peu  froissés  de  la  faveur  évidente  que  le 
comte  de  Paris  a  témoignée  aux  légitimistes.  Il  paraît  les 
considérer  comme  les  seuls  vrais  royalistes,  et  dans  un 
sens,  il  a  raison. 

Marie,  ma  nièce,  était  délicieuse.  Elle  a  beaucoup  seconde 
sa  belle-mère,  par  sa  beauté  et  ses  manières  charmantes. 
La  même  chose  s'est  répétée  lundi  chez  le  duc  de  la  Ro- 
chefoucauld Bisaccia.  On  a  dansé  jusqu'à  sept  heures,  et  le 
comte  et  la  comtesse  de  Paris  se  sont  rendus  directement 
la  gare,  pour  rentrer  à  Eu  par  le  train  de  huit  heures. 

Qui  pourrait  croire  que  la  France  est  dans  un  aussi  triste 
état,  à  la  vue  de  tant  de  gens  se  livrant  à  cette  dissipa- 
tion, bien  plus  grande  encore  qu'on  ne  se  l'imagine  (car 
enfin,  ces  fêtes  au  moins  ont  une  signification)?  De  tousles 
côtés,  on  n'entend  parler  que  de  plaisirs  fous.  On  n'a  jamais 
vu  (paraît-il)  une  saison  aussi  brillante. 

A  M.  Grant  Duff. 

Paris,  1er  juillet  1884. 

Quant  à  Didier,  je  n'ai  plus  rien  à  vous  apprendre,  vous 
ayant  dit  dans  ma  dernière  lettre  qu'il  s'était  re*  "é,  et  que 
son  successeur  avait  accepté  tous  ses  arrangements  avec 
moi.  Ledit  successeur  m'a  tranquillement  demandé,  l'autre 
jour,  si  je  ne  pourrais  pas  lui  écrire  un  autre  livre  comme 


INQUIÉTUDES   CROISSANTES 


341 


le  «  Récit  ».  J'ai  répondu  que  c'était  impossible.  Mainte- 
nant, il  me  presse  de  finir  le  pauvre  remplaçant  que  je  lui 
prépare  sous  la  forme  d'un  roman.  Il  ne  sera  pas  ter- 
miné avant  la  fin  de  l'année. 

Mrs  Bishop  et  Florence  (qui  sont  ici  dans  le  moment, 
venant  de  Pau  et  des  Eaux-Bonnes)  ont  dîné  chez  moi 
lundi  avec  Albert.  Elles  l'ont  trouvé  charmant.  Thérèse  est 
venue  après  dîner.  Elle  a  paru  ce  qu'elle  est  toujours, 
délicieusement  aimable.  Mais  elle  avait  l'air  très  malade, 
et  cela  lui  arrive  bien  souvent. 

A  Mrs  Bishop. 

Paris,  8  juillet  1884. 

J'ai  relu  votre  très  chère  lettre,  et  je  comprends  à  peine 
ce  que  vous  voulez  dire.  J'ai  eu  si  peu  de  chose  à  vous  offrir 
en  échange  de  la  joie  que  m'a  donnée  votre  présence  !  Vous 
m'aimez  tant,  je  le  sais,  que  vous  auriez  été  peinée  en  ap- 
prenantcombien  je  me  suis  sentie  triste  après  votre  départ. 

Vous  m'avez  dit  un  jour  que  je  ne  parlais  pas  assez,  ce 
qui  m'a  étonnée,  car  je  ne  me  croyais,  au  contraire,  que 
trop  expansive. 

Depuis,  j'ai  réfléchi,  et  je  sais  ce  que  vous  voulez  dire. 
Le  fait  est  que  je  rencontre  si  rarement  ceux  avec  lesquels 
je  puis  parler  de  mon  véritable  moi,  que  je  ne  sais  plus  le 
faire  quand  j'en  ai  l'occasion,  comme  avec  vous.  Et  je  n'ai 
pas  eu  le  temps  cette  fois.  Je  ne  vous  ai  même  pas  parlé  de 
tout  ce  que  j'ai  souffert  à  Londres  au  moment  de  l'accident 
de  mon  pauvre  cher  Auguste,  alors  que  je  vous  désirais 
tant. 

Pendant  ces  trois  jours,  le  triste  passé  lui-même  a  été 
oublié  (même  la  partie  qui  est  toujours  présente,  hélas!). 
Oh!  si  je  pouvais  revoir  ses  chers  yeux  tels  qu'ils  étaient 
autrefois!  Vendredi,  il  s'est  trouvé  si  bien  pendant  quelques 
heures  qu'il  s'est  cru  guéri.  Pensez-vous  que  ces  alterna- 
tives de  mieux  soient  de  bon  augure? 

Cependant,  nous  sommes  peut-être  plus  forts  que  nous 
ne  le  croyions,  car  nous  avons  accompli  vendredi,  sans 
trop  de  fatigue,  et  malgré  la  chaleur,  un  petit  voyage  assez 
compliqué.  Deuxheures  dechemin  de  fer  pour  aller,  autant 
pour  revenir,  une  demi-heure  dans  un  omnibus  cahotant, 
une  demi-heure  de  marche  à  midi.  Nous  avons  quitté  Paris 


342  MADAME   CRAVEN    (1884) 

àneuf  heures  du  matin,  nous  sommes  revenus  à  cinqheures. 
Pas  mal,  n'est-ce  pas,  pour  un  vieux  couple  aussi  re- 
table? Le  but  de  noire  voyage  était  de  visiter  (dans  un  eu- 
droit  nommé  Chaumes)  une  petite  maison  que  nous  avions 
l'idée  de  louer  pour  l'été  et  l'hiver  prochain,  et  définitive- 
ment si  elle  nous  convient. 

Il  faut  bien  préparer  quelque  chose  dans  le  cas  où  nous 
échouerions  dans  un  arrangement  avec  Perrin.  Mais  cette 
maison  ne  fait  pas  notre  affaire.  J'ai  constaté  cependant, 
avec  plaisir,  que  nous  n'étions  fatigués  ni  l'un  ni  l'autre  de 
cette  expédition  à  la  chaleur  brûlante  de  jour.  Je  ne  sais  si 
c'est  cela  qui  a  donné  à  Auguste  le  courage  d'envisager  un 
plus  long  voyage,  ou  l'impi  ssion  de  tristesse  qui  a  suivi 
votre  départ,  celui  d'Albert  et  de  tout  le  monde,  mais  il 
s'est  tout  à  coup  décidé  à  partir  pour  Monabri.  Nous  nous 
sommes  donc  annoncés,  et  je  pense  que  nous  nous  mettrons 
en  route  le  18  ou  le  20  de  ce  mois. 

A  Mrs  Bishop. 

Monabri,  28  juillet  1884. 

Voici  votrf  lettre,  elle  est  la  bienvenue.  Vous  apprendrez 
avec  plaisir  que  nous  ne   sommes    pas  mal,   et  que  nous 
jouissons  entièrement  de  notre   séjour  dans  ce  pays  déli- 
cieux. Auguste  supporte  assez  bien  cette  vie  hoi 
lui.  il  est  rarement  abattu  et  d  \  '.  de  cette  façon  qui 

me  trouble  l'esprit.  Généralement  parlant,  il  est  mieux  et 
plus  content  ici  que  je  n'osais  l'espérer. 

La  princesse  voudrait  nous  garder  indéfiniment,  c'est-à- 
dire  jusqu'en  novembre.  Mais  c'est  impossible.  Cependant, 
je  ne  tais  aucun  projpt,  et  ne  prévois  rien.  Il  e-t  probable 
que  nous  serons  de  retour  à  Paris  (au  moins  pour  quelques 
jours)   au  commencem ~nt  de  septembre.  J'ai  reç*'  ici  de 

es   lettres  d'Albert.  C'est  une   chose  étrangi 
dont  je  suis  reconnaissante,  qu'il  ait  découvert  que  nous 
pouvions  être  une  consolation  et  un  appui  l'un  pour  l'autre, 
aussi  bien  qu'une  agréable  société... 

J'ai  rencontré  ici  une  femme  charmante,  que  je  connais- 
sais déj-i,  mais  pas  intimement.  Elle  est  plongée  dans  les 
œuvres  d<js  cercles  catholiques.  Elle  m'a  prêté  des  journaux 
que  je  n'avais  jamais  lus,  et  qui  m'ont  fait  mieux  com- 
prendre leur  but,  leurs  désirs  et  leurs  rêves.  Je  vois  en 


UNE   MONARCHIE   VISIONNAIRE  343 

quoi  nous  sommes  d'accord,  et  en  quoi  nous  différons. 
Quant  à  l'importance  du  but,  à  l'utilité  de  se  dévouer  à 
son  étude  et  au  soulagement  de  tous  les  malheureux  dans 
la  classe  ouvrière,  etc..  il  ne  peut  y  avoir  deux  opinions. 
Hême  s'ils  se  trompent,  même  s'ils  échouent,  leur  existence 
n'aura  pas  été  inutile.  Mais  je  ne  puis  ni  les  comprendre, 
ni  les  suivre  d'ans  leur  idée  d'une  «  monarchie  chrétienne  ». 
Tout  cela  vient  du  moment  malheureux  de  la  naissance 
ou  du  rétablissement  des  cercles,  alors  qu'on  regardait  les 
catholiques  libéraux  comme  les  seuls  ennemis  à  combattre, 
et  l'application  libérale  duSyllabus  aux  événement  s  actuels, 
comme  la  chose  la  plus  nécessaire.  Naturellement,  les 
mots  «  liberté  »,  «  gouvernements  constitutionnels  »  et,  par- 
dessus tout,  «  institutions  parlementaires  »  doivent  être 
non  seulement  évités,  mais  absolument  interdits.  De  sorte 
que  l'unique  pouvoir  désiré  et  voulu  est  cette  monarchie 
visionnaire,  à  laquelle  je  ne  crois  pas  du  tout.  Une  monar- 
chie chrétienne  implique  naturellement  un  roi  chrétien, 
investi  d'une  autorité  sans  contrôle.  —  Et  alors? — Si 
Bous,  loyalistes  comme  nous  le  sommes,  nous  voulons  que 
ce  monarque  ait  des  successeurs,  faut-il  donc  compter  sur 
une  série  de  rois  très  religieux?  S'ils  ne  le  sont  pas, 
gu'arrivera-t-il  ?  Où  a-t-on  jamais  vu  une  succession  de 
rois  absolument  digues  de  confiance  sous  ce  rapport?  On 
n'avait  point  abjuré  le  christianisme  quand  Louis  XV  était 
roi  de  France,  il  était  même  le  Roi  très  chrétien  par  excel- 
léne  .  Comment  auraient-ils  soutenu  leurs  idées,  alors?... 
Où  et  quand  pourront-ils  y  arriver,  s'il  leur  faut  pour  cela 
le  rétablissement  ou  l'institution  d'un  gouvernement  de  ce 
genre,  dans  le  temps  où  nous  vivons?  Je  suis  presque  sûre 
que  tôt  ou  tard  ils  comprendront  leur  erreur.  Mais  je  n'es- 
saierai pas  de  la  leur  démontrer... 

Hier,  nous  avons  eu  ici,  dans  l'église,  une  cérémonie  tou- 
chante, l'ordination  de  deux  jeunes  prêtres,  par  .Mgr  Mer- 
millod.  C'est  la  première  qui  ait  eu  lieu  à  Lausanne  depuis 
la  Réforme. 


CHAPITRE  XLIV  (1884) 


Monabri.  —  M.  Craven  est  frappé  d"une  attaque  de  paralysie.  — 
Lettre  à  Mrs'Bishop.  —  Journal  et  Notes.  —  Les  noces  d'or  de 
M.  et  de  Mme  Craven.  —  Résignation  chrétienne.  —  Angoisses. 
—  Nouvelle  attaque.  —  Mort  de  M.  Craven  le  4  octobre  1884. 


A  Mrs  Bishop. 

Monabri,  24  août  1884. 

La  grande  épreuve  dont  la  pensée  me  hantait  continuel- 
lement s'est  enfin  abattue  sur  moi.  et  quand  je  me  sentais 
plus  tranquille  que  je  ne  l'avais  été  depuis  longtemps  au 
sujet  d'Auguste.  Le  vendredi  matin,  le  22,  il  a  été  frappé 
d'une  attaque  beaucoup  plus  inquiétante  que  la  première. 
Son  bras  et  sa  jambe  gauches  sont  paralysés,  sa  parole  est 
confuse,  mais  son  intelligence  plus  lucide  que  jamais.  Très 
chère  amie,  comprenez-vous  ce  que  j'éprouve"?... 

Je  veux  essayer  de  vous  dire  les  choses  exactement,  sans 
m'appesantir  sur  moi-même.  Le  docteur  dit  qu'il  n'y  a  pas 
de  danger  immédiat  ;  que  son  état  (quarante-huit  heures 
après  une  attaque  aussi  sérieuse)  est  aussi  satisfaisant  que 
possible,  et  que  si  les  choses  marchent  comme  cela  trois 
ou  quatre  jours  encore,  il  surmontera  cette  crise. 

J'ai  bien  des  choses  à  vous  dire,  mais  je  ne  peux  pas.  Je 
veux  être  prête,  je  veux  me  soumettre.  Jeudi  prochain,  le 
28,  on  devait  dire  la  messe  et  nous  devions  communier 
ensemble,  le  jour  de  nos  noces  d'or,  le  cinquantième  an- 
niversaire de  notre  mariage.  Au  lieu   de  nous  plaindre,  il 


LES   NOCES   D'OR   DE   M.    ET   DE  Mme   CRAVEN        345 

faut  remercier  Dieu  de  ces  nombreuses  années.  Je  fais  mon 
possible  pour  me  contenir,  car  il  me  veut  toujours  près  de 
lui.  Mais  je  suis  très  faible,  et  jusqu'à  présent,  Dieu  ne 
m'aide  pas  comme  il  le  fera  certainement  quand  le  moment 
en  sera  venu.  Que  Dieu  vous  bénisse.  Ecrivez  ici.  La  prin- 
cesse est  la  .bonté  même.  Rien  ne  nous  manque,  nous 
avons  un  bon  médecin  et  un  excellent  prêtre.  Il  n'y  a  pas 
à  regretter  d'être  venu.  Nous  avons  fait  ce  que  nous  croyions 
le  mieux. 

Dans  les  passages  suivants  de  son  livre  de  notes, 
Mme  Craven  marque  les  événements  de  la  semaine 
précédente  jour  par  jour. 

Monabri,  1884. 

Il  y  a  aujourd'hui  cinquante  ans  que  nous  sommes  mariés. 
Nous  voulions  célébrer  nos  noces  d'or  en  communiant 
dans  la  chapelle.  Cela  paraissait  aussi  facile  à  faire  qu'à 
projeter,  il  y  a  seulement  huit  jours. 

Le  21,  mon  cher  Auguste  se  portait  bien,  et  je  n'avais 
aucune  inquiétude  à  son  sujet,  en  dehors  de  celle  qui  est 
toujours  présente  depuis  le  mois  de  janvier.  Mais  vendredi, 
le  22,  une  nouvelle  crise  plus  sérieuse  est  venue  renouve- 
ler tout°s  mes  terreurs. 

Mon  Dieu!  que  votre  volonté  soit  faite,  dans  cette  dou- 
leur, la  plus  grande  de  ma  vie  !  Je  ne  sais  ce  qui  arrivera, 
car  Dieu  peut  encore  me  laisser  le  cher  ami  et  le  compa- 
gnon de  tant  de  longues  années.  L'heure  de  notre  sépara- 
tion peut  être  reculée,  mais  je  l'attends.  Fortifiez-moi, 
aidez-moi,  aidez-moi  à  n'aimer  que  vous  et  votre  volonté. 
J'écris  maintenant,  car  je  sais  par  expérience  que  tout  de- 
vient confus  dans  la  tête  quand  la  douleur  l'égaré,  et  je  ne 
voudrais  rien  oublier  de  ce  qui  se  passe  pendant  ces  jours. 

Vendredi  22.  J'étais  à  la  messe,  Luigi  est  venu  me  cher- 
cher en  courant.  «  Il  signor  e  maie,  molto  maie.  »  Pendant 
qu'on  allait  chercher  le  médecin,  Auguste  me  dit  :  «  Je  vou- 
drais être  prêt,  faites  appeler...  »  Je  compris  et  je  lui  de- 
mandai s'il  désirait  voir  l'abbé  Calpini  (le  chapelain  auquel 
il  s'était  confessé  la  semaine  précédente)  ou  M.  le  curé.  Il 
répondit  :  «  Monsieur  le  curé  de  Lausanne.  »  Puis  il  m'em- 
brassa en  disant:  «  Chère,  très  chère,  je  ne  regrette  qu'une 


.y*G  MADAME   CRAVEN    (1884) 

cbose  sur  la  terre,  c'est  de  vous  quitter.  »  Le  médecin 
arriva,  et  voyant  qu'il  avait  l'usage  complet  de  toutes  ses  fa- 
cultés etque  ses  membres,  bien  que  paralysés,  conservaient 
encore  beaucoup  de  sensibilité,  m'assura  qu'il  pouvait 
revenir  en  partie  de  cette  attaque,  bien  qu'elle  fût  très  sé- 
rieuse,    r 

Peu  de  jours  avant,  Auguste  avait  donné  sa  cbambre 
à  M.  Mercier  qui  était  venu  passer  quelque  temps  et  qui 
était  malade.  Auguste  se  sentant  bien  avait  insisté  pouf 
que  M.  Mercier  la  prit,  util  en  occupaitune  autre.  Maison 
le  remit  dans  celle  qu'il  avait  quittée.  Elle  s'ouvrait  dans 
la  mienne,  et  j'eus  au  moins  le  bonbeur  d'être  près  île  lui, 
nuit  etjour.  Quand  il  fut  installé;  dans  son  lit,  je  m'age- 
nouillai près  de  lui.  H  était  parfaitement  calme  et  serrait 
et  baisait  ma  main,  en  me  disant  les  paroles  les  plus  dou- 
ces et  les  plus  tendres,  répétant  :  «  Dieu  sait  mieux  que 
nous,  il  fait  tout  bien.  »  Et  beaucoup  d'autres  choses 
pieuses  et  tendres,  que  ma  mémoire  troublée  ne  me  retrace 
pas.  M.  le  curé  vint  dans  l'après-midi,  et  resta  un 
tant  avec  lui.  11  avait  apporté  les  saintes  builes  pour  les 
derniers  sacrements,  mais  il  le  trouva  mieux  qu'il  : 
attendait;  et  comme  le  médecin  lui  assuiaii  qu'il  n'y  avait 
plus  de  danger  imminent,  il  avait  seulement  entendu  sa 
confession  et  causé  ensuite  avec  lui.  Il  me  dit  qu'An 
était  parfaitement  calme,  qu'il  ne  craignait  pas  la  moi  t.  et 
demandait  seulement  la  grâce  d'être  prêt.  M.  le  curé  était 
ému  et  édifié  de  ses  bonnes  dispositions.  Il  me  dit  que  mon 
pauvre  cber  lui  avait  demandé  s'il  avait  tort  de  prier  pour-' 
que  je  ne  reste  pas  longtemps  sur  la  terre  quand  il  sérail 
parti. 

Le  jour  suivant,  le  samedi,  le  médecin  le  trouva  mieux. 
Mais  Auguste  secoua  la  tète  et  me  dit  :  «  Je  n'en  reviendrai 
jamais,  »  et  puis,  voyant  que  je  m'agenouillais  près  de  lui, 
il  répéta,  les  yeux  pleins  de  .armes,  «  que  c'était  moi  qu'il 
ne  pouvait  quitter,  qu'il  ne  tenait  à  rien  sur  la  terre  ».  Il 
prit  son  crucifix,  le  baisa  et  le  plaça  où  il  pouvait  ton 
le  retrouver,  sous  sa  tète.  Je  l'embrassai.  Alors,  il  me  re- 
tint un  instant  contre  lui,  et  me  dit:  «  Je  vous  embrasser 
rais  toujours,  restez  là  que  je  vous  voie.  »  11  ni  expliqua 
où  étaient  ses  papiers,  etajouta  :  «  Je  voudrais  être  en 
à  lîoury.  »  «  Oh!  cher,  cher,  oui,  c'est  là,  s'il  plaît  à  Dieu, 


RÉSIGNATION   CHRÉTIENNE  347 

ue  nous  trouverons  ensemble  le  repos  côte  à  côte.  »  Il  ne  se 
[àignàit  jamais,  remarquant  simplement  qu'il  ne  pouvait 
is  du  tout  remuer  sa  main  droite. 

Le  dimanche,  il  y  eut  un  léger  mieux.  La  paix  de  son 
ne  continuait.  Matin  et  soir,  nous  fimes  nos  prières  en- 
imble,  et  dans  la  journée  je  lui  lus  un  chapitre  de  l'«Imi- 
tion  »  et  la  belle  prière  du  Père  de  la  Colombière.  Il  baisa 
crucifix  et  l'emporta  sur  le  sofa  où  on  lui  permettait  de 
isser  la  journée,  en  disant  :  «  Mon  cher  crucifix!  je  ne 
iux  pas  m'en  séparer  un  instant.  » 

Le  lundi,  le  mardi  et  le  mercredi,  le  mieux  continua; 
ais  son  état  élait  tellement  incertain  que  je  perdais  par- 
is tout  mon  courage.  Ne  m'abandonnez  pas,  mon  Dieu  ! 
jeudi  28  août.  Fête  de  saint  Augustin,  et  l'anniversaire 
;  notre  mariage.  Le  jour  de  nos  «  noces  d'or  ».  Il  a  voulu 
ire  la  communion  dans  son  lit,  puis  je  suis  descendue 
ins  la  chapelle  pour  la  recevoir  à  mon  tour  et  entendre 
messe.  Pourrai-je  dire  ce  que  j'ai  pensé  et  senti?  Vous 
savez,  mon  Dieu!  La  douleur  s'emparait  de  moi,  mon 
xuvre  cher  me  regardait  si  tristement!  Et  je  sentais  ma 
rce  physique  m'abandonner.  Il  élait  sur  sa  chaise  longue, 
i  me  jetai  sur  son  lit.  Tout  à  coup,  je  l'entendis  soupirer. 
!  courus  à  lui,  et  il  me  dit  :  «  Oh  !  très  chère,  l'épreuve 
>us  trouve  très  douce  et  très  courageuse.  Que  Dieu  ait 
tié  de  vous  !  »  11  m'avait  déjà  dit  souvent  :  «  Dieu  est  si 
>n  !  Il  fait  tout  bien.  »  Et  c'est  Dieu  qui  nous  a  conduits 
i,  où  une  amie  parfaite  nous  soutient  dans  cette  épreuve, 
,  ne  veut  pas  que  nous  regrettions  d'être  loin  de  chez 
jus.  Nous  cherchons  tous  deux  à  chasser  les  inquiétudes, 
accepter  comme  une  miséricorde  de  Dieu  cette  bénédic- 
on  de  la  paix  et  du  silence  que  nous  possédons  ici,  et 
stte  solitude  tranquille.  Les  visites  nous  auraient  beau- 
)U|>  fatigués.  Il  répète  constamment:  «  Tout  est  bien,  ne 
ouvons  de  défaut  à  rien.  » 

Et  moi,  mon  Dieu,  me  voilà  devant  vous,  entrée  dans  ce 
ide  et  dernier  sentier  de  la  vie.  Que  votre  main  m'aide, 
le  soutienne  et  me  guide  1 

Mon  Dieu!  s'il  vous  plaît,  donnez-moi  de  la   force.  Mais 
l'un  de  nous  deux  doit  être  abattu,  et  l'autre  courageux, 
issez-lui  le  courage,  et  donnez-moi   l'abattement.  Nous 
ous  jetons  dans  vos  bras,  ne  nous  laissez  pas  tomber. 


348  MADAME   CRAVEN    (1884) 

Dimanche  34  août.  Il  était  mieux  aujourd'hui,  et  parlait 
plus  distinctement.  Ce  matin,  après  notre  prière,  je  lui  ai 
lu  la  messe,  puis  il  m'a  demandé  un  chapitre  de  la  «  Pré- 
sence de  Dieu  »',  en  me  priant  de  l'ajouter  désormais  tous 
les  jours  à  notre  chapitre  de  1'  «  Imitation  ».  J'avais  été 
inquiète  toute  la  journée,  et  je  ne  pouvais  pas  me  maîtri- 
ser. Que  Dieu  me  rende  le  calme,  je  ne  lui  en  demanderai 
pas  davantage,  car  je  ne  puis  l'obtenir  sans  son  amour  et 
sa  grâce,  et  c'est  tout  ce  que  je  désire. 

Lundi  '/er  septembre.  Un  peu  plus  faible,  ce  matin.  Mais 
dans  la  journée  il  était  mieux  qu'hier.  Comme  à  l'ordi- 
naire, nous  avons  lu  ensemble.  Il  écoute  toujours  avec  une 
extrême  attention,  plaisir  et  piété.  Plus  tard,  je  lui  ai  fait 
la  lecture  dans  un  livre  d'Ethnographie  et  de  Phrénologie 
qu'il  avait  choisi.  Ensuite,  je  me  suis  étendue,  n'en  pou- 
vant plus.  Je  suis  malheureuse  d'être  si  faible,  parce  que 
je  souffre  beaucoup  physiquement  quand  ma  vie  est  agi- 
tée. Seigneur,  donnez-moi  la  force  de  faire  tout  ce  que  je 
dois. 

Mardi  2  septembre.  Pour  lui,  une  bonne  nuit  et  une  jour- 
née passable.  C'est  lui  qui  décide  tous  les  jours  quelles 
seront  nos  prières  et  nos  lectures.  Il  a  la  parole  un  peu 
plus  claire,  mais  sa  main  est  toujours  pareille. 

Vendredi  6  septembre.  Il  est  triste  aujourd'hui,  et  plus 
impatient.  Que  c'est  terrible  de  ne  pouvoir  ni  le  remonter, 
ni  l'aider!  Il  redevient  calme  et  serein  quand  je  recom- 
mence à  prier  avec  lui,  et  que  je  lui  lis  quelque  livre 
pieux. 

Nous  venons  de  réciter  notre  «  Psautier  de  Jésus  »,  qu'il 
m'a  demandé,  ainsi  que  le  chapitre  de  la  «  Présence  de 
Dieu  »  un  peu  plus  tard  ;  puis  1'  «  Imitation  »  et  la  prière 
du  Père  de  la  Colombière. 

Mme  Craven  écrit  encore  dans  son  journal  : 

Vendredi  12  septembre.  C'est  aujourd'hui  l'anniversaire 
de  l'abjuration  d'Auguste.  Si  nous  avions  prévu  d'avance 
que  nous  serions  encore  ensemble  à  la  fin  de  ces  cin- 
quante années,   qu'elles  nous  auraient  paru   longues,  et  j 

1.  Probablement    le  livre  intitulé    «   La  présence  de  Dieu  »  du 
Père  Gonnelieu;  bien  connu  comme  un  des  traducteurs  de  Y  «  Imi-  i 
tation  de  Jésus-Christ  ». 


ANGOISSES  349 

maintenant  qu'elles  sont  passées,  elles  nous  semblent  un 
rêve.  Pourtant  elles  représentent  une  longuo  vie.  Ne  nous 
plaignons  de  rien,  acceptons  tout. 

Dimanche  ii  septembre.  Fête  de  l'Exaltation  de  la  Sainte 
Croix,  anniversaire  de  ma  première  communion  en  1819, 
et  de  la  sienne  quinze  ans  plus  tard.  Il  a  communié  dans 
son  lit,  avec  sa  piété  et  sa  connaissance  ordinaires.  Je  suis 
ensuite  allée  à  la  messe,  et,  à  mon  tour,  j'ai  reçu  la  com- 
munion en  souvenir  de  ce  jour.  Ce  jour,  au  seuil  de  la  vie, 
célébré  maintenant  à  son  déclin,  suggère  d'inexprimables 
pensées!  Ob  !  si  Dieu  nous  permettait  de  les  saisir,  de  les 
comprendre  et  de  les  réaliser,  elles  seraient  toutes  conso- 
lantes et  douces.  Nous  n'avons  cru,  vécu,  esp'ré,  commu- 
nié que  dans  l'attente  de  ce  dernier  jour.  Plus  nous  en 
approchons,  plus  ces  pensées  devraient  nous  combler  de 
joie. 

Lundi  29  septembre.  Fête  de  saint  Michel,  archange.  Pen- 
dant la  messe,  j'étais  heureuse  et  calme.  Le  matin,  quand 
je  l'avais  quitté,  Auguste  m'avait  dit  de  remercier  Dieu  du 
mieux  qu'il  éprouvait.  J'ai  béni  et  remercié  Dieu  qu'il  ait 
prononcé  ces  paroles,  car,  en  vérité,  je  ne  vois  pas  le  sou- 
lagement dont  il  parle.  Mais  s'il  l'éprouve,  cela  me  suffit.  Je 
ne  vis  pas  au  jour  le  jour,  mais  d'une  heure  à  l'autre,  de 
minute  en  minute. 

Ce  sont  mes  derniers  pas  dans  la  vie.  Dieu  veuille  que  je 
la  finisse  bien.  La  semaine  dernière  a  été  remplie  de  tris- 
tesse et  de  difficultés.  Mon  pauvre  Auguste,  mieux  sous  d'au- 
tres rapports,  a  paru  comprendre  plus  distinctement  l'avenir 
probable  qui  lui  est  réservé.  Cette  perspective  abat  quelque- 
fois son  courage,  et  semble  une  plus  grande  épreuve  que  la 
mort  prompte  à  laquelle  il  s'était  préparé.  Je  l'ai  souvent  vu 
triste  et  silencieux  pendant  de  longues  heures...  Que  de 
fois  mon  cœur  a  été  déchiré...  De  plus,  ma  chère  amie, 
si  tendre,  si  secourable,  mon  appui  dans  cette  grande  dou- 
leur, est  tombée  tout  à  coup  sérieusement  malade  elle- 
même.  Elle  a  eu  la  fièvre,  des  évanouissements  soudains. 
Elle  est  horriblement  changée,  et  si  faible  qu'i!  lui  est 
aussi  difficile  qu'à  Auguste  de  quitter  sa  chaise  longue. 
J'allais  de  l'un  à  l'autre,  le  cœur  rempli  d'angoisse  et  sans 
secours.  Une  fatigue  terrible  me  dominait,  j'ai  cru  que 
j'allais  perdre  toute  force  et  tout  courage,  au  point  de  tom- 


350  MADAME    CRAVEN    (1884) 

ber  malade,  et  de  ne  plus  pouvoir  les  aider.  Oh  !  mon  Dieu, 
j'ai  voulu  vous  dire  :  «  tout  ce  que  vous  voudrez  »,  mais 
j'ai  eu  des  moments  d'inquiétude  et  de  cette  tristesse  que 
vous  connaissez,  qui  aggrave  tout,  au  point  de  m'accabler, 
et  sans  laquelle  tout  me  paraît  facile  à  supporter. 
Dieu!  maître  de  ma  vie, laissez  ou  ôtez-en  les  épines  selon 
votre  volonté,  mais  acceptez  ma  souffrance  comme  une 
prière,  une  prière  ardente,  pour  que  l'àme  qui  m'est,  chère 
demeure  toujours  calme  et  lumineuse  !  Au  nom  de  Jésus- 
Christ  notre  Seigneur. 

4CT  octobre.  Hier  matin,  une  nouvelle  alerte  imprévue 
s'est  ajoutée  à  mon  inquiétude  perpétuelle.  Vers  huit  heu- 
res et  demie,  j'étais  près  de  son  lit,  pour  voir  s'il  était 
éveillé,  car  il  s'était  endormi  après  une  nuit  sans  som- 
meil. 11  me  dit:  «  Faisons  notre  prière.  »  Je  m'agenouillai 
sur-le-champ,  je  la  récitai,  puis  j'allai  m'habiller.  Mais 
quelques  minutes  après,  je  l'entendis  qui  m'appelait.  Je 
courus  à  lui.  Il  étouffait.  Il  était  pâle  et  haletant  et  res^ 
pirait  avec  bruit...  J'étais  épouvantée.  «  Priez,  priez,  priez 
pour  moi.  »  Et  je  dis  tout  haut  le  Memorare  et  Sume  Domine1 
et  toutes  les  prières  qui  me  venaient  à  l'esprit.  Je  détachai 
le  crucifix  qui  était  toujours  à  son  côté.  Il  le  saisit,  en 
s'éciïant:  «  Oh  oui!  donnez-le-moi,  je  l'aime,  »  et  il 
deux  ou  trois  fois  les  pieds  du  Christ  avec  ferveur.  Je  lui 
demandai  s'il  désirait  voirie  chapelain.  —  M.  le  curé  était 
absent.  —  «  Oui,  oui.  »  Sa  parole  était  entrecoupée,  mais 
distincte.  Il  ne  murmurait  que  des  prières,  disant  que 
Dieu  avait  toujours  été  si  bon  pour  lui,  et  à  moi  :  «  Oh  ! 
très  chère,  je  vous  aime  tant!  »  Peu  à  peu,  cependant,  le 
spasme  se  calma,  et  quand  l'abbé  Calpini  arriva,  il  était 
mieux.  Le  chapelain  fut  étonné  de  la  disposition  dan-  lai 

1.  Le  Memorare  (Souvenez-vous,  ô  très  douce  vierge  Marii 
et  le  Sume  Domine  est  une  prière  de  saint  Ignace  de  Loyola  :  «  Re- 
cevez, Seigneur,  ma  liberté  sans  restriction,  daignez  accepter 
ma  mémoire,  tout  mon  entendement,  toute  ma  volonté:  je  u'ai 
rien,  je  ne  possède  rien  qui  ne  soit  un  don  de  votre  libéralité,  je 
vous  remets  le  tout,  j'abandonne  le  tout  sans  réserve  à  votre  vo- 
lonté, afin  que  vous  en  disposiez  comme  il  vous  plaira;  l'unique 
chose  que  je  vous  supplie  de  m'accorder,  avec  votre  grâce,  c'est 
un  véritable  amour  pour  vous.  Si  je  l'ai,  je  suis  assez  riche  et  je 
ne  demande  rien  de  plus.  » 


NOUVELLE   ATTAQUE  351 

quelle  il  trouva  Auguste,  et  lui  donna  l'absolution.  Enfin, 
quand  le  docteur  arriva,  sauf  l'altération  de  la  parole,  il  le 
trouva  à  peu  près  comme  à  l'ordinaire.  Dans  la  soirée,  il 
était  presque  comme  toujours.  Mais  mon  cœur  avait  été 
torturé.  J'étais  complètement  épuisée,  et  cependant,  à  dix 
heures  je  ne  dormais  pas.  Je  me  levai  pour  commencer  le 
mois  d'octobre,  consacré  à  des  prières  spéciales.  Je  pou- 
vais unir  mes  intentions  personnelles  à  celles  de  l'Eglise. 
Je  demandai  pour  lui  la  grâce  dont  il  a  besoin,  et  pour 
moi-même  toute  la  force  morale  et  physique  qui  m'est  né- 
cessaire. Que  rien  n'ait  été  perdu  pour  nous  dans  ces  jours 
de  souffrance  et  d'agonie.  Ce  sont  des  jours  de  grâce,  pen- 
dant lesquels  vous  permettez,  mon  Dieu,  d'expier  les  fautes 
de  notre  vie. 


CHAPITRE  XLV  (1884) 


Mme  Craven  reprend  son  journal  le  31  octobre.  —  Récit  des  der- 
niers jours  de  son  mari.  —  Retour  à  Paris.  —  Inquiétudes  pour 
l'avenir.  —  Extrait  du  journal  de  miss  O'Meara.  —  Mme  Craven 
se  rend  à  Menou.  —  Lettres  à  Mr£  Bishop  et  à  M.  Grant  Dufî. 


Dans  le  passage  suivant  du  journal  de  Mme  Craven, 
il  n'y  a  qu'une  date,  4  octobre  1884,  et  puis  une  croix. 
Le  31,  elle  écrit  : 

Ce  n'est  qu'aujourd'hui  que  j'ai  pu  rouvrir  ce  livre.  Qua- 
tre semaines  depuis  le  dernier  jour  passé  avec  lui  sur  la 
terre  !  Je  n'ai  pas  écrit,  mais  je  ne  crains  pas  que  le  plus 
petit  incident  de  ce  jour  puisse  jamais  s'effacer  de  mon 
esprit.  Cependant,  je  veux  mettre  ces  chers  souvenirs  à 
l'abri  d'une  défaillance  de  la  mémoire,  qu'amènent  quel- 
quefois l'âge  et  le  temps. 

5  novembre.  Le  vendredi  3  octobre,  la  journée  com- 
mença comme  à  l'ordinaire.  La  nuit  précédente  avait  été 
bonne.  J'allai  à  la  messe,  et  en  revenant,  je  m'agenouillai 
à  côté  de  son  lit  et  nous  récitâmes  notre  prière.  Vers  dix 
heures  du  malin,  je  lui  fis  notre  lecture  ordinaire  dans  le 
petit  livre  que  nous  avait  envoyé  Mgr  Capeccelatro,  «  Sur- 
sum  corda».  Ce  jour-là,  le  chapitre  que  je  lus  était  intitulé: 
«  Bienheureux  ceux  qui  pleurent  ».  (Beali  coloro  chc  pian- 
ÇfOno.)ie  le  terminai  difficilement,  et  je  ne  sais  pourquoi, 
car  je  n'étais  ni  plus  triste,  ni  plus  inquiète,  et  cependant 
à  chaque  instant  ma  voix  était  coupée  par  les  larmes.  Je  : 


DERNIERS   JOURS   DE   M.    CRAVEN  353 

pris  sur  moi  autant  que  possible,  pour  ne  pas  l'affliger.  A 
onze  heures  et  demie,  je  descendis  pour  déjeuner,  et  quand 
je  remontai  vers  midi,  on  l'avait  transporté  comme  tou- 
jours de  son  lit  à  la  chaise  longue.  Je  commençai  à  arran- 
ger ses  cheveux  et  sa  cravate;  je  vis  bientôt  qu'il  était  plus 
fatigué  qu'à  l'ordinaire. 

Il  avait  eu  un  moment  d'impatience  pendant  l'opération 
difficile  de  sa  toilette,  et  il  était  très  contrarié.  Je  l'étais 
aussi,  car  rien  ne  me  peinait  davantage  que  de  voir  sa 
chère  âme  en  proie  à  cette  sorte  de  trouble,  dans  ces  jours 
de  douleur.  Je  comprenais  combien  ils  étaient  solennels, 
mais  j'étais  loin  de  prévoir  à  quel  point  l'épreuve  serait 
courte. 

Je  lui  proposai  de  lire  le  chapitre  de  1'  «  Imitation  ».  Il 
me  dit  d'attendre,  qu'il  n'était  pas  prêt  à  m'écouter.  Je 
m'assis  en  silence  près  de  lui,  et  j'écrivis  une  longue  lettre 
à  Mrs  Bishop,  m'interrompant  pour  élever  vers  Dieu 
l'ardente  supplication  de  dissiper  ce  nuage.  Si  j'avaismieux 
compris,  j'aurais  appelé  cette  impatience  du  matin  une 
feltic  culpa,  car  elle  fut  l'origine  du  redoublement  de  fer- 
veur dans  lequel  il  passa  le  reste  du  jour,  et  dont  le  sou- 
venir demeure  en  moi  comme  un  trésor  de  consolation. 
Quand  j'eus  terminé  ma  lettre,  pendant  laquelle  il  avait 
paru  sommeiller,  je  lui  demandai  s'il  voulait  écouter  ma 
lecture.  «  Oui,  certainement,  je  suis  prêt.  »  Il  suivit  avec 
attention  le  chapitre  où  nous  étions  arrivés,  car  nous  re- 
lisions le  livre.  C'était  le  quarante-huitième  sur  la  béati- 
tude éternelle.  Je  ne  lus  pas  sans  émotion  cette  page  ad- 
mirable, dont  chaque  mot  m'allait  au  cœur  et  semblait 
lui  produire  le  même  effet.  Quand  je  l'eus  terminé  dans  la 
traduction  anglaise  dont  nous  nous  servions  générale- 
ment, il  me  dit  :  «  Quel  beau  chapitre  !  Voulez-vous  me  le 
relire  en  italien  ?  »  Je  fus  un  peu  surprise  de  ce  désir 
inaccoutumé,  mais  je  lus  immédiatement  en  italien  la  tra- 
duction de  ce  chapitre  magnifique. 

Je  m'étendis  sur  la  chaise  longue  dans  ma  chambre,  la 
porte  de  la  sienne  était  grande  ouverte.  Au  bout  d'un 
quart  d'heure,  on  apporta  les  lampes,  et  j'entendis  en 
même  temps  la  voix  d'Auguste  ;  il  parlait  avec  calme,  na- 
turellement et  gaiment,  à  quelqu'un  qui  entrait. 

C'était  M.  le  curé  de  Lausanne.  Il  arrivait  du  Synode  de 

MADAME    CRAVEN.  23 


354  MADAME  CRAVEN    (1884) 

Fribourg,  où  il  était  allé  passer  une  semaine,  et  venait 
tout  droit  de  la  gare  pour  lui  faire  une  visite.  Je  me  levai 
pour  lui  parler,  et  je  retournai  dans  ma  chambre,  fermant 
la  porte  pour  les  laisser  seuls.  Une  demi-heure  après, 
M.  le  curé  me  dit  qu'Auguste  lui  avait  demandé  s'il  pour- 
rait se  confesser.  Comme  il  l'avait  fait  très  récemment. 
M.  le  curé  fut  un  peu  surpris,  mais  il  l'entendit  et  lui 
donna  l'absolution.  Il  parla  de  L'état  de  son  âme  avec  beau- 
coup d'édification,  et  fit  la  réflexion  que  sa  parole  était 
aussi  libre  que  sa  tète. 

Plus  tard,  le  curé  me  dit  qu'Auguste  lui  avait  parlé  de 
son  désir  de  faire  une  confession  générale,  mais  qu'il  lui 
avait  répondu  que  c'était  inutile.  Ensuite  ils  causèrent  du 
Synode.  Au  moment  du  diner, je  trouvai  la  princesse  très 
faible  et  à  peine  revenue  d'un  évanouissement  qu'elle  avait 
eu  dans  la  journée.  Elle  me  dit  cependant  qu'elle  était 
décidée  à  faire  une  visite  à  Auguste  dans  la  soirée.  $ien 
que  nos  chambres  fussent  tout  près  de  la  sienne,  il  y  avait 
quatre  jours  qu'elle  n'avait  pu  faire  les  quelques  pas  qui 
l'en  séparaient. 

Dieu  permit  qu'elle  put  faire  cet  effort  ce  soir-là.  Elle 
revit  Auguste.  Il  eut  encore  une  fois  la  joie  de  tenir  clans 
la  sienne  la  main  de  cette  fidèle  anue.  Elle  lui  parla  ^ai- 
ment un  instant  sans  voir  en  lui  aucun  changement. 
remarqua  combien  sa  voix  était  forte  et  claire,  et  l'es 
sien  animée  de  sa  physionomie.  Elle  retourna  dans  sa 
chambre  et  s'évanouit,  ce  qui  me  retint  presque  vingt 
minutes.  Auguste  fut  saisi  quand  je  le  lui  dis.  Il  m'envoya 
deux  ou  trois  fois  demander  de  ses  nouvelles,  et  ne  me 
laissa  commencer  ma  lecture  que  lorsque  je  lui  dis  qu'elle 
était  tout  à  fait  remise.  Il  avait  choisi  un  ouvrage  de 
M.  Lilly  :  «  La  religion  ancienne  et  la  piété  moderne  .11 
me  lit  lire  un  long  chapitre  sur  .Xew.nan.  et  le  premier  in- 
cident du  mouvement  d'Oxford.  Après  cela,  j'allai  trouver 
la  princesse  pendant  qu'on  le  préparait  pour  la  nuit,  el 
qu'on  le  remetta  t  dans  son  lit.  Je  revins  et  je  m'agenouil- 
lai près  de  ui  pour  faire  nos  prière-.... 

Quand   elles  furent  terminées,  il  me  dit  :  «   Récitez,  je 
vous  prie,  un  autre  acte  de  contrition.  »  Je  fus  touch 
cette  demande,  et  pensai  que  c'était  sans  doute    la  m 
raison  qui  lui  avait  inspiré  le  désir  de  se  confesser,  quel- 


DERNIERS  JOURS   DE   M.    CRAVEN  355 

ques  heures  auparavant.  Mon  Dieu  !  si  près  de  paraître 
devant  vous,  j'ose  croire  que  sa  conscience  était  pure  de 
toute  autre  faute  volontaire.  Je  me  remis  à  genoux,  et  réci- 
tai de  mon  mieux  cet  acte  de  contrition  final.  Il  s'y  unit 
avec  beaucoup  de  ferveur.  J'allai  me  déshabiller,  et  un 
quart  d'heure  après  je  revins,  comme  toujours,  pour  lui 
dire  un  dernier  adieu.  Le  dernier  !  oui,  cette  fois  c'é- 
tait bien  le  dernier.  Il  paraissait  très  calme  et  je  pensai 
qu'il  allait  passer  une  nuit  tranquille.  Je  me  baissai,  je  lis 
le  signe  de  la  croix  sur  son  front,  et  je  l'embrassai  en  di- 
sant :  ><  Bonne  nuit,  très  cher,  que  Dieu  vous  bénisse.  »  Il 
me  répondit  :  «  Que  Dieu  vous  bénisse,  chérie.  »  Si  j'avais 
su  !  Ah  !  si  j'avais  deviné  que  c'étaient  ses  dernières  pa- 
roles !  Si  j'avais  su  que  jamais,  jamais  plus  en  ce  monde, 
je  n'entendrais  sa  chère  voix...  Mais  je  n'eus  pas  ce  pres- 
sentiment, car  je  ne  l'entendis  ni  appeler,  ni  agiter  sa  pe- 
tite sonnette,  et  je  m'attendais  à  ce  qu'il  passât  une  bonne 
nuit. 

Kntre  deux  et  trois  heures,  je  fus  réveillée  par  LuL'i. 
«  Signora,  venite,  venite,non  sa  bene.  »  Je  courus,  et  pour 
rassurer  Luigi,  je  lui  dis  de  ne  pas  s'effrayer,  que  c'était 
sans  doute  une  crise  de  faiblesse  comme  le  mardi  précé- 
dent, et  de  préparer  tous  les  remèdes  que  le  docteur  avait 
alors  prescrits.  En  même  temps,  j'étais  près  de  lui,  je  te- 
nais sa  main  —  sa  main  gauche  —  et  je  m'aperçus  qu'elle 
était  inerte  comme  l'autre.  Il  était  pâle,  ses  yeux  étaient 
complètement  fermés.  Il  ne  répondait  pas  et  ne  donnait  au- 
cun signe  de  connaissance.  Cependant,  quand  je  m'incli- 
nai pour  lui  parler,  et  que  je  commençai  à  prier,  un  léger 
mouvement  passa  sur  son  visage,  comme  un  sourire. 

Peut-être  m'a-t-il  entendue...  Peut-être  a-t-il  compris 
au  moins  que  j'étais  près  de  lai.  Il  respirait  vile,  mais 
sans  biuit.  Mon  inquiétude  augmentait,  mais  je  ne  perdais 
pas  espoir.  J'approchai  le  crucifix  de  ses  lèvres,  son  clier 
crucifix  qu'il  saisissait  toujours  avec  tant  d'ardeur.  Il  ne 
pouvait  plus  ni  le  tenir,  ni  le  voir. 

Pendant  ce  temps,  Luigi  avait  appelé  tous  ceux  de  la 
mai-on  qui  pouvaient  venir.  On  avait  envoyé  chercher  le 
chapelain,  ainsi  que  M.  le  curé  qui,  demeurant  à  quelque 
distance,  ne  pouvait  arriver  avant  trois  quarts  d'heure. 
Le  chapelain  lui  donna  une  dernière  absolution.   Je  savais 


3.*)G  MADAME   CRAVEN    (1884) 

à  peine  ce  que  je  disais  et  ce  que  je  faisais.  Je  récitai 
toutes  les  prières  auxquelles  il  s'unirait  s'il  m'entendait. 
Le  chapelain  me  le  conseilla,  disant  qu'il  saisirait  mieux 
ma  voix  que  la  sienne.  Auguste  ne  paraissait  ni  souffrir, 
ni  lutter.  Avant  quatre  heures,  M.  le  curé  arriva,  appor- 
tant les  saintes  huiles.  Je  tenais  la  main  d'Auguste  tout  le 
temps,  son  visage  appuyé  contre  la  mienne.  Il  me  semblait 
l'entendre  respirer  doucement.  Je  regardai  M.  le  curé, 
dont  les  yeux  étaient  fixés  sur  lui.  Au  bout  d'un  instant,  il 
prit  sa  main,  et  chercha  son  pouls.  Je  m'imaginai  qu'Au- 
guste revenait  à  lui,  mais  M.  le  curé  s'agenouilla,  et  la 
prière  qu'il  commença  tout  haut  fut  le  lie  Profanais.  Oh  ! 
mon  Dieu!  à  quel  moment  cette  âme  chérie  s'est-elle  exha- 
lée si  doucement  ?  A  quel  moment  avons-nous  été  séparés 
par  ce  grand  et  mystérieux  abîme  ?  A  quel  moment  m'a- 
t-il  quittée  et  suis-je  restée  seule  ?  Je  ne  puis  le  dire.  La 
paix  et  la  douleur  même  de  ces  moments  suprêmes, 
m'ont  empêchée  de  comprendre  quel  avait  été  le  der- 
nier. 

Ce  qui  se  passe  dans  l'âme  à  de  pareilles  heures  ne  peut 
se  décrire.  Les  mots  qui  exprimeraient  de  telles  profon- 
deurs de  sentiments  n'existent  pas  dans  notre  pauvre  lan- 
gue humaine.  Quel  mystère,  dans  cette  force  même  qui 
nous  aide  à  traverser  de  semblables  abîmes!  Quand  cette 
horrible  crainte  est  réalisée,  quand  la  mort  écrasante  et 
irréparable  est  là,  une  paix  iuexptimable,  une  certitude 
que  le  bonheur  entièrement  perdu  triomphe  quelque  part, 
remplissent  le  cœur,  et  ces  moments  horribles  contiennent 
le  germe  et  la  promesse  de  ce  bonheur. 

Oh!  mon  Dieu,  mon  Sauveur,  soyez  béni,  béni,  béni,  des 
grâces  que  vous  m'avez  accordées. 

Pendant  tout  ce  premier  terrible  jour,  n'ai-je  pas  cons- 
tamment entendu  au  fond  de  mon  cœur  la  voix  de  Dieu 
qui  me  disait  :  «  Que  m'avais-tu  demandé...  te  l'ai-je  ac- 
cordé oui  ou  non  ?...  »  Oui,  oui,  mon  père  et  mon  Dieu,  je 
ne  vous  ai  demandé  qu'une  chose  pour  lui  :  la  grâce,  la 
loi  et  la  paix  jusqu'à  la  fin.  Vous  m'avez  entendue,  et  je 
vous  remercie  à  genoux.  Je  sens  cette  grâce  infinie  des- 
cendre sur  nous.    Je   veux  tout  souffrir  et  tout  accepter. 

Samedi  le  4  et  dimanche.  J'ai  pu  passer  encore  un  jour 
près  de  lui.  Jamais  le  repos  de  la  mort    ne    m'avait  paru 


MORT   DE   M.    CRAVEN  357 

aussi  doux  à  contempler  que  sur  ses  traits,  restés  abso- 
lument les  mêmes.  Ni  la  maladie,  ni  la  mort  n'avaient 
laissé  de  traces.  De  bons  amis  sont  venus,  des  prêtres,  des 
religieuses.  Je  n'ai  éprouvé  près  de  lui  que  du  calme  et 
de  la  confiance.  Une  certaine  impression  fait  redouter 
aux  vivants  le  contact  des  morts,  même  leurs  plus  chers, 
mais  je  ne  l'ai  pas  éprouvée  auprès  de  lui,  pas  une  se- 
conde ! 

Lundi,  Albert  et  Henri  sont  arrivés;  la  cérémonie  a  eu 
lieu  dans  la  magnifique  église.  S'il  avait  pu  tout  prévoir  et 
tout  diriger  d'avance,  ses  désirs  eussent  été  absolument 
remplis.  Cette  pensée  m'a  été  douce.  Et  quelle  douceur,  en 
regardant  en  arrière,  de  sentir  que  je  l'ai  réellement  sou- 
tenu dans  son  dernier  combat  ! 

11  est  resté  vingt  jours  près  dé  la  chapelle,  dans  un  en- 
droit où  l'on  a  donné  l'autorisation  de  le  garder,  et  chaque 
jour  j'ai  pu  aller  prier  à  son  côté.  Puis  le  25  octobre  on 
l'a  emporté.  La  tombe  qu'on  nous  prépare  à  Boury  n'est 
pas  terminée.  11  est  dans  le  caveau  d'Alfred  ;  mais  il  re- 
posera là  où  je  le  rejoindrai,  comme  il  l'a  désiré  et  me  l'a 
demandé  le  jour  où  il  est  tombé  malade.  Cher,  cher  mari, 
toutes  les  paroles  que  vous  m'avez  dites  ne  sont-elles  pas 
une  preuve  de  votre  amour,  de  votre  courage,  de  votre 
résignation  et  de  votre  foi? 

La  mort  d'Augustus  Craven  fut  annoncée  dans  plu- 
sieurs journaux  dans  son  pays  et  à  l'étranger,  avec  de 
bienveillants  commentaires  sur  sa  carrière  et  sa  per- 
sonnalité. 

Il  fut  le  petit-fils  préféré  de  la  margravine  d'Ans- 
pach.  Très  jeune  encore,  on  lui  acheta  une  commission 
dans  un  régiment  d'infanterie.  En  1830,  quand  il  en- 
tra au  Ministère  des  affaires  étrangères,  il  fut  nommé 
secrétaire  de  la  légation  anglaise  à  jNaples,  pendant 
que  M.  Hill,  depuis  Lord  Berwick,  était  ministre  de 
Ferdinand  I.  Ce  fut  alors,  sans  doute,  qu'il  connut  la 
famille  de  la  Ferronnays  après  qu'elle  eut  quitté  Rome. 
En  1833,  il  fut  attaché  pendant  quelque  temps  à  la  lé- 
gation de  M.  Cartwright  à  Francfort,  mais  on  le  ren- 
voya à  Naples,   au   mois  de  décembre  de  la  même 


398  MADAME   CRAVEN    (1884) 

année.  Il  alla  ensuite  à  Lisbonne  et  à  Bruxelles.  De 
]  S 43  au  mois  de  novembre  1851,  il  fut  secrétaire  de 
la  légation  à  Stuttgafd  sous  Sir  Alexander  Malet,  ac- 
crédité auprès  du  Wurtemberg  et  de  Bade,  et  pendant 
quelques  mois  secrétaire  particulier  du  marquis  de 
Normanby,  ambassadeur  d'Angleterre  à  Paris.  En 
1851,  la  mort  de  son  père  augmenta  considérable- 
ment son  revenu.  Un  peu  froissé  de  ne  pas  avancer 
plus  rapidement,  et  désireux  d'employer  ses  facultés 
puissantes  dans  une  sphère  plus  vaste,  il  consentit  à 
se  porler  pour  le  comté  de  Dublin,  dans  l'intérêt  du 
parti  wliig,  espérant  que  les  recommandations  de  ses 
amis  catholiques,  appuyées  par  Lord  Palmerston,  lui 
gagneraient  un  siège  au  Parlement.  Il  échoua  et  ne 
reprit  pas  complètement  sa  profession,  bien  qu'il  lût 
attaché  temporairement  à  la  mission  napolitaine  de 
1855  à  1856,  et  encore  une  fois  de  1859  à  1860  jusqu'à 
l'annexion  de  la  Sicile  à  la  Sardaigne.  Il  entra  alors 
dans  une  série  d'occupations  sans  but  qui  ne  remplis- 
saient pas  son  existence  et  ne  satisfaisaient  pas  ses 
aspirations,  bien  que  sa  vie  sociale  lût  pleine  de  suc- 
cès. C'était  un  grand  honneur  d'être  le  mari  de  Pau- 
line de  la  Ferronnays.  Mais  Augnstiis  Craven  avait 
d'autres  titres  à  la  considération.  Il  était  extrêmement 
heau,  d'une  beauté  dramatique,  si  l'on  peut  employer 
cette  expression  en  décrivant  ses  yeux  magnifiques, 
ses  sourcils  mobiles  et  bien  arqués.  Une  certaine 
expression  de  tristesse,  à  laquelle  ses  traits  se  prê- 
taient, lui  donnait  facilement,  l'air  tragique. 

Il  était  toujours  sérieux,  même  dans  ses  meilleurs 
jours.  Le  mystère  de  sa  naissance  l'attrista  toute  sa 
vie.  Mais  s'il  éprouva  les  souffrances  des  natures  pas- 
sionnées et  concentrées,  il  en  eut  aussi  toutes  les 
jouissances.  Cette  nature  entrava  plutôt  qu'elle  ne  fa- 
vorisa sa  carrière  diplomatique.  Pour  bien  des  rai- 
sons, il  fut  très  répandu  dans  le  monde,  mais  rien  n'é- 
galait pour  lui  le  cercle  de  Boury.   Alcxaudrine  et 


MORT   DE   M.    CRAVEN  359 

Eugénie  l'aimaient  comme  un  frère,  on  en  voit  la 
preuve  à  chaque  instant  dans  le  «  Récit  ».  Mais  ce 
l'ut  peut-être  à  Eugénie  qu'il  s'attacha  le  plus.  Si 
Alexandrine  était  la  sainte  de  la  maison,  il  compre- 
nait qu'Eugénie  en  était  l'ange.  Il  portait  toujours  un 
petit  cachet  en  cristal  qui  lui  avait  appartenu  et  sur 
lequel  étaient  gravés  ces  mots  :  «  Amo,  Credo,  Spero.  » 
De  tous  les  amis  de  Mme  Craven,  ce  lurent  les  Mon- 
talembert  qu'il  préféra  toujours.  Comme  les  leurs,  ses 
sympathies  appartenaient  au  parti  du  Correspondait/. 
Il  fut  choisi  par  Mme  Cochin  pour  traduire  en  anglais 
la  vie  de  M.  de  Falloux.  Sa  traduction  en  deux  vo- 
lumes du  livre  de  la  Reine,  la«  vie  du  prince  Consort  », 
sert  aux  écrivains  français  comme  documents  d'his- 
toire politique,  et  sa  vie  (en  français)  de  Lord  Palmers- 
ton  est  probablement  plus  appréciée  à  l'étranger  que 
ne  le  sont  en  Angleterre  les  Mémoires  de  M.  Evelyn 
Ashley  et  de  Lord  Dalling. 

Shakespeare  et  Dante  étaient  ses  études  favorites. 
Il  a  laissé  en  manuscrit  une  traduction  soignée  de  la 
«  Vita  Nuova  ».  Il  en  était  arrivé  à  cette  conclusion, 
qu'il  valait  mieux  s'en  tenir  autant  que  possible  à  la 
signification  littérale  de  Dante,  en  évitant  le  sens  po- 
litique et  quelquefois  prophétique  qu'on  attache  sou- 
vent à  ses  paroles. 

De  tout  temps,  M.  Craven  fut  généreusement  hos- 
pitalier. Il  jouissait  de  l'affection  et  de  la  société  de  ses 
amis,  mais  ses  goûts  l'entraînaient  vers  l'étude  et  le 
disposaient  à  et  lie  concentration  particulière  à  la  pas- 
sion, passion  qui  se  révèle  toujours,  soit  dans  l'amour, 
soit  dans  l'agitation  des  grands  projets  ou  la  recherche 
de  l'inconnu.  Pour  en  donner  un  léger  exemple,  il  est 
certain  qu'en  poursuivant  son  projet  de  fournir  Naples 
{l'eau  potable,  il  voulait,  surtout  justifier  sa  croyance 
dans  une  rivière  qui  avait  autrefois  coulé  à  travers  la 
ville.  Sa  brochure  très  intéressante  et  très  savante, 
exposant  les  motifs  de  sa  confiance,  était  en  quelque 


360  MADAME   CRAVEN    (1884) 

sorte  destinée  à  se  donner  raison  à  lui-même,  bien 
que  sa  fortune  eût  été  gravement  compromise  dans  sa 
poursuite  de  la  «  rivière  perdue  ». 

Même  dans  la  dernière  année  de  sa  vie,  le  roman  de 
l'Hon  Lewis  Wingfield,  «  Lady  Grizel  »,  avait  excité  son 
indignation,  par  ses  attaques  contre  l'amie  de  son 
père,  la  reine  Caroline.  Il  avait  réuni  pour  les  publier 
quelques-unes  de  ses  lettres  à  M.  Keppel  Craven,  des- 
tinées à  la  justifier,  au  moins  en  partie,  des  accusa- 
tions de  M.  Wingfield. 

Il  est  facile  de  lire  entre  les  lignes,  et  de  compren- 
dre combien  M.  Craven  fut  malheureux  de  la  perte  de 
sa  fortune,  surtout  parce  que  sa  femme  en  souffrit. 
C'était  un  gentilhomme  courtois  et  raffiné,  fidèle  à 
toutes  les  traditions  de  la  société  telle  qu'elle  exista 
de  1820  à  1840.  Dans  ce  changement  de  fortune,  on  ne 
lui  faisait  pas  facilement  accepter  l'économie  que  dé- 
sirait sa  femme,  et  qu'il  repoussait  surtout  à  cause 
d'elle.  De  là  cette  indécision  qui  fut  souvent  une  si 
dure  épreuve  pour  Mme  Craven  ;  mais  de  là  aussi  son 
inaltérable  attachement  pour  elle,  soit  qu'il  travaillât 
pour  augmenter  ses  ressources,  ou  qu'il  se  retirât 
silencieusement  dans  son  cabinet  dans  ses  moments 
de  tristesse,  n'ayant  pour  toute  consolation  que  l'uni- 
que pensée  qu'elle  était  mieux  loin  de  lui,  quoiqu'il 
pût  souffrir  de  son  absence  momentanée. 

A  Mrs  Bishop. 

Monabri,  3  novembre  18S4. 

Je  me  rappelle  maintenant  que  dans  une  de  vos  lettres, 
vous  me  demandiez  si  la  Reine  n'avait  écrit.  Oui  !  Une 
lettre  très  bonne  et  très  gracieuse,  et  à  laquelle  je  ne  m'at- 
tendais certainement  pas. 

Je  voulais  aussi  vous  dire,  et  j'avais  oublié,  que  Mac 
Carthy  '  s'est  montrée  parfaite.  Je  n'aurais  jamais  cru  que 
Ja  place  de  ma  chère  Elisa  put  être  remplie  par  quelqu'un 

1.  La  femme  de  ebambre  de  Mme  Craven,  plus  connue  ensuite 
de  ses  amis  sous  son  nom  de  baptême,  Nora. 


INQUIÉTUDES   POUR   L'AVENIR  361 

qui  lui  ressemblai  autant.  Et  c'est  encore  une  des    misé- 
ricordes de  Dieu  pour  moi. 

Le  5  novembre,  Mrs  Bishop  quittait  White-House, 
pour  se  trouver  à  Paris  quand  Mme  Craven  arriverait 
de  Monabri.  Le  lendemain  matin,  après  une  nuit  de 
voyage,  elle  entrait  dans  sa  maison  solitaire.  Sa 
maigreur  et  sa  pâleur  étaient  effrayantes.  Ses  che- 
veux étaient  plus  blancs,  et  son  visage  avait  cette 
teinte  grise  que  donne  seule  la  douleur.  Mme  Craven 
fut  surprise  de  trouver  pour  l'accueillir  avant  toute 
autre,  une  amie  d'Angleterre.  Mais  quand  le  premier 
moment  d'émotion  fut  passé,  elle  se  sentit  peut-être 
moins  désolée,  au  souvenir  de  l'affection  que  M.  Cra- 
ven avait  toujours  témoignée  à  Mrs  Bishop.  Ce  fut  en- 
core un  moment  de  profonde  douleur,  quand  elle 
entra  vivement  dans  la  chambre  de  son  mari,  où  le 
bureau  était  arrangé  pour  écrire,  comme  à  l'ordinaire. 
Elle  ne  pleurait  pas,  mais  le  tremblement  de  ses 
mains,  quand  elle  saisit  quelques  papiers  pour  les 
baiser,  révéla  l'intensité  de  son  émotion.  Ses  grands 
yeux  semblaient  chercher  de  la  sympathie  même 
dans  les  choses  inanimées,  et  s'adoucissaient  quand 
ils  rencontraient  son  crucifix.  Sa  solitude  était  bien 
grande,  mais  l'affection  et  le  dévouement  de  son  amie 
la  consolaient  un  peu.  Aussi  fatiguée  qu'elle  fût  par 
le  voyage  et  l'agitation,  elle  ne  voulut  pas  se  reposer 
ce  premier  jour,  considérant  comme  un  devoir  pres- 
sant d'établir  de  suite  son  existence  à  venir  sur  de 
nouvelles  bases,  tout  en  exécutant  chaque  volonté  de 
son  mari.  Le  jour  suivant,  M,s  Bishop  la  trouva  dans 
une  grande  inquiétude. 

Elle  ne  savait  plus  si  elle  pourrait  rester  dans  son 
cher  appartement.  Elle  ignorait  si  les  mesures  né- 
cessaires avaient  été  prises  pour  assurer  l'annuité 
[étrangère,  son  unique  ressource  en  dehors  du  profit 
qu'elle  relirait  de  ses    livres.  Elle  ne  pouvait  avoir 


362  MADAME  CRAVEN    (1884) 

une  réponse  positive  que  du  prince  Hohenlohe,  am- 
bassadeur d'Allemagne  à  Paris.  Dans  cette  poignante 
incertitude,  elle  n'avait  que  des  paroles  de  confiance 
sur  les  lèvres,  craignant  qu'on  pût  accuser  son  mari 
de  négligence,  sinon  d'êgoïsmé.  Le  comte  et  la  com- 
tesse Albert  de  Mun  arrivèrent  bientôt,  et  le  jour  sui- 
vant, sa  sœur  et  son  beau-frère,  le  vicomte  et  la  vi- 
comtesse de  la  Panouse,  dînèrent  avec  elle.  Peu  à  peu 
la  vie  se  reforma  autour  d'elle,  comme  on  le  verra 
par  les  lettres  suivantes.  En  retrouvant  son  foyer 
désolé,  la  pauvre  veuve  dut  cruellement  souffrir  à  la 
pensée  que  même  la  consolation  de  ses  souvenirs 
pouvait  lui  être  ravie  ;  et  pendant  quinze  jours,  on  ne 
retrouva  aucun  papier  de  nature  à  la  rassurer. 

Elle  ne  connaissait  même  pas  alors  le  chiffre  de  la 
petite  somme  laissée  par  son  mari  entre  les  mains  de 
son  banquier  de  Londres. 

Elle  fut  prise  d'accès  de  fièvre,  et  ses  lettres,  en  ré- 
vélant son  ignorance  des  affaires,  prouvent  en  même 
temps  à  quel  point  M.  Craven  lui  avait  toujours 
épargné,  sinon  les  inquiétudes,  au  moins  le  souci  per- 
sonnel. 

Quand  elle  apprit  que  son  annuité  de  Bavière  lui 
était  conservée,  sa  première  pensée  fut  de  pourvoir 
aux  nécessités  urgentes  de  sa  femme  de  chambre  Elisa. 
Avant  de  revenir  à  Paris,  elle  avait  vendu  ce  qu'elle 
appelait  «  un  bon  nombre  de  jolies  choses  et  de  baga- 
telles ».«  Mais  »,  écrivait-elle, «  on  a  découvertque  mes 
belles  tables  n'avaient  pas  de  valeur,  pas  assez,  au 
moins,  pour  qu'il  vaille  la  peine  de  s'en  séparer,  .le 
garde  pour  moi  son  bureau  et  tous  les  objets  dont  il 
se  servait,  excepté  trois bibliothèquesetleurs  contenus 
qui  n'étaient  pas  ceux  qu'il  préférait.  Deux  mois  sont 
déjà  passés  depuis  qu'il  m'a  été  enlevé,  et  tout  me 
semble  fini  !  Priez  pour  moi  !  » 

Extrait  du  journal  de  Miss  O'Meara,  I  ï  novembre  : 
«  Je  suis  retournée  chez  Mme  Craven,  je  l'ai  trouvée 


Mme  CRAVEN  SE  REND  A  MENOU        363 

très  pâle,  très  faible,  mais  si  douce  !  C'est  plus  triste 
que  la  mort  de  la  voir  dans  cette  maison  vide,  ne  le 
trouvant  nulle  part,  l'attendant  en  vain  clans  tous  les 
endroits  familiers  où  les  dieux  du  foyer  le  lui  rappel- 
lent à  chaque  instant.  Elle  souffre  de  la  solitude,  plus 
même  qu'elle  ne  le  craignait.  Il  y  aune  sorte  de  doux 
désespoir  dans  la  façon  dont  elle  dit  : 

«  Je  ne  puis  le  supporter  toute  seule,  c'est  trop  af- 
freux, et  les  longues  nuits  me  tuent.  Je  suis  tellement 
effrayée  de  tout,  et  j'ai  tant  de  choses  à  faire  qui  me 
semblent  cruelles  pour  lui  !  Remuer  ses  chers  livres, 
chercher  dans  ses  papiers.  Et  puis  je  me  sens  si  ma- 
lade, si  agitée  ;  et  il  n'est  pas  là  pour  venir  s'asseoir 
à  côté  de  mon  lit,  s'inquiéter  et  envoyer  chercher  le 
médecin,  prendre  soin  de  moi  et  penser  à  moi.  » 
Mais  au  souvenir  des  miséricordes  qui  ont  rendu  la 
séparation  si  belle,  le  sentiment  de  joie  et  de  consola- 
tion qu'elle  éprouve  augmente  de  plus  en  plus.  C'est 
comme  la  fin  d'une  allégorie  de  voir  la  Pauline  du 
«  Récit  »,  la  dernière  de  ce  groupe  privilégié  qu'elle 
nous  a  appris  à  aimer,  seule  maintenant,  attendant 
l'heure  d'être  appelée  pour  rejoindre  Alexandrine  et 
Eugénie...  » 

A  Mrs  Bishop. 
Château  de  Menou,  19  novembre  1884. 

Je  ne  pouvais  mieux  vous  prouver  à  quel  point  je  compte 
sur  votre  affect  on  qu'en  vous  télégraphiant  de  suite  le 
résultat  de  l'enquête  du  prince  Hohenlohe  à  Munich. 

J'a^aU  raison  dès  le  début,  la  conces>ion  votée  par  la 
Chambe  de  Havière  était  pour  nous  deux.  Tous  mes  noms 
y  sont  donnés,  et  mon  pauvre  Auguste  savait  bien  pour- 
quoi il  était  si  tranquille.  Les  bons  amis  qui  s'agitaient 
Ignoraient  tout.  La  bonne  Impératrice  d'abord,  le  prince 
Hohenlohe  ensuite.  Tout  en  prenant  mes  intérêts  dans  cette 
affaire,  ce  dernier  avait  complètement  oublié  le  texte  de 
la  proposition  qui  fut  acceptée  par  la  Chambre,  après  sa 
nomination  d'ambassadeur  à  Paris...  Celte  nomination 
nous  tit  bien  du  chagrin,  à  cette  époque,  car  son  absence 


364  MADAME   CRAVEN    (1884) 

fut  considérée  comme  un  désavantage  pour  nous.  Il  a  été 
très  bon  cependant  l'autre  jour.  Il  avait  écrit  à  son  ami, 
le  ministre  des  affaires  étrangères  à  Munich,  pour  avoir  le 
texte  précis.  Quand  il  a  reçu  sa  réponse  —  claire,  simple 
et  positive  —  il  en  a  été  si  content,  qu'il  est  venu  me  le 
dire  le  soir  très  tard  (la  veille  de  mon  départ  pour  ici), 
quand  j'étais  déjà  dans  ma  chambre,  me  préparant  à  me 
coucher.  Il  y  a  de  bien  bons  amis... 

...  Je  suis  venue  ici  deux  jours  plus  tôt  que  je  ne  le  vou- 
lais, parce  que  je  ne  pouvais  plus  rester  à  Paris.  J'espère 
me  calmer  et  reprendre  ma  vie  telle  qu'elle  doit  être, 
quand  je  serai  tout  à  fait  installée,  et  que  l'ordre  sera 
rétabli  autour  de  moi.  Mais  dans  le  moment,  j'étais  trop 
faible  et  trop  ébranlée. 

A  Paris,  je  ne  supportais  pas  la  fatigue  des  visites,  et  je 
ne  pouvais  en  refuser  que  très  peu.  J'espère  rester  dans 
cette  retraite  six  semaines  ou  deux  mois.  A  cette  époque 
de  l'année,  il  est  impossible  de  préparer  rapidement  le 
lieu  de  son  dernier  repos,  et  avec  ce  froid  et  cette  neige 
on  m'aurait  empêchée  d'y  aller. 

Puisqu'il  faut  attendre,  et  que  pendant  ce  temps  il  est 
avec  les  miens,  la  translation  sera  renvoyée  au  9  février, 
anniversaire  de  la  mort  d'Alexandrine.  Je  vous  écrirai 
encore  à  ce  sujet,  et  sur  tous  ceux  auxquels -vous  vous  in- 
téressez avec  tant  de  bonté. 

A  M.  Grant  Duff. 
Château  de  Menou,  1"  décembre  1884. 

Je  voulais  vous  écrire  depuis  longtemps,  mais  j'en  étais 
incapable.  Je  vous  remercie  de  votre  sympathie,  et  vos 
lettres  m'ont  fait  du  bien.  Vous  n'auriez  pu  choisir  des  pa- 
roles mieux  faites  pour  me  consoler  et  me  fortifier  que 
celles  d'Alexandrine.  Je  sais  tout  ce  que  vous  ressentez 
pour  moi,  dans  cette  douleur,  la  plus  grande  de  ma  vie.  Je 
vous  suis  très  reconnaissante  de  votre  amitié.  En  cette 
occasion  comme  dans  beaucoup  d'autres,  je  l'ai  sentie 
chaude,  sincère,  fidèle  à  jamais.  Que  puis-je  dire  de  moi? 
Je  pense  que  Mrs  Bishop  vous  aura  écrit  après  notre  ren- 
contre, à  mon  retour  de  Lausanne.  Elle  n'a  pu  vous  parler 
de  mon  courage.  Il  n'était  plus  le  même  qu'à  Monabri, 
oùj'étais  soutenue  par  le  sien.  La  vérité,  c'est  que  je  n'é- 


LETTRES   A   Mrs   BISHOP   ET    A   M.    GRANT   DUFF       365 

tais  pas  assez  forte  pour  rester  à  Paris  dans  ma  solitude. 
Ici,  je  suis  presque  seule,  mais  pas  tout  à  fait,  et  c'est 
juste  ce  qui  me  va.  Je  n'éprouverai  pas  de  longtemps  le 
désir  de  me  joindre  à  une  réunion  nombreuse.  Bertrand 
et  sa  sœur  viendront  ici  avant  la  fin  de  décembre,  et  je 
serai  contente  de  les  voir.  Et  puis,  en  janvier,  je  ferai  un 
nouvel  effort,  et  je  tâcherai  de  m'installer  (pour  quelque 
temps  au  moins)  dans  cet  appartement  que  je  ne  puis 
abandonner,  et  où  il  m'est  si  dur  de  vivre  seule.  J'espère 
dominer  cette  impression,  peu  à  peu,  et  me  sentir  de  nou- 
veau at  home.  Ecrivez-moi  toutes  les  fois  que  vous  le  pour- 
rez. Vos  lettres  m'intéressent  et  me  consolent  toujours.  11 
me  semble,  maintenant,  que  vous  avez  connu  mieux  que 
personne  tous  ceux  que  j'ai  aimés,  mieux  que  mes  plus  an- 
ciens amis.  —  Cela  seul  me  sufiirait,  même  si  je  n'avaispas 
mille  raisons  personnelles  d'apprécier  votre  amitié. 

Le  18  décembre,  Mme  Craven  écrivait  à  Mls  Bishop 
au  sujet  d'Elisa  : 

La  souffrance  est  certainement  le  plus  grand,  et  peut- 
être  l'unique  mystère  ici-bas.  Mais  combien  plus  mysté- 
rieuse encore  est  la  façon  dont  certains  sont  préservés, 
tandis  que  d'autres  sont  accablés  de  douleurs  trop  lour- 
des, semble-t-il,  pour  les  forces  humaines  !  Tout  vient  de 
Dieu,  et  ceux  qui  l'aiment  peuvent  en  dire  comme  Alexan- 
drine,  en  parlant  de  la  mort,  «  qu'elle  cache  un  délicieux 
mystère  »,  d'autant  plus  brillant  quand  il  se  révélera 
qu'il  aura  été  plus  sombre. 

Je  suis  de  votre  avis,  l'existence  que  je  mène  dans  le 
moment  est  la  seule  qui  me  convienne,  calme  et  pas  tout 
à  fait  solitaire.  Mais  cela  ne  peut  durer.  L'espérance  dont 
vous  parlez  de  visiter  souvent  mes  amis  ne  se  réalise  pas 
longtemps  à  mon  âge...  Ce  serait  peut-être  même  agir 
contre  la  volonté  de  Dieu,  que  je  compte  bien  accomplir, 
avec  son  secours.  J'ai  décidé  de  me  rendre  d'ici  à  la  Ro- 
che-en-Brény  (chez  Mme  de  Montalembert)  le  7  janvier. 
Je  resterai  jusqu'au  7  février  avec  ces  chers  et  tendres 
amis  d'Auguste,  et  ce  jour-là,  j'irai  à  Boury.  Les  chers 
restes  de  mon  Auguste  y  seront  transportés  le  9,  anniver- 
saire de  la  mort  d'Alexandrine.  Il  est  impossible  d'arriver 
de  Paris  à  cinq  heures  pour  la    messe.   Je  quitterai  donc 


366  MADAME   CRAVEN    (1884) 

Paris  dans  la  soirée  du  8,  avec  ma  chère  nièce  Berthe  de 
Di  eux-Bréze,  pour  coucher  à  Gisors  chez  d'excellentes 
personnes  (qui  m'ont  déjà  reçue  dans  de  bien  tristes  cir- 
constances) ;  ceci  me  permettra  de  faire  le  petit  voyage  du 
lendemain  jusqu'à  Boury,  sans  trop  de  fatigue. 

Le  30  décembre,  Mme  Craven  écrivait  à  Mrs  Bishop  : 

Je  vous  envoie  le  petit  agenda  ordinaire,  qui  vous  arri- 
vera, je  l'espère,  bien  que  je  ne  me  fie  pas  trop  à  l'exacti- 
tude du  bureau  de  poste  de  Varzy. 

Dites-moi  si  vous  l'avez  reçu.  J'y  ai  mis  quelques  mots 
en  latin  tirés  de  l'office  que  je  lis  tous  les  jours,  et  qui 
contient  tant  de  paroles  d'espoir  et  de  consolation. 

Vous  souvenez-vous  de  la  réflexion  de  ma  sœur  Eugénie 
disant  que  le  De  Profundis  était  la  plus  joyeuse,  de  tout*  s 
les  prières,  et  celle  qui  contenait  le  plus  d'espérance  ? 


CHAPITRE  XLVI  (1883; 


Triste  commencement  d'année.  —  Nouvel  arrangement  avec  le 
successeur  de  Didier,  M.  Emile  Perrin.  —  Menou.  —  Aime 
Craven  relit  le  «  Récit  d'une  sœur  ».  —  Paris.  —  Mort  de  Lady 
G.  Fullerton.  —  Paris.  —  Translation  des  restes  de  M.  Craven  à 
Boury.  —  Mme  Craven  en  danger  de  mort.  —  Nécessité  d'une 
opération  immédiate.  —  Son  courage  et  sa  confiance  en  Dieu. 
—  Legs  de  Lady  G.  Fullerton.  —  Lettre  à  M.  Fullerton. 


Le  premier  janvier  de  l'année  1885  fut  triste  pour 
Mme  Craven.  Elle  était  inquiète  de  M.  de  Meaux  qui 
|tail  malade  à  la  Roche-en-Brény.  Elle  parle  encore  à 
M"  Bishop  de  son  chagrin,  au  sujet  des  «  deux  autres 
chères  amies,  comme  je  puis  les  appeler,  qui  se  meu- 
rent en  Angleterre  ». 

En  même  temps,  le  successeur  de  Didier,  M.  Emile 
Perrin,  mourut,  et  il  fallut  songer  à  un  nouvel  arran- 
gement. Elle  lui  avait  abandonné  ses  droits  d'auteur 
en  échange  d'une  rente  viagère.  Il  était  nécessaire  de 
connaître  exactement  son  âge  ;  Mrs  Bishop  chercha  et 
trouva  son  extrait  de  baptême  dans  la  chapelle  fran- 
çaise de  Ring  Street,  Portman  Square. 

A    M.    GliANT   DUFF. 

Château  de  Menou,  20  janvier  1885. 
J'ai  reçu,  il  y  a  peu  de  jours,  votre  lettre  écrite  la  veille 


3G8  MADAME   CRAVEN    (1885) 

de  Noël,  ainsi  que  le  précieux  calendrier.  11  ne  pouvait 
arriver  à  un  moment  plus  opportun,  car  vous  apprendrez 
avec  surprise  (ou  sans  surprise)  que  dans  ces  jours  de  la 
plus  grande  douleur  demavie,j'airelu  mon  propre  «  Récit». 
Comme  disait  Alexandrine  :  «  je  revis  ma  vie  ».  Et  nul 
mot  ne  peut  rendre  ce  que  j'éprouve.  Eugénie  se  trompait 
quand  elle  écrivait:  «  Si  vraiment  nous  devons  vivre  jus- 
qu'à soixante  ans,  que  deviendront  alors  dans  nos  souve- 
nirs ces  deux  courtes  années  si  lointaines  ?  »  (Celles  de 
l'amour  et  du  mariage  d'Albert  et  d'Alexandrine.)  Moi  qui 
ai  maintenant  vécu  bien  au  delà  de  cet  âge,  qui  paraissait 
à  sa  jeune  imagination  l'extrême  limite  de  la  vie,  je  sais 
bien  qu'il  est  impossible  que  ces  souvenirs  s'effacent.  Ils 
me  paraissent,  au  contraire,  plus  vivants  que  jamais, 
maintenant  que  j'arrive  au  terme.  Et  cependant,  tout  est 
si  complètement  cbangé  autour  de  moi!  Il  me  semble  que 
vingt  générations  ont  passé,  sans  apporter  à  la  génération 
présente  la  plus  petite  tradition  de  tous  ces  événements 
intimes  de  ma  jeunesse.  Imaginez  alors  ce  que  je  dois 
penser  de  tous  les  bons  amis,  connus  et  inconnus,  qui  ap- 
précient ces  souvenirs.  Le  calendrier  de  Mrs  Awdry  est 
pour  moi  sans  prix. 

J'ai  essayé  de  la  remercier  moi-même,  et  j'espère  que 
vous  aurez  la  bonté  de  lui  remettre  ou  de  lui  envoyer  cette 
lettre. 

J'ai  reçu  aujourd'hui  la  triste  nouvelle  de  la  mort  de 
Lady  Georgiana  Fullerton.  J'avais  depuis  longtemps  cessé 
d'espérer  saguérison,  mais  cette  espèce  de  préparation  ne 
diminue  pas  le  chagrin  et  n'adoucit  pas  même  le  saisis- 
sement d'apprendre  que  tout  est  fini  !... 

Afin  de  ne  pas  perdre  courage  complètement,  je  me 
souviens  de  ce  que  j'ai  pu  traverser,  soutenue  par  une  force 
plus  puissante  que  la  mienne. 

A  Mrs  Bishop. 

Paris,  11  février  1885. 

Je  n'ai  pas  eu  la  triste  et  dernière  consolation  que 
j'attendais  et  que  j'espérais.  Mon  cher  mari  a  été  transporté 
hier  à  Boury,  et  je  n'étais  pas  là  pour  baiser  encore  une  fois 
son  cher  cercueil.  Le  jour  même  de  mon  retour,  i'ai  pris 


Mme   CRAVEN   EN   DANGER   DE   MORT  3t)9 

froid  et  je  suis  retenue  maintenant  par  de  la  bronchite  et 
de  la  fièvre.  « 

Tout  s'est  passé  hier  à  Boury  aussi  simplement  que  pos- 
sible et  de  la  manière  la  plus  touchante.  M.  le  curé  a  prononcé 
quelques  mots  qui  ont  ému  tout  le  monde,  et  on  m'a  dit  que 
de  toute  façon  c'eût  été  trop  pour  moi.  En  tout  cas,  puisqu'il 
a  plu  à  Nôtre-Seigneur  de  m'envoyer  cette  maladie  quand 
tout  était  décidé  et  ne  pouvait  être  remis,  il  n'y  a  qu'à  se 
soumettre.  Je  n'ai  pas  pu  répondre  plus  tôt  à  la  lettre  dans 
laquelle  vous  émettez  l'idée  d'un  mémoire  sur  Lady  Geor- 
giana.  Vous  ne  vous  rendez  pas  compte  que  je  suis  main- 
tenant incapable  d'un  travail  de  ce  genre,  travail  qui  doit 
être  parfait.  En  outre,  il  ne  pourrait  se  faire  qu'en  anglais, 
ce  qui  est  absolument  au-dessus  de  mes  moyens.  Si  je 
retrouve  assez  de  force,  et  que  je  ne  sois  pas  devancée,  je 
tenterai  une  petite  esquisse  dans  le  Correspondant. 

Le  jour  suivant,  un  très  sérieux  accident  mit  Mme 
Craven  en  danger  de  mort,  et  lui  causa  ce  qu'elle 
redoutait  le  plus,  une  violente  douleur  physique. 

Le  1:2  février,  elle  avait  encore  de  fortes  quintes  de 
toux.  A  peine  était-elle  couchée,  qu'une  de  ces  crises 
survint  et  amena  un  déplacement  interne  nécessitant 
une  opération  immédiate.  Elle  n'aurait  pas  eu  long- 
temps la  force  de  supporter  la  douleur  qu'elle  endurait. 
Son  médecin,  appelé  à  la  hâte,  fut  d'avis,  après  une  con- 
sultation avec  M.  Berger,  le  célèbre  chirurgien,  qu'elle 
devait  subir  l'opération  dès  que  le  jour  serait  levé.  Il 
fut  impossible  de  le  lui  annoncer  avec  les  précautions 
usitées  en  pareil  cas.  On  n'en  avait  pas  le  temps.  Sa 
nièce,  Mme  de  Dreux-Brézé,  étaitarrivée  et  avait  donné 
son  consentement.  On  alla  chercher  les  instruments,  et 
on  les  posa  sur  la  table  dans  la  chambre  de  Mme  Craven, 
sans  plus  de  cérémonie  que  pour  un  soldat  blessé  en  cam- 
pagne. Douze  jours  plus  tard,  miss  Katheleen  0'  Meara 
fut  admise  auprès  d'elle,  et  son  récit  décrira  mieux  que 
tout  autre  le  courage  et  la  sérénité  de  la  malade. 

Miss  0'  Meara  écrit  dans  son  journal  : 

J'ai  vu  i  ujourd'hui  Mme  Craven  pour  la  première  fois 

MADAME    CU AVEN.  24 


370  MADAME    CRAVEN    (1885) 

depuis  sa  terrible  opération.  Elle  n'est  pas  abattue,  paraît 
bien,  mais  très  faible.  Elle  est  absolument  dominée  par  le 
sentiment  de  la  miséricorde  de  Dieu,  et  de  tout  ce  qu'il  a 
fait  pour  elle  dans  cette  extrémité.  «  Je  suis  tellement 
lâche,  »  disait-elle,  «  moi  qui  ai  eu  toute  ma  vie  une  telle 
horreur  de  la  souffrance  sous  toutes  ses  formes,  et  de  l'idée 
seule  qu'un  couteau  pourrait  m'effleurer,  j'ai  subi  celte 
terrible  opération  avec  autant  de  calme  que  si  c'eût  été  le 
remède  le  plus  ordinaire. 

Tout  était  calculé  pour  m'épouvanter  :  cet  accident  subit 
dans  la  nuit,  ce  médecin  étranger,  l'annonce  sans  prépa- 
ration de  ce  qu'il  fallait  subir  pour  sauver  ma  vie,  l'autre 
médecin  arrivant  pour  aider  ;  tout  cela  était  effrayant  1 
Et  cependant,  je  les  ai  vus  préparer  la  chambre,  le  lit  près 
de  la  fenêtre,  la  table  couverte  de  tous  les  instruments, 
le  chloroforme.  Ils  ont  écouté  mon  cœur,  pour  voir  s'il  n'y 
avait  aucun  danger  de  ce  côté,  et  j'ai  regardé  tout  cela 
aussi  froidement  que  si  ces  préparatifs  m'eussent  à  peine 
concernée.  Quand  je  pense  que  c'est  pour  moi  que  Dieu  a 
été  si  bon,  je  ne  puis  vous  exprimer  ce  que  j'éprouve  ! 
C'est  comme  une  nouvelle  union  avec  lui! 

Lorsqu'elle  eut  recouvré  sa  santé  habituelle,  Mme 
Craven  riait  doucement  des  inquiétudes  de  sa  garde- 
malade,  que  Mme  de  Gabriac,  son  amie,  était  allée 
chercher  dans  un  couvent  le  jour  de  l'opération.  La 
bonne  sœur  était  très  inquiète  à  la  pensée  que  la  ma- 
lade avait  écrit  des  livres.  «  Et  qui  peut  dire  quelles 
horreurs  ils  ne  contiennent  pas  !  »  Elle  se  tranquillisa 
quand  elle  découvrit  que  Mme  Craven  s'étail  confessée 
et  ne  manquait  pas  de  secours  religieux 

Mme  Craven  conservait  encore  un  air  de  jeunesse 
extraordinaire,  et  cette  même  sœur  garde-malade  ne 
pouvait  croire  que  ses  dents  admirables  fussent  réel- 
lement les  siennes. 

Elle  rengagea  môme  à  s'en  débarrasser  pendant  sa 
solitude. 

Le  médecin  qui  avait  fait  l'opération  se  trompa  lui- 
même  sur  son  âge.  Il  le  demanda  à  Mme  de  Dreux- 
Brézé.  «  Ah  !  »  s'écria-t-il,  en  apprenant  qu'elle  avait 


LEGS   DE   LAD  Y   G.    FULLERTON  371 

soixante-dix-sept  ans,  je  croyais  qu'elle  n'en  avait  que 
soixante!  Si  j'avais  su  cela,  je  n'aurais  pas  tenté  l'o- 
pération.  » 

Dans  une  lettre  adressée  à  Mrs  Bishop  le  2  mars, 
Mme  Craven  explique  en  partie  les  raisons  de  son 
calme  et  de  son  courage. 

J'ai  vu  la  mort  de  près,  tout  à  coup,  au  milieu  de  la  nuit, 
et  d'une  façon  terrible,  quand  j'étais  absolument  seule. 
Lorsque  je  pourrai  tout  vous  dire,  vous  comprendrez  que 
tout  était  combiné  pour  épouvanter  une  personne  aussi 
lâche  que  moi,  et  qui  a  frissonné  de  tout  temps  à  la  seule 
pensée  d'une  opération.  Mais  la  main  ferme  et  bien-aimée 
de  Notre  Seigneur  m'a  tellement  soutenue,  que  j'ai  pu  voir 
tranquillement  ce  qui  se  préparait.  Je  répétais  intérieure- 
ment :  «  Cher  Seigneur,  je  suis  toute  seule,  aidez-moi.  »  Et 
il  répondait  si  clairement:  «  Je  suis  là,  sois  tranquille, 
laisse-toi  faire.  » 

Quand  tout  a  été  fini,  et  que  je  suis  revenue  à  moi,  je 
n'avais  pas  eu  un  instant  de  frayeur.  On  me  disait  que 
j'avais  été  très  courageuse,  et  toutes  sortes  de  sottises, 
mais  j'étais  remplie  de  joie  à  la  pensée  de  ma  propre  fai- 
blesse, parce  qu'elle  m'avait  fait  sentir  et  comprendre 
qu'une  main  douce  et  ferme  qui  tenait  la  mienne  avait  été 
I  toute  ma  force. 

Je  ne  puis  encore  fixer  mon  esprit  sur  le  sort  de  Gordon. 
On  a  essayé  de  m'en  lire  quelque  chose  hier,  mais  je  n'ai 
,  pas  pu  le  supporter.  C'est  mon  seul  ennui  pour  le  moment. 

Lady  Georgiana  Fullerton  avait  désiré  laisser  une 
petite  rente  à  Mme  Craven  ;  celle-ci  la  refusa  d'abord, 
mais  elle  écrivit  ensuite  à  M.  Fullerton  : 

,  Paris,  15  mars  1885. 

Je  suis  restée  longtemps  sans  vous  accuser  réception  de 
la  somme  placée  par  votre  ordre  entre  les  mains  de  mon 
banquier.  (Je  l'accepte  avec  une  très  profonde  reconnais- 
sance, comme  le  don  d'une  sœur  très  chère.)  Je  voulais 
vous  envoyer  mes  remerciments  moi-même,  et  jusqu'à 
présent  je  n'en  avais  pas  été  capable.  Je  fais  tous  les  jours 
des  progrès,  mais  il  y  a  encore  bien  des  hauts  et  des  bas, 


372  MADAME   CRAVEN    (1885) 

et  je  suis  loin  d'avoir  repris  toutes  mes  forces.  La  princesse 
Wittgenstein  m'a  montré  la  lettre  dans  laquelle  vous 
renouvelez  l'offre  que  la  tendre  bonté  de  Lady  Georgiana 
voulait  me  faire  accepter.  Quand  vous  m'avez  révélé  cette 
preuve  de  son  affection,  j'ai  pu  vous  répondre,  avec  mes 
plus  chauds  remercîments,  que  je  ne  me  trouvais  dans 
aucune  difficulté  de  ce  genre,  et  que  nulle  inquiétude  de 
cette  sorte  n'était  venue  s'ajouter  à  ma  grande  douleur. 
Depuis,  j'ai  été  frappée  d'un  coup  inattendu.  Il  me  faut 
faire  face  maintenant  aux  dépenses  occasionnées  par  qua- 
rante jours  de  visites  de  médecins,  dont  un  chirurgien 
célèbre.  Mais,  par-dessus  tout,  il  me  faut  prévoir  qu'à  mon 
âge,  et  après  ce  choc,  il  me  sera  impossible  de  retrouver 
assez  de  force  pour  travailler  continuellement  comme 
autrefois,  afin  d'augmenter  mon  revenu. 

Puisque  les  événements  qu'elle  avait  si  tendrement  pré- 
vus se  sont  accomplis,  je  suis  disposée  à  accepter  de  sa 
main  la  paix  qu'elle  voulait  assurer  à  mes  dernières  an- 
nées. Je  ne  puis  vous  dire  à  quel  point  mon  cœur  déborde 
pour  elle  de  tendresse  et  de  reconnaissance,  pendant  que 
je  vous  écris  cela.  En  tout,  je  sens  tellement  sa  présence, 
sa  pitié  et  son  affection,  que  je  me  tourne  vers  elle  sans 
plus  d'hésitation,  le  cœur  plein  d'amour  et  de  gratitude. 
Que  Dieu  vous  aide  et  vous  bénisse,  comme  il  le  fait,  j'en 
suis  sûre. 

Ainsi  qu'il  est  d'usage  parmi  les  catholiques.  Mme 
Craven  avait  fait  faire  des  gravures  en  souvenir  de  son 
mari.  Elles  représentaient  le  beau  tableau  d'Ary 
SchefFer,  saint  Augustin  et  sainte  Monique  à  Ostie.  De 
l'autre  côté,  on  avait  écrit  le  nom  de  M.  Craven  et  la 
date  de  sa  mort,  les  paroles  dites  par  Olga  sur  son  lit 
de  mort,  et  répétées  par  lui:  «  Je  crois,  j'aime,  j'espère, 
je  me  repens  »,  et  enfin:  «  In  te,  Domine,  speravi,  non 
confondar  in  œternum  »  et  «  Mon  Jésus,  miséricorde  ». 

A  M"  Bisiiop. 

Paris,  25  mars  1885. 

Je  vous  envoie,  ainsi  qu'à  la  chère  Florence,  les  imayes 
ci-jointes.  Je  crains  qu'elles  ne  soient  pas  approuvées  en 


COURAGE   ET   CONFIANCE   EN   DIEU  373 

Angleterre.  On  ne  les  trouvera  pas  assez  austères.  Mais 
cette  dernière  conversation  de  saint  Augustin  avec  sa  mère 
a  pour  moi  une  grande  signification.  Saint  Augustin  était 
le  patron  révéré  et  bien-aimé  de  mon  cher  Auguste.  C'est 
la  première  raison  de  mon  choix.  La  seconde,  c'est  que  les 
parolesde  cette  conversation  expriment,  en  d'autres  termes, 
toutes  les  pensées  contenues  dans  le  chapitre  de  1'  «  Imita- 
tion »  qui  fut  notre  dernière  lecture  spirituelle  ici-bas. 
Telles  qu'elles  sont,  mettez-les  dans  vos  livres  de  prières, 
en  souvenir  de  lui  et  de  moi. 


CHAPITRE  XLVII  (1885) 


Lettres  à  Mrs  Bishop.  —  Mort  de  M.  de  la  Panouse.  —  La  Roche. 
Mme  de  la  Panouse 


A  Mrs  Bishop. 

Paris,  12  avril  1885. 

Je  viens  de  lire  un  numéro  du  Irish  Monthly  que  m'a  en- 
voyé Mrs  Taylor,  et  qui  contient  son  article  sur  Lady  Geor- 
giana Il  est  simple,  très  pieux  et  très  touchant. 

J'ai  parcouru  les  autres,  dans  ce  même  numéro.  Ils  ren- 
dent tous  cette  note  éternelle.  Comment  les  pauvres  gens 
pourraient-ils  être  impressionnés  et  se  conduire  autrement, 
quand  tous  ceux  qui  devraient  les  instruire  aiment  mieux 
les  tromper?  Je  viens  d'apprendre  par  le  nonce,  chez  lequel 
je  suis  allée  entendre  la  messe  pour  mon  soixante-dix- 
septième  anniversaire,  que  le  clergé  catholique  avait  re- 
fusé en  masse  de  témoigner  la  moindre  courtoisie  au  prince 
de  Galles.  Le  nonce  a  secoué  la  tête  d'un  air  désapproba- 
teur. 11  y  a  vraiment  quelque  chose  de  lâche  dans  l'atti- 
tude  du  clergé  irlandais,  lorsque,  même  en  France,  il  est 
défendu  au  nôtre  de  se  mêler  en  aucune  façon  à  la  poli- 
tique, et  qu'on  lui  ordonne  de  respecter  le  gouvernement 
dans  tout  ce  t^ui  n'est  pas  opposé  à  la  foi  catholique. 

Avez-vous  su  que  M.  Fullerton  voulait  me  confier  la  tâche 
d'écrire  la  vie  de  la  chère  Lady  Georgiana  ?  Je  ne  puis  y 
songer  pour  le  moment,  et  je  doute  de  jamais  pouvoir  l'en- 
treprendre. 


LA  ROCHE  375 

A  Mrs  Bishop. 

La  Roche,  29  juin  1885. 

Je  ne  saurais  assez  vous  remercier  du  Journal  de  Gor- 
don, que  je  désirais  tant  et  que  je  possède  grâce  à  vous. 
D'après  certains  extraits,  il  me  paraît  écrasant  pour  les  mi- 
nistres... Que  signifie  la  nomination  du  docteur  Walsh  ?... 
Et  pourquoi  le  docteur  Moran  est-il  fait  cardinal  ?  Tôt  ou 
tard,  il  me  faudra  prendre  la  détermination  de  m'abstenir 
de  toute  pensée  et  de  toute  parole  sur  ces  sujets...  Ils  me 
troublent  et  mettent  ma  conscience  et  ma  raison  mal  à 
l'aise.  S'il  faut  s'attendre  à  ce  que,  même  en  Angleterre, 
les  catholiques  suppriment  la  vérité,  je  ne  veux  plus  dési- 
rer y  retourner...  —  Personne  ne  peut  s'y  soumettre,  ex- 
cepté ceux  qui,  n'ayant  jamais  quitté  l'Angleterre  et  ne  sa- 
chant pas  ce  que  les  catholiques  ont  à  souffrir  ailleurs, 
peuvent  faire  bon  marché  de  la  liberté  illimitée  dont  ils 
jouissent,  et  se  donnerle  luxe  de  griefs  imaginaires. 

Vous  le  voyez,  chère  amie,  j'ai  retrouvé  assez  de  force 
pour  me  mettre  en  colère.  J'en  ai  assez  maintenant  pour 
n'importe  quoi.  Ce  changement  d'air  m'a  fait  le  plus  grand 
bien,  et  les  longues  promenades  en  voiture  découverte  me 
conviennent  parfaitement. 

Cette  sensation  de  retour  à  la  vie  me  fait  éprouver  une 
grande  reconnaissance  ;  mais  elle  me  fait  comprendre,  et 
très  péniblement,  que  peu  de  choses  m'attachent  encore  à 
l'existence.  C'est  même  une  aide  au  détachement  que  d'a- 
voir recouvré  la  faculté  de  penser.  Cependant,  le  plus  par- 
fait eût  été  d'accepter  l'impuissance,  l'inaction  côtoyant  la 
faiblesse  d'esprit  momentanée.  Mais  que  cette  soumission 
est  difficile,  même  quand  on  lit  et  relit  son  «  Abandon  à  la 
divine  Providence  »,  et  qu'on  espère  en  acquérir  un  peu! 

Je  ne  sais  quand  et  comment  je  pourrai  commencer  la 
Vie  de  G.  Fullerton.  Tous  les  documents  sont  entre  les 
mains  de  la  duchesse  de  Norfolk.  Elle  commence  seule- 
ment à  les  parcourir.  En  tout  cas,  je  ne  puis  songer  à  un 
travail  sérieux,  et  je  pense  quelquefois  qu'il  me  faudrait 
aller  en  Angleterre  pour  entreprendre  celui-là...  Mais  c'est 
tns  incertain...  Je  partirai  d'ici  le  6  juillet.  Je  resterai 
deux  ou  trois  jours  à  Paris,  et  le  9  je  serai  à  Ussé,  près  de 
Tours. 


376  MADAME   CRAVEN    (1885) 

A  Mrs  Bishop. 

Ussé,  18  juillet  1885. 

Je  ne  serais  pas  restée  si  longtemps  sans  vous  écrire,  si 
je  n'avais  pas  été  écrasée  par  un  événement  aussi  doulou- 
reux qu'inattendu:  la  mort,  après  trois  jours  de  maladie, 
de  mon  beau-frère,  M.  de  la  Panouse.  Je  l'avais  vu  avant 
son  départ  de  Paris,  et  il  m'avait  dit  qu'un  médecin,  qu'il 
venait  de  consulter,  lui  avait  déclaré  qu'il  avait  une  ma- 
ladie de  cœur.  Cependant,  j'étais  loin  de  m'attendre  à  une 
aussi  prompte  catastrophe.  Elle  a  eu  lieu  dans  la  nouvelle 
maison  où  ma  pauvre  sœur  s'était  installée  avec  tant  de 
répugnance,  il  y  a  quelques  mois,  quittant  Paris,  ses  amis 
et  ses  pauvres  avec  un  regret  infini.  Mais,  grâce  à  Dieu,  la 
population  de  ce  petit  village  du  Poitou  est  si  bonne,  si 
pieuse,  si  sympathique,  et  paraît  tant  l'aimer  déjà,  qu'elle 
n'aurait  trouvé  nulle  part,  croit-elle,  autant  de  consola- 
tion. Dans  cette  circonstance,  j'ai  été  bien  frappée  de  nou- 
veau de  la  miséricorde  de  Dieu  qui  arrange  les  circons- 
tances extérieures,  et  envoie  des  soutiens  et  des  consola- 
tions auxquels  n'auraient  jamais  pensé  d'avance  ceux  qui 
ont  une  croix  à  porter  et  qui  se  confient  à  lui.  Il  conti- 
nuera à  l'aider,  je  l'espère,  car  elle  a  en  perspective  bien 
des  difficultés  dont  je  m'inquiète  beaucoup.  Et  je  suis  dans 
l'impossibilité  de  lui  être  utile.  En  cela  encore,  il  n'y  a  que 
l'abandon  absolu.  Si  je  peux  faire  quelque  chose,  le  moyen 
m'en  sera  indiqué... 

Je  suis  toujours  dans  l'embarras  pour  la  Vie  de  Lady 
Georgiana.  Je  n'ai  pas  un  seul  des  documents  qui  me  per- 
mettraient de  commencer,  et  si  je  m'y  mets  une  fois,  je 
sens  que  je  ne  resterai  pas  longtemps  sans  aller  en  An- 
gleterre, ce  qui  me  paraît  de  plus  en  plus  impossible  !  Y 
songer  est  tout  simplement  un  rêve  1 


CHAPITRE  XLVIII(1885) 


Difficultés  et  inquiétudes  au  sujet  de  la  Vie  de  Lady  G.  Fuller- 
1on.  —  Impossibilité  d'aller  en  Angleterre  pour  l'écrire. —  Tours. 
—  M.  Fullerton  offre  sa  maison  de  Londres  à  Mme  Craven.  — 
Détermination  de  partir  pour  l'Angleterre.  —  Séjour  à  Roche- 
cotte.  —  Mme  Craven  termine  «  le  Valbriant  ».  —  Maladie  grave 
de  M.  de  Falloux.  —  Pèlerinage  à  Boury.  —  Lumigny.  — 
Départ  pour  Londres. 


Mme  Craven  écrivait  à  Lady  Herbert,  au  sujet  de  la 
Vie  de  Lady  Georgiana  : 

Château  d'Ussé,  28  juillet  1885. 

Mon  cœur  bat  d'inquiétude  quand  je  pense  augrand  travail 
que  j'ai  entre  les  mains,  et  que  je  ne  puis  même  pas  tenter 
de  commencer,  car  on  ne  m'a  envoyé  aucun  document.  Ce- 
pendant, comme  je  suis  assez  bien  maintenant  pour  travail- 
ler, et  que  ma  guérison  me  paraît  le  signe  de  la  volonté  de 
Dieu,  je  commencerai  le  plus  tôt  possible.  Mais  je  ne  sais 
trop  si  je  le  pourrai  avant  deux  ou  trois  mois.  Je  n'ose  songer 
à  l'Angleterre.  Je  ne  crois  pas  que  mes  forces  me  le  permet- 
tent désormais.  Je  suis  bien  maintenant,  aussi  bien  que  je 
pourrai  l'être  jamais.  Cependant  la  moindre  fatigue  m'a- 
bat, et  comme  c'est  le  résultat  de  l'âge  et  non  de  la  maladie, 
je  ne  vois  aucun  espoir  d'amélioration.  Priez  pour  moi. 

A  M.  Fullerton. 

Tours,  7  août  1885. 
Je  vous  écris  de  l'appartement  que  vous  occupiez  il  y  a 


378  MADAME   CRAVEN    (1885) 

trois  ans,  quand  nous  nous  sommes  retrouvés  ici.  Je  n'ai 
pas  besoin  de  vous  dire  que  je  pense  constamment  à  elle 
et  à  vous,  et  combien  tout  me  rappelle  notre  réunion  d'alors. 
Je  suis  venue  au-devant  de  ma  pauvre  sœur  qui  arrive  de 
sa  petite  habitation  du  Poitou.  Je  l'ai  trouvée  calme  et  rési- 
gnée comme  je  m'y  attendais,  et  mieux  portante  que  je 
n'aurais  osé  Tempérer.  Elle  est  pleine  d'espoir,  de  foi  et  de 
confiance.  Elle  aime  beaucoup  le  petit  village  où  se  trouve 
sa  maison,  et  loin  de  vouloir  la  quitter  (comme  tout  le 
monde  le  pensait),  elle  paraît  très  disposée  à  s'y  fixer  et  à 
ne  revenir  à  Paris  que  deux  ou  trois  mois  par  an.  Je  répète 
donc  plus  que  jamais  et  en  toutes  circonstances:  «  lasciamo 
fare  a  Dio  »,  si  nous  voulons  être  sages  et  heureux. 

Et  maintenant,  cher  ami,  après  l'avoir  tournée  et  retour- 
née dans  ma  têle,  je  dois  vous  dire  qu'il  me  faut  renoncer 
à  l'idée  d'un  voyage  en  Angleterre.  A  mon  âge,  il  n'est  pas 
raisonnable  de  s'en  aller  si  loin  de  chez  soi.  Je  me  porte 
aussi  bien  maintenant  que  je  puis  l'espérer,  mais  je  suis 
et  resterai  toujours  très  faible,  et  incapable  de  supporter 
la  moindre  fatigue. 

En  Angleterre,  je  ne  peux  pas  comme  en  France  réins- 
taller pendant  des  semaines  au  même  endroit,  et  je  ne 
puis  circuler,  parce  qu'alors  je  ne  travaillerais  pas.  Et  c'est 
cela  que  je  doisassurer  à  tout  prix,  car  je  n'ai  pas  detemps 
à  perdre,  et  je  suis  îenle  au  travail. 

Pour  essayer  mes  forces,  et  voir  jusqu'où  je  pouvais 
compter  sur  moi,  j'ai  voulu  finir  (afin  de  tenir  une  pro- 
messe) quelque  chose  que  j'avais  commencé  depuis  deux 
ans  et  abandonné  avant  l'année  dernière.  J'espère  main- 
tenant qu'avec  méthode  et  en  me  reposant  de  temps  en 
temps,  je  pourrai  me  hasarder  à  commencer  la  chère  vie 
vers  le  15  seplembre.  Pourrez-vous  m'envoyer  alors  les  do- 
cuments promis?  je  veux  dire  tout  ce  qui  n'est  pas  déjà 
entre  les  mains  de  la  duchesse  de  Norfolk,  à  laquelle  j'é- 
cris par  le  même  courrier.  Oh  !  cher  ami,  que  je  suis  in- 
quiète en  songeant  à  ce  que  doit  être  cette  vie,  et  combien 
il  est  peu  probable  que  je  la  fasse  comme  elle  doit  l'être! 

Cependant,  si  ce  cher  travail  passe  entre  mes  mains,  Dieu 
m'aidera  à  l'accomplir.  Il  m'a  conservé  la  vie  pour  cela. 
11  me  donnera,  je  l'espère  et  je  le  crois,  la  force  dont  j'ai 
besoin,  et  un  peu  du  talent  que  je  possédais  autrefois. 


TOURS  370 

A    M.  FUIXERTON. 

Tours,  7  août  1885. 

Ma  lettre  était  écrite  et  fermée  quand  on  m'a  remis  la 
vitre  datée  de  Walmer.  Je  ne  puis  vous  exprimer  la  sur- 
prise qu'elle  me  cause,  ni  combien  je  suis  touchée  et 
frappée  de  laproposition  qu'elle  contient.  G'estune  réponse 
à  nies  doutes,  à  mes  difficultés  et  à  mes  inquiétudes.  C'est 
la  facilité  de  travailler  en  repos  ce  qui  m'eût  été  impossi- 
ble en  Angleterre,  comme  je  vous  le  disais.  Vous  savez  que 
je  demande  toujours  à  Dieu  de  me  guider  dans  les  grandes 
e!  petites  choses.  Eh  bien  !  je  ne  pu;s  m'empêcher  de  voir 
la  Providence  dans  votre  idée.  Je  comprends  naturellement 
tout  l'avantage  qu'il  y  aurait  pour  moi  à  travailler  de  cette 
façon,  entourée  de  son  influence,  près  de  tous  ses  amis,  et 
avec  la  possibilité  de  consulter  souvent  le  Père  Coleridge 
et  d'être  guidée  et  conseillée  par  lui. 

En  réponse  à  quelques  questions  inquiètes  sur  les 
détails  de  sa  vie  journalière,  Mme  Craven  écrivait  le 
l.j  août  à  Mrb  Bis  hop  : 

Je  suis  ici  depuis  le  10,  lundi,  dans  un  repos  absolu,  et 
je  compte  y  rester  au  moins  jusqu'au  15  septembre.  Ma 
chambre  est  à  côté  de  la  chapelle  où  se  trouve  le  Saint 
Sacrement.  Je  fais  un  peu  d'exercice  tranquille,  et  je  mène 
la  vie  la  plus  régulière,  ne  me  couchant  jamais  plus  tard 
■que  10  heures  30.  Quant  à  ma  nourriture,  elle  est  préparée 
par  le  célèbre  Guérin,  un  des  rares  survivants  des  cuisi- 
miers  de  l'ancien  régime.  Que  votre  esprit  soit  donc  en  re- 
pos sous  tous  les  rapports.  Vos  bienveillantes  questions 
reçoivent,  vous  le  voyez,  une  réponse  satisfaisante. 

/ai  vu  ma  chère  sœur  à  Tours,  et  j'ai  eu  la  consolation 
de  la  trouver  calme,  courageuse  et  soutenue  d'une  façon 
merveilleuse... 

Je  vous  avais  dit  qu'il  me  serait  utile  d'aller  en  Angle- 
terre si  je  devais  écrire  la  vie  de  Lady  Georgiana.  Tout 
bien  considéré,  j'avais  abandonné  l'idée  de  ce  voyage.  Mon 
âge,  mes  forces,  tout,  en  un  mot,  me  le  rendait  impossible, 
à  moins  d'être  installée  quelque  part,  et  je  n'en  voyais  pas 
le  moyen.  J'en  étais  là,  et  je  l'avais  écrit  à  M.  Fullerton, 
quand  je  reçus  une  lettre    de    lui  qui    se  croisa   avec  la 


380  MADAME   CRAVEN    (1885) 

mienne.  La  chose  qu'il  me  proposait  semblait  arriver  si  à 
propos  qu'elle  m'a  fait  réfléchir  de  nouveau  à  ma  résolu- 
tion. 

Voilà  ce  qu'il  dit,  après  m'avoir  annoncé  qu'il  pas- 
sera l'hiver  soit  à  San  Remo,  soit  à  Lourdes  :  «  J'ai  pensé 
que  vous  feriez  bien  de  venir  en  Angleterre  pour  l'écrire 
(la  vie).  Je  vous  prêterai  ma  maison  de  Chapel  Street,  que 
vous  connaissez,  et  vous  l'occuperez  aussi  longtemps  qu'il 
vous  plaira.  Je  ne  l'habiterai  plus  jamais  !  Vous  n'aurez 
qu'à  amener  vos  domestiques,  vous  serez  complètement 
indépendante.  J'espère  que  ma  proposition  vous  convien- 
dra. Comme  vous  le  savez,  c'est  une  demeure  modeste, 
mais  elle  est  chaude,  dans  une  situation  exceptionnelle  au 
point  de  vue  du  bien-être  et  de  la  santé.  Vous  seriez  en- 
tourée de  ceux  qui  pourraient  vous  aider,  et  qu'on  trouve 
facilement  dans  la  journée.  Il  vous  sera  aussi  très  facile  de 
communiquer  avec  le  Père  Goleridge.  Je  crois  que  cela 
vous  fera  plaisir  d'écrire  à  sa  table,  où  vous  aurez  tout  le 
soleil  que  Londres  peut  donner,  »  etc.,  etc. 

Cela  suffit  pour  vous  faire  juger  de  la  nature  de  l'offre, 
et  vous  comprendrez,  sans  aucun  doute,  que  je  ne  pouvais 
que  l'accepter  (conditionnellement  au  moins),  car  au  mi- 
lieu de  toutes  mes  perplexités  et  dans  mon  incertitude, 
elle  m'a  semblé  une  réponse  que  je  n'attendais  pas,  une 
solution  que  je  n'aurais  jamais  imaginée;  en  un  mot,  un 
quelque  chose  que  je  devais  prendre  en  considération, 
puisqu'il  ne  venait  pas  de  moi.  Me  comprenez-vous?. ..Main- 
tenant donc,  si  je  conserve  mes  forces,  et  si  ma  santé  reste 
ce  qu'elle  est,  je  partirai  vers  le  15  décembre,  et  je  reste- 
rai trois  mois  en  Angleterre.  C'est  un  projet  bien  éloigné, 
mais  il  simplifiera  ma  tâche,  et  m'aidera  dans  ce  dernier 
travail  de  ma  vie,  que  je  désire  tant  accomplir,  et  que  je 
crains  tant  de  mal  faire.  Je  laisse  tout  cela  entre  les  mains 
de  Dieu.  J'irai  et  viendrai  selon  sa  volonté. 

Je  ne  vous  parle  pas  aujourd'hui  de  la  joie  que  j'éprou- 
verai à  vous  revoir  souvent  et  à  mon  aise.  Je  veux  seule- 
ment vous  dire  que  si  vous  deviez  quitter  l'Angleterre  pour 
l'hiver,  je  n'aurais  pas  le  courage  d'y  aller. 

Il  y  a  aujourd'hui  un  an  qu'il  (M.  Craven)  est  descendu 
dans  la  chapelle,  et  que  nous  y  avons  communié  ensemble 
pour  la  dernière  fois.    J'ai  reçu    une   très    belle   lettre  de 


DÉTERMINATION   DE   PARTIR   POUR  L'ANGLETERRE      381 

M.  de  Vere.  Je  ne  lui  ai  pas  encore  répondu,  mais  je  le  ferai 
bientôt. 

Le  22  août,  Mme  Oaven  écrivait  à  M.  Fullerlon 
qu'elle  acceptait  définitivement  l'offre  de  sa  maison 
de  Londres. 

Rochecotte. 

Dieu  suffit  souvent,  et  doit  toujours  suffire  d'ami  et  de 
consolateur.  Mais  il  est  un  secours  qui  vient  aussi  de  Lui, 
que  nous  trouvons  en  ceux  qui  nous  aiment  ici-bas,  et  que 
nous  devons  accepter  comme  une  de  ses  plus  grandes  mi- 
séricordes envers  ses  pauvres  créatures... 

C'est  uniquement  pour  me  soumettre  aveuglément  à  cette 
volonté  que  je  commets  la  grande  imprudence,  humaine- 
ment parlant,  d'un  voyage  en  Angleterre,  à  mon  âge.  Je  re- 
pousse toute  autre  pensée,  particulièrement  dans  cette  cir- 
constance où  j'ai  pour  but  d'accomplir  la  tâche  pour  la- 
quelle, sans  doute,  Dieu  m'a  laissée  sur  la  terre. 

Aussi  peu  disposée  que  fût  Mme  Craven  à  écrire  un 
autre  roman,  elle  voulait  cependant  obéir  au  désir  de 
son  mari,  en  terminant  «  le  Valbriant  »,  sa  dernière 
œuvre  mondaine.  Elle  l'acheva  avant  de  commencer  la 
Vie  de  Lady  Georgiana  Fullerton.  Quand  on  se  sou- 
vient de  l'âge  qu'elle  avait  alors  et  des  paroles  qui  ter- 
minent cette  histoire,  on  se  sent  profondément  ému. 
^Ces  paroles  avaient  été  dites  par  Olga  :  «  Lucie,  adieu. 
La  vie  est  courte,  la  joie  y  passe  si  vite  qu'on  peut  à 
peine  la  discerner,  mais  les  peines  passent  aussi,  et 
souvent  accompagnées  de  joies  célestes...  »  «  Ce  n'est 
pas  moi  qui  ai  dit  cela,  c'est  une  autre,  mais  elle  a 
dit  vrai.  » 

A  Mrs  Bishùp. 

Rochecotte,  12  septembre  1885. 

J'ai  reçu  hier  votre  lettre  du  10,  ce  qui  me  prouve  que 
nous  ne  sommes  pas,  après  tout,  séparées  par  une  si 
grande  distance,  et  qu'un  voyage  en  Angleterre  n'est  pas 
plus   long  que   celui  qui  m'a  conduite  ici.  Je  m'appuie  là- 


382  MADAME    CRAVEN    (1885) 

dessus,  afin  de  garder  tout  mon  courage  pour  la  grande 
entreprise  que  j'ai  en  vue,  aller  à  Londres  !  Mais  comme 
ce  n'est  que  dans  deux  mois,  n'y  pensons  pas  pour  le  mo- 
ment. 


Mme  Craven  se  sentait  parfois  découragée,  comme 
lorsqu'elle  écrivait  : 

En  attendant  les  documents  dont  j'ai  besoin  (et  que  je 
ne  reçois  pas)  pour  commencer  la  Vie  de  la  chère  Lady 
Georgiana,  j'e-saie  mes  forces,  et  je  termine  l'histoire  que 
mon  cher  Auguste  m'a  aid  ;e  à  corriger,  presque  jusqu  à 
la  fin.  Quand  je  suis  tout  à  fait  seule  dans  ma  chamlue, 
sans  être  dérangée  par  le  bruit  ou  les  visites,  je  vois  que  je 
puis  écrire  à  peu  près  trois  heures,  mais  pas  beaucoup 
plus.  C'est  bien  peu,  mais  c'est  mieux  que  rien.  Et  l'on  peut 
faire  beaucoup  en  travaillant  régulièrement  ce  temps-là. 
Seulement,  ces  deux  conditions  sont  diïficiles  à  obtenir.  Je 
les  trouve  ici.  Grâce  à  cela  et  à  la  chapelle,  je  jouis  de  mon 
séjour... 

Je  ne  vous  ai  jamais  dit  combien  j'avais  été  charmée  et 
intéressée  par  l'article  de  Ryder,  dans  le  Nineteenth  cen- 
lury...  Et  dans  le  même  numéro,  par  celui  de  M.  Hutton 
sur  le  monde  mélaphysique.  Est-ce  le  poète  S^niburue 
qui  a  écrit  cet  article  fou  sur  Victor  Hugo?...  article  qu'un 
Français  (nul  Français  même),  dans  son  bon  sens,  ne  saurait 
approuver. 

A  Mrs  Bishop. 

Rochecotte,  25  septembre  1885. 

C'est  très  vrai,  jusqu'à  présent  j'ai  fatto  da  me  dans  l'ar- 
rangement des  documents  de  toutes  mes  biographies.  Mais 
cette  fois-ci,  je  sens  le  besoin  d'une  aide,  et  je  l'accepterai 
avec  la  plus  grande  reconnaissance.  Je  compte  la  trouver 
en  Angleterre,  parmi  mes  amis  et  les  siens,  et  auprès  de 
vous...  A  moins  d'empêchement,  je  me  mettrai  en  roule 
vers  le  lo  septembre. 

Je  partirai  d'ici  le  1er  octobre.  J'espère  et  je  compte  ôtfé 
àBoury  pour  le  4.  Priez  pour  que  cette  consolation  ne  me 
soit  pas  refusée!...  Ensuite,  je  veux  aller  passer  un  mois 


PELERINAGE    A   BOURY  383 

à  Lumigny.  En  attendant,  je  n'ai  même  pas  pu  commencer 
mon  travail.  Comme  documents,  je  n'ai  rien  reçu  ;  ni  de  la 
du'hesse  de  Norfolk,  ni  de  M.  Fullerton... 

J'ai  cependant  écrit  une  préface  que  j'ai  envoyée  au  Père 
Coleiidge.  Je  n'ai  pas  encore  sa  réponse,  mais  je  suis  sûre 
qu'il  ne  la  trouvera  bonne  que  pour  une  édition  française. 
Mais  alors,  je  crois  qu'il  devra  en  faire  une  pour  l'édition 
anglaise, — Vedremo,—  nous  avons  bien  le  temps  d'y  penser. 
Les  premières  pages  d'un  livre  s'écrivent  généralement  les 
dernières,  et  quand  l'ouvrage  est  terminé. 

M.  de  Falloux,  qui  était  ici  pour  quelques  jours,  a  été 
retenu  par  une  maladie  as-ez  sérieuse.  II  se  remet,  mais  il 
es'  très  vieilli  et  revient  toujours  (ne  pouvant  s'en  empê- 
cher sans  doute)  à  ces  anciennes  querelles  auxquelles  je 
ne  pense  plus. 

J'ai  parfaitement  connu  Mr8  Norton,  dans  un  temps,  et  je 
st-rais  curieuse  de  lire  le  livre  dont  vous  me  parlez.  Le  mien, 
bien  que  très  vrai  dansplusieurs  parties,  n'est  pas  le  mo  ns 
du  monde  réaliste.  Il  se  nomme  «  le  Valbriant  »  et  paraîtra 
dans  le  Correspondant  à  la  fin  de  novembre.  Pas  avant. 

Le  21  octobre,  Mme  Craven  écrivait  de  Lumigny  : 

J'ai  eu  le  4  la  consolation  d'accomplir  mon  pèlerinage  à 
Boury.  l'y  ai  passé  tout  entier  le  premier  anniversaire  du 
jour  où  nous  avons  été  séparés  ici-bas.  Ma'gré  le  temps 
sombre  et  menaçant,  l'obstacle  insurmontable  de  la  pluie 
qui  m'aurait  empêchée  de  monter  à  pied  jusqu'à  ce  cher 
^endroit  m'a  été  épargné. 

Tout  cela  m'a  donné  beaucoup  de  force  et  de  paix.  Ce 
sont  des  preuves  de  la  paternelle  miséricorde  de  Dieu  à 
mon  égard,  et  plus  que  jamais  et  dans  toutes  les  occasions, 
je  prends  la  résolution  de  me  jeter  dans  ses  bras  les  yeux 
fermés. 

A  Mrs  Bishop. 

Paris,  15  novembre  1885. 

Je  suis  ici  in  partenza.  Mercredi  prochain,  le  15,  à  moins 
d'une  tempête,  je  traverserai  le  détroit,  et  j'arriverai  le 
même  soir,  à  6  heures,  à  Walmer  Castle,  où  je  vais  d'abord 
pour  quelques  jours. 

LordGranville  me  l'a  demandé,  et  M.  Fullerton  m'y   at- 


384  MADAME   CRAVEN    (1885) 

tend.  Cet  arrangement  me  permettra  d'avoir  une  réponse 
immédiate  à  plusieurs  questions,  et  me  donnera  la  facilité 
de  marcher  régulièrement.  Mais,  oh  !  chère  amie,  que  ce 
retour  à  Londres  sera  triste  —  et  toute  seule,  et  dans  cette 
maison  dévastée  aussi  par  la  mort! 


CHAPITRE  XLIX  (1885-1886) 


Arrivée  pénible  à  Londres.  —  Visite  à  Elisa  mourante.  —  Décou- 
ragement. —  Visite  au  cardinal  Manning  avec  Mrs  Bishop.  — 
Aime  Graven  chez  Lady  Herbert.  —  Lettre  à  M.  Grant  DufT.  — 
M.  PercyFfrench.  —  Mort  de  M.  de  Falloux.  —  S'-Anue's  Hill. 
—  Herbert-Housc.  —  Betour  à  Ste-Anne'sHill.  —  M.  Glads- 
tone. —  Mort  d'Elisa  Thorpe.  —  Départ  de  Londres.  —  Visite 
à  la  duchesse  d'Ursel  à  Mons.  —  Mme  Craven  est  retenue  à 
Mons  par  une  maladie.  —  Traduction  du  «  Valbriant  ».  —  M. 
Wïlfrid  Blunt.  —  Betour  à  Paris.  —  Lord  Ashburnham  et  le 
Home-Bule. 


Mrs  Bishop  fut  retenue  en  Irlande,  et  l'arrivée  de 
Mme  Craven  à  Londres  fut  très  pénible,  plus  même 
qu'elle  ne  s'y  était  attendue.  Le  temps  était  humide  et 
triste,  et  dans  cette  maison  si  gracieusement  offerte 
par  M.  Fullerton,  elle  fut  envahie  de  cette  sensation 
d'il bandon  qu'on  éprouve  dans  une  solitude  peuplée 
des  souvenirs  vivants  d'un  passé  désolé.  Elle  avait 
amené  son  fidèle  Luigi  et  sa  femme  de  chambre.  L'obs- 
curité du  mois  de  novembre  ne  diminuait  pas  les  pe- 
tits ennuis  d'une  installation  à  Londres.  Mme  Craven 
arriva  le  23,  comme  elle  l'avait  annoncé,  et  décida, 
avec  cette  vivacité  toujours  si  caractéristique  en  elle, 
d'abréger  son  séjour.  «  Je  ne  vois  pas  la  nécessité  de 
le  prolonger,  »  écrivait-elle. 

MADAME    CRAVEN.  23 


380  MADAME   CRAVEN    (1886) 

Elle  réalisa  un  de  ses  désirs,  en  allant  voir  à  Peckham, 
le  27,  sa  chère  Elisa  qui  approchait  rapidement  du 
terme  de  ses  longues  souffrances.  La  journée  était 
très  humide  et  Mme  Craven  fut  prise  d'un  des  accès 
de  fièvre  auxquels  elle  était  sujette.  Mrs  Bishop  la  re- 
joignit le  2  décembre,  et  la  trouva  fort  attristée,  crai- 
gnant que  son  voyage  en  Angleterre  ne  réussît  pas, 
comme  elle  l'avait  espéré,  et  que  son  âge  et  sa  faible 
santé  ne  l'empêchassent  d'écrire  la  vie  de  son  amie, 
et  même  de  réunir  les  matériaux  nécessaires  pour  ce 
travail.  Il  était  évident  qu'elle  n'avait  pas  la  force 
de  supporter  la  fatigue  qu'elle  avait  voulu  s'imposer. 
Mrs  Bishop  fut  donc  très  heureuse  de  lui  voir  accepter 
l'hospitalité  d'Hcrbert-House,  où  elle  devait  trouver, 
non  seulement  un  appui  moral,  mais  l'aide  matérielle 
pour  l'œuvre  qu'elle  avait  entreprise. 

Les  lettres  citées  dans  ce  mémoire  témoignent  de 
sa  tendre  reconnaissance  vis-à-vis  deLady  Herbert  qui 
l'avait  déjà  reçue  pendant  l'hiver  de  1883,  au  début  de 
la  maladie  d'Elisa.  La  belle  chapelle  faisait  les  délices 
de  Mme  Craven.  La  société  qu'elle  rencontra  réveilla 
tout  son  ancien  amour  pour  l'Angleterre,  et  les  sou- 
venirs du  temps  où  elle  se  retrouvait  si  unie  de  cœur 
et  d'âme  avec  Lady  Georgiana  Fullerton. 

Il  fut  rapidement  décidé  qu'on  transporterait  Elisa, 
dans  une  voiture  d'ambulance,  de  l'hôpital  de  Peckham 
à  celui  du  Saint-Sauveur,  Osnabrugh  Street,  aucun 
autre  n'acceptant  les  personnes  atteintesde  sa  maladie. 
Mme  Craven  y  plaça  sa  fidèle  amie,  et  lui  procura  tout 
le  bien -être  qu'elle  put,  dans  une  chambre  particulière 
Et  par  tous  les  temps,  aussi  souvent  que  possible,  elle 
allait  la  voir  et  prier  avec  elle.  Le  visage  de  la  mou- 
rante ravagé  par  la  souffrance,  et  les  grands  yeux  si 
bons  de  sa  maîtresse  rayonnaient  alors  de  cette  lu- 
mière qui  ne  s'éteint  jamais. 

Le  11  décembre,  Mme  Craven,  accompagnée  de  M13 
Bishop,  fit  une  visite  au  cardinal  Manning.  A  ce   mo- 


DÉCOURAGEMENT  387 

ment  de  si  grande  agitation  politique,  la  sympathie 
de  l'illustre  prélat  pour  l'Irlande  et  le  Home-Rule 
était  bien  diversement  jugée.  Le  lecteur  se  souvient 
du  violent  antagonisme  de  Mme  Craven,  non  contre 
le  peuple,  mais  contre  ceux  qui  l'égaraient  et  qui 
jouissaient  évidemment  de  la  bienveillance  du  cardi- 
nal. Bien  souvent,  à  Rome,  en  1870,  il  l'avait  profondé- 
ment attristée  en  désapprouvant  ses  amis.  Cependant 
elle  le  respectait,  et  voulait  suivre  ses  avis  dans  toutes 
les  questions  spirituelles.  Au  milieu  de  beaucoup  de 
paroles  d'affection  pour  les  Irlandais,  il  avait  dit  : 
«  La  colère  de  l'Irlande  est  comme  la  vague  de  l'Atlan- 
tique ;  aussi  menaçante  qu'elle  soit,  elle  n'a  jamais  que 
trente  pieds  de  haut.  » 

Pendant  qu'elle  était  encore  souffrante  et  découra- 
gée, Mme  Craven  écrivait  à  M.  Grant  Duff  le  15  dé- 
cembre : 

Tout  le  plaisir  que  j'éprouvais  autrefois  en  Angleterre  a 
disparu.  Je  suis  comme  une  àme  en  purgatoire  revenue  au 
lieu  de  son  ancienne  vie  et  de  son  bonheur.  La  principale 
raison  de  mon  voyage  était  de  réunir  les  renseignements 
et  les  documents  nécessaires  pour  la  Vie  de  Lady  G.  Ful- 
lerton.  J'espère  les  avoir  bientôt,  et  alors,  vers  le  15  jan- 
vier, je  m'en  irai.  Pendant  un  aussi  court  séjour,  il  est 
impossible  d'agir  posément.  Il  me  faut  attendre  d'être  chez 
moi,  d'autant  plus  que  je  ne  suis  pas  très  bien,  ayant 
éprouvé  les  mauvais  effets  du  triste  climat  de  ma  cara 
quasi  patria.  Ils  sont  à  peu  près  dissipés  maintenant. 

Et  les  Irlandais  ?...  Je  commence  à  les  détester,  ce  qui 
me  met  tout  à  fait  mal  à  l'aise.  Mon  seul  espoir  pour  l'An- 
gleterre est  dans  la  pensée  qu'elle  n'a  eu  depuis  un 
demi-siècle  que  de  nobles  et  pures  intentions,  et  que 
si  les  motifs  qui  l'ont  placée  dans  le  péril  présent  ont  été 
erronés,  ils  ont  été  généreux  aussi.  Ce  n'est  pas  dans  ces 
conditions  qu'un  pays  tombe  dans  une  décadence  réelle  et 
sans  espoir. 

Au   commencement    du    mois    de   janvier    1886, 


388  MADAME   CRAVEN    (188(>) 

Mme  Craven  se  rendit  à  S'-Anne's  Hill,  chez  Lady 
Uoiland.  Elle  écrivait  le  6  à  M,s  Bishop  : 

Mon  fidèle  ami,  M.  Ffrench1,  m'attendait  l'autre  jour  à  la 
gare  pour  me  conduire  ici.  Je  lui  ai  permis  de  monter  dans 
mon  compartiment,  à  la  condition  qu'il  ne  me  parlerait 
pas,  car  j'étais  très  fatiguée,  et  je  voulais  dormir. 

Et  à  Lady  Herbert  : 

Merci  de  vos  deux  lettres  que  je  viens  de  recevoir,  et 
du  télégramme  dont  j'avais,  hélas!  trouvé  le  contenu  dans 
les  journaux  du  soir.  C'est  une  perte  irréparable  pour 
Mme  de  Castellane  2. 

A  Mrs  Bishop. 

Herbert-House,  samedi,  janvier  1886. 

J'ai  joui  de  mon  séjour  dans  ce  petit  paradis  3,  et  si  j'a- 
vais pu  y  rester  (comme  le  désirait  la  pauvre  Lady  \\.\ 
j'aurais  beaucoup  avancé  mon  travail.  Elle  est  bien  malade, 
je  le  crains,  et  m'a  fait  promettre  de  revenir  encore  une 
fois  avant  son  départ  définitif. 

1.  M.  Robert  Percy  Ffrench,  de  Monivea  Castle  en  Irlande, 
avait  été  de  longues  années  dans  la  diplomatie,  en  Europe  la  plu- 
part du  temps.  Il  fut  attaché  à  Naples,  et  venait  d'y  arriver  quand 
les  affaires  d'Italie  se  désorganisèrent  complètement.  Il  écrii 
1872  que  «  la  casa  Craven  était  toujours  ouverte  ».  11  y  allait  fré- 
quemment, et  il  appréciait  et  vénérait  Mme  Craven,  comme  tous 
ses  amis.  En  décrivant  la  vie  de  Naples  dans  ces  années-là,  il  dit  : 
«  Mme  Craven  était  une  artiste  consommée,  et  je  puis  dire  que 
toute  sa  vie,  le  secret  de  son  charme  fut  dans  «l'étincelle  divine 
de  l'art  »,  qui  était  chez  elle  la  clé  de  tout.  Elle  mettait  tout  i 
dîne  dans  ce  qui  l'intéressait,  la  religion,  la  politique  et  la  vie  mon- 
daine, particulièrement  dans  la  première  partie  de  son  existence, 
dans  laquelle  je  comprends  la  période  de  1859-18ol,  époque  à  la- 
quelle je  la  vis  intimement.  Et  pour  cette  qualité  même,  elle  était 
souvent  mal  jugée  par  ce  qu'il  est  convenu  d'appeler  le  monde, 
il  y  a  dans  sa  vie  des  pages  où  la  chaleur  de  son  cœur  et  la  lar- 
geur de  ses  idées  et  de  son  jugement  révèlenl  l'élévation  de  son  ca- 
ractère. Je  ne  la  vis  en  Angleterre  que  plus  tard,  quand  nous  nous 
rencontrions  à  Holland-House  et  à  S1  Anne's-Hill,  et  que  nous 
causions  des  jours  passés.  » 

2.  La  mort  de  M.  de  Falloux. 

3.  S'-Anne's  Hill. 


M.    GLADSTONE 


389 


J'aurais  voulu  que  vous  me  vissiez  mercredi,  allant  à  la 
messe  dans  un  ouragan  de  neige,  portée  par  mon  Napoli- 
tain et  celui  de  Lady  Holland.  On  n'aurait  pas  trouvé 
deux  Anglais  dans  les  trois  royaumes  pour  me  rendre  ce 
service.  Si  vous  m'aviez  vue,  vous  auriez  été  épouvantée. 

A  M.  Grant  Duff. 
8  Prince  of  Wales  Terrace,  16  février  1886. 

Vous  vous  demandez  ce  qui  se  passe  ici,  et  j'espère  que 
M.  Gladstone  est  pour  vous,  comme  pour  nous,  une  épreuve 
et  une  énigme.  Je  doute  que  vous  approuviez  la  nomina- 
tion de  votre  ami  M.  Morley. 

L'Angleterre  n'a  jamais  été  dans  une  situation  pareille, 
au  moins  depuis  que  je  lui  appartiens. 

Les  hésitations  et  les  vacillations  des  libéraux,  et  toutes 
les  sottises  qu'ils  disent  en  présence  d'une  conspiration 
aussi  clairement  organisée  que  la  ligue,  me  renversent 
absolument. 

Je  me  demande  souvent  à  quelle  preuve  d'enfantillage 
et  de  faiblesse  nous  devons  nous  attendre  de  la  part  de  ce 
cher  vieux  grand  homme  étourdi,  qui  même  maintenant 
demande  aux  gens  de  lui  dire  ce  qui  se  passe  en  Irlande. 
J'espère  que  je  ne  blesse  pas  vos  sentiments.  Les  miens 
sont  très  agités,  je  dois  le  dire,  et  il  vaut  autant  que  je 
m'en  aille.  Je  quitte  l'Angleterre  le  23,  et  je  serai  installée 
à  Paris  au  commencement  de  mars.  Mon  séjour  a  été  utile 
et  intéressant  à  la  fois,  et  j'ai  bien  supporté  le  climat. 

li  est  inutile  de  vous  dire  comment  j'ai  été  soignée  sous 
ce  toit  hospitalier.  Ma  chère  et  bonne  amie  m'a  procuré 
tout  le  repos  nécessaire,  et  autant  de  société  que  je  pouvais 
en  supporter.  Votre  fils  Evelyn  a  diné  ici  hier,  ce  qui  m'a 
donne  le  grand  plaisir  de  le  voir  et  de  lui  parler.  Mais, 
bêlas  !  je  crains  de  quitter  l'Angleterre  sans  avoir  vu  la 
chère  Clara.  C'est  un  grand  regret  pour  moi. 

Je  vous  enverrai  mon  nouveau  livre,  il  se  nomme  «  le 
Valbriant  ». 

Pendant  que  Mme  Graven  était  à  S'-Anne's  Hill, 
elle  apprit  qu'Elisa  s'affaiblissait  rapidement.  Dès 
qu'elle  le  put,  elle  retourna  à  Londres  chez  Mra  Bishop. 
Le  temps  était  froid,  il  tombait  une  pluie  lourde  et 


390  MADAME    CRAVEN    (1886) 

serrée,  le  jour  où  Mme  Craven  se  rendit  auprès  d'Elisa. 
Elle  s'agenouilla  à  cùté  du  lit  de  la  pauvre  femme  à 
peu  près  sans  connaissance.  «  Récitons  les  prières 
qu'elle  préfère,  »  dit  tout  bas  Mme  Craven.  Et  tandis 
qu'elle  les  commençait  de;  sa  belle  voix  claire,  Elisa 
proféra  quelques  sons  inarticulés,  montrant  ainsi 
qu'elle  s'unissait  aux  ferventes  prières  de  sa  maîtresse. 
«  Elle  comprend,  »  murmura  Mme  Craven,  le  visage 
rayonnant  de  joie.  Les  parents  et  les  gardes  de  L'hô- 
pital qui  entouraient  le  lit  d'Elisa  pensaient  que  le 
danger  était  passé.  Mais,  pour  elle,  la  mort  ne  pouvait 
être  qu'une  délivrance.  Déjà  épuisée  par  sa  journée, 
Mme  Craven  regagna  cependant  Kensington.  Elisa 
avait  compris,  elle  avait  exprimé  par  un  dernier  effort 
et  une  faible  pression  de  la  main  sa  foi  et  son  espé- 
rance. Mme  Craven  la  quitta  presque  heureuse,  la 
laissant  seule  avec  son  Dieu.  Elisa  vécut  encore*deu\ 
jours,  et  le  24  février,  Mme  Craven  quitta  Londres 
pour  se  rendre  en  Belgique  chez  le  duc  et  la  duchesse 
d'Ursel. 

Elle  écrivait  le  7  mars  à  Mrs  Bishop  : 

Mons. 

Vous  me  demandez  où  j'ai  pris  ce  rhume,  très  chère 
amie.  Il  valait  mieux  me  demander  comment  j'aurais  pu 
l'éviter,  quand  il  fait  ici  deux  fois  plus  froid  que  de  l'au- 
tre côté  de  la  Manche  ;  quand  nous  avons  tous  les  jours  un 
ouragan  de  neige,  et  un  temps  pire  qu'à  Paris.  Je  suppose 
que  je  n'avais  aucune  chance  d'y  échapper.  J'aime  autant 
l'avoir  ici,  où  je  suis  parfaitement  tranquille,  qu'à  Paris, 
où  il  y  a  tant  de  personnes  à  voir  et  tant  de  choses  à  faire. 

Cependant  c'est  un  ennui  et  une  terrible  humiliation. 
On  ne  dira  pas  à  Paris,  comme  en  Angleterre,  que  je  suis 

une  belle  vieille Je   suis  encore  au   lit,    éternuant  et 

toussant,  mais  j'ai  moins  de  fièvre.  J'ai  passé  une  meilleure 
nuit  et  je  suis  très  bien  soignée  par  un  bon  médecin  ho- 
méopathe. Je  n'ai  pas  la  plus  petite  idée  du  jour  où  il  me 
permettra  de  continuer  mon   voyage. 


VISITE   A   LA   DUCHESSE   d'uRSEL  391 

Je  regrette  ce  retard,  parce  qu'il  éloigne  le  jour  de  ma 
rencontre  avec  Monsignor  Di  Rendi. 

Madeleine  de  Grùnne  est  venue  passer  une  journée  : 
nous  avons  eu  une  longue  conversation  sur  l'Irlande.  Elle 
est  la  seule,  de  ce  côté  du  détroit,  qui  comprenne  quelque 
chose  à  ces  affaires. 

Ici,  ma  chère  petite  duchesse  est  dans  son  lit  pendant 
que  je  suis  dans  le  mien  ;  incapable  de  l'aider  de  ma  com- 
pagnie, et  d'être  aidée  par  la  sienne.  Son  mari  va  et  vient 
entre  nous  deux.  Que  Dieu  vous  bénisse,  et,  je  vous  le  ré- 
pète, écrivez-moi  tout. 

A  M"  Bishop. 

Mons,  16  mars  1886. 

Je  suis  toujours  là,  incapable  de  dire   quand  je  pourrai 

remuer Je  voudrais  que  Ffrench  puisse  et  veuille  tenter 

de  diminuer  le  mal  que  causera  la  visite  de  W.  Blunt  en 
Irlande. Il  faut  vraiment  lutter  contre  trop  de  choses  à  la  fois. 

Et  quand  on  voit  des  Anglais  courir  au  secours  d'Irlan- 
dais tels  que  les  chefs  de  ce  mouvement,  il  semble  qu'un 
sort  soit  tombé  sur  ces  deux  pays  pour  amener  leur  perte. 
Comment  des  gentlemen,  des  nommes  d'Etat  peuvent-ils 
traiter  sérieusement  avec  des  hommes  tels  que  Parnell, 
secondé  par  Biggar,  Kealy  et  G0,  après  avoir  lu  leurs  dis- 
cours en  Irlande  ?  C'est  une  chose  incompréhensible  qui 
ne  s'explique  que  par  le  sort  dont  je  parle.  Quand  un  répu- 
blicain français  écrivait:  «  Fusillez-moi  tous  ces  gens-là,  » 
les  autres  mêmes  en  ont  été  honteux.  Mais  M.  Biggar  dit  : 
«  Je  ne  vous  conseille  pas  de  tirer  sur  vos  landlords,  parce 
que  vous  les  manquez  souvent,  et  que  vous  en  tuez  d'au- 
tres à  leur  place.  »  Et  M.  Gladstone  trouve  qu'il  n'est  pas 
indigne  de  la  politique  anglaise  de  chercher  à  satisfaire 
l'homme  dont  M.  Biggar  n'est  que  Y  Aller  crjo. 

Adieu,  chère  amie,  j'ai  manqué  M.  Fullerton  à  Paris,  et 
voilà  qu'il  s'est  écoulé  des  semaines  et  des  semaines  sans 
que  j'aie  pu  travailler.  Quand  vous  verrez  le  Père  Coleridge, 
dites-lui  tout  cela,  et  demandez-lui  de  prier  pour  moi. 

A  Lady  Herbert. 

Mons,  16  mars  1886. 
Vous  allez  me  trouver  bien  ennuyeuse  avec  mon  titre  '. 
1.  Lady  Herbert    avait  traduit  «   le  Valbriant  ».  Les   éditeurs, 


392  MADAiME   CRAVEN    (1886) 

Mais  je  trouve  que  c'est  réellement  dommage  d'avoir 
débaptisé  l'histoire.  De  fait,  c'e^t  un  héros  et  pas  une  hé- 
roïne. Le  livre  a  été  écrit  dans  le  but  de  dépeindre  le  ca- 
ractère d'un  homme,  et  ces  noms,  Lucie,  Lucy  ou  Lucia, 
sont  tous  faux.  C'est  maintenant  (seulement  maintenant, 
hélas  !)  qu'il  me  vient  à  l'idie  qu'on  aurait  pu  l'appeler  : 
«  Le  maître  de  Valbriant  ».  Cela  aurait  tout  arrangé.  Est-ce 
trop  tard  ?  C'est  bien  le  cas  de  dire  :  «  Muck  ado  about  no- 
thing.  »  Tout  le  monde  lit  le  nouveau  roman  de  miss  Bronti', 
«  Villette  »,  c'est  simplement  le  nom  d'un  village  de  Bel- 
gique. Pourquoi  donc  est-il  si  difficile  d'accepter  celui 
d'un  village  français?  C'est  un  mystère  que  seuls  Mrs  llurst 
et  Blackett  peuvent  expliquer.  Je  suis  fâchée  que  vous 
ayez  eu  tant  d'ennuis  et  de  tracas  à  ce  propos.  Pardonnez- 
moi  d'y  avoir  contribué. 

Pour  donner  un  exemple  de  la  grâce  et  du  charme 
avec  lesquels  Mme  Craven  se  servait  de  sa  propre  lan- 
gue, les  deux  lettres  qu'elle  écrivait  à  M.  Fl'rench  n'ont 
pas  été  traduites. 

L'anglais  n'était  qu'un  vêtement  d'emprunt  pour 
des  idées  si  françaises,  car  il  ne  se  prête  pas  à  la  cor- 
respondance aussi  facilement  que  la  langue  mater- 
nelle de  Mme  Craven. 

Très  populaire  dans  le  monde  cosmopolite  , 
M.  Ffrench  était  toujours  appelé  ainsi  par  ses  amis 
hommes  et  femmes  de  tous  les  pays. 

Mon.s  (cliez  le  duc  d'Ursel,  gouverneur 
du  Hainaut),  17  mars  1886. 

Dear  Ffrench, 

You  used  to  write  in  english,  and  so  di J  I,  bul,  si  vous 
préférez  mon  propre  idiome,  restons-y.  Vous  n'avez  pas 
l'air  d'avoir  compris  l'étendue  de  ma  mésaventure,  et  que 
j'ai  été  saisie  par  une  grippe  (il  y  a  20  jours)  dont  je  ne 
suis  pas  quitte  encore,  et  que,  venue  à  Mous  pour  y  voir 
ma  très  chère  et  très  gentille   nièce  la   duchesse   d'Ursel 

M"  Hurst  et  Blackett,  trouvaient  difficilement  un  litre  qui  leur 
convint.  Finalement,  on  décida  qu'il  se  nommerait  «  Lucie  »  dans 
l'édition  anglaise. 


M.    W1LFRID    BLUNT  393 

(née  de  Mun),  dont  le  mari  est  gouverneur  du  Hainaut,  et 
donner  à  Luigi  le  temps  de  préparer  mon  appartement  à 
Paris,  afin  de  ne  pas  m'enrhumer  en  y  revenant,  j'ai 
trouvé  ici  tout  ce  que  je  cherchais  à  éviter  là-bas,  et  j'ai 
appris  une  fois  de  plus  ce  que  valent  toutes  les  prévisions 
et  les  précautions  humaines.  Je  vais  mieux  cependant  !  La 
toux  a  disparu,  la  fièvre  aussi,  mais  il  me  reste  une  fai- 
blesse extrême,  qui,  pour  lf  moment,  me  rend  absolument 
hors  d'état  de  bouger,  et  je  n'ose  prévoir  qu'il  me  soit  pos- 
sible de  regagner  mes  foyers  avant  le  milieu,  et  peut-être 
la  fin  de  la  semaine  prochaine  ! 

Je  n'ai  pas  écrit  à  Lady  Holland  tant  que  j'ai  eu  par 
vous  de  ses  nouvelles,  et  je  ne  le  ferai  pas  encore,  préci- 
sément parce  que  je  connais  son  exactitude,  et  que  je  ne 
veux  pas  lui  donner  la  peine  de  me  répondre.  Je  désire  de 
tout  mon  cœur  que  le  retours  du  printemps,  si  délicieux 
à  St-Anne,  lui  ramène  avec  ses  forces  la  possibilité  de 
songer  àMarienbad  pour  le  mois  de  juin.  Je  compte  sur  vous 
pour  continuer  à  me  donner  exactement  de  ses  nouvelles. 
Je  pense  à  elle  bien  souvent,  avec  grande  tristesse,  à  la 
distance  qui  nous  sépare,  et  qu'il  est  bien  certain  que  je 
ne  franchirai  plus  jamais. 

Non,  je  n'approuve  pas  du  tout  votre  faible  trop  encou- 
ragé pour  votre  petite  coterie  artistique  et  dramatique 
(quelque  agréable  qu'elle  soit,  je  n'en  doute  pas).  La  belle 
recommandation,  du  temps  qui  court,  auprès  d'un  Irlan- 
dais pur  sang,  tel  que  vous  l'êtes,  ce  dont  je  vous  loue,  et 
qui  devrait  être  un  «  up  and  doing  »  comme  un  bon  loyalist, 
sans  un  moment  de  trêve  ou  de  repos  ! 

Etudiez  vos  aimables  cousines  et  tâchez  de  les  imiter. 
En  tout  cas,  de  grâce,  ne  perdez  pas  l'sccasion  de  rendre 
aussi  inolïensive  que  possible  la  mission  que  se  donne 
W.  Blunt,  et  s'il  est  capable  de  comprendre  l'Irlande  hon- 
nête et  raisonnable,  trouvez  moyen  de  lui  faire  apercevoir 
qu'elle  n'a  absolument  rien  de  commun  avec  la  ligue.  Mais 
j'ai  peu  d'espoir;  vous  avez  réussi  avec  Moliniari,mais  c'é- 
tait un  homme  d'esprit  et  un  homme  raisonnable,  tandis 
que  W.  Blunt  croit,  et  «  Arabi  croit  à  l'Islam  régénéré  », 
croit  surtout  à M.  Wilfrid  Blunt,  et  par-dessus  tout,  dé- 
teste l'Angleterre.  Sur  ce,  je  vous  quitte,  ne  pouvant  écrire 
longtemps  sans  fatigue  ;  quoique  je  sois  très  bien  soignée 


31H  MADAME   CRAVEN    (1886) 

sous  ce  toit  hospitalier,  je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  si 
j'ai  hâte  de  retrouver  le  mien,  et  d'atteindre  enfin  le  terme 
de  ce  très  ennuyeux  épisode.  Donnez-moi  de  vos  nouvelles 
et  croyez-moi  affectionately  yours. 

P.  L.  F.    Grave*. 

P.  S.  J'espère  apprendre  bientôt  que  votre  fille  vous  est 
revenue  saine  et  sauve.  Parlez  de  moi  le  plus  tendrement 
possible  à  Lady  Holland. 

A  M"  Bishop. 

Paris,  29  mars  1886. 

Enfin  !  me  voici  chez  moi  depuis  samedi  soir,  beaucoup 
mieux  de  ce  changement  d'air,  et  en  train  deme  débarras- 
ser des  restes  d'une  maladie  sinon  grave,  au  moins  très 
ennuyeuse.  Je  ne  me  doutais  guère,  en  vous  quittant  à  Cha- 
ring  Cross,  que  je  mettrais  deux  mois  pour  arriver  à  Paris. 
Je  suis  heureuse  d'être  ici,  bien  que  chaque  retour  dans 
cette  maison  me  plonge  dans  un  nouveau  désespoir.  Mais 
il  me  tardait  de  revenir  là,  où  je  pouvais  rester  définitive- 
ment, malade  ou  bien  portante.  Cela  m'a  coûté  cependant 
do  quitter  la  duchesse  d'Ursel  pendant  qu'elle  était  si  in- 
quiète de  son  mari  et  de  tout  le  reste  d.  Le  duc  est  parti 
pour  Charleroi  vendredi  dernier,  se  rendant  à  peine  compte 
de  l'étendue  du  danger.  Il  n'a  pas  pu  revenir  depuis.  La 
force  armée  est  impuissante  à  réprimer  ce  terrible  soulè- 
vement. 

Le  duc  a  été  obligé  de  demander  d'autres  troupes  a 
Rruges  et  à  Bruxelles.  Les  nouvelles  sont  toujours  très 
alarmantes Je  me  trouvais  lâche  de  partira  ce  mo- 
ment-là, mais  le  médecin  a  déclaré  que  je  devais  changea 
d'air,  et  la  crainte  d'ajouter  la  moindre  inquiétude 
préoccupations  m'a  décidée  à  partir  samedi  coûte  que 
et  bien  que  je  ne  me  sentisse  guère  en  état  de  voyager.  Ici, 
je  suis  bien  loin  de  la  plus  petite  nouvelle  de  tout  ce  qui 
m'intéresse  et  m'intéressait  en  Angleterre.  Personne  ne 
sait  rien,  ni  ne  tient  à  savoir  quelque  chose.  Il  me  tarde 
d'autant  plus  d'apprendre  ce  que  vous  avez  à  me  dire. 
Quand  j'ai  reçu  votre  dernière  lettre,   je  n'étais  pas  assez 

1.  Il  y  avait  eu  plusieurs  émeutes  d'ouvriers  dans  la  province 
gouvernée  par  le  duc  d'Ursel. 


LORD   ASHBURNHAM    ET   LE   HOME-RULE  395 

ien  pour  vous  répondre  ;  j'espérais  que  vous  auriez  écrit  de 
ouveau,  mais  je  n'ai  rien  reçu,  à  mon  grand  désappointe- 
ient.  Lord  Bury  a  bien  répondu  à  la  lettre  de  Lord  Ash- 
urnham,  mais  il  n'a  pas  assez  démontré  l'absurdité  de  ses 
iradoxes.  Ce  Tory  des  Tories  et  des  légitimistes  à  ou- 
ance,  prêcliant  l'adliésion  à  la  plus  éhontée  des  révolu- 

ons Quelle  bénédiction  que  le  cardinal  ait  eu  le  cou- 

tge  de  soutenir  vos  «  Primrose  leaguers  »  !  C'est  une 
jréable  surprise. 


CHAPITRE  L  (1886) 


Lettres  à  M"  Bishop,  à  Lady  Herbert.  —   La  duchesse   d'Ursel. 

—  Lettre   à   M.    Ffrench.    —   Bal    chez    la    comtesse   de   la   ! 
Ferronnays.  —  Puissance  de  M.  Gladstone  pour  semer  la  dis-    | 
corde.  —  Défaite  du  Home-Bule.  —  Expulsion  des  Princes.  — 
Indignation  de  Mme  Graven.  —  Protestation  du  comte  de  Paris 

—  Séjour  à  la  Roche. 


A  M"  Bishop. 

Paris.  1"  avril  1886. 

Eh  bien  !  je  suis  ravie  de  ma  conversation  avec  le  nonce  ! 
Il  me  parait  avoir  saisi  l'ensemble  de  la  situation  en  Irlande, 
et  l'avoir  comprise  telle  qu'elle  est.  C'est  peut-être  trop  tard! 
Mais  comme  je  le  dis  toujours,  il  ne  serajamais  trop  tard 
pour  montrer  au  monde  que  des  catholiques  de  cette  sorte 
ne  pactisent  pas  avec  la  basse  révolte  qui  entraine  l'Irlande 
loin  de  toute  loi  divine  et  humaine.  Le  nonce  a  beaucoup 
ri  de  l'excommunication  prononcée  contre  les  «  Primro- 
ses  »  par  l'évêque  de  Nottingham.  Il  a  dit  «  que  ce  bon 
évoque  paraissait  avoir  oublié  que  pour  être  dûment 
excommunié,  il  était  absolument  nécessaire  d'avoir  commis 
une  faute  très  grave.  El  les  fautes  ne  se  créent  pas  selon 
les  imaginations  et  les  opinions  des  gens  ».  Je  lui. ai  montré 
la  lettre  de  l'archevêque  de  Clifton,  il  m'a  dit  que  le  pape 
avait  déjà  prononcé  sur  ce  point. 


LA   DUCHESSE   D'URSEL  397 

A  Lad  y  Herbert. 

Paris,  11  avril  1886. 

Je  reçois  à  l'instant  «  Le  Valbriant  »,  avec  son  nouveau 
titre  et  sa  belle  reliure  anglaise.  Je  l'ai  déjà  parcouru,  et  j'ai 
apprécié  votre  grand  talent  et  votre  fidélité.  En  me  sou- 
venant une  fois  de  plus  avec  quelle  rapidité  ces  pages  ont 
été  écrites,  je  vous  ai  envié  ce  don  que  je  suis  si  loin  de 
posséder. 

Ainsi,  tout  est  fini  :  cette  éloquence  fatale  '  a  fait  son 
œuvre.  Ces  dangereuses  propositions  ne  seront  pas  accep- 
tées, mais  le  mal  qu'on  a  fait  en  les  exprimant  dans  ce 
puissant  langage  ne  se  réparera  jamais.  Je  voudrais  pres- 
que maintenant  qu'on  en  fit  l'expérience,  car  le  résultat 
remettrait  les  gens  dans  leur  bon  sens,  et  ce  chef  aveugle 
lui-même  ouvrirait  les  yeux.  Mais  je  veux  cesser  de  penser 
à  tout  cela.  (Le  cardinal  Manning  dirait  que  c'est  ce  que 
j'ai  de  mieux  à  faire.)  Une  de  mes  raisons,  c'est  qu'il  n'y 
a  personne  à  Paris  avec  qui  je  puisse  en  causer,  et  qui  com- 
prenne un  mot  de  ce  sujet. 

A  M.  Grant  Duff. 

Paris,  12  avril  1886. 

Votre  lettre  du  15  mars  contenant  vos  bons  souhaits  pour 
aujourd'hui  m'arrive  à  l'instant,  et  le  moins  que  je  puisse 
faire  est  de  vous  remercier  sans  attendre  même  une  heure. 
Je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  au  monde  une  autre  personne  qui 
se  soitsouvenuedemon  soixante-dix-huitième  anniversaire, 
et  certainement  je  ne  compte  sur  le  souvenir  et  les  souhaits 
d'aucun,  autant  que  sur  les  vôtres.  Vous  apprendrez  avec 
plaisir,  je  le  sais,  que  j'ai  atteint  Paris  saine  et  sauve  le 
27  mars,  après  avoir  été  retenue  à  Mons  par  un  mois  de 
maladie.  Vous  me  demanderez  ce  que  j'y  faisais...  J'étais 
allée  voir  ma  très  chère  nièce  (ainsi  nommée)  la  duchesse 
d'Ursel,  née  de  Mun  (la  fille  aînée  du  second  mariage  de 
mon  beau-frère).  Depuisson  enfance,  ellea  toujours  eupour 
moi  une  affection  extraordinaire,  et  on  ne  pouvait  jamais 
lui  faire  comprendre  qu'étant  la  tante  de  ses  frères,  je 
n'étais  pas  la  sienne.  C'est  ainsi  qu'ils  m'appellent  tous  les 
quatre  «  tante  Pauline  ».  J'ai  été  contente  de  rentrer  chez 

1.  L'éloquence  de  M.  Gladstone. 


398  MADAME   CRAVEN    (1886) 

moi,  bien  que  ce  retour  soit  toujours  pénible.  Il  faut  du 
temps  aussi  pour  s'habituer  au  silence  de  cette  maison  vide 
et  à  la  solitude  complète,  après  avoir  passé  deux  mois  en 
Angleterre,  dans  la  société  des  vrais  amis  qui  m'entou- 
raient. J'éprouve  aussi  une  impression  singulière  de  les 
avoir  quittés  dans  l'inquiétude  et  l'attente  des  déclarations 
menaçantes  des  Irlandais  gladsloniens,  pour  me  trouver 
tout  à  coup  au  milieu  de  gens  qui  ne  s'en  soucient  pas  plus 
que  d'un  fétu  de  paille,  et  auxquels  je  ne  peux  même  pas 
en  parler.  Les  Français  sont  bien  étranges  dans  leur  indiffé- 
rence de  ce  qui  se  passe  au  delà  de  leurs  frontières.  Sous  ce 
rapport,  ils  ne  sont  pas  comme  les  autres  peuples.  Mais 
cela  ne  signifie  rien.  Qu'est-ce  qui  signifie  quelque  chose, 
hélas  !  maintenant  que  notre  «  ami  d'autrefois  »  a  dit  le 
meilleur  et  le  pire?  Son  discours  est  bien  remarquable  dans 
sa  beauté  et  sa  folie.  Cependant,  je  répète  que  ces  paroles 
ne  peuvent  être  effacées;  et  comment  prévoir  ce  qui  arri- 
vera? Il  y  a  autant  de  danger  à  repousser  ces  mesures  qu'à 
les  accepter.  L'anarchie  et  la  guerre  civile  d'un  côté,  la 
dynamite  de  l'autre,  le  sang  répandu  de  toute  façon  ;  ce 
n'est  pas  une  perspective  réjouissante,  et  l'Angleterre  que 
vous  retrouverez  sera  bien  différente  de  celle  que  vous 
avez  quittée.  C'est  une  grande  joie,  cependant,  d'attendre 
cette  arrivée  dont  la  date  approche.  Quand  vous  êtes  parti, 
je  me  demandais  si  je  serais  encore  de  ce  monde  à  votre 
retour.  Je  puis  maintenant  me  livrera  l'espérance  de  vous 
revoir,  car  ma  santé  est  rétablie,  pour  le  moment.  J'ou- 
blie mon  âge,  parfois.  Faites  moi  connaître  vos  projets 
d'avance. 

A  M.  Ffrench. 

Paris,  29  avril  1886. 

Pas  du  tout  —  rien  de  tout  cela  —  mon  silence  n'a  été 
causé  par  aucune  des  mauvaises  raisons  auxquelles  vous 
l'attribuez,  mais  uniquement  parcelle  qui  embrasse  toutes 
les  autres:  je  suis  à  Paris,  je  ne  sors  à  peu  près  jamais  j 
ne  vois  à  peu  près  personne,  et  cependant  mon  temps  esl 
dévoré  sans  qu'il  me  soit  possible  de  me  rappeler  à  la  fin 
de  la  journée  de  quoi  il  a  été  rempli.  Il  faut  pourtant  donc, 
comme  justification  réelle  que  je  travaille  maintenant  le 
plus  que  je  puis  à  ce  denver  ouvrage  de  ma  vie  que  j'ai 


LETTRE    A   M.    FFRENCH  399 

hâte  de  poursuivre,  puisque  Dieu  m'en  laisse  le  temps  et 
les  forces  et  que  mes  yeux  ne  me  refusent  pas  encore  leur 
service.  Ajoutez  cela  aux  «  empêchements  »  de  la  bonne 
ville  de  Paris,  et  vous  n'irez  plus  chercher  midi  à  quatorze 
heures  pour  deviner  pourquoi  je  ne  vous  écris  pas. 

Quant  au  «  Valbriant  »,  il  est  vrai  que  j'ai  un  peu  oublié 
de  vous  l'envoyer,  et  un  peu  pensé  que  vous  n'y  pensiez 
plus,  et  qu'un  homme  aussi  mordu  que  vous  parla  littéra- 
ture actuelle  ne  lirait  ce  simple  récit  que  par  politesse 
pour  une  vieille  amie.  Mais  je  suis  heureuse  et  llattée  de 
votre  insistance,  et  toute  prête  à  réparer  mon  tort,  ainsi 
que  vous  le  connaîtrez  presqu'en  mémo  temps  que  vous 
recevrez  cette  lettre. 

Vos  meilleures  nouvelles  de  Lady  Holland  me  réjouissent 
le  cœur.  Je  voudrais  tant  qu'elle  pût  aller  à  Marienbad  au 
plus  tôt!  Le  marquis  de  Juigné  (père  de  Madeleine  de 
Castellane)  est  parti  il  y  a  un  mois  déjà  pour  Carlsbad,  avec 
une  maladie  de  foie  si  avancée  qu'il  était  devenu  mécon- 
naissable, son  teint  couleur  d'acajou,  et  dans  un  malaise 
indescriptible.  J'avoue  que  ce  départ,  et  dans  cette  saison, 
me  semblait  une  folie.  Eh  bien  !  le  voilà  sensiblement 
mieux,  et  reprenant  force  et  bonne  humeur. 

Je  voudrais  que  notre  chère  «  my  Lady  »  pût  suivre  cet 
encourageant  exemple  ;  dites-lui  en  attendant  mille  et 
mille  tendres  choses  de  ma  part.  Je  ne  vous  dis  pas  un  mot 
de  politique,  ne  voulant  pas  ajouter  mes  lamentations  à 
vos  gémissements.  Your  friend,  M.  Wilfrid  Blunt  has  gone 
anddone,  ail  the  mischief  he  could,  mais  il  n'y  a  plus  rien 
à  gâter  ni  à  détruire.  Tout  est  fait  I  Votre  G.  M.  s'en  est 
chargé,  et  même  qu'après  ses  derniers  discours  il  se  tairait 
pour  toujours,  la  puissance  destructive  de  ses  paroles 
durera  bien  longtemps  après  lui. 

God  bless  you  I  Je  suis  heureuse  de  vous  savoir  rétabli, 
et  aussi  que  pendant  cette  maladie  votre  chère  et  charmante 
fille  ait  été  auprès  de  vous.  Mais  faut-il  vraiment  qu'elle 
reparte  si  tôt? 

Encore  une  fois,  croyez-moi 

Ever  affectionately  yours. 
P.    L.  F.  Craven. 

Gombe  Abbey  l  J'y  ai  été  un  an  après  mon  mariage,  il  y 


400  MADAME   CRAVEN    (1885) 

a  52  ans  !  Cela  m'a  plu  alors  par  sa  singularité.  Et  les  por- 
traits du  prince  Rupert  et  du  prince  Maurice?  Ils  y  sont 
toujours,  j'imagine. 

A  Mrs  Hishof. 

Paris,  24  mai  1886. 

M.  Fullerton  a  été  mon  hôte  tous  les  jours  de  cette  se- 
maine. Il  m'a  été  très  agréable  et  fort  utile  qu'il  puisse  lire 
mes  chapitres  finis.  J'ai  dû,  bien  à  contre-cœur,  enlever 
certaines  choses,  mais  je  ne  pouvais  pas  lui  désobéir... 
Quand  les  principaux  intéressés  vivent  encore,  c'est  tou- 
jours difficile  d'écrire  une  biographie.  Lorsque  j'ai  publié 
le  «  Récit  d'une  sœur  »,  vingt  ans  et  plus  s'étaient  écoulés 
depuis  la  mort  de  ceux  dont  j'écrivais  l'histoire.  Cepen- 
dant, ce  n'est  qu'un  petit  ennui  et  je  me  sens  très  soulagée 
qu'il  ait  approuvé  Vensemble  et  le  ton  que  j'ai  adopté.  Il  ne 
l'a  pas  trouvé  trop  mondain,  et  puisqu'il  est  satisfait,  je 
suis  contente,  et  j'espère  continuer  rapidement,  quand  je 
serai  débarrassée  de  mes  accès  de  fièvre. 

On  dirait  que  Lord  Hartingtou  et  M.  Chamberlain  se  sont 
jet'és  à  la  tête  des  chevaux  emportés  que  M.  Gladstone 
fouettait  si  vigoureusement  à  la  descente.  S'il  en  est  réel- 
lement ainsi,  c'est  un  acte  de  courage  et  d'énerui   . 

Oui!  ma  belle-sœur  a  paru  dans  toute  sa  gloire  aux  fêtes 
du  mariage  royal.  Pas  plus  que  beaucoup  d'autres  cepen- 
dant, si  ce  n'esL  la  satisfaction  personnelle  d'être  pour 
quelque  chose  dans  cette  brillante  alîaire  matrimoniale  '. 
Et  c'est  un  succès  aussi  grand  qu'inattendu.  On  n'avait 
jamais  vu  en  France  une  semblable  manifestation  de 
toutes  les  classes  de  la  société.  Les  royalistes  étaient  tous 
là,  sans  l'ombre  des  anciennes  divisions.  Le  monde  litté- 
raire et  commercial  était  également  bien  représenté.  Tous  ! 
excepté  le  monde  militaire,  que  le  comte  de  Paris  n'avait 
pas  invité.  Il  ne  l'aurait  pas  fait  pour  ses  amis  les  plus  in- 
times, car  la  discipline  militaire  doit  être  avant  tout  respec- 
tée dans  l'armée.  Tous  ceux  qui  seraient  venus,  s'ils  avaient 
pu,  se  sont  arrangés  pour  envoyer  leurs  souhaits  et  l'ex- 
pression de  leurs  regrets.  La  princesse  était  ravissante,  et 
tout  si  bien  combiné  que  3000  personnes    ont   pu  circuler 

1.  Le  mariage  de  la  princesse  Amélie,  fille  aînée  du  comte  de 
Paris,  avec  le  fils  du  roi  de  Portugal,  roi  lui-même  maintenant. 


LE  HOME-RULE   EST   REJETÉ  401 

lans  les  appartements  sans  le  moindre  désordre.  Ce  qu'il 
f  a  de  plus  extraordinaire,  c'est  qu'à  travers  toute  la 
France,  et  partout  où  le  train  s'est  arrêté,  on  est  venu  of- 
rir  des  bouquets  aux  princes  et  leur  témoigner  toutes 
lortes  de  respects. 

Mais  je  ne  le  sais  que  trop  :  tout  en  représentant  les  sen- 
iments  d'une  grande  partie  de  la  France  (et  la  meilleure), 
;ette  manifestation  ne  rapproche  pas  la  chute  de  ce  hon- 
eux  régime... 

Remerciez  Mrs  Molesworth  et  Juliet  de  leurs  très  aima- 
bles lettres...  Je  suis  contente  qu'elles  aiment  «  le  Val- 
>riant  ».  Les  caractères  et  les  incidents  auxquels  je  fais 
illusion  sont  tellement  français,  que  je  ne  m'attendais  pas 
i  le  voir  remarqué  en  dehors  du  terroir. 

A  Mrs  Bishop. 

Paris,  11  juin  1886. 

Et  maintenant  disons  un  mot  de  ce  grand  événement.  Il 
ne  tarde  de  recevoir  une  lettre  de  vous.  Ecrivez-moi,  je 
rous  en  prie,  et  dites-moi  ce  que  vous  éprouvez,  et  si  l'é- 
tonnante puissance  que  possède  M.  Gladstone  pour  semer 
a  discorde  n'amènera  pas  un  changement  d'impression, 
rendant  le  tumulte  dans  lequel  il  va  noyer  sa  défaite  '. 

Et  me  voyez-vous  obligée  de  me  taire  dans  un  moment 
Dareil?...  M.  Fullerton  est  encore  mon  hôte,  et  nous  som- 
ues  dans  les  meilleurs  termes,  à  la  condition  de  ne  jamais 
sarler  de  la  politique  irlandaise.  Cependant,  je  n'ai  pas  pu 
n'empêcher  de  dire  (avec  beaucoup  de  calme)  :  «  Le  Bill 
3st  rejeté  avec  une  très  grande  majorité.  »  II  m'a  répondu  : 
<  Oui,  et  c'est  un  très  grand  malheur,  nous  voilà  plongés 
lans  la  révolution.  »  J'ai  riposté  que  si  le  Bill  avait  passé, 
nous  y  serions  plus  sûrement  encore.  «  Vous  souvenez- 
vous,  »  m'a-t-il  dit,  «  de  l'insolente  réponse  de  Lord  Bea- 
consfield  aux  évêques  ?  » 

J'ai  changé  de  conversation  à  la  hâte... 

A  M.  Grant  Duff. 

Paris,  12  juin  1886. 

Les  paroles  que  vous  n'avez  pas  trouvées  sont  dans  une 
lettre  de  la  chère  Olga,  après  la  mort  d'Eugénie,  page  323 

1.  La  défaite  du  gouvernement,  quand  le  Home-Rule  fut   rejeté. 

MADAME    CRAVEN.  26 


402  MADAME   GRAVEN    (1886) 

du  second  volume  ;  les  lettres  sont,  à  mon  avis,  les  plus 
ravissantes  qu'elle  ait  écrites,  et  me  reviennent  à  l'esprit 
plus  souvent  que  beaucoup  d'autres  dans  le  livre. 

Merci  de  votre  indulgence.  «  Le  Valbriant»  n'a  pas  reçu 
beaucoup  d'éloges  en  France,  et  M.  de  Pontmartin  a  fait  sa 
sortie  ordinaire  contre  lui  et  contre  moi.  Mais  il  est  lu,  je 
crois,  par  beaucoup  de  personnes  très  tranquilles,  ne  fai- 
sant point  partie  de  ce  grand  monde  des  lecteurs  Daudet- 
Zola,  car  il  a  déjà  eu  sept  éditions. 

Ce  matin,  la  république  française  s'est  déshonorée  par 
une  nouvelle  iniquité  aussi  ridicule  qu'odieuse,  vu  les  cir- 
constances. Le  pauvre  comte  de  Paris  regrettera,  avec 
raison,  de  s'être  si  vite  séparé  de  York  House1.  J'imagine 
cependant  que  cet  exil  ne  sera  pas  long.  Il  n'y  a  qu'une 
opinion  sur  son  compte,  et  les  royalistes  se  sont  énergique- 
ment  ralliés.  Hier,  àla  Chambre,  Albert  a  très  bien  parlé 
à  ce  sujet. 

J'espère  que  vous  lirez  son  discours...  Je  suis  très  absor- 
bée par  mon  travail  -  qui  sera,  je  l'espère,  plus  intéressant 
que  ne  le  croyaient  bien  des  gens.  Il  est  toujours  agréable 
d'étudier  un  beau  caractère,  et  elle  vivait  dans  un  temps 
et  dans  un  milieu  si  intéressants! 

Pour  en  revenir  à  votre  discours  3,  les  paroles  que  vous 
avez  citées  me  touchent,  non  seulement  parce  qu'elles 
prouvent  que  vous  vous  souvenez  où  et  quand  vous  les  avez 
lues,  mais  encore  par  le  conseil  qu'elles  renferment.  Que 
sont  réellement  la  science,  l'éducation,  la  civilisation,  si 
une  pensée  plus  élevée  ne  les  domine?  «  Tout  ce  qui  finit 
est  si  court  !  »  Que  Dieu  vous  bénisse,  ainsi  que  votre  chère 
femme,  dont  j'attends  les  discours  avec  impatience.  J'es- 
père qu'elle  lira  celui  d'Albert  (sur  l'expulsion  des  princes) 
et  je  suis  sûre  qu'elle  le  trouvera  très  noble  et  très  remar- 
quable. C'est  étrange,  mais  M.  Floquet  semble  l'avoir  pris 
en  amitié.  Il  se  montre  plus  qu'impartial,  et  le  protège  ou- 
vertement contre  ses  ennemis  les  plus  acharnés  (son  pro- 
pre parti)  et  les  oblige  à  l'écouter  en  silence. 

1.  Résidence  du  comte  de  Paris  à  Twickenham.  Elle  appar- 
tient maintenant  à  M.  Grant  Dufî. 

•,'.  La  vie  de  Lady  G.  Fullerton. 

3.  Un  discours  prononcé  par  M.  Grant  Dufî,  comme  chanceliea 
de  l'Université  de  Madras. 


EXPULSION   DES   PRINCES  403 

A  M"  Bishop. 

Paris,  29  juin  1886. 

De  ce  côté  du  détroit,  nous  sommes  encore  sous  l'im- 
pression très  vive  du  départ  triomphal  de  M.  le  comte  de 
Paris,  départ  suivi  de  sa  remarquable  protestation  que  tout 
le  monde  lit,  et  qui  a  produit  énormément  d'effet.  Tous  les 
miens  étaient  là,  à  Eu  et  au  Tréport.  Us  disent  que  ce  qu'ils 
ont  vu  dépasse  toute  description.  La  république  a  rendu 
service  à  la  monarchie  française,  et  le  comte  de  Paris  a  su 
proliter  de  l'occasion  qui  lui  était  offerte.  Pour  la  première 
fois  depuis  des  années,  j'ai  quelque  espoir  de  vivre  assez 
longtemps,  aussi  vieille  que  je  sois,  pour  voir  la  fin  de  ce 
méprisable  régime. 

N.  B.  En  France,  il  y  a  des  gens  qui  traitent  de  méprisable 
tout  régime  qui  ne  leur  convient  pas.  Je  n'ai  jamais  fait 
cela,  aussi  peu  que  j'aie  pu  aimer  ce  qui  était;  mais  dans 
le  moment,  c'est  la  seule  épithète  qui  lui  convienne. 

Le  22  juillet,  Mme  Craven,  se  trouvant  à  la  Roche, 
terminait  par  ces  mots  une  lettre  à  Mrs  Bishop  : 

Je  suis  arrivée  mardi,  et  je  jouis  de  cet  air  de  la  véri- 
table campagne,  bien  que  j'aie  quitté  mon  petit  coin  avec 
une  certaine  répugnance. 

Mais  j'aime  beaucoup  ce  pays  et  la  société  de  ma  bonne 
amie1. 

1.  Mme  Cochin. 


CHAPITRE  LI  (1886) 


Lumigny.  —  Mme  Craven  continue  la  vie  de  Lady  G.  Fullerton. 
«  Chez  Paddy  ».  — Paris. 


A  Mrs  Bishuf. 

Lumigny,  li  novembre  1886. 

Il  n'y  a  rien  à  dire  de  la  France.  Tout  ici  devient  plus 
triste,  plus  désespérant  chaque  jour  !... 

Il  y  a  environ  trois  semaines  que  je  suis  ici,  et  je  me 
trouve  beaucoup  mieux  de  ce  changemenl  d'air.  Le  genre 
de  vie  que  je  mène  me  convient  1  Mais  le  revers  de  la  mé- 
daille, c'est  que  personne  ne  s'intéresse  aux  différentes 
choses  qui  m'occupent 

Néanmoins  je  suis  contente  d'être  ici.  Ils  sont  tous  bons, 
intelligents  et  gais,  et  avant  de  venir,  j'étais  restée  seule 
très  longtemps.  De  plus,  j'ai  beaucoup  de  loisirs  pour  tra- 
vailler, la  messe  tous  les  matins  dans  la  chapelle,  et  une  vie 
très  agréable  dans  son  ensemble. 

Au  Père  Coleiudge. 

Liinii  tobre  1886. 

C'est  un  travail  très  difficile,  mais  très  intéressant  '.  Je 
m'inquiète  cependant  de  la  quantité  de  documents  que 
j'ai  encore  à  examiner.  Le  livre  ne  doit  pas  dépasser  une 

1.  La  Vie  de  Lady  G.  Fullerton. 


«    CHEZ   PADDY    »  405 

certaine  limite.  J'ai  déjà  écrit  400  pages  (qui  en  feront  300 
d'imprimerie),  et  je  n'en  suis  qu'à  lb51. 

A  M"  Bishop. 

Lumigny,  27  novembre  1886. 

Votre  lettre  est  un  véritable  régal  (assez  rare,  permet- 
tez-moi de  le  remarquer).  Je  me  trouve  ici  tellement  en 
dehors  de  la  sphère  des  intérêts  dans  laquelle  vous  vivez,  que 
je  crois  entendre  des  sons  d'un  autre  monde.  Gela  ne  veut 
pas  dire  que  ^e  sois  dans  un  milieu  endormi  où  on  laisse 
tomber  la  conversation.  Mais  c'est  inouï  à  quel  point  tout 
le  monde  est  indifférent  à  ce  qui  se  passe  au  delà  des 
frontières  françaises,  à  moins  qu'on  ne  craigne  d'être  en- 
traîné dans  une  querelle  européenne.  Mais  nos  misères 
intimes  absorbent  toutes  les  pensées.  J'ai  eu  cependant 
une  petite  conversation  avec  Denys  Cochin,  qui  est  venu 
chasser  pendant  deux  jours.  11  arrivait  de  Paris  où  il 
avait  vu  Lord  Emly,  leur  vieil  ami,  qui  lui  a  dit  tout 
ce  qui  pouvait  confirmer  sa  très  raisonnable  opinion  sur 
les  affaires  d'Irlande  et  toutes  les  autres.  Lord  Emly  l'a 
supplié  d'écrire  quelque  chose  dans  le  Correspondant.  Il  va 
le  faire.  Je  lui  ai  donné  les  «  notes  »  sur  l'Irlande,  et  je 
lui  ai  promis  de  lui  envoyer  tous  les  renseignements  utiles 
que  je  pourrais  découvrir.  Dans  le  numéro  du  15,  il  y  a  un 
nouveau  «  Chez  Paddy  »  qui  est  excellent.  Cette  fois-ci, 
M.  de  Grancey  a  évidemment  cherché  à  bien  parler  du 
clergé. 

Les  exploits  de  Florence  m'ont  amusée  L  Ils  s'élèvent 
presque  à  la  hauteur  des  héroïques  actions  guerrières. 
Les  femmes  capables  de  les  accomplir  me  paraissent  sur- 
naturelles, et  je  ne  les  juge  pas  comme  Mme  La  Touche. 
Que  diriez- vous,  ainsi  que  Florence,  si  vous  étiez  ici  où 
trois  familles  sont  réunies,  femmes,  jeunes  filles,  hommes 
et  enfants,  en  tout  vingt-deux?  Et  pas  un  d'entre  eux  n'ayant 
la  plus  petite  idée  d'une  promenade  à  cheval  !  De  fait,  on 
ne  trouverait  pas  ici  un  seul  animal  sur  le  dos  duquel  on 
pourrait  l'accomplir.  Cela  paraît  étrange,  même  à  moi  ! 
Les  Anglais  ne  le  supporteraient  pas. 

En  revanche,  il    n'y  a  pas  un  cercle  en  Angleterre  qui 

i.  A  la  cliasse,  avec  les  meutes  de  Kildare. 


406  MADAME   CRAVEN    (1886) 

s'assoierait  autour  d'une  table,  les  hommes  dessinant 
les  femmes  travaillant,  pendant  que  je  fais  la  lecture  de' 
mes  chapitres  finis.  Tout  cela  prouve  à  quel  point  les  deux 
nations  diffèrent,  ce  n'est  pas  étonnant  qu'elles  n'arrivent 
pas  à  se  comprendre. 


CHAPITRE  LU  (1887) 


Mort  du  comte  Robert  de  Mun.  —  Désolation  de  Mme  Graven. 
Mort  du  comte  Stanislas  de  Blacas.  —  Le  cardinal  di  Rendi. 
Opinion  de  M.  Greville  sur  l'Irlande.  —  Souvenirs  de  Rome. 


A  Mrs  Bishop. 

Rochecotte,  22  janvier  1887. 

Je  lis  Charles  Greville  J  :  oh  !  quelle  histoire  1  Et  quel 
malheur  que  la  pitié  et  l'indignation  qu'elle  soulève  soient 
devenues  inutiles,  —  dangereuses  même  à  entretenir. 
C'est  trop  s'appesantir  sur  des  souvenirs  qui  ont  fait  de 
M.  Gladstone  Vami  mortel  de  l'Irlande.  Ce  passé  est  odieux, 
on  ne  le  haïra  jamais  assez  ;  mais  il  ne  peut  changer  une 
révolution  en  un  remède,  ni  les  chefs  actuels  des  Irlan- 
dais en  hommes  et  en  gouvernants  sûrs  et  honnêtes  (dans 
la  véritable  acception  des  mots). 

L'Angleterre,  qui  a  déjà  fait  tant  de  mal  à  l'Irlande,  n'a 
plus  maintenant  qu'à  lui  faire  tout  le  bien  possible,  avec 
patience,  persévérance  et  fermeté. 

Je  resterai  ici  jusqu'au  31,  et  puis  je  m'installerai  défi- 
nitivement à  Paris.  Mon  travail  m'intéresse,  mais  je  suis 
pressée  par  l'inquiétude  de  n'avoir  pas  assez  de  temps  pour 
le  finir. 

Le  comte  Robert  de  Mun,  obligé  de  subir  une  opé- 
1.  «  Le  passé  et  le  présent  de  l'Irlande  »,  publié  en  1845. 


408  MADAME   CRAVEN    (1887) 

ration  ù  Munich,  ne  se  rétablit  jamais.  La  lettre  sui- 
vante, adressée  à  Lady  Herbert,  exprime  le  sentiment 
général  de  tous  ceux  qui  le  connaissaient.  Dans  une 
touchante  notice  sui  son  neveu,  Mme  Craven  nous 
rappelle  les  prières  d'Eugénie  avant  la  naissance  de 
son  fils  l.  Elle  demandait  à  Dieu  «  que  le  don  de  son 
amour  lui  soit  accordé  en  même  temps  que  le  don 
de  la  vie,  et,  je  l'avoue,  je  voudrais  qu'il  fût  beau, 
qu'il  eût  des  yeux  tels  que  je  me  les  figure  ».  Le9 
prières  de  sa  mère  furent  entièrement  exaucées. 

Il  quitta  l'armée  en  épousant  la  princesse  de  Beau- 
vau,  en  18G7.  Au  moment  de  la  guerre  de  1870,  il  re- 
prit du  service  sous  les  ordres  du  général  Gudin  à 
Rouen.  Quand  les  deux  frères  se  retrouvèrent,  une 
nouvelle  voie  s'ouvrit  pour  eux.  sur  les  ruines  de  la 
société.  Secourir  leur  patrie  affolée  et  panser  ses 
blessures,  devint  le  but  de  leur  vie  et  de  leurs  désirs. 

Il  fallait  pour  cela,  non  seulement  de  la  bonne  vo- 
lonté, mais  de  l'étude  et  de  la  réflexion  et  la  charité 
qu'inspire  la  foi  chrétienne.  Appelé  aux  devoirs  que 
lui  imposait  son  éloquence,  le  comte  Albert  de  M  un 
n'aurait  pu  donner  tout  son  temps  à  un  travail  qui  de- 
vintla  part  de  son  frère  Robert  dans  leur  œuvre  com- 
mune, et  le  désintéressement  de  ce  dernier  l'aida 
peut-être  plus  que  tout  le  reste.  Mme  Craven  écrit  : 
«  Le  père  Lacordaire  a  dit  :  «  Ce  n'est  ni  le  génie,  ni  la 
«  gloire,  ni  l'amour,  qui  mesurent  l'élévation  d'une 
«  âme,  c'est  la  bonté  ».  Robert  fut  la  réalisation  vivante 
de  cette  parole.  » 

A  Lady  Herbert. 

Paris,  27  février  1887 

Oui  !  c'est  un  grand  malheur  auquel  je  n'étais  pas  pré- 
parée2. J'ai  eu  jusqu'à  la  fin  beaucoup  d'espoir,  et  la  con- 
viction  très   profonde   (et  bien  souvent  trompeuse)   que 

1.  Voir  le  «  Récit  d'une  sœur  ».  II,  221. 

2.  La  mort  du  comte  Hubert  de  Mun. 


MORT   DU   COMTE    ROBERT   DE   MUN  401) 

c'était  trop  affreux  pour  arriver.  Mais,  hélas  !  ce  ne  sont 
que  des  espérances  et  des  calculs  humains.  Dieu  sait 
mieux  que  nous,  et  on  ne  trouve  la  paix  en  ce  monde 
que  dans  la  pensée  que  sa  volonté  est  une  volonté  ado- 
rable. Pour  sa  femme  et  pour  ses  enfants,  pour  son  pauvre 
frère,  c'est  une  perte  irréparable,  et  je  ne  crois  pas  que 
son  père  lui  survive.  C'est  le  brisement  final  et  soudain  de 
ce  cercle  de  famille,  le  plus  heureux  du  monde,  il  y  a  seu- 
lement trois  mois.  Et  je  crois  pouvoir  dire  que  c'est  un 
malheur  pour  toute  la  France  catholique.  Son  travail  était 
si  actif,  si  persévérant,  si  généreux  et  si  humble  en  même 
temps!  Il  était  tellement  indifférent  à  la  louange,  si  pro- 
fondément heureux  du  succès  d'Albert  et  de  sa  réputa- 
tion ! 

Oh  !  chère  amie,  c'est  une  horrible  douleur,  et  je  ne 
me  sens  pas  encore  calme  et  résignée  comme  je  devrais 
l'être.  Depuis  mon  retour  à  Paris,  je  n'ai  eu  que  des  cha- 
grins. Au  moment  même  où  je  recevais  la  nouvelle  de  la 
mort  de  Mme  di  Rendi,  j'apprenais  que  M.  Baude,  un  vieil 
ami  de  ma  famille  (et  notre  ambassadeur  à  Rome),  était 
mort  subitement  dans  la  matinée.  Et  c'est  quand  je  reve- 
nais de  ses  funérailles  que  cette  affreuse  dépêche  de  Mu- 
nich m'a  été  remise. 

A  Mrs  Bishop. 

Paris,  7  mars  1887. 

Rien  n'est  plus  triste  que  mon  existence  dans  le  moment. 
Ce  malheur  a  tout  obscurci  pour  nous.  «  Il  assombrira 
Lumigny  »,  disiez-vous  dans  votre  dernière  lettre.  En 
dehors  de  cela,  il  y  a  encore  bien  des  tristesses.  Mon  uni- 
que consolation,  c'est  que  je  me  porte  assez  bien  pour  tra- 
vailler, et  que  je  ne  crains  pas  de  rester  seule.  Les  Monta- 
lembert  sont  venus,  et  le  nonce  est  encore  ici,  de  sorte  que 
de  temps  en  temps  j'ai  quelques  visites  agréables  le  soir. 

La  tristesse  et  la  fatigue  de  ces  trois  dernières  semaines 
avaient  interrompu  mon  travail,  mais  je  le  reprends  main- 
tenant. 

A  Mrs  Bishop. 

Paris,  22  mars  1887. 
L'hiver  est  vraiment  bien  triste!  Les  amis  et  les  parents 


410  MADAME   CRAVEN    (1887) 

m'ont  été  enlevés  si  rapidement,  que  j'éprouve  une  espèce 
de  stupeur  de  me  voir  encore  sur  la  terre,  moi  la  plus 
vieille  et  la  plus  inutile  de  tous,  (le  n'est  pas  Bertrand  qui 
est  mort  vendredi,  mais  mon  très  cher  cousin  germain 
Stanislas  de  Blacas,  l'ami  dévoué  du  comte  de  Cham- 
bord,  bien  connu  pour  cela,  et  respecté  de  tous  les 
partis. 

....C'était  un  membre  important  de  notre  famille.  Hélait 
bon,  aimable  et  désintéressé,  unissant  tous  ceux  qu'il  ai- 
mait et  dont  il  était  aimé.  On  sentira  bien  longtemps  sa 
perte 

Chère  amie,  je  crains  que  vous  ne  soyez  fatiguée  de 
m'entendre  toujours  parler  d'une  personne  que  vous  ne 
connaissiez  pas,  aussi  chère  qu'elle  me  fût.  Mais  vous  rece- 
vrez, la  semaine  prochaine  sans  doute,  quelques  pages  que 
j'ai  écrites  sur  Robert,  et  qui  sont  adressées  aux  lecteurs 
du  «  Récit  d'une  sœur  »,  à  des  lecteurs  comme  vous,  comme 
notre  cher  Sir  M.  et  les  autres.  Voici  comment  c'est  arrivé. 
Sa  pauvre  femme  n'était  pas  contente  de  ce  qu'on  avait 
écrit  sur  lui  ;  elle  me  dit  un  jour  très  tristement  :  «  C'est 
vous,  vous  seule  qui  pouviez  dire  quelque  chose  qui  me 
plaise  et  me  fasse  du  bien.  »  11  m'a  semblé  que  je  me  trou- 
vais auprès  d'une  personne  malade  ou  dans  le  désespoir, 
me  suppliant  de  la  calmer  par  le  son  d'un  insti  ument  dont 
je  pouvais  jouer.  Je  me  suis  donc  décidée  à  la  satisfaire,  et 
j'ai  dit,  en  quelques  mots,  ce  que  je  pensais.  On  a  tant 
parlé  de  lui,  qu'on  fera  bien  quelque  critique.  Mais  qu'est- 
ce  que  cela  fait?  Que  peut  me  faire  tout  ce  qu'on  dit,  ou 
tout  ce  qu'on  pense  de  moi,  maintenant  ? 

Je  n'ai  pas  encore  vu  le  cardinal  di  Rendi.  Mais  je  sup- 
pose qu'il  porte  sa  pourpre  aussi  tranquillement  que  tout 
le  reste.  Il  me  manquera  beaucoup.  Ce  n'est  pas  tous  les 
jours  qu'on  retrouve  comme  nonce  du  Pape  et  cardinal 
de  la  sainte  Eglise,  un  homme  qu'on  a  connu  quand  il 
avait  cinq  ans,  et  pour  lequel  on  a  toujours  eu  beaucoup 
d'amitié. 

Je  retourne  par  ce  courrier  1'  «  Irlande  »  de  (ire vi lie. 
Les  vingt,  dernières  pages  méritent  d'être  relues  et  repu- 
bliées maintenant.  En  1842,  il  trouvait  déjà  que  c'était  de 
la  sottise,  de  la  folie  et  de  la  bigoterie  de  ne  pas  avoir  de 
représentant  à  Rome. 


SOUVENIRS   DE   ROME  411 

A  Miss  0'  Me  ara. 

Paris,  25  mars  1887. 

Comme  c'est  étrange  de  lire  cette  date  «  Rome  »,  écrite 
ir  vous  !  Cela  m'a  vivement  rappelé  le  jour  où  je  l'écrivis 
oi-même  pour  la  première  fois,  le  2  mai  1830.  Il  n'y  a  que 
îelques  années,  comme  vous  voyez  !  J'arrivais  dans  une 
orne  bien  différente  de  celle  qui  existe  maintenant, 
uand  je  l'ai  vue  pour  la  dernière  fois  (en  1870),  elle  était 
\jà  changée.  Ce  n'était  plus  la  ville  calme  et  majestueuse 
;  ma  jeunesse,  car  l'ombre  des  événements  prochnins  pla- 
nt déjà  sur  elle,  et  de  plus  l'année  du  concile,  la  plus  in- 
ressante  de  ma  vie,  n'était  pas  une  période  de  paix. 
Je  n'éprouve  aucun  désir  de  la  revoir  telle  qu'elle  est,  et 
ême  si  je  pouvais  retourner  dans  Roma  Capitale,  je  m'y 
ifuserais.  Je  veux  conserver  intactes  mes  anciennes  im- 
essions.  Pour  vous  qui  êtes  jeune  et  qui  appartenez  au 
'ésent,  vous  trouverez  encore,  je  le  sais,  beaucoup  à  ai- 
er,  à  vénérer,  et  bien  des  choses  qui  vous  charmeront, 
i  ne  serais  pas  surprise  si,  même  maintenant,  vous  trou- 
ez difficile  de  vous  fixer  ailleurs,  après  avoir  habité 
ome  quelque  temps.  Autrefois,  il  en  était  ainsi.  Chacun 
ait  retenu  par  un  charme  différent,  selon  son  caractère 
i  sa  nationalité.  Tout  le  monde  le  subissait  et  l'expliquait 
3  mille  manières;  mais  il  m'a  toujours  semblé  que  nous 
suis  catholiques  comprenions  absolument  d'où. il  venait, 
ous  me  demandez  s'il  n'y  a  pas  un  endroit  ou  une  église 
ie  je  préfère"?  Si  !  En  dehors  de  Saint-Andréa  délie 
ratte,  que  j'aime  mieux  que  tout  autre,  naturellement,  et 
3ur  des  raisons  qui  n'ont  rien  à  faire  avec  son  mérite 
îrsonnel,  et  où  je  vous  remercie  de' vous  être  souvenue 
b  moi,  il  y  a  une  église  que  j'aime  tendrement.  Si  elle 
'est  pas  désaffectée,  l'endroit  où  elle  se  trouve  a  complé- 
ment perdu,  m'a-t-on  dit,  toute  sa  poésie  et  sa  beauté. 
5  veux  dire  Santa  Croce  di  Gerusalemme.  Elle  est  main- 
pant  sur  un  boulevard. 

Eternel  Del  !  S'il  en  est  ainsi  et  que  l'on  ne  puisse  plus 
îonter  le  sentier  pittoresque  et  solitaire  y  conduisant  de 
aint-Jean-de-Latran,  alors  n'y  allez  pas.  Au  moins  n'y 
liez  pas  pour  penser  à  moi.  Réservez  vos  pensées  et  vos 
rières   pour    les  nombreux    sanctuaires  qui    heureuse- 


412  MADAME    CRAVEN    (1887) 

ment  restent  encore  à  visiter,  et  où  vous  vous  souviendrez 
de  moi,  j'espère. 

La  mort  de  Mme  di  Rendi  m'a  profondément  peinée. 
C'était  une  de  mes  plus  vieilles  amies,  et  nous  avions  en 
commun  tous  les  souvenirs  de  notre  jeunesse.  La  suur 
d'Adélaïde  Minutolo  est  morte  depuis.  Elle  était  presque 
l'umique  souvenir  vivant  des  heureux  jours  du  passé.  La 
vie  prend  un  étrange  aspect  quand  on  reste  seule  à  mar- 
cher sur  la  route  aussi  longtemps  que  moi.  Comme  on  t;ï- 
che  et  comme  il  vous  tarde  de  réaliser  ces  paroles  que 
Mme  Swetchine  disait,  parmi  tant  d'autres,  si  belles  :  «  Ce 
n'est  pas  la  destruction  seule  qui  se  hâte,  mais  aussi  la 
liberté,  la  gloire,  la  perfeclion  d'une  âme  toujours  pins  ra- 
dieuse à  mesure  que  le  spirituel  absorbe  ce  qui  ne  l'est 
pas.  »  C'est  la  grâce  qu'il  faudra  demander,  quand  vous 
vous  souviendrez  de  votre  vieille  amie  dans  ces  sanctuai- 
res bénis. 


CHAPITRE  LUI  (1887) 


Le  Jubilé  de  la  reine  d'Angleterre.  —  Le  nonce  du  Pape  en  An- 
gleterre. —  Tendres  regrets  de  Mme  Graven  à  la  pensée  qu'elle 
ne  re verra  plus  l'Angleterre  et  ses  amis.  —  Maladie  et  conver- 
sion de  Lord  Lyons.  —  Rochecotte.  —L'abbé  Couvreux. 


A  MrsBisHOP. 

Paris,  9  juin  1887. 

Comment  recevra-t-on  le  légat  du  Pape  '  ?  C'est  une 
îtrange  époque  pour  renouveler  l'usage  d'envoyer  les  sou- 
haits du  Saint-Père  à  une  reine  pour  laquelle  les  évêques 
irlandais  refusent  de  prier.  J'ai  vu  avant-hier  le  duc  de 
\orfolk.  Il  rentrait  à  Londres  pour  préparer  Norfolk  House, 
jui  va  recevoir  Monsignor  Ruffio  Scilla.  C'est  un  important 
avènement,  qui  serait  très  heureux  si  tant  de  sujets  catho- 
liques de  Sa  Majesté  n'étaient  pas  aussi  en  colère. 

A  Lady  Herbert. 

Paris,  14  juin  1887. 

Ne  regrettez-vous  pas  de  manquer  le  Jubilé,  et  de  ne  pas 
juger  par  vous-même  de  l'effet  que  produit  un  nonce  du 
Pape  en  Angleterre?  Je  suis  contente  que  le  Saint-Père  ait 
ordonné  des  prières  dans  nos  églises.  C'est  plus,  je  sup- 
pose, que  n'en  feront  aucun  des  évêques  irlandais.  Mais 
cela  seul  n'est-il  pas  une  désobéissance  flagrante   à  la  loi 

1.  Envoyé  à  Londres  à  l'occasion  du  Jubilé  de  la  reine. 


414  MADAME   CRAVEN    (1887) 

que  l'Eglise  impose,  et  qui  est  appuyée,  même  ici,  par  notre 
gouvernement  incrédule  et  persécuteur? 

Mrs  Bishop  traversa  Paris  au  mois  de  juin,  se  rendant 
aux  Eaux-Bonnes,  au  grand  étonnement  de  Mme  Cra- 
yon qui  ne  pouvait  comprendre  qu'elle  quittai  l'An- 
gleterre au  moment  du  Jubilé  de  la  reine.  «A  cette  épo- 
que, dit  Mrs  Bishop,  Mme  Craven  se  portait  bien,  elle 
était  dans  de  bonnes  dispositions  et  très  active.  Elle 
nous  lut  une  grande  partie  de  son  travail  sur  Lady 
Georgiana  Fullerton.  Ei  quand  le  livre  l'ut  publié,  nous 
vîmes  avec  regret  que  les  pages  les  plus  caractéris- 
tiques, et  les  incidents  intimes  donnant  une  si  grande 
vérité  au  caractère  qu'elle  dépeignait,  avaienl 
enlevés.  » 

Comme  toujours,  sa  voix  prêtai!  un  charme  infini  à 
ses  paroles,  et  avec  un  tact  affecl!i"ii\.  elle  savait  ac- 
centuer les  passages  qui  devaient  plaire  à  ses  audi- 
teurs. 

A  Mrs  Bishop 

Paris,  24  juin  1887. 

L'immense  et  incroyable  succès  du  Jubilé  me  fait  d'au- 
tant plus  regretter  que  vous  l'ayez  manqué,  un  peu  par 
ma  faute,  je  le  crains.  C'était  un  spectacle  à  voir  el  u: 
inoubliable.  Une  fête  semblable  n'avaitjamais  eu  lieu  nulle 
part  et  ne  se  renouvellera  pas.  Je  compte  toujours  partir 
pour  Monabrile  29.  M.  Fullerton  vient  tousles  jours,  je  lui 
ai  donné  six  chapitres  bien  copiés.  Katheleen  O'Meara  m'a 
rendu  ceux  qu'elle  a  lus,  avec  très  peu  d'enthousiasme  je 
crois.  Je  suis  loin  de  m'attendre  à  un  succès,  mais  cela  ne 
signifie  rien. 

A  Mrs  Bishop. 

Paris.  1 1  septembre  1887. 

Mon  voyage  en  Angleterre  n'existait  que  dans  la  bien- 
veillante imagination  de  Lady  Herbert.  Si  j'y  avais  r<'- t-lle- 
m  -nt  songé,  ma  dernière  crise  m'y  aurait  fait  réfléchir 
deux  fois.  Je  ne  peux  plus  m'exposer  à   être  arrêtée  ohes 


SÉJOUR   A   ROCHECOTTE  415 

des  amis,  et  comme  le  risque  d'être  malade  devient  une 
difficulté  croissante,  il  est  évident  que  je  ne  dois  plus 
m'éloigner  de  chez  moi.  C'est  bien  triste  de  dire  un  der- 
nier adieu  aux  personnes  et  aux  lieux  que  j'aime  autant 
que  l'Angleterre  et  les  amis  que  j'y  possède.  (De  même  en 
Italie,  à  quelques-uns  que  je  ne  reverrai  plus.)  11  n'en  est 
pas  ainsi  pour  tout  le  monde,  même  à  mon  âge,  et  je  paie 
maintenant  le  bonheur  de  m'être  trouvée  athome  dans  trois 
pays  différents.  Le  résultat,  c'est  qu'on  ne  se  sent  chez  soi 
nulle  part.  (C'est-à-dire,  là  où  vivent  et  où  vivaient  ceux 
que  nous  aimons  le  plus.)  La  raison  ou  plutôt  le  prétexte 
de  mon  voyage  eût  été  la  nécessité  de  voir  le  Père  Cole- 
ridge  avant  la  publication  de  notre  livre  (si  réellement  il 
réussit  à  en  faire  un  avec  le  mien).  Ce  prétexte  n'existe 
plus  maintenant,  puisqu'il  arrive  à  la  fin  du  mois  pour  que 
nous  examinions  ensemble  nos  deux  manuscrits.  Si  ma 
mauvaise  santé  ne  m'arrête  pas  comme  depuis  un  mois, 
j'espère  arriver  au  bout  de  mon  difficile  travail  dans  un 
peu  moins  de  six  semaines.  Merci  et  encore  merci  des 
Spectators.  Ils  sont  ma  consolation  et  me  prouvent  seuls 
que  le  bon  sens  honnête  n'a  pas  tout  à  fait  abandonné  cette 
chère  vieille  Angleterre  de  mi  corazone,  comme  cela  paraît 
souvent  le  cas. 

Voyez-vous  quelquefois  M.  Grant  Duff,  ou  entendez-vous 
parler  de  lui  ?  Depuis  que  nous  ne  sommes  plus  aux  deux 
extrémités  du  globe,  il  me  semble  l'avoir  perdu.  Mais  je 
sais  comment  le  temps  passe  dans  notre  pays.  Et  mainte- 
nant qu'il  n'est  plus  un  grand  potentat,  il  ne  doit  plus  en 
avoir  du  tout. 

A  Mrs  Bishop. 

Rochecotte,  29  octobre  1887. 

Si  ma  chère  et  sainte  amie  pouvait  seulement  mener  une 
vie  calme,  qui  lui  conviendrait  autant  qu'à  moi,  ce  serait 
délicieux  de  venir  ici  de  temps  en  temps  jouir  d'une 
aimable  société,  ainsi  que  d'un  climat  bienfaisant  et  d'un 
changement  d'air  qui  m'est  toujours  bon.  Il  n'y  a  pas  sur 
la  terre  une  créature  meilleure  et  plus  sainte  que  Mme  de 
Castellane.  La  chapelle  avec  le  Saint  Sacrement,  une  ou 
deux  messes  par  jour,  deux  excellents  prêtres  vivant  dans 
la  maison,  tout  cela  suffit  à  mon  bien-être  età  mon  plaisir. 


416  MADAME   CRAVEN    (1887) 

Beaucoup  de  gens  vont  et  viennent.  Ils  ont  une  grande 
quantité  d'amis.  Saumur  et  Tours,  en  plus  de  Paris,  leur 
fournissent  des  hôtes  continuels,  que  ma  chère  vieille  amie 
est  toujours  prête  à  recevoir  avec  la  courtoisie  et  la  bonté 
d'un  autre  temps,  et...  un  cuisinier  comme,  hélas!  on  n'en 
trouve  plus  souvent,  dans  ces  temps  de  décadence.  Vous 
comprenez  aisément  que  je  ne  suis  guère  disposée  à  sup- 
porter ce  genre  de  bruit  absolument  vide.  Il  me  fatigue  et 
ne  m'offre  pas  le  genre  de  distraction  qui  me  ferait  du 
bien  après  une  longue  solitude.  Mais...  la  chapelle,  le 
bien-être  de  ma  chambre,  l'air  délicieux  des  plateaux  très 
élevés  qui  couronnent  les  bois  au-dessus  de  la  Loire  (dont 
je  n'appre'cie  pas  le  voisinage)  et  sur  lesquels  on  se  promène 
en  voiture  dans  toutes  les  directions,  tout  cela  me  repose 
en  partie,  et  j'emploie  mon  temps  à  continuer  mon  der- 
nier chapitre. 

A  miss  O'Meara. 

Rochecotle,  30  décembre  1887. 

Je  reçois  à  l'instant  de  Lord  Ralph  Kerr  une  lettre  qui 
m'émeut  profondément.  Il  m'écrit  que  le  pauvre  cher  Lord 
Lyons  vient  d'être  frappé  d'une  attaque  et  m'annonce  en 
même  temps  une  nouvelle  dont  vos  cœurs  se  réjouiront, 
c'est  qu'il  était  au  moment  d'abjurer.  «  Il  étudiait  »,  dit-il, 
«  depuis  longtemps  sous  la  direction  du  Dr  Butt  (l'évêque  de 
Southwark).  Il  allait  tous  les  jours  à  la  messe,  mais  ne 
voulait  prendre  aucune  détermination  sans  une  certitude 
plus  complète,  ne  souffrant  aucune  interruption  pouvant  le 
distraire  de  son  examen.  Il  a  différé  son  voyage  à  Paris 
(pour  prendre  congé  du  président  et  des  ministres)  dans  la 
crainte  des  distractions  que  pourraient  lui  causer  les  affaires 
politiques.  Il  a  été  frappé  ce  matin.  On  a  envoyé  chercher 
le  Dr  Butt.  Lord  Lyons  ne  parlait  plus,  mais  quand  on  lui 
a  demandé  s'il  voulait  être  reçu  dans  l'Eglise  catholique,  il 
a  incliné  la  tête  ;ivec  effort  pour  en  témoigner  son  désir... 
Ce  n'est  pas  une  décision  s  mdaine,  au  lit  de  mort,  ou  la 
conséquence  d'un  état  mental.  C'est  un  acte  délibéré,  ré- 
solu depuis  longtemps  et  qui  n'est  avancé  que  par  celte 
maladie  subite  et  imprévue.  Je  l'ai  vu  hier,  et  je  l'ai  trouvé 
dans  des  dispositions  et  dans  un  état  de  santé  étonnant-:. 
Mais  l'unique  sujet  de  conversation  qui  l'intéresse,  c'esl  la 


l'abbé  couvbeux  417 

doctrine  catholique,  etc.  Le  DrButt  était  près  de  lui,  atten- 
dant le  moment  de  le  confirmer.  Il  aurait  dit  dernière- 
ment à  son  secrétaire  particulier,  M.  Sheffield,  que  «  rien 
ne  l'intéressait  plus  maintenant  que  la  religion,  et  que 
la  religion  catholique  seule  avait  cette  puissance  ». 

Je  n'ai  pas  le  temps  de  vous  en  dire  plus  long,  si  ce  n'est 
que  j'ai  fini  mon  travail  aussi  bien  que  j'ai  pu,  tout  en 
voyant  avec  tristesse  ses  défauts  et  ses  omissions. 

A  Mr3  Bishop. 

Rochecotie,  21  décembre  1887. 

Enfin,  je  vous  reviens  !  Votre  lettre  de  ce  matin  ne  con- 
tient pas  de  reproche,  mais  vous  remarquez  très  justement 
la  longueur  inusitée  de  mon  silence.  Sa  cause  principale 
était  ma  détermination  de  ne  rien  faire  avant  d'être  arri- 
vée au  bout  de  mon  travail.  Je  l'ai  terminé  le  30  novem- 
bre. Après  cela,  j'ai  dû  le  relire,  le  corriger,  écrire  les  titres 
des  chapitres  ;  bref,  je  ne  l'ai  envoyé  chez  l'éditeur  que 
mercredi  dernier.  Que  Dieu  bénisse  ce  dernier  essai,  qu'il 
fasse  du  bien  et  point  de  mal,  c'est  la  prière  à  laquelle 
vous  vous  unirez,  je  l'espère. 

Ceci  ne  m'occupant  plus  l'esprit,  pourquoi  n'ai-je   pas 

5crit  plus  tôt  ? Uniquement  pour  une  triste  raison  qui 

vous  fera  de  la  peine...  Le  pauvre  abbé  Couvreux  est  mou- 
rant sous  ce  toit  dont  il  est  l'hôte  depuis  tant  d'années,  et 
le  chagrin  de  ma  pauvre  amie  est  immense  !... 


MADAME  CRAVEN.  27 


CHAPITRE  LIV  (1888) 


Paris.  —  Discours  du  duc  de  Broglie  à  l'Académie.  —  «  Les  Mé- 
moires d'un  royaliste  »  de  M.  de  Falloux.  —  Le  copiste  de 
Mme  Craven.  —  M.  Gladstone  approuve  la  Vie  de  Lady  G. 
Fullerton.  —  Satisfaction  de  Mme  Graven.  —  "Visite  du  général 
Clarmont.  —  Lettre  d'un  pasteur  alsacien.  —  Lettre  de  l'impé- 
ratrice Aueusta. 


A  M.  Fullerton. 

Paris,  10  janvier  1888. 

Vous  êtes  vraiment  un  homme  digne  d'envie.  N'est-ce 
pas  une  grâce  dont  il  faut  remercier  Dieu  toute  son  exis- 
tence, d'avoir  été  à  Home  et  à  Saint-Pierre  le  premier  jour 
de  l'an,  et  témoin  de  celte  splendide  manifestation? 

Si  on  nous  avait  dit,  il  y  a  vingt  ans,  que  le  Pape  célébre- 
rait sa  messe  à  Saint-Pierre,  dans  la  plus  solennelle  des  oc- 
casions, et  se  servirait  à  l'autel  d'un  bassin  en  or  envoyé 
par  la  reine  d'Angleterre  (c'est  le  duc  de  Norfolk  qui  a  été 
chargé  de  porter  le  présent),  nous  ne  l'aurions  pas  cru.  Et 
nous  aurions  appris  avec  un  étonnement  presque  égal  que 
le  duc  de  Cumberland,  la  personnification  vivaule  du  pro- 
testantisme, offrait  respectueusement  ou  plutôt  restituait 
une  précieuse  relique  au  chef  de  l'Kglise  à  laquelle  elle 
appartenait.  Et  entin,  que  le  Gzar  lui-même,  entraîné  par 
la  force  de  cette  impulsion  générale,  ajoutait,  sinon  ses 
présenta,  au  moins  sa  voix  à  toutes  les  autres.  C'est  un  mi- 
racle plus  éclatant  que  tous  ceux  dont  le  siècle  a  été  té- 
moin, et  qui  donne  espoir  et  confiance  pour  l'avenir. 


LE   COPISTE  DE   MADAME   CRAVEN  419 

Ce  qui  vient  de  s'accomplir  était  difficile  et  même  im- 
possible à  prévoir  d'avance. 

A  Mrs  Bishop. 

Paris,  24  janvier  1888. 

Oui,  chère  amie,  j'aurai  quatre-vingts  ans  le  12  avril  de 
cette  année.  Vous  voyez  qu'il  faut  me  faire  jouir  le  plus 
possible  de  votre  chère  société.  Bien  des  plaisirs  de  mon 
existence  sont  finis.  Les  mots  «  jamais  plus  »  s'appliquent 
à  la  plupart  d'entre  eux,  et  dans  ma  grande  imperfection 
je  m'accroche  d'autant  plus  à  ceux  qui  me  restent. 

J'ai  repris  ma  vie  parisienne  accoutumée  :  des  heures 
et  des  jours  de  solitude  et  de  silence.  (Je  m'y  fais  avec 
peine  après  deux  mois  de  séjour  à  Rochecotte.)  Mainte- 
nant que  les  uns  et  les  autres  rentrent  peu  à  peu,  beaucoup 
de  «  casuals  »  donnent  parfois  un  air  de  vie  à  mon  salon, 
mais,  en  réalité,  ils  me  fatiguent  souvent,  et  quand  ils 
me  font  plaisir,  je  n'ai  jamais  la  certitude  de  les  revoir. 
Un  ami  ou  une  amie  qui  viendrait  sûrement  deux  ou  trois 
fois  par  semaine,  voilà  ce  qui  a  toujours  été  le  rêve  que  je 
n'ai  jamais  pu  réaliser,  le  soir  en  particulier,  et  quand 
une  petite  conversation  serait  un  si  grand  soulagement 
pour  les  yeux!  Mais  c'est  très  difficile,  car  on  dine  main- 
tenant à  huit  heures  comme  en  Angleterre,  au  lieu  de 
6  heures  30  comme  dans  ma  jeunesse. 

J'espère  que  vous  avez  lu  le  magnifique  discours  du  duc 
de  Broglie  à  l'Académie,  pour  la  réception  du  successeur  de 
M.  deFalloux.  Vous  ètes-vous  assuré  la  revue  du  livre  de  ce 
dernier,  «  Les  Mémoires  d'un  royaliste  »  ?  Faites-le,  chère 
amie,  votre  article  sur  M.  Canning  me  fait  croire  que  vous 
lui  rendrez  justice. 

A  M.  FULLERTON. 

Paris,  30  janvier  1888. 
A  propos  de  mon  copiste,  il  faut  que  je  vous  raconte 
une  histoire  qui  vous  fera  plaisir,  j'en  suis  sûre.  Je  dois 
d'abord  vous  dire  que  c'est  un  excellent  homme,  très  reli- 
gieux, très  pauvre,  très  honnête,  et  dont  l'existence  très 
difticile  est  exemplaire.  Il  y  a  des  années  qu'il  a  perdu  sa 
femme,  et  qu'il  vit,  ainsi  que  son  fils  unique,  avec  une 
sœur  beaucoup  plus  âgée  que  lui. 


420  MADAME   CRAVEN    (1888) 

A  mon  retour  deRocbecotte,  je  l'ai  envoyé  chercher  pour 
copier  les  deux  derniers  chapitres  de  la  chère  vie  que  j'a- 
vais terminée  là-bas.  Quand  il  est  entré,  j'ai  été  saisie  de 
son  aspect,  qui  était  celui  d'un  homme  au  désespoir.  J'ai 
bientôt  appris  que  son  malheureux  enfant  l'avait  quitté 
(entraîné  par  une  mauvaise  femme  qui  habite  en  face  chez 
eux).  Tous  ses  efforts  pour  le  ramener  ont  été  inutiles. 
C'était  déjà  bien  assez  triste  comme  cela.  Mais  ce  que  j'ai 
trouvé  plus  désolant  encore,  e'est  l'effet  produit  sur  l'esprit 
du  père  par  ce  malheur.  Depuis  que  ce  coup  l'a  écrasé, 
m'a-t-il  dit,  il  lui  a  été  impossible  de  s'agenouiller  pour 
prier  ou  de  mettre  les  pieds  dans  une  église.  J'ai  fait  na- 
turellement tout  ce  que  j'ai  pu  pour  le  consoler  et  l'encou- 
rager, mais  j'ai  vu  qu'il  élait  hurs  de  lui,  et  incapable  de 
quoi  que  ce  soit. 

Quand  il  est  parti  enfin,  j'avais  presque  peur  de  lui  con- 
fier mes  chapitres,  et  je  craignais  de  le  blesser  en  ne  les  lui 
donnant  pas.  Il  a  compris  mon  hésitation  et  m'a  dit  de  ne 
rien  craindre,  qu'il  ferait  son  travail  comme  à  l'ordinaire, 
aussi  attentivement  que  possible.  «  Au  fait,  »  a-t-il  dit, 
«  ceid  m'occupera  et  me  fera  du  bien.  »  Quand  je  l'ai  revu 
à  la  fin  de  la  semaine,  ce  n'était  plus  le  même  homme.  11 
n'avait  plus  l'air  désespéré,  il  était  revenu  à  lui.  Je  pensais 
qu'il  avait  retrouvé  son  fils.  Pas  du  tout  !  Il  est  toujours 
aussi  malheureux  sous  ce  rapport,  mais  le  dernier  chapitre 
de  la  chère  vie  l'avait  rendu  à  lui-même. 

«  C'est  une  sainte,  une  vraie  sainte,  madame,  jamais  je 
n'ai  rien  lu  qui  m'ait  autant  touché  et  édifié.  Je  me  suis 
arrêté  dans  mon  travail  pour  la  prier,  et  je  suis  sûr  que 
c'est  elle  qui  m'a  obtenu  le  calme  que  j'ai  retrouvé.  » 

Voilà  qui  vous  fera  plaisir  et  vous  consolera,  j'en  suis 
sûre.  Pour  moi,  c'est  comme  la  promesse  bénie  que  son 
exemple  et  ses  douces  paroles  feront  du  bien  à  plusieurs. 
J'ai  reçu  une  lettre  de  Lord  Granville,  il  m'écrit  après 
avoir  lu  le  livre,  et  ce  qu'il  me  dit  me  touche  et  me  llatte 
beaucoup.  Qu'il  fût  entièrement  satisfait,  c'était  tout  ce 
que  je  désirais  et  plus  que  je  n'espérais.  Deo  gratins. 

A  Mr3BisHOP. 

Paris,  13  mars  1888. 
Vous  ne  me  dites  pas  ce  que  vous  pensez  des  Mémoires 


VISITE   DU   GÉNÉRAL    CLARMONT  421 

de  M.  de  Falloux.  Ici,  on  les  discute  toujours  avec  fureur. 
Mais  j'imagine  qu'il  faut  être  français  pour  s'y  intéresser 
beaucoup.  C'est  trop  local,  sans  doute,  et  trop  plein  d'es- 
prit de  parti. 

A  Mrs  Bishop. 

Paris,  2  juillet  1888. 
C'est  le  27  que  le  Figaro  (qu'on  lit  universellement  en 
France)  a  annoncé  le  livre  dans  les  termes  les  plus  flatteurs, 
informant  en  même  temps  ses  lecteurs  queLady  Georgiana 
Fullerton  était  l'auteur  du  «  Récit  d'une  sœur»,  «  Natalie 
Narischkin  »  et  «  Adèle  Capece  Minutolo  ».  Perrin  a  pro- 
testé, et,  le  29,  un  autre  paragraphe  paraissait  dans  le 
même  journal,  pour  expliquer  que  le  «  Récit  »,  «  Nata- 
lie »  et  «  Adèle  »...  et  le  dernier  roman  publié  par  Perrin, 
intitulé  :  «  Lady  Georgiana  Fullerton  »,  étaient  tous  de 
Mme  Augustus  Craven,  et  non  pas  de  Lady  Fullerton,  ainsi 
que  notre  article  d'avant-hier  pouvait  le  faire  croire. 
Voilà  !  J'espère  que  vous  êtes  satisfaite  de  ma  réputation 
parisienne  !  Si  vous  ne  l'êtes  pas,  il  faut  vous  consoler 
comme  moi,  en  vous  disant  que  je  suis  plus  connue  dans 
la  Nouvelle-Zélande. 

A  M.  Fullerton. 

Paris,  28  juillet  1888. 

Je  viens  de  recevoir  le  général  Clarmont.  Sa  visite  m'a 
fait  plaisir  et  m'a  beaucoup  touchée.  Vous  le  connaissez  à 
peine  sans  doute,  et  vous  ne  vous  seriez  pas  plus  attendu 
que  moi  à  le  voir  si  profondément  ému  par  la  chère  vie, 
qu'il  a  pris  des  renseignements  pour  savoir  qui  j'étais,  et 
pouvoir  me  dire  tout  ce  qu'il  en  pensait.  Je  vous  assure 
qu'il  m'a  semblé  presque  miraculeux  de  l'entendre  me  ra- 
conter qu'il  avait  lu  chaque  ligne  très  lentement,  mais 
qu'il  avait  cependant  bien  vite  terminé  le  livre,  parce  qu'il 
n'avait  pas  pu  le  laisser  après  l'avoir  commencé.  Il  a 
ajouté  :  «  J'ai  senti  le  besoin  de  vous  dire  tout  cela,  et, 
en  particulier,  qu'il  est  impossible  de  lire  ce  livre  sans 
éprouver  le  désir  de  devenir  meilleur.  »  Je  suis  sûre  que 
vous  apprendrez  cela  avec  bonheur,  et  que  vous  m'ai- 
derez à  en  remercier  Dieu. 

J'ai  encore  reçu  une  lettre  très  curieuse  d'un  pasteur 
alsacien.  Elle  est  remplie  de  bénédictions  pour  elle  et  pour 


422  MADAME   CRAVEN    (18S8) 

moi.  Il  espère  que  Dieu  la  récompensera  d'avoir  donné  un 
si  bel  exemple,  et  moi  de  l'avoir  rappelé.  Est-ce  étrange 
que  des  gens  qui  paraissent  si  éloignés  de  nous  éprouvent 
toutes  ces  impressions,  et  c'est  une  consolation  de  le  sa- 
voir. C'est  la  vérité  se  montrant  dans  une  nouvelle  lu- 
mière à  tous  ceux  qui  ne  sont  pas  volontairement  aveuglés. 
J'oubliais  de  vous  dire  que  j'ai  depuis  longtemps  envoyé 
la  Vie  à  l'impératrice  Augusia,  et  que  je  lui  ai  écrit  en 
même  temps.  Elle  m'a  répondu  elle-même  avec  la  plus 
grande  bonté,  me  remerciant  du  livre,  qu'on  lui  a  lu,  et 
dont  elle  est  charmée.  J'en  ai  aussi  envoyé  un  exemplaire 
à  notre  reine,  après  en  avoir  demandé  la  permission,  et 
j'ai  reçu  la  plus  gracieuse  réponse  par  l'intermédiaire  du 
général  Ponsonby. 

A  M™  Bishop. 

Paris,  10  août  1888. 

Vous  apprendrez  avec  plaisir  que  ma  seconde  édition  a 
paru  vendredi  dernier,  et  que  lundi  on  avait  vendu  1000 
exemplaires.  De  sorte  que  je  ne  tiens  plus  beaucoup  main- 
tenant à  avoir  ou  non  l'appui  de  la  presse  française. 


CHAPITRE  LV 


Séjour  à  la  Roche.  —  Le  général  Boulanger.  —  Lumigny.  — 
Mort  de  miss  Katheleen  O'Meara.  —  Chagrin  de  Mme  Craven. 
—  Rochecotte.  —  Mort  de  la  duchesse  de  Galliera.  —  Son  tes- 
tament. 


A  Mrs  Bishop. 

La  Roche,  29  septembre  1888. 

Je  jouis  de  mon  séjour  auprès  de  ma  chère  et  bonne 
amie,  Mme  Cochin,  et  de  ses  six  charmants  petits  enfants. 
Il  est  assez  rare  de  rencontrer  une  véritable  union  de  fa- 
mille et  un  milieu  intellectuel  d'une  si  réelle  supériorité. 

Son  fils  aîné,  Denys  Cochin,  est  un  homme  très  remar- 
quable. Mais  que  ses  espérances  politiques  sont  découra- 
geantes !  Il  repousse  absolument  toute  tentative  de  fusion 
avec  le  boulangisme  (c'est  aussi  mon  avis).  On  soupçonne 
Albert  de  Mun  de  le  favoriser,  de  sorte  que  la  discorde  at- 
teint dans  le  parti  des  proportions  sans  précédent. 

A  Mrs  Bishop. 

Lumigny,  11  novembre  1888. 

Chère  amie,  je  suis  anéantie  et  incapable  de  penser  à 
autre  chose  aujourd'hui  qu'à  la  mort  de  cette  pauvre 
Katheleen  O'Meara. 

J'y  crois  à  peine  encore.  Je  n'ai  aucun  détail,  si  ce  n'est 
qu'elle  est  tombée  malade  le  jour  de  la  Toussaint,  qu'elle 


424  MADAME   CRAVEN    (1888) 

n'a  pas  pu  aller  à  la  messe,  et  qu'une    congestion    pulmo- 
naire s'est  déclarée. 

Jamais  un  événement  ne  concernant  pas  mes  plus  chers 
et  mes  plus  proches  ne  m'avait  bouleversée  à  ce  point  ! 
Pauvre,  pauvre  Géraldine  !  La  voyez-vous  seule  au  monde 
maintenant!  En  moins  d'un  an  perdre  sa  mère  et  sa 
sœur!  Je  ne  puis  rien  imaginer  déplus  triste. 

A  miss  Géraldine  O'Meara. 

Rochecotte,  15  novembre  1888. 

Je  vous  renvoie  cette  admirable  lettre.  Elle  exprime  ce 
que  nous  éprouvons  tous,  ce  que  j'éprouve  plus  que  per- 
sonne, bien  que  je  sois  plus  incapable  que  jamais  de  vous 
l'exprimer.  Je  suis  pétrifiée  de  ce  coup  dont  la  possibilité 
ne  m'avait  jamais  traversé  l'esprit. 

Pauvre  chère  Géraldine  !  Quand  vous  aviez  l'air  si  ma- 
lade l'année  dernière,  et  qu'elle  était  si  inquiète  de  vous, 
cette  prière  fervente  était  continuellement  sur  mes  lèvres  : 
«  Ah  !  mon  Dieu  !  ne  les  séparez  jamais.  Comment  Katheleen 
pourrait-elle  vivre  sans  elle  ?  »  Elle  est  partie  et  vous  res- 
tez, très  chère,  parce  que  vous  avez  reçu  le  don  de  sup- 
porter là  souffrance  et  qu'elle  ne  l'avait  pas.  Nous  ne  sai- 
sissons pas  ces  choses,  mais  Dieu  les  comprend,  et  nous 
avons  en  lui  une  confiance  absolue.  Les  paroles  que  vous 
vous  disiez  l'une  à  l'autre  sont  constamment  présentes 
à  ma  mémoire.  Quand  vous  me  les  avez  répétées  et  que  je 
les  ai  retrouvées  dans  l'admirable  récit  que  Marie  de 
Richemont  a  fait  à  son  père  de  ses  dernières  heures,  et 
qu'il  m'a  envoyé,  je  me  suis  souvenue  de  ce  que  j'ai 
éprouvé  quand  tout  m'a  été  enlevé  !  J'ai  senti  que  je  pou- 
vais dire  comme  vous,  du  fond  du  cœur.  «  J'accepte  entiè- 
rement la  volonté  de  Dieu  ». 

Et  j'ai  compris  qu'une  force  plus  puissante  que  la  vôtre 
vous  soutenait,  et  ne  vous  abandonnerait  pas.  Elle  n'avait 
pas  le  courage  de  vivre  parce  qu'elle  devait  rejoindre  celle 
qui  était  partie  la  première 

Chère  Géraldine,  continuez  à  m'aimer  en  souvenir  d'elle. 

A  M™  Hishop. 

Rochecotte,  24  décembre  1888. 

J'ai  très  peu  écrit  dernièrement,  et   cependant  j'aurais 


MORT   DE  LA   DUCHESSE   DE   GALLIERA  423 

eu  bien  des  choses  à  vous  dire,  si  nous  avions  été  en- 
semble. Je  me  suis  bien  portée  et  j'ai  joui  de  ce  doux  cli- 
mat et  de  la  facilité  d'aller  et  venir  tous  les  jours  sans  au- 
cune des  difficultés  (ou  plutôt  des  impossibilités)  de  Paris; 
mais  j'ai  joui,  par-dessus  tout,  de  l'immense  consolation 
d'avoir  la  messe  tous  les  jours  dans  une  chapelle  bien 
chaude,  au  même  étage  que  ma  chambre,  et  où  réside  le 
Saint  Sacrement.  C'est  la  véritable  bénédiction  de  mes 
séjours  d'hiver  dans  ce  lieu.  Et  puis  je  me  sens  utile  à  ma 
chère  vieille  amie.  Nous  avons  partagé  dernièrement  un 
réel  chagrin. 

Bien  que  je  ne  fusse  pas  aussi  intime  qu'elle  avec  la 
duchesse  de  Galliera,  je  l'avais  connue  toute  ma  vie  et  je 
l'aimais  beaucoup.  Nous  avions  mille  souvenirs  en  commun 
et  sa  société  m'était  délicieuse.  Cette  maison  si  somptueuse 
était  la  seule  où  nous  allions  encore  après  avoir  complète- 
ment cessé  de  sortir.  Mon  cher  Auguste  avait  toujours  eu 
beaucoup  d'affection  pour  elle,  et  elle  l'aimaif.  aussi.  En- 
fin !  c'est  encore  une  lumière  qui  disparaît  1  Maintenant 
la  vie  me  produit  l'effet  d'une  église  brillamment  éclairée, 
dans  laquelle  on  éteint  successivement  toutes  le:  lumiè- 
res, excepté  la  lampe  du  sanctuaire,  cette  flamn-e  qui 
heureusement  demeure  toujours. 

La  duchesse  avait  donné  quelque  chose  comme  60.000.100 
aux  œuvres  de  Paris,  et  cependant,  quand  les  dispositions 
assez  étranges  de  son  testament  ont  été  connues,  il  s'esv 
élevé  une  honteuse  réclamation.  Quelque  usage  qu'elle  fit 
de  son  argent,  il  n'y  avait  rien  à  dire,  si  ce  n'est  qu'étant 
étrangère,  elle  s'était  montrée  royalement  généreuse  pour 
la  France.  Mais  le  monde  aime  mieux  critiquer  qu'admi- 
rer   De  sorte  que  non  seulement  j'ai  eu  beau- 
coup de  peine,  mais  j'ai  été  très  en  colère.  Le  legs  énorme 
qu'elle  fait  à  l'impératrice  d'Allemagne  cause  surtout 
beaucoup  de  surprise  et  de  mécontentement.  Que  fera- 
t-elle  dans  cette  circonstance  (l'impératrice)  ?  on  ne  le  sait 
pas  encore.  Sa  détermination,  quelle  qu'elle  soit,  ne  fera 
qu'augmenter  cette  flamme  de  haine  si  bien  entretenue 
par  ses  ennemis,  même  maintenant  que  leur  méchanceté 
est  satisfaite  au  delà  de  tout  ce  qu'ils  pouvaient  espérer. 
Cela  encore  m'indigne  profondément. 


CHAPITRE  LV1  (1889) 


Rochecotte.  —  Opinion  de  Mme  Craven  sur  Lamartine.  —  Lettre 
à  miss  Géraldine  O'Mcara.  —  Vision  du  ciel  et  de  ses  morts 
bien-aimés.  —  Mme  de  Castellane.  —  Le  prince  de  Talleyraud. 
—  Retour  à  Paris.  —  Le  comte  Hiibner. 


A  lady  Herbert. 

Rochecotte,  1er  janvier  1889. 

Avdc  quelle  joie  n'aurais-je  pas  accepté  votre  tentante 
inv-tation  il  y  a  seulement  quelques  années!  Dans  l'état 
d/s  choses,  je  n'ai  pas  changé  d'avis.  Je  dois  m'en  tenir  à 
/a  résolution  naturelle  et  prudente  de  ne  pas  abuser  de  la 
force  et  de  la  santé  qui  me  restent  encore  (grâce  à  Dieu) 
pour  accomplir  mes  devoirs  journaliers,  et  laisser  de  côté 
tout  le  reste.  Mais  quand  je  pense  à  l'Angleterre,  cela  veut 
dire  pour  moi  le  sacrifice  de  quelques-uns  des  plus  chers 
plaisirs  qui  me  restent  encore  dans  cette  vie.  Vous  n'ima- 
ginez pas  avec  quels  tendres  regrets  je  pense  à  tous  les 
bons  amis  que  j'y  possède  et  que  je  ne  reverrai  jamais. 
La  chère  Lady  Newburgh,  en  particulier.  Dites-le-lui,  avec 
tous  mes  vœux  les  meilleurs  et  les  plus  chaleureux  pour 
1889.  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  de  répéter  la  même 
chose  à  votre  chère  Mary,  avec  bien  des  tendresses,  et  le 
ferme  espoir  que  je  la  reverrai  encore,  ainsi  que  vous,  de 
ce  côté  du  détruit. 

Je  suis  ici  depuis  le  14  novembre,  et  je  pense  rester  en- 
core un  mois  pour  ne  pas  laisser  Mme  de  Castellane  seule 


LAMARTINE  427 

quand  tout  son  monde  sera  parli.  La  mort  de  la  duchesse 
de  Galliera  lui  a  fait  beaucoup  de  peine,  et  à  moi  aussi. 
Elle  a  été  accompagnée  des  plus  tristes  circonstances,  en 
dehors  de  celles  (les  plus  importantes  après  tout)  qui  ont 
révélé  la  profondeur  de  ses  sentiments  religieux  et  sa  sou- 
mission, je  dirais  presque  son  bonheur,  de  quitter  ce  monde. 
On  n'a  rien  su  depuis  de  son  malheureux  fils. 

A  MISS  BlSHOP. 

llochecotte,  3  janvier  1889. 

La  lettre  de  Mme  La  Touche  est  comme  les  autres: 
exquise  !  De  toutes  celles  que  j'ai  lues,  ce  sont  les  seules 
qui  me  rappellent  Mme  de  Sévigné,  avec  plus  de  poésie. 

Si  votre  mère  veut  savoir  pourquoi  j'aime  Lamartine, 
dites-lui  délire  «  le  Lac  ».  Dans  ces  vers,  il  est  parvenu  à 
rendre  notre  langue  quelque  peu  froide  et  compassée,  tout 
à  fait  harmonieuse.  Lisez  tout  haut  : 

Que  le  vent  qui  gémit,  le  roseau  qui  soupiie, 
Que  les  parfums  légers  de  ton  air  embaun  é, 

et  le  reste.  Vous  voyez  combien  ces  mots  sont  doux  à 
prononcer,  et  que  la  dernière  ligne: 

Tout  dise:  ils  ont  aimé. 

résonne  comme  un  chant  (à  mes  oreilles,  au  moins).  Dites- 
lui  aussi  que  j'admire  beaucoup  sa  prose,  et  que  dans  l'en- 
semble, je  le  considère  comme  un  de  nos  meilleurs  écri- 
vains. 11  n'avait  aucun  jugement  politique,  c'était  le  plus 
vaniteux  des  hommes,  et  son  unique  vertu  publique  était 
le  courage. 

Je  connais  très  bien,  ou  plutôt  j'ai  connu  Lady  Drogheda 
et  sa  mère,  Lady  WharnclifTe  ;  et  même  sa  grand'mère, 
Lady  Harrowby,  était  au  nombre  de  mes  plus  chères  amies 
de  jeunesse.  J'ai  toujours  beaucoup  aimé  sa  sœur,  Lady 
Henry  Scott  (maintenant  Lady  Montagu,  je  crois),  et  je  la 
rencontrais  toujours  avec  plaisir.  Cela  m'est  arrivé  bien 
rarement  depuis  longtemps.  Quant  à  Lady  Drogheda,  je  l'ai 
perdue  de  vue  depuis  plusieurs  années,  et  je  croyais 
qu'elle  m'avait  oubliée. 


423  MADAME   CRAVEN    (1888) 

A  miss  Géraldine  O'Meara. 

Rochecotte,  30  janvier  1889. 

Je  suis  encore  ici,  éloignée  par  conséquent  de  tous  nos 
amis  communs.  Je  veux  vous  demander  de  m'écrire  quel- 
ques lignes.  Je  comprends  ce  qu'a  dû  être  pour  vous  ce 
commencement  d'année,  oh  !  oui,  ma  pauvre  chère,  je  le 
comprends.  Il  me  tarde  de  savoir  comment  ce  dernier  mois 
s'est  passé  pour  vous,  comment  vous  êtes,  et  quels  sont  vos 
projets,  si  vous  en  avez.  L'idée  de  retourner  à  Paris  doit 
être  affreuse  pour  vous,  et  cependant,  c'est  là  que  vous  avez 
vos  meilleurs  amis, et  s'il  y  en  a  parmi  eux  qui  vous  aiment 
autant  que  moi,  il  n'y  a  personne  qui  vous  aime  davantage. 

Je  n'ai  pas  eu  de  nouvelles  de  ces  bons  Richemont  de- 
puis longtemps,  ni  des  autres.  Je  suis  perdue  dans  ce  coin 
de  la  Touraine.  Ma  grande  consolation,  c'est  la  chapelle. 
Je  sens  que  là  nous  sommes  souvent  ensemble.  J'ai  rare- 
ment éprouvé  avec  autant  de  force  la  certitude  de  la  paix, 
de  la  joie  et  de  l'union  que  nous  dérobe  le  sombre  rideau 
de  la  mort.  Quelquefois,  dans  des  moments  de  grâce,  il  de- 
vient transparent,  et  je  crois  voiralors  sonradieux  et  joyeux 
sourire,  mon  cher  bien-aimé  qui  lui  parle,  et  il  me  semble 
que  tous  ceux  que  nous  avons  chéris  nous  soutiennent 
et  prient  pour  nous.  Tout  cela  se  comprend  peut-être  plus 
facilement  à  mon  âge,  quand  le  temps  s'enfuit  et  que  l'éter- 
nité s'approche,  qu'au  vôtre,  où  les  années  de  séparation 
peuvent  être  si  nombreuses  encore. 

A  sir  M.  Gbant  Duff. 

Rochecotte,  16  février  1880. 

Nous  avons  appris  hier  au  soir  que  le  ministère  était 
renversé.  La  dépêche  apportant  les  nouvelles  ajoutait  : 
«  Gâchis  complet,  »  ce  qui  est,  je  suppose,  l'exacte  des- 
cription de  la  situation. 

Vous  me  demandez  ce  que  signifie  celte  folie  boulan- 
giste  ?...  Sa  raison  d'être,  autant  qu'elle  puisse  en  avoir 
une,  est  dans  l'intrigue,  le  gaspillage  et  la  persécution  qui 
ont  enfin  suscité  des  ennemis  au  gouvernement  de  tous  les 
côtés.  Cette  folie  est  inconcevable,  et  il  est  presque  impos- 
sible d'espérer  qu'il  en  sorte  un  bien  quelconque.  Depuis 
cent  ans,  la  France  oscille  de  telle  façon  qu'on  ne  s'ima- 
gine plus  guère    comment  elle   reprendra  son   équilibre. 


MADAME   DE   CASTELLANE  429 

M.  Morley  est-il  toujours  aussi  sûr  que  la  révolution  n'ap- 
porte jusqu'au  bout  que  des  bénédictions  et  le  progrès  '?  Je 
n'en  doute  pas,  car  il  donne  tous  les  jours  la  preuve  de  son 
indifférence  pour  les  faits  qui  contredisent  ses  théories. 

A  Mrs  Bishop. 

Rochecotte,  26  février  1889. 

Voici  ma  dernière  lettre  de  Touraine.  Mon  long  séjour 
se  terminera  jeudi,  le  28.  Après  cela,  je  m'installerai  de 
nouveau  dans  mon  petit  home,  et  je  compterai  les  jours 
jusqu'à  votre  arrivée...  Il  me  tarde  de  vous  voir  et  de  vous 
parler  de  bien  des  choses  impossiblesà  écrire... 

Les  souffrances  de  Mme  de  Castellane  sont  immenses  et 
sans  nombre.  Je  m'étonne  sans  cesse  de  cette  étrange  des- 
tinée, et  j'étudie  avec  intérêt  ce  caractère  à  part.  Gomme 
vous  le  savez,  elle  a  été  élevée  sous  le  toit  de  son  oncle,  le 
prince  de  Talleyrand.  Elle  a  beaucoup  contribué  à  sa  con- 
version, ou  plus  que  personne  (bien  qu'elle  n'eût  alors  que 
quinze  ans).  Personnellement,  elle  conserve  pour  lui  une 
affection  et  une  admiration  passionnées.  Chaque  publica- 
tion dans  laquelle  son  nom  parait  est  une  cause  d'inquié- 
tude, elle  craint  toujours  une  nouvelle  attaque, ou  le  re- 
nouvellement des  anciennes.  Pour  tout  le  monde,  etmême 
pour  moi  qui  suis  beaucoup  plus  âgée  qu'elle,  Talleyrand 
est  un  nom  qui  appartient  à  l'histoire,  et  c'est  étrange  qu'il 
puisse  encore  émouvoir  quelqu'un.  Mais  il  n'en  est  pas  ainsi 
pour  elle,  et  cela,  à  un  degré  très  original.  Lorsque  je  la  vois 
rougir  et  pâlir  en  parlant  de  lui, et  que  je  me  souviens  qu'il 
est  né  il  y  a  cent  trente-sept  ans,  qu'elle  n'en  avait  que  quinze 
seulement  quand  il  est  mort,il  y  a  un  demi-siècle,  je  com- 
prends le  charme  qu'il  exerçait  autour  de  lui,  et  qui  a  fait 
passer  ses  contemporains  par-dessus  les  fautes  et  les  crimes 
si  déplorables  et  si  nombreux  de  son  existence.  Mais  je  com- 
prends aussi  que  le  bon  sentiment  qui  était  en  lui  a  dominé 
à  la  fin,  grâce  à  la  patience  et  à  la  miséricorde  de  Dieu. 

A  sir  M.  E.  Grant  Duff. 

Paris,  4  avril  1889. 
Je  regrette  toujours  votre  détermination  de  ne  faire  au- 
cune allusion  aux  événements  politiques  actuels  dans  votre 
journal.  Gomment    ne    pas  éprouver  ce  regret,  quand  on 
sait  tout  ce  que  vous  pourriez  dire  d'intéressant?  Malgré 


430  MADAME   CRAVEN    (1889) 

cela,  je  vous  suis  très  reconnaissante  de  me  l'avoir  envoyé, 
et  je  l'attends  toujours  avec  impatience. 

Le  comte  Hiibner,  qui  est  ici,  et  que  je  vois  beaucoup,  écrit 
ses  mémoires  pour  qu'ils  soient  publiés  après  sa  mort.  Je  lui 
disais  de  suivre  votre  exemple  et  de  les  faire  imprimer  en 
attendant,  pour  que  ses  amis  puissent  les  lire.  Il  m'a  ré- 
pondu que  c'était  impossible,  qu'il  n'en  avait  pas  les 
moyens.  Nous  pouvons  être  sûrs  qu'il  ne  mettra  pas  la  po- 
litique de  côté,  mais  nous  pouvons  aussi  dire  d'avance,  je 
le  crois,  qu'il  nous  racontera  de  vieilles  histoires...  et  main- 
tenant nous  aimons  mieux  savoir  autre  chose.  Et  cepen- 
dant, les  publications  de  ce  genre  ne  manquent  pas.  Elles 
sont  même  bien  souvent  très  inconsidérées.  La  jeune  gé- 
nération semble  croire  qu'elle  n'a  qu'à  penser  à  elle,  et 
paraît  oublier  jusqu'à  l'existence  de  ceux,  plus  âgés,  qu'elle 
doit  respecter.  Quelqu'un  disait  l'autre  jour  à  M.  Thouvenel, 
qui  vient  de  publier  la  correspondance  de  son  père  (très 
compromettante  pour  lui  et  beaucoup  d'autres  en  plus), 
qu'il  blesserait  probablement  les  sentiments  de  bien  des 
gens.  «  Comment?  a-t-il  répondu  très  surpris,  je  ne  croyais 
a\oir  à  faire  qu'à  des  cadavres.  »  Quelques-uns  de  ceux-là 
n'ont  pas  encore  cinquante  ans. 

A  Mrs  Bishop. 

Paris,  16  avril  1889. 
Mon  anniversaire'  a  été  brillamment  fêté,  et  je  voudrais 
que  vous  puissiez  voir  mon  petit  salon  arrangé  et  em- 
baumé, comme  en  l'honneur  de  mon  jeune  printemps,  au 
lieu  du  dernier  automne  de  ma  vie.  Le  parfum  inusité  et 
délicieux  de  toutes  ces  fleurs  m'a  rappelé  les  paroles  de 
Notre-Seigneur  à  Madeleine,  que  nous  avons  lues  si  souvent 
cette  semaine.  Mais  elles  ne  m'ont  pas  attristée,  car  elles 
ne  sont  après  tout  que  la  promesse  de  celles  plus  douces 
et  plus  brillantes  qui  ne  se  faneront  jamais.  En  attendant, 
les  fleurs  restent  jusqu'à  la  fin  une  des  plus  grandes  et 
des  plus  innocentes  joies  de  ce  monde. 

1.  Mme  de  Castellane  donna  un  dîner  pour  célébrer  le  quatre- 
vingt-unième  anniversaire  de  Mme  Craven.  Elle  demeurait  toul 
près  de  chez  elle,  rue  Barbet-de-Jouy.  Le  duc  de  Broglie,  .Mme 
Cochin,  Lady  Herbert,  le  comte  et  la  comtesse  Albert  de  Mun 
étaient  parmi  les  invités.  Au  dernier  moment,  la  princesse  "SVitt- 
genstein  tomba  malade  et  ne  put  venir. 


CHAPITRE  LVII    (1889-1890) 


Paris.  —  Visite  de  Mlle  Belloc.  —  «  Le  chemin  parcouru  ».  —  Le 
Père  Damien.  — Succès  de  l'Exposition.  —  Mort  de  Lady  Hol- 
land.  —  Rocbecotte.  —  Paris.  —  Opinion  de  Mme  Craven  sur 
Marie  Bashkirtseff.  —  Retour  à  Rochecotte.  —  Les  Mémoires 
de  Talleyrand.  —  Opinion  sur  Mérimée. 


A  M"  Bishop. 

Paris,  5  mai  1839. 

Je  dois  aussi  vous  remercier  de  «  Norine  »  *.  C'est  char- 
mant, parfait,  et  le  seul  roman  absolument  pur  que  j'aie  lu 
depuis  très  longtemps...  J'aurais  voulu  causer  un  peu  plus 
avec  vous,  l'autre  jour,  de  l'étrange  paix  qui  m'est  accordée 
après  tant  de  douleurs,  la  paix  de  mes  dernières  années. 
Je  sens  qu'il  faut  m'en  contenter,  et  renoncer  à  tout  le  bon- 
heur et  le  plaisir  que  je  pourrais  avoir  encore  en  ce  monde. 

J'ai  rencontré  hier,  de  la  façon  la  plus  singulière,  une 
jolie  jeune  fille  catholique  dont  la  mère,  que  j'ai  un  peu 
connue  autrefois,  était  anglaise,  et  le  père  français.  Elle 
est  venue  chez  moi,  le  matin  de  bonne  heure,  très  agitée. 
Devinez  de  la  part  de  qui  ?...  De  M.  Stead,  dont  elle  est 
pour  le  moment  l'aide,  le  correspondant  et  l'interprète.  Il 
l'avait  amenée  avec  lui  pour  interviewer  Louise  Michel  et 
Clemenceau.  Quand  ils  ont  compris  la  haine  qu'il  portait 
à  la  religion,  M.  Stead  a  été  tellement  scandalisé,  qu'il 
lui  a  fait  dire  combien  il  était  désolé  de  lui  voir  de  sem- 

1.  Un  roman  de  Ferdinand  Fabre. 


432  MADAME   CRAVEN    (1889) 

blables  opinions.  La  jeune  fille  a  ajouté  l'expression  de 
son  dégoût  personnel,  comme  catholique. 

Clemenceau  a  regretté  d'avoir  blessé  ses  sentiments, 
mais  a  tout  de  même  continué  avec  violence,  disant  que 
les  catholiques  ne  pouvaient  être  considérés  comme  Fran- 
çais, puisqu'ils  étaient  soumis  à  une  autorité  étrangère. 
Après  cela,  et  beaucoup  d'autres  choses  sur  la  laïcisation, 
ses  causes  et  ses  effets,  le  bon  et  honnête  M.  Stead  éprouva 
un  grand  désir  de  connaître  l'autre  côté   de  la  question. 

C'est  alors  qu'elle  a  pensé  à  venir  me  trouver,  parce  que 
je  savais  qui  elle  était.  Je  l'ai  envoyée  à  Denys  Cochin, 
qui  pouvait  présenter  M.  Stead,  non  seulement  à  des  ca- 
tholiques, mais  à  des  républicains  sans  aucunes  tendances 
religieuses  et  en  particulier  à  des  médecins.  Ceux-ci  lui 
auraient  exposé  dans  une  vraie  lumière  tout  ce  qui  con- 
cerne l'histoire  des  hôpitaux.  M.  Stead  était  trop  pressé,  je 
le  crains,  pour  que  quelque  bien  fût  possible  dans  le  mo- 
ment. Cependant  je  voudrais  qu'il  pût  voir  Denys  Cochin, 
qui  parle  bien  anglais,  et  qui  connaît  tout  ce  qui  se  rap- 
porte au  Conseil  municipal  dont  il  fait  partie.  C'est  un  vrai 
libéral,  aussi  loyal  que  M.  Stead  lui-même.  Mlle  Relloc 
(c'est  le  nom  de  ma  jeune  amie)  m'a  dit  naïvement  que 
M.  Stead  avait  été  bien  péniblement  surpris,  en  apprenant 
hier  que  Parnell  avait  avoué  devant  la  commission  qu'il 
avait  fait  un  mensonge  délibéré  au  Parlement,  afin  d'em- 
pêcher une  des  mesures  du  gouvernement  !  Cela  n'a-t-il 
pas  produit  quelque  effet  à  Londres? 

Je  vous  en  prie,  lisez  Mme  de  Duras  i  dans  ces  jours  an- 
niversaires de  la  Révolution.  Cela  vous  fera  comprendre 
les  sentiments  de  ceux  qu'ils  blessent.  Je  ne  veux  pas 
dire  les  actes  de  1789  soutenus  par  le  roi,  le  clergé  et 
la  noblesse,  mais  la  décision  insensée  et  méchante  de 
ceux  qui  président  les  fêtes  destinées  à  glorifier  les  an- 
nées qui  suivirent,  non  moins  que  celle-là.  La  description 
qu'on  m'a  faite  de  l'exposition  d'une  des  galeries  du 
Louvre  m'a  rendue  malade.  On  y  voit  les  plus  hideuses 
reliques  de  la  Révolution.  Par  exemple,  le  dernier  bonnet 
porté  par  Marie-Antoinette,  le  dernier  habit  de  Louis  XVI, 
quelque  partie  de  l'habillement  du  malheureux  Dauphin, 
à  côté  du  vieux  bonnet  phrygien  de  Marat  et  beaucoup 

1.  «  Les  prisons  de  mon  père.  » 


((    LE   CHEMIN    PARCOURU    ))  433 

d'autres  souvenirs  des  terroristes.  Parmi  ceux-là,  une 
paire  de  boucles  d'oreilles  en  forme  de  guillotine  inven- 
tées par  Carrier,  et  qu'il  obligeait  les  femmes,  ou  plutôt 
ses  victimes,  à  porter.  Si  M.  Bishop  et  Florence  sont  allés 
voir  cela,  comme  tout  le  monde,  je  suis  sûre  qu'ils  en  ont 
été  dégoûtés.  Comprenez-vous  ce  qu'éprouvent  les  gens 
assez  âgés  pour  avoir  vécu  avec  les  parents  de  ceux  qui 
ont  tant  soutfert  à  cette  époque  ?  Mais  est-il  possible 
d'imaginer  un  gouvernement  ressuscitant  à  plaisir  tous 
ces  souvenirs?  Et  puis  on  s'étonne  que  tous  les  souverains 
d'Europe  refusent  de  paraître  officiellement,  dans  la  per- 
sonne de  leurs  représentants  1 

A  M"  Bishop. 

Paris,  23  mai  1889. 

J'ai  commencé  «  Le  chemin  parcouru  ».  Jusqu'où  irai- 
je'?...  Nous  verrons  !  Je  me  suis  arrêtée  au  bout  de  dix 
pages,  parce  que  quelque  chose  ou  plutôt  quelqu'un  s'est 
emparé  de  moi.  Et  c'est  le  Père  Damien.  Je  suis  peinée 
qu'on  ne  s'occupe  de  sa  vie  et  de  sa  mort  héroïques  qu'en 
Angleterre.  Cela  s'explique  par  ce  fait  que,  dans  l'Église 
catholique,  le  sacrifice  de  soi,  aussi  loin  qu'il  puisse  aller 
et  quelque  édification  qu'il  donne,  ne  cause  jamais  aucune 
surprise. 

Cependant  je  veux  parler  de  lui  quelque  part,  si  la 
puissance  d'écrire  ne  m'a  pas  tout  à  fait  abandonnée.  Vous 
seriez  bien  bonne  de  m'y  aider,  si  vous  le  pouviez... 

J'approuve  tout  à  fait  votre  idée  de  publier  une  autre 
édition  de  votre  «  Vie  de  prison  de  Marie-Antoinette  ». 
Cette  année  entre  toutes  !... 

Si  vous  voulez  vous  rendre  entièrement  compte  de  la 
destruction  accomplie  en  France  pendant  la  Révolution  et 
pendant  les  dix  années  qui  ont  suivi  1780,  voyez  dans  la 
Revue  de*  Deux-Mondes,  du  ilj  mars,  du  1er  et  du  15  avril, 
les  articles  de  M.  Taine,  intitulés  :  «  La  France  en  1800  ». 
M.  Morley  aurait  dû  les  lire  avant  de  signer  (en  si  mauvaise 
compagnie)  l'adresse  des  libéraux  anglais  aux  Jacobins 
français,  aujourd'hui  régnants.  Mais  (comme  M.  Glads- 
tone) je  suppose  qu'il  lit  uniquement  ce  qui  peut  nour- 
rir ses  illusions.  Je  dois  dire  que  plus  tard  Taine  a  dé- 
moli plus  que  personne  l'empire  de  Napoléon. 

MADAME   CRAVEN.  28 


434  MADAME   CRAVEN    (1889) 

Mais  on  ne  peut  nier  la  grandeur  de  l'œuvre  de  ce  der- 
nier, lorsqu'au  début  de  sa  carrière,  il  a  relevé  la  France 
qui  se  mourait,  et  l'a  ramenée  à  la  vie. 

J'ai  cherché  partout  l'analyse  d'un  nouveau  livre  sur  cet 
inépuisable  sujet.  Je  l'avais  lue  dans  les  Débats  et  j'y 
avais  trouvé  quelques  détails  sur  le  malheureux  Dauphin. 
Comme  à  l'ordinaire,  j'ai  dû  les  sauter. 

C'est  un  sujet  sur  lequel  je  n'ai  jamais  pu  m'appesantir. 
Cela  vient,  je  suppose,  de  l'impression  très  profonde  que 
j'en  ai  reçue  dans  mon  enfance.  J'ai  cru  comprendre  qu'on 
y  racontait  de  nouvelles  horreurs  inconnues  de  son  mar- 
tyre chez  Simon...  Je  n'ai  vu  de  l'Exposition  que  les  expé- 
riences de  lumières,  au  sommet  de  la  tour  Eiffel.  Pour  des 
yeux  ignorants,  ces  effets  sont  très  beaux,  et  suggèrent  (à 
mon  imagination  au  moins)  des  pensées  qui,  je  le  crains, 
ne  dominent  pas  dans  l'esprit  de  la  foule  affairée,  vani- 
teuse, riche  et  fière  qui  célèbre  gaîment  les  tristes  souve- 
nirs du  passé. 

Le  Père  Joseph  Daniien  de  Veuster  naquit  on  1841, 
dans  un  village  près  de  Louvain.  Pendant  qu'il  était 
encore  dans  les  ordres  mineurs,  son  frère  aîné,  Pam-j 
phile,  qui  appartenait  à  la  congrégation  «les  Pères  de 
Picpus,  tomba  malade,  et  ne  put  se  rendre  dans  la 
mission  lointaine  qu'on  venait  de  lui  assigner.  Joseph 
demanda  la  permission  de  remplacer  son  frère  et  ar- 
riva au  mois  de  mars  1864  à  Honolulu,  après  quatre 
mois  de  voyage. 

Avec  son  enthousiasme  ordinaire  pour  toul  ce  qui 
esl  beau,  Mme  Craven  décrit  l'œuvre  admirable  du  Père 
Damien  dans  l'île  de  Notokaï,  réservée  aux  lépreux, 
dans  le  groupe  des  Sandwich.  La  conclusion  de  cl 
travail  offrira  un  Latéral  spécial  quand  on  se  sou- 
viendra qu'il  fut  le  dernier.  «  Elle  consacra,  dit  le 
vicomte  de  Meaux,  «  le  dernier  et  peut-être  le  plus 
heureux  effort  de  sa  plume  à  un  pauvre  missionnaire 
mort  lépreux  par  amour  des  Lépreux.  » 

«  En  terminant  ce  travail,  »  écrit  Mme  Craven,  «  je 
regrette  qu'il  soit  si  incomplet,   et  j'avoue  qu'il  m'a 


LE   PÈRE    DAMIEN  435 

été  très  agréable.  A  notre  époque,  où  tant  de  forces 
intellectuelles  sont  employées  à  corrompre  les  cœurs 
et  affaiblissent  les  intelligences,  dans  ce  temps  de 
haine  où  la  justice  semble  n'avoir  plus  d'oreilles,  où 
nous  ne  sommes  nourris  que  de  mots  vicies,  et  quand 
celui  de  fraternité,  le  plus  creux  de  tous,  est  associé 
à  cette  vaine  parole  de  liberté  et  d'égalité,  il  est  con- 
solant de  se  trouver  tout  à  coup  en  face  d'une  action 
qui  est  la  réalisation  pratique  de  ce  mot,  et  qui  nous 
permel  de  traverser  d'un  bond  l'espace  qui  sépare  la 
phrase  sans  signification  de  la  réalité  vivante  et  fruc- 
tueuse. 

«  Voici  un  jeune  prêtre  belge,  obéissant  à  un  supé- 
rieur français,  qui,  sans  autre  équipement  que  son 
grand  cœur  et  sa  foi  invincible,  part  pour  l'extrémité 
la  plus  éloignée  du  monde  et  s'y  dévoue  aux  mal- 
heureuses créatures  qu'il  aime  plus  que  les  autres 
parce  que  leurs  souffrances  sont  sans  mesure.  Dans 
leur  misère,  il  leur  porte  à  la  fois  le  soulagement  du 
corps  et  celui  de  l'âme,  et  cela  au  détriment  de  sa 
propre  vie. 

«  Tel  est  le  fait  :  et  il  a  retenti  au  loin  ;  à  travers  le 
monde  on  n'entend  qu'un  cri  d'admiration,  de  res- 
pect, de  pitié  et  de  juste  reconnaissance.  Résonne- 
rait-il avec  la  rapidité  de  l'éclair,  ce  serait  déjà  une 
consolation  de  l'avoir  entendu.  Mais  il  est  plus  con- 
solant encore  de  savoir  que  la  source  lumineuse  d'où 
jaillit  cet  éclair  n'est  pas  de  la  terre  et  ne  tarit  ja- 
mais. » 

A  M.    FULLERTON. 

Paris,  23  mai  1889. 

Je  suis  désolée  de  manquer  votre  visite  annuelle,  mais 
je  crois  que  vous  n'auriez  pas  supporté  l'agitation  folle  qui 
paraît  augmenter  tous  les  jours,  car  il  arrive  continuelle- 
ment du  monde  des  provinces  et  de  l'étranger.  Il  y  a  tous 
les  soirs  autour  de  l'Exposition  une  espèce  de  festival  au- 
quel se  précipitent  120.000  personnes.  C'est  une  fête  per- 


436  MADAME   CRAVEN    (1889) 

pétuelle.  Autrefois  les  habitants  d'une  grande  ville,  même 
les  Parisien?,  se  seraient  contentés  d'un  amusement  sem- 
blable une  fois  par  mois.  Mais  ils  sont  ivres  de  plaisir  et 
de  surexcitation. 

M.  de  Broglie,qui  a  passé  hier  une  soirée  tranquille  avec 
moi,  dit  qu'on  s'alarme  à  la  pensée  de  ce  qui  arrivera  quand 
il  faudra  revenir  à  la  routine  de  l'existence.  Je  n'ai  pas 
encore  donné  un  coup  d'œil  kV  ensemble  de  l'Exposition,  plos 
curieux,  paraît-il,  que  les  détails.  Je  suis  très  contente  de 
me  trouver  à  l'abri  de  tout  cela,  entourée  des  arbres  et  des 
jardins  de  mon  couvent,  plus  verts  et  plus  calmes  que  ja- 
mais. Je  considère  comme  une  grande  miséricorde  de 
Dieu  d'avoir  été  conduite  dans  cette  partie  du  monde,  si 
reposante  et  tellement  silencieuse.  Pour  en  revenir  à  la 
situation  présente,  vous  n'imaginez  pas  à  quel  point  toutle 
monde  est  atteint  de  cette  folie  générale.  Les  plus  tran- 
quilles ont  un  peu  perdu  la  tête.  Un  de  mes  amis,  très  rai- 
sonnable, m'a  demandé  l'autre  jour  sérieusement  de  venir 
dîneravec  lui.  Devinez  où?...  Ausommet  de  la  tour  Eiffel... 
Pas  tout  à  fait  en  haut,  seulement  à  150  mètres  du  sol. 
Tout  le  monde  le  fait,  maintenant,  et  si  vous  demandez  en 
quoi  consiste  l'attraction  particulière  de  ce  plaisir,  vous  ne 
recevez  que  cette  réponse  :  «  Tout  le  monde  y  va  ».  Je  n'ai 
trouvé  que  M.  de  Broglie  qui  pensât,  comme  moi,  que,  vu 
les  circonstances,  tout  cela  était  insensé  et  lamentable  ! 
Mais  nous  avons  convenu  de  n'en  rien  dire,  dans  la  crainte 
de  passer  pour  de  mauvais  patriotes. 

A  Lady  Herbert. 

Rochecotte.  7  octobre  1889. 

La  mort  de  Lady  Holland  me  cause  une  profonde  dou- 
leur. Elle  était  bien  souffrante  depuis  longtemps,  mais  j'a- 
vais confiance  dans  la  force  de  son  tempérament,  et  j'es- 
pérais que  son  existence  se  prolongerait  des  années.  Même 
malade,  elle  jouissait  de  la  vie,  et  savait  en  faire  jouir  les 
autres.  Mais  j'éprouve  une  grande  reconnaissance  au  sou- 
venir de  la  grâce  qui  l'a  assistée  à  ses  derniers  moments. 
La  présence  à  ses  côtés  d'une  aussi  bonne  catholique  que 
Minnie  Throckmorton  était  aussi  une  inappréciable  béné- 
diction. 

C'est  une  grande  miséricorde   qu'elle   soit  partie  avec 


MORT   DE   LADY    HOLLAND  437 

tant  de  résignation  et  de  calme.  Malgré  mon  chagrin,  je 
suis  heureuse  en  pensant  à  tout  cela,  et  à  la  paternelle 
bonté  de  Dieu  envers  ses  pauvres  enfants  dans  les  plus 
cruelles  épreuves.  Elle  avait  une  grande  frayeur  de  la  mort 
et  des  souffrances  qui  l'accompagnent.  Mais  quand  elles 
sont  venues,  la  main  de  Dieu  et  son  amour  étaient  là,  por- 
tant la  force  et  la  paix.  Pour  moi,  c'est  le  dernier  coup 
pour  la  société  anglaise  que  nous  avons  connue. 

J'espère  que  ma  réponse,  longtemps  remise,  n'est  pas 
arrivée  trop  tard  pour  vous  informer  que  le  livre  dont  vous 
parlez  :  «  La  Mission  de  Talleyrand  à  Londres  en  1792  », 
a  été  publié  chez  Pion,  10,  rue  Garancière  ;  et  c'est  à  lui 
qu'il  faut  vous  adresser  pour  la  traduction.  Les  Talleyrand, 
et  Mme  de  Castellane  en  particulier,  s'intéressent  vivement 
à  cette  publication  et  à  d'autres  récentes  sur  leur  grand- 
oncle,  mais  ils  n'y  sont  pour  rien. 

A  Mrs  Bishop. 

Paris,  10  novembre  1889. 

Vous  avais-je  dit  que  pendant  son  séjour  ici,  Lady  Pon- 
sonby  m'avait  décidée  à  poser  pour  mon  portrait,  chez 
une  de  ses  jeunes  amies  qui  travaille  dans  un  atelier  de 
Paris  ?...  Elle  a  obtenu  comme  résultat  un  dessin  si  bien 
réussi,  que  je  l'ai  fait  reproduire  à  Londres  dans  trois  di- 
mensions différentes 

Vous  aurez  celle  que  vous  aimerez  le  mieux.  De  toute  fa- 
çon, je  vous  en  enverrai  une  petite  dans  ma  prochaine  let- 
tre, et  cela  vous  permettra  au  moins  de  juger  de  la  ressem- 
blance. 

A  M19  Bishop. 

Rochecotte,  3  décembre  1889. 

Ecoutez  le  peu  que  j'ai  à  vous  dire  de  Mérimée.  Il  y  a 
des  années,  je  le  rencontrais  chez  les  Holland  à  Paris.  Ja- 
mais je  ne  l'ai  revu  ailleurs  depuis.  Je  le  détestais.  Ce  que 
j'ai  lu  plus  tard  de  sa  correspondance  n'a  fait  que  confirmer 
mon  opinion  sur  son  compte.  Mais  c'est  un  bon  écrivain 
français,  et  on  ne  trouve  pas  dans  son  style  les  atrocités 
courantes  de  notre  époque. 

C'est  à  peu  près  tout  ce  que  j'en  pense  !  Je  ne  veux  pas 


438  MADAME   CRAVEN    (1889) 

oublier  de  vous  dire  que  j'aime  beaucoup  plus  Marie  Bash- 
kii  tseff  que  je  ne  m'y  attendais.  Elle  était  très,  très  i 
mais  elle  avait  énormément  de  ce  charme  qui  rond  la  plu- 
part de  ses  compatriotes  si  délicieuses. 

A  Lady  Herbert. 

Rochecotte.  12  décembre  1^80. 

Il  faut  que  je  vous  remercie  sans  retard  de  votre  chère 
lettre  que  je  reçois  à  l'instant.  Je  sentais,  comme  vous,  que 
nous  nous  étions  en  quelque  sorte  perdues  de  vue. 

Mon  court  séjour  à  Paris  a  été  très  bon  pour  ma  fièvre, 
dont  j'étais  complètement  débarrassée  avant  de  venir  ici. 
Maintenant  que  je  puis  sortir  et  faire  un  peu  d'exercice, 
quand  le  temps  le  permet,  j'ai  repris  ma  force  et  ma  santé 
habituelles,  ce  dont  je  suis  très  reconnaissante.  Le  contraire 
eût  été  si  naturel,  à  l'heure  qu'il  est  1 

A  mon  retour,  j'ai  trouvé  ici  beaucoup  de  monde.  Le 
duc  et  la  duchesse  de  Talleyrand  le  frère  et  la  belle-sœur 
de  Mme  de  Castellane)  et  leur  fille,  la  jeune  princesse 
Farstenberg.  Plusieurs  voisins  et  amis  viennent  les  voir, 
et  nous  avons  été  vingl  personnes  i  diner  pend  mt  plusieurs 
jours.  Vous  savez  si  tout  cela  me  convient  peu  main'en  mt. 

Cependant  j'aime  les  Talleyrand  et  j'ai  eu  du  plaisir  à  les 
retrouver.  Ils  -ont  tous  parti-,  même  Madeleine.  Elle  nous 
quitte  pendant  trois  jours,  pour  aller  assister  au   ma 
de  Luynes  qui  a  lieu  aujourd'hui. 

Nous  tous  ici,  et  la  princesse  Wittgenstein,  avons  été  très 
saisis  et  très  attristés  de  la  mort  de  cette  pauvre  Zizi  d'Ha- 
noncelles  (la  fille  de  Charette).  Vous  avez  dû  aussi  en  être 
bien  peinée  pour  lui.  11  a  perdu  maintenant  les  deux  en- 
fants de  son  premier  mariage.  Il  vaut  mieux  pour  la  pau- 
vre chère  duchesse  de  Fitz-James  qu'el  e  soit  morte  l'année 
dernière,  et  que  ce  malheur,  le  plus  grand  de  sa  vie  trou- 
blée, lui  ait  été  épargné. 

Vous  savez  qu'elle  adorait  cette  petite  fille  qui  ne  l'avait 
jamais  quittée  depuis  sa  naissance. 

Tout  cela  a  été  bien  prompt,  bien  douloureux,  mais  rien 
n'a  égalé  le  courage  de  cette  jeune  femme  et  sa  soumission 
à  la   volonté  de  Dieu.  Son  infortuné  mari  a  le  cœur  brisé. 

Je  pense  à  vous  tous  bien  souvent,  et  je  revis  continuel- 
lement les  jours  passés  en  Angleterre  avec  vous  et  avec 


LES   MÉMOIRES   DE   TALLEYRAND  439 

tous  les  autres  chers  amis  disparus.  Je  ne  pense  pas  m'en 
aller  avant  la  fin  de  janvier.  Quand  tout  le  monde  est  parti 
et  que  Mme  de  Castellane  se  trouve  seule,  ma  société  lui 
est  fort  utile,  car  elle  déteste  la  solitude. 

A  Mrs  Bishop. 

Rochecotte,  13  janvier  1890. 

Les  nouvelles  publiques  et  privées  que  nous  porte  ce 
commencement  d'année  sont  encore  plus  tristes. 

Premièrement,  la  mort  de  la  pauvre  fille  unique  de  M.  de 
Charette  (elle  venait  de  se  marier)  et  dont  nous  avons  eu 
tous  tant  de  chagrin.  Ensuite  la  mort  de  Mme  Thayer. 
Bien  des  choses  nous  avaient  séparées,  vous  le  savez,  mais 
nous  avions  renoué,  l'année  dernière,  les  bonnes  relations 
de  ce  passé  auquel  elle  était  si  intimement  liée.  Nous 
avons  appris  ce  matin  la  mort  de  la  duchesse  Pozzo  di 
Borgo.  Ce  sera  une  grande  perte  pour  le  faubourg  Saint- 
Germain. 

Enfin,  le  roi  d'Espagne,  et,  avant  tout  cela,  la  pauvre 
impératrice  du  Brésil,  que  j'ai  connue  jeune  fille,  que  j'ai 
retrouvée  femme  heureuse  et  fière,  puis  mourante  de 
chagrin. 

Lisez  les  intéressants  «  Mémoires  de  M.  de  Roche- 
chouart  ».  Ils  vous  feront  connaître  un  grand  homme,  un 
grand  Français  et  un  très  cher  ami  de  mon  père,  le  duc  de 
Richelieu  d'il  y  a  soixante  ans. 

Mon  amie  est  douloureusement  peinée  du  testament  de 
M.  Andral,  qui  a  laissé  les  fameux  «  Mémoires  de  Tal- 
leyrand  »  au  duc  de  Broglie.  (Elle  s'attendait  presque  à  ce 
qu'il  les  rendît  à  sa  famille.)  Ce  dernier,  tout  aussi  étonné 
qu'elle  d'avoir  été  choisi,  lui  a  écrit  une  lettre  charmante 
qui  l'a  tout  à  fait  rassurée.  Il  la  consultera  évidemment, 
et  se  laissera  guider  par  elle.  Nous  pouvons  donc  espérer 
que  la  publication  de  ces  mémoires,  tant  désirée,  et  si  im- 
patiemment attendue,  aura  lieu  enfin.  Dans  tous  les  cas,  le 
manuscrit  est  maintenant  entre  les  mains  d'une  personne 
intelligente  et  sûre. 

A  Mrs  Hishop. 

Paris,  27  février  1890. 
J'avais  oublié   de   vous  dire    que  le  triste  journal    de 


440  MADAME    CRAVEX    (1889) 

Marie  Bashkirtseff  (que  vous  m'avez  envoyé  sur  ma  de- 
mande) m'avait,  en  résumé,  bien  étonnée  et  beaucoup 
intéressée.  Comme  étude  d'àme,  c'est  un  livre  extraor- 
dinaire, décrivant  une  créature  étrange,  si  vaniteuse, 
si  folle,  si  douée,  mais  si  pure,  relativement  (quand 
on  considère  les  sujets  qu'elle  ose  étudier  et  les  livres 
qu'elle  lit).  Bref,  je  n'ai  pas  pu  le  laisser  après  l'avoir 
commencé,  et  je  vous  ai  remerciée  en  esprit  de  me  l'avoir 
fait  connaître.  Puis,  j'ai  lu  votre  article  sur  Mérimée.  Vous 
avez  dit  de  lui  tout  ce  qu'on  pouvait  en  dire  sans  déguiser 
son  caractère.  Vous  avez  fait  comprendre  qu'il  avait  des 
amis  et  des  admirateurs,  et  disposé  ceux  qui  le  détes- 
taient le  plus  aie  détester  moins.  Quant  à  Stendhal,  je  ne 
puis  rien  en  dire,  ignorant  absolument  ce  qui  le  concerne. 
Je  n'ai  jamais  lu  aucun  de  ses  ouvrages  en  entier,  et  je 
n'en  connais  que  des  passages  et  des  extraits. 

Ici  nous  sommes  très  agités  au  sujet  du  duc  d'Orléans  '. 
Je  crois  qu'il  a  produit  une  impression  qui  durera  beaucoup 
plus  longtemps  que  d'autres  choses  en  France.  11  y  a  des 
années  et  des  années  qu'on  n'avait  eu  l'occasion  d'éprou- 
ver l'ombre  d'un  enthousiasme  quelconque.  Il  en  a  excité 
dans  toutes  les  classes,  ainsi  que  dans  l'armée.  Tout  le 
monde  parle  de  lui,  et  on  attend  avec  curiosité  ce  qui  va 
se  passer.  Il  n'a  rien  dit,  ni  rien  fait  de  travers.  Ses  pa- 
roles et  ses  actes  sont  exactement  ce  qu'ils  doivent  être. 
C'est  un  petit  rayon  d'espoir,  absolument  inattendu,  et 
qui  me  fait  croire  que  nous  pourrons  peut-être  répéter 
encore  une  fois,  et  avec  plus  de  chance  que  le  pauvre  roya- 
liste d'il  y  a  vingt  ans  : 

«  Oh  !  imprévu,  notre  sauveur, 

«  Viens  mettre  un  terme  à  nos  malheurs.  » 

J'espère  maintenant  trouver  le  temps  et  le  talent  néces- 
saires pour  ma  chère  petite  esquisse  de  Katheleen  !  Mais 
les  aurai-je  ?... 

1.  Venu  à  Paris  au  moment  de  la  conscription. 


CHAPITRE   LVIII  (1890-1891) 


Symptômes  de  maladie  sérieuse.  —  Esquisse  de  la  vie  de  miss 
O'Meara.  —  Dernière  retraite  au  Sacré-Cœur  de  Paris.  —  Maladie 
grave.  —  Dernière  lettre  à  M"  Bishop.  —  Dernière  épreuve, 
la  plus  grande  de  toutes.  —  Dévouement  du  marquis  de  Mun.  — 
Séjour  à  Lumigny.  —  Consultation.  —Retour  à  Paris. — Mort  de 
madame  Craven  le  1er  avril  1891. 


Cette  question  reçut  une  alarmante  réponse,  car 
d'effrayants  symptômes  se  déclarèrent  bientôt,  et 
Mme  Craven,  avant  même  ceux  qui  l'entouraient,  com- 
prit que  sa  vie  était  menacée,  et  que  sa  mort  pouvait 
être  aussi  prompte  que  celle  de  son  père  et  de  son 
frère  Fernand. 

Les  quelques  pages  écrites  par  Mme  Craven  au 
commencement  de  l'esquisse  dont  elle  parlait,  et  qui 
occupait  tout  son  cœur  et  toutes  ses  pensées,  ont  été 
réimprimées  comme  partie  d'une  préface  à  la  traduc- 
tion de  la  vie  de  Frédéric  Ozanam  de  miss  O'Meara,  et 
traduite  par  sa  sœur  Géraldine.  Nulles  paroles  ne  pou- 
vaient mieux  précéder  l'histoire  des  travaux  chrétiens 
d'Ozanam  que  celles  de  Mme  Craven.  Les  passages 
que  nous  en  donnons  ici  montrent,  une  fois  de  plus, 
comment  elle  savait  louer  ceux  qui  avaient  gagné  son 
affection  comme  miss  O'Meara. 


442  MADAME   CRAVEN    (1S9U) 

«  En  commençant  le  dernier  travail  de  ma  vie  ',  il  y 
a  quatre  ans,  j'écrivais  :  «  Vivre  longtemps,  c'est  sur- 
vivre. »  Cette  triste  vérité  m'est  constammentprésente, 
et,  même  après  avoir  été  frappée  du  dernier  coup  qui 
pouvait  m'atteindre,  l'heure  du  repos  mélancolique 
dont  je  parlais  alors  n'a  pas  encore  sonné.  Il  faut  tou- 
jours souffrir,  et  plus  nous  vivons,  plus  nous  sommes 
condamnés  à  éprouver  l'amère  surprise  de  voir  mou- 
rir ceux  qui,  par  leur  âge,  nous  donnaient  l'assurance 
que  nous  n'aurions  pas  à  les  pleurer.  » 

Après  avoir  parlé  de  leur  affection  mutuelle,  malgré 
la  différence  de  leur  âge,  elle  décrit  les  œuvres  litté- 
raires de  miss  O'Meara,  et  loue  cette  nature  ornée  de 
toutes  les  qualités  particulières  à  sa  race,  «  garda  ni 
toutes  les  amours  et  repoussant  toutes  les  haines  de 
sa  patrie  ».  Elle  rappelle  tendrement  sa  douleur  à  la 
mort  de  sa  mère,  douleur  si  profonde  qu'elle  «  mina 
sa  vie,  comme  l'eau  mine  et  ébranle  les  fondations 
d'un  bâtiment,  le  laissant  si  faible  qu'un  souille  de 
vent  peut  le  renverser  ». 

Elle  décrit  comme  un  des  plus  grands  maux  de  notre 
époque,  que  tant  «  d'écrivains  intelligents  »  savent  si 
bien  entretenir,  la  sécheresse  de  tant  déjeunes  cœurs. 
Elle  continue  par  ces  paroles  énergiques  : 

«  Je  ne  parle  pas  de  ces  régions  où  la  sécheresse 
conduit  à  la  cruauté,  la  cruauté  à  la  violence,  et  ta 
violence  au  crime  :  je  parle  de  la  jeunesse  que  sa 
situation  abrite  et  protège  contre  l'atmosphère  qui 
l'environne.  Et  pourtant,  elle  est  atteinte  par  ce  souf- 
fle empoisonné  ;  et  de  même  qu'un  vent  brûlant  dé- 
truit la  vie  physique  dans  la  nature,  de  même  ce  poi- 
son malfaisant  dessèche  ceux  qui  subissent  son  in- 
fluence. 

«  La  jeunesse  naturellement  disposée  à  l'enthou- 
siasme est,  de  nos  jours,  plus  prompte  à  blâmer  qu'à 
admirer.  Les  plus  saintes  affections  elles-mêmes  sont 
1.  La  vie  de  Lady  G.  Fulletton. 


DERNIÈRE   RETRAITE   AU    SACRÉ-COEUR  443 

affaiblies  ou  paraissent  l'être  par  d'étranges  calculs  que 
ne  retiennent  pas  le  respect  et  les  bons  sentiments.  Si 
ce  ne  sont  pas  là  les  signes  d'une  sécheresse  croissante 
des  cœurs,  ils  y  ressemblent  tellement  que  nous  com- 
mençons à  croire  qu'il  n'y  a  plus  aucune  sensibilité 
dans  notre  société  actuelle.  Le  mot  est  passé  de  mode 
sans  doute,  et  il  paraît  en  être  de  même  pour  le  sen- 
timent. Nous  nous  surprenons  à  le  chercher  parmi 
ceux  qui,  ouvrant  largement  leurs  cœurs  à  Dieu, 
trouvent  seulement  dans  cette  source  suprême  d'un 
inépuisable  amour,  un  dévouement  pour  leurs  frères 
qui  peut  aller  jusqu'à  l'héroïsme,  aussi  bien  que  l'ou- 
bli de  soi  qui  fortitie  l'amour  non  moins  que  le  courage. 

a  J'ai  donc  pensé  qu'il  était  à  propos  de  révéler  un 
cœur  resté  aussi  tendre  qu'il  était  ardent.  » 

Dans  l'état  de  santé  où  se  trouvait  Mme  Craven,  ce 
fut  un  pénible  effort  de  suivre  la  retraite  donnée  au 
Sacré-Cœur  pendant  le  carême.  Elle  se  rendait  à  jeun 
à  la  messe  de  huit  heures  et  demie,  attendait  la  médi- 
tation qui  suivait  et  rentrait  épuisée  à  dix  heures  et 
demie  pour  déjeuner.  Le  jour  de  la  fête  de  Notre-Dame 
des  Sept-Douleurs,  elle  hésita  quelques  minutes.  A 
plusieurs  reprises,  sa  femme  de  chambre  la  supplia  de 
ne  pas  sortiràjeun.  Mais  elle  s'écria:  «  Si  je  me  laisse 
aller  pour  si  peu  de  chose,  que  sera-ce  à  la  fin  ?...  » 

Elle  partit,  assista  pour  la  dernière  fois  à  la  messe 
des  Enfants  de  Marie,  et  pour  la  dernière  fois  reçut  la 
communion  avec  les  fidèles...  A  Rochecotte,  elle  avait 
communié  tous  les  jours.  Quand  il  lui  devint  impos- 
sible de  marcher,  elle  aimait  à  s'étendre  et  à  regarder 
la  lumière  de  la  chapelle  du  Sacré-Cœur  qu'elle  voyait 
de  sa  chambre. 

Mrs  Bishop  se  trouvait  dans  le  midi  de  la  France,  au 
mois  d'avril,  quand  elle  reçut  une  lettre  de  Mme  de 
Dreux-Brézé  lui  annonçant  la  maladie  très  sérieuse  de 
Mme  Craven.  Mais  le  jour  suivant,  une  autre  lettre  de 
Mme  de  Griinne  apportait  de  meilleures  nouvelles. 


444  MADAME   CRAVEN    (1890) 

A  Mrs  Bishop. 

Paris,  17  avril  1890. 

Notre  chère  amie,  Mme  Craven,  n'étant  pas  bien  dans  le 
moment,  me  prie  de  vous  dire  à  sa  place  qu'elle  a  reçu 
votre  lettre  et  vous  en  remercie.  Dès  qu'elle  sera  mieux 
elle  vous  écrira  elle-même.  Elle  a  beaucoup  souffert  de 
crampes  d'estomac,  très  douloureuses,  mais  sans  danger, 
Dieu  merci  !  Le  médecin  pense  que  c'est  une  forme  de 
l'influenza  qui  reparait  ici  dans  le  moment. 

Quinze  jours  plus  tard,  Mrs  Bishop  retrouvait 
Mme  Craven,  mieux  qu'elle  ne  s'y  était  attendue.  Elle 
était  couchée  sur  une  chaise  longue,  son  regard  inter- 
rogeait anxieusement,  comme  pour  demander  l'expli- 
cation des  douleurs  qu'elle  éprouvait  dans  la  poitrine 
et  de  l'enflure  de  sa  main  ;  et  surtout,  pourquoi  elle 
avait  tant  de  difficulté  à  s'exprimer,  confondant  les 
mots  et  ne  pouvant  plus  se  faire  comprendre  avec  son 
ancienne  précision. 

Tous  ses  amis  se  trouvaient  alors  à  Paris,  et  venaient 
la  voir.  Mais  on  n'introduisait  auprès  d'elle  qu'une 
seule  personne  à  la  fois,  et  généralement  deux  ou 
trois  autres  attendaient  leur  tour  dans  le  salon. 
Mme  de  Montalembert  sortit  un  jour  l'air  très  grave, 
se  demandant  s'il  n'était  pas  trop  tard  pour  que  son 
amie  retirât  quelque  bien  d'une  consultation. 

Personne  dans  la  famille  de  Mme  Craven  n'était 
plus  attentif  auprès  d'elle,  plus  prompt  à  satisfaire 
tousses  désirs,  que  son  beau-frère,  le  marquis  de  M  nu 
En  les  voyant  ensemble,  on  se  souvenait  avec  atten- 
drissement de  ces  temps  lointains  de  Boury  et  de 
Lumigny,  et  de  ceux  qui  peuplaient  un  passé,  vieux 
déjà  de  cinquante  ans. 

Il  était  cependant  difficile  de  croire  que  la  mort 
menaçait  Mme  Craven,  quand  on  la  voyait  assise  à 
sa  place  ordinaire,  habillée  avec  la  même  élégance 
soignée,  le  même  sourire  affectueux  et  sympathique, 


MALADIE   GRAVE  445 

éclairé  de  l'indescriptible  rayon  céleste  qui  illuminait 
sa  physionomie.  Mais  elle  sentait  qu'elle  approchait  de 
son  éternel  repos  :  elle  comprenait  que  la  violente 
douleur  qu'elle  éprouvait  parfois  était  le  présage 
d'une  mort  rapide.  Sa  main  et  son  bras  droits  étaient 
enflés  et  douloureux.  Cependant  elle  ne  se  plaignait 
jamais,  pas  même  des  crises  de  souffrance  et  de  fai- 
blesse angoissantes  qui  revenaient  chaque  jour  vers 
l'heure  du  dîner.  Les  médecins  déclaraient  pourtant 
que  son  état  ne  présentait  aucun  danger  immédiat. 
Ils  le  disaient  au  moins  à  ses  amis,  et  ne  prononçaient 
pas  les  mots  de  paralysie  et  d'angine  de  poitrine. 

Bientôt  après  son  retour  à  Londres,  Mrs  Bishop  reçut 
de  Mme  Graven  les  quelques  lignes  suivantes.  Elles 
sont  tracées  d'une  écriture  tremblante,  mais  lisible 
cependant. 

A  Mrs  Bishop. 

Paris,  vendredi,  mai  1890. 

C'est  le  mieux  que  je  puisse  faire  pour  vous  !  Merci  mille 
fois  de  votre  excellent  conseil  que  je  suis  fidèlement.  Rien 
ne  m'a  fait  plus  de  bien  jusqu'à  présent '.Je  suis  si  heureuse 
de  vous  savoir  en  bonne  santé  pour  le  moment  !  J'ai  été 
privée  de  voir  Lord  et  Lady  Reay,  je  l'ai  bien  regretté. 
Faites-le  leur  savoir,  si  vous  le  pouvez,  je  vous  en  prie.  Je 
soutfre  toujours  le  soir,  et  je  ne  me  rétablirai  pas  avant 
que  ce  malaise  ait  disparu. 

Le  1G  mai,  après  quelques  jours  de  mieux  apparent, 
Mls  Bishop  recevait  la  dernière  lettre  de  Mme  Craven. 
Elle  la  dicta  à  sa  femme  de  chambre  et  la  signa  d'une 
main  tremblante,  mais  lisible  encore. 

Vendredi,  16  mai. 
Je  ne  vous  écris  aujourd'hui  que   pour  vous  parler  de 
moi.  Je  suis  mieux  qu'à  votre  passage.  Je  continue  vos  re- 
mèdes qui  m'inspirent  une  grande  confiance.  Voulez-vous 

1.  M"  Bishop  avait  conseillé  à  Mme  Graven  un  genre  de  nour- 
riture qui  lui  convenait  parfaitement. 


446  MADAME   CRAVEN    (1890) 

expliquer  à  M.  Grant  Duff  pourquoi  je  ne  lui  écris  pas,  et 
pourquoi  je  n'ai  jamais  répondu  à  sa  dernière  lettre  du 
12  avril? 

Vous  me  demandez  si  je  m'intéresse  à  Stanley  ?  Mais 
oui,  certainement.  Je  m'étonne  que  vous  en  ayez  douté. 

Je  lirai  les  aitirles  du  Spectator  avec  toute  l'attention 
que  je  leur  donne  habituellement.  Chère  amie,  je  voudrais 
pouvoir  vous  écrire  plus  à  mon  aise.  Que  Dieu  vous  bénisse  ! 

Pauline. 

Pendant  ces  jours  où  la  vie  s'affaiblissait  en  elle, 
Mme  Craven  fui  torturée  par  une  douleur  incessante, 
au  point  que  sa  femme  de  chambre  écrivait  avec  joie 
le  30  mai  à  M's  Bishop,  «  qu'après  une  crise,  sa  mai- 
tresse  s'était  endormie  pour  la  première  fois,  débar- 
rassée de  toute  souffrance  ».  Elle  exprimait  en  même 
temps  l'espoir  que  Mme  Craven  pourrait  encore  se  pro- 
mener en  voiture.  A  la  fin  de  sa  lettre,  Nora  ajoutait 
ces  mots  saisissants  :  «  Elle  éprouve  quelquefois  une 
grande  difficulté  à  parler.  Elle  ne  peut  même  pas  dic- 
ter une  lettre.  » 

Le  5  juin,  le  dernier  et  le  plus  amer  calice  lui  fut 
offert...  «  Elle  ne  peut  plus  prononcer  un  mot  »,  écri- 
vait Nora,  «  et  c'esl  très  difficile  de  comprendre  ce 
qu'elle  veut.  Ob  !  madame,  vous  qui  l'aimez  tant,  vous 
savez  quel  chagrin  j'éprouve  à  la  pensée  qu'elle  peut 
être  enlevée  d'un  moment  à  l'autre.  Le  livre  est  arrivé, 
je  le  lui  ai  donné,  elle  l'a  maintenant  sur  son  lit.  Je 
lui  ai  lu  quelques  passages  des  journaux.  Elle  me  dit 
de  vous  remercier  et  vous  envoie  toutes  ses  ten- 
dresses. « 

Le  H  juin.  Noraécrivail  encore  : 

«  Elle  continue  à  ne  pas  pouvoir  parler  !  Sa  main 
droite  se  paralyse  complètement.  Le  médecin  dit 
qu'elle  peut  vivre  ainsi  très  longtemps,  et  parler  peut- 
être  un  jour.  » 

Jusqu'à  la  fin,  Mme  Craven  -arda  autant  que  pos- 
sible toutes  ses  habitudes.  On  l'habillai l  et  on  la  pla- 


SÉJOrii   A   LUMIGNY  447 

çaitcommeà  l'ordinaire  dans  un  fauteuil  qu'on  roulai  l 
dans  la  salle  à  manger  aux  heures  des  repas.  Au  mois 
de  juin,  sa  nièce,  Mme  de  Dreux-Brézé,  passa  huit  jours 
auprès  d'elle,  puis  elle  reçut  M.  Fullerton  et  quelques 
autres  amis.  Elle  ne  pouvait  cependant  «  ni  lire,  ni 
écrire,  ni  marcher,  ni  parler,  »  comme  disait  Nora. 
Dans  ses  longues  heures  de  souffrance,  sa  patience 
était  admirable.  Elle  essayait  en  vain  d'exprimer  ses 
désirs  par  des  gestes  incompréhensibles. 

Le  16,  il  y  eut  une  consultation  après  laquelle  les 
médecins  déclarèrent  «  qu'elle  était  atteinte  d'une 
névrose  spasmodique  du  cœur,  à  forme  de  répétition. 
Cet  état  pouvait  s'améliorer,  disparaître  même  pen- 
dant un  temps,  mais  aussi  se  reproduire  ».  En  d'autres 
termes,  elle  était  atteinte  d'une  angine  de  poitrine,  et 
menacée  de  mort  subite.  Les  médecins  recomman- 
dèrent de  ne  rien  lui  dire  de  son  état,  et  parlèrent  d'a- 
ortite.  Pendant  ce  temps,  le  marquis  de  Mun  était  resté 
à  Paris  pour  veiller  sur  elle,  et  lui  épargner  toute  in- 
quiétude sur  ses  affaires.  Il  attendait  —  comme  tout 
le  monde  autour  d'elle —  que  la  parole  lui  revînt, 
ainsi  qu'on  l'avait  annoncé. 

Il  lui  offrit  l'hospitalité  de  Lumigny,  libre  à  ce  mo- 
ment, et  où  ses  habitudes  de  malade  ne  seraient 
pas  changées.  Elle  put  y  faire  quelques  promenades 
en  voiture,  et  parut  beaucoup  mieux.  Mais  le  1er  août, 
le  jour  de  son  départ,  Lady  Herbert  écrivait  à 
If™  Bishop  : 

Paris,  1"  août  1890. 

Ma  chère  M™  Bishop,     ^ 

Notre  très  chère  amie,  Mme  Craven,  me  fait  signe  de  vos 
écrire  !  Mais  que  puis-je  vous  dire  ?...  C'est  déchirant  de 
la  voir  ainsi,  en  possession  de  toute  son  intelligence,  l'esprit 
plus  vivant  que  jamais,  et  dans  l'impossibilité  absolue  de 
s'exprimer,  soit  en  parlant,  soit  en  écrivant.  Sa  main  droite 
est  terriblement  enflée,  sa  jambe  gauche  aussi.  Son  visage 
est  à  peu  près  le  même.  Le  chagrin  qu'elle  éprouve  de  ne 


448  MADAME   CKAVEN    (1890) 

pouvoir  se  faire  comprendre  est  navrant.  Elle  lève  alors  les 
yeux  au  ciel  et  joint  ses  mains,  comme  pour  dire  que  la 
prière  est  son  unique  soutien.  Sa  résignation  et  son  cou- 
rage sont  extraordinaires.  Elle  est  partie  hier  pour  Lu- 
migny.  La  chaleur  ici  est  écrasante,  on  espère  que  l'air 
de  la  campagne  lui  fera  plus  de  bien  que  tout  le  reste.  Je 
rentre  lundi  à  Londres.  Priez  pour  elle,  et  demandez  des 
prières  et  des  messes  à  son  intention. 

Mme  Craven  passa  une  semaine  de  repos  absolu  à 
Lumigny.  Au  bout  de  ce  temps,  M.  de  Mun  et  la  du- 
chesse d'Ursel  vinrent  la  rejoindre.  Le  bon  air  de  la 
campagne  parut  la  ranimer,  et  plus  encore  les  chers 
souvenirs  qui  l'entouraient  :  la  chapelle  où  elle  enten- 
dait la  messe  tous  les  dimanches,  où  elle  recevait  la 
communion  deux  fois  par  semaine,  bien  que  ce  fût 
pour  elle  une  grande  fatigue  de  se  lever  ces  jours-là 
à  huit  heures. 

Mrs  Bishop  lui  envoyait  de  temps  en  temps  les 
journaux  et  les  livres  qui  pouvaient  l'intéresser.  Nora 
ci-ivait  le  17  août  :  «  Mme  Craven  ne  veut  pas  les 
perdre  de  vue,  et  elle  les  lit  un  peu  tous  les  jours.  Elle 
a  paru  profondément  touchée  de  ce  qu'ils  disent  sur 
Newman.  Quand  je  lui  ai  donné  votre  dernière  lettre, 
elle  l'a  embrassée  avant  de  l'ouvrir.  » 

En  même  temps,  un  médecin  venu  de  Paris  écrivait 
à  Nora  :  «  J'espère  que  nous  serons  satisfaits  avant 
longtemps,  mais  il  est  impossible  de  dire  quand.  » 
«  Dieu  le  veuille,  »  ajoutait  cette  femme  dévouée,  «car 
c'est  trop  triste  de  la  voir  ainsi.  Elle  est  plus  douce 
et  plus  attachante  que  jamais.  » 

Les  semaines  passèrent,  octobre  arriva,  et  Mme  Cra- 
ven laissa  toutes  les  consolations  de  Lumigny  pour 
rentrer  à  Paris.  Elle  arrivait  à  peine,  que  son  amie, 
la  marquise  de  Castellane,  mourut.  On  lui  cacha  cet 
événement  dans  la  crainte  de  lui  causer  un  saisisse- 
ment trop  violent.  L'air  de  Lumigny  lui  avait  fait  du 
bien  :  son  expression  moins  fatiguée  avait  repris  son 


MORT   DE   MADAME   CRAVEN  440 

doux  charme  d'autrefois.  Elle  pouvait  lire  un  peu 
tous  les  jours,  on  comprenait  mieux  ce  qu'elle  de- 
mandait. 

Noël  revint  sans  rien  amener  de  particulier,  si  ce 
n'est  que  se  trouvant  un  jour  dans  son  salon,  avec  son 
confesseur,  le  Père  Matignon,  elle  tomba  de  son  fau- 
teuil et  se  meurtrit  le  genou.  Le  docteur  attribua  cette 
chute  à  un  simple  accident,  mais  une  poche  se  forma 
au  genou  blessé,  et  pendant  un  certain  temps  elle  dut 
renoncer  au  pauvre  effort  qu'elle  s'imposait  tous  les 
jours  pour  faire  quelques  pas. 

Février  amena  une  aggravation,  mais  son  intelli- 
gence et  ses  sentiments  ne  s'affaiblirent  jamais.  Jus- 
qu'à latin,  elle  conserva  sa  ferme  volonté  d'obéir  avec 
«  une  patience  et  une  humilité  courageuses  »,  car  ce 
ne  fut  que  par  un  effort  énergique  et  continuel  qu'elle 
supporta  jusqu'au  bout  ce  long  martyre. 

Mrs  Bishop  se  trouvait  dans  le  midi  de  la  France, 
quand  elle  recul,  le  1er  avril,  une  dépêche  lui  an- 
nonçant la  mort  de  Mme  Craven.  Elle  avait  espéré 
revoir  son  amie  quinze  jours  plus  tard,  mais  cette 
consolation  ne  lui  fut  pas  accordée  !  Elle  ne  put  que 
réunir  quelques  lettres  contenues  dans  le  chapitre 
suivant,  donnant  les  détails  des  derniers  jours  de 
Mme  Craven. 


MADAME   CRAVEN.  29 


CHAPITRE    LIX  (1894) 


Lettre  du  comte  de  Richemont  à  miss  O'Meara.  —  Lettres  adres- 
sées à  M"  Bishop  sur  les  derniers  jours  et  les  derniers  moments 
deMmeCraven.  —  Lettre  du  marquis  de  la  Ferronnays  h  M" 
Bishop.  —  Les  restes  de  Mme  Graven  sont  transportés  à  Boury. 


La  lettre  suivante  fut  écrite  à  miss  O'Meara  par  le 
comte  de  Richemont.  Il  parle  du  son  inarticulé  qui 
S'échappait  des  lèvres  de  Mme  Craven,  et  que  ses  amis 
appelaient  sa  cantilène. 

Paris,  2  avril  1891. 

Notre  chère  amie,  Mme  Craven,  a  reçu  les  derniers  sa- 
crements avant-hier,  avec  toute  sa  connaissance  et  son 
plein  consentement.  Mme  Cochin  qui  est  restée  tout  le 
temps  agenouille'e  dans  la  chambre  voisine,  m'a  dit  qu'elle 
n'oublierait  jamais  le  son  ému  de  sa  cantilène  quand  le 
prêtre  lui  a  demandé  si  elle  éprouvait  un  véritable  désir 
de  recevoir  le  sacrement  de  la  force.  Cependant,  elle  n'a- 
vait pas  l'air  de  croire  à  l'extrême  gravité  de  sa  situation, 
ni  désirer  l'application  de  la  dernière  indulgence  pléniére. 
Mais  Nora,  sa  parfaite  Nora,  l'y  engagea,  et  elle  accepta. 
La  journée  ne  fut  pas  mauvaise,  mais  dans  la  nuit  suivante 
ses  forces  déclinèrent  rapidement.  A  une  heure  du  matin 
elle  prit  une  potion,  à  deux  heures  elle  refusa  son  petit 
repas  ordinaire  et  à  trois  heures  cette  flamme  brillante 
s'éteignit  pour  ce  monde. 


LETTRE    DE    NORA  451 

Je  l'ai  vue  sur  son  petit  lit  blanc  :  calme  et  solennelle, 
comme  si  elle  priait.  Au-dessus  de  sa  tête  une  Madone  de 
Raphaël  ;  sur  sa  poitrine,  un  crucifix  ;  à  côte  de  ses  mains 
jointes,  un  petit  bouquet  de  violettes  déposé,  comme  un 
dernier  hommage,  par  une  amie  d'Angleterre,  je  crois. 
Que  puis-je  ajouter  à  ces  tristes  souvenirs  !  On  ne  se  con- 
sole pas  ici-bas  d'une  semblable  perte.  Je  me  souviens 
que  dans  une  de  mes  dernières  visites,  je  la  trouvai  lisant 
un  magnifique  article  de  Newman  décrivant  le  «passage  » 
de  la  terre  au  ciel.  Use  terminait  par  ces  mots  :  «  le  trône 
blanc  de  Dieu,  et  la  vision  béatifique.  »  Ces  expressions 
la  ravissaient.  Et  nous  aussi,  dans  notre  tristesse,  il  faut 
essayer  de  nous  réjouir  en  la  cherchant  et  en  la  voyant 
au  milieu  de  ses  amis  éternellement  heureux  «  devant  son 
suprême  Seigneur  et  son  Rédempteur  ». 

Comte  de  Richemont. 

Nora,  la  parfaite  Nora,  comme  l'appelait  M.  de  Ri- 
chemont,  écrivait  le  6  avril  à  Mrs  Bishop  : 

Paris,  dimanche. 
Vous  me  pardonnerez  sûrement  de  ne  pas  vous  avoir 
écrit  plus  tôt.  Je  suis  tellement  écrasée  et  désolée,  que  je 
ne  puis  rien  faire.  Ma  chère  bien-aimée  maîtresse  enlevée 
si  rapidement,  semble-t-il,  à  la  fin.  A  trois  heures  du  matin 
elle  n'y  était  plus.  Je  vous  donnerai  tous  les  détails  quand 
je  vous  verrai.  Ses  chères  dépouilles  ont  été  déposées  hier 
à  Roury  auprès  de  ses  bien-aimés.  Oh  !  madame  !  rien  ne 
peut  vous  décrire  la  désolation  de  cet  appartement.  Je  ne 
puis  supporter  la  douleur  de  ne  plus  voir  son  visage 
chéri.  Et  dans  quelques  jours  tout  sera  dispersé  1  C'est 
comme  une  profanation  de  déplacer  tous  ces  objets  pré- 
cieux que  touchaient  ses  chères  mains.  N'est-ce  pas  de 
lY'soïsme  d'avoir  désiré  la  prolongation  de  cette  vie  de 
martyre  ?  Et  pourtant,  je  ne  puis  supporter  sa  perte.  Je 
l'aimais  tant,  mon  service  continuel  à  tes  côtés  pendant 
cette  triste  dernière  année,  me  l'avait  rendue  plus  chère 
que  jamais.  Je  veux  essayer  de  me  résigner  comme  elle 
à  la  volonté  de  Dieu  !  Si  elle  avait  seulement  dit  un  mot 
avant  la  fin,  c'eût  été  une  consolation  I  Elle  paraissait  &i 
bien  le  mardi  malin  après  avoir  reçu  les  derniers   sacre- 


452  MADAME   CRAVEN    (1891) 

ments...  Je  commençais  à  me   tranquilliser  !  Mais  Dieu  a 
voulu  la  prendre. 

La  vicomtesse  de  Dreux-Brézé  a  Mrs  Bishop. 

Paris,  10  avril  1891 

Je  viens  vous  parler  de  celle  que  vous  pleurez  avec  nous 
et  dont  vous  saviez  apprécier  la  grande  âme  et  l'intelli- 
gence si  élevée.  Depuis  mon  arrivée  à  Paris  le  15  mars,  il 
n'y  avait  plus  d'illusion  à  se  faire  sur  le  déclin  de  ses 
forces.  Aucun  accident  nouveau  ne  se  produisait,  mais  des 
symptômes  mauvais  indiquaient  la  fin  prochaine.  Ses 
yeux  gardaient  cependant  leur  vivacité  et  c'est  dans  son 
regard  que  nous  lisions  sa  pensée.  La  voyant  si  faible,  le 
lundi  30  mars,  son  confesseur  nous  avait  conseillé  de  lui 
faire  recevoir  les  derniers  sacrements;  c'est  le  mardi  matin 
que  cette  touchante  cérémonie  a  eu  lieu,  et  je  ne  puis  assez 
dire  la  beauté  de  son  regard  au  moment  de  la  commu- 
nion et  de  l'extrême-onction.  La  journée  s'est  passée  pai- 
siblement, son  esprit  restant  toujours  très  présent,  car  en 
lui  demandant  si  elle  désirait  que  j'allasse  de  sa  part  chez 
la  princesse  Wittgenstein,  il  me  semblait  avoir  compris 
tout  ce  qu'elle  désirait  que  je  lui  dise.  Dans  la  nuit  du  1er 
avril,  elle  fut  prise  d'un  léger  spasme  vers  trois  heures  et 
expira  sans  agonie  ni  souffrance  plus  grande.  Elle  n'a  pas 
pu  s'apercevoir  que  nous  n'étions  pas  près  d'elle,  car  elle 
s'est  éteinte  sans  crise,  et  j'ai  la  confiance  qu'une  si  longue 
épreuve  supportée  avec  tant  de  patience, lui  a  valu  presque 
aussitôt  la  grande  récompense  de  la  possession  complète 
de  Dieu,  et  de  la  réunion  avec  tous  ceux  qu'elle  a  tant  ai- 
més. Samedi  dernier  nous  l'avons  conduite  au  cimetière  de 
Boury,  où  elle  repose  près  de  son  mari  et  au  milieu  du  plus 
grand  nombre  des  membres  de  sa  famille,  entre  autres  Al- 
bert, Alexandrine,  ma  grand'mère  de  la  Ferronnays  et  Olga. 

Vous  verrez  dans  le  Correspondant  qui  parait  aujourd'hui 
un  article  sur  elle,  signé  de  M.  de  Meaux.  Je  ne  l'ai  pas 
encore  lu,  puisque  la  livraison  ne  m'est  pas  encore  par- 
venue, mais  je  suis  sûre  que  l'on  ne  pouvait  confier  à  un 
meilleur  juge  le  soin  de  parler  d'elle.  C'est  à  mon  cousin 
Albert  de  Mun  qu'elle  a  laissé  tout  ce  qu'elle  avait.  Elle 
possédait  un  grand  nombre    de    souvenirs  de  famille    et 


LETTRE   DU   COMTE  DE   RICHEMONT  453 

autres  dont  la  dispersion  a  déjà  commencé.  Je  ne  suis 
donc  pas  rentrée  dans  son  appartement  depuis  le  jour  où 
pour  la  dernière  fois  j'ai  baisé  le  front  glacé  de  ma  pauvre 
tante,  et  à  vous  dire  le  vrai,  c'est  un  effort  qu'il  m'eût  été 
impossible  de  faire  !  Sans  elle,  non  seulement  ce  lieu  me 
devenait  cruellement  douloureux  à  revoir,  mais  il  me 
semblait  aussi  que  les  objets  me  disaient  également  un 
adieu  sans  retour. 

J'ai  été  heureuse,  en  parlant  d'elle,  de  prolonger,  ma- 
dame, l'illusion  qui  m'empêche  parfois  de  croire  à  la 
réalité.  Je  sais  que  tous  ces  détails  vous  seront  précieux. 
Veuillez  me  garder  en  souvenir  de  ma  chère  tante  un  peu 
de  bienveillance,  car  vous  devez  savoir  que  mêlée  à  toute 
mon  existence,  et  restée  presque  la  dernière  de  tous  ceux 
que  j'ai  aimés  depuis  que  j'existe,  elle  était  pour  moi 
comme  une  relique  du  passé  et  la  plus  chère  affection  qui 
me  restât  ici-bas. 

Croyez,  madame,  à  mes  sentiments  d'affectueux  respect. 
La  Ferronnays,  vicomtesse  de  Dreux-Brézé. 

Un  jour  ou  deux  plus  tard  le  comte  de  Richemont 
écrivait  à  Mrs  Bishop  : 

Paris,  15  avril  1891. 

L'article  du  vicomte  de  Meaux,  dans  le  Correspondant,  a. 
dû  vous  plaire.  Mais  je  suis  certain  que  d'autres  voix  se 
feront  entendre  en  Angleterre  et  en  Amérique  où  elle  avait 
tant  d'amis,  connus  et  inconnus.  Elle  était  elle-même  une 
si  fidèle  amie  de  l'amitié  1  Le  dernier  souvenir  que  je  con- 
serve d'elle  vivante  est  celui-ci  :  je  la  vis,  deux  jours  en- 
viron avant  le  suprême  départ.  Elle  était  couchée  sur  un 
sofa,  enveloppée  d'un  châle  blanc,  et  abritée  par  un  écran 
de  verre.  Ses  yeux  et  sa  main  gauche,  plus  vivants  que  ja- 
mais. Après  lui  avoir  parlé  quelques  minutes,  répondant 
comme  je  le  pouvais  à  sa  mystérieuse  cantilène,  ce  chant 
sans  paroles  que  je  n'oublierai  jamais,  j'ouvris  une  revue 
placée  sur  la  table,  à  son  côté.  Le  premier  article  traitait 
des  «  Mémoires  de  Talleyrand  ».  Je  savais  qu'elle  s'intéres- 
sait à  cette  publication,  et  je  lui  lus  cette  jolie  pensée, 
plus  douce  qu'on  ne  pouvait  s'y  attendre  de  la  part  d'un 
homme  tel  que  lui  :  «  les  affections  lointaines  sont  un 
asile  pour  la  pensée  ».  Elle  parut  immédiatement  frappée 


454  MADAME   CRAVEN    (1891) 

de  ces  mois.  Ses  yeux,  sa  main,  tout  parlait.  Enfin,  avec 
un  grand  effort,  elle  dit,  non  point  inconsciemment,  mais 
avec  une  volonté  bien  évidente  :  «  Oui  ».  je  me  souviendrai 
toujours  de  ces  trois  lettres,  exprimant  si  bien  un  des 
traits  les  plus  caractéristiques  et  les  plus  chers  de  sa  lon- 
gue vie;  je  lui  baisai  la  main,  et  je  la  quittai  —  jusqu'en 
Paradis  ! 

Dans  toutes  ces  lettres  chacun  de  ses  amis  touche 
une  note  différente,  témoignage  de  la  parfaite  harmo- 
nie de  la  vie  et  de  la  mort  de  Mme  Craven.  Celle  du 
comte  de  Mun  à  Mrs  Bishop  est  digne  de  l'un  des  fils 
d'Eugénie,  «  nos  fils  »,  comme  elle  écrivait  à  Pauline 
en  parlant  de  ses  enfants. 

Paris,  11  avril  1891. 
Chère  madame  Bishop, 

J'ai  été  bien  profondément  touché  de  votre  lettre  qui 
répond  si  complètement  à  nos  douloureuses  pensées.  La 
fin  de  ma  chère  tante  a  été,  comme  toute  sa  vie,  pro- 
fondément édifiante  :  après  avoir  supporté,  avec  un  cou- 
rage qui  ne  s'est  pas  un  seul  instant  démenti,  l'affreuse 
torture  que  lui  a  infligée  pendant  toute  cette  année  sa 
cruelle  maladie,  elle  a  reçu  en  pleine  connaissance  et 
avec  une  sérénité  admirable  les  derniers  sacrements,  et 
peu  d'heures  après  s'est  endormie  sans  agonie.  Dieu,  j'en 
ai  la  ferme  confiance,  a  déjà  reçu  dans  son  sein  celte  belle 
àme,  dont  on  peut  dire  que  toutes  les  aspirations  ont  été 
tournées  vers  lui.  Je  sais  combien  ma  chère  tante  vous  ai- 
mait, vous  et  votre  famille,  et  je  ipus  demande  la  permis- 
sion, en  souvenir  d'elle,  de  vous  envoyer  ainsi  qu'à  .Miss 
Florence  un  petit  objet  lui  ayant  appartenu. 

Je  vous  prie,  chère  Madame  Bishop,  d'agréer  avec  mes 
remerciements  pour  votre  lettre  si  touchante,  l'expression 
de  mes  sentiments  les  plus   respectueusement  dévoués. 

A.  de  Mon. 

Le  marquis  de  La  Ferronnays '  écrivait  aussi  à 
M.  Bishop  qui  lui  exprimait  son  chagrin  de  n'avoir 
pas  revu  Mme  Craven  avant  sa  mort. 

1.  Neveu  de  Mme  Craven.  11  était  le  fils  de  Fernaud  de  la  Fer- 
ronnays  et  représentant  de  la  branche  mâle  de  la  famille. 


LETTRE   DU   MARQUIS  DE  LA   FERRONNAYS  455 

A  M.  Bishop. 

Oui,  je  comprends  que  vous  et  Mrs  Bishop  espériez  re- 
trouver ma  tante  au  mois  de  mai.  Elle  s'est  éteinte  sans 
que  rien  puisse  faire  supposer  que  sa  fin  arriverait  ce 
jour-là,  plutôt  qu'un  autre 

Vous  devez  comprendre  quelle  fut  ma  surprise  lorsque, 
le  mardi  de  Pâques,  on  vint  me  prévenir  que  les  derniers 
sacrements  allaient  lui  être  administrés  à  7  heures.  Nous 
nous  hâtâmes,  Mme  de  la  Ferronnays  et  moi,  vers  le  petit 
appartement  que  vous  connaissez,  et  nous  y  trouvâmes  une 
partie  de  la  famille  et  un  prêtre  de  Saint-François  Xavier, 
sa  paroisse.  La  scène  qui  suivit  est  inoubliable  ! 

Toute  son  intelligence,  aussi  vive  qu'autrefois,  avait  passé 
dans  son  vi-age,  la  seule  partie  réellement  vivante  de  ma 
pauvre  tante.  Ses  beaux  traits  illuminés  par  ses  grands 
yeux  brillants  de  foi,  d'espérance,  et  j'ajouterai  même  de 
joie,  resplendissaient  d'une  lumière  céleste  ;  quand  la  céré- 
monie fut  achevée,  nous  nous  avançâmes  l'un  après  l'autre 
pou.  l'embrasser,  puis  nous  nous  retirâmes,  persuadés  que 
nous  la  retrouverions  vivante,  et  nous  demandant  pourquoi 
son  confesseur,  le  Père  Matignon,  qui  l'avait  vue  le  mardi 
de  Pâques,  avait  jugé  que  le  moment  de  l'administrer  était 
venu.  Nous  pensions  si  peu  que  ses  derniers  moments 
étaient  proches,  que  nous  ne  demandâmes  pas  à  la  revoir 
dans  l'après-midi,  dans  la  crainte  de  la  fatiguer.  Cepen- 
dant, le  mercredi  matin  à  6  heures,  son  fidèle  Luigi  vint 
me  prévenir  que  tout  était  fini.  Sans  souffrance,  sans  la 
plus  petite  agonie,  ma  tante  avait  rendu  le  dernier  soupir. 
Elle  était  partie  souriante  pour  rejoindre  ceux  qu'elle 
aimait,  et  dont  la  mémoire  sacrée  avait  depuis  si  longtemps 
absorbé  toutes  ses  pensées  et  toutes  les  puissances  de  son 
intelligence. 

Elle  n'était  pas  du  tout  changée  :  couchée  sur  son  lit  de 
mort,  blanche  comme  de  l'ivoire, le  crucifix  entre  les  mains, 
elle  paraissait  dormir. 


CHAPITRE  LX(4891) 


Hommage  rendu  à  la  mémoire  de  Mme  d'aven  parle  vicomte  de 
Meaux,  dans  le  Correspondant.  —  Paroles  de  l'abbé  Munier  sur 
les  œuvres  de  Mme  Graven  aux  étudiants  catholiques. 


La  mort  de  Mme  Craven  réveilla  quelques  échos  du 
passé.  Mais  à  Paris,  la  publicité  se  hâte.  Tous  les 
journaux  importants  consacrèrent  quelques  lignes  à 
la  fille  de  M.  de  la  Ferronnays  et  à  Fauteur  du  «  Récit 
d'une  sœur  ».  Le  seul  honneur  dignement  rendu  à  sa 
mémoire  par  la  plume  de  M.  d«  Meaux,  parut  dans 
le  Correspondant,  presque  immédiatement  après  sa 
mort.  Il  était  bien  juste  qu'elle  reçût  ce  dernier 
hommage  de  la  revue  qui  avait  publié  presque  toutes 
ses  œuvres. 

Après  avoir  esquissé  les  principaux  incidents  de  la 
vie  de  Mme  Craven,  et  décrit  son  appartement  de  la 
rue  Barbet-de-Jouy,  M.  de  Meaux  nous  la  dépeint, 
seule,  au  milieu  des  ruines  de  son  passé.  «  Charmante 
encore  sous  son  bonnet  de  veuve  et  ses  cheveux  blan- 
chis, avec  ses  traits  imposants  qu'animait  la  vivacité 
des  pensées  et  des  émotions,  son  séduisant  sou- 
rire, ses  grands  yeux  dont  l'âge  n'avait  pas  éteint 
l'incomparable  éclat,  sa  mise  toujours  soignée,  ses 
manières  exquises,  sa  parole  pénétrante.  Voilà  donc 


DERNIER   HOMMAGE  457 

où  s'est  achevée  la  vieillesse  de  Mme  Craven,  voilà 
comment  elle  a  prié  et  travaillé  jusqu'au  seuil  de  son 
éternité,  comment,  survivant  à  la  plupart  de  ses  con- 
temporains et  n'ayant  jamais  eu  d'enfants,  elle  a  connu 
la  solitude.  Solitude  interrompue  pourtant  à  certaines 
heures  par  les  visiteurs  de  tout  âge,  de  tout  pays,  de 
toute  condition,  qu'attiraient  soit  d'anciens  souvenirs 
de  famille  ou  d'amitié,  soit  sa  renommée  littéraire,  et 
que  retenait  l'irrésistible  séduction  de  son  entretien. 
Jeunes  et  vieux,  français  et  étrangers,  écrivains  obs- 
curs ou  illustres,  hommes  politiques  de  toute  origine 
et  de  tout  parti,  grandes  dames  et  pauvres  gens,  dé- 
vots et  gens  du  monde  se  succédaient  souvent  et  se 
rencontraient  parfois  dans  ce  salon  où  la  bonne  grâce 
de  l'accueil  rassurait  ceux  qu'aurait  effrayés  peut- 
être  la  supériorité  habituelle  de  la  conversation. 
Rarement  le  cercle  devenait  nombreux.  Les  meilleures 
heures  étaient  sans  doute  celles  qu'on  passait  en  tête- 
à-tête  avec  cette  femme  qui  ne  perdait  rien  de  son 
charme,  à  mesure  que,  par  un  travail  assidu  sur  son 
âme,  elle  approchait  davantage  de  la  sainteté.  Quelle 
variété  dans  ses  informations,  quelle  richesse  dans 
ses  souvenirs,  quelle  chaleur  et  quelle  délicatesse  dans 
ses  sentiments  !  Comme,  près  d'elle,  l'esprit  s'ouvrait 
et  le  cœur  s'élevait!  Comme,  souvent  aussi, la  causerie 
devenait  amusante  et  gaie!  Comme  elle  savait,  selon  le 
précepte  divin,  tour  à  tour  se  réjouir  avec  ceux  qui  se 
réjouissent  et  pleurer  avec  ceux  qui  pleurent!  Comme 
elle  était  prompte  à  pardonner,  incapable  de  haïr! 
Quelle  constance  dans  son  amitié  et  quelle  douceur  ! 
Quelle  intelligente  compassion  pour  les  misères  ! 
Quelle  secourable  indulgence  pour  les  faiblesses  de 
quiconque  l'approchait  !  Et  tandis  que  son  regard  se 
fixait  ainsi  sur  chacun  en  particulier,  comme,  au  fond 
de  sa  retraite,  elle  prenait  encore  souci  du  bien  géné- 
ral, du  bonheur  des  peuples,  de i  l'avenir  de  l'humanité! 
Le  souffle  généreux  qu'avait  respiré  sa  jeunesse,  au 


458  MADAME    CRAVEN    (1891) 

temps  où  notre  siècle  était  jeune  aussi,  ne  cessait  pas 
de  l'animer  au  déclin  de  sa  vie,  et  toujours  on  la  trou- 
vait prête  à  s'intéresser,  d'un  bout  du  monde  à  l'autre, 
à  tout  ce  qui  est,  en  effet,  digne  d'intérêt  parmi  les 
hommes. 

«  La  conversation,  qui  avait  été  son  premier  plaisir, 
restait  sa  dernière  jouissance,  et  cette  jouissance,  sa 
vertu  l'avait  rendue  non  seulement  innocente,  mais 
bienfaisante  ;  bienfaisante  pour  autrui,  nous  le  savons; 
bienfaisante  pour  elle-même  :  elle  l'atteste  dans  ses 
<(  Méditations  »  en  priant  Dieu  qu'il  continue  de  lui  ac- 
corder ici-bas  «  les  douces,  bonnes,  chères  et  saintes 
causeries  >.  Dieu  l'en  sevra  pourtant  :  avant  de  la 
rappeler  à  lui,  il  voulut  qu'elle  ne  pût,  pendant  quel- 
que temps,  converser  qu'avec  lui  seul.  Atteinte  au 
cerveau  d'un  mal  étrange,  et  bientôt  paralysée  dans  la 
moitié  du  corps,  elle  qui  avait  toujours  eu  à  sa  dispo- 
sition tant  de  langues  diverses,  et  dont  la  parole  était 
si  abondante  et  si  expressive,  on  la  vit  ne  plus  trouver 
les  mots  qui  répondaient  à  sa  pensée,  en  prononcer 
d'autres  qui  ne  la  rendaient  pas,  et  tandis  qu'elle 
parlait  encore,  ne  plus  être  comprise  ;  puis  "lie  cessa 
entièrement  de  parler,  elle  ne  forma  plus  que  des 
sons  inarticulés:  elle  ne  pouvait  pas  davantage  écrire, 
elle  entendait  néanmoins  et  elle  comprenait  ;  elle 
avait  perdu  l'instrument  de  la  pensée,  et  la  p 
subsistait  en  elle,  la  pensée  et  surtout  le  sentiment. 
A  défaut  des  mots  qui  lui  manquaient,  l'accent  de  sa 
voix,  le  mouvement  de  sa  main,  l'expression  de  son 
regard  faisaient  accueil  à  qui  l'approchait  et  s'asso- 
ciaient aux  discours  tenus  devant  elle.  On  voyait  clai- 
rement que  ses  affections  survivaient  à  tout  le  reste, 
mais  l'échange  des  idées,  la  manifestation  distincte 
des  volontés  et  des  désirs  lui  étaient  désormais  in- 
terdits. 

«  Il  eût  été  difficile  d'imaginer  pour  elle  une  privation 
plus  sensible,  un  tourment  plus  propre  à   l'éprouver, 


PAROLES   DE   L'ABBÉ   MUNIER  459 

et  ce  tourment  a  duré  dix  mois.  Pendant  dix  mois 
d'intervalle  entre  sa  vie  et  sa  mort,  ceux  qui  l'appro- 
chaient ont  eu  comme  une  vision  du  purgatoire  ;  elle 
en  a  longuement  senti  et  comme  savouré  l'amertume. 
Souvent  ses  larmes  coulaient,  le  chagrin  se  peignait 
sur  son  visage,  mais  jamais  l'irritation  ni  la  révolte. 
Déjà,  six  ans  auparavant,  saisie  au  milieu  de  la  nuit 
par  un  mal  terrible  et  soudain,  elle  s'était  comme  vue 
mourir  une  première  fois;  puis  elle  s'était  rétablie; 
mais  dans  cette  première  rencontre  avec  la  mort,  elle 
avait  appris  à  ne  plus  la  craindre,  et  depuis  lors,  elle 
la  considéra  comme  une  amie.  Elle  n'eut  pas  de  peine 
à  l'accueillir,  elle  l'appelait  depuis  longtemps,  lors- 
qu'arriva  enfin  le  terme  de  son  épreuve.  Au  moment 
où  on  l'avertit  qu'elle  devait  recevoir  les  derniers 
sacrements,  on  entendit,  en  signe  d'acquiescement,  le 
doux  gémissement  devenu  habituel  sur  ses  lèvres  se 
changer  en  une  sorte  de  cri  de  joie.  Quand  la  sainte 
Hostie  lui  fut  apportée,  on  vit  son  pauvre  corps  déjà 
presque  entièrement  inerte  faire  effort  pour  se  soule- 
ver, ses  yeux  briller  d'une  dernière  flamme.  Tout  était 
consommé  pour  elle.  Peu  d'heures  après,  paisiblement 
et  sans  secousse,  elle  rejoignait  dans  le  sein  de  Dieu 
les  êtres  bons  et  charmants  dont  elle  avait  retracé 
l'histoire  et  rendu  le  souvenir  ineffaçable.  Dans  sa  lon- 
gue carrière  elle  a  mené  la  vie  du  monde,  la  vie  des 
lettres  et  la  vie  chrétienne,  et  dans  ces  trois  vies  si 
différentes  elle  a  pareillement  excellé,  rare  exemple 
et  peut-être  inimitable  d'une  harmonie  surnaturelle 
entre  la  beauté  du  corps,  la  beauté  de  l'esprit  et  la 
beauté  de  l'âme.  » 

L'année  suivante,  en  terminant  quelques  paroles 
sur  l'œuvre  de  Mme  Craven,  l'abbé  Munier,  vicaire  de 
Saint-Thomasd'Aquin,  disait  aux  étudiants  catholiques: 
«  Plus  tard,  quand  on  comptera  les  apologistes  chré- 
tiens de  notre  temps,  on  découvrira  que  ce  fut  une 
simple  femme   sans  prétention   à  la  science  théolo- 


MADAME   CRAVEN    (1891) 


460 

gique,  qui  sut  mieux  que  personne  élever  un  impé- 
rissable monument  à  sa  foi,  avec  les  matériaux  fu- 
gitifs et  délicats  des  sourires,  des  baisers  et  des 
larmes.  » 


FIN 


TABLE  DES  MATIERES 


CHAPITRE  Ier  (1808-1830) 

Naissance  de  Mme  Craven.  —  Sa  famille.  —  Querelle  avec  le  duc 
de  Berry.  —  Ambassade  de  Bussie.  —  La  société  française  de 
1825  à  1830.  —  Voyage  à  Borne.  —  Monsieur  Bio.  —  Visite 
aux  Catacombes 1 


CHAPITRE  II  (1830-1833) 

Bévolution  de  1830.  —  Castellamare.  —  Albert  de  la  Ferronnays. 

—  La  famille  de  la   Ferronnays  s'établit  à  Naples.  —  L'Avenir. 

—  Alexandrine  d'Alopeus 13 

CHAPITRE  III  (1834-1836) 

M.  Augustus  Craven.  —  Sa  conversion.  —  Mariage  de  Pauline. — 
La  famille  de  la  Ferronnays  s'établit  à  Boury.  —  Première  vi- 
site de  Pauline  en  Angleterre.  —  Lamennais  et    l'abbé  Gerbet. 

—  Mort  d'Albert 22 


CHAPITRE  IV  (1836-1848) 

M.  Craven  est  nommé  attaché  d'ambassade  à  Lisbonne.  —  Séjour 
de  Pauline  à  Boury.  —  Betour  à  Lisbonne.  —  Pauline  revient  à 
Boury  pour  le  mariage  d'Eugénie  avec  le  comte  de  Mun.  — 
M.  Craven  est  nommé  à  Bruxelles.  —  Mort  d'Olga  chez  Pauline. 
—  Mort  de  Mme  de  la  Ferronnays 31 


462  TABLE   DES   MATIÈRES 


CHAPITRE  V  (1849-1832) 

Visite  à  Broadlands.  —  Lord  Palmerston.   —  L'agression  papale. 

—  Attaque  de  M.  Drummond  contre  les  couvents.  — Les  cruau- 
tés à  Naples.  —  La  duchesse  Ravaschieri.  —  Mr  Craven  se 
porte  pour  le  Comté  de  Dublin.  —  Mme  Swetchine.  —  Son  af- 
fection pour  Pauline.  —  Mme  Swetchine  et  le  «  Récit  d'une 
sœur  » 34 

CHAPITRE  VI  (1853-1855) 

Retour  à  Naples.  —  La  charité  à  Naples.  —  Mort  de  Lord  Belfast. 

—  Représentations  chez  Mme  Craven.  —  La  casa  Craven.  — 
Voyage  en  Angleterre.  —  Londres.  —  Oxford.  —  Retour  à  Na- 
ples. —  Séjour  à  Rome  avec  les  Rio.  —  Leghorn.  —  Florence. 

—  Lettre  à  M.  Monsell 47 

CHAPITRE  VII  (1855) 

Popularité  de  Mme  Craven  dans  le  monde.  —  Londres.  —  Naples. 

—  Difficultés  de  Mme  Craven  pour  travailler  à  Naples.  —  Lettre  à 
M.  Monsell.  —  Sympathie  pour  la  réforme  en  Italie.  —  Libéra- 
lisme de  Mme  Craven 59 

CHAPITRE  VIII  (1856) 

Séjour   en  Angleterre.  —  Visites  à  Ûssington,  Clumber,  etc.  — 
Séjour  à  Londres.  —  Rencontre  avec  M.  Thiers  à  Holland-House. 

—  Lady  Georgiana  Fullerton.  —  La  duchesse  de  Norfolk.  — 
Dangu.  —  Le  comte  Walewski.  —  Conseils  du  Père  Gratry.  — 
Conseils  de  Mme  Swetchine.  —  Lumigny.  —  Résolution  de  ter- 
miner le  «  Récit  d'une  sœur  ».  — Paris.  — Agitations  politiques 

—  Retour  en  Angleterre 

CHAPITRE  IX  (1857) 

Séjour  à  Londres.  —  Incertitudes.  —  Séjour  à  Broadlands. 
Découragement.  —  Opinion  de  Mme  Craven  sur  Saint-Simon. 
Pensées  consolantes  de  Mme  Craven  sur  ses  morts  bien-aimés 

—  Aldenham.  —  Londres.  —  Paris.  —  Impressions  éprouvées 
à  Notre-Dame.  —  Maladie  de  Mme  Craven.  —  Son  chagrin  de 
voir  s'approcher  la  vieillesse.  —  Son  regret  de  n'avoir  pas  d'en- 
fants. —  Impressions  d'automne 77 


TABLE  DES   MATIÈRES  463 


CHAPITRE  X  (1857) 

Paris.  —  Derniers  jours  de  Mme  Swetchine.  —  Douleur  de 
Pauline 91 

CHAPITRE  XI  (1857-1858) 

Désir  de  retourner  à  Naples.  —  Séjour  à  la  Roche -en-Brény.  —  Re- 
tour à  Paris.  —  Voyage  précipité  en  Angleterre.  —  Retour  en 
France.  —  Lumigny.  —  Visions  du  passé.  —  Affection  du  comte 
de  Mun  pour  Mme  Craven.  —  La  grâce  d'une  vie  calme. 
—  Tremblement  de  terre  dans  la  Basilicata.  —  Retour  de 
Mme  Craven  à  Naples.  —  Elle  donne  chez  elle  deux  repré- 
sentations pour  les  victimes  du  tremblement  de  terre.  — 
Semaine  sainte  à  Rome  avec  la  duchesse  Ravaschieri.  —  Sou- 
venir d'Eugénie  aux  jardins  Pamphili.  —  Mme  Craven  continue 
le  «  Récit  ».  —  La  cava  di  Terrini.  —  Castagneto.  —  Utilité  de 
la  solitude 93 


CHAPITRE  XII  (1858) 

Tendresse  de  Mme  Swetchine.  —  Le  meilleur  temps  de  la  vie  est 
à  cinquante  ans.  —  Castagneto.  —  Pèlerinage  avec  Lina  à 
«  Mater  Domini  ».  —  Lina  à  Castagneto.  —  Départ  de  Cas- 
tagneto        105 


CHAPITRE  XIII  (1859) 

Retour  à  Naples.  —  Ultramontisme  de  Mme  Craven.  —  Retraite 
à  Rome  au  Sacré-Cœur  de  la  Trinité-du-Mont.  —  Sentiment  de 
sa  faiblesse.  —  Inquiétudes  pour  Lina. —  Lettre  à  M.  Monsell.  — 
Affaiblissement  de  Lina.  —  Castagneto.  —  Séjour  à  Rome  avec 
les  Rio.  —  Agitations  politiques.  —  Séjour  à  Castagneto.  — 
Mme  Craven  lit  la  vie  de   Mme  Swetchine    de  M.  de  Falloux. 

—  Impressions  que  lui  cause  cette  lecture 112 

CHAPITRE  XIV  (1860) 

Mme  Craven  quitte  la  duchesse  Ravaschieri  et  Lina  pour  venir  en 
France.  —  Lettre  à   la  duchesse  Ravaschieri.  —  Mort  de  Lina. 

—  Douleur  de  Mme  Craven.  —  Visite  à  la  Roche-Guyon,  chez 
la  duchesse  de  la  Rochefoucauld.  —  Mme  Craven  rejoint  la  du- 
chesse Ravaschieri  à  Florence 121 


464  TABLE   DES   MATIERES 


CHAPITRE  XV  (1860-1861) 

Séjour  à  Florence  avec  la  duchesse  Ravaschieri.  — Lettre  de  Mme 
Craven  aux  Montalembert.  —  Mme  Craven  quitte  la  duchesse 
Ravaschieri  et  rejoint  son  maria  Naples.  -  Lettre  à  la  duchesse 
Ravaschieri  sur  l'agitation  politique  à  Naples.  —  Mgr  Capeccela- 
tro.  —  Mme  Craven  projette  avec  Alfonso  Casanova  d'établir  des 
asilespourles  enfants  à  Naples.  —  Difficultés  avec  la  municipalité. 

—  Elle  fonde  une  crèche  à  ses  frais.  —  Réussite  de  son  entreprise. 

—  Lettres  à  M.  Monsell  et  au  Père  Lacordaire.  —  Réponse  du 
Père  Lacordaire.  —  Dépenses  de  M.  Craven  pour  retrouver 
la  «  rivière  perdue  >>.  —  Anxiétés  de  Mme  Craven.  —  Cas- 
tagneto        126 

CHAPITRE  XVI  (1861) 
Castagneto.  —  Lettre  à  M.  Monsell.  —  La  Marmora 137 

CHAPITRE  XVII  (1863-1869) 

Séjour  à  Rome.  —  A  Rologne  avec  la  duchesse  Ravaschieri.  — 
Voyage  en  France.  —  Séjour  à  Paris.  —  Maladie  du  comte 
Charles  de  la  Fcrronnays.  -  Sa  mort.  —  Retraite  de  Mme  Craven 
au  Sacré-Cœur  de  Paris.  —  Séjour  à  Lumigny.  —  Souvenirs 
du  passé.  —  Retour  à  Castagneto.  —  «  Anne  Séverin.  »  —  Mme 
Craven  vient  à  Paris  pour  soumettre  le  manuscrit  du  «  Récil 
d'une  sœur  ->  à  sa  famille.  —  Difficultés.  —  Elle  obtient  enfin 
l'autorisation  de  le  publier.  —  Succès  du  livre.  —  Retour  en 
Italie.  —  Mort  du  comte  Fernand  de  la  Ferronnays.  —  Bataille  de 
Mentana.  —  M.  Aubrey  de  Vere.  -Séjour  à  Rome.  —  Audience 
des  dames  étrangères  au  Vatican.  —  Opinion  de  Mme  Craven 
sur  le  roman  français.  —  La  princesse  Wittgenstein 1-iu 

CHAPITRE  XVIII  (1869-1870) 

Dernière  visite  à  M.  de  Montalembert.  —  Ses  dernières  paroles 
à  Pauline  sur  le  concile.  —  Inquiétudes  de  Mme  Craven.  —  S;i 
crainte  des  opportunistes  et  des  partisans  de  la  définition.  —  Les 
libéraux  de  1850.  —  Soumission  de  Mm0  Craven  aux  décrets  du 

■  Saint-Siège.  —  Mort  de  M.  de  Montalembert.  —  Interdiction 
d'un  service  funèbre  pour  le  repos  de  son  âme.  —  Mgr  Mcr- 
millod.  — Retraite  à  la  villa  Lunti.  couvent  du  Sacré-Cœur  à 
Rome.  —  Les  Pellegrini 153 


TABLE   DES   MATIÈRES  465 


CHAPITRE  XIX  (1870) 

Castagneto.  —  «  Pieurange  ».  — Prompte  obéissance  de  Mme  Craven 
aux  décrets  de  l'Eglise.  —  Guerre  de  1870.  —  Angoisses  de 
Mme  Craven.  —  Ruine  complète  de  M.  Graven.  —  Dernier  séjour 
à  Castagneto 159 


CHAPITRE  XX  (1870-1871) 

Séjour  de  Mme  Graven  à  Bade  chez  la  duchesse  de  Hamilton.  — 
Lettre  à  Lady  G.  Fullerton.  —  Mme  Craven  est  retenue  à  Bru- 
xelles par  la  Commune.  —  Inquiétudes  pour  la  France.  —  Le 
Correspondant  publie  «  Pieurange  » 169 

CHAPITRE  XXI  (1872) 

Voyage  en  Belgique  et  à  Sigmaringen.  —  Succès  de  «  Fleurange  » 

—  Séjour  à  Paris.  —  Désir  de  revoir  l'Angleterre.  —  Mort 
de  M.  Cochin.  —  Voyage  en  Angleterre.  —  Holland-House.  — 
Miss  Mary  Fox 176 

CHAPITRE  XXII  (1872-1873) 

L'agnosticisme.  —  Retour  en  France.  —  Publication  de  la  Vie  de 
Montalembert  par  M"  Oliphant.  —  Jugement  de  Mme  Craven. 

—  Monabri.  —  M.  Oxenham  et  le  Saturday.  —  Séjour  à 
Maiche.  —  Retour  à  Paris.  —  Fondation  des  cercles  catho- 
liques        183 

CHAPITRE  XXIII  (1873) 
Eloquence  du  comte  Albert  de  Mun.  —  Mgr  Strossmayer..       193 

CHAPITRE  XXIV  (1873-1874) 

Monabri.  —  Paray-le-Monial.  —  La  Boche-en-Brény.-— Lumigny. 

—  Publication  du  «  Mot  de  l'énigme  » 197 

CHAPITRE  XXV  (1874-1875) 

Amitié  de  Mme  Craven  pour  Sir  Montstuart  Granl  Duiï.  —  Opi- 
nion de  Mme  Graven  sur  Don  Carlos.  —  Lettre  à  M.Grant  Duff 

MADAME   CRAVEN.  30 


466  TABLE    DES    MATIÈRES 

sur  le  «  Mut  de  l'énigme  ».  —  Lady  Herbert  of  Lea.  —  Article 
de  M  Gladstone  sur  «  ie  Ritualisme  et  le  Rituel  ».  —  Réponse  de 
Mme  Craven  à  cet  article,  dans  le  Correspondant 201 

CHAPITRE  XXVI    1875) 

Maladie  de  la  comtesse  Charles  de  la  Ferronnays.  —  Séjour  à 
Monabri.  —  L'impératrice  Augusta.  —  «  Natalie  Narischkin  ».  — 
Séjour  à  la  Roche-en-Brény.  —  Menou.  —  Visite  de  M.  Grant 
Duff  à  Menou.  —  Lumigny 210 

CHAPITRE  XXVII  (4876] 

Mort  de  miss  Louisa  Hardy  et  de  la  comtesse  de  la  Ferronnays.  — 

Chagrin  de  Mme  Craven.  —  Vie  d'Ozanam,  par  miss  Katheleen 

O'Meara.  —  Intérêt  que  prend  Mme  Craven  à  cette  publication. 

—  M.  Le  Play  et  l'Angleterre.  —  Le  Kultur  Kampf.  —  Le  Cor- 

espondanl  publie  les  «  Réminiscences  ».  —  Lumigny.. . .       219 

CHAPITRE  XXVIII  (1876-1877) 

Lumigny.  —  Désir  de  revoir  l'Angleterre.  —  Voyage  en  Angle- 
terre. —  Publication  de  «  Natalie  Narischkin  ».  —  Prière 
d'Alexandrine.  —  S'-Anne's  Hill.  —  Chislehurst.  —  Retour  en 
France 227 


CHAPITRE  XXIX  (1877) 

Mme  d'Harcourt.  —  Don  Carlos.  —  Balthazar  Gracian.  —Publica- 
tion du  «  Travail  d'une  âme  »  dans  le  Correspondant.  —  Ste-Anne's 
Hill.  —  Monabri.  —  L'impératrice  d'Allemagne.  —  Mgr  Du- 
panloup.  —  La  marquise  de  Mun.  —  M.  Grant  Duff  et  Gam- 
betta 232 

CHAPITRE  XXX  (1877-1878) 

Menou.  —  Lun.igny.  —  Le  Correspondant  publie  la  seconde  par- 
tie des  «Réminiscences».  —  Le  bal  de  M"  Bellew.  —  Rochecotte. 

—  La  marquise  de  Castellane.  —  La  Roche.  —  Monabri..      240 

CHAPITRE  XXXI    187 S 

Voyage  de  Monabri  à  Maiche.  —  Lettre  de  M.  Craven  à  sa  femme. 

—  Lumigny 246 


TABLE   DES    MATIÈRES  467 


CHAPITRE  XXXII  (1879-1880) 

Mgr  de  Dreux-Brézé  au  mariage  de  sa  nièce. —  Anxiétés  et  indéci- 
sions. —  Détermination  de  vendre  les  tableaux  de  famille.      248 


CHAPITRE  XXXIII  (1880) 

Paris.  —  Le  Père  Hyacinthe.  —  Le  Père  Ferrari  et  «  le  Mot  de 
l'énigme  ».  —  La  Roche-en-Brény.  —  Mort  du  Prince  Impérial. 
—  M.  de  Radowitz.  —  Montalembert  et  l'infaillibilité.  —  Mo- 
nabri.  —  Voyage  inattendu  en  Angleterre,  Stoke  Farm.  —  Wind- 
sor. —  Le  couvent  anglican  de  Clewer.  —  Impressions  sur 
Windsor.  —  Tunbngda-Wells.  —  M"  Jackson  et  M"  Leslie 
Stepben.  —  Lord  Stratford  de  Redcliffe.  —  Frognal.  —  Visite  à 
Chislehurst  à  la  tombe  du  Prince  impérial.  —  York-House.  — 
M.  Morley.  —  Wevbrîdge.  —  Glenbam.  —  Londres.  —  Joie  de 
retrouver  Farm  Strem.  —  M.  Leslie  Stephen  et  Newman.  — 
Mme  La  Touche.  —Traduction  des  «  Méditations  »  de  Mme  Cra- 
ven.  —  Lumigny.  —  Les  œuvres  du  vicomte  de  Meaux.  — 
Courage  de  Mme  Craven  au  commencement  d'une  nouvelle 
année , 252 

CHAPITRE  XXXIV  (1880) 

But  de  Mme  Craven  en  publiant  ses  «  Méditations  ».  — Difficultés 
pécuniaires.  —  Projet  d'aller  habiter  Versailles.  —  Mme  de  Val- 
lombrosa.  —  Traité  de  Mme  Craven  avec  son  éditeur 269 

CHAPITRE  XXXV  (1880) 

Admiration  de  Mme  Craven  pour  Fanny  Kemble.  —  Publication 
de  «  la  jeunesse  de  Fanny  Kemble  ».  —  M.  et  Mme  Craven 
s'installent  rue  Barbet-de-Jouy.  —  Séjour  à  Rochecotte.  — 
Mme  de  Castellane  et  le  prince  de  Talleyrand.  —  La  vie  de 
Talleyrand,  par  Mgr  Dupanloup.  —  Paris.  —  Expulsion  des 
Pères  jésuites  de  la  rue  de  Sèvres.  —  Opinions  politiques  de 
Mme  Craven  sur  les  affaires  d'Irlande.  —  Le  Home  Rule.  — 
Liberté  des  catholiques  en  Angleterre 273 

CHAPITRE  XXXVI  (1880) 

Notes  de  Mme  Craven  sur  l'expulsion  des  Pères  Jésuites.  — 
Manifestation  chrétienne.  —  Les  tableaux  de   famille    vendus  à 


468  TABLE   DES   MATIERES 

Lord  O'Hagan.  —  La  loi  de  Fructidor.  —  M.  Craven  chez  le 
cardinal  Newman  à  Edgbaston.  —  La  Lucazière.  —  Visite  de 
M"  Bishop  et  de  M.  Craven  au  cardinal  Newman.  —  Le  cardi- 
nal approuve  les  «  Méditations  ».  —  Amerois.—  Monabri.      282 

CHAPITRE  XXXVII  (1880) 

Paris.  —  Propositions  du  clergé  de  Gloyne. —  Lettre  pastorale  du 
Dr  Mac-Cabe.  —  Expulsion  des  Pères  Barnabites.  —  Lumigny. — 
Noël  à  Lumigny 288 

CHAPITRE  XXXVIII  (1881) 

Henri  Cochin.  —  Scandales  religieux  en  Irlande.  —  Parnell.  —  Sa 
visite  à  l'archevêque  de  Paris.  —  Assassinat  de  l'empereur 
Alexandre.  —  Emotion  qu'en  éprouve  Mme  Craven.  —  Les 
sœurs  de  Charité  de  la  rue  du  Bac 294 

CHAPITRE  XXXIX  (1881) 

Holland  House.  —  Mme  Craven  rencontre  M.  Gladstone  chez 
Lord  Granville.  —  Admiration  de  Mme  Craven  pour  M.  Glads- 
tone. —  White  House.  —  Mme  Craven  termine  «  Eliane  ».  —  Re- 
tour en  France.  —  Séjour  à  Rochecotte.  —  Retraite  du  Sacré- 
Cœur    de   Marmoutiers.   —   Mme  Catherine  de  Montalembert. 

—  Paris.  —  Mme  Craven  désapprouve  la  lettre  pastorale  de 
l'archevêque  de  Dublin 298 

CHAPITRE  XL  (1882-1883) 

Opinion  de  Mme  Craven  sur  Gambetta.  —  Chute  de  1'  «  Union  géné- 
rale ».  —  Chagrin  de  Mme  Craven  pour  ses  amis.  —  Lettre  à 
M"  Bishop  sur  la  chute  de  cette  société.  —  La  presse  française. 

—  Lettre  à  M.  Grant  Duff  à  propos  de  l'assassinat  de  Lord 
Cavendish  et  de  M.  Burke.  —  Séjour  à  Schloss  Sayn.  —  La 
Roche-en-Brény.  —  Menon.  —  Rochecotte.  —  Mouchy.  — 
Paris 302 

CHAPITRE  XLI  (1883) 

Paris.  —  L'Armée  du  Salut.  —  Saint  François  d'Assise.  —  Ren- 
contre de  M.  et  Mme  Gladstone  et  de  Mme  Craven  chez  Lord 
Lyons.  —  Maladie  de  M.  Craven.  —  Inquiétude  de  Mme  Craven. 

—  Désir  de  M.  Craven  de  retourner  en  Angleterre.  —  Le  nonce 


TABLE   DES    MATIÈRES  469 

du  Pape  et  les  Irlandais.  —  M.  Harrisson.  —  Succès  de  la  Vie 
du  Prince  Consort,  traduite  et  publiée  par  M.  Craven.  —  La 
semaine  sainte  à  Farm-Street.  —  Los  pèlerins  anglais  à  Lourdes. 

—  Le  Père  King 313 

CHAPITRE  XLII  (1883) 

Paris.—  Pèlerinage  à  Boury.  —  M.  et  Mme  Zendt  propriétaires  de 
Boury.  —  La  Roche-en-Brény.  —  Voyage  en  Angleterre.  — 
Holland-House.  —  Walmer  Castle.  —  Tremblement  de  terre 
à  Ischia.  —  Lettre  de  Mme  Craven  dans  le  Morning  Post.  —  En- 
trevue avec  la  Reine  à  Osborne.  —  Retour  à  Holland-House.  — 
Mote.  —  Deal.  — White-House.  —Les  princes  d'Orléans  expulsés 
des  funérailles  du  comte  de  Ohambord.  —  Indignation  de 
Mme  Craven.  —  Maladie  d'Elisa.  —  Retour  à  Londres.  —  Her- 
bert-House.  —  S'-Anne's  Hill.  —  Ayrfield.  —  Les  «  Rémi- 
niscences »  de  Lord  Gower  et  son  jugement  sur  Mme  Cra- 
ven       321 

CHAPITRE  XLIII  (1884) 

La  reine  d'Angleterre  demande  toutes  les  œuvres  de  Mme  Craven. 

—  Claridge.  —  Brook-Street (Londres).  —Maladie  de  M.  Craven. 

—  Angoisses  de  Mme  Craven.  —  Regret  de  quitter  l'Angleterre 
probablement  pour  toujours.  —  M.  Stead,  éditeur  du  Pall  Mail 
Gazette.  —  Les  sœurs  de  Charité  catholiques.  —  Maladie  de  Lady 
Georgiana  Fullerton.  —  Douleur  de  Mme  Craven.  —  Admiration 
pour  Gordon.  — Fêtes  données  dans  le  faubourg  Saint-Germain 
aux  princes  d'Orléans.  —  Paris.  —  Inquiétudes  croissantes.  — 
Monabri.  —  Une  monarchie  visionnaire 331 


CHAPITRE  XLIV  (1884) 

Monabri.  —  M.  Craven  est  frappé  d'une  attaque  de  paralysie.  —  Lettre 
à  M"  Bishop. —  Journal  et  Notes.  — Les  noces  d'or  de  M.  et  de 
Mme  Craven.  —  Résignation  chrétienne.  —  Angoisses.  —  Nou- 
velle attaque.  —  Mort  de  M.  Craven  le  4  octobre  1884...      344 

CHAPITRE  XLV  (1884) 

Mme  Craven  reprend  son  journal  le  31  octobre.  —  Récit  des  der- 
niers jours  de  son  mari.  —  Retour  à  Paris.  —  Inquiétudes  pour 
l'avenir.  —  Extrait  du  journal  de  miss  O'Meara.  —  Mme  Craven 
se  rend  à  Menou.  —  Lettres  à  M"  Bishop  et  à  M.  Grant 
Duff 352 


470  TABLE   ^ES   MATIÈRES 


CHAPITRE  XLVI  (1885) 

Triste  commencement  d'année.  —  Nouvel  arrangement  avec  le 
successeur  de  Didier,  M.  Emile  Perrin.  —  Menou.  —  Mme 
Graven  relit  le  «  Récit  d'une  sœur  ».  —  Paris.  —  Mort  de  Lady 
G.  Pullerton.  —  Paris.  —  Translation  des  restes  de  M.  Craven  à 
Boury.  —  Mme  Craven  en  danger  de  mort.  —  Nécessité  d'une 
opération  immédiate.  —   Son  courage  et  sa  confiance   en  Dieu. 

—  Legs  de  Lady  G.  Pullerton.  —  Lettre  à  M.  Pullerton..     367 

CHAPITRE  XL VII  (1885) 

Lettres  à  M™  Bishop.  —  Mort  de  M.  de  la  Panouse.  —  La  Roche. 

—  M""0  de  la  Panouse 374 

CHAPITRE  XLVIII  (1885 

Difficultés  et  inquiétudes  au  sujet  de  la  vie  de  Lady  G.  Fuller- 
ton.  —  Impossibilité  d'aller  en  Angleterre  pour  l'écrire.  —  Tours. 

—  M.  Pullerton  offre  sa  maison  de  Londres  à  Mme  Craven.  — 
Détermination  de  partir  pour  l'Angleterre.  —  Séjour  à  Roche- 
cotte.  —  Mme  Craven  termine  «  le  Valbriant  ».  —  Maladie  grave 
de  M.  de  Palloux.  —  Pèlerinage  à  Boury.  —  Lumigny.  — 
Départ  pour  Londres 377 

CHAPITRE  XLIX  (1885-1886) 

Arrivée  pénible  à  Londres.  —  Visite  à  Elisa  mourante.  —  Décou- 
ragement. —  Visite  au  cardinal  Manning  avec  M"  Bishop.  — 
Mme  Craven  chez  Lady  Herbert.  —  Lettre  à  M.  Grant  Duff.  — 
M.  Percy  Ffrench.  —  Mort  de  M.  de  Falloux.  -  Ste-Anne's  Hall. 

—  Herbert  House.  —  Retour  à  S'-Anne's  Hill.  —  M.  Glads- 
tone. —  Mort  d'Elisa  Thorpe.  —  Départ  de  Londres.  —  Visite 
à  la  duchesse  d'Ursel  à  Mons.  —  Mme  Carven  est  retenue  à 
Mons  par  une  maladie.  —  Traduction  du  «  Valbriant  ».  — 
M.  Wilfrid  Blunt.  —  Retour  à  Paris.  — Lord  Ashburnham  et  le 
ilume-Rule 3«5 

CHAPITRE  L  (1886) 

Lettres  à  M"  Bishop.  —  A  Lady  Herbert.  —  La  duchesse  d'Ur- 
sel. —  Lettre  à  M.  Ffrench.  —  Bal  chez  la  comtesse  de  la 
Perronnays.  —  Puissance  de  M.  Gladstone  pour  semer  la  dis- 


TABLE   DES    MATIÈRES  471 

corde.  —  Défaite  du  Home-Rule.  —  Expulsion  des  Princes.  — 
Indignation  de  Mme  Craven.  —  Protestation  du  comte  de  Paris. 
—  Séjour  à  La  Roche 396 

CHAPITRE  LI  (1886) 

Lumigny.  —  Mme  Graven  continue  la  vie  de  LadyG.  Fullerton.  — 
Chez  Paddy  ».  —  Paris 404 

CHAPITRE   LU  (1887) 

.Mort  du  comte  Robert  de  Mun.  —  Désolation  de  Mme  Craven.  — 
Mort  du  comte  Stanislas  de  Blacas.  —  Le  cardinal  di  Rendi.  — 
Opinion  de  M.  Greville  sur  l'Irlande.  —  Souvenirs  de  Rome.    407 

CHAPITRE  LUI  (1887 

Le  Jubilé  de  la  reine  d'Angleterre.  —  Le  nonce  du  Pape  en  An- 
gleterre. —  Tendres  regrets  de  Mme  Craven  à  la  pensée  qu'elle 
ne  reverra  plus  l'Angleterre  et  ses  amis.  —  Maladie  et  conver- 
sion de  Lord  Lyons.  —  Rochecotte.  —  L'abbé  Couvreux. .     413 

CHAPITRE  LIV  (1888) 

Paris.  —  Discours  du  duc  de  Broglie  à  l'Académie.  —  «  Les  Mé- 
moires d'un  royaliste  »,  de  M.  de  Falloux.  —  Le  copiste  de 
Mme  Craven.  —  M.  Gladstone  approuve  la  vie  de  Lady  G. 
Fullerton.  —  Satisfaction  de  Mme  Craven.  —  Visite  du  général 
Clarmont.  —  Lettre  d'un  pasteur  alsacien.  —  Lettre  de  l'impé- 
ratrice Augusta 418 . 


CHAPITRE  LV 

Séjour  à  la  Roche.  —  Le  général  Boulanger.  —  Lumigny.  — 
Mort  de  miss  Katheleen  O'Meara.  —  Chagrin  de  Mme  Craven. 
—  Rochecotte.  —  Mort  de  la  duchesse  de  Galliera.  —  Son  tes- 
tament       423 


CHAPITRE  LYI  (1889) 

Hochecotte.  —  Opinion  de  Mme  Craven  sur  Lamartine.  —  Lettre 
à  miss  Géraldine  O'Meara.  —  Vision  du  ciel  et  de  ses  morts 
bien-uimés.  —  Mme  de  Castellane.  —  Le  prince  de  Talleyrand. 
—  Retour  à  Paris.  —  Le  comte  Hûbner 426 


472  TABLE   DES    MATIÈRES 


CHAPITRE  LVII  (1889-18901 

Paris.  —  Visite  de  Mlle  Belloc.  —  «  Le  chemin  parcouru  ».  —  Le 
Père  Damien.  —  Succès  de  l'Exposition.  —  Mort  de  Lady  Hol- 
land.  —  Rochecotte.  —  Paris.  —  Opinion  de  Mme  Graven  sur 
Marie  BasbkirtsefT.  —  Retour  à  Rochecotte.  —  Les  «  Mémoires 
de  Talleyrand  » .  —  Opinion  sur  Mérimée 431 

CHAPITRE  LVIII  (1890-1891) 

Symptômes  de  maladie  sérieuse.  —  Esquisse  de  la  vie  de  miss 
O'Meara.  —  Dernière  retraite  au  Sacré-Cœur  de  Paris.  —  Maladie 
grave.  —  Dernière  lettre  à  M"  Bishop.  —  Dernière  épreuve, 
la  plus  grande  de  toutes.  —  Dévouement  du  marquis  de  Mun.  — 
Séjour  àLumigny.  — Consultation.  — Retour  à  Paris.  —  Mort  de 
Mme  Craven  le  1"  avril  1891 441 

CHAPITRE  LIX  (1891) 

Lettre  du  comte  de  Richemont  à  miss  O'Meara.  —  Lettres  adres- 
sées à  M"  Bishop  sur  les  derniers  jours  et  les  derniers  moments 
de  Mme  Craven.  —  Lettre  du  marquis  de  la  Ferronnays  à 
M.  Bishop.  —  Les  restes  de  Mme  Craven  sont  transportés  à 
Boury 450 

CHAPITRE  LX  (1891) 

Hommage  rendu  k  la  mémoire  de  Mme  Craven  par  le  vicomte  de 
Meaux,  dans  le  Correspondant.  —  Paroles  de  l'abbé  Munier  sur 
les  œuvres  de  Mme  Craven  aux  étudiants  catholiques 456 


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Une  année  de  Méditations.  5*  édition.  1  vol.  in-16.   .   .  4  fr. 

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Anne  Séverin  (roman).  24*  .  '-tion.  *  vol.  in-16 4  fi 

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BMILE   COLIN    —   IMI'RIMISIWB   DU   LAGNT 


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CE  PQ   2211 

.C5B  1897 

COO   BISHOP  (MARI  KADAME  CRAVE 

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