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1
y
MADAME CRAVEN
■
DON
de
\Â, et Urne Médée Lan^lois
175, rue .'/ilbrod
Ottawa, Ont,
Octobre 1939
MADAME CRAVEN
ŒUVRES COMPLETES DE M'uc Alg. CRAVEN
Née LA FERRONNAYS
Récit d'une Sœur, souvenirs de famille. (Ouvrage
couronné par l'Académie française.) 46* édition.
2 vol. in-12 8 fr. »
Le même. 2 vol. in-8°, avec portrait 15 » »
Lady Georgiana Fullerton, sa vie et ses œuvres,
précédées d'une lettre du cardinal Newman. 10* édi-
tion. 1 vol. avec portrait 4 » »
Sœur Natalie Narischkin. 11* édition. 1 vol. in-12... 4 » »
Réminiscences. Souvenirs d'Angleterre et d'Italie.
5e édition. 1 vol 4 » »
Le même. 1 vol. in-8° 7 » 50
Une année de Méditations. 5e édition. 1 vol 4 >< »
Le même. 1 vol. in-8° 7 » 50
Anne Séverin (roman). 24e édition. 1 vol 4 » »
Ki .i ane (roman). 12* édition. 2 vol 6 » »
Fi.eurange (roman). (Ouvrage couronné par V Aca-
démie française.) 31* édition. 2 vol 6 » »
Le Mot de l'Énigme (roman). 17e édition. 2 vol 6 » »
Le Valbriant (roman). 12' édition. 1 vol 3 » 50
Adélaïde Gapece Minutolo. 10* édition. 1 vol 2 » »
La Jeunesse de Fanny Kemble. 5e édition. 1 vol 3 » »
Le Comte de Montaeembert. Etude. 2e édit. 1 vol... 2 » »
Deux Incidents de la question catholique en Angle-
terre. 1 vol 2 >< »
Le travajl d'une Ame. 5« édition. 1 vol 2 » »
Le Père Damien. 5* édition, i vol 2 » 50
EMILE COLIN — IMPRIMERIE DK LAGNY
M15 BISHOP
MADAME GRAVEN
Née LA FERRONNAYS
SA VIE ET SES OEUVRES
d'après sa correspondance et son journal
Traduction de Mlle MARGUERITE PAPIN
PARIS
LIBRAIRIE ACADÉMIQUE DIDIER
PERRIN ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 35
,1897
Tous droits réservé».
fî?7
MADAME CRAVEN
CHAPITRE Ier (1808-1830)
Naissance de Mme Graven. — Sa famille. — Querelle avec le duc
de Berry. — Ambassade de Russie. — La société française de
1825 à 1830. — Voyage à Rome. — Monsieur Rio. — Visite
aux Catacombes.
En 1852, la plupart de ceux qui vivaient à Londres
dans le monde de Lady Granville et de Lady Pal-
merston, les habitués de Holland House et de Broad-
lands, de Bowood et de Worsley, avaient rencontré
M. et Mme Augustus Craven. Ils avaient pu apprécier
la femme cosmopolite, grande dame accomplie, aux
fins instincts politiques, l'actrice de salon consommée
qu'un bon juge a déclarée « la femme la plus intelli-
gente qu'il ait jamais connue ». On ignorait alors
qu'elle avait commencé le « Récit d'une sœur », qui est
et restera toujours son titre de gloire, dans une sphère
plus vaste que ses amis n'auraient pu l'imaginer.
Personne mieux que cette femme du grand monde,
n'a su par son génie et son amour renouveler la foi
dans la conduite de la vie chrétienne, et démontrer
que dans la poussière brillante de la société euro-
péenne, on trouvait toujours des saints et des confes-
seurs.
Pauline-Marie-Armande Ferron de la Ferronnays
naquit à Londres, Manchester Streel, le 12 avril 1808.
MADAME CRAVEN. 1
2 MADAME CRAVEN (1815)
Ses parents avaient émigré pendant la Révolution.
L'enfant fut baptisée à la chapelle française de King
Street, Portman Square, et fut même inscrite, vingt-
six ans plus tard, de nationalité anglaise dans son cer-
tificat de mariage. Son père, le comte de la Ferron-
nays, appartenait à cette vieille souche bretonne qui
illustra la France pendant plus d'un siècle. Un de ses
ancêtres fut le compagnon d'armes de Bertrand Du-
guesclin. Son descendant avait hérité de cette suscep-
tibilité sur le point d'honneur, particulière à sa race.
Dans ses « Mémoires d'Outre-Tombe », Chateaubriand
dit en parlant de M. de la Ferronnays: « Chacun ad-
mire mon noble collègue, et personne ne le hait,
parce que son caractère et sou esprit sont droits et
tolérants ». Ces qualités se retrouvent dans les per-
sonnages du « Récit d'une sœur ». Leur facilité pour
les langues et la musique, leur enthousiasme, leur foi
dans l'invisible sont distinctement celtiques, ainsi que
la subtile vivacité d'esprit, qui diffère si entièrement
de la mobilité du gascon et du provençal.
Auguste delà Ferronnays s'était distingué dans les
huit campagnes dont Chateaubriand nous a décrit
toutes les misères. Ami intime du duc de Berry, at-
taché à la famille royale par un dévouement sans
bornes, il leur resta fidèle au prix de tous les sa-
crifices.
La comtesse de la Ferronnays, Marie-.\lbertine de
Sourche de Montsoreau, comptait dans ses alliances
plusieurs noms historiques, mais son plus grand mé-
rite et son titre de gloire furent d'avoir toujours été
une femme et une mère parfaite. Elle posa les fonde-
ments de l'union et de l'affection mutuelle de ses
enfants. Son tact et son courage furent toujours à la
hauteur des circonstances; dans les épreuves île l'émi-
gration, aussi bien que dans les difficultés plus graves
encore du retour en France avec le duc de Berry. et
dans la ruine de 1830. Elle se maria en 18U2, à Clagen-
QUERELLE AVEC LE DUC DE BERRY 3
furth, en Carinthie, au moment de la dispersion du
camp royaliste.
Il est possible que l'amitié particulière de M. de la
Ferronnays pour le duc de Berry, ait été pour lui un
obstacle à une carrière plus indépendante. Il avait
cependant tout ce qu'il fallait pour réussir. Mais à cette
époque, ils étaient l'un et l'autre sérieusement occupés
des chances ijupI [lie peu vagues de leur retour en
France. Cette heure sonna pourtant. Le duc de Berry
et son aide de cartip M. de la Ferronnays débarquèrent
ensemble à Cherbourg. A l'occasion du mariage du
duc de Berry avec la princesse Caroline de Naples, la
comtesse de la Ferronnays fut nommée dame d'hon-
neur de la future duchesse.
On lui confia La corbeille, don de Louis XVIII à la
fiancée de son neveu, et elle partit pour Marseille avec
une députalion de dames qu'elle offensa, lorsqu'avec
sa bonté ordinaire, elle visita la princesse au Lazaret.
La marquise de Montsoreau, mère de Mme de la
Ferronnays, fut nommée gouvernante des futurs en-
fants de France. On sait que la duchesse de Tourzel, sa
tante, et marraine de Pauline, avait occupé le même
poste auprès de Louis XVII et de Madame Royale pen-
dant la fuite de Varennes et au Temple.
Tout souriait à la famille de la Ferronnays, lorsqu'un
mot, prononcé par le duc de Berry dans un moment
de colère, blessa vivement M. de la Ferronnays. Le
prince, revenu de son emportement, offrit de croiser
î'épée avec son ami. M. de la Ferronnays refusa de se
battre avec l'héritier présomptif du trône, mais quitta
immédiatement les Tuileries pour n'y jamais revenir '.
1. Ce mot du duc de Berry fut prononcé dans la chaleur d'une
discussion à propos d'une faute d'étiquette commise par la marquise
de Montsoreau. Elle avait eu un instant d'hésitation, ne sachant pas
si elle devait ohéir aux ordres du roi, sans l'autorisation du duc
de Berry, dans la disposition de la layette préparée pour le pre-
mier enfant de la duchesse, qui mourut en naissant.
4 MADAME CRAVEN (1825)
Pendant la Révolution, M. de la Ferronnays avait
perdu une grande partie de ses biens, et L'indemnité
fournie pour les émigrés n'avait pas encore été adjugée.
Abandonner sa situation à la cour, compromettre
l'avenir de ses enfants et de ses parents était un sacri-
fice sérieux. M. de la Ferronnays n'hésita pas. 11 resta
longtemps sans espoir d'aucun emploi. Le duc de
Berry suppliait toujours le roi de rétablir dans ses
droits l'ami qu'il avait offensé. Enfin, M. de la Ferron-
nays fut nommé ambassadeur à Saint-Pétersbourg et,
malgré de nombreux changements de ministères, garda
son poste pendant huit ans. Ami personnel de l'empe-
reur Alexandre, ce fut auprès de lui que le nouveau
czar chercha un appui dans la terrible journée où
éclata la conspiration qui amena son avènement an
trône. Quand il se trouva seul avec l'ambassadeur, le
czar ensevelit son visage dans ses mains et fondit en
larmes. Chez un homme de cette énergie, ce fut un
moment d'abandon qui ne devait plus se représenter.
Mme Craven avait alors dix-sept ans. Elle avail
déjà noué à la Cour de Russie des amitiés qui durèrent
toute sa vie. Les lecteurs de « Fleurange » se souvien-
dront avec quelle exactitude elle décrit dans cet
ouvrage les événements dont elle fut alors témoin.
Elle parle encore dans les « Réminiscences» de ses
impressions à l'arrivée de Lord Francis Gower J et du
duc de Wellington, envoyés en mission spéciale de féli-
citations auprès de l'empereur Nicolas.
M. de la Ferronnays appartenait à cette classe de
libéraux en France qui, tout en restant fidèles aux
Bourbons, n'attendaient pas et même ne désiraient pas
un retour de l'état social détruit en 1789. 11 voulait la
réforme et le progrès dans le système de gouvernement,
autant pour corriger l'absolutisme de Napoléon que
pour satisfaire les aspirations d'un peuple étourdi et
surexcité par les événements de la Révolution et de
1. Depuis, premier comte d'Ellesmere.
LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE DE 182o A 1830 5
l'Empire. 11 élait philhellénique, opposé à l'influence
turque ainsi qu'à Metternich et à Canning. Il repré-
senta la France au congrès de Vérone. Il est certain
que les opinions de Mme Craven dans la suite sont
dues aux impressions qu'elle reçut à cette époque.
En 1827, M. de la Ferronnays revint à Paris et fui
nommé ministre desaflaires étrangères, d'aprèsle désir
formel de Charles X. En vain l'ancien ambassadeur
plaida-t-il son ignorance des affaires de la France, de
ses partis, de sa politique générale, résultat de son sé-
jour prolongé en Russie. En vain insista-t-il sur son
incapacité à combattre les dangers qu'il entrevoyait:
a S'il y a des dangers, » dit le roi, « refuserez-vous de
les partager avec votre ami? » Il n'y avait plus d'ob-
jection possible, M. de la Ferronnays accepta.
Pauline avait alors dix-neuf ans, et une existence
des plus brillantes s'ouvrit pour elle, au faîte de la
société parisienne.
N'importe quels parents eussent été tiers d'une telle
liile, et les siens n'avaient aucun désir de l'éloigner
par un mariage de cet heureux cercle de famille,
présidé par Mme de la Ferronnays. Les épreuves de sa
vie et les événements de son enfance avaient déve-
loppé l'intelligence de Pauline et renforcé sa piété,
héritage de toutes les jeunes filles bien nées en France.
Les liens qui unissent une mère à sa fille furent en-
core resserrés entre Pauline et Mme de la Ferronnays
par une respectueuse affection sans bornes.
La société de la Restauration était dans toute son
effervescence, quand Pauline y parut pour la pre-
mière fois. Lamartine éclipsait ses prédécesseurs ;
Talleyrand et Chateaubriand, retirés sous leurs tentes,
influençaient encore de loin les hommes d'État jour-
nalistes de cette époque agitée. Lamennais, « quoique
secrètement attiré par l'abîme, ne faisait aucunement
pressentir la proximité de sa chute 1 ».
1. Il venait d'arborer plus haut que jamais le dévouement à l'E-
6 MADAME CRAVEN (1828)
En politique, M. de la Ferronnays et ses amis, Hyde
de Neuville, Laîhé et Martignac, pensaient que le roi
tiendrait les promesses de la « Charte ». Les roman-
tiques à longs cheveux et les derniers revenants de
rOEil-de-Bœuf cherchaient à opérer les fusions décri-
tes par Stendhal et Balzac. L'air était plein d'impul-
sions généreuses et de projets chimériques.
Mlle de la Ferronnays donna ses plus vives sympa-
thies aux opinions enflammées du jour. Artiste par
tempérament, les discussions sur l'art l'intéressaient
particulièrement, mais sur cet art qui a toujours servi
la religion comme sa première et dernière fin.
Petite et frêle, ses grands yeux noirs sérieux et
profonds s'illuminaient quand le sentiment de la
beauté matérielle ou morale s'éveillait en elle. Ils
étaient son plus grand charme. Son sourire doux et
spirituel découvrait des dents magnifiques qu'elle con-
serva jusqu'à la fin de sa vie. Un critique sévère eût
sans doute trouvé sa tête un peu longue pour sa taille
et son nez trop aquilin. A Naples, ses amies l'appe-
laient : « Il profilo del Dante ». Mais l'expression de
son visage lui enlevait toute la sévérité de celui du
poète. La grâce de sa pose et de ses gestes, sa dignité
et sa distinction parfaites, la rendaient séduisante au
suprême degré. Sa « voix d'or » avait des intona-
tions tour à tour vibrantes ou indignées, tendres ou
sévères, d'accord avec les sentiments qui l'agitaient.
Elle parlait plusieurs langues avec une facilité prodi-
gieuse, s'appropriant les idiomes de chacune sans les
confondre ; son jugement sur toute question sociale
ou morale était droit et prompt. Elle parlait vite,
glise romaine en publiant le projet qu'il avait conçu de créer pour
le service de l'épouse de Jésus-Christ, une phalange militante, la-
quelle devait s'appeler « la Congrégation de Saint-Pierre ». Cette
annonce avait été comme le puissant coup de sifflet dont parle le
prophète Zacharie : « Je sifflerai et je les rassemblerai. » (Oraison
funèbre de Mgr Bornet par M. l'abbé Laprie.) Note du traducteur.
VOYAGE A ROME /
mais chaque mot était choisi et bien placé. Sans au-
cun effort, apparent, sa conversation était de l'art.
Ceux qui Taimaient et la connaissaient bien, savaient
quel inaltérable amour de Dieu et de la religion,
quel enthousiasme pour toute noble et grande ac-
tion, se joignaient à tant de brillantes qualités. La
vie intime et mystique de son âme se révélait dans
toutes ses paroles, dans les peines et les plaisirs de
chaque jour. Ses frères et ses sœurs la consultaient
en tout : elle était l'oracle de sa famille.
Plus d'un soupirant lui fut présenté par ses parents
ej; repoussé avec grâce mais fermeté. Elle était heu-
reuse à son foyer. En se mariant, elle ne consulta que
son cœur. Ce fut sans doute la sympathie qu'elle
éprouvait déjà pour les habitudes anglaises, qui
lui lit réclamer le droit de choisir elle-même son
mari.
Une légère attaque de paralysie, vers la fin de 1828,
avertit M. de la Ferronnays qu'il devait se reposer
pendant quelque temps. Il n'approuvait pas le cou-
rant royaliste vers les ordonnances de 1830; ce fut,
donc sans regret qu'il se retira du ministère, et partit,
sérieusement malade, pour l'Italie, accompagné de
Pauline, au mois de janvier 1829.
Mme de la Ferronnays et Eugénie vinrent les y re-
joindre au mois de juillet de la même année, et ils s'é-
tablirent tous à la villa Citadella, près de Lucques.
Les lecteurs du « Récit d'une sœur » se rappelle-
ront les événements survenus alors, et comment, voya-
geant dans le nord de l'Italie avec sa famille, M. de la
Ferronnays reçut sa nomination d'ambassadeur à
Rome.
Cette nouvelle hâta leur retour en France. M. de la
Ferronnays revint à Rome, avec son fils Charles et sa
jeune belle-fille Emma, tandis que Mme de la Ferron-
nays allait en France avec Pauline et Eugénie. Ce ne
fut qu'au mois d'avril suivant qu'ils se retrouvèrent
S MADAME CliAVEN (1830)
tous à Rome au palais Simonetti, sur le Corso, où était
alors l'ambassade de France.
Un jeune gentilhomme breton, M. Rio, avait fait à
Paris, l'année précédente, la connaissance de M. de la
Ferronnays. Il s'attacha à lui avec enthousiasme. Au
moment où Mme de la Ferronnays partait pour Rome
avec ses enfants, M. Rio y allait lui-même commencer
les recherches et les travaux sur l'art et les antiquités,
qui ont rendu son nom célèbre. M. de la Ferronnays
lui demanda de faire le voyage avec sa famille que
M. Rio ne connaissait pas encore. « Ce fut Albert, »
écrit ce dernier, « qui m'apporta ces bonnes nouvelles,
et lui qui me présenta à sa mère et à ses sœurs. Ils
n'étaient pas plus heureux que moi de la perspective
d'un voyage qui devait nous conduire dans la ville
éternelle. Nous nous préparâmes aussi bien que pos-
sible, par des études appropriées, au plaisir qui était
devant nous. Nous étions tous les jours plus impa-
tients de voir les endroits et les objets qui occupaient
notre imagination.
« Après que nous eûmes traversé les Alpes, nous
voyageâmes lentement. On décida mes compagnons â
s'arrêter à Pise pour voir le Campo Santo, et à Flo-
rence pour visiter les galeries Pitti et Uffizi. .\ous
eut rames dans Rome la nuit. Le silence n'était inter-
rompu que par le bruit monotone des roues et le
jaillissement des fontaines ; et en arrivant au but de
notre voyage, la prière nous parut plus nécessaire que
la nourriture ou le sommeil. Le matin suivant, nous
limes en premier lieu, comme nous le devions, une
visite à la basilique de Saint-Pierre. L'ambassadeur
nous y conduisit lui-même, constatant sur nos visages
avec une joie paternelle la trace des émotions qu'il
s'attendait à y trouver.
« Ceux qui connaissent le « Récit d'une sœur »,
peuvent avoir une faible idée de ce que j'éprouvais.
Tous les personnages de ce drame, à l'exception de
MONSIEUR RIO 9
celle qui en est l'héroïne, étaient là, recevant des im-
pressions profondes qui ne devaient point rester sté-
riles. »
M. Rio était le plus âgé et le plus instruit de ces
jeunes gens, mais il dit « qu'il reçut plus qu'il ne
donna, et reconnut combien la supériorité de l'âme
domine la supériorité de l'intelligence ». « L'harmo-
nie des dons de l'intelligence et des dons de la grâce
était complète dans cette famille privilégiée, » conli-
nue-t-il. « A l'occasion d'une visite aux Catacombes,
nous demandâmes de n'être accompagnés par au-
cun guide. La prière et la méditation étaient impé-
rieusement nécessaires à ces âmes élevées que je
cherchais à atteindre. Grâce à notre solitude, je fus
témoin d'une scène qui attira mon attention, autant
que les tombes et les symboles qui m'environnaient.
Mes compagnons passèrent lentement de sanctuaire
en sanctuaire, et j'essayais de deviner pour m'y unir
quelles étaient leurs prières. J'enviais presque les
larmes qui inondaient leurs visages, quand ils rele-
vèrent leurs têtes inclinées vers la terre. Je n'avais
point partagé leur émotion ; et en remontant les
marches par lesquelles nous étions descendus, j'étais
assez frivole pour me demander lequel de nous inter-
préterait le mieux les sentiments dont j'avais été té-
moin. »
Avec les plus sérieuses promesses de discrétion en
dehors de sa famille, M. Rio décida enfin Mlle de la
Ferronnays à écrire quelques-unes de ses impressions.
« Après m'ètre ainsi servie de ma plume pendant une
heure en 1830 », dit Mme Craven dans les « Réminiscen-
ces », « je la déposai pour ne la reprendre que trente-
cinq ans plus tard, lorsque j'osai publier les souvenirs
qui appartiennent à cette même époque. »
L'abbé Gerbet publia ces lignes en 1837 dans « l'Uni-
versité catholique », et les inséra dans ses « Esquisses
de Rome chrétienne ». Il écrit: « La source des sen-
10 MADAME CRAVEN (1830)
timents pieux que les catacombes ont inspirés à leurs
pèlerins des temps passés, coule toujours avec la
même abondance. Les cœurs chrétiens les retrouvent
bien vite à leur entrée dans ces lieux, et lorsqu'après
les avoir visités, ils confient au papier les émotions
qu'ils y ont puisées, il arrive souvent que ces bonnes
pensées deviennent tout naturellement de bonnes
choses. Ce caractère me semble admirablement em-
preint dans les lignes que je vais citer, écrites au sortir
des catacombes de Saint-Sébastien, par une jeune
chrétienne de vingt ans. Je me plais à terminer le
chapitre sur les vieux cimetières des martyrs par une
page qui rattache si bien la piété du temps présent
à celle des anciens temps. »
J'ai visité les catacombes, et l'impression que j'y ai reçue
et que j'en conserve est, grâce au Ciel, plus vive et plus
profonde qu'aucune de celles que m'ont laissées les monu-
ments et les ruines que j'ai contemplés à Rome, avec le
plus d'admiration. Je sens maintenant avec reconnaissance
que mes émotions les plus fortes sont causées par ce qu'il
y a de meilleur en moi et je remercie Dieu d'avoir créé
mon cœur capable de sentir ce que jamais mon imagina-
tion ne m'a fait e'prouver. Je n'avais qu'une idée vague de
reflet que ce lieu produirait sur moi. Je n'y avais pas beau-
coup pensé d'avance, et j'y suis arrivée sans avoir prévu
de quelle nature seraient les sensations qui devaient y
remplir mon âme. Peut-être cette circonstance les a-t-elle
rendues plus vives. Je puis croire du moins, qu'aucune
préparation n'aurait pu les augmenter, comme nulle
expression ne peut les rendre. En entrant dans cette som-
bre caverne, je me suis d'abord sentie saisie d'un respect
et d'un recueillement si profonds, que je n'aurais pu pro-
férer une parole, même pour prier, et cependant, je ne
sentais pas bien distinctement encore quel souvenir ce lieu
réveillait en moi.
J'étais touchée avant de me rappeler pourquoi, et ce n'est
que lorsque mon cœur était déjà attendri et bien disposée
la recevoir, que la pensée des chrétiens et des martyrs est
venue le remplir d'une émotion si violente, que je ne me
VISITE AUX CATACOMBES 11
rappelle pas d'avoir rien éprouvé de semblable dans toute
ma vie. J'étais près de l'autel où la messe s'est célébrée
pendant le temps des persécutions. Je regardai cette pierre
sur laquelle s'étaient attachés les yeux de ceux qui, à cette
même place où j'étais, ont articulé ces prières sublimes et
touchantes plus qu'aucune de celles qui ont jamais été
adressées à Dieu. J'aurais bien voulu me mettre à genoux
et prier aussi ; aucun lieu en ce monde n'en peut inspirer
un plus juste désir. Mais je n'ai pas osé, car je n'étais pas
seule, et j'ai suivi ceux qui marchaient devant moi, sans
rien dire, essayant de ne pas me laisser distraire des sen-
timents que je ne pouvais exprimer.
En avançant cependant dans ces étroits détours, une
émotion plus forte s'est emparée de moi. Devant l'autel,
je ne pensais qu'à leurs prières et j'oubliais leurs souf-
frances ; mais ces tombeaux entre lesquels il reste à peine
assez d'espace pour marcher, cette place pour les morts
plus grande que celle qui reste aux vivants m'ont rappelé
ce qui avait été souffert par ceux qui, debout sur cette terre
où j'avais les pieds, attendaient l'instant où ils seraient
aussi couchés à côté de leurs frères. Pendant un instanl,
je me figurai la douleur et les angoisses de ceux qui atten-
daient longtemps la mort, j'oubliais qu'ils étaient chrétiens.
J'oubliais qu'une espérance plus forte que toutes les dou-
leurs en avait banni la plainte et l'horreur, et qu'au milieu
de cette affreuse caverne, on n'avait entendu retentir que
des chants d'espoir et d'allégresse. J'oubliais que le seul
sentiment qui ait jamais fait battre de regret leurs cœurs
héroïques, était celui de n'avoir pas encore versé leur
sang, comme ceux qui, plus heureux, les avaient devancés
dans le ciel, et une seule crainte, celle de mourir sans
avoir confessé leur foi. Tous ces souvenirs me sont venus,
et j'ai honte d'avoir éprouvé autre chose que de l'envie pour
ceux qu'a abrités ce sombre séjour. J'ai pensé alors à moi-
même avec confusion ; j'ai rougi en pensant que j'étais
chrétienne comme celles qui, jeunes et faibles comme moi,
oubliant qu'il y avait du bonheur sur la terre, n'ont dans ce
lieu demandé à Dieu que la gloire d'y mourir pour lui. J'ai
comparé mes prières avec les leurs, et je les ai trouvées bien
indignes. Dans ce moment, j'ai désiré partager leur sort ;
j'ai dit du moins sincèrement dans mon cœur que j'achè-
12 MADAME CRAVEN (1830)
terais volontiers une partie de leurs vertus au prix de tout
mon bonheur dans ce monde, et j'ai demandé à Dieu que
cette prière ne fût point l'effet d'un enthousiasme passager,
mais qu'il la rendit sincère et durable. Nous sommes sortis
des catacombes par l'escalier qui y conduisait les chrétiens,
et c'est en y arrivant que j'ai senti à la fois dans mon âme
toutes les impressions différentes que je venais d'éprouver
successivement. Les marches sont les mêmes que leurs pas
ont foulées en allant au supplice. J'aurais voulu me pros-
terner et en baiser l'empreinte.
J'aurais voulu ne pas quitter cette place et y pleurer
sans contrainte. Je sens que là j'aurais pu exprimer les
sentiments qui remplissaient mon cœur. Je pensais alors
que les jeunes filles qui ont monté ces degrés, en allant
mourir héroïquement, me voyaient du haut du ciel et
priaient pour moi qui leur ressemble si peu. J'aimais à
songer qu'elles voyaient dans mon cœur ce que je ne pou-
vais articuler, et qu'elles protégeaient ma prière. Je me
sentais indigne de poser mes pieds où elles avaient mis les
leurs, et cependant c'est avec un sentiment d'une douceur
inexprimablequej'ai monté ces marches qu'elles ont gravies
avec autant de calme et plus de bonheur que moi quand la
mort les attendait en haut. Trop de pensées inondaient mon
âme. Je n'ai pu résister au besoin d'embrasser avec ardeur
cette pierre sacrée avant de rentrer dans l'église. En y
revenant, je me suis mise à genoux, j'aurais voulu y rester
bien longtemps. Je venais de sentir des transports qu'au-
cun moment de ma vie ne m'avait fait comprendre. Je les
devais à la religion dans laquelle j'ai eu le bonheur de
naître, et j'avais besoin de remercier Dieu et de lui de-
mander que toute ma vie fût l'expression de ma recon-
naissance pour lui.
CHAPITRE 11(1830-1833)
Révolution de 1830. — Castellamare. — Albert de la Ferronnays.
— La famille de la Ferronnays s'établit a Naples. — L'Avenir.
— Alexandrine d'Alopeus.
Lorsque Pauline écrivait ces lignes, elle était peut-
être à l'apogée de sa carrière mondaine. Elle quittait
sa vie brillante de Paris, et venait à Rome, entourée
de l'éclat de la jeunesse, de la fortune et d'une haute
situation, admirée de tous, adorée des siens. Mais ce
moment enchanteur fut court. Elle écrit : « Nous par-
tîmes pour Naples le 15 juillet, la chaleur ayant fati-
gué mon père ; et nous y étions depuis trois semaines
lorsque tomba sur nous, comme la foudre, la nouvelle
des événements survenus à Paris les 28, 29 et 30 juillet.
« Mon père, comme on le sait, donna sa démission et
au premier moment il fut question de retourner à
Rome pour y faire nos paquets et quitter l'Italie. Mais
sur ces entrefaites, mes deux petites sœurs Olga et
Albertine tombèrent malades et cette circonstance, qui
empêcha ma mère de partir, retarda la décision à
prendre pour l'avenir et contribua à changer tous les
projets qui avaient été formés d'abord. Emma et moi
nous accompagnâmes seules mon père à Rome. Nous
revîmes noire pauvre maison bien autrement que
14 MADAME CRAVEN (1830)
nous ne nous y étions attendus ; déjà démantelée et à
moitié démeublée.
« Je retournai à Naples au commencement de sep-
tembre, bien contente de rejoindre ma mère et Eu-
génie que nous trouvâmes établies à Castellamare,
dans une petite villa qu'on nous avait prêtée, je crois,
pour quelque temps.
« Cette villa, qui n'était point, en réalité, plus laide
que beaucoup d'autres, nous parut cependant
triste et très délabrée et en contraste parlait avec l'é-
tablissement que nous quittions Nous ne savions pas
trop alors quel serait notre sort ; nous nous imagi-
nions qu'il allait peut-être ressembler à celui de nos
parents pendant la première émigration, et nous fai-
sions nos projets en conséquence. Eugénie disait
qu'elle pourrait enseigner la musique, et moi, je me
trouvais capable d'être gouvernante de très jeunes
enfants. »
Et cependant, Pauline avait vingt ans. Elle aimait
la vie, le luxe, le plaisir, et l'avouait franchement.
« Que je m'amuse! » s'écriait-elle souvent, « et connue
cela m'amusera de me souvenir que je me suis amu-
'. »
Elle dut certainement souffrir plus que ses frère- el
sœurs de ce changement de fortune. Passionnée pour
la politique, elle comprenait mieux le loyal sacrifice
qu'avait fait son père, en abandonnant sa carrière.
Bien que les lignes écrites après sa visite aux cata-
combes fussent l'expression de ses sentiments les plus
intimes, Pauline de la Ferronnays n'était pas ascé-
tique : ce ne fut que plus tard qu'elle apprit la douceur
du renoncement. Tout ce qui était beau et distingué
charmait sa nature d'artiste. Elle aimait à s'entourer
de jolies choses, les admirant même chez les autres.
Jusqu'à la fin, sa toilette fut aussi soignée, son salon
aussi élégant que ses moyens le lui permirent.
Dans ses « trois patries », la France, l'Angleterre,
CASTELLAMARE 15
l'Italie, elle trouva la satisfaction de son cœur, de son
amour de la vérité et de ses goûts artistiques. Ceux qui
ont lu le « Récit d'une sœur », savent quels liens l'at-
tachaient à sa famille et à ses amis. Par ses lettres,
nous voyons à quel point elle souffrit dans son patrio-
tisme des erreurs commises par des chefs incapables,
et comment elle se réjouit à chaque pas dans ce qu'elle
considérait comme la meilleure voie. Elle était aussi
sensible aux choses extérieures qu'elle fut fidèle aux
réalités invisibles qui dirigèrent sa vie.
Le charme de Castellamare adoucit pour elle ce
moment d'épreuve. Sa propre famille lui offrit des
intérêts qui compensèrent pour elle cette éclipse mo-
mentanée. Son frère Albert lui était particulièrement
cher. Il avait dix-neuf ans et lui ressemblait même de
visage. Il avait ses grands yeux noirs, brillant des
mêmes enthousiasmes.
M. Rio écrivait de lui en 1830 :
A cause d'une longue maladie et d'une convalescence
plus longue encore, son éducation avait été nécessairement
ajournée. Avant de venir en Italie, il semblait à peine
mûr pour les moyens de progrès spirituel qu'une résidence
à Rome offre aux âmes bien préparées. Il avait cependant
en lui des germes si prêts à éclore, qu'il suffisait de l'aide
d'une main amie pour développer la fleur spirituelle de sa
vie à venir.
Albert était alors destiné à la diplomatie, et fut at-
taché à l'ambassade de son père pendant sa courte
durée. M. de la Ferronnays était un Breton vigoureux
qui avait connu les vicissitudes extrêmes de l'exis-
tence. Il s'impatientait quelquefois de la santé déli-
cate qui avait arrêté l'éducation de son fils. Il n'aimait
pas ce qui lui paraissait exagéré et sentimental chez
aucun de ses enfants. Ce ne fut que plus tard qu'il s'as-
'socia à leur fervente prière et les suivitdans les régions
élevées où ils vivaient toujours. « Une grande épreuve
16 MADAME CRAVEN (1830)
et un grand choc étaient nécessaires,» dit M. Rio, «pour
révéler les trésors cachés dans son âme, trésors d'affec-
tion. d"intelligence et de pieuse résignation. A partir
de la catastrophe qui précipita sa famille du plus haut
rang diplomatique, sa correspondance, jusqu'alors
superlicielle et sans but, devint sérieuse. Il regrettait
profondément son incapacité à aider sa famille et
désirait vivement étudier et travailler. » M. Rio pro-
posa de lui servir de maître ; M. de la Ferronnays ne
pouvant alors prendre une décision immédiate, écri-
vit à son jeune ami : « La résignation et le courage
avec lesquels mes enfants se soumettent aux sacrifices
de tout genre qui résultent de la ligne de conduite
que j'ai adoptée, sont pour moi à la fois une source
de consolation et d'orgueil. Une famille comme celle
que j'ai l'honneur de posséder, donne à un homme
la force de supporter le malheur. » Au milieu de tou-
tes ces difficultés, la maison de Castellamare ne fut
jamais triste. La tendresse profonde qui unissait tous
ces cœurs d'élite chassait les ombres, et les aida à
supporter l'infortune. Pauline se dévoua à ses de-
voirs de fille et de sœur aînée, s'oubliant pour le
bonheur de tous. Elle aimait sa mère par-des>us
tout, et cet amour lui était bien rendu par celle dont
elle dit dans le « Récit d'une sœur » :
« Ma mère ! oh ! Eugénie avait raison ; elle nous
aimait tous tendrement ; mais, s'il y avait dans
son cœur une légère prédilection pour l'un de ses
enfants, je crois que c'était pour moi, et de mon
cote, il me semble aussi que je l'ai aimée avec plus
d'épanchement encore que les autres, avec une admi-
ration plus vive, surtout avec une confiance plus illi-
mitée. »
En suivant les premières années de jeunesse de
Pauline, on revient continuellement au « Récit d'une
sœur ». Xulle révélation ne pourrait égaler la sienne,
et maigre Loute l'humilité dont elle s'enveloppe, il est
LA FAMILLE DE LA FERRONNAYS S'ÉTABLIT A NAPLES 17
impossible de ne pas comprendre quelle sympathie elle
inspirait, et quelle fascination elle exerçait autour
d'elle. L'exil de Castellamare ne devait pas durer long-
temps. « Je ne sais comment les choses s'arrangèrent, »
écritPauline : «mais en janvier 1831, nous nous trou-
vâmes établis sur la Chiaja, dans une maison voisine
de celle de Sir Richard Acton, dont Lady Acton, sa
mère, faisait les honneurs1 ; et au lieu de la vie obscure
et misérable à laquelle nous nous étions résignés, cet
hiver-là fut très brillant. »
Lady Acton était une ancienne amie des parents de
Pauline, et elle était liée à Naples avec la plus haute
société anglaise. Son salon était fort recherché à cette
époque si brillante. Il y avait beaucoup de jeunes gens
et de jeunes filles ; on dansait, on chantait, on jouait
la comédie, et on faisait des tableaux vivants.
Dans une note du « Récit », Mme Craven parle du
voyage d'Albert à Rome, avec M. de Montalembert,
et rappelle comment les amis devaient se rejoindre et
dans quelle mémorable occasion. Le premier numéro
de VAvenir parut le 16 octobre 1830 2. Son programme
1. « Sir Richard Acton était le fils de Sir John Acton, le fameux
ministre de Ferdinand I", roi de Naples. Il épousa, en 1831, une
fille du duc de Dalberg. Lord Acton est leur fils.
2. Fondé par M. de Lamennais avec le concours de l'abbé
Gerbet, de l'abbé Lacordaire, du comte de Montalembert et de
plusieurs autres, VAvenir fut le manifeste politique de M. de
Lamennais, l'expression pratique de sa philosophie. Les deux dogmes
dont elle se composait s'y montrèrent à découvert et furent pous-
sés à l'extrême. L'autorité religieuse y fut proclamée comme la
saule souveraineté légitime; l'autorité royale, fondée sur la tradi-
tion historique, fut traitée de tyrannie, attaquée, accusée comme
un obstacle à la souveraineté du genre humain, personnifiée dans
l'Eglise. Bientôt, des doutes s'élevèrent, des réclamations surgi-
rent, de graves protestations éclatèrent. L'orthodoxie de l'Avenir
fut mise en doute, et un mémoire signé par un certain nombre
d'évèques français fut présenté au pape. La route que devait suivre
le chef des écrivains qui avaient adopté ce journal pour organe,
semblait toute tracée. Il avait placé l'infaillibilité divine et humaine
dans le Souverain Pontife, et avait proclamé que, même au temporel,
MADAME CRAVEN. 2
18 MADAME CRAVEN (1830)
fixa l'attention de tous les catholiques dévoués. C'était
l'organe de M. de Lamennais, et ses principaux rédac-
les rois relevaient de sa souveraineté. Le devoir des écrivains qui
professaient ces maximes de soumission absolue, était de les
pratiquer et de subordonner leurs idées au chef de l'Eglise. Il n'y
a pas de bonnes paroles, en effet, qui vaillent un bon exemple.
On espéra que ce bon exemple serait donné par M. de Lamen-
nais quand on apprit qu'il partait pour Rome avec deux des prin-
cipaux rédacteurs de l'Avenir, M. de Montalembert et l'abbé
Lacordaire, pour développer devant le pape la doctrine de la
nouvelle école.
Les fondateurs de l'Avenir annoncèrent que le journal demeu-
rerait suspendu jusqu'à ce que le pape ait prononcé sur ses do -
trines et sur ses tendances mises en suspicion.
L'union des trois écrivains dont les destinées devaient être si
différentes, était alors si étroite que M. de Montalembert et l'abbé
Lacordaire donnaient le nom de père à M. de Lamennais, qui leur
rendait le doux nom de fils. Le plus jeune des voyageurs était le
plus inquiet. M. de Montalembert répéta souvent pendant cette
longue route: « Si nous étions condamnés, que ferions-nous? »
Question pleine d'anxiété, à laquelle M. de Lamennais répondait
avec une imperturbable confiance : « Nous ne pouvons être con-
damnés. »
Arrivés à Rome, ils trouvèrent un bienveillant accueil chez le
cardinal Pacca, qui promit de remettre au Souverain Pontife un
mémoire contenant l'exposé des doctrines de l'A venir. Quelques
semaines après, une lettre écrite par le cardinal Pacca avertit les
trois rédacteurs de l'Avenir que le Saint Père, tout en rendant
justice à leurs bonnes intentions, n'approuvait pas les tendances
générales de la rédaction du journal, et qu'il les engageait à ne pas
continuer dans cet esprit. Quoi qu'en ait pu dire M. de Lamennais,
cette lettre était assez explicite pour que l'abbé Lacordaire décla-
rât à l'instant même qu'il se tenait pour suffisamment averti, et
qu'il allait partir pour la France, décidé à ne pas continuer une
publication qui n'avait pas l'approbation du Saint-Siège.
M. de Lamennais ne fut pas si prompt dans l'obéissance. Il
alléguait qu'il était venu à Rome pour être jugé, et qu'il voulait
un jugement. L'abbé Lacordaire persista dans sa résolution, et.
regardant l'affaire comme terminée, il quitta l'Italie, où il laissa
M. de Lamennais et M. de Montalembert, qui, plus jeune que son
ami, et n'étant pas comme lui revêtu du sacerdoce, subissait d'une
manière plus absolue l'empiiv de son illustre maître. Cependant,
l'état d'exaltation où il le voyait depuis la Lettre du cardinal
commençait à l'effrayer.
Après six mois de séjour à Rome, M. de Lamennais avertit
(( l'avenir » 19
teurs étaient Montalembert, l'abbé Gerbet et l'abbé
Lacordaire. On s'imagine avec quelle ardeur il était
M. de Montalembert qu'il allait quitter l'Italie, et l'invita à se pré-
parer à retourner avec lui en France. Il déclara que puisqu'il
n'avait pas reçu un jugement formel de l'Avenir, il se regardait
comme libre d'agir à sa guise. A son passage à Florence, il se
présenta chez l'internonce, et là, brusquement, sans préambule, il
lui notifia, plutôt qu'il ne lui communiqua, son intention de faire
reprendre à son journal ses publications interrompues : « Puisqu'on
ne veut pas me juger, je me tiens pour acquitté, » ajouta-t-il. Ce fut
une scène étrange. L'internonce, étonné, étourdi, effrayé de cette
déclaration faite à Florence par un homme qui arrivait de Rome,
n'en croyait ni ses oreilles, ni ses yeux. Sans doute, il écrivit
aussitôt à Rome. En effet, cette scène se passait du 16 au 20 juil-
let 1832, et le 2 août, M. de Lamennais, peu après avoir traversé
Venise avec M. de Montalembert, étant arrivé à Munich où Lacor-
daire était venu le voir, reçut l'encyclique du 16 août 1832 et une
lettre du cardinal Pacca. Les écrivains de l'Avenir étaient donc
réunis, et reçurent ensemble le coup.
Le pape condamnait d'une manière générale plusieurs des doc-
trines développées dans l'Avenir, sans toutefois indiquer ce journal,
et l'illustre écrivain qui le dirigeait. Cette réponse détruisait tout le
système de M. de Lamennais. Mais comment aurait-il refusé de
se soumettre à cette autorité, lorsque les paroles par lesquelles
il avait proclamé l'infaillibilité du jugement de l'Eglise retentissaient
encore? Quelque parti qu'il prît, son orgueil avait à en souffrir.
Nier l'infaillibilité de l'Eglise, c'était se donner un sanglant démenti
à lui-même. Abjurer ses erreurs! il fallait un de ces héroïques
efforts dont peu d'esprits sont capables, parce qu'il y a peu d'esprits
assez hauts pour ne pas être vains. Cet effort héroïque, on crut un
instant que Lamennais aurait le courage de le faire, et le christia-
nisme dont son génie avait été l'ornement se préparait, comme le
cardinal Pacca le lui avait annoncé, à se faire une gloire de son
repentir, en plaçant son nom déjà si fameux à côté de celui de
Fénelon.
Quoiqu'un murmure s'élevât dans le cœur des rédacteurs de
l'Avenir, à la lecture de l'encyclique, il n'y eut pas en effet d'hési-
tation dans leur conduite. Ils quittèrent Munich, décidés à se sou-
mettre, et aussitôt arrivés en France, ils firent publier une déclara-
tion pour annoncer que l'Avenir, provisoirement suspendu depuis le
18 novembre 1831, ne paraîtrait plus, et que la société générale
pour la défense de la liberté religieuse était dissoute. Un cri de joie
et d'admiration s'éleva dans la catholicité ; et les ennemis de la
religion eux-mêmes ne purent se défendre d'exprimer leur respect
pour une si rare abnégation.
20 MADAME CRAVEN (1830)
lu par tous les membres de la famille delaFerronnavs,
à Castellamare, et en particulier par Pauline. Quand
les rédacteurs de V Avenir découvrirent que leurs doc-
trines étaient désapprouvées par l'autorité ecclésias-
tique, ils résolurent de les soumettre au Souverain
Pontife. M. de Lamennais, l'abbé Lacordaire et Mon-
talembert partirent pour Rome. Ce fut un pèlerinage
Malheureusement, malgré cotte obéissance publique, il s'élevait
dans un de ces cœurs, en apparence unanimes pour obéir, une pro-
testation cachée. Il y avait une réserve dans la soumission de
Lamennais : il renonçait bien à son action, mais il ne renonçait pas
à ses idées. Déjà, avant son arrivée en France, une parole pro-
noncée en montant la côte de Strasbourg avait inquiète M. de Mon-
talembert et l'abbé Lacordaire: « Comment pourrons-nous faire »,
s'écria-t-il, « pour échapper à l'encyclique? » Ses deux compagnons
étonnés lui répondirent : qu'il n'y avait pas à y échapper, mais
qu'il fallait s'y soumettre. Et Lamennais ne remit jamais la con-
versation sur ce sujet.
L'année suivante, en 1833, Montalembert étant allé le visiter à
la Chesnaie, Lamennais lui lut plusieurs passages d'un livre inti-
tulé: « Les Paroles d'un croyant ». — « Ce livre est écrit avec
un admirable talent », lui dit son jeune auditeur : « mais vous ne
pouvez le publier après votre soumission. » — Et cependant, les
-< Paroles d'un croyant » devaient être publiées.
Bientôt, le bruit se répandit qu'un ouvrage du grand écrivain
allait paraître. Ce bruit arriva jusqu'aux oreilles de l'archevêque
de Paris, qui s'en émut dans l'intérêt de l'Eglise et celui de M. de
Lamennais auquel il portait une vive amitié. Il lui écrivit aussitôt
pour lui demander ce qu'il fallait en penser. M. de Lamennais
répondit qu'il avait promis de ne plus écrire sur des sujets de
religion, mais qu'il parlerait au peuple au nom du christianisme.
De sorte que M. de Lamennais s'établissait à côté du Saint-Siège,
ou plutôt en face du Saint-Siège, comme l'interprète du christia-
nisme.
Cependant, il hésita longtemps avant de publier les « Paroles d'un
croyant. ». Il était comme un homme qui, avant de s'embarquer sur
la \ astc mer, recule à la pensée de donner le coup d'aviron qui doit
l'éloigner du rivage qu'il ne reverra plus. Malheureusement, il
vint à Paris où la renommée de son ouvrage l'avait précède. Les
hommes du parti démocratique, vers lequel l'entraînaient les pentes
logiques de ses idées, l'entourèrent au moment même où ses
anciens amis, effrayés de ses tendances nouvelles, s'éloignaient de
lui. Les chefs du parti révolutionnaire avaient hâte d'enlever cette
puissante colonne à L'Eglise. {Sole du traducteur.)
ALEXANDRINE D'ALOPEUS 21
unique. On a dit plus tard avec une triste vérité que
l'abbé de Lamennais avait voulu « dominer Rome du
haut de son obéissance ». Mais Lacordaire et Monta-
lembert étaient sincères dans leur appel au « confirma-
teur infaillible », comme saint François de Sales avait
nommé trois siècles auparavant le successeur de saint
Pierre. L'intimité d'Albert avec ceux qu'on appelait
alors « les paladins de l'ultramontisme démocratique »
est une preuve suffisante de ses hautes qualités et de
sa valeur morale; et sans aucun doute, Pauline encou-
rageait tous ses enthousiasmes.
Pendant ce temps, Pauline poursuivait le cours de
ses triomphes mondains. Beaucoup ont parlé de ses
succès dans cette période enchantée, restée légendaire
à Naples, et Walter Scott la nomme dans son journal.
Arrivée à ce point du « Récit » , Mme Craven se consa-
cre entièrement à l'histoire d'Albert et d'Alexandrine.
Nous ne saisissons plus que des fragments de sa cor-
respondance avec son frère, nous ne savons plus rien
de sa vie. Elle fixe l'attention de ses lecteurs sur les
péripéties de ce drame douloureux, si, du moins, on
peut appeler ainsi la souffrance et la mort, quand
rayonnent au-dessus d'elles la vision des joies éter-
nelles. Et cette communion de foi et d'espérance avec
ses bien-aimés, n'est-elle pas la plus forte preuve de
la réalité de cette histoire? Réalité devant laquelle
l'incrédulité se retire vaincue.
Elle fut le soutien" et la consolation d'Albert, ainsi
que son premier lien avec Alexandrine. « Je te remer-
cie, mon Dieu, » écrivait celle-ci, « je suis à Naples,
et j'ai revu Pauline de la Ferronnays. »
Au mois de novembre suivant, M. de la Ferronnays
consentait au mariage de son fils avec Alexandrine.
Et bien que Pauline n'en dise que peu de mots, il est
certain que, dans cette circonstance, son tact et sa
largeur d'idées aplanirent bien des difficultés entre
Albert et son père.
CHAPITRE III (4834-1836;
M. Augustus Craven. — Sa conversion. — Mariage de Pauline.—
La famille de la Ferronnays s'établit à Boury. — Première vi
site de Pauline en Angleterre. — Lamennais et l'abbé Gerbet.
— Mort d'Albert.
L'hiver de 18331834 marque une date importante
dans la vie de Pauline. Elle se trouva fréquemment en
rapport avec son futur mari, M. Augustus Craven, dont
le père, M. Keppel Craven, habitait Naples depuis long-
temps. Ce dernier était le plus jeune fils de cette margra-
vine (FAnspach qui avait été Lady Craven, et qui a laissé
au monde un récit de sa vie. Le margrave d'Anspach
n'avait pas d'enfants, et son héritier présomptif était
le roi de Prusse. Il lui avait, cédé sa souveraineté en
échange d'une pension de 20.000 florins qui devait
être servie à sa veuve. Après la mort de son mari, la
margravine vécut à Naples avec un train de maison
considérable. A sa mort, elle laissa à M. Keppel Cra-
ven un palais sur le Chiatamone, une villa à Paussi-
lippe, et un château entouré d'une forêt près de Sa-
lerne. Tous les lecteurs des annales de la cour, sous
le règne de Georges IV, savent quel poste occupait
M. Craven dans la maison de la reine Caroline.
Il avait été l'ami le plus sage et le plus fidèle de
l'infortunée princesse, aussi bien que son serviteur
MONSIEUR AUGUSTUS CRAVEN 23
dévoué. Il l'avait souvent protégée contre les consé-
quences de sa propre négligence dans la direction de
ses affaires. Son fils Auguste naquit en 1806 et passa
la plus grande partie de son enfance à Brandenburg-
House. V. était le favori de sa grand'mère, la margra-
vine d'Anspach, mais sa naissance resta toujours un
mystère, et le nom de sa mère inconnu. Il fut nommé
tout jeune encore dans un régiment d'infanterie et
envoyé à Gibraltar. En 1830, il quitta l'armée et fut
attaché à la légation anglaise à Naples, où la société
fit l'accueil le plus bienveillant à ce jeune homme ac-
compli et parfaitement beau, non moins pour lui-
même qu'en souvenir de son père.
M. Keppel Craven., l'ami intime et le collègue de
Sir William Gcù auprès de la reine Caroline, avait,
comme lui, le goût des arts et des antiquités. Il avait
réuni autour de lui u cercle choisi et distingué dans
lequel la famille de la Ferronnays tenait la première
place. On s'imagine facilement à quel point Augustus
Craven était fait pour plaire à Pauline. Comme elle, il
avait beaucoup vécu dans une société cosmopolite ;
comme elle, il avait le sens artistique, l'amour de
Dante et de l'Italie. Ce qui attira surtout la sympathie
de Pauline, ce fut le goût de M. Craven pour toutes les
choses catholiques du moyen âge et des temps moder-
nes. Il était très instruit, et savait quelle part pouvait
réclamer l'Eglise dans les plus nobles traditions ita-
liennes. Il fut converti, sans peine, à l'idéal de vie
qu'il découvrit dans la famille de la Ferronnays.
Tout nouveau qu'il fût pour lui, il pouvait mieux
que personne apprécier le groupe qui comprenait
Albert et Alexandrine, Pauline et Eugénie. A ce mo-
ment-là, Pauline, fort absorbée par ses craintes et ses
espérances pour les « Albert », comme elle nommait
son frère et Alexandrine, ne se laissait pas facilement
gagner. Les différences religieuses étaient alors plus
réelles qu'aujourd'hui, et M. Keppel Craven, fort libé-
24 MADAME CRAVEN (1834)
rai au point de vue social, se montra violent arti-
catholique, quand il s'agit du mariage de son fils, .is
difficultés semblèrent augmenter rattachement de
Pauline, et, presque sans le savoir, elle donna son
cœur sans retour. M. Keppel Craven menaça de déshé-
riter son fils. De leur côté, tout en ayant consenti au
mariage d'Albert avec une luthérienne, M. et Mme de
la Ferronnays hésitaient ù donner cette fille si aimée >l
si brillante à un homme dont l'avenir était incertain
et la foi différente de la leur. En réponse aux menaces
de son père, Augustus Craven opposa respectueuse-
ment, mais avec fermeté, sa liberté de conscience,
quelles que pussent être les conséquences de ses actes.
Sans aucun doute, son courage impressionna l'es-
prit de Pauline. Le père retira son opposition, el
après quelques mois de doute et de contrainte, les
amoureux furent fiancés.
M. Keppel Craven leur assura une rente an-
nuelle de 532 livres, qui représentaient un capital de
17.066 livres devant lui revenir, s'il survivait aux
jeunes gens. Il mourut en 1851, et laissa à son tils,
avec d'autres biens, la somme dont il lui servait
l'intérêt.
A ce moment-là, Newman n'avait pas encore paru, et
les aspects politiques de l'émancipation catholique en
Angleterre avaient répandu une grande amertume de
sentiments, en particulier dans le monde auquel ap-
partenait M. Craven.
Aux yeux de Bridgewater-House,par exemple, dont
il était l'ami, passer de l'anglicanisme au papisme
constituait une perte de rang. Résister, c'était pres-
que détruire toute chance de succès dans nimporte
quelle carrière en Angleterre ; appartenir aux vieilles
familles anglaises catholiques était déjà une singula-
rité ; se convertir, une étrange faiblesse, presqu'une
trahison. Pour des motifs évidents, et bien quWu-
gustus Craven appartint de cœur à la foi de Pauline,
MARIAGE DE PAULINE 25
on décida que son abjuration suivrait et ne précède
rait point son mariage.
Le 28 avril 1834, Mgr Porta bénit l'union d'Augustus
Craven avec Pauline de la Ferronnays dans la cha-
pelle du palais Acton, à Naples.
Le rite protestant suivit, et le même jour ils par-
tirent pour Rome. En 1830, Mme Craven avait reçu la
bénédiction du pontife régnant, Pie VIII. Quatre ans
plus tard, huit jours après son mariage, elle était ad-
mise avec son mari dans le jardin du Quirinal, en
présence de Grégoire XVI : « Enfin, » dit-elle, « ce
fut à Portici, près de Naples, où la révolution l'avait
obligé à chercher un refuge, que pour la première
fois, je me prosternai aux pieds de Pie IX.
« Ces trois rencontres se rattachent à d'importants
souvenirs de ma propre vie, et il me suffit d'y penser,
pour que le passé tout entier m'apparaisse avec une
vivacité particulière.
« Le jour où, pour la première fois, en 1830, mes
parents me conduisirent au Vatican pour y être ad-
mise en présence du pape, était un de ces jours, plus
rares dans la vie que je ne l'imaginais alors, où l'on
se trouve heureux absolument et sans restriction au-
cune. J'étais jeune, assez pour ne pas prévoir la | os-
sibilité que l'heure présente pût s'obscurcir, pas as-
sez pour ne pas goûter dans toute leur étendue les
jouissances qu'elle m'apportait. L'effet de Rome sur
moi, dans ce premier séjour, avait été, je puis le dire,
extraordinaire ; car il me manquait alors, à peu près,
toutes les connaissances nécessaires pour apprécier
les éléments si divers dont se compose la magie qui
l'environne. Cette magie, toutefois, je l'avais pleine-
ment subie ; tout d'ailleurs me souriait alors ; et le
jour où pour la première fois je montai l'escalier du
Vatican, j'avais la sensation de marcher sur des nua-
ges dorés. Je me souviens, entre autres, qu'à cette
époque (au commencement de 1830), le mot « Révo«
20 MA DAM F. CRAVEN (1835)
lution » avait pour moi un sens purement historique.
La chose elle-même ne me semblait pas plus apparte-
nir au temps qui était le mien que les croisades, les
trêves de Dieu, ou les combats en champ clos; et
je me demandais souvent alors comment on avait fait
pour vivre dans ce temps-là.
« Lorsque je me prosternai aux pieds de Gré-
goire XVI, cette illusion était déjà dissipée, et lors-
qu'en 1850, je fus admise pour la première fois à
recevoir la bénédiction du pape Pie IX, j'étais arrivée
à me demander ce qu'hélas, je me demande encore, si
jamais nous verrions se clore en Europe cette ère
funeste ouverte depuis près d'un siècle et qu'inter-
rompit à peine cette heure, dont l'illusion passagère
traversa un instant ma jeunesse, et qui fut rapide
comme un rayon de soleil dans une journée d'orage. »
Avant de quitter Rome, Mme Craven eut le bonheur
d'assister à l'abjuration de son mari, et en octobre,
ils rejoignirent leur famille à Naples, et s'installèrent
près d'elle, dans un appartement du Palazzo serra Ca-
priola, sur laChiaja.
Sir William Temple était alors ministre d'Angle-
terre à Naples, et son jeune attaché lui inspirait, ainsi
(|u"à Lord Palmerston, son frère, une affection toute
particulière. Les devoirs diplomatiques de M. Craven
étaient surtout des devoirs de société. Mais la sym-
pathie de cœur de M. et Mme Craven pour les ré-
formateurs napolitains, date de cette époque. Ce ne
fut pas en vain qu'ils méditèrent le reproche de
cruauté et de corruption adressé par leur Dante à
ceux qui occupaient de hautes situations. Des écri-
vains du meilleur rang, des poètes et des philosophes,
des Français et des Whigs qui croyaient à la Révolution
de 1789, ^,. rencontrèrent dans le salon de Mme Cra-
ven. L'air y était déjà chargé d'enthousiasme pour
Lacordaire. Montalembert et l'abbé Gerbet. Le champ
s'offrait magnifique pour cette fronde qui se perpétue
PREMIÈRE VISITE DE PAULINE EN ANGLETERRE 27
travers les âges, entre les idées anciennes et les
ées nouvelles.
En 1835, le cercle de la famille de la Ferronnays se
spersa. La princesse Lapoukhyn était en Ukraine avec
n second mari ; Montigny, propriété de M. de la
irronnays en Touraine, fut vendu, et remplacé par
>urv, destiné à devenir la maison de famille '. En
36, Albert et Alexandrine s'installèrent à Venise, et
Craven conduisit sa femme en Angleterre. La cor-
spondance citée dans le « Récit d'une sœur », et qui
itablit entre tous les membres de cette famille dis-
rsée, montre dans quelles alternatives de joie et de
stesse se passait la vie de Mme Craven. Quelles ne
rentpas être ses prières, tandis que la mort s'ap-
ochait à grands pas de ce frère bien-aimé, et qu'A-
tandrine traversait l'étroit passage qui la séparait
la foi d'Albert!
Dans les « Réminiscences » publiées quarante ans
îs tard, on voit qu'à son arrivée en Angleterre,
,uline fut introduite dans l'élite de la société. Au
Dis d'avril 1836, la première visite des Craven à
mdres fut pour Sir Thomas Hardy, alors gouver-
ur de l'hôpital de Greenwich, où ils firent un court
jour. Ils se rendirent ensuite à Bridge water-House.
Lorsque j'arrivai pour la première fois en Angleterre, en
Î6, écrit Mme Craven, Lord et Lady Ellesmere furent
nombre des premières personnes auxquelles mon mari
! présenta. Ils étaient déjà ses amis, et dès lors, ils de-
trent les miens. Cette amitié ne se démentit jamais,
ridant toute la durée de leur vie, et elle demeure associée
.. En 1842, Boury fut acheté par des personnes qui se souciè-
ît peu des goûts et des reliques de la famille. Heureusement,
omba quelques années après entre les mains des propriétai-
; actuels. Il se retrouve maintenant à peu près clans les mêmes
éditions qu'en 1842. Le tombeau de la famille de la Ferronnays
bien entretenu, et aux restes mortels d'Albert et d'Alexan-
ne sont venus se joindre ceux de M. et Mme Craven.
28 MADAME CRAVEN (1836)
dans ma mémoire au souvenir de quelques-uns des plus
heureux jours du passé.
Dans cette charmante société deBridgewater-House
se trouvaient aussi MM. Charles et Henri Greville,
qui ont laissé des mémoires peignant avec une rare
perfection la politique, les intérêts, la mode de ce
temps.
La vie de Pauline, à cette époque, est un exemple
frappant de la double existence qui fut si souvent la
sienne. Dans ces moments de si grande douleur, cha-
cun se tournait vers elle pour être compris et consolé.
Eugénie écrivait le 28 mai 1836 : « Pauline, demain
Alcxandrine sera catholique, et tu n'es pas ici : nous
en consolerons-nous jamais ! Au moins, si tu pouvais
y être pour jeudi. J'en ai quelque espoir. Jeudi, elle
fera sa première communion. Pauline, ce sont de
grands bonheurs au milieu de nos tristesses. Comment
se plaindre quand on a de si réels sujets de reconnais-
sance envers Dieu? »
Bien qu'Alexandrine ne connût point alors l'abbé
Gerbet, ce fut à lui qu'elle s'adressa à ce moment
solennel de son existence. « Un jour, à Venise, » dit
Mme Craven dans le « Récit d'une sœur », « elle lut un
article de lui dans V Université catholique ; et l'impres-
sion qu'elle en reçut fut si grande, qu'elle résolut
alors, si jamais elle se faisait catholique, de n'avoir
pas d'autre confesseur que l'abbé Gerbet. Celui-ci était,
absent de Paris lorsqu'elle y arriva, mais elle n'eri
persista pas moins dans cette résolution prise avant
de le connaître, et elle dut ensuite à ce choix tant de
consolation, qu'il fut permis de le considérer comme
ayant été véritablement inspiré de Dieu. »
L'abbé Gerbet avait été avec Lamennais un des di-
recteurs de la Gbesnaie. 11 fut le dernier qui abandonna
son maître. Quand celui-ci outragea l'Eglise catholique
en publiant les « Paroles d'un croyant », l'abbé Gerbet
LAMENNAIS ET L'ABBÉ GEBBET 29
; réfuta éloquemment. Il s'écria, le cœur brisé : « Je
>mbe à genoux, offrant à Dieu pour lui des prières
ans lesquelles il n'a plus foi, et je ne me relève que
our combattre dans l'ami de ma jeunesse, l'ennemi
e tout ce que j'aime d'un éternel amour. »
Il resta le chef de bien des jeunes gens qui ne pou-
aient plus suivre Lamennais, mais ce fut plutôt
omme écrivain que comme chef de parti qu'il fut
onnu depuis, jusqu'à ce qu'il devint évêque de Per-
ignan en 1854. Il avait été avec son ami, l'abbé de
alinis l, le fondateur de la célèbre école de Juilly.
L'abbé Gerbet resta toujours l'ami intime et bien-
imé de la famille de la Ferronnays. Son influence
ur Pauline fut immense. Elle se retrouve dans le cou-
ant intime d'une vie si brillante à l'extérieur, dans
es opinions et dans ses idées, bien que Mme Craven
ise peu de chose sur cette époque de sa vie.
Dans la nuit du 8 au 9 juin, Mme Craven et son mari
■rivèrent à Paris : « Jamais », écrit Pauline, « je n'ou-
Jierai l'angoisse de cette arrivée., et cette attente dans
a rue pendant qu'on ouvrait la porte, pendant que
non mari faisait la question dont j'osais à peine écoli-
er la réponse. Minuit sonna et j'en comptais machi-
lalement les coups : « Arrivons-nous à temps ? »
— « Oui, et depuis ce matin, il est plutôt mieux. »
i Je montai et j'entrai presque sur-le-champ dans sa
bambre, car il ne dormait pas. Je me jetai à son cou,
st j'entends encore le son de sa voix altérée, mais si
endre et si douce toujours : « Oh ! ma Pauline ! »
)ieu ne permit pourtant pas que je fusse présente
l sa mort. Un de ces mieux qui, jusqu'au dernier jour,
>e produisent et font illusion, dans ces cruelles mala-
lies, eut lieu au moment même de notre arrivée et
lura pendant tout le temps de notre séjour, ne don-
lant aucun espoir de guérison, sans doute, mais lais-
sant croire à une prolongation qui aurait permis de le
1. Depuis évêque d'Amiens.
30 MADAME CRAVEN (1836)
transporter à Boury où il désirait si vivement aller.
« Lorsque le temps que mon mari pouvait passer à
Paris fut expiré, je repartis avec lui. »
Que de fois, dans l'avenir, le devoir ne devait-il pas
imposer à Pauline de semblables épreuves ! Que ne
souffrit-elle pas de quitter les siens à ce moment su-
prême ! «Aujourd'hui seulement », écrit plus tard
Mme Craven, «je comprends quelle fut la consolation
cachée, et j'ose le dire, la signification de cel rloigne-
ment qui alors aggrava tellement ma douleur : ce fut
grâce à mon absence que mes sœurs écrivirent si ré-
gulièrement le récit de tout ce qui suivit mon départ,
comme de tout ce qui avait précédé mon arrivée. Je
serais obligée, aujourd'hui, pour raconter ces jours
solennels de m'en rapporter à ma mémoire troublée.
C'était la première fois que je voyaisde si près la dou-
leur et la mort. Humainement parlant, on ne pouvait
assister à un spectacle plus déchirant, et cependant
l'impression que je ressentis fut celle d'un bonheur
auprès duquel celui de tous les heureux de la terre
que j'allais retrouver me parut une illusion.
« Eugénie et Alexandrine n'étaient plus sur la terre
dans ces jours de douleur, et il semblait, ainsi que
l'exprima l'abbé (ïerbet, que le voile qui sépare Les
deux mondes fût devenu transparent. »
CHAPITRE IV (1836-1848)
M. Craven est nommé attaché d'ambassade à Lisbonne. — Séjour
de Pauline à Boury. — Retour à Lisbonne. — Pauline revient à
Boury pour le mariage d'Eugénie avec le comte de Mun. —
M. Craven est nommé à Bruxelles. — Mort d'Olga chez Pauline.
— Mort de Mme de la Ferronnays.
M. Craven avait été nommé attaché à Lisbonne.
Pauline écrit :
Il y avait déjà trois mois de la mort d'Albert et je n'avais
pas encore revu ma famille. Un instant même, pendant cet
intervalle, il avait été question pour mon mari d'un départ
immédiat pour le Portugal. Et en ce cas, j'aurais dû me
résoudre à quitter l'Angleterre sans retourner à Boury. Ce
chagrin me fut heureusement épargné, et le 10 octobre 1836,
nous arrivâmes à Boury.
Les lecteurs du « Récit » se souviendront des évé-
nements qui précédèrent le départ de Pauline, son
mari ayant reçu l'ordre de se rendre à Lisbonne par
le hateau qui partait le 30 novembre 1836. On se sou-
viendra aussi qu'une tempête les retint onze jours à
Boulogne. A l'occasion de ce voyage, Lady Strafford
écrit: « Je me rappelle très bien ma première rencon-
tre avec Mme Craven. Nous traversâmes tous ensemble
par Boulogne et Douvres. Quelle traversée ! Le vent
32 MADAME CRAVEN (1S42)
soufflaitavec violence depuis quinze jours, et le voyage
• hua quatre heures et demie. Lady Mary Paget, depuis
Lad y Sandwich, était tellement effrayée que MmeCra-
ven l'engagea à prier Dieu. »
Ces jours de lutte entre les partisans de don Pedro
et de don Miguel n'étaient pas un temps de repos
pour les diplomates qu'on rappelait à la hâte. Les
Craven ne purent cependant quitter Londres que le
28 décembre. Dans une lettre à Eugénie, Pauline
relate les circonstances d'un départ contrastant sin-
gulièrement avec le confortable des voyages mo-
dernes !.
Le lor juin 1837, Pauline écrit de Cintra à ses sœurs:
« Mes très chères sœurs, nous voici établis depuis
avant-hier dans notre « cottage », dont la vue me ravit
et va, je crois, me rendre meilleure. Tout dans ce cot-
tage est d'une simplicité rustique. On ne peut rien
imaginer de plus champêtre, mais la vue est plus déli-
cieuse encore qu'à Lisbonne. »
Au mois de mars 1838, Pauline revenait à Boury
pour le mariage d'Eugénie, et repartait le 18 avril puni-
Lisbonne.
M. Craven fut nommé à la légation de Bruxelles, et
quand MmeCraven revint en France, elle put embrasser
le fils aîné d'Eugénie. Par ordre des médecins, Mme de
Mun fut envoyée en Italie, après la naissance de son
second enfant, et tandis que Mme Craven était absorbée
par les craintes que lui causait la santé de cette sœur
(diérie, elle recevait la nouvelle inattendue de la mort
de son père à Rome, le 17 janvier 1842. Enfin, Eugé-
nie elle-même mourait à Palerme le 7 avril de la même
année.
Ce que je devins pendant les jours et les semaines qui
suivirent, écrit Pauline, je n'ai pas à en parler. J'en re-
trouve la trace dans les pages de mon journal, écrites
1. <> Récit d'une sœur ».
MORT D'OLGA ET DE Mme DE LA FERRONNAYS 33
lorsque je pus écrire. Je la trouve encore plus sûrement
au fond de mon âme d'où rien ne l'a effacée jamais.
Olga mourut à Bruxelles, chez Pauline, auprès de
laquelle Mme de la Ferronnays s'était réfugiée dans sa
douleur.
Au mois de décembre 1843, M. Craven fut nommé
secrétaire de la légation à Stuttgard, sous Sir Charles-
Alexander Malet, accrédité auprès du Wurtemberg
et de Bade comme ministre britannique. Ce fut là
qu'Alexandrine fit deux longs séjours auprès de Pau-
line, le dernier en 1846. En 1847, M. Craven était
nommé pour quelques mois secrétaire particulier de
Lord Normanby à Paris. Pauline se trouvait pour la
dernière fois avec Alexandrine à Boury et, le 14 juillet,
elles se disaient adieu pour ne plus se revoir ici-bas '-.
En 1848, Pauline restait seule de ce groupe charmant,
dont sa mère est pour beaucoup la plus admirable
figure. En répétant les paroles d'Olga mourante : « Je
crois, j'aime, j'espère, je me repens », Mme de la
Ferronnays expira doucement dans les bras de sa fille
bien-aimée, sûre d'avance de la réalisation de cette
promesse :
« Celui qui sème dans les larmes récoltera dans la
joie. »
1. Bien des années après, Mme Craven ; racontant plusieurs traits
relatifs à sa famille, dit qu'un jour l'ombre de leur ancien ami
Lamennais reparut au milieu d'eux. Alexandrine arrivant un matin
pendant le déjeuner chez M. et Mme Craven, leur dit : « Vous
connaissez la famille que j'ai cherché à secourir? Savez-vous qui
l'a indiquée aux sœurs de la rue du Bac ?... M. de Lamennais. »
— Frappé de cette circonstance, ajouta M. Craven, j'allai voir
Lamennais et je lui dis que la personne qui secourait la famille à
laquelle il s'intéressait était la veuve d'Albert. Envahi par un flot
rie souvenirs, le vieillard se mit à pleurer comme un enfant.
CHAPITRE V (i849-18."2
Visite à Broadlands. — Lord Palmerston. — L'agression papale.
— Attaque de M. Drummond contre les couvents. — Les cruau-
tés à Naples. — La duchesse Ravaschieri. — Mr Craven se
porte pour le Comté de Dublin. — Mme Swetchine. — Son af-
fection pour Pauline. — Mme Swetchine et le « Récit d'une
sœur ».
Que devint Pauline quand la douleur eut ainsi ra-
vagé son âme ? Elle souffrit cruellement : mais elle
sortit de l'épreuve plus fidèle à la volonté de Dieu,
plus chrétienne dans sa foi et dans ses espérai: s
éternelles.
Ceux qui la connurent â cette époque se souvien-
nent qu'elle ne parlait presque jamais de ses chagrins
personnels, mais, par son journal, on comprend dans
quelle intime union elle vivait avec ses morts bien-
aimés. En L849, elle se trouvait en Angleterre ave
son mari; ce pays lui avait été cher et familier
les premières années de son maria -
Même en arrivant a Naples, en 1851, elle écrivait :
« Le bienfait de la lumière est souvent accordé avec
magnificence à cetlr> terre verdoyante, et lorsque le
soleil lui sourit, on peut dire qu'il la trouve bellr el
parée comme une reine pour le recevoir. Les prairies,
ARRIVÉE EN ANGLETERRE 35
les arbres majestueux, les fleurs (aimées et soignées
dans toutes les classes) grimpant sur les murailles ou
étincelant dans les jardins, les constructions elles-
mêmes, pittoresques en un certain sens, malgré l'uni-
formité qui résulte du goût général pour l'ordre et la
propreté, «;out cela resplendit alors d'un très joyeux
éclat, et l'on dirait que les visites du soleil étant plus
rares qu'ailleurs, on veut du moins que ses rayons
rencontrent le moins possible la laideur, la saleté et
la malpropreté. »
Elle trouvait la société anglaise la plus gaie et la
plus amusante qu'elle connût, à cause de l'indépen-
dance et de l'originalité des caractères. L'élément po-
litique et social s'y mêlait, pensait-elle, comme dans
aucun autre pays, et seules les personnes inintelli-
gentes pouvaient s'ennuyer dans le monde en Angle-
terre. Sans aucun doute, elle y apportait le charme de
sa personnalité. Mais il est certain que rien ne peut
être comparé à l'élégance et à la somptueuse hospita-
lité des grandes maisons telles que Broadlands, pré-
sidé par Lord et Lady Palmerston ; Worsley, par le
premier Lord Ellesmere et sa femme; Aldenham, par
Lady Greville avec leurs réunions d'hommes et de
femmes intelligents et distingués.
Mme Craven entra de plain-pied dans le grand
monde, surtout dans les familles à la tête du parti
whig. Elle s'intéressa vivement au mouvement reli-
gieux de cette époque, sans en espérer beaucoup de
bien. Grâce à son expérience et à son jugement très
droit, elle pouvait mieux que personne estimer à
leur juste valeur les efforts tentés en Angleterre pour
repousser l'anglicanisme et rétablir la religion catho-
lique. Peu jugèrent sincèrement comme elle ceux qui
franchirent leur Rubicon et atteignirent Rome. Ce-
pendant on ne se préoccupait guère autour d'elle de
la question religieuse, excepté quand cette question
troublait la politique, les élections d'Oxford ou la no-
36 MADAME CRAVEN (1851)
mination des évêques. Mais quelles que fussent ses
prédilections, elle était avant tout ardente catholique.
Ce fut dans le réveil religieux de 1845 à 1855, que
Mme Craven trouva son plus puissant intérêt. L'a-
gression papale, comme on la nomma, et telle qu'elle
apparut à Lord John Russell et à la généralité des
Anglais, était différemment jugée à Broadlands. Une
fois les catholiques émancipés, Lord Palmerston ne
s'en occupa plus. « Il était aussi indifférent aux sujets
exclusivement religieux que M. Gladstone s'y montra
de tout temps passionnément attentif '. «Pour Mme Cra-
ven, la création d'une hiérarchie romaine entraînait
sans doute un changement, mais la lettre adressée au
cardinal Newman et datée de la porte Flaminia n'é-
tait qu'un incident historique.
Possédant de nombreux amis dans le parti angli-
can, comme on le nommait déjà, Mme Craven ne pou-
vait qu'être frappée de l'attitude de ce parti, mais il
ne lui inspirait pas les espérances et les enthousiasmes
de beaucoup d'autres catholiques. Son bon sens fran-
çais se refusait à admettre que les dogmes pussent
être rétablis par l'architecture gothique et l'ornemen-
tation esthétique. Elle vit avec une surprise mêlée de
stupéfaction la nouvelle église bâtie à Worsley par
Lord Ellesmere. Elle écrit : « Il semble aux catholi-
ques qu'ils entendent leur langue parlée pardes étran-
gers qui ne donnent pas aux mots leur signification
véritable ; en sorte que, si le son est le même, leur
sens est tout autre. De loin, il leur semble entendre
la langue maternelle, de près, c'est un jargon. »
Le discours prononcé par M. Drummond à la Cham-
bre des Communes contre la vie religieuse, telle qu'on
l'avait reconstituée en Angleterre, fut un des événe-
ments de cette campagne anti-catholique. On s'imagine
aisément la juste indignation de Mme Craven. Ce fut
au lendemain de ce discours, après un déjeuner chez
1. « Réminiscences » (Mme Craven).
BROADLANDS 37
M. Monsell, depuis Lord Emly', où elle avait ren-
contré le docteur Dollinger, le docteur Manning2, le
Père de Ravignan et M. Aubrey de Vere, qu'elle écri-
vit sa protestation « Comme malgré moi », précédée
de cette parole de Massillon : « Nous ne restons pas
longtemps dans les limites de la charité quand nous
dépassons celles de la vérité. » Elle terminait par de
violentes paroles de blâme contre ceux qui répètent
ce motd'Iscariote : « Pourquoi cette perte? » qui con-
damnent le sacrifice fait à Dieu de ce que nous avons
de meilleur, niant que son amour soit le plus puissant
aiguillon de la charité envers le prochain, et la prière
la plus grande force contre le mal. Cette défense élo-
quente et l'attaque contenue dans cette défense sur-
prit les amis de Mme Craven, qui ne s'attendaient pas
à trouver dans cette femme du monde charmante et
spirituelle un ardent défenseur de la foi. Cette protes-
tation fut imprimée en cinquante exemplaires qui
passèrent immédiatement dans plusieurs mains : « Je
reçus de beaucoup de membres du Parlement, écrit
Pauline, l'assurance de leurs regrets, assurance qui
était en elle-même une réparation. »
En 1851, Mme Craven se trouvait à Broadlands. Les
sujets de conversation ne manquaient pas entre elle et
son hôte, dont elle a tracé dans les « Réminiscences »
un si remarquable portrait, depuis le récent coup
d'Etat jusqu'au nouveau roman « Never too late to
mend » 3.
i. William Monsell de Tervoe, comté de Limerick. Il repré-
senta le comté de Limerick depuis 1847 jusqu'en 1873, fut clerc de
l'ordonnance depuis 1852 jusqu'en 1857, et président du conseil de
salubrité publique de 1857 à 1858. En 1866, il fut nommé ministre
du commerce. De 1868 à 1870, il fut sous-secrétaire d'Etat, pour les
colonies, et directeur général des postes de 1870 à 1873. Il fut créé
Lord Emly en 1874, et mourut le 20 avril 1894.
2.11 fit son abjuration l'année suivante.
:'>. 11 n'est jamais trop tard pour se corriger. Voiries « Réminis-
cences », page *8.
38 MADAME CRAVEN (1851)
Mais on ne s'occupait pas beaucoup de religion à
Broadlands. Une seule fois, Mme Craven eut avec
M. Charles Greville un long et triste entretien. Il sem-
blait plus que tout autre avoir compris la profondeur
de ses convictions religieuses. « Oh ! s'écriait-il à la
fin de la conversation, que ceux qui ont une foi véri-
table sont heureux! Si on pouvait l'acheter à prix d'or,
que ne la paierait-on pas ! »
Le sujet du roman de M. Read, cité plus haut, préoc-
cupait alors tous les esprits, et les injustices commisrs
dans les prisons d'Angleterre amenèrent Lord Pal-
merston à critiquer celles des prisons de Naples et les
abus du gouvernement des Bourbons.
Mme Craven était trop juste et trop vraie pour les
nier. La fidélité à un parti ne pouvait affaiblir chez
elle le sentiment de la justice et la perception très
nette des conclusions logiques. Excuser le mal parce
qu'il est imprudent de le condamner, était une lâcheté
qu'elle ne pouvait admettre. On s'imagine facilement
combien ses opinions politiques durent souvent pa-
raître exagérées, si, au moins, la vertu accompagnée
de bon sens et d'intelligence peut être taxée d'exagé-
ration.
Peu s'enthousiasmèrent comme Mme Craven pour
les bonnes causes, et peu comprirent comme elle
quelle ruine les menaçait. Si quelque chose froissa sa
tolérance, ce fut la violence et la bigoterie d'opinion.
Elle passait au milieu du monde avec l'indépendance
d'un esprit libre et d'une âme affermie dans sa foi.
Cette indépendance inquiéta souvent ceux qui connais-
saient la force de ses émotions, quand sa croyance
était attaquée. Elle fut une des plus brillantes person-
nalités de Broadlands, où elle rencontrait sur un ter-
rain neutre les diplomates et les chefs de parti les plus
célèbres, auxquels elle n'aurait pas même parlé dans
le faubourg Saint-Germain.
M. et Mme Craven furent rappelés à Naples en 1851
LES CRUAUTÉS A NAPLES 39
par les infirmités croissantes de M. Keppel Craven,
et des sentiments bien différents de ceux éprouvés en
Angleterre s'élevèrent dans tous les cœurs.
La lettre de M. Gladstone à Lord Aberdeen fit vi-
brer toute l'Europe. Sans la tension générale des es-
prits en 1848, il eût été difficile de comprendre qu'un
pamphlet avançant certains faits sans preuves suffi-
santes pût servir, pour employer l'expression de
Mazzini, de « trompette d'appel » à la Révolution. Les
Italiens sont maintenant meilleurs juges des avantages
gagnés de 1850 à 1860. Mais ils ont peut-être encore
à apprendre que les méthodes de la constitution an-
glaise sont certainement les meilleures pour la lo-
gique rapide et l'intelligence subtile du caractère bien
différent des Piémontais et des Toscans, des Lom-
bards et des Siciliens.
En attendant, une forme de gouvernement irritante
et cruelle régnait à Naples. Aucun des soutiens de
cette royauté de carlon de 1848 n'était probablement
sincère. Mais quelle que fût la trahison secrète des pro-
messes et des serments faits par les révolutionnaires,
les actes d'oppression du gouvernement et sa viola-
tion de toute parole donnée étaient flagrants. Le sys-
tème avait été nommé : « une négation de Dieu ».
Mme Craven souffrit de cette trahison comme M. Glads-
tone souffrit profondément aussi, mais pour d'autres
raisons, de cette trahison des droits communs de
l'humanité, que ce système prétendait ne pas res-
pecter.
D'un autre côté, Lord Palmerston jugeait à propos
de patronner Louis-Napoléon en accablant de « rail-
leries » les plus vieilles royautés d'Europe. Les vérités
dites sur l'ancien régime, qui lui était cher par tradi-
tion, affligèrent Mme Craven. Elle plaignait aussi Poerio
qui était l'ami de son mari ; mais elle éprouvait
par-dessus tout l'indignation de ceux qui chérissent
un idéal, et qui voient cet idéal traîné dans la boue.
40 MADAME CRAVEN (1851)
Cependant cette indignation ne fut jamais que la sainte
colère qui chassa les vendeurs du Temple.
On ne saurait tracer trop clairement la ligne de
démarcation qui existe entre la soif de Pauline pour
la justice et le plus grand honneur réservé à Dieu
parmi leshommes, et la politique étrangère de ses amis
en Angleterre. Elle n'éprouva qu'une aversion tout
orthodoxe pour cette classe dangereuse et envieuse
de libéraux disciples de Rousseau, affirmant que
l'homme est né bon, et que ses fautes viennent de la
forme du contrat social sous lequel ils sont gouvernés.
M. et Mme Craven furent accueillis avec effusion
par cette société napolitaine, si brillante alors de son
dernier éclat. C'était à Naples que Pauline avait passé
les jours les plus heureux de sa vie, ou au moins ces
années d'espérance et de radieuse jeunesse, au milieu
d'un monde qui l'admirait et qui l'aimait, entourée des
êtres chéris qu'elle pleurait maintenant. Elle se lia
bientôt avec plusieurs jeunes femmes intelligentes et
distinguées, capables de la comprendre et de l'apprécier.
Mais le plus tendre sentiment de son cœur fut pour la
jeune duchesse Ravaschieri-Fieschi, déjà mère de cette
Lina à laquelle Mme Craven s'attacha si passionné-
ment. A cette époque, on se souvenait encore à Naples
des représentations du palais Acton, avec Eugénie,
Pauline, M. Craven, Fernand et Charles de la Ferron-
nays.
Quand M. et Mme Craven arrivèrent à Naples, la
duchesse se préparait à jouer la comédie en français
pour la première fois. Elle redoutait beaucoup le ju-
gement de Mme Craven qui devait se trouver parmi
les spectateurs: « Je ne savais pas alors », écrit la du-
chesse, « quelle violence cette chère amie faisait à ses
sentiments pour retenir ses larmes et cacher sa tris-
tesse ce soir-là. Elle était comme toujours résolue à
ne pas s'abandonner à ses douloureux souvenirs,
quand il s'agissait de faire plaisir à son mari, en se
LA DUCHESSE RAVASCHIERI 41
joignant à des distractions auxquelles elle avait pris
part si gaiement autrefois. » M. Keppel Craven tenait
aussi à ce qu'elle parût à la tête de cette société de
savants et d'artistes qui visitaient Naples. Son sourire
et sa courtoisie cachaient son émotion, tandis qu'elle
acceptait cordialement la bienvenue de ses anciens
amis. Sa bonté pour la jeune duchesse Ravaschieri, qui
raconte cette scène, enleva toute crainte à celle-ci.
« Sa voix », dit-elle, « laissa dans mon oreille un son
d'une douceur infinie. » Deux jours plus tard, la du-
chesse retrouvait Mme Craven à l'hôtel où elle
demeurait, « lisant près du feu et entourée, selon son
habitude anglaise, de livres, de portraits et de fleurs.
A la lumière du jour, elle paraissait plus maigre, ses
traits étaient plus accentués qu'à notre première ren-
contre. Les lignes marquées sur son visage par le
chagrin, plutôt que par le temps, ne lui enlevaient pas
son charme principal de haute distinction et d'intelli-
gence, charme souvent préférable à la simple beauté
de la jeunesse.
« Je lui demandai des nouvelles d'Albertine, qui
avait été mon amie quand nous étions enfants, et que
je n'avais pas vue depuis si longtemps. La voix et
l'expression de Mme Craven changèrent en me répon-
dant qu'elle n'avait plus maintenant que cette sœur
vivante. Un long silence suivit, disant par lui-même
de quelles douleurs sa vie avait été abreuvée. Je la re-
gardais avec un sentiment de pitié et de vénération sans
bornes, et lorsqu'avec un effort elle reprit la conversa-
tion, il y avait dans son regard cette lumière lointaine
qui illumine les yeux de ceux qui cherchent le ciel. »
L'affection de Mme Craven pour la duchesse Ravas-
chieri fut peut-être son plus profond attachement en
dehors de sa propre famille, et dura toute sa vie. Elle
lui rendit sa visite à Résina, et pressa pour la pre-
mière fois sur son cœur cette Lina qu'elle devait chérir
d'un amour égal à celui d'une mère.
42 MADAME CRAVEN (1851)
M. Keppel Craven n'avait jamais pardonné de bon
cœur l'abjuration de son fils et son mariage avec une
catholique. Il refusa de garder M. et Mme Craven
auprès de lui, et ne voulut pas se laisser soigner par
eux dans sa dernière maladie. Ils en souffrirent beau-
coup, et trouvèrent préférable, dans ces conditions, de
retourner en Angleterre, où M. Craven pouvait espérer
un semblant d'occupation et quelque avancement dans
sa carrière.
Les influences qui l'avaient d*abord poussé dans cette
carrière semblaient l'avoir abandonné. Sascience etson
intelligence, toutes deux de premier ordre, sa connais-
sance des langues, plus rare à cette époque que mainte -
nant, ses talents de société ne lui avaient pas profité
comme sa femme et lui étaient en droit de l'attendre.
Ce manque de succès dans sa profession fut souvent
pour M. Craven une source de découragement profond.
M. Keppel Craven mourut à Naples au mois de juin
1851, laissant à son fils la plus grande partie de sa
fortune. M. et Mme Craven s'installèrent à Londres
dans Berkeley-Square, espérant que M. Craven pour-
rait prendre part, sinon comme diplomate, au moins
d'une façon indépendante, aux affaires politiques qui
les intéressaient toujours vivement. Dans l'été de 1852
eut lieu « l'élection générale », et avec elle s'éleva le
cri : « Pas de papauté ! » Les amis de M. Craven, tous
du parti whig, étaient prêts à seconder son désir (en-
core plus vif chez Mme Craven) d'entrer au Parlement.
Il ne pouvait être question pour lui d'un siège en
Angleterre à ce moment, mais on pouvait espérer son
retour s'il se présentait pour le comté de Dublin dans
l'intérêt du parti whig. Mme Craven se jeta dans cette
entreprise avec un zèle qu'on ne pouvait cependant
pas appeler de l'ambition : « Je serais parfaitement
heureuse », écrivait-elle, «si je voyais Auguste occupé,
et avec une position. Il ne peut pas vivre dans l'oisi-
veté et son triomphe sera mon repos. »
M1' CRAVEN SE PORTE POUR LE COMTÉ DE DUBLIN 43
Mme Craven se rendit elle-même à Dublin dans les
plus heureuses dispositions, presque certaine du
succès de l'élection. Elle ne parle pas de son retour.
Les grands propriétaires whigs qui avaient promis leur
appui à M. Craven s'étaient exagéré leur influence et
furent impuissants à le soutenir: sadéfaitefut absolue.
Elle lui coûta plusieurs mille livres et sa carrière
diplomatique qu'il avait abandonnée dans un moment
d'espoir trop confiant. A la nouvelle de cette défaite
qui entraînait pour eux des conséquences autrement
graves qu'un échec au Parlement, Mme Craven fondit,
en larmes. M. Monsell, qui était présent, ne put s'em-
pêcher de dire que les nerfs du Midi n'étaient pas faits
pour le mécanisme d'un gouvernement constitution-
nel. Mais aucun de ceux qui l'entouraient alors ne
savait avec quelle ardeur elle avait espéré le triomphe
de son mari, et les résultats qu'elle en avait at-
tendus.
Il sembla, dès lors, que les liens qui les attachaient
à l'Angleterre se fussent relâchés. Après quelques
hésitations, ils résolurent de s'établir à Naples, où
M. Craven pouvait être nommé secrétaire de la léga-
tion. Ils firent d'abord une visite d'adieu à Worsley,
et Mme Craven écrivait à la duchesse Ravaschieri le
4 septembre 1852 :
Je vis entre deux courants opposés : un qui nous conduit
vers votre ciel, votre Naples. Je sens pour lui ce doulou-
reux désir pour lequel les Allemands ont inventé un mot
spécial. De l'autre côté, j'éprouve une nouvelle jouissance
au Nord, de sa vie sérieuse et saine, qui en ce moment me
paraît plus en harmonie avec mes goûts.
Avant notre de'sastreuse défaite, il me semblait que Dieu
avait sagement disposé de ma vie, en donnant ma première
jeunesse à l'Italie et les années suivantes à l'Angleterre.
Mais puisque ce pays que j'aime si tendrement ne veut pas
de nous, il faut bien que je revienne à mon premier amour,
que je retourne à la côte de Cbiatamone qui me sourit
dans toute sa splendeur.
44 MADAME CRAVEN (1832)
Le 28 septembre, Mme Craven écrit d'Amiens à
M. Monsell:
De Worsley à Amiens! Peut-on concevoir un plus grand
contraste? Je suis venue ici avec seulement un arrêt de
quelques jours, à Londres, m'acheminant pour faire une
visite à mon cher et bon abbé Gerbet que je n'avais pas vu
depuis douze ans.
Mercredi, je dois rejoindre Auguste chez mon frère, à
la campagne, près de Gisors, où nous comptons passer quel-
ques jours; ensuite, nous irons à Paris pour un mois, et
notre intention présente est toujours de retourner en
Angleterre vers le commencement de novembre.
Nous sommes heureux de penser qu'à ce moment-là
nous vous retrouverons à Londres. Je ne puis dire com-
bien c'est délicieux pour moi de me retrouver causant avec
l'abbé Gerbet et l'écoutant. Le bon évêque ' voulait abso-
lument que je vinsse demeurer à l'évèché, ce que j'ai
refusé, mais j'y passe toute la journée.
Ce fut pendant son séjour à Paris que Mme Craven
renoua avec Mme Swetchine des rapports qui dataient
de 1825, mais qui avaient été interrompus par les
fréquentes absences de Pauline. Cet événement fut
dans la vie intime de cette dernière plus important
que la perte ou le gain d'une élection. Mme Swetchine
avait vingt-six ans de plus que Mme Craven. Pauline
éprouva toujours pour elle l'amour d'un enfant pour
sa mère, d'un élève intelligent pour un maître parfait.
Les enseignements et les conseils de Mme Swetchine
dirigèrent Pauline dans toutes les crises de son exis-
tence. Mais la plus douce et la plus complète influence
de cette amie vénérée , fut sa tendre affection pour cette
« belle âme » qu'elle connaissait peut-être mieux que
personne. Quand Mme Craven prêta à Mme Swetchine
les documents qui devaient servir pour le « Récit d'une
sœur »,leur intimité se resserra encore davantage. En
1852, quatre ans après la mort d'Alexandrine et de
i. Mgr de Salinis.
Mmo SWETCHINE ET LE « RÉCIT D'UNE SOEUR » 45
Mme de la Ferronnays, le travail de Pauline n'était
pas terminé, et personne, à l'exception peut-être de
M. Craven, né connaissait encore une œuvre que le
monde entier devait admirer quatorze ans plus tard.
Mme Swetchine écrivit alors à son amie :
Paris, 12 avril 1852.
J'avais bien raison, chère Madame, d'attendre un mo-
ment plus libre, car une fois commencés, il m'eût été
impossible de quitter ces chers petits volumes. Aujour-
d'hui, vous pouvez les reprendre, je les ai longuement,
lentement savourés; ils sont, je l'espère, passés en moi-
même. Quand vous voudrez toucher une âme ou presser
son pas, confiez-lui ce trésor; il agira à quelque état qu'il
la prenne, en lui présentant, tout à côté de ce qui attire,
tout ce qui stimule et pénètre. Jamais le contraste des
beautés éparses dans la vie et de son profond néant ne
m'est apparu plus frappant que dans ces pages. Toutes les
conditions et toutes les aptitudes du bonheur s'y trou-
vaient, et pourtant que de retours de la nuit sombre! et
pour corrélatifs à des élans sublimes, quelle mort préma-
turée! Mais il n'en est pas moins vrai que, joies et peines,
tout ressort ici de grâces de prédilection. Le malheur
même, chère Madame, prend dans votre famille l'aspect
de je ne sais quelle faveur singulière, et dans les coups
les plus poignants, il y a de divins honneurs rendus.
Quant à vous-même, comme je comprends maintenant
que vous demeuriez inconsolable, et que tous les bonheurs
du monde puissent vivre auprès d'un tel vide sans le com-
bler jamais.
D'une autre part, quelle force dans le souvenir présent
d'une telle affection ! qu'on doit se trouver honorée d'être
aimée ainsi ! Quoi de plus charmant que sa parole si inven-
tive dans sa tendresse caressante, si inépuisable, si flexible
pour mieux approcher, mieux pénétrer jusqu'à vous qui
êtes à la fois sa première étoile sur la route du ciel, et
aussi sa vraie sœur siamoise ? Depuis cette admirable
lettre où son amour pour l'Eglise lui fait seul comprendre
l'exil volontaire, et comment, l'Eglise bannie, l'exil même
cesse d'être exil, jusqu'à celle où sa jeune pensée commu-
46 MADAME CRAVEN (1852)
nique à toutes les choses de la vie sa fraîcheur et son
enjouement, que de bonne grâce, que de naturel là même
où elle est moins simple! et avec quel bonheur se rencon-
trent sur son passage les paroles qui lui semblent manquer
aux mouvements intimes ! A travers la plaisanterie fine et
gracieuse, on sent toujours le sérieux de la pensée. Une
basse continue de tristesse, nulle parole revêtue d'éclat qui
ne jette aussitôt son ombre : tout le secret de sa destinée
est là. Je ne sais si je me trompe, mais je crois voir une
progression sensible, une élévation successive de la pensée
dans toutes les lettres qui précèdent son mariage. Arrivée
là, il y a un temps d'arrêt ; la vie terrestre reprend ses
droits, elle alourdit un peu, car c'est un pesant bagage que
toutes les sollicitudes entrant à la fois dans une âme à la
suite d'une seule nouvelle espérance. Je comprends votre
pénible froissement à ce regard de regret qu'elle jetait
derrière elle, au moment où il semblait que l'affranchisse-
ment résumait pour elle toutes ses joies. Ah! c'est que
nous entrevoyons bien des choses, nous les goûtons par
éclairs, mais nous ne les possédons pas! La mort garde
toujours son premier caractère, qui est d'être la solde du
péché. L'idée de sacrifice et d'expiation s'y retrouve sous
une forme quelconque. Saint Paul lui-même, parlant de
la mort, dit comment il aurait voulu qu'elle fût et com-
ment il reconnaît qu'elle n'est pas. Ce que nous voudrions
tient toujours un peu de l'apothéose ; et cette humble
incertitude, où l'exemple des plus saints nous entretient,
est la vraie sauvegarde de nos précieuses consolations.
Nous sommes si sincères, souvent sans qu'il y ait dans ce
que nous disons un mot de vrai, et cela pour les plus
incapables de se tromper eux-mêmes ! Nous ne savons pas !
Mais que nous importe, chère Madame! Dieu sait!
Je ne puis vous rendre assez de grâces de tout ce que
vous m'avez fait connaître, apprécier, ch6rir. Quel rare
bonheur que la rencontre d'éléments qui s'assimilent si
bien ! et vous tous, comme il me semble que j'ai vécu au
milieu de vous! Chère Madame, veuillez prendre cette
grande bonté que vous avez eue pour une date que j'ins-
cris et qui ne s'effacera plus ; si j'osais, je dirais qu'elle
vous engage, car je crois fermement aux devoirs contrac-
tas envers ceux pour lesquels on a beaucoup fait.
CHAPITRE VI (1853-1855)
Retour à Naples. — La charité à Naples. — Mort de Lord Belfast.
— Représentations chez Mme Craven. — La casa Craven. —
Voyage en Angleterre. — Londres. — Oxford. — Retour à Na-
ples. — Séjour à Rome avec les Rio. — Leghorn. — Florence.
— Lettre à M. Monsell.
Mme Craven avait commencé avec un tendre res-
pect le classement des papiers de famille destinés à
composer le « Récit d'une sœur ». Elle en avait mon-
tré quelques-uns à M. Monsell, qui comprenait tout ce
que renfermait pour elle ce mot « chez mon frère, près
de Gisors », car Dangu était près de Boury, et Boury
était toujours l'objet des plus tendres pensées de
Mme Craven.
Après bien des hésitations, M. Craven s'était décidé
à s'établir à Naples, au commencement de 1833. Le
petit palais de Chiatamone ou, comme on l'appela
bientôt, « la casa Craven », fut transformé et embelli
par ses soins. Il dominait la baie de Naples, et à
l'ouest Paussilippe. De chaque côté du hall se trou-
vaient la salle à manger et le salon de Mme Craven,
rempli de livres et d'objets d'art. M. Keppel Craven
avait fait décorer le salon de réception dans le style
du premier Empire. Les murs étaient peints en teintes
48 MADAME CRAVEN (1853)
ombrées, deux massives corniches dorées d'un dessin
classique encadraient quatre grandes glaces et deux
portraits de grandeur naturelle peints par Romney :
un portrait en pied de la Margravine d'Anspach et
un autre de M. Keppel Craven et de son frère Berke-
ley Craven.
La salle à manger avec ses tableaux choisis et ses
fines porcelaines précédait une bibliothèque, présen-
tant la forme d'une croix grecque dont les bras con-
tenaient huit mille volumes ; au centre, un espace
commode était réservé au travail.
La pièce était éclairée par un large balcon s'ouvrant
sur la mer. A l'est se trouvait une terrasse, derrière
laquelle s'élevait un des rudes contreforts de la col-
line d'Ischia. Les étrangers, parmi lesquels se trou-
vaient beaucoup d'Anglais et de diplomates de tous les
pays, tenaient à honneur d'être admis chez Mme Craven .
Lady Drogheda écrit :
Les Craven habitaientNaples ainsi que Lord et Lady Hol-
land. Ils vivaient presque ensemble. J'entendais tellement
parler de tous les talents de Mme Craven, de ses vertus et
de ses admirables qualités, que je finis par croire que per-
sonne ne lui ressemblait. L'année suivante, j'appris à la
connaître et à l'aimer comme une sainte. Elle a disparu
maintenant, cette chère et brillante société. Il n'y avait
personne comme Pauline Craven. Je pense à elle avec une
tendresse que rien ne peut exprimer.
Il y avait beaucoup de misère à Naples. Donna
Adélaïde Capece Minutolo et ses sœurs donnaient un
magnifique exemple de charité privée. Mais on ne
s'occupait pas de fonder des hôpitaux et des écoles
pour le peuple. Après une consultation sérieuse avec
ses amis, Mme Craven résolut de mettre son talent
dramatique au service des pauvres. M. Craven adopta
l'idée de sa femme avec toute l'ardeur contenue sous
un extérieur froid et réservé. Une scène charmante
et commode s'éleva dans la bibliothèque, et M. Cra-
MORT DE LORD BELFAST 49
ven prit la direction d*une troupe rapidement choisie
par Mme Craven. Elle la maintint en bon ordre par
son expérience et ses conseils. Son entreprise réussit
au delà de ce qu'elle avait espéré, et les pauvres de
celte ville si mal dirigée furent secourus pendant
plusieurs hivers.
Le comte Charles de la Ferronnays, qui chantait fort
bien et jouait admirablement la comédie, et plusieurs
autres amateurs de nationalités différentes, élevèrent
ces représentations à un degré de perfection telle, que
du vaudeville on passa à la comédie sérieuse, aux
pièces en vers et même à l'opéra, avec un courage
toujours croissant. Un passage du journal de Mme Cra-
ven révèle les impressions de son âme à cette époque
et les tristes et solennelles pensées dont, comme dit
Bacon, « ses joies étaient tissées ». Elle parle de la
mort d'Alonzo, duc de San-Teodoro, qu'elle avait
connu enfant, et de la société anglaise dans laquelle
elle avait vécu : « Au commencement de 1853, je dî-
nais chez Sir William Temple. Lord Belfast m'offrit
son bras et me plaça à côté d'Alonzo. Ils ne se con-
naissaient que de vue, et je les présentai l'un à l'autre.
Hélas ! qui nous aurait dit qu'en moins de quinze
jours un des deux serait mort et que l'autre le sui-
vrait dans l'espace de trois mois !
« Ils étaient les plus jeunes, les plus beaux et les plus
distingués de tous ceux qui étaient présents. Ils se
ressemblaient plus ou moins dans leurs goûts, leur
talent, l'un pour la musique, l'autre pour la peinture,
où ils égalaient presque des artistes de profession.
Oublierai-je jamais les tristes circonstances de la
mort du pauvre Lord Belfast! Je l'avais peu vu et peu
connu pendant sa vie, mais le souvenir de sa mort est
resté pour moi douloureusement ineffaçable.
« Je le vis pour la première fois dans l'automne de
1851, chez Lord Anglesey, à Beaudesert. Il avait pour la
musique un talent peu commun chez un Anglais. J'ai-
IIADAME CRAVEN. 4
50 MADAME CRAVEN (1853)
mais beaucoup sou jeu et Lord Gifford, qui était de la
même réunion, l'accompagna extrêmement bien sur le
violon, ce qui était encore plus étonnant chez un ama-
teur de son rang.
« Pendant que nous étions à Beaudesert, nous jouâ-
mes la comédie. Je pris la place d'une autre dans « le
Caprice » l. Je jouai Mme de Léry, et j'appris mon
rôle en un jour. Auguste joua Chavigny ; Isabella
Anson, Mathilde.
« Nous partîmes le surlendemain et au dernier mo-
ment Lady Sydney vint me demander de la part de Lord
Belfast si je voudrais jouer avec lui « Il faut qu'une
porte soit ouverte ou fermée - ». Elle me supplia de
consentir et proposa dans ce cas de jouer la pièce
chez elle à Frognal, à la campagne, où nous devions
nous retrouver quinze jours après.
« Tout cela réussit. Et contrairement à mon attente,
car je m'imaginais qu'il jouerait mal, Lord Belfast se
tira extrêmement bien de son rôle quelque peu ex-
centrique. »
A propos de cette réunion de Frognal, M. Grenfell
écrit : « Lord Belfast fut le héros de la fête et joua du
piano entouré de toutes les dames. Les épreuves d'un
roman, son premier essai, venaient juste de lui arri-
ver. Il joua avec Mme Craven « Il faut qu'une porte
soit ouverte ou fermée ». Je lavis beaucoup pendant
cette semaine, et. dans la suite nous nous retrouvâmes,
non seulement comme relations, mais comme amis.
N'importe où nous nous rencontrions, nous repre-
nions la conversation où nous l'avions laissée, chacun
prenant le plus vif intérêt aux affaires politiques, sur
lesquelles Mme Craven donnait toujours une opinion
éclairée, solide et pondérée. Elle ne parlait jamais
d'elle-même, n'avait ni égoïsme, ni gallicisme. C'est
1. Comédie en un acte d'Alfred de Musset, jouée pour la pre-
mière fois en 1847.
2. Proverbe d'Alfred de Musset, joué pour la première fois en- 1848»
MORT DE LORD BELFAST 51
la femme la plus complètement cosmopolite que j'aie
jamais rencontrée. »
Mme Craven continue dans son journal :
Quand je retournai à Londres, Lord Belfast vint chez moi
et me demanda d'aller voir sa mère, qui ne sortait jamais,
mais qui désirait me connaître. Je lui fis donc une visite.
Elle voulait seulement m'entendre dire qu'il jouait bien et
voulait savoir (ce qu'elle me dit presque ouvertement) si
j'étais digne de paraître avec lui dans une pièce où il n'y
avait que deux acteurs. « Maintenant que je vous connais »,
dit-elle, « je suis tout à fait satisfaite, et je regrette seule-
ment de ne pas vous avoir vue jouer avec lui. » Quand nous
fûmes installés à Naples, quelque temps après, il arriva
dans les meilleures dispositions et en bonne santé, en-
chanté de se joindre aux représentations qui avaient lieu
chez nous. Il joua deux rôles également bien. Tout mar-
chait agréablement.
Notre troupe se composait de quelques amis intimes. Il
les aimait, en était aimé, et disait qu'il s'était rarement
trouvé dans un petit cercle qui lui convint aussi bien.
Nous le trouvions aimable, agréable et naturel. Nous étions
tous gais et contents les uns des autres. J'avais moi-même
surmonté le sentiment douloureux avec lequel je pensais à
ces représentations.
Depuis les chagrins qui ont changé ma vie, et dont les
traces intimes sont ineffaçables, j'ai toujours éprouvé cette
répugnance, tout en ayant repris à l'extérieur ma première
manière de vivre. Mais ici, à Naples, où ces représenta-
tions sont associées au souvenir du temps le plus heureux
de majeunesse, et de ceux qui la partagèrent avec moi,
ma répugnance est plus grande même qu'à l'ordinaire.
Bien des circonstances se sont réunies pour rendre la
chose agréable à Auguste, et chacun s'en amuse. Une fois
lancée, je sens toujours suffisamment revivre en moi la
vieille prédilection pour m'intéresser et pour éorouver de
la satisfaction de ce qui se passe.
Mais dans cette occasion, cette idée m'était particulière-
ment pénible, et ce fut seulement une semaine environ
avant la rppre'spntation nne je me trouvai dans de bonnes
à' ' <\< inf t •• n'i' 0<5.
52 MADAME CRAVEN (1853)
Le jour où la représentation devait avoir lieu, je roe
sentais hors de moi, à cause d'un violent orage qui nous
avait tous empêchés de dormir. Je n'avais jamais vu un
Itemps plus affreux à Naples que dans cette matinée pré-
cédant un jour de plaisir. A midi, nous apprîmes que Lord
Belfast avait la fièvre scarlatine; notre réunion fut remise,
mais nous fûmes d'abord plus désappointés qu'inquiets.
Deux jours se passèrent, mais le troisième nous apprîmes
avec un saisissement terrible que la maladie, déclarée lé-
gère par les médecins jusqu'à ce moment, était devenue
dangereuse tout à coup. Auguste sortit pour se renseigner,
et ne revint qu'au moment de dîner sans une ombre d'es-
poir.
Thérèse Ravaschieri, qui arrivait, apprit ce qui se passait.
Elle le croyait si peu malade qu'elle lui avait écrit un
mot très gai signé de son nom de comédie : Marquise de
Senneterre, en lui envoyant une petite main de corail,
comme un charme contre le mauvais œil.
Nous apprîmes sa mort un peu plus tard, et on ne peut
dépeindre l'espèce de terreur que j'éprouvai en repassant
les circonstances des jours précédents. Sans doute que ce
contraste augmenta la violence de mon impression, et
pourtant je disais que ce n'était pas la mort, mais le plaisir
qui était à blâmer. La mort a le droit de nous surprendre
et le plaisir ne devrait jamais nous faire perdre la mort de
vue. Aussi tristes et rapides qu'aient été les événements de
cette nuit, ils ne m'auraient pas frappée au même degré
dans d'autres circonstances. Bien que notre occupation
fût frivole, elle n'était pas mauvaise, Dieu merci ! Que
celui qui sonde les cœurs et ne condamne que le pé-
ché ait pitié de lui et de nous tous... Que son âme repose
en paix!
Naples et Londres, 31 mai 1853.
J'écrivais à l'instant le mot de plaisir ; mais il ne s'en
suit pas que j'en aie eu ma trop large part cet hiver. Non.
Tout ce qui mérite le nom de plaisir selon le monde, les
représentations, les réceptions, les visites, tout cela a été
accompagné, je puis le dire, de circonstances pénibles qui
ont rendu ceux de mes jours qu'on aurait pu appeler les
NAPLES 53
plus gais, les moins agréables de la saison. En dépit de ces
ennuis, cependant, j'ai rejoué avec un succès qui ne m'a
donné que trop de satisfaction. Je pense que ce stupide
plaisir sera expié et balancé par les mille petites vexations
qui l'ont accompagné.
Ce dont je jouis réellement, c'est de la délicieuse mai-
son dans laquelle je vis, des aimables et bons amis que je
vois chaque jour, et du charme général de cette existence,
bien que, pour mon goût, elle manque de silence et de
tranquillité. Cependant, puisque mon étoile semble me ra-
mener à Naples, au lieu de m'en éloigner comme je m'y
attendais, je veux essayer de dominer l'extraordinaire
répugnance que j'éprouve devant cette nature, la plus belle
du monde. Après tout, ce n'est pas l'endroit qui m'inspire
cette répugnance. La mer, les montagnes, la couleur, le
parfum et tout ce que Dieu a donné à ce peuple m'enchante.
De plus, je trouve dans cette maison ce dont j'ai toujours
joui, une sensation de confort et de bien-être, de grandes
et belles chambres. Le contenu de la bibliothèque est digne
de son cadre, ce qui est beaucoup dire. Cette charmante
galerie double dans laquelle nous avons passé nos journées
depuis un mois, est un salon qui n'a pas son pareil. Je ne
suis pas assez absurde pour ne pas aimer tout cela. Cepen-
dant, je consentirais à le quitter pour toujours, si je pou-
vais obtenir à ce prix ce que j'ai le plus désiré, un travail
actif et utile pour Auguste, et pour moi le calme et la
solitude. Je ne puis cependant pas me faire un mérite de
ce désir, car je ne nie point que les mille petites misères
de ce pays ne soient un correctif à son charme, et que je
ne jouisse moins ici qu'ailleurs de la vie avec toutes les
raisons d'en jouir davantage. Quoi qu'il en soit, je crois
que la volonté de Dieu est que nous revenions ici. Nous
partons dans une semaine pour revenir probablement dans
trois ou quatre mois. Nous voudrions vendre ou louer cette
maison, mais Auguste a décidé de la garder et de l'arran-
ger complètement. Et à moins que de nouveaux change-
ments ne surviennent dans nos projets, pendant notre
séjour en Angleterre, je vois clairement qu'il me faudra
déraciner chaque parcelle de mes espérances et de mes
projets favoris.
Que la volonté de Dieu soit laite ! Je veux tâcher de main-
54 MADAME CRAVEN (1853)
tenir ici les fortes et sérieuses impressions que j'ai reçues
ailleurs. Du commencement jusqu'à la fin et en toutes
choses, que Dieu seul garde ma vie.
Le 14 août 1853, Madame Craven écrivait dans son
journal :
J'ai passé quelques jours à IS'uneham pendant lesquels
j'ai visité Oxford pour la première fois. Si les ruines de
Pompéi intéressent les amants de l'antiquité, Oxford devrait
intéresser à un degré bien plus élevé ceux qui aiment les
souvenirs du moyen âge et particulièrement ceux qui pos-
sèdent la même foi que les fondateurs de ces institutions
et sous l'inspiration desquels se sont élevés ces merveilleux
monuments.
Il y a dans ce pays un mélange étonnant du sentiment
de conservation et du contraire. Oxford a fidèlement gardé
le cachet extérieur imprimé par le catholicisme à la ville
entière. Le résultat est une impression à la fois douce et
triste, comme si l'on rencontrait un étranger ou même un
ennemi sous les traits chers et familiers d'un ami, d'un
frère ou d'une mère. Tout ici parle le langage des catho-
liques et pourtant ce langage exprime ce qu'ils détestent le
plus.
Avant d'écrire la page précédente, j'aurais dû remplir le
vide qui existe entre Naples et Nuneham. J'aurais dû dire
que nous avons passé une semaine à Paris en juin, et que
nous sommes à Londres depuis le 20 de ce mois. En me
trouvant dans cette maison que j'avais tant désirée, je
souffre le supplice de Tantale. Maintenant que mes désirs
ont été réalisés, elle me paraît encore plus agréable et
chère que je ne m'y étais attendue, et pourtant j'y reviens
avec la certitude qu'il me faudra l'abandonner pour long-
temps peut-être, sans espoir d'y revenir pour y séjourner
continuellement. Tout cela m'attriste, mais ne peut, comme
je serais disposée à le penser, s'appeler une croix. Cepen-
dant cette contrariété dans mes anciens projets est une
épreuve. Elle éloigne cette stabilité que je croyais avoir
atteinte. Donc, le 1er septembre nous allons à Paris, et le
23 nous nous embarquons à Marseille, et terminons une
visite marquée pour nous par des espérances déçues. Cette
LONDRES ET NAPLES 55
visite a été courte et triste. Mais elle a considérablement
ranimé mon amour pour ce « home », dans un pays que
j'aime en résumé plus que tout autre.
Londres, 11 septembre 1853.
Notre départ a été remis, nous ne partons maintenant
que dans trois jours. Tout le monde a quitté Londres, et le
mois que j'aurais volontiers passé à la campagne (que je
n'aime réellement qu'en Angleterre) est employé à faire
des paquets. La maison est louée, et nous prenons toutes
les dispositions de ceux qui n'ont pas l'intention de revenir
de quelque temps. Je regarde autour de nous avec tendresse
et regret. Cette maison est le « home » idéal que j'avais
rêvé. Mais que dis-je ? Comment puis-je regretter un endroit
qui me rappelle si peu d'agréables souvenirs? moi qui aime
tant à vivre dans le passé ! Je ne sais pourquoi, mais en
dépit de tout, j'ai eu beaucoup de repos. Et je n'attends pas
de plus grand bonheur que le repos. En outre, j'ai éprouvé
ici une certaine ferveur et une bonne volonté qui est la
seule heureuse impression appartenant au souvenir de ma
chambre, où j'ai lu et prié, et pensé à Dieu, et où quelque-
fois j'ai éprouvé le désir de l'aimer. De même à Naples.
Et rappelons-nous une fois de plus que toute la terre est
au Dieu que nous servons.
Naples, 30 septembre 1853.
Nous sommes arrivés ici, comme nous l'avions décidé. Il
est rare qu'un plan fait d'avance puisse s'exécuter dans
tous ses détails. Mais dans cette circonstance, tout a bien
marché. Quels que soient mes désirs, je ne puis que pour-
suivre ma route vers le sud, ce qui m'est aussi désagréable
à présent que je le trouvais délicieux autrefois. J'espère
que ma répugnance disparaîtra, car c'est ici, évidemment,
que Dieu me veut aujourd'hui.
Nous sommes arrivés ici le 23. J'ai éprouvé une grande
joie à revoir Thérèse ' etLaurette 2, que j'aime comme des
sœurs. Mais immédiatement après, le poids qui écrase
1. La duchesse Ravaschieri.
5J La princesse Camporeal maintenant Mme Minghetti.
56 MADAME CRAVEN (1854)
tout s'est fait sentir plus même que Tannée dernière
L'absence de tout intérêt, de toute vie et même d'espoir
que quelque chose prospère ici, oppresse en dépit du soleil
et de toute la beauté naturelle de ce pays...
La laideur, le désordre, la saleté des rues l'emportent
en tristesse sur le plaisir qu'offrent la baie et les montagnes.
La laideur de toutes les constructions de Naples m'attriste.
Je ne puis m'y habituer, et, sous ce rapport, cette ville est
la plus triste de l'Italie. Il n'y en a pas de semblables, carie
peuple italien, doué pour tous les arts, a laissé son empreinte
et celle de son histoire poétique partout, excepté à Naples.
Il n'y a ici aucune trace du passé; et sous les influences qui
dominent maintenant, le beau ne périt pas moins que le
bien. J'ai eu la même impression l'année dernière en en-
trant dans une église. Je m'y habitue, mais quand je
reviens de cette vivifiante atmosphère du libre Nord,
j'étouffe... Et quelque brillante et charmante que soit ma
cage, j'aimerais mieux être dehors.
Naples, 28 avril 1854.
J'ai passé un mois à Rome, et ces jours ont été pleins
d'impressions que je ne voudrais pas oublier. Je n'ai pas
eu un instant pour les rappeler, au moins dans ce livre.
Heureusement, ce que j'ai éprouvé ne s'oubliera pas faci-
lement et ce n'est pas trop tard pour m'en souvenir. Si je
devais exprimer en un mot l'effet que Rome m'a produit,
je dirais que c'est exactement le contraire de ce que j'ai
éprouvé à Naples. En approchant de Rome, je sens mon
cœur réchauffé et mon intelligence agrandie ; et plus j'y
reste, plus ce sentiment augmente. Reauté de la nature,
beauté de l'art, beauté du passé antique et du passé chré-
tien, et pour tout couronner, beauté de la religion. Tel est
l'effet général, telles sont les sources de mes satisfactions
dans le lieu le plus grand de la terre.
J'ai passé la première semaine à revisiter les endroits les
plus connus et à jouir de la société des amis que j'ai re-
trouvés ici. J'ai vécu des souvenirs mêlés à mes impres-
sions générales. J'ai prié tous les matins à Saint-Andréa,
j'ai revu Saint-Pierre, Saint-Jean-de-Latran, le Capitole, le
Vatican. Quels intérêts, quelle activité, quelle vie se réveil-
SÉJOUR A ROME AVEC LES RIO 57
lent ici dans mon cœur et dans mon esprit ! Tout ce qu'on
voit, et tout ce que rappelle ce qu'on voit est si bea'u, que
nous secouons malgré nous la petitesse et la frivolité dont
nous devenons graduellement la proie ailleurs.
Avec les Rio, qu'à ma grande joie j'ai retrouvés ici, je
suis allée dans cette partie de la voie Appienne nouvelle-
ment découverle. Rio explique mieux que personne et je
comprenais l'intérêt que possèdent ces ruines.
Du sommet de la dernière de ces tombes circulaires qui
appartenaient aux Colonna du moyen âge, et dont ils ont
fait une forteresse, la vue est splendide. La campagne, les
aqueducs, les montagnes dans le lointain, l'atmosphère
transparente, et les restes de ce grand passé classique ne
peuvent être éclipsés que par la naissance plus intéressante
du christianisme. J'ai passé en retraite spirituelle à la
« Trinità de Monti » la seconde semaine de mon séjour à
Rome. Et presque chacune des heures de ce temps est
inarquée dans les notes que j'avais à prendre sur les quatre
méditations du jour, qui, avec d'autres exercices, m'occu-
paient depuis sept heures du matin jusqu'à neuf heures du
soir. C'est ia première fois de ma vie que j'ai connu la
fatigue du bon usage de toutes mes facultés. Cette fatigue
est très douce et salutaire, et les exercices qui m'effrayaient
un peu au commencement, ont laissé après eux une bonne
et joyeuse impression. Je n'oublierai jamais ces heureux
jours, ces promenades sous ce beau ciel avec une vue in-
comparable devant les yeux.
Vers le soir, la bonne sœur venait me chercher, el je la
suivais au réfectoire où le souper m'attendait. En m'y
rendant, je traversais ce beau cloître où, vingt ans aupara-
vant, j'avais passé avec Olga, la veille de sa première com-
munion. Quels souvenirs ! Quelles saintes et chères influen-
ces ! Je remercie Dieu d'avoir pu m'y abandonner pendant
quelques-uns des jours que j'ai passés à Rome à ce moment.
Une épidémie de choléra obligea M. et Mme Craven
à quitter Ischia; ils s'embarquèrent sur le steamer
Vesuvius en route pour Leghorn, et de là pour les
montagnes de Lucques qui avaient échappé à la con-
tagion.
58 MADAME CRAVEN (1855)
Mme Craven écrit de ce voyage :
Dans le passage de notre bateau au lazaret, nous passâ-
mes un de ces moments, peu fréquents dans la vie, où nous
sommes exposés à un danger réel et imminent. 11 fallut
ramer à une distance qu'on traversait généralement en
trois quarts d'heure. Nous étions dans une barque remor-
quée par une autre. Nous luttâmes pendant quatre heures
contre une mer furieuse. Notre bateau était inondé par les
vagues, et plus d'une fois la corde fut sur le point de se
rompre. Si cela était arrivé, nous étions à la merci de la
tempête et nous n'y aurions pas échappé. Je savais à peine
ce que j'éprouvais.
Mme Craven se rendit ensuite à Florence où elle
passa quinze jours de retraite intellectuelle (parmi les
églises et les musées). Là, elle relut Dante tout entier,
l'esprit bien disposé aie comprendre complètement,
« Il m'a fait faire tellement de progrès », écrit-elle, « que
pour sa poésie seulement, je me souviendrai de ce mois
de septembre 185-i comme d'une heureuse époque de
ma vie. » En terminant une lettre touchante à M. Monsell
qui venait de perdre sa femme ', Mme Craven ajoute :
Nous espérons aller en Angleterre au commencement de
mai ; par conséquent, je ne vous parle pas de nous. Nous
nous retrouverons et nous nous dédommagerons par de
longues causeries de l'insuffisance de notre correspondance.
Je suis fâchée de constater que la santé d'Auguste n'est
pas aussi bonne qu'avant, et nous ne saurons si ce climat
est oui ou non mauvais pour lui qu'après avoir essayé les
effets d'une autre année dans le Nord. Je me suis bien
portée, à l'exception d'une petite fatigue qui m'a empêchée
d'aller à Rome pour ces admirables solennités du 8 dé-
cembre. C'est un désappointement dont rien ne peut me dé-
dommager. Car rien ne ressemble à ce qu'on ne verra plus.
J'ai été très heureuse d'apprendre que Lady Lothian et ses
filles étaient là. Je crois qu'il est impossible, pour des
catholiques, de rien voir de plus frappant et de plus édifiant.
1. Lady Anna-Maria Weyndham Quin, fille unique du deuxième
comte de Dunraven.
CHAPITRE VII (1855)
Popularité de Mme Craven dans le monde. — Londres. — Naples.
— Difficultés de Mme Craven pour travailler à Naples. — Lettre à
M. Monsell. — Sympathie pour la réforme en Italie. — Libéra-
lisme de Mme Craven.
Revenue à Naples, Mme Craven reprit ses occupa-
tions et ses bonnes œuvres.
Elle écrivait :
Naples est une sirène qui endormirait dans mon cœur
les tristes souvenirs dont il est rempli, s'ils n'étaient l'es-
sence même de sa vie.
Chaque matin de ces jours délicieux, elle passait
quelques heures à classer la volumineuse correspon-
dance de sa famille, dans l'ordre indiqué par le jour-
nal d'Alexandrine. Dans l'après-midi, elle visitai!
souvent les sœurs de Charité qui dirigeaient l'unique
école d'enfants pauvres existant alors à Naples. Sous
leur toit, elle apprit à connaître la misère de la ville
et fit ses plans' pour y remédier. De chères affections
remplissaient aussi son existence. L'amour de Pau-
line pour Lina, le fille de la duchesse Ravaschieri, fut
beut-être le sentiment le plus profond de son cœur, et
révèle plus que tout autre sa nature aussi pure qu'elle
60 MADAME CRAVEN (1855)
était ardente. Sans enfants elle-même, Mme Craven
répandit sur celle-là tous les trésors de sa tendresse
maternelle, et sa mort fut pour elle une douleur dont
elle ne se consola jamais.
Si Mme Craven avait permis de dater ses médita-
tions quand elles furent publiées, avec quelle sympa-
thie émue ne suivrait-on pas toutes les phases de son
existence à cette époque ! Dans une page de ces mé-
ditations, elle écrit : « Dans ce monde où se commet-
tent tant d'offenses mutuelles, j'ai ce rare bonheur
qu*en jetant un regard rapide sur le passé et le pré-
sent, le souvenir d'aucune offense dont j'aie été L'objet
ne me revient. 11 me semble avoir vécu dans une
atmosphère de bienveillance et n'avoir rencontré par-
tout que des gens non pas trop sévères, mais trop
bons pour moi. »
Ces paroles ne sont-elles pas étonnantes, sortant de
la plume d'une femme qui avait vécu dans presque
toutes les sociétés d'Europe? Sans doute, l'honneur
lui en revient principalement. Mais quelle humilité,
quelle charité se révèlent dans cette touchante dé-
claration !
Elle écrit dans son journal :
34, Berkeley square, Londres, lundi 30 juillet 1855.
Je veux encore écrire une ou deux lignes dans ce livre,
datées pour la dernière fois de cette maison dans laquelle
je m'étais si joyeusement installée pour y vivre et y mou-
rir. Je crois rêver quand je regarde autour de moi. Cha-
que meuble, mis en place pour toujours, je le pensais,
va appartenir aux nouveaux occupants de cette maison qui
n'est plus à nous.
Naples, 18 octobre 1855.
Londres-Paris ! Cette délicieuse vitalité de l'âme et de l'es-
prit échangée pour Naples ! le Naples d'aujourd'hui, le seul
endroit de la terre où ce soit une réelle douleur de vivre.
LETTRE A MONSIEUR MONSELL 01
Les misérables tyrannies qui ont toujours existé devien-
nent plus accablantes, et sont enfin subies par tout le
monde sans exception. On n'entend que des murmures et
; des plaintes, ce qui n'ajoute pas au plaisir de notre retour,
' toujours désagréable, quand on a respiré une atmosphère
1 différente.
C'est le moment de vaincre l'égoïsme par un violent
effort, et de me séparer des influences extérieures pour
profiter du confort de cette grande maison, et, par l'ab-
sence d'intérêt réel en dehors de ses murs, de me créer
une existence personnelle et indépendante. Ici, ce n'est
pas facile, je ne sais pourquoi, mais Dieu le sait et il m'ai-
dera, j'espère.
C'est difficile parce que Naples est aussi fatigant que
bruyant... Par le manque d'intérêt, l'esprit s'endort, l'at-
tention est distraite par le bruit et le recueillement est
presque impossible. La fin que Dieu a placée devant moi,
pour mon bien, ne peut être atteinte sans lutte, à n'importe
quel prix.
11 y a deux bénédictions que Dieu ne m'a pas accordées
et cependant le bonheur de ma vie est en question. Un autre
échec aux espérances de mon mari, le dernier et le plus
grand, ramènera cette sombre tristesse dont l'idée seule
me terrifie. Elle obscurcira notre vie, et l'inaction causera
l'éclipsé totale de mon soleil, éclipse qui ne m'est pas in-
connue et pendant laquelle je vis et j'agis comme dans un
rêve pénible. Cette perspective n'est pas faite pour me ra-
nimer, et je n'ai jamais été moins disposée que maintenant
à me soumettre à la pensée de le voir malheureux.
Au mois d'octobre 1851, Mme Craven, parlant de
l'atmosphère politique de Naples et de tout ce qui
présageait la révolution, écrivait à M. Monsell :
Nous avons quitté Paris le 11 très tard, et nous sommes
arrivés ici de bonne heure le 15, ce qui ajoutait un peu à
la dépression que j'éprouve toujours, c'est étrange à dire,
quand je reviens dans ce pays (aussi délicieux qu'il soit)
que la chaleur enveloppait encore.
Et ce changement, contre l'air frais d'un agréable temps
d'automne que nous avons laissé derrière nous, a été des
62 MADAME CRAVEN (1855)
plus pénibles. Il n'y avait rien de bien agréable sous d'au-
tres rapports. Quand nous avons demandé ce qui s'était passé
pendant l'été, et que chacun nous a raconté ce qu'on avait
vu et souffert, nous avons compris que les comptes rendus
des journaux, loin d'être exagérés, ne disaient pas touten-
core. Et ce qui nous a le plus frappés (et ce qui ne s'était
pas encore présenté), c'est le sentiment universel de tous
ceux que nous connaissons. Nous n'avons pas rencontré
une personne qui ne regardât comme des ennemis ceux-là
mêmes qui se chargent de défendre le système auquel ils
ne connaissent rien, comme nous l'espérons charitable-
ment. Tout cela est très triste, très décourageant et très
alarmant. Mais je ne m'en occupe pas, à cause du ton
adopté par ces mêmes journaux catholiques, qui doivent
faire supposer qu'ils ne trouvent rien de très révoltant
dans tout cela.
je vous en prie, donnez-moi quelquefois des nouvelles
de la chère Angleterre et des vôtres. Je n'ai pas besoin de
vous rappeler, cependant, que si votre lettre ne part pas
dans un sac (comme celle-ci), il serait prudent pour vous, ou
plutôt pour moi, de ne pas faire allusion à ce que je vous
dis maintenant.
Rappelez-moi à M. Manning quand vous le verrez, je
vous prie. Auguste vous envoie ses meilleures amitiés.
11 est en quelque sorte attaché à cette légation (temporai-
rement) ; si cela pouvait être un retour vers son ancienne
occupation, je m'en réjouirais ! Mais j'ai complètement
perdu lapuissance d'espérer sur ce point, et lesuccèsétant
pour moi une chose absolument inconnue, je ne puis
croire à sa possibilité, si même, comme maintenant, il pou-
vait être acheté au prix de beaucoup de satisfaction.
Pour comprendre la sympathie de Mme Craven
pour la réforme italienne, il suffit de se rappeler quels
furent les enthousiasmes de toute sa vie. Une évolution
rapide s'était opérée dans l'Eglise entre 1825 à 1850.
L'abbé Gerbet avait dit à la veille de la révolte de La-
mennais : « Ne faudrait-il pas chercher à réconcilier
la raison et. l'âme humaine en prnuvnnt quplesdogmps,
SYMPATHIE POUR LA RÉFORME EN ITALIE 63
en harmonie avec les sources les plus profondes de
l'humanité? » Mme Graven adoptala vaste charité de son
ami et désira passionnément faire partager à, tous la
foi qu'elle possédait. Elle fut libérale, mais de ce libé-
ralisme né de l'individualité chrétienne, de la dignité
des relations de l'homme avec Dieu, relations qui
comprennent sans aucun doute sa liberté de con-
science. De là son éloignement pour l'intervention de
l'Etat dans les affaires religieuses, de là son admira-
tion pour les héros de la conscience, qu'ils fussent
Savonarole, Gordon ou Damien. Elle était indiffé-
rente à la controverse et aux disputes anglicanes,
excepté quand elles concernaient les grands principes
de la vie morale. Sa sympathie pour Newman se ba-
sait principalement sur son appel final à la conscience
et beaucoup de ses aversions venaient de la même
source.
Bien qu'il lui fût pénible de désapprouver un Bour-
bon, elle s'indigna en présence des tyrannies et des
cruautés pratiquées à Naples et devant l'immoralité
de ceux qui se couvraient du manteau de l'ordre et de
la religion.
Quand elle quitta l'Angleterre pour habiter Naples,
elle écrivit dans un mémorandum qui n'a pas été
publié :
Je remercie Dieu de ce que ma foi se soit développée
dans une atmosphère de liberté. Sans cela, les sources de
la vraie religion n'auraient pas jailli dans mon âme. Je
sens que le cercle étroit tracé par les timides amis de la
vérité qui voudraient emprisonner l'intelligence et arrêter
celte impatience légitime d'apprendre et de savoir, si grande
dans cette génération, eût été fatal à ma foi. C'est dans
l'air le plus libre que j'ai appris à aimer Dieu et l'Eglise
par-dessus tout. J'ai vu l'Eglise attaquée et triomphant par
ses propres forces, sans aucun secours humain, sans lois
temporelles pour affermir ses préceptes divins. Ce qui,
pour moi, femme insignifiante, eût été fatal, peut-il être
sain pour des hommes jeunes et intelligents, qui «1 gé-
04 MADAME CRAVEN (1855)
nèrent dans lesétroites limites qu'on leur impose, ou brisent
leurs liens, et font de leur premier pas vers la liberté un
acte de révolte?
Le libéralisme de Mme Craven était basé en réalité
sur son respect enthousiaste pour l'Eglise romaine.
Elle était ultramontaine dans son aversion pour le gal-
licanisme, ultramontaine dans la vision d'une unité
italienne toujours dirigée par le Saint-Siège. Des opi-
nions de ce genre n'ont besoin d'aucune excuse. Elles
offensèrent cependant quelques-uns des excellents
amis de Mme Craven.
Sans doute que ses sympathies anglaises, son inti-
mité et celle de son mari avec Lord Palmerston, son
admiration pour M. Gladstone, contribuèrent à la ré-
putation de libéralisme qui s'attacha à la casa Craven.
Mais, cependant, Mme Craven blâma toujours et désap-
prouva les moyens employés par l'aile gauche des libé-
raux et les petites tyrannies de partis dans l'Eglise.
CHAPITRE VIII (1856)
éjour en Angleterre. — Visites à Ossington, Glumber, etc. —
Séjour à Londres. — Rencontre avec M. Thiers à Holland-House.
— Lady Georgiana Fullcrton. — La duchesse de Norfolk. —
Dangu. — Le comte Walewski. — Conseils du Père Gratry. —
Conseils de Mme Swetchine. — Lumigny. — Résolution de ter-
miner le « Récit d'une sœur ». — Paris. — Agitations politiques.
— Retour en Angleterre.
En 1836, Mme Craven se trouvait en Angleterre. Elle
écrit dans son journal :
Le Prieuré, 25 août 1856.
Cette année encore, j'ai quitté Naples toute seule, et j'ai
traversé la France pour faire en Angleterre un petit séjour
qui s'est prolongé, contrairement à mes désirs. Auguste
ne m'a pas encore rejointe, parce que, malheureusement,
ses regrets et ses ambitions ont été réveillés par les événe-
ments politiques de Naples. Je suis donc seule en Angleterre
et bien loin de lui. J'ai quitté Naples le 2 juin, et je suis
restée à Paris jusqu'au 12 juillet. Pendant ce temps, j'ai eu
le bonheur de voir l'abjuration d'Elisa ', et de me trouver
là quand le mariage de Berthe a été décidé 2.
1. Elisa Thorpc, femme de chambre de Mme Craven.
2. Mlle de la Ferronnays, fille du frère aîné de Mme Craven,
mariée au vicomte, maintenant comte de Dreux-Brèzé.
MADAME CRAVEN, 5
66 MADAME CRAVEN (1856)
De Paris, je suis venue à Londres, et me suis inst;>; '
sous le toit de Lady Granville. Le 20, je suis partie pour
Halchford, et depuis lors, j'ai partagé mon temps entre
Brocket, Ossington, Littlehampton et cette maison de la-
quelle j'écris. Elle appartient à Lord Somers, mais est louée
dans le moment par Lord Ilarry Varie.
Après tout, bien que mes anciennes jouissances subsistent
toujours, je n'éprouverai pas mon regret ordinaire en quit-
tant l'Angleterre. Dieu merci ! mon dernier séjour à Naples
a été le plus heureux de tous. J'ai de chers amis dont j'aime
les enfants presque autant que si j'étais leur mère. Le
charme que donne toujours l'habitude et l'espoir d'avoir
quelque bien à faire, tout cela agit à la fois et remplace
peu à peu mes anciens rêves.
Ici, il y a toujours une barrière inébranlable au delà de
laquelle je ne peux espérer aucune sympathie, et je n'y
ai pas un ami qui veuille ou puisse m'aider dans le but qui
me tient au cœur. Tout cela, malgré la bonté, je pourrais
presque dire la flatterie que je rencontre, finit par me
refroidir et par m'irriter.
Des visites à Ossington, à Glumber, dans le pays
boisé des duchés, un séjour à Londres prolongé au
delà de son intention pour seconder les désirs de son
mari, sont notés dans le journal de Mme Craven. Elle
décrit une rencontre à Holland-House avec M. Thiers:
C'était à un dîner intime, et le petit grand homme expli-
qua avec brio pourquoi l'armée anglaise était inférieure à
l'armée française : « Les Anglais, » répéta-l-il plusieurs fois,
« n'ont qu'un mérite, celui du courage. » Les invités présents
ne le contredisaient pas. Mais M. de Pontois s'écria d'une
voix de stentor: «Vous avez raison, ils n'ont pas de qualités
militaires, mais ce sont les seuls soldats qui nous aient bat-
tus. » — «Où? «dit M. Thiers, s'arrêtant court, et mécontent
de cette réflexion. — «Où?» dit M. de Pontois, «en Espagne,
à Waterloo I» — « Ah ! bah! » s'écria M. Thiers, « c'est vrai, ils
nous ont battus à Waterloo, mais pourquoi? » — « Je ne
sais pas pourquoi, » répondit M. de Pontois, « mais il n'en est-
pas moins vrai que nous ne les avons jamais battus. » —
« Si » dit M. Thiers,« àFontenoy !!! »— Ce fut amusant. De
LADY GEORGIANA FULLERTON (57
ce sujet, il passa au système parlementaire, et repoussa vi-
vement mon idée que peut-être ce système ne convenait pas
à tous les pays, et que la France, en particulier, ne semblait
pas le comprendre. Je lui demandai encore si, tout en regret-
tant le fait, la constitution actuelle de la France ne lui
convenait pas mieux qu'un système libéral: «Eh! madame,
elle ne semble bonne que parce qu'elle ne fonctionne pas.
Elle est comme une voiture de bonne apparence qu'on
laisse sous la remise, mais qui tomberait en pièces si on
essayait de la faire rouler. »
Mme Craven relate une circonstance dans laquelle
elle usa de diplomatie mondaine. Lord Palmerston, à
ce moment premier ministre, rencontrant le duc d'Au-
male à une réunion où se trouvaient aussi le comte et
la comtesse de Castiglione, prit Son Altesse Royale,
qu'il ne connaissait pas (ce qui était assez étrange), pour
le mari de la très belle personne à laquelle on venait
de le présenter. Mme Craven fut saisie des façons peu
cérémonieuses du ministre. Cependant, elle contribua
à arrêter ce qui pouvait devenir un malentendu inter-
national. Elle implora le secours de Lord et de Lady
Bolland qui refusèrent d'abord d'être mêlés à l'affaire.
Lord Palmerston demanda une invitation à dîner un
jour que le duc d'Aumale se trouvait à Holland-House,
et répara le mieux du monde son inadvertance.
Il est regrettable qu'on n'ait pu retrouver que peu
de lettres de Mme Craven à Lady Georgiana Fullerton.
peux qui ont lu la vie de cette dernière savent quels
liens unissaient ces deux âmes élevées.
Lady Georgiana était une fille de Lord Granville
fcêveson Gower et de Lady Harriet Cavendish. Son père
fut créé vicomte Granville en 1815, et comte en 183."!
Son frère était le distingué secrétaire aux. affaires
étrangères, qui mourut le 31 mars 1891, quelques
heures avant Mme Craven. Lady GeorgianaFullerton lit
son abjuration au mois de mars 1846, deux ans après
la publication d'« Ellen Middleton ».Ce roman eut un
68 MADAME CRAVEN (1856)
grand succès bien mérité, et fut suivi de plusieurs
autres œuvres d'imagination très remarquables.
Malgré le peu de réussite de son mari dans la recher-
che d'une situation, Mme Craven resta en Angle lerre
jusqu'au 6 septembre. Elle se reposa quelque temps
à Littlehampton, chez M. et Lady Fullerton. « Je ne j
puis exprimer, » écrit-elle, « l'impression de calme bien-
être que j'ai éprouvée dans ce petit cottage. Je me
trouvais près d'une côte mélancolique et d'une mer
triste et sombre, car le vent avait soufflé violemment
toute la matinée. Pour moi, habituée comme je le suis
à la mer bleue de Naples et à la côte souriante de la
Méditerranée, il n'y avait rien qui pût me consoler et '
me calmer sur cette plage déserte et nue. Mes chers
amis les Fullerton étaient en grand deuil, et leur cha-
grin n'était pas fait pour égayer la vie. Pourtant, notre
petite réunion de famille fut empreinte pour moi d'une
paix et d'un repos indescriptibles. Le jour suivant, je
sortis de bonne heure pour respirer l'air imprégné des
fortes senteurs si différentes de celles du Midi, et pres-
que opposées dans leurs effets; je rentrai, je causai avec
ma chère Lady Georgiana, je discutai, et me disputai
même un peu avec son mari, puis je partis avec eux
pour aller faire une visite à la duchesse de Norfolk, que
je n'avais pas vue depuis que la mort de son beau-père
l'avait mise en possession de son beau château et de
son grand titre. »
Mme Craven décrit avec enthousiasme les murs cré-
nelés et la grandeur féodale d'Arundel. En parlant de
la fille de Sir Edmund Lyons, duchesse de S'orfolk, et
du charme qu'elle possédait, Mme Craven écrit : « Je
crois vraiment que ce don mystérieux appartient a
la beauté de son intelligence et de son âme, et répand
sur sa personne ce reflet indescriptible, qu'on ne
peut s'empêcher d'aimer. Il y a une grande dignité
dans une si parfaite simplicité de manières et une
indifférence tellement sincère pour les splendeurs de
LE COMTE WALEWSKI 69
la fortune. Son calme et cette absence de toute sur-
prise prouvent qu'elle est essentiellement « grande
dame ». Il est impossible de l'être davantage, dans
toute l'acception du mot. »
Dangu, 13 septembre.
Qui m'aurait dit que je serais à Dangu? Il n'y a rien de
changé, sinon que le mari de Berthe est ici avec elle. Les
W'alewski sont arrivés trois jours après moi. A dîner, j'étais
à côté du comte Walewski, et lui demandai s'il y avait des
nouvelles de Naples. Il me surprit beaucoup en me répon-
dant : « Des nouvelles extrêmement sérieuses; cependant,
j'espère que nous en aurons de meilleures et que nous
éviterons certaines mesures qui auraient déjà été prises,
si on ne nous avait pas demandé par dépêche de les sus-
pendre. » — « Quelles mesures? » — « De rappeler nos
légations et d'envoyer nos flottes. » — « Vraiment! Et
qu'arrivera-t-il maintenant? » — « La confirmation des
nouvelles qui nous font supposer que le roi cédera. » —
« Ciel 1 et sinon, vous irez de l'avant? » — « De suite; en
étes-vous contrariée? » — « Certainement, et cela m'ef-
fraye. » — « Que redoutez-vous? » — « D'abord ce qui peut
résulter de cette mesure que je ne comprends pas tout à
fait, et puis, le toile général de toute l'Europe contre la
France et l'Angleterre. » — « Ne craignez pas cela, tout le
monde comprend et nous approuve; et je puis vous dire
que l'empereur Alexandre II a écrit au roi de Naples, en
lui conseillant de sui'vre aveuglément les avis de l'empe-
reur Napoléon. » — « Réellement?.... Cela rendrait les
choses plus faciles, mais cependant j'ai peur. » — « Ne
craignez aucune éventualité possible : je suis certain que
le roi cédera et que rien n'arrivera. » — « Vous en êtes
sûr? » *— « Presque, ne le pensez-vous pas? » — « Moi, je
crains qu'il ne cède pas. » — Cette conversation me donna
beaucoup à réfléchir. Les affaires publiques me touchaient
de trop près pour ne pas me causer de grandes inquié-
tudes. Je ne parlai à personne de ce que l'on m'avait dit,
mais je ne pus penser à autre chose.
Le jour suivant :
70 MADAME CRAVEN (1856)
14 septembre.
Pendant que nous nouspromenionsdansle parc, le comte
Walewski reprit la conversation de la veille. Il me parla un
moment de Lord Palmerston, et répéta encore qu'il était
presque impossible de vivre en bons termes avec lui. Je
fus extrêmement peinée de l'entendre parler ainsi. Au fond
de mon cœur, je sais que le ton de Lord Palmerston et de
Lord Clarendon est détestable quand ils parlent de Naples
et du « roi Bomba ».
En même temps, il me raconta une histoire invraisem-
blable sur le roi. Pendant que le comte était ministre de
France à Naples, le roi l'envoya chercher un jour, et lui
donna une lettre de Mme la D. de B. C'était pour présen-
ter un Français qui voulait trouver un journal et faire
quelque autre chose pour le parti légitimiste.
« J'ai refusé, » dit le roi. « Et en vous montrant cette
lettre, je vous donne une preuve de ma loyauté envers le
gouvernement français. Je suppose que vous ne me croiriez
pas, si je vous disais que je ne tiens pas à voir mon neveu
sur le trône de France. Je sais qu'il n'en peut être ques-
tion. Je trouve que son parti est un parti de fous et d'i-
diots, et je crois que la sécurité des monarchies dépend
pour le moment du maintien de l'autorité du président.
En chassant la Révolution, il s'est montré le défenseur de
tous les trônes. Je ne pense pas que nous puissions mieux
faire que de le soutenir. »
« Devant ces paroles si raisonnables, » continua le comte
Walewski, « comment n'aurais-je pas cru le roi un homme
sensé et intelligent? J'ai toujours parlé de lui dans ce sens
à l'empereur. J'ai longtemps essayé de le servir et de le
préserver, mais cela devient impossible à la fin. Les ré-
formes qu'il a promises semblent plus loin que jamais de
ses intentions. L'Angleterre nous presse d'agir, et le roi ne
se doute guère à quel point nous l'avons protégé contre le
gouvernement anglais. Mais il est impossible de continuer
et notre patience est à bout. »
Après cette conversation, je ne fus pas étonnée d'ap-
prendre en rentrant à Paris, le 20, que le départ de l'es-
cadre était annoncé presque officiellement. Cette nouvelle
CONSEILS DU PÈRE GRATRY ET DE Mme SWETCHINE 7l
qui dérange tous mes projets, m'a été donnée le diman-
che 21, par Alphonse Ratisbonne. Il l'a dit simplement,
comme une chose très ordinaire, et dans le courant d'une
longue conversation que nous eûmes ce jour-là. Nous
causâmes cependant de sujets bien différents, et simple-
ment pour l'entendre évoquer tous les grands souvenirs
de ma vie, et les principaux intérêts de mon cœur.
J'avais souvent essayé dans l'après-midi précédente de
voir le P. Gratry. J'y suis enfin arrivée, et pour la pre-
mière fois, je lui ai parlé de ma vie passée... Personne ne
m'a jamais si clairement montré mes devoirs envers Dieu,
et la nécessité absolue de les accomplir. Je ne veux pas
dire simplement les devoirs communs à toutes les créa-
tures, mais les devoirs personnels que m'imposent la
bonté et les dons de Dieu. Une telle influence m'aidera
peut-être à faire de grandes choses, mais pour cela, il
faudrait qu'elle fût continuelle. Cependant, doit-elle être
inutile parce qu'il n'en est pas ainsi? Que Dieu m'en pré-
serve ! Je marque le 20 et le 30 septembre, jours où j'ai lu
un certain manuscrit '. Je prie Dieu que les effets en soient
durables.
Lumigny, 16 octobre 1856.
Vendredi dernier, le 10, j'ai passé la journée à Fleury
avec ma chère Mme Swetcbine. Cette journée m'a été utile
comme toujours, plus même qu'à l'ordinaire.
J'en ai rapporté, je l'espère, une ferme résolution. Je suis
convaincue que le progrès qu'elle désire me voir faire est
absolument nécessaire à mon âme : si je ne le fais pas, je
peux perdre la grâce du salut, ou au moins la plénitude
des grâces que je puis espérer avec la miséricorde de
Dieu. Si, d'un autre côté, je fais l'effort exigé de moi, j'ob-
tiendrai, même en ce monde la paix accordée aux cœurs
unis à Dieu. Je connaîtrai dans les années à venir un peu
de ce bonheur dont elle est l'incomparable exemple, qui
transforme et embellit la vieillesse, qui est le seul et iné-
puisable sur la terre. Tout ce qu'elle m'a dit a confirmé
l'impression produite par le manuscrit du Père Gratry. Il
1. Sans doute la Vie intime de Maine de Biran. Un a.ni suggère
que ce sont très probablement les « Souvenirs du Père Gratry ».
72 MADAME CRAVEN (18o(i)
m'a parlé dans le même sens, et sans savoir ce qu'elle m'a
dit, il m'a répété presque les mêmes paroles.
Je serais indigne de la grâce queDieu me fait en me rap-
prochant de ceux qui désirent le bien de monàme (grâce qui
sous une forme ou sous une autre s'est répétée à chaque
époque de ma vie) si je n'y correspondais pas enfin sans ré-
serve et pour toujours. Il y en a tant d'autres qui n'ont ja-
mais entendu parler de ce qu'il m'est donné de connaître !
Cela sera-t-il en vain ? Mon Dieu, accordez-moi qu'il n'en
soit pas ainsi cette fois !
D'abord la pensée de me maîtriser absolument sur un
point me trouble. Me lever de bonne heure m'a toujours
paru difficile, et pour tant je connais mieux que personne l'in-
convénient de se mettre en retard. .N'importe où je vis, ma
journée est constamment interrompue avant même que
j'aie pu commencer. Ici, à Paris, d'où je partirai probable-
mentaprès-demain, je veux commencer à régler mon temps,
et comme premier pas, me réveiller le matin, quoi qu'il en
coûte à mon corps.
Mon Dieu, mon Dieu, la grâce de continuer, de poursui-
vre, d'accomplir. Ainsi soit-il!
Deux jours après, Mme Craven commença la série
de méditations qui remplissent quatre petits volumes
de sa fine écriture. Quelques-unes furent publiées par
elle, vingt ans plus tard. Elles ne sont pas aussi per-
sonnelles que son journal, mais les quelques mots de
préface du premier volume expriment si bien ses pen-
sées à cette époque, qu'ils méritent d'être cités.
Lumigny, 18 octobre 1856.
Un grand maître de la vie spirituelle ayant dit récem-
ment qu'il était bon de méditer la plume à la main, j'ai
commencé à le faire. Je noterai au moins jour par jour les
pensées qui m'auront le plus frappée dans ma méditation
du matin. Cela m'aidera à la faire plus attentivement. Ce
n'est pas la première fois que j'ai essayé de cet exercice.
Je m'en étais abstenue depuis qu'un bon prêtre m'avait
dit que ce n'était pas une bonne méthode de méditation,
RÉSOLUTION DE TERMINER LE (( RECIT D'UNE SOEUR M 73
parce qu'involontairement Faction d'écrire nous fait trop
penser à nous-mêmes. Le Père Petitot n'étant pas de cet
avis, je reprends mon habitude, mais avec l'intention de ne
pas négliger mon exercice du matin.
Comment et pourquoi aime-t-on une créature ? N'est-ce
point par cet attrait du cœur qui se tourne vers la perfec-
tion qu'on croit voir ou l'amour que l'on inspire?
A quel degré ces deux motifs existent-ils pour moi dans
cet amour dont les autres sont l'ombre ? Comprendre et
sentir cela parfaitement, quelque naturel que cela soit
dans un sens, est cependant une grâce, et une grâce qui ne
s'obtient pas facilement. La raison en est peut-être que là
se trouve un tel bonheur, qu'une âme réellement possédée
de cet amour est, dès ce monde, affranchie de ce qui peut
se nommer douleur. Les conditions de la vie ne cessent
pas pour elle. Mais qu'est-ce que la soutfrance avec l'a-
mour, pour l'amour, sûre de l'amour, et de l'éternelle du-
rée, et de l'éternelle consommation d'une ineffable union?
Telles étaient les pensées qui dominaient toutes les
autres dans l'esprit de Mme Craven à ce moment de
son existence, et quand elle se décida à arranger et à
faire éditer le journal d'Alexandrine.
Le troisième volume manuscrit de son journal, de
1852 à 1859, a pour préface ces lignes de Dante:
Sta corne torra ferma che non crolla
Giammai la cima per soffiar de venti :
Chè sempre l'uomo, in cui pensier rampolla,
Sovra pensier, da se dilunga il segno,
Porche la foga l'un dell'altro insolla.
Purgatorio '.
Les nouvelles de Naples causaient une grande in-
quiétude à Mme Craven. Après une nuit sans sommeil,
elle écrit :
1. Sois comme une tour solide dont la cime ne croule jamais par
le souffle des vents.
Car toujours l'homme en qui pensée vient sur pensée éloigne de
lui le but ; car l'impétuosité de l'un affaiblit l'autre.
« Purgatoire », chani V. (Traduction de Brizeux.)
74 MADAME CRAVEN (1856)
Paris, 20 octobre 1856.
Je me suis tout de même levée à l'heure accoutumée, et
je suis allée à pied jusqu'au village (Lumigny) et j'ai en-
tendu la messe de huit heures. L'air frais du matin m'a
fait du bien. A trois heures, je suis retournée à l'église et
au cimetière. J'ai prié tristement, mais avec calme, sur la
tombe de mon Eugénie. « Oh ! la vie ! la vie ! » comme
elle avait l'habitude de dire, « elle est bien courte, mais
elle a le temps d'être bien bouleversée. La joie et la dou-
leur l'empêchent d'être monotone. »
A cette place, et en me rappelant la douleur qui fut pré-
cédée de tant de joie, mes chagrins passagers m'ont paru
insignifiants. Je suis revenue lentement par le sentier
familier où je me suis si souvent promenée avec elle. Les
feuilles mortes ajoutaient à sa mélancolie, et mes pensées
étaient loin d'être joyeuses.
Rien ne pouvait être plus tendre que les adieux de ce
cercle de Lumigny. Mon orgueil et ma vanité sont trop sa-
tisfaits dans ces rencontres. Mais quelle épreuve est venue
contrebalancer ma popularité !
Dimanche matin, le 19, j'ai quitté Lumigny, et me voilà
de nouveau dans un tourbillon causé par les rumeurs que
les journaux ne confirment point cependant.
Hier au soir, chez la princesse de Lieven, M. Howard m'a
assuré qu'une dépêche avait porté à Auguste l'ordre de
partir. Je suis donc maintenant plus perplexe que jamais,
j'écrivais à Auguste en recevant une lettre de lui que je
partirais le 24. Il est sûr de venir ici à présent. Toute la
journée de jeudi, j'ai attendu une lettre. J'étais seule et
fatiguée. Mardi, la lettre a arrêté mon départ.
11, Ghesterfield Street, mardi 9 décembre 1856.
En écrivant dans ce livre au mois d'octobre, je ne me
doutais certainement pas que je le rouvrirais à Londres,
moins de deux mois après le moment où je croyais quitter
l'Angleterre pour toujours. Cela devrait m'apprendre à
abandonner toutes sortes de projets. S'il est une chose que
Dieu exige de moi plutôt qu'une autre, c'est une complète
RETOUR EN ANGLETERRE /O
indifférence quant à l'endroit où ma vie se passe, et la
vertu qu'il m'indique particulièrement est le détachement
intérieur.
Auguste est arrivé à Paris le 29 octobre, et nous som-
mes maintenant réunis, Dieu merci. Je n'ai plus qu'à obéir
ce qui est plus facile que d'avoir à décider pour soi-même.
Cependant, bien que je n'aie plus aucune responsabilité,
nous sommes toujours dans une grande perplexité, entre
l'ennui de passer notre hiver loin de notre unique home et
la crainte, si je demande à retourner à Naples dans le mo-
ment, de voir s'évanouir la chimère que nous poursuivons.
Auguste conserve encore quelque espoir de l'atteindre. Je
n'en ai plus aucun.
Nous avons quitté Paris le jeudi 4 novembre, avec Lord
et Lady Granville qui revenaient de leur ambassade de
Saint-Pétersbourg. Le comte Marescalchi, le duc de Richelieu
et M. Henry Corry nous ont rejoints à la gare. Nous avons
fait tous ensemble un voyage très gai, et en nous éloignant,
les sentiments de regret que j'éprouvais au départ se sont
peu à peu dissipés, regret qui m'a prouvé que j'avais dé-
siré m'établir à Paris pour l'hiver, plus que je ne le sa-
vais moi-même. Mer détestable, mais traversée rapide, et
à .'i heures je mettais le pied sur cette côte à laquelle, deux
mois auparavant, j'avais dit un éternel adieu. La grande
salle où nous avons dîné à Folkestone était haute, un feu
brillant la réchauffait, et l'aspect anglais de bien-être et de
confort était si complet, que ma nature impressionnable
en a éprouvé l'influence, et pendant le dîner, je me suis
sentie tout à fait gaie. J'étais contente aussi de me trouver
là avec Auguste, et d'avoir secoué la pénible impression
d'isolement que j'éprouvais quand je voyageais sans lui.
Marie a été très bonne et très affectueuse; nos autres com-
pagnons, tous très aimables aussi, m'ont mise en excellente
humeur.
11 y a un an, j'écrivais dans ce journal : « Si j'étais obli-
gée de quitter Naples, cela arriverait quand je m'y serais
attachée et installée pour la vie. » Je ne me doutais pas, ce-
pendant, que ces deux prévisions se réaliseraient dans une
année. Que la volonté de Dieu soit faite !
Je désirais sérieusement qu'Auguste put trouver une oc-
cupation. Elle semble maintenant lui être absolument
76 MADAME CRAVEN (1856)
refusée, ou accordée au prix de grands changements de
résidence, de voisinage, de mes goûts et de mes liens d'af-
fection. Je crois être assise dans une chambre dont la porte
est ouverte : on ne peut s'y sentir en paix. Comment le
serais-je avec cette porte ouverte dans ma vie, et par
laquelle peuvent entrer des combinaisons de toutes sortes?
Après tout, rien ne peut arriver que par la volonté de
Dieu. Gela devrait certainement me donner du calme et
de la gaieté.
Depuis notre retour en Angleterre, nous avons passé une
semaine à Brocket où j'ai été si malheureuse en août. Qui
m'eût dit que je m'y retrouverais encore en novembre, et à
peu près dans la même société ?
CHAPITRE IX (1857)
Séjour à Londres. — Incertitudes. — Séjour à Broadlands. —
Découragement. — Opinion de Mme Craven sur Saint-Simon. — ■
Pensées consolantes de Mme Craven sur ses morts bien-aimés.
— Aldenham. — Londres. — Paris. — Impressions éprouvées
à Notre-Dame. — Maladie de Mme Craven. — Son chagrin de
voir s'approcher la vieillesse. — Son regret de n'avoir pas d'en-
fants. — Impressions d'automne.
Les méditations de la grande fête de Noël et les
souvenirs qui s'y rattachent, publiés en 1881 par
Mme Craven, furent pour la plupart écrits à cette date
et sont traduits en anglais.
18 janvier 1857.
A notre retour de Brocket, nous sommes revenus dans cette
maison où je croyais voir au bout de quinze jours la fin
de nos incertitudes. Les jours et les semaines ont passé,
et nous voici au 15 janvier. M. Monsell est aile' à Rome. Il est
revenu le 18 novembre, nous laissant ici, installés chez
lui pour peu de temps, comme nous le croyions alors. Il est
à Paris et annonce son retour. Nous sommes enfin obligés
de prendre une décision et nous ne savons pas plus ce que
nous ferons que le 7 novembre, jour de notre arrivée. Et
pourtant, comme je le disais il y a dix-huit mois, qu'est-ce
que cela m'apprend, sinon que je dois pratiquer ce genre
78 MADAME CRAVEN (1857)
de détachement qui m'est particulièrement désagre'able?
Pourquoi? parce qu'il me coûte tant, que je le trouve dif-
ficile et que je suis lâche et faible. J'ai rarement été aussi
longtemps ce que j'appelle « perdue »... « Perdue, » c'est
l'unique mot qui exprime cette sensation pénible et dou-
loureuse.
Je vais, je viens, je parle, le lis, j'écris, je vais à l'église
et j'y reste, je vais dans le monde et je ris, et à travers tout
cela, jamais je ne me sens moi-même un instant. Le senti-
ment intime que je ne suis pas ce que je voudrais être, ni
même ce que je parais, est inexprimable. Il me fatigue la
tête et les nerfs comme si je n'étais pas « toute là ». Quel-
quefois un mot, un fragment de conversation ou même un
air que j'entends chanter, me rendent pendant un instant à
ma personnalité. Les larmes me viennent aux yeux, et je
sangloterais facilement, bien que la cause de mon émotion
ne paraisse pas suffisante pour l'effet. Bref, je crois que
cette incertitude prolongée m'a éprouvé les nerfs.
Nous n'avons quitté Londres qu'une fois, entre le 18 no-
vembre et le 1er janvier, pour passer 48 heures avec Lady
Mary Labouchere à Stoke, près de Windsor. Notre « Joyeux
Noël » s'est passé dans la solitude près de notre foyer
d'emprunt. A la campagne, les familles et les amis se réu-
nissent, mais en ce jour consacré à l'hospitalité, nous
sommes seuls.
Le premier jour de l'an 1857 s'est passé à peu près de la
même façon. Nous aurions pu être à la campagne cepen-
dant, si Auguste n'avait pas été retenu en ville. Nous n'avons
pas dîné en tête-à-tête, mais chez la bonne duchesse
d'Inverness à Kensington où la cordialité ne manquait
pas.
Après le dîner, j'ai senti avec tristesse à quel point je
suis en dehors de mon élément. Je savais à peine où j'étais,
il me semblait que je ne me retrouverais plus jamais dans
une atmosphère de gaieté. Le jeune Mendoça a chanté le
« Chemin du Paradis »,et, par contraste, m'a rappelé Lau-
rette. Je pensais à l'année dernière. A la même heure, nous
étions tous dans mon salon, et si gais ! Laurette et thé
si jolies, l'une en bleu, l'autre en blanc et or. Et Berthe,
pleine de la joie d'unejeune vie qui ne connaît pas l'avenir,
etmes chers enfants qui récitaient des vers, chantaient des
SÉJOUR A BROADLANDS 79
couplets et m'avaient brodé des pantoufles. Je vois claire-
ment combien j'appre'cie ce bien-être et celte affection que
lé n'ai pas toujours suffisamment reconnus. Peut-être que
Dieu m'en punit, ce qui expliquerait ma contrariété.
Le 2 janvier, nous sommes allés à Droadlands où les
Palmerston nous avaient invités pour quinze jours, — ce
qui est une longue visite en Angleterre à cette époque de
l'année. Les Lavradios et le marquis d'Azeglio ont voyagé
avec nous. Nous avons trouvé Lady Jocelyn et quelques
autres personnes à Broadlands. Le jour suivant, Sir John ' et
Lady Milbank sont arrivés.
Tout cela aurait dû me remonter. Je suis généralement
mieux dans ce pays que partout ailleurs.
Maiscettefois-ci toutestrestésanseffet.Un mauvaisrhume
est venu ajoutera mon malaise moral, et la semaine entière
s'e;t passée sans un instant de consolation spirituelle. 11
est certain que j'ai fait peu d'efforts; n'étant pas bien, je
me suis levée tard. J'ai lâché la bride à ma volonté en la lais-
sant aller à sa fantaisie, et suivre le sentiment qui m'a op-
pressée depuis quelque temps. Je ne suis pas étonnée de
n'avoir qu'un souvenir confus de ces deux semaines.
Mme Craven quitta Broadlands le 25, pour passer
deux jours à Rushmore chez Lady Rivers, et partit de
làpour faire une visite à LadyShaftesburyàSaint-Giles.
En revenant à Londres, M. et Mme Craven n'avaient
encore trouvé aucune solution à leurs incertitudes.
Je n'avais jamais été ballottée ainsi, s'écrie Mme Craven.
Mon esprit en subit les conséquences et mon âme encore
plus.
25 janvier 1857.
J'ai reçu le Correspondant, et à côté du délicieux roman
de Lady Fullerton, j'ai trouvé un article de Montalembert
sur Saint-Simon 2 qui m'a beaucoup étonnée.
1. Ministre d'Angleterre à Munich.
2. A propos de cet article, Mme Swetchine écrivait à Mme Cra-
ven : « L'abus des allusions est en ce moment à son comble. »
Dans la même lettre, elle dit: « Je veux que vous sachiez mon
enchantement de « la Comtesse de Bonneval » lancée par vous
80 MADAME CRAVEN (1857)
Madame Craven est surprise de ce titre de « grand
chrétien » donné à Saint-Simon par Montalembert, et
de ce qu'il le compare à Bossuet, non seulement dans
son style, mais dans les bons résultats de ses écrits.
En admirant l'éloquence de Montalembert, sa vigueur
et son magnifique langage, elle se demande à quoi ils
sont employés : « au panégyrique d'un homme intel-
ligent, d'un écrivain intéressant au suprême degré.
Instructif aussi dans le sens limité applicable aux des-
criptions vivantes d'une société corrompue. Il y abeau-
coup à louer sans aucun doute dans les «Mémoires »
de Saint-Simon, et l'on peut dire que c'est le meilleur
de tous les ouvrages du môme genre. Nous aurions le
droit de nous plaindre si on nous en avait privés. A
côté d'ignobles anecdotes inutilement sauvées de
l'oubli, on trouve d'admirables portraits des grands
caractères qui excitent justement notre enthousiasme;
Mais après tout, il n'y a dans cela rien qui vous enlève
« Sûrement, et bien que certaines réputations nobles
et pures aient gagné par ces écrits en charme eten res-
pect, leur effet général les rend impossibles à lire sans
un sentiment de profond dégoût pour l'époque qu'ils
décrivent. Montalembert le sent mieux que personne ;
et la vérité l'oblige à dire que les cent cinquante années
qui se sont écoulées depuis, n'ont pas été perdues, et
que le torrent de maux qui nous inonde encore n'est
pas après tout une aussi grande infamie que les scan-
dales du passé qu'on ne tolérerait pas de nos jours.
S'il en est ainsi, soyons indulgents pour le temps où
Dieu nous a fait naître. Vivons comme le conseille
saint François de Sales, sans être trop en colère l'un
contre l'autre. »
Mme Craven remarque combien Saint-Simon est
dans le monde. » C'était le roman dont parlait Mme Craven, comme
ayant paru dans le Correspondant, et qui est une des preuves de
la perfection avec laquelle Lady Georgiana Fullerton écrivait le
fiançais.
PENSÉES CONSOLANTES DE Mme CRAVEN 81
injuste pour Mme de Maintenon, « ce qui, » ajoute-
t-elle, «le rend responsable d'un siècle de calomnies.
« S'il y a une chose dont je suis fatiguée, c'est de la
forme sous laquelle on attaque et on insulte mainte-
nant. 11 n'y a pas un livre qui ne soit écrit de façon à
vous faire comprendre le contraire de ce qu'il dit.
Chaque sujet est tourné, défiguré dans ce but, et on ne
traite pour ainsi dire rien avec sincérité. »
Lundi et mardi, 9 et 10 février.
Hier et aujourd'hui sont pour moi des jours de chers
souvenirs, de douces et tristes pensées ensevelies au plus
profond de mon cœur, pensées ineffaçables et toujours
présentes comme au premier jour. Le temps est si peu de
chose, même sur la ferre, le passé est toujours si vivant, et
le plus long avenir si court, que notre vie n'est souvent en
réalité que le rêve auquel on l'a si souvent comparée, et
pendant lequel de longues séries d'événements se passent
en une seconde. Quand je reviens par la pensée à ce temps
de l'amour d'Albert et d'Alexandrine qui me paraît si
vivant et si près de moi, à la peine de l'incertitude et de
l'attente, et aux séparations qui nous paraissaient alors si
cruelles et d'une telle importance ; quand je me rappelle
leur mariage et l'éclair de bonheur suivi des sombres jours
de leur douleur terrestre, et la nouvelle vie d'Alexandrine
après la mort d'Albert, si confondue à ses souvenirs et à ses
aspirations que ses joies perdues étaient moins souvent le
sujet de notre conversation que celles qu'elle attendait, je
vois que tout cela a passé plus vite que les prévisions
humaines ne pouvaient le concevoir, et tout est passé,
fini, et ils sont déjà réunis, depuis plus de temps que n'a
duré leur amour sur la terre. Mieux que cela, ils sont
entrés en possession des choses ine [fables cachées même à
notre imagination, et dans la réalité de ce qui, sur la terre,
nous semblait être le bonheur.
Beauté, jeunesse, amour, union, poésie, divines harmo-
nies, délices dont les nôtres ne sont que les promesses
voilées, tout cela leur appartient en Dieu pour toujours,
c'est-à-dire réalisé au delà de tout ce qu'il nous est donné
de comprendre.
MADAME CRAVEN. 6
82 MADAME CRAVEN (1857)
Nous ne désirions pas les splendeurs du monde, ni rien
de ce qu'on regarde comme la prospérité terrestre. Nous
voulions aimer et être aimés ; nous voulions une existence
remplie d'affection, où les devoirs seraient transfigurés par
la tendresse; nous voulions une vie retirée, mais occupée,
passée au milieu de nos amis, dévouée à la religion, à
l'étude et à l'amour. Albert, Alexandrine, Eugénie, Olga!
n'étaient-ce pas là nos rêves? Rêves de beaucoup d'autres,
et rêves bien légitimes, et si Dieu ne permet par leur réa-
lisation sur la terre, c'est pour nous l'accorder plus tard,
si nous en avons supporté la privation ici-bas.
Et cependant, quand la foudre tombe sur notre jeunesse
et détruit notre foi dans le bonheur, il semble mort pour
toujours. Et quand je me souviens du temps et de la ma-
nière dont tous ces chers liens furent brisés, j'avoue que
maintenant même, je sens profondément la douleur de leur
perte. Et cependant, en tout je reconnais que chacun de
nous doit bénir Dieu.
Pendant ces deux derniers jours, j'ai éprouvé l'impres-
sion vivante de ce bonheur céleste. Il faut complètement
douter de la miséricorde de Dieu, ou croire que ces chères
âmes sont réunies et sauvées. Mon père, ma mère, Albert,
Alexandrine, Eugénie, Olga ! n'ont-ils pas cru, souffert,
aimé, espéré et travaillé aux œuvres de la foi, les uns dans
la force de leur innocence, les autres dans celle de leur
repentir et de leur fidélité parfaite et sans murmure à la
loi et à la volonté de Dieu? Chères, chères âmes, je ne puis
craindre pour vous. J'espère et je crois en votre bonheur.
Que signifieraient la foi et l'espérance, si ce n'est que vous
avez atteint la hauteur de toutes ces joies dont l'abandon
et la perte nous ont causé tant de douleurs? Les souffrances
passées sont devenues des rêves évanouis, et pour vous, le
réveil dans l'éternité a été la réalisation de toute perfec-
tion.
Leur vie et leur mort m'autorisent, je le crois, à pen-
ser à eux sans présomption. Il y a tant de bonheur dans
cette pensée qu'en ce jour de leur entrée dans la véritable
vie, c'est le mot joie et non celui de douleur qu'il faut em-
ployer. Malgré l'ombre épaisse dans laquelle me laisse leur
absence, je ne puis que sentir la grande bonté de Dieu
envers moi. Tant d'autres ont aimé et perdu autant que
ALDENHAM — LONDRES 83
moi, sans avoir la même raison d'espérer. Leurs cœurs sont
percés par un double glaive, dont l'un est si cruel qu'ils
croiraient ne point souffrir, s'ils en étaient préservés
comme moi.
Que vous ne m'ayez pas donné en vain toutes ces pen-
sées, mon Dieu!
Aldenham, 25 février 1857.
J'ai quitté Londres samedi dernier pour passer deux jours
avec Lady Granville, et je suisretenue ici par une crise qui l'a
saisie le lendemain de son arrivée. Je suis là pour quelques
jours, loin de Londres, et obligée de rester, ce qui me plaît
beaucoup. J'aime cette situation; la maison est charmante,
on y trouve un repos complet, et John Acton, dont nous
avons envahi la solitude sa mère et moi, a tant de res-
sources intellectuelles que le temps passe très agréablement
seules avec lui. Mes derniers jours à Londres ont été
assombris par un grand chagrin, et je ne suis pas seule à
l'éprouver. Même en dehors du cercle où ce vide est irré-
parable, la mort de Lord Ellesraere est un malheur non
seulement senti, mais universellement partagé.
Londres, 1er mai 1857.
J'ai fait beaucoup de choses depuis la dernière fois que
j'ai écrit dans ce livre. Pendant cet intervalle, j'ai quitté
l'Angleterre, croyant que je n'y reviendrais pas, et au lieu
du cela, je me retrouve installée à Londres dans une
nouvelle mai«on. C'est surprenant ! Aucune des choses
que j'attends n'arrive, et rien n'est plus étrange que de me
retrouver ici, dans une maison qui m'appartient. Je suis
là, cependant, assise à une charmante table, entourée de
mes livres, de mes tableaux, et avec tout le droit de me
croire réellement à l'ouvrage. J'y suis de fait ! mais c'est
comme un navire toujours sous voiles. Ce n'est qu'une
pause, mais c'est un repos; je l'accepte et j'en jouis, et
j'en remercie Dieu.
Je veux reprendre l'habitude d'écrire régulièrement quel-
que chose dans mon journal une fo:s par semaine. Cela
me rappellera plus exactement comment le temps passe.
84 MADAME CRAVEN (1857)
Et il passe si vite !!... si vite encore, maintenant en parti-
culier. Pendant les premières années de notre jeunesse,
nous sommes pour ainsi dire ancrés au rivage. Nous ne
pensons pas que nous avons à le quitter, ni que nous ver-
rons jamais disparaître ce qui nous entoure. Mais vers
trente ans, le rivage s'éloigne avec une rapidité toujours
croissante, et les semaines passent comme autrefois les
jours.
Mme Craven avait effacé le paragraphe suivant,
mais plus tard elle a écrit par-dessus :
Pourquoi ai-je effacé cela ? — C'est vrai ! et cela doit
rester.
Il eût été mieux de commencer beaucoup plus tôt un
journal comme celui-ci. Après tout, je crois cependant que
les choses vraies prennent une plus grande place dans
notre esprit en vieillissant, et à ce point de vue, ce n'est pas
à vingt ans que nous sommes le plus capables d'écrire. La
côte vers laquelle nous faisons voile, quand nous laissons
notre jeunesse derrière nous, est notre patrie. Plus nous
en approchons, mieux nous discernons ses contours dans
leur vraie lumière.
J'ai quitté Londres le 3 avril, et suis arrivée à Paris le
même soir avec Lady Granville, mais sans savoir combien
de temps j'y resterais. Un peu plus tard, une lettre d'Au-
guste a presque décidé mes projets pour l'été. En tous cas,
je reviendrai passer quelques mois dans celte demeure,
jusqu'à ce que mon but, qui est de la louer, soit rempli.
A Paris, pendant cette quinzaine, au milieu de beaucoup
de fatigue et de précipitation, j'ai eu tout de même quel-
ques moments agréables. Pendant la semaine sainte, j'ai
éprouvé ces sentiments particuliers à Paris, et qui, par
eux-mêmes et les souvenirs qu'ils évoquent, seront tou-
jours pour moi les meilleurs et les plus forts.
Ah ! par exemple, quelle triste et singulière impression
j'ai éprouvée le mercredi saint en me trouvant encore une
fois à diner chez Adrien, dans cette maison où je ne puis
revenir sans être envahie par un Ilot d ; souvenirs contrai-
res que j'ai pris l'habitude nécessaire de renfermer dans les
profondeurs les plus intimes de mon cœur, où personne
IMPRESSIONS ÉPROUVÉES A NOTRE-DAME 85
ne peut entrer, afin de poursuivre ma route sans un arrêt,
sans une hésitation, avec courage.
Après le dîner, un autre souvenir ! Ah ! chère Alex, il
me semblait te voir et t'entendre, être avec toi, quand je
suis allée à Notre-Dame avec Adrien etFernand.
Cher Fernand ! Adrien l'a laissé venir avec moi dans sa
voiture. Nous avons causé, mais j'ai trop à dire de ce que
je ne veux pas écrireici. Dieu veuille, dans cette dispersion
de notre pauvre famille, avoir pitié de nous, nous aider, sé-
parés comme nous le sommes, à marcher chacun de nous
dans la voie du salut.
A Notre-Dame, grande et profonde émotion causée par le
spectacle tel qu'il est maintenant, et par les souvenirs qu'il
me rappelle.
A mes yeux, rien n'a jamais dépassé l'effet produit par
ce que l'on voit dans cet endroit, à cette heure, etpendant
ces saints jours. La foule des hommes était plus considé-
rable qu'au temps des plus beaux sermons du Père de Ha-
vignan et du Père Lacordaire. Pourtant, le Père Félix n'é-
gale ni l'un ni l'autre. Cette masse compacte d'auditeurs
est des plus édifiantes, mais ce qui a fait vibrer dans mon
âme une corde vivante, c'est l'Antienne « Parce, Domine »
qui a suivi le sermon. Quand on ne l'a pas entendue, il est
impos-ible de s'imaginer l'effet de ce cri poussé d'abord par
une seule voix, et répété par les cinq ou six mille hommes
qui remplissent la nef de Notre-Dame. « Parce, Domine !
parce populo tuo ! » jamais paroles et musique ne furent
plus d'accord. Jamais l'impression de la prière unanime,
de la prière qui obtient, ne m'a frappée si fortement.
Les hommes de Paris ! si puissants pour le bien comme
pour le mal ! Quand je me rappelle que ce sont leurs voix
que j'ai entendues, je ne puis m'empêcher de me joindre
à eux avec confiance, espérance et foi dans l'avenir de no-
tre patrie malade et troublée, si pleine encore de la sève
vigoureuse par laquelle la prospérité nationale peut tou-
jours revivre.
En me rappelant cela, je sens que j'aime la France et
que je lui appartiens toujours. Dans aucun autre pays, on
n'est aussi heureux, aussi pur, aussi plein d'énergie en pré-
sence du mal. On le combat de près, sans le déguiser sous
des noms spécieux, sans lui céder. Les mots oubli de soi et
86 MADAME CRAVEN (1857)
dévouement sont employés dans un sens plus profond
et plus élevé qu'ailleurs, un sens oublié par les autres
nations. Je suis la compatriote et la sœur de ces Fran-
çais. Sans doute, ils n'étaient pas la majorité dans cette
église, mais ils étaient cependant beaucoup plus nombreux
que les dix justes qui auraientsuffi pour sauver une nation.
Dieu seul connaît leur nombre. Il est peut-être plus grand
que nous ne le croyons. Quant aux frivoles etaux mondains,
je crois qu'ils sont inférieurs à tous leurs pareils sur la
terre. Malgré ses défauts, Paris reste un endroit délicieux,
et je crois que dans cette longue carrière, c'est la seule
ville qui me convienne entièrement. Que n*a-t-on pas dit
pour me le persuader! Ma vanité et mon orgueil ont eu de
quoi se nourrir dans ce que j'ai entendu à ce sujet pendant
ce court séjour. Heureusement que je ne manque pas
d'antidotes, quand je pense aux grands contrastes de mon
existence. Je parais avoir plus d'amis que personne, ins-
pirer une sympathie générale, et je sais qu'il en est ainsi,
et ma mémoire me fournit une longue suite de noms, quand
je pense à tous ceux valant la peine d'être connus que je
pourrais facilement réunir autour de moi.
J'aime quelques amis chers et intimes et j'en suis cor-
dialement aimée ; et pourtant, malgré cela, peu de vies
sont plus réellement solitaires que la mienne.
Je ne m'en plains pas, mais je remarque le fait. Je suis
convaincue que ma solitude n'est pas mauvaise pour moi,
bien qu'elle soit extrêmement pénible, à cause de ma lon-
gue habitude d'ouvrir mon cœur, et le besoin que j'en ai.
C'est peut-être dans ce chagrin même, dans toutes ses
causes et ses résultats, que se trouve ma véritable chance
de salut.
La réponse de Lord C. est arrivée telle que je la suppo-
sais depuis que mes espérances illusoires sont parties.
L'effet produit sur Auguste est celui auquelje m'attendais.
Je ne puis m'étonner qu'il lui soit pénible et désagréable
d'habiter un pays si plein de vie et d'intérêt pour les au-
tres. Je ne tiens pas moi-même à y rester plus longtemps.
Avant tout, je partage l'amertume qu'il éprouve. Je suis
trop peinée de ses ennuis pour sentir encore l'attraction
personnelle que j'avais pour l'Angleterre, ses habitudes,
ses demeures. En outre, comme je vieillis, je pèse et me-
CHAGRIN DE VOIR S'APPROCHER LA VIEILLESSE 87
sure mieux les choses à leur réelle valeur. Laffection seule
leur donne du prix. Sans elle, il n'y a pas d'agréables re-
lations, et tout en étant loin de dire que je n'ai pas de bons
amis en Angleterre, mes souvenirs de Naples et de Paris
m'empêchent de penser à Londres comme à un endroit
où l'on m'aime, bien que je puisse être sympathique à
quelques-uns. Quelle différence entre cette sensation et
celle que j'éprouve en France et en Italie ! Eh bien ! tout
s'est combiné peu à peu de façon à détruire mon affec-
tion exagérée pour ce pays qui était devenu le mien. Je
penserai toujours qu'y vivre, partager son activité politi-
que ou y posséder des biens, e.-t la meilleure des desti-
nées humaines. Mais ceux qui n'ont ni intérêts de ce genre,
ni liens de famille pour les retenir en Angleterre, feront
mieux d'aller ailleurs.
Le 17 juin, Mme Craven reprend son journal
interrompu depuis le 30 mai par une maladie qui
s'est aggravée de sa solitude, et d'un état de dépres-
sion qu'elle considère comme une véritable épreuve,
et qu'elle s'accuse d'avoir mal supporté :
Pendant ma maladie et ma solitude, écrit-elle, j'ai eu
tout à coup la claire vision du départ définitif de cette
jeunesse prolongée que j'avais gardée plus longtemps peut-
être que les autres. Cela a été pendant un instant une dou-
leur aiguë, comme si je passais soudain de la jeunesse à la
vieillesse. Je pensais à ma charmante princesse, à ses aspira-
lionsconfiantes. Ellea ce sentiment dejeunesse,ce sentiment
de triomphe qui est, sans aucun doute, cet « orgueil de la vie »
dont parle la Bible. Je me souviens comme je l'éprouvais vi-
vement, et mon amour-propre toujours si grand, hélas ! me
murmure de plus que non seulement j'étais jeune, mais
que je possédais quelques-uns des dons qui font rayonner
la jeunesse. Ces réflexions et ces impressions ont été accom-
pagnées de beaucoup de malaise physique, et il en est
résulté pour moi une séparation complète du monde. Dans
cet isolement causé par l'absence d'Auguste j'ai presque
résolu de laisser tomber le rideau entre moi et ce qu'on
appelle « le grand monde », autant qu'il dépendra de ma
volonté. Je considère sérieusement que ma place n'est plus
88 MADAME CRAVEN (1857)
là à aucun titre, et j'ai résolu d'agir en conséquence. C'est
le commencement d'une grande paix et la fin de beaucoup
d'ennuis, mais ce n'est pas la fin de ce qui, de tout temps,
m'a donné les plus grandes joies de ma vie. Il me reste la
société et l'affection de mes amis, les délices que l'art et
la nature peuvent offrir, l'étude et les grands intérêts qui
élèvent l'esprit, et par-dessus tout, Dieu ! à qui nous appar-
tenons de plus en plus, Dieu qui, à la fin, règne seul,
Dieu dont l'amour immortel ne tient pas compte du temps,
qui est toujours le Dieu de notre jeunesse parce qu'il est le
Dieu de l'âme, et que l'àme ne vieillit jamais ; Dieu qui
garde ses meilleurs dons pour ces années que dans notre
folie nous attendons avec terreur. Sûrement ces considé-
rations jettent sur l'avenir une clarté non moins brillante
que celle qui illumine le passé, et la surpassera si nos âmes
sont fidèles.
Je n'ai pas toujours eu ces vraies et consolantes pensées,
au contraire. Je me suis sentie parfois séparée de tout ce
qui fait le charme de la vie, et point attirée par les com-
pensations qui me venaient d'en haut. Par-dessus tout, j'ai
éprouvé dans toute son ancienne amertume le poignant
regret de n'avoir pas d'enfants, regret proportionné à l'a-
mour que je leur porte. C'est le plus fort dont mon cœur
soit capable, et il se répand, que je le veuille ou non, sur
tout enfant qui se blottit dans mes bras. J'aime les enfants,
et je pleure ceux dont la place est restée vide. Que la vo-
lonté de Dieu soit aimée et obéie ! C'est facile à dire aujour-
d'hui, mais dans mes heures d'orage cette voix du passé
n'a pas été muette.
Au milieu de tout cela, la grande fête du Saint Sacrement
a passé sans que je puisse même aller à l'église, et Au-
guste qui est absent semble m'avoir abandonnée dans ma
tristesse et ma souffrance. Il n'en était pas ainsi cependant,
et par mon ardent désir de le revoir, j'ai compris quelle
sécurité je trouvais dans son affection, le soutien, l'aide,
la consolation qu'il y a pour moi en lui. Qu'il me dise ce
qu'il voudra. Dans cesjours où le nuage descend sur lui et
me cache mon soleil, il m'aime comme personne ne
m'c 'me. Je n'ai pas de plus cher ami qui me soit plus né-
cessaire ou plus indispensable, et qui mérite autant ma
confiance.
IMPRESSIONS D'AUTOMNE 89
Carlsbad, 29 juillet 1857.
Je suis à Carlsbad depuis quinze jours. On m'a ordonné
ces eaux à cause de ma maladie. Elles me vont et je me
sens plus forte et plus à l'aise que je ne l'étais dernière-
ment. Notre vie est monotone et ne présente que peu ou
point d'intérêt. Mais le pays est charmant, nous avons le
repos de la solitude, beaucoup de verdure, beaucoup de
cette calme beauté naturelle qui convient aux gens de tous
les pays, et celle qui plaît aux imaginations moins pro-
saïques. Grâce à Dieu, j'apprécie la nature de mieux en
mieux en vieillissant. Dans la jeunesse, nous voyons sa
beauté, mais nous la traitons plutôt en confidente qu'en
amie véritable. Elle réfléchit nos jeunes rêves, mais elle
ne nous calme pas, au contraire. Par les influences eni-
vrantes du présent elle excite notre curiosité à connaître
cet avenir qui semble nous promettre plus même en-
core. Quand on est jeune, tant de choses sont mêlées à
son charme, que nous ne pouvons goûter comme plus tard
sa sereine et bienfaisante influence.
Je me souviens de l'impression que l'automne me cau-
sait il y a bien longtemps. J'aimais son aspect et ses par-
fums. J'aimais à faire de longues promenades dans les
bois. J'aimais le voile de tristesse jeté sur nos plaisirs de
tous les jours. Dans l'air frais et léger des derniers jours
de l'année, il y a quelque chose de vivifiant et de joyeux,
et son ombre de mélancolie produit une impression inou-
bliable.
L'automne me rappelait aussi que la saison du repos
était presque terminée, que le temps du plaisir était pro-
che. Au delà des feuilles mortes, j'avais des visions très
différentes et très frivoles, comparéesà celles d'aujourd'hui,
des salles de bal brillamment éclairées, des guirlandes de
Heurs, et de plus :
Tous ces bruits
Dont partout la solitude est pleine,
bruits du monde se faisant distinctement entendre. La
musique de danse et de chant, paroles et impressions en
harmonie avec elle, et bien des espérances, les unes va-
90 MADAME CRAVEN (1857)
guement entrevues, les autres certaines pour Tannée sui-
vante, la répétition de tout ce qui rendait le souvenir de
la dernière année si délicieux. Je ne m'arrête pas sur ce
côté imparfait et répréhensible de foules ces visions et de
toutes ces aspirations. Je dis seulement que ce n'est pas au
milieu du monde que la grande voix, la voix de Dieu lui-
même peut se faire le mieux entendre ; ce n'est que lors-
que les bruits de la terre s'affaiblissent, quand ils ont
cessé et seulement alors, que nous comprenons sa secrète
douceur. En écrivant, je remercie Dieu qui me permet d'é-
prouver très fortement ces heureuses impressions. Depuis
que je suis ici, j'ai eu la joie, trop douce peut-être, la joie
presque douloureuse d'être chargée de ma chère petite
Lina, pendant que Thérèse boit les eaux à Marienbad. Elle
s'est séparée de Lina pour la première fois de sa vie, afin
que je puisse jouir d'elle. Je sens cette preuve d'affection
comme je le dois. C'est comme la tendresse de mon Eugé-
nie, et cela me fait aimer Thérèse davantage. C'est la
même absence d'égoïsme, la même générosité de cœur, le
même dévouement à ceux qu'elle aime. Je suis sûre qu'Eu-
génie la bénit au ciel pour l'amour qu'elle me porte. J'ai
donc maintenant autour de moi la vie et la lumière que
donne la présence d'un enfant. Je n'aimerais pas celle-là
davantage si elle m'appartenait, mais alors, je l'aimerais
sans éprouver la transition de cette joie, et l'absence de
sa réalité pour moi.
CHAPITRE X (1857)
Paris. — Derniers jours de Mme Swetchine. — Douleur de
Pauline.
Paris, 6 septembre 1857.
Nous sommes à Paris depuis douze jours ; et il me sem-
blait n'avoir rien à dire de notre existence, très ordinaire
au début. Mais j'ai maintenant, hélas ! à rappeler les plus
tristes et les plus importants souvenirs. Ma chère, bien-
aimée et admirable amie, Mme Swetchine, est mourante.
Mère, sœur, amie, elle e'tait tout pour moi. Mon âme, mon
cœur, mon intelligence étaient satisfaits. Quand j'étais
près d'elle, ils étaient en paix: « Que vous êtes résignée ! »
lui disais-je une fois, pendant une longue journée que j'a-
vais passée avec elle à Fleury au commencement de l'au-
tomne.
— « Ne vous servez pas de cette expression, » me dit-
elle, «je n'aime pas le mot résignation, qui signifie que
nous voulons une chose et que nous la sacrifions à une
autre que Dieu veut Cela implique une double action de la
volonté que je ne comprends pas. N'est-il pas plus simple
et plus raisonnable de n'avoir soi-même d'autre volonté
que celle de Dieu ? »
Mme Craven ne quitta guère Mme Swetchine pen-
dant s-a dernière maladie. Elle écrit :
92 MADAME CRAVEN (1837)
Pendant une crise, on roula un lit de fer d'une chambre
voisine, et au bout d'une demi-heure, Mme Swetchine rede-
manda la princesse Gagarine et moi. Nous la trouvâmes
couchée sur son lit au milieu du salon. Elle faisait cela
souvent, car elle ne passait pas la nuit dans sa chambre.
C'était une singulière habitude qui contribua à donner à
son lit de morl un aspect particulier. Il n'y avait aucune
trace visible de maladie. Elle s'affaiblissait devant nous,
sous le poids d'une maladie compliquée et de son grand
âge ; mais elle garda jusqu'à la fin son aspect cher et fami-
lier. Sa toilette était comme toujours simple, mais point
négligée. Elle se maintenait dans la même exquise pro-
preté. Le parfum d'eau de Portugal dont elle se servait
toujours s'harmonisait avec son attitude sereine. Ses
traits, qui exprimaient une si grande sympathie pour les
chagrins des autres, restaient impassibles quand elle par-
lait des siens, et conservèrent ces deux signes caractéris-
tiques jusqu'au dernier moment de ses souffrances.
Mme Craven a relaté avec une exactitude touchante
chaque détail de cette maladie, mais M. de Falloux
ayant publié à peu près le même récit, nous ne sui-
vrons pas celui de Mme Craven.
CHAPITRE XI (4857-1858)
Désir de retourner à Naples. — Séjour à la Roche-en-Brény. — Re-
tour à Paris. — "Voyage précipité en Angleterre. — Retour en
France. — Lumigny. — "Visions du passé. — Affection du comte
de Mun pour Mme Craven. — La grâce d'une vie calme.
— Tremblement de terre dans la Basilicata. — Retour de
Mme Craven à Naples. — Elle donne chez elle deux repré-
sentations pour les victimes du tremblement de terre. —
Semaine sainte à Rome avec la duchesse Ravaschieri. — Sou-
venir d'Eugénie aux jardins Pamphili. — Mme Craven continue
le « Récit ». — La cava di Terrini. — Castagneto. — Utilité de
la solitude.
Mme Craven désirait retourner à Naples. Elle écrit :
« C'est après tout le seul endroit lié aux souvenirs du
passé, et depuis quelques années il a le charme de
l'habitude. De plus, Thérèse a besoin de moi, et quit-
ter Lina me causerait une aussi grande douleur que
si j'étais sa mère. Je ne puis tenir à Londres où Au-
guste est hanté par son perpétuel regret. Paris m'est
indifférent depuis que ma chère, adorable amie n'y
est plus ; elle, et elle seule, avec qui j'avais si ardem-
ment désiré rester il y a deux ans. Bref, si Auguste
était à Naples, débarrassé de certains ennuis, et
heureux autant qu'il est possible, rien ne me convien-
drait mieux que d'y retourner maintenant, et cela me
parait la plus sage détermination. »
04 MADAME CRAVEN (1857)
Après la mort de Mme Swetchine, ce fut une conso-
lation pour Mme Craven de se rendre à la Roche-en-
Brény. Au retour de cette visite, elle écrit dans son
journal :
Paris, 1er octobre 1857.
Je n'ai pas eu le temps d'écrire pendant la semaine der-
nière quej'ai passée à la Roche-en-Brény avec les Monta-
lembert. Aussi courts qu'ils aient été, ces jours de repos à
la campagne m'ont fait éprouver un doux bien-être. Indé-
pendamment de mon amitié pour Montalembert, mes plus
chers souvenirs sont si intimement liés à lui, que je n'ai
en commun avec personne autant d'intérêts précieux dans
le passé et de pensées sur les sujets actuels. J'aime aussi
Anna très tendrement. Il y a bien des différences entre
nous, et peu de femmes se ressemblent moins. Elle plaît et
attire, mais elle m'étonne parfois. Pourtant, je l'aime mieux
que n'importe qui.
Le château de la Roche est situé vers le centre de la
Bourgogne, dans un district du Morvan, plutôt sauvage que
pittoresque, bien qu'il ait sa part de ce genre de beauté.
Il est loin de tout être humain, et le repos de sa solitude
est complet. C'est la solitude des grands bois. Nous nous
promenons sous leur ombre avec une sensation de calme,
signe distinctif de ce pays. C'est un endroit auquel onpeut
beaucoup s'attacher sans aucun doute. Il semble étrange
pourtant de l'avoir acheté, bien qu'il possède un charme
qui a pu séduire Montalembert, et un caractère personnel
tout différent des autres paysages.
Le château est flanqué de tours et entouré d'un fossé pro-
fond rempli d'eau. On y arrive par deux ponts, et par l'un
des deux on atteint une cour carrée. C'est l'entrée de la
maison, qui de ce côté est couverte de lierre. La première
vue du château est très pittoresque et l'intérieur ne re -
semble à aucun autre. En entrant, à gauche, le visiteur se
trouve dans un grand hall, dont le plafond est, ainsi que
celui du salon à côté, soutenu par des poutres peintes en
teintes sombres et décorées partout d'armoiries et devises.
Parmi elles on retrouve souvent la belle légende des Mé-
rode : « Plus d'honneur que d'honneurs », et celle des .Mon-
SÉJOUR A LA ROCHE-EN-BRÉNY !*J
talembert: « Ni espoir ni peur. » Il y en a d'autres telles
que « Bien ou rien » ; et la singulière devise du dix-sep-
JÉième siècle : « J'obéis à qui je dois ; je sers à qui me plaît ;
je suis à qui me mérite. » Il y en a plusieurs autres dont
je ne me souviens pas. Comme celui du salon voisin, le
plafond du hall est orné tout le tour par la belle réponse
faite à Charles le Chauve dans une occasion particulière,
et inscrite en grosses lettres :
« Le duc Charles mesurait toute chose à l'aune de sa vo-
[onté et de son avantage personnel, et il proposa de nouveaux
subsides et d'étranges taxes. Mais les sires de Joinville, de
Charny et de Myrebeau et d'autres vrais Bourguignons ré-
pondirent pour tout le corps des Etats de Bourgogne:
« Dites au duc que nous sommes ses très humbles et
très obéissants serviteurs, mais comme ce qu'il nous de-
mande par vous n'a jamais été fait, cela ne peut être, et
cela ne sera pas.
« Les petits compagnons n'auraient point osé tenir ce
langage. (Pris dans saint Julien de Baleure, 1531.) »
Il faut avouer que cette longue citation servant de déco-
ration est suffisamment curieuse, mais n'est certainement
pas ordinaire. Et c'est ainsi dans toute la maison. Quelques
élégances qu'on trouve ailleurs y manquent peut-être,
mais d'un autre côté, les intérêts soutenus et variés de la
vie existent à la Roche comme nulle part. La conversation
y est toujours charmante et spirituelle, et l'atmosphère si
cordiale et si élevée, que le cœur et l'intelligence se dilatent
également. En un mot, l'hôte unique qui n'a jamais son
entrée dans l'antique ca-tel, c'est l'ennui.
M. et Mme Craven firent ensuite une visite rapide
en Angleterre, et y louèrent leur maison ; au mois
d'octobre, Mme Craven écrivait de Londres à la du-
chesse Ravaschieri :
Avant-hier, je lisais à Auguste la liste des Bills passés à
la Chambre pendant cette très importante dernière session.
Il n'a rien dit, ma's il a baissé la tête, et j'ai vu deux gros-
ses larims rouler sur ses joues. Je sens toujours dans mon
cœur la peine qu'elles m'ont causée.
96 MADAME CRAVEN (1857)
Lumigny, 7 novembre 1857.
Notre maison de Londres est louée. Il est décidé que
nous retournerons à Naples cet hiver. En attendant, je
jouis d'un repos physique et d'un bien-être moral que j'é-
prouve toujours à la campagne.
Que ma vie est étrange ! Je regarde Claire, et à vingt-
huit ans je la vois établie dans une existence calme et
égale, ayant déjà le charme de l'habitude, et n'étant me-
nacée d'aucun changement probable dans son paisible cou-
rant. Ce changement pourrait être tout au plus de ceux
auxquels toute vie humaine est sujette, quant aux désirs
et à la volonté. Je compare cette vie avec les fragmenls
brisés de la mienne et je ne me plains pas de la dillérence.
Je ne connais que lafatigue du changement: il est possible
que je pourrais souffrir de la monotonie. Dans ces belles
années disparues, je vois autour de moi des visages bien-
aimés. Mon cœur brûle et se fond au dedans de moi-même
quand je puis échapper au présent et rappeler leurs voix
lointaines. J'étais alors moi-même une personne différente,
avec d'autres pensées et d'autres désirs. Et puis, l'un après
l'autre, ceux qui avaient presque rempli ma vie sont par-
tis. Non seulement ils sont partis, mais je ne suis plus
dans les endroits où ils vivaient, et si je les revois après de
longues années, ils sont si complètement changés que je
ne trouve plu; aucune trace du passé, excepté quelques
restes, semblables aux ruines d'un monument détruit.
Rien, pas même l'aspect de la campagne, ne me rappelle
ce qui était. Et j'ai vécu dans d'autres pays et possédé
des amis auxquels ces chers compagnons de ma jeunesse
étaient et restent inconnus. Autour de moi, ceux qui me
sont unis par des liens que resserrent plus que tous les
autres notre commune patrie et notre parenté, ne sont que
des accidents dans ma vie, et pour les amis avec lesquels
j'ai passé la plus grande partie de ces dix dernières années,
mes morts sont pour la plupart d'entre eux des étrangers,
même de nom.
J'ai possédé une maison, j'y ai vécu avec un certain
succès. J'y ai reçu bien des amis, ot une foule de person-
nes auxquelles je ne tenais pas, mais parmi toutes celles-là
il n'y avait pour ainsi dire aucun des amis de ma jeunesse
VISIONS DU PASSÉ 97
et mes plus chers et mes plus proches n'étaient pas de ce
nombre.
J'écris cela en général : les détails de ce manque d'unité
dans ma vie sont encore plus étranges. J'ai toujours eu un
amour passionné pour les souvenirs, et senti le besoin de
relier le passé et le présent.
Dimanche dernier, 1er novembre, après vêpres, nous nous
sommes rendus au cimetière. Ce jour-là, comme c'est l'u-
sage, nous sommes tous allés prier sur les tombes de ceux
que nous avons perdus. Nous sommes entrés ensemble,
puis nous nous sommes séparés. Adrien et ses fils se sont
agenouillés près de moi, Claire et ses parents un peu plus
loin. Oh! mabien-aimée, tout est bien ainsi. Tes enfants
ont grandi et sont devenus tels que tu aurais voulu les
voir. En choisissant une autre femme, ton mari a sans
aucun doute agi comme tu l'aurais désiré. Claire, qui
toute sa vie n'a aimé qu'Adrien, est à lui, et sa mère vit
avec elle, dans la plénitude d'un bonheur qui est la réali-
sation de ses rêves de jeunesse.
Tout le monde ici est heureux maintenant. Ai-jeeu tort,
moi pour qui rien n'est changé, pour qui l'irréparable
vide est aujourd'hui plus profond que jamais, qui n'ai pas
l'ombre de compensation de ta perte, qui ai même con-
science qu'elle est l'incurable blessure de ma vie, ai-je eu
toit, je le demande, d'avoir senti l'amertume se mêler à
des impressions qui, malgré leur tristesse, eussent été si
douces en me rappelant que tout ce bonheur a son origine
dans ce malheur et ce chagrin même? Que je me suis
sentie triste et seule à ce moment de notre commune
prière!
J'étais à genoux, la tête posée sur la pierre. Peu à peu,
chacun s'est éloigné. La sœur Marie-Timothée m'a dit de
me lever, que le sol était humide. J'ai vu alors qu'Adrien,
Robert et Albert étaient seuls restés. Je me levai, mais je
ne sais quel sentiment (auquel je n'aurais pas dû céder)
m'a fait prendre un chemin différent du leur, pour re-
tourner au château. J'étais à peine partie que je le regret-
tais, car à ce moment nous étions vraiment unis dans la
même pensée. Je l'ai compris quand je les ai trouvés m'at-
tendant sur les marches à la nuit tombante. Adrien m'a
prise dans ses bras, et m'a embrassée en me disant qu'il
MADAME CRAVEN. 7
98 MADAME CRAVEN (1857)
était doux et consolant que j'aie pu être là en ce jour. Ses
chers enfants m'ont aussi embrassée si tendrement, que
mon cœur rempli s'est un peu calmé et consolé. Claire
aussi a été bonne et charmante pour moi. Chère Claire, ce
serait trop mal de ma part de me sentir malheureue
parce que Dieu a été bon pour elle. Nous aimons tous sa
volonté qui ne peut vouloir que notre bien. La volonté di-
vine lui a donné tout ce bonheur qu'elle nous a enlevé :
qu'elle soit faite et acceptée sans un murmure.
Lumigny, mardi 12 novembre.
La tranquillité dont je jouis icime fait grand bien, maisje
vis en dehors de mon existence réelle, et cela répand une
teinte de mélancolie et un certain sentiment de malaise,
comme si je m'appropriais quelque chose qui ne m'appar-
tient pas. Quand je reprendrai ma vie ordinaire, je me
sentirai troublée de nouveau, du trouble de cette inquié-
tude à laquelle je mettrais fin si volontiers. Le souvenir et
la crainte de ces difficultés, pour la plupart imaginaires, me i
poursuivent et empêchent mon âme de jouir du calme qui ;
repose mon corps.
Le livre du Père Gratry i est tombé entre mes mains à ;
l'âge où il pouvait me faire le plus de bien, à cet âge où
j'entre dans le dernier tiers de la vie, dont l'approche
élève en moi un sentiment de terreur et de regret à la fois
pénible et puéril.
Ne permettez pas, mon Dieu, que mon défaut de science
me prive de la moindre parcelle des consolations renfer-
mées dans ce livre. Elles tiennent à des réalités que vous
saurez bien me faire comprendre si vous le voulez, et si
je veux. Faites-moi donc d'abord vouloir, puis accordez-
moi de saisir avec cette volonté la vôtre tout entière, dans
son infinie, inépuisable et incompréhensible miséricorde.
Ainsi soit-il !
Le 16 décembre 1857, un tremblement de te"re qui
détruisit des villages dans la Basilicata et se fit sentir
jusqu'à Naples, causa de grands malheurs. Bientôt,
1. Probablement le livre du Père Gratry intitulé « De la connais-
sance de l'âme », publié en 1857.
REPRÉSENTATIONS CHEZ Mme CRAVEN A NAPLES 99
après son retour à Naples, Mme Craven réunit, à l'aide
de deux représentations, la somme importante de
17.000 francs pour les nécessités les plus pressantes.
Presque toutes les places furent payées huit livres et
le petit théâtre fut rempli.
Les enfants abandonnés furent l'objet de la princi-
pale sollicitude de Mme Craven. Elle fit un appel à la
charité qui lui porta des secours de France et d'Angle-
terre. Elle établit une maison à Pizzofalcone, pour
recevoir trente enfants, sous la garde des sœurs de
Charité françaises. Elle voulait que ce fût pour ces
femmes admirables le commencement d'une œuvre
plus importante.
Les enfants, dont quelques-uns avaient été trouvés
dangereusement blessés sous les ruines de leurs mai-
sons, furent élevés tranquillement et dans le bien-être
jusqu'à l'âge de vingt ans, et mis à même de se suffire
par un travail facile. Plusieurs d'entre eux qui s'étaient
trouvés par la mort de leurs parents en possession
d'une fortune suffisante, devinrent utiles parleur édu-
cation, comme l'avait prophétisé Mme Craven, à leurs
camarades plus ignorants.
L'année 1858 fut la dernière des représentations
charitables de Chiatamone. La tension politique était
devenue trop grande. Quelques tentatives imprudentes
des catholiques anglais en particulier, pour diminuer
le mal causé par le gouvernement napolitain, bles-
sèrent au cœur Mme Craven.
Pendant six mois, elle cessa d'écrire son journal.
Rome, 29 mars 1858.
Pas une ligne écrite ici depuis six mois! Qu'est-ce que
cela signifie? Que le temps a passé à Naples d'une façon
qui ne laisse rien à rappeler. Je ne veux point dire que le
temps n'a pas passé agréablement. C'est plutôt le contraire!
Ce livre est plus souvent ouvert dans les jours tristes que
dans les jours heureux, mais j'y marque aussi le souvenir
100 MADAME CRAVEN (1857)
des heures agréables quand elles sont en dehors de la rou-
tine ordinaire. 11 n'est pas sans précédent que je me trouve
à Rome pour la semaine sainte. C'est toujours une nouvelle
joie de laquelle je remercie Dieu, et les impressions que
je reçois ici sont toujours bonnes et d'un profit durable
pour moi. Je suis arrivée avec Thérèse1 qui m'est confiée.
C'est un grand plaisir pour moi de lui servir de chaperon
et de cicérone. Nous sommes seules, maîtresses de nos
actions, ce sont là de bonnes conditions pour goûter Rome.
L'esprit se réveille et l'âme s'apaise, lorsqu'on peut se
livrer sans trouble à cet intérêt que tout inspire ici, et en
même temps à ce repos grandiose qui ne ressemble en
rien à ce qu'on trouve ailleurs.
Quelques pages du journal de Mme Craven pendant
ce séjour ont été insérées dans les « Réminiscences »
sous ce titre : « Une semaine sainte à Rome. » Elle
parle dans ce chapitre de sa visite aux jardins Pam-
phili, mais elle omet les lignes suivantes écrites dans
son journal à l'occasion de cette promenade :
Aussi longtemps que je vivrai, la mort d'Eugénie sera
pour moi une douleur que nulle consolation terrestre ne
pourra adoucir. Elle est plus grande maintenant que l'âge
me fait apprécier de plus en plus ces liens qui se resserrent
avec les années, et que rien ne peut remplacer. Je sais
maintenant, plus encore que dans la fleur de ma jeunesse,
que la plus chère joie de ma vie a été détruite par un
coup de tonnerre. Hélas ! les années m'apportent bien des
anniversaires qui rappellent une inconsolable douleur. J'ai
pris l'habitude de les trarder silencieusement et secrète-
tement dans mon cœur et de ne pas en importuner les
autres.
Dans les quelques dernières lignes de son journal,
parlant de ses impressions de la semaine sainte en
1858, Mme Craven dit :
Il n'y en a pas une qui ne m'ait aidée à devenir meil-
1. La duchesse Ravaschieri.
LA CAVA DI TERRINI 101
leure, et j'ai compris que pour moi, un pèlerinage à Rome
était plus utile à mon intelligence que n'importe quel livre,
et d'un plus grand service pour mon âme que n'importe
quel sermon.
Les lecteurs du « Récit d'une sœur » se souviendront
des pages qui commencent le second volume. Le
,30 juin, Mme Craven écrivait dans son journal :
Hier, c'était ma fête, et le vingt-deuxième anniversaire
de la mort d'Albert.
Vingt-deux ans! depuis ce jour, si vivant encore dans ma
mémoire.
J'ai voulu reprendre ma tâche d'autrefois et remettre en
ordre les papiers et les lettres que j'aurai à relire, mais, à
moins que Dieu ne m'aide, cela me paraît au-dessus de mes
forces.
Dans le courant de l'été, quelques amis proposèrent
à Mme Craven de visiter le pays où se trouve le village
de la Cava di Terrini. Il est situé dans la vallée sé-
parant les montagnes qui s'élèvent entre les golfes
de Naples et de Salerne. Mme Craven fut ravie de la
vue de la mer du côté de Pœstum et d'Amalfi, et la
pensée que Lina et sa mère venaient souvent dans
l'habitation d'été du duc Ravaschieri, située dans cette
contrée, ajouta à son désir de posséder elle-même une
maison près de la leur.
M. et Mme Craven avaient tellement vécu dans le
monde, que ce fut pour eux un repos de passer alors
un été dans une des fermes répandues sur les versants
des montagnes, et dans une solitude qu'on ne trouvait
pas près de la mer, dans la baie de Naples. Ils parta-
gèrent la maison d'un « galan uomo * », appartenant à
cette classe de petits propriétaires, souvent d'excel-
lente naissance, qui vivent du produit de la vigne et
du maïs.
1. Voir les » Réminiscences », page '616.
102 MADAME CRAVEN (1858)
Un jour, écrit la duchesse Ravaschieri, Pauline se pro-
menant avec Lina sur la colline de Castagneto, arriva
devant la chaumière d'un paysan, près d'un château en
ruines, au sommet de la profonde vallée de Dragonea. De
là, on la contemplait dans toute sa noble beauté ; Pauline
et Lina montèrent sur le toit plat formant terrasse, et res-
tèrent un instant transportées d'admiration devant ce
spectacle. Dans la vallée boisée, ombragée par les mon-
tagnes baignées elles-mêmes dans le soleil, on voyait
une large percée à travers laquelle descendait un torrent,
tantôt se précipitant, tantôt coulant comme un petit ruis-
seau. Il avait sa source près de cette historique Badia délia
Trinità, plus haut sur les collines. Au-dessous, à l'endroit
où la vallée se rétrécissait, on apercevait les arches doubles
et triples d'un pont si gracieux, si léger, que la légende
populaire l'attribue à l'art d'un magicien. D'un côté, les
crêtes élancées de Finestra, Dragonea et Raiti fermaient
la vallée. De l'autre, les hauteurs boisées baignaient dans
une gloire de lumière et de couleur, la lumière et la cou-
leur de la mer Tyrrhénienne.
La ligne merveilleuse qu'offre aux regards la côte loin-
taine de Pœstum et de ses temples grecs, était brisée par
les maisons blanches et la coupole du clocher de Vietri.
<( Ah! Pauline ! c'est ici qu'il faut bâtir cette maison que
tu demandes toujours à Auguste, » s'écria Lina. La béné-
diction de Dieu était sur cette pensée, et en temps voulu
les murs en ruines furent changés en une maison idéale-
ment jolie, le champ de blé voisin fut transformé en un
jardin, d'où les montagnes, les bois, la mer lointaine
semblaient faire partie du domaine. La joie de Lina était
de se trouver avec sa chère Pauline.
Depuis son arrivci» à Naples, èi à travers les inci-
dents variés de cette époque, peu de pensées furent
plus douces à Mme Craven, peu l'occupèrent aussi
exclusivement que le bien-être de sa chère Lina
Castagneto, 2d août 1858.
Depuis le jour où j'écrivais les mots précédents, j'ai quitté
Naples. Je ne comptais rester ici qu'un mois, et je crois
UTILITÉ DE LA SOLITUDE 103
maintenant que ce sera jusqu'à la fin de Tété. Je suis établie
dans la partie la plus éloignée, la plus pittoresque et la
plus entièrement solitaire de la Cava.
Je bénis Dieu de ma retraite dans cette splendide nature.
Elle me fortifie moralement et physiquement. Je veux en-
tretenir, augmenter et développer en moi cet amour de la
solitude. Je dis cela, même sachant d'avance que ma vie sera
aussi mondaine que par le passé. Ce que je dois le plus
désirer, c'est cette stabilité qui rendrait ma vie extérieure
conforme à ce qu'est, et à ce que doit être ma vie intérieure.
Pour le moment, tout est en harmonie, et je remercie
Dieu d'en jouir. Grâce à Dieu, je sais que mon ardent désir
est pour la paix, le silence et la régularité, pour une vie
occupée mais uniforme, et de plus pour la campagne et
l'air frais loin des villes. J'aime à me trouver en présence
de la nature, presque toujours belle partout.
Ce n'est pas seulement à présent que j'ai senti la néces-
sité de laisser tomber le rideau entre moi et le grand
monde. Pas toujours, cela serait impossible. Mais je veux
souvent prendre un bain de solitude, d'où je sortirai meil-
leure et plus courageuse.
Il est certain cependant que le silence ininterrompu, la
retraite et les réflexions qui la remplissent, ont de diffé-
rents aspects à différents âges. Le silence pèse à l'activité
ardente et entreprenante de la jeunesse. Pourtant, les rêves
qui l'entretiennent nous plaisent par leur charme. Plus
tard, dans la vie, la fatigue de tout ce que nous avons
réussi à atteindre nous fait désirer le repos, et nous devons
nous préparer à une plus sérieuse pensée, qui est loin de
ressembler aux rêves brillants de notre jeunesse.
Nous regardons autour de nous, et qu'il nous reste peu
ou beaucoup d'années, nous voyons qu'elles sont courtes,
en comparaison de celles déjà écoulées, et nous n'avons à
attendre que la vieillesse et la mort.
Je veux regarder bien en face cette pensée de la mort et
la vaincre au lieu de la fuir, et ne la quitter que lorsqu'elle
sera vaincue. L'illusion qui la fait oublier est une folie
aussi bien qu'une faute. Mais la réalité, le bonheur vrai, la
paix, c'est de triompher d'elle en l'embrassant, et j'en dis
autant des autres images qui, avec celle de la mort, entou-
rent le déclin de la vie.
104 MADAME GRAVEN (1858)
Depuis que je suis ici, j'ai repris le travail qui me sem
blait aussi pénible qu'impossible dans le bruit et le mou-
vement de Naples. Maintenant, comme premier résultat do
la force que peut donner la paix, je trouve ma tâche douce,
facile et bonne pour moi. Que Dieu veuille m'accorder la
persévérance dans toutes les autres choses, et puisse-t-il me
garder, quand je retournerai au milieu du monde, dans la
même disposition où je me trouve loin de lui !
CHAPITRE XII (1858)
Tendresse de Mme Svvetchine. — Le meilleur temps de la vie est
à cinquante ans. — Castagneto. — Pèlerinage avec Lina à
« Mater Domini ». — Lina à Castagneto. — Départ do Castagneto.
A la première page d'un autre volume de son journal,
Mme Craven observe que les trois précédents commen-
cent à la même époque de Tannée : « Ce qui prouve, »
ajoute-t-elle, « que c'est la saison dans laquelle je
suis le plus disposée à penser, et où la réflexion
m'est le plus facile. S'il y a quelque tranquillité dans
ma vie agitée, c'est principalement dans ce temps-là.
Mais jamais de ma vie, je le crois, ma part n'a été aussi
complète que cette année. Malgré ma nature indécise,
malgré cette vague sensation qu'on appelle « Smania »
en italien, et en allemand « Sehnsucht »..., je sens
profondément le bienfait de ces heures tranquilles et
régulières de travail, et d'un temps partagé également
entre Dieu et des occupations utiles ou innocentes. Je
crois avoir dans ce moment tout ce dont j'ai besoin
pour le calme et le progrès : la solitude au milieu de
ce pays enchanteur, un travail que j'aime, des livres
intéressants, de longues heures et même des jours de
silence béni, nécessaire à ma paix. J'ai souvent en-
tendu dans ce silence la chère voix qui me parlait, il
106 MADAME CRAVEN (1858)
n'y a pas un an. J'ai souvent visité Fleury par la pen-
sée, j'ai écouté ce qu'elle m'y disait. Il y a un peu plus
d'un an pendant le dernier jour que j'y ai passé, quel
tendre conseil elle m'a donné, avec quelles sages et
fortes paroles elle me l'a fait comprendre et accepter !
Elle me disait souvent que je devais faire dans mon
cœur un refuge où je me retirerais dans les moments
d'incertitude. « Il vous faut l'assiette dans ce repos
intérieur. » Elle répétait souvent cette phrase. Parfois,
elle me disait presque durement, si l'on peut appli-
quer ce mot à ses douces paroles : « Vous souffre/
parce que vous manquez de calme. » Et pourtant, il
me semblait que je n'étais pas calme parce que je
souffrais. Quelquefois je sanglotais en l'écoutant, et je
la regardais dans une muette supplication pour qu'elle
me consolât d'une manière différente. Comme je me
rappelle son doux sourire dans de pareils moments !
Je la revois telle qu'elle était, un soir en particulier.
Ce n'était pas à Fleury, mais à Paris, dans son salon.
J'avais donné à mes pensées un plus libre cours que
jamais. Ni ma mère que j'aimais si tendrement, ni mes
sœurs auxquelles mon cœur était ouvert n'avaient su
y lire comme elle. Je ne voulais pas faire appel à leur
affection trop prompte à sympathiser avec mes cha-
grins et à m'excuser. Je sentais que leur tendresse
m'eût affaiblie, et j'avais besoin de force. Pour cette
raison, ma chère amie pouvait m'aider plus que toute
autre ; car aussi tendre que fût son affection pour moi,
je ne craignais pas sa faiblesse. Le même soir, j'étais
à genoux à côté d'elle et je pleurais. Elle secoua dou-
cement la tète et caressa la mienne si tendrement, et
son expression reste si vivante dans ma mémoire, que
son amour pour moi dure toujours, j'en suis certaine,
et qu'elle prie encore pour moi dans le ciel. Alors, elle
se mit à rire doucement, et me dit : « Vous me regar-
dez avec vos grands yeux suppliants comme si je vous
avais dit quelque chose de très cruel. Cependant, c'est
LE MEILLEUR TEMPS DE LA VIE EST A CINQUANTE ANS 107
la vérité, croyez-moi. Naturellement, je désire ardem-
ment pour vous toute sorte d'aide extérieure, pour la
tranquillité de. votre existence ; mais que vous obte-
niez cela ou non, il y a une stabilité intérieure que
vous devez acquérir. Si vous mouriez dans votre état
présent, je n'aurais aucune inquiétude' pour votre
âme, mais je crois fermement que Dieu vous demande
davantage. C'est un pas en avant que je désire vous
voir faire, mais je voudrais vous voir plus heureuse. »
« Ce fut ce jour-là, ou peut-être un autre, que j'allai la
voir, le cœur lourd d'une peine, je ne sais plus laquelle.
À la fin de notre conversation, elle me dit ces mots que
rien ne semblait justifier et qui me surprirent : « Vous
êtes heureuse, soyez-en certaine. Vous savez si je par-
tage votre souffrance et si je comprends votre chagrin,
même imaginaire ; cependant, je vous le dis, vous êtes
une des plus heureuses personnes que j'aie jamais
rencontrées. Vous possédez un bonheur que vous ne
connaissez pas vous-même. Vous devez le comprendre
et en être reconnaissante au lieu de vous lamenter sur
votre condition. »
« Un autre jour, ma chère et noble amie me dit :
« Selon moi, le meilleur moment de la vie est à cin-
quante ans. »
« Il est étrange que je comprenne cela si clairement,
moi qui suis tellement sensible à la fuite du temps,
moi qui aime le charme de la jeunesse et regrette son
départ. Jamais la nature, l'art et l'étude ne m'ont offert
autant de jouissances que maintenant. Je me demande
s'il n'y a pas de l'enfantillage à donner une pensée à
la perte de ces avantages extérieurs, qui, après tout,
jouaient un rôle très secondaire dans ma jeunesse.
Indépendamment de ces avantages spirituels, j'aime
celte vie paisible et uniforme. Elle plaît à mon goût et
pourrait être réellement mon idéal du bonheur, non
seulement pour quelques mois, mais pourioujours, si
la société de deux ou trois vrais amis pouvait s'y
108 MADAME GRAVEN (1858)
ajouter, ainsi que la possibilité d'entendre quelquefois
de la bonne musique. »
Oastagneto, jeudi 9 septembre.
Nous sommes au lendemain de la grande fête de la Nati-
vité. Hier, c'était la procession de Pié di Grotta,à Naples, et
ici la fête patronale de la Cava. Elle se célèbre dans l'église,
où se trouve le sanctuaire de la Madonna dell' Olmo, très vé-
nérée dans ces environs. Je suis assez italienne pour com-
prendre bien des choses qui étonnent d'autres personnes
habituées à des pratiques religieuses différentes, et pour être
touchée et édifiée parce qui pourrait les scandaliser. Je suis !
donc plus a même que d'autres de dire ce que vais dire.
A une courte distance de Nocera, et près d'ici, se trouve
un village appelé du nom bien connu de ses reliques,
« Mater Domini ». L'image qu'on y vénère est digne d'un
tendre respect. Sa dévotion date du onzième siècle et ne
s'est jamais éteinte. C'est avec raison qu'on se sent ému en
s'agenouillant là où tant de générations ont passé avec la'
ferveur et la foi auxquelles Jésus-Christ a promis une]
miraculeuse réponse, promesse dont notre religion seule a]
osé réclamer l'accomplissement.
Je me suis rendue à l'église de Mater Domini. avec cette
pieuse et chère enfant que j'aime autant que si elle m'ap-
partenait, et sous l'escorte du bon prêtre, chapelain de ses
parents. Tous deux sont plus simples que moi dans leur foi,
et ne partageaient probablement d'aucune façon mes
impressions pénibles, en particulier l'enfant, qui désirait
me voir gagner toutes les indulgences attachées à cet an-
tique sanctuaire. Je voulais aussi en profiter, et j'étais heu-
reuse d'en avoir l'occasion. Nous atteignîmes le village où
nous trouvâmes la route interceptée par des plates-formes
sur lesquelles se déployaient toutes sortes de spectacles.
Nous la traversâmes avec difficulté, et tournâmes dans la
vaste cour qui se trouve en face de la belle et ancienne-
église. Elle était couverte de boutiques. Je fus tentée par
deux jolis paniers, mais la pensée que c'était dimanche
m'arrêta!... Nous entrâmes... Je défie n'importe quelle
imagination du Nord de se représenter la décoration inté-
rieure de l'église, et la décrire est dil'ticile.
PÈLERINAGE AVEC LINA A « MATER DOMINI » 109
Le baldaquin de marbre, sur lequel se trouvait l'image
de la Vierge, était transformé en une tour crénelée de
mousseline blanche, bleue et or. Au centre de l'église, une
immense estrade couverte dans le même genre, était ré-
servée à un orchestre considérable. Au moment d'en-
trer dans l'église, il jouait un brillant pot-pourri, dans
lequel je reconnus des airs de la « Traviata ». Avec un
certain effort, je commençai à réciter les prières d'usage,
et à demander pardon d'éprouver une trop mauvaise im-
pression de tout ce que je voyais autour de moi, et pardon
pour ceux qui avaient laissé tomber si bas les saintes solen-
nités de l'Eglise, si ce sont eux et pas moi les vrais cou-
pables aux yeux de Dieu. Quoi qu'il en soit, les catholiques
anglais devraient bénir Dieu d'être anglais aussi bien que
catholiques, et avoir la sagesse de ne point se plaindre si
quelques traces de persécution demeurent encore et ne
touchent que ceux qui les attirent sur eux. Qu'ils se sou-
viennent que là où le clergé est exemplaire, les commu-
nautés religieuses ferventes, les fidèles sérieux et pieux et
l'Eglise libre, ils n'ont pas le droit de se plaindre du pays
dans lequel ils sont nés. Les catholiques français sont moins
enclins à cette faute. Ils savent que sous ce rapport ils
n'ont pas à envier l'Italie.
En lisant les réflexions de Mme Craven, il faut se
souvenir à quelle époque elles furent écrites.
Gastag'neto, 18 septembre 1858.
Le temps est sombre. Auguste est retourné à Naples. J'ai
ramené Lina à la Rocca, je suis revenue sans elle, et,
comme à l'ordinaire, le profond silence, après deux jours
égayés par sa voix enfantine, m'a paru triste. Ce soir, mon
cœur bat douloureusement. L'âge n'a point diminué les
impulsions que Dieu a mises en moi, dont j'ai tant souffert
et souffrirai toujours. Cela n'est pourtant qu'une peine
ordinaire.
Oh Dieu! que ce serait peu de chose si on était réelle-
ment détachée de ce qui passe, si on l'était seulement un
peu. Mais il y a une humiliation dans cette souffrance.
Humiliation à sentir qu'on ne peut la secouer, et ce seul
110 madame graven (1858)
mot devrait me faire comprendre sa raison d'être. Laissons
donc serrer mon cœur. Laissons cette main divine com-
primer cet élan trop vif, trop facile, qui le ferait encore
bondir, s'il était permis à certaines joies d'y pénétrer.
Après tout, celui qui l'a créé, qui en compte les battements,
sait pourquoi il faut lui imposer ce malaise. Encore une
fois, acceptons-le aveuglément. Plus j'aimerai à m'y sous-
traire, plus je dois être assurée qu'il m'est bon de m'y
soumettre « E cosi sia ».
Le chapitre intitulé « Les montagnes de la Cava »,
dans les « Réminiscences » de Mme Craven, est pris
dans son journal à Castagneto pendant cet automne.
Mais elle y a fait quelques changements. Un passage]
de son journal du 2 novembre a le charme de sa]
propre personnalité qu'elle voilait soigneusement, en
général, dans tout ce qu'elle publiait.
Castagneto, fête de la Toussaint 1858.
J'ai passé ces deux jours agréablement et j'en remercie
Dieu. 11 faisait beau ce matin, et après la communion i
et la messe du matin, je suis allée àlaTrinità pour assister
à la grand'messe. Elle a été fort bien chantée et l'orgue a1
divinement joué. Je me sentais singulièrement heureuse,
bien que je fusse seule. Je n'ai pas eu un moment de tris- i
tesse, et mon esprit était plein de douces pensées et d'ima-
ginations joyeuses. Hier n'a pas été aussi gai. Les souvenirs
ranimés à cette époque de l'année parmi tant d'autres, ontj
été ravivés par ces deux jours et ont pénétré dans mon
cœur. Ils m'ont causé une de ces crises de découragement)
auxquelles je ne suis que trop sujette. En ouvrant Dante
sous cette impression, mes regards sont tombés sur ces
lignes qui m'ont frappée, comme possédant un sens nou-
veau et personnel.
Perché tanta viltà net cuore ailette ?
Perché ardire e franchezza non hai?
Poscia che tai tre Donne benedette
Curan di te nella corte del Cielo.
Inferno. II.
1. Pourquoi trouves-tu tant de lâcheté dans ton cœur? Pourquc
DÉPART DE CASTAGNETO 111
J'ai levé les yeux, et en voyant devant moi le cadre dans
lequel se trouvent les trois portraits de mes chères sœurs bé-
nies, j'ai senti que mon ange gardien avait mis ces paroles de-
vant moi pour me consoler. Cette circonstance m'a produit
une heureuse impression qui a duré toute la journée et
qui existe encore. C'est la seconde fois cette semaine qu'un
passage de Dante, que j'avais lu bien souvent, m'a paru
soudain posséder une autre signification applicable à mes
pensées.
Castagneto, vendredi 5 novembre 1858.
Je quitte Castagneto demain matin, emportant un heu-
reux souvenir de mon tranquille séjour ici, et de la recon-
naissance envers Dieu pour ses miséricordes dont j'ai senti
la force dans toutes mes pensées.
Le beau temps est fini. lia été singulièrement froid pour
ce climat, et pourtant je pars avec regret. Je regrette mes
jours occupés et mes soirées tranquilles, et mes prome-
nades dans la campagne. Elle me semble presque plus
belle dans cette claire lumière de l'hiver, qui dessine mieux
les montagnes sombres sous le ciel transparent que lors-
qu'elles baignent dans l'éclat brûlant des soirs d'été. Cetle
splendeur qui leur est particulière, est, si je puis m'expri-
mer ainsi, trop belle pour moi. Elle me touche, m'émeut,
m'affaiblitet finit toujours par m'attrister. Rien au contraire
ne me ranime autant que de fendrele vent frais en marchant
et tout en contemplant le paysage. Dans de semblables
moments, il possède non seulement le charme inaltérable
du Midi, mais celui du Nord avec toutes ses influences
vivifiantes. Si réellement nous nous arrangeons ici une
sorte de nid d'été, je ne veux m'abandonnera aucun pres-
sentiment triste et troublant. Au contraire, je dirai que
DieuL combiné les circonstances qui nous ont amenés à
nous arrêter dans cet endroit reculé. Je veux jouir, comme
venant de sa volonté, de tout le charme que m'offre ce pays
enchanteur, et je ne laisserai pas mes pensées retourner à
d'autres rêves.
n'as-tu ni hardiesse, ni courage ? Puisque trois femmes bénies
s'occupent de toi dans le ciel.
Enfer, chant II.
{Traduction de Brizeux.)
CHAPITRE XIII (1859)
Retour à Xaples. — Ultramontisme de Mme Craven. — Retraite
à Rome au Sacré-Cœur de la Trinité-du-Mont. — Sentiment de
sa faiblesse. — Inquiétudes pour Lina. — Lettre à M. Monsell.
Affaiblissement de Lina. — Castagneto. — Séjour à Rome avec
les Rio. — Agitations politiques. — Séjour à (lastagneto. —
Mme Craven lit la vie de Mme Swetchine de M. de Falloux.
— Impressions que lui cause cette lecture.
Les événements de 1859, qu'amenèrent les paroles,
mal interprétées mais fatales, adressées par Napo-
léon à l'ambassadeur d'Autriche, le premier jour de
Tan, intéressèrent vivement le cercle diplomatique
qui se réunissait presque tous les soirs à Chiatamoue.
Nous savons maintenant que Cavour était arrivé à ses
tins, et que Napoléon avait consenti à débarrasser
l'Italie de l'intervention autrichienne. Mais à cette épo-
que, M. et Mme Craven n'auraient jamais autorise de
complots politiques dans leur maison.
En jugeant les sympathies italiennes de Mme Cra-
ven, on ne saurait trop comprendre que sa générosité
de cœur et son enthousiasme pour l'humanité étaient"
profondément remués par les événements de chaque
jour à Naples. Cependant, ce n'étaient pas les cruau-
tés commises dans les prisons, ni les ruses et la
violence des gouvernements n'existant qu'en vertu
ULTRAMONTISME DE Mm" CRAVEN 113
des droits conférés parMelternich et la sainte alliance
qui troublaient sa conscience. Son libéralisme était
celui qui, c\ France, avait porté des coups mortels
au gallicanisme. Il était fondé sur sa foi passionnée
dans la religion, véritable mère de notre race ; dans
la religion prête à reconnaître et à admirer l'essor de
l'humanité à travers les siècles, à panser ses bles-
sures avec une tendresse égale à leur profondeur; une
religion exigeant l'obéissance à ses dogmes formels,
parce qu'ils répondent, grâce à Dieu, aux besoins des
hommes et à leurs aspirations divines.
Elle écrit à Naples,dans son journal, le 4 mars 1859 :
Pour exprimer brièvement le genre de peine que j'é-
prouve en Italie, je dirai que je ne vois de remède aux
maux existants que dans l'action des catholiques. Et les
catholiques fervents refusent de les voir ou au moins de les
admettre. Ils laissent aux autres le soin d'établir la vérité,
et abandonnent le remède à des mains qui ne savent pas
l'appliquer et à ceux qui feront avec colère ce qui devrait
être fait avec amour et respect.
Home, Trinità dé Monti, mardi saint, 19 avril 1859.
Ce livre est reste' fermé tout l'hiver. J'écris quelques
mots qui laisseront la trace de ce séjour inattendu à Rome,
de cette retraite dans ce cher endroit où je me trouve
encore une fois, toujours avec la même sensation de bien-
être, de silence, de paix, de solitude, toutes bonnes choses
partout et toujours, meilleures que jamais dans ce temps
de disputes et de discussions. Au milieu d'elles, ma viva-
cité me tend des pièges invisibles qui troublent mon cœur
et mon âme, et les mettent mal à l'aise. C'est une des prin-
cipales raisons qui m'ont fait saisir l'occasion qui s'offrait à.
moi de passer quatre jours dans le refuge du couvent. Ce
temps est court, sans aucun doute, mais il est suffisant
pour prendre un bain de recueillement et de paix, dont
je sortirai calme et reposée, même en ne m'y plongeant
qu'un instant.
MADAME CRANL.N. 8
114 MADAME CRAVEN (1859)
J'ai souffert uniquement de mon trouble de conscience,
et de mes inquiétudes pour ma chère enfant ' qui n'est pas
encore rétablie. Néanmoins j'ai prié, et je suis restée si-
lencieuse; j'ai lu et écrit en paix. J'ai abandonné tous mes
désirs entre les mains de Dieu ; au moins, j'espère avoir
pris quelques bonnes résolutions. Je retournerai demain
dans le monde, sinon meilleure, je me connais trop bien
pour espérer cela, du moins avec de nouveaux et ardents
désirs de le devenir.
Pendant la même retraite, Mme Graven écrivit dans
son livre de méditations :
Rome (en retraite à la Trinité-du-Mont), 15 avril 1859.
Mon intelligence et mon cœur sont également convain-
cus. Qu'est-ce donc qui résiste en moi ? Je ne sais : mais
vous le savez et pouvez me guérir.
Faites-le, mon Dieu ! C'est ma faiblesse, je crois, qui est
si grande et si forte contre moi. Oh ! Jésus, il vous est bien
facile de la vaincre et de la fortifier, et si vous daignez le
faire, oh ! je vous en bénirai seul. Je sens et je sais trop
bien qu'aucune force, même humaine, ne se trouve en
moi.
Mme Graven s'indignait de l'absolutisme qui traî-
nait la religion dans la boue, mais elle restait tou-
jours légitimiste d'après les principes de M. de
Falloux. Sans doute que son rêve d'une monarchie
libérale était trop anglais pour la pratique italienne,
et elle ne se rendait pas assez compte de ce qui pnu-
vait remplacer le despotisme des sociétés antichré-
tiennes dont l'Italie était couverte.
L'enthousiasme est toujours confiant et 1. ■-
cations pour la liberté, exprimées dans un noble lan-
gage, remuaient son âme de Bretonne. Eblouie par la
clarté de l'aurore, elle ne voyait pas le mal qui -
1. Lina Ravaschieri était atteinte de la maladie qui lit ci
dès lors sa mort urématurée.
LETTRE A M. MONSELL 115
vêla après que les Français eurent accompli l'œuvre
rapide de la délivrance de Milan.
Le chagrin qu'éprouva Mme Craven pendant ce
printemps et cet automne, tandis qu'elle veillait avec
son amie auprès du lit de leur chère Lina, domina
sans doute toutes ses inquiétudes secondaires, et dé-
couragea ses espérances dans l'action du « Veltro »,
comme elle appelait Napoléon, en citant son poète fa
vori, Dante. Une lettre écrite dans le courant de cet
automne si rempli d'événements, entre les batailles de
Magenta et de Solférino, donnera un aperçu de ses
sentiments.
A M. MONSELL.
Naples, 14 juin 1859.
La lettre ci-jointe est une ligue pour le frère de mon
ami, le Bénédictin que vous m'avez autorisée à vous pré-
senter, et qui, à la réception de ce mot, laissera probable-
ment sa carte chez vous. Je suis sûre que vous serez assez
charitable pour le recevoir, et assez patient dans le cas où
(comme beaucoup d'Italiens dans le moment) il exprime-
rait des opinions pas tout à fait aussi anti-françaises que
les vôtres (je suppose), en commun avec la généralité des
Anglais. Pour ma part, je pourrai peut-être considérer la
question dans la même lumière que vous tous, quand j'au-
rai quitté ce pays. Mais c'est totalement impossible à qui-
conque se trouve de ce côté des Alpes, où le seul fait très
apparent est l'expulsion des Autrichiens de l'Italie. On l'a
jusqu'à présent désirée plus ardemment en Angleterre que
partout ailleurs, et je suis assez stupide pour préférer le
voir s'accomplir par la guerre que par une insurrection.
De grands et heureux changements s'accomplissent de
même ici, mais j'ai peu de temps et peu de pensées à don-
ner à tous ces intéressants sujets, étant complètement ab-
sorbée par la maladie dangereuse d'une chère enfant que
j'aime autant que si elle m'appartenait, la petite-fille des
Filangieri. Sa mère, la duchesse Ravaschieri, est la plus
chère amie que je possède maintenant, et je sens sa dou-
leur non seulement pour elle, mais pour moi-même, celte
116 MADAME CRAVEN (1859)
enfant chérie ayant été presque continuellement avec moi,
ces cinq dernières années.
Au mois de mars précédent, Lina avait été sérieu-
sement menacée pour la première fois de la consomp-
tion qui l'enleva après dix -huit mois de souffrances.
« Elle s'était envolée loin des ombres de notre nuil »,
et bien que Mme Craven dût connaître « ces ombres »
longtemps encore, elle se détacha dès lors plus que
jamais des intérêts mondains. Pourtant les vaillantes
paroles qu'elle écrivait à la conclusion de ses médi-
tations sur l'Epiphanie, montrent l'esprit qui de tout
temps la dirigeait.
En tous cas, lorsque notre vraie voie, celle où Dieu nous
a placés, nous conduit dans le monde, ne perdons pas
notre temps à soupirer après des chemins qui ne sont pas
les nôtres. En quelque lieu que nous soyons, quelque
chose que nous lassions, Dieu veut de nous, et se veut à
nous, cela est certain, et si cette union est plus difficile à
réaliser dans la position où nous sommes que dans d'au-
tres que nous rêvons, croyons que cette difficulté qui fait
notre douleur et notre malaise sera peut-être un jour au
nombre des choses que nous bénirons Dieu de nous avoir
infligées, lorsque nous lirons en Lui l'histoire de ses des-
seins sur nous.
Pendant l'été, Mme Craven fît sa visite ordinaire en
Angle terri'.
Elle connaissait mieux que personne le plaisir tou-
jours nouveau pour elle de se retrouver dans le monde,
et elle ne désirail pas qu*il en fût autrement. Elle ne
luttait pas contre les influences humaines, mais avec
les forces qui les corrompaient. On a pu dire qu'elle
('•lait mondaine, qu'elle jouissait de son succès et de
sa popularité, qu'elle aimait à les augmenter et visait
à la plus haute distinction. Mais le lecteur comprendra,
après avoir parcouru les pages précédentes, combien
son but élait élevé. Dans le monde, peu de ses amis
CASTAGNETO 117
en avaient même l'idée, bien qu'elle excitât une sur-
prise curieuse en passant au milieu d'eux. Quelqu'un
qui la vit beaucoup à Naples en 1859, 1860 et 1861,
écrit d'elle avec une certaine vérité :
« Mme Craven était une artiste consommée, et je
puis* dire que toute sa vie, le secret de son charme
résidait dans « l'étincelle divine » de l'art qui était chez
elle la clé de tout. Elle mettait toute son àme dans
ce qui l'intéressait, la religion, la politique ou la vie
mondaine, et à cause de cette qualité même, elle fut
souvent mal jugée par ce qu'il est convenu d'appeler
le « monde ». En Italie, avec le charmant naturel du
caractère italien, elle pouvait être et était elle-même. »
Il est inutile d'ajouter que celui qui la jugeait ainsi
était lui-même un artiste. Elle était également admi-
rée par des amis absolument différents les uns des
autres, tels que Mme Swetchine et la duchesse Rava-
schieri, Montalembert et Lord Palmerston, et dans les
milieux qui ne ressemblaient en rien à son cercle de
Chiatamone ou de Berkeley square.
Elle écrit dans son journal :
Castagneto, 6 octobre INr>9.
Depuis le 15 avril jusqu'à ce jour 6 octobre, que s'est-il
passé? Tellement de choses, que ce volume et trois ou
quatre autres plus grands seraient remplis, si j'avais écrit
chaque jour ou même chaque mois un compte rendu dé-
taillé de mes nombreuses impressions.
Les impressions et les sentiments de l'année précé-
dente se renouvelèrent pendant la semaine sainte. La
duchesse Ravaschieri n'était pas à Rome en 1859,
mais Mme Craven y trouva M. Rio, dont elle ne parta-
geait pas toutes les idées sur la peinture et la sculp-
ture. Il admirait tout spécialement les Amazones du
Vatican et la Minerve qui se trouve dans le Braccio
Nuovo, mais Mme Craven dit avec son large jugement
118 MADAME CRAVEN (1859)
et son goût libéral qu'on ne reconnaîtra jamais géné-
ralement qu'elles soient les types uniques de beauté
féminine qu'ait produits la sculpture.
La beauté d'expression peut suffire en peinture, mais il
n'en est pas de même pour la sculpture. Xous ne pouvons
regarder des statues, sans reconnaître quelle large part il
faut accorder à la beauté des contours. Une tète de femme
de'pouillée de cheveux ou entièrement cachée par un cas-
que, ne satisfait pas l'œil en lui présentant la beauté idéale
qu'il cherche et qu'il est en droit de chercher, puisque les
artistes prétendent l'offrir.
Mes objections ont paru ridicules et puériles au dernier
degré à Rio. Il ne me croit plus capable de jug^r de l'art,
et m'accuse avec dédain de confondre la beauté avec la
grâce, et de donner à la grâce une importance qu'elle ne
devrait pas avoir et qui est incompatible avec ce point de
vue élevé à l'aide duquel nous devons juger les productions
de l'art. Je reste incertaine pourtant, et me demande si la
grâce n'est pas une condition indispensable de la beauté.
Il peut quelquefois en être autrement pour la peinture,
parce qu'elle exprime un grand nombre d'idées, plus éle-
vées que la beauté ; par conséquent cet art dépasse pour
moi la sculpture, presque autant que l'âme dépasse le
corps.
Toutes ces pensées ont cependant joué un rôle secon-
daire dans mes impressions à Rome, cette année. Un grand
et poignant intérêt absorbait tous les autres. Quand je suis
arrivée à Rome, la guerre nous menaçait, elle a éclaté pen-
dant que j'étais là. J'ai appris sur la Piazza di San-Pietro
que les hostilités avaient commencé. C'était le lundi de
Pâques, et je venais de recevoir la bénédiction papale.
L'effet de la guerre sur mes projets personnels a été de
me faire retourner à Naples que j'avais quitté un mois au-
paravant avec l'intention d'aller à Paris. Bientôt après
avoir pris cette décision, je me suis aperçue que j'aurais
mieux fait de continuer mon voyage.
Je suis revenue pour éprouver la douleur ûe voir soutirir
ma bien-aimée Lina pendant trois moi-, comme j'e
rais qu'il était impossible à un enfant de souffrir. Mainte-
nant, je n'ai pas le courage de m'étendre sur ces terribles
Mme CRAVEN LIT LA VIE DE Mmo SWETCHINE i 19
jours ; ils sont tous marqués dans mon livre de notes. J'ai
souffert l'agonie de ne rien pouvoir pour soulager une
petite créature chérie, que j'aime d'un amour de mère. Ce
sont des raffinements de douleur, et cependant, j'étais
obligée de continuer ma vie ordinaire, car le monde ne
tolère pas les affections en dehors des conventions, et ce
que l'on ne comprend pas est pour la plupart du temps
blâmé. A tout cela se mêlait une grande agitation politique,
et pour Auguste de nouvelles espérances et de nouveaux
déboires. En partie sur le conseil de mon médecin, qui
craignait pour moi l'été à Naples après tant d'agitations,
je suis partie le 29 juin, pour la seconde fois, et j'ai passé
en France et en Angleterre les mois de juillet et d'août.
Gastagneto, 15 décembre 1859.
Le 15 décembre ! etje suis encore dans les montagnes
couvertes de neige.
C'est un étrange mais un heureux concours de circons-
tances, et je veux rappeler celles de mes impressions qui
peuvent avoir quelque importance pour moi.
J'ai reçu les deux volumes ' qui contiennent la vie et
les écrits de Mme Swetchine.
J'ai lu, etje lis encore. Sa chère voix est encore vivante,
sa chère image est devant moi. Je reviens par le souvenir
à quelques-uns des jours trop rares de ma vie, où je me
trouvais avec elle. Sa pensée et ces volumes confirment les
impressions et les désirs réveillés par ce séjour inattendu
à la campagne, et par l'épreuve de la vie solitaire qui est
la mienne depuis quatre mois. Dans toutes les perplexités
de mon existence, je vais à elle par la pensée. Je me mets
près du foyer à Fleury et je lui parle, et il me semble en-
tendre sa voix, et je voudrais lui dire ceci :
« Au banquet de la vie, ne pouvons-nous pas nous
mortifier par le sacrifice d'un plat? Les guides de la vie
spirituelle ne nous disent-ils pas que nous devons sa-
crifier au moins la « dernière bouchée » ? Ne puis-je pas,
moi qui ai tant vécu dans le monde, me décider enfin à
laisser cette dernière bouchée, ce reste de goût que je
garde, et qui n'a pas été abandonné comme il aurait dû
1. De M. de Falloux.
420 MADAME CRAVEN (1859)
l'être depuis longtemps ? » Là-dessus, il ne peut y avoir
qu'une opinion, et ma chère amie me répondrait: « Cer-
tainement, abandonnez-la; le plus tôt et le plus complète-
ment sera le mieux si vous le pouvez sans manquer à
aucun devoir. »
Avec quelle intention Dieu m'a-t-il placée dans ma si-
tuation ?
Il y a quatre motifs qui justifient dans le monde la pré-
sence des personnes qui désirent que leur vie soit considé-
rée comme une vie chrétienne : la nécessité de protéger
la carrière de leurs enfants, une position officielle qui lie
le monde, et le devoir, ou une situation élevée qui a aussi
des obligations du même genre. En un mot, et par-dessus
tout, le devoir absolu d'une femme est de consulter d'a-
bord les goûts de son mari et de s'y conformer. La retraite
ne serait qu'un piège pour celle qui se l'assurerait aux dé-
pens de l'agrément de son mari, qui, bien avant le sien,
doit être sa première considération
CHAPITRE XIV (1860)
.Mme Craven quitte la duchesse Ravaschieri et Lina pour venir en
France. — Lettre à la duchesse Ravaschieri. — Mort de Lina.
— Douleur de Mme Craven. — Visite à la Roche-Guyon, chez
la duchesse de la Rochefoucauld. — Mme Craven rejoint la du
chesse Ravaschieri à Florence.
Le 7 mars 1860, nous trouvons cette touchante
pensée dans les méditations de Mme Craven :
J'ai soif, oh ! oui ! Pauvre créature que je suis, j'ai soif
de repos, de paix, de stabilité, de sécurité, de certitude,
de connaissance, d'amour, de bonheur, d'immortalité. Je dis
cette parole à Dieu, et Dieu dit à son tour :
J'ai soif d'abandon, de confiance, d'espérance, d'amour :
d'un complet abandon, d'une entière confiance, d'une es-
pérance illimitée, d'un amour sans bornes.
Le duc et la duchesse Ravaschieri conduisirent leur
enfant à Florence pour consulter les médecins, et lui
procurer un repos qui n'était pas possible dans le
sud de l'Italie Lina revint à IN'aples avec ses parents,
et le 14 août, Mme Craven l'embrassa pour la dernière
fois. Elle mourut le 1er septembre, à Florence, où l'on
était revenu pour voir encore les médecins, alors que
des affaires importantes retenaient sa « chè^e Pau-
line » en France. Mme Craven écrit :
122 MADAME CRAVEN (1860)
Oh ! Thérèse ! que mon cœur saigne ! Il y a si peu de
temps que je vous ai quittée, et j'ai déjà soif d'un mot dii
vous, me disant comment notre cher ange a supporté le
voyage et la fatigue d'un tel départ, dans un pareil état de
faiblesse. Oui, je crois que vous avez eu raison eu vous
décidant à tenter ce changement. Ici, après son audacieux
exploit, Garibaldi, entrant non seulement dans la baie,
mais dans le port, et s'emparant du plus beau navire de
guerre de la marine napolitaine, semble revêtu d'un
pouvoir sans limites. Son prestige frappe le peuple de ter-
reur, comme tout ce qui est mystérieux et inconnu. Ima-
ginez-vous, quand ce fait est devenu public, notre baie cou-
verte tout à coup de bateaux remplis de gens se sauvant
sur l'autre rive. Un de ces jours, pendant que j'étais à l'é-
glise, il y a eu un peu de bruit, et tous ceux qui étaient là
pour entendre la messe se sont enfuis en criant : « Voilà
Garibaldi ! » Qu'auriez-vousfaitau milieu de cette agitation,
alors que notre cher ange a tant besoin de paix et de tran-
quillité ? Les plus étranges rumeurs flottent dans l'air, et
on raconte des faits incroyables. J'écoute d'une oreille dis-
traite, et j'entends tout avec indifférence, car mon cœur
est avec vous, et vos craintes et vos espérances sont les
miennes. Pour des raisons que vous connaissez, j'ai résolu
d'aller à Paris arranger quelques affaires. Après cela, je
vous rejoindrai à Florence en octobre. Oh ! puissé-je trou-
ver notre enfant en meilleure santé !
Je suis avec vous de cœur et d'âme.
Lina mourut le 1er septembre *. Sa maladie se ter-
mina plus rapidement qu'on ne s'y était attendu. Lt
30 août, .Mme Craven écrivait de Paris à la duchesse
Ravaschieri :
Oh! ma Thérèse bien-aimée, j'ai versé des torrents d(
larmes en lisant votre lettre du 20. Si vous m'aviez prévi
nue à Civita-Vecchia, où j'étais ce jour-là, j'aurais coun
près de vous. Mais Dieu ne le voulait pas. Il nous épar
gnera, je l'espère ardemment, la plus amère des douleurs
Après une crise de cette violence et un si prompt retour
la vie, que ne peut-on craindre, mais aussi que ne peut-oi
1. Elle était née le 9 novembre 1S4S.
MORT DE LINA 123
espérer pour notre Lina ? Comment endurer une pareille
anxiété ? Cela me tue de la voir souffrir, mais aujourd'hui
je suis malade du chagrin de ne pas être là.
Que Dieu vous envoie quelque consolation, ma Thérèse,
et à moi, la force de supporter cette séparation qui me
semble parfois intolérable.
Paris me parait très triste, tout mon cœur est mainte-
nant en Italie.
Si j'osais faire un projet, ce serait de partir immédiate-
ment d'ici ; que Dieu le veuille ! Le cœur me manque en
lisant votre lettre. Mais il y a de la douceur dans cette
ouffrance, quand je pense aux divines consolations que
vous avez eues à Florence, et que vous auriez vainement
herchées à Naples pendant ces jours. Que Dieu vous aide!
Ecrivez, écrivez tous les jours, quand ce ne serait qu'une
igné.
Un télégramme apporta à Dangu, où se trouvait en-
•Miv Mme Craven, la nouvelle de la mort de Lina, le
septembre. Pauline écrivait :
Thérèse ! Est-ce bien vrai ? Est-ce possible ? Est-ce moi
lui vous écris, moi si loin de vous aujourd'hui ! Ma pau-
're amie, ma Thérèse bien-aimée ! Mes yeux sont aveu-
;lés par les larmes et je ne vois plus ce que j'écris. Peut-
:tre en ce moment avez-vous le télégramme par lequel je
'ous demande de m'appeler quand vous voudrez, si vous
ne désirez pour que nous pleurions ensemble notre fille,
'out le monde ici prend part à mon chagrin. Avec son
unir de mère, Emma partage votre douleur et a pitié de
a mienne. Je devrais être à Boury, là où reposent ceux que
'ai tant aimés et tant pleures. C'est là que j'aurais dû ap-
irendre la mort de cet ange qui est allé les rejoindre pour
oujours. Je n'ai de force que pour vous presser sur mon
œur et prier avec vous.
Quelques jours après, Mme Craven supportait plus
ourageusement la désolation profonde que lui cau-
ait la mort de Lina. Le 12 septembre, elle écrivait
ncore à la duchesse Ravaschieri :
124 MADAME CRAVEN (1860)
Une visite à la Roche-Guyon, à la bonne duchesse de la
Rochefoucauld, m'a empêchée hier de finir ma lettre. Je ne
l'avais pas vue depuis les derniers moments de notre chère
Mme Swetchine. J'ai besoin de retrouver ceux qui ont
connu Lina et qui vous connaissent. Je quitte ce gai et
pourtant mélancolique Dangu, pour retrouver demain à
Paris, Laura ' et Marie'2, et pleurer avec elles notre chérie.
J'ai besoin en outre des consolations du Père Gratry pour
fortifier mon àme et l'élever vers le ciel.
Mon vieil ami Boislecomte :J est scandalisé de mon cha-
grin et m'écrit pour m'en blâmer. Je vous envoie sa lettre.
Je vous écrirai de Paris demain.
Dans sa méditation de ce jour, Mme Craven écril :
« Mon âme est triste jusqu'à la mort! Mon âme esfl
égarée sur une mer de douleur. Je ne puis médite!
aujourd'hui. Mon Dieu, je laisse mon cœur saigner â
vos pieds. »
Parmi ses amis et ses relations, Mme Craven ne
trouva pas en France une grande sympathie pour ses,
opinions sur l'Italie que de si graves événements agi-
taient alors. L'épreuve de la mort de Lina raffermit,
peut-être son âme ; se trouvant à Fontenay, le 20 sep-:
tembre, elle écrivait :
Il faut accepter dans toute son amertume, dans toute
son étendue, la cruelle privation, la joie perdue, la dou-
leur enfin telle qu'elle frappe.
L'accepter, la souffrir, l'offrir. Lutter contre les pensées
aggravantes et destructives de toute paix que suggère-
l'imagination, et qui troublent si cruellement la mienne.
Regrets, retours dévorants et inutiles sur ce qu'on n'a pas
fait, qui consument les forces et ôtent le pouvoir de se
résigner. Il faut lutter contre cette sorte d'aberration que
produit la douleur.
1. A ce moment, princesse de Gamporeale, et depuis Donna
Laura Minghetti.
2. Maria Gamporeale, comtesse Bulofi.
3. Le comte de Boislecomte, attaché précédemment à l'ambas-
sade de M. de la Ferronnays à .Saint-Pétersbourg, ministre de
France à Lisbonne en 1837.
DOULEUR DE Mme CRAVEN 125
Ce mystère de la souffrance d'un enfant! Oh! mon Dieu!
aidez mon pauvre esprit à le comprendre, et faites cesser
cette torture inutile qui abaisse au lieu d'élever mon àme
en me retraçant sans cesse ce douloureux passé, au lieu du
présent glorieux qui est pour elle, tandis que la tristesse
est pour nous seuls. Otez cette illusion qui associe encoie
avec sa chère image l'idée de la souffrance et du martyre,
au lieu de celle de l'immortalité et de la gloire !
Avant la fin du mois d1oc tobre, Mme Craven rejoi-
gnit à Florence la mère de Lina. Le 31 octobre, elle
note que tous les ans, ce jour-là, elle médite sur les
béatitudes du ciel et termine par ces mots touchants :
Ah ! chère petite àme bénie, réunie en ce moment et
pour toujours à ceux qui me furent les plus chers sur la
terre, de quel œil dois-tu regarder avec eux les tour-
ments que me causent mon ignorance et ma faiblesse !
Mais, Linette chérie, sois maintenant l'ange protecteur de
ta vieille amie. Prie pour elle, aide-la, attire son âme et
toutes se* facultés vers le ciel où tu vis avec les autres
qu'elle aimait, et que tu aimais aussi avant de les avoir
rejoints.
>
CHAPITRE XV (1860-1801"
Séjour à Florence avec la duchesse Ravaschieri. —Lettre de Mme
Craven aux Montalembert. — Mme Craven quitte la duchesse
Ravaschieri et rejoint son mari à Naples. — Lettre à la dm
Ravaschieri sur l'agitation politique à Naples. — Mgr Cap-
tro. — Mme Craven projette avec Alfonso Casanova d'établi
asilespourles enfants à Naples. — Difficultés avec la municipalité
— Elle fonde une crèche à ses frais. — Réussite de son entrepi is0
— Lettres à M Monsell et au Père Lacordaire. — Réponse <'u
Père Lacordaire. — Dépenses de M. Craven pour retrouver la
« rivière perdue ». — Anxiétés de Mme Craven. — Castagneto
Dans leur chagrin, Mme Craven et son amie trouvè-
rent à Florence une plus grande tranquillité qu'à Na-
ples. Au bout de quelque temps, elles recommencèrent
à s'intéresser un peu aux affaires politiques. En arri-
vant de France où elle avait discuté toutes les ques-
tions religieuses, Mme Craven écrivit à ses ami^. là
comte et la comtesse de Montalembert, dont elle ni
partageait plus les opinions en ce qui concernait
l'Italie. Elle était et serait toujours pour la liberté re-
ligieuse dans la lutte européenne et contre l'interven-
tion de l'Etat. Quand elle écrivit cette lettre, elli aulo-
risa la duchesse Ravaschieri à la copier et non- n
donnons les passages suivants :
LETTRE DE Mme CRAVEN AUX MONTALEMBERT 127
Florence, 13 novembre 1860.
Je ne me serais pas résignée facilement au chagrin de ne
pas vous avoir vus pendant mon séjour en France, si je
n'avais pas senti que ma présence ici consolait ma pauvre
amie. Avec elle seulement, je puis exprimer librement le
chagrin qui m'a torturé le cœur ces trois derniers mois.
J'aurais regretté ces jours passés avec vous, parce que je
n'aurais pu être auprès d'elle pour trois tristes anniver-
saires que nous avons célébrés ensemble. Nous les avons
passés presque entièrement dans l'église des SS. Apostoli
où reposent les restes de notre chère Lina. Mes amis ! si
vous saviez quelle profonde tendresse cette enfant avait
fait nailre dans mon cœur et quel triste vide sa mort y a
laissé, vous me pardonneriez de vous parler d'elle, au mo-
ment où vos pensées sont tournées dans une direction toute
différente. Je suis si habituée à trouver de la consolation
auprès de vous, que je ne puis croire qu'elle me manque
aujourd'hui. Je désire beaucoup que vous connaissiez com-
plètement cette enfant, et je vous envoie la traduction de
ce que sa mère m'a écrit de Bologne '. '
Je suis sûre qu'en lisant sa vie, vous trouverez la res-
semblance qui existait entre l'âme angélique de Lina et
les âmes bien-aimées unies à la mienne par des liens qui,
en se brisant, ont aussi brisé mon cœur. Vous verrez qu'il
me fut aussi bon que doux d'avoir retrouvé, au déclin de
ma vie, mon heureuse jeunesse personnifiée dans cette
créature choisie de Dieu.
Malgré toute la peine de ces derniers temps, il faut, que
je vous dise à quel point notre vie retirée dans cet endroit
ravissant m'a fait de bien. C'est une des villes du monde
que je préfère. Tout en étant le centre d'une noble exis-
tence intellectuelle et matérielle, elle conserve les traits
gravés par un passé illustre. Ayant laissé derrière moi les
luttes trop bruyantes, les discussions violentes, le tumulte
que la politique amène toujours en France, je ne puis vous
exprimer le bien-être et le repos dont je jouis ici, où le
passé est toujours présent et le présent presque toujours
absent. Nous pensons rarement aux affaires publiques,
1. Celle traduction se trouve dans les « Réminiscences » do
Mme Craven, page 257.
128 MADAME CRAVEN (1860)
mais quand ceux que nous voyons en parlent, c'est, sous
une forme si peu agressive, que la différence paraît im-
mense entre leur façon d'être et la nôtre. Ici, au cœur de
l'Italie, je me sens plus satisfaite que partout ailleurs.
En France, quand j'entendais sonner, je tâchais de con-
former mon jugement à la mode française. Mais ici, je ne
puis m'empècher de voir le providentiel « eppur si muove »
qui me console, et calme mes craintes. Je ne puis être
qu'entièrement sincère avec vous, et pour cela, je me
crois obligée de vous dire que je suis convaincue de la so-
lidité et de la réalité du mouvement national qui dirige la
nouvelle Italie. Je crois sa formation possible, et j'espère la
voir; mais, comme dit le Père Ventura, il lui faut le pardon
et le baptême de l'Eglise. Je souhaite que de ce parti, qui,
d'abord en France, puis dans le monde entier, a proclamé
la nécessité de l'union entre la religion et la société mo-
derne, sorte une voix qui défende la cause italienne avec
une conviction capable de saisir l'importance de l'argu-
ment. Un tel homme, ou de tels hommes, s'ils apparaissent,
seront peut-être appelés révolutionnaires. Mais vous tous
qui en 1830 avait rendu un si utile service à l'Eglise,
n'avez-vous pas été traités de même ? N'étiez-vous pas
comme ceux que vous condamnez aujourd'hui en blâmant
l'Italie et en l'endurcissant dans sa tentation de chercher
la justice et de la trouver auprès d'hommes qui, aimant
comme vous la liberté, n'aiment pas également l'Eglise ?
Oh ! mes amis, ne m'imposez pas cette croix 1 Puisque je
vous ai ouvert mon cœur, laissez-moi vous dire tout ce que
je pense. Il est impossible de ne pas sentir et de ne pas
croire fermement que le pire danger pour cette pauvre
Italie serait de reculer. Dans l'explosion d'une douleur
(qui serait générale), elle pourrait tomber dans des excès
qui, je dois vous le dire, n'ont pas été commis pendant
les dix-huit mois qu'a duré cette révolution. Il me semble
que son seul mauvais côté (sa rébellion contre l'autorité
du Pape) n'atteint pas la foi religieuse, même de ceux qui
sont le plus à blâmer, mais qui sont moins affaiblis qu'on
ne le croit en France. Si Dieu suscitait un homme, un
saint qui trouverait le moyen de réveiller dans les cœurs
italiens l'amour de l'Eglise catholique, sans lui demander
le sacrifice de ses aspirations nationales, il serait écoulé
LETTRE A LA DUCHESSE RAVASCHIERI 129
par un peuple à genoux. Bref, ce que vous me disiez un
jour de l'Angleterre, est mille fois plus vrai encore pour
l'Italie. Oui, elle a besoin de l'Eglise, et l'Eglise a besoin
d'elle. Que Dieu bénisse ceux qui entreprennent de les ré-
concilier, qu'il augmente leur nombre, et les cherche parmi
ceux que je désire voir de leur côté. Je m'arrête, effrayée
de mon audace. Vous ne me reprocherez pas au moins
d'être du parti le plus fort (reproche amer sur vos lèvres).
C'est tellement le contraire, que je suis peut-être la seule
parmi vos amis, hommes ou femme?, qui aie le courage de
vous parler ainsi.
Pour ceux qui, contrairement à vous, sont influencés par
la force et par le nombre, faire partie de la majorité est
une considération importante.
Mais que puis-je faire? Ne vous ai-je pas dit que ma vo-
lonté n'était pas assez forte pour dominer ma raison ?
Ma raison, je le sais, ne s'inclinera jamais que devant des
questions de foi religieuse, et Dieu merci, pour celles-ci, je
jouis de ma pleine et entière liberté.
Cette lettre fut écrite avant que Mme Craven quit-
tât Florence pour rejoindre son mari à Naples. De là,
elle écrivaitàson amie, le 1er décembre 1860 :
Chère Thérèse,
Je suis étourdie quand je regarde autour de moi, et en
voyant que tout est aussi changé que la vie de mon cœur.
Laissez-moi d'abord parler de vous. Il me tarde de savoir
pourquoi je n'ai pas eu de vos nouvelles depuis notre
triste séparation. Chère amie, acceptez comme une conso-
lation, aussi légère soit-elle, l'assurance que nous gardons
le souvenir de votre ange dans notre cœur. Elle est pré-
sente à toutes nos pensées comme aux vôtres. Je la vois et
je la retrouve partout. Que notre vie à Florence était
douce! J'aurais voulu qu'elle durât plus longtemps. Que
puis-je vous dire de moi, dans ce Naples si changé, changé
de tant de façons différentes, mais toujours pareil dans les
choses matérielles, toujours avec le même ciel bleu. Il me
semble vivre dans un rêve troublé, et le mot napolitain
« stonata » (faux) peut seul vous faire comprendre ma si-
tuation depuis mon retour.
MADAME CRAVEN. 9
130 MADAME CRAVEN (1880)
Quant aux changements politiques ici, pour le peu que
j'en ai vu et pour tout ce que j'en ai entendu, l'horizon pa-
raît s'éclaircir de plusieurs côtés. Comme après la tem-
pête, quand les nuages disparaissent, on voit des espaces
bleus, de même les figures sinistres et grotesques qui se
montrent après chaque révolution se font de plus en plus
'ares de jour en jour. Il y a encore beaucoup de chemises
rouges, et elles font un peu de bruit, particulièrement les
Garibaldiens anglais ; mais Farini va y mettre bon ordre.
Il a appelé à son aide des hommes capables de seconder
ses excellents projets. On désire le retour du cardinal
Riario, et on l'espère, s'il n'est pas certain. Ce qu'il y a de
mieux dans le clergé napolitain doit le voir aujourd'hui,
et le supplier de reprendre ses fonctions, avec la promesse
que lui et l'Eglise jouiront d'une entière liberté, plus
grande peut-être qu'elle n'existait avant.
En un mot, si ce n'était le caractère napolitain qui
cherche toujours le mauvais côté, je crois qu'en gouver-
nant bien au milieu de mille difficultés, nous atteindrions
un avenir prochain de paix et de progrès.
On désire beaucoup ici la construction des chemins de
fer. Ils donneraient du travail et développeraient de la vie
dans cette partie de l'Italie qui en manque tant. Auguste,
mon frère Charles, De Marti no et d'autres y travaillent ac-
tivement, comme représentants de plusieurs capitalistes
étrangers. Imaginez-vous s'il m'est agréable de me mettre
à table tous les jours entre mon frère qui juge ces affaires
comme tous les Français, et le comte Arrivabene, un jeune
garibaldien, à peine défroqué et débarbouillé de sa pri-
son de Gaëte. Il en est sorti grâce à un échange de pri-
sonniers, ainsi que le correspondant d'un journal anglais
qui s'est trouvé avec Garibaldi dans sa campagne, et a été
cantonné chez nous.
Il me semble parfois être sur des charbons ardents, et
j'éprouve un désir fou de me sauver, particulièrement
quand ils mettent en avant cette éternelle question ro-
maine. Cependant, je ne vous cacherai pas, comme aux
autres en général, que devant la force morale de ces plé-
biscites, conduisant l'un après l'autre les villes italiennes
à une réunion en un seul royaume, je ne puis m'empêcher
d'espérer que le « gran rifuito » de ces provinces perdues
MONSEIGNEUR CAPECCELATRO ET ALFONSO CASANOVA 131
pourra enfin venir de Rome ; ce qui augmentera consi-
dérablement le pouvoir spirituel du pape. 5
La prière continuelle de Mme Craven était donc que
ses chers Italiens ne perdissent pas leur foi en ser-
vant leur pays. Et parmi ceux qui la blâmèrent de son
enthousiasme pour les droits individuels de l'huma-
nité, peu, s'il y en eut même quelques-uns, cherchèrent
comme elle un secours spirituel au sein même de l'E-
glise, peu lui demandèrent l'humilité et l'obéissance
nécessaires pour se soumettre à ses décrets. Elle avait
besoin d'une aide : elle la trouva dans les conseils et
la direction de Mgr Capeccelatro, maintenant cardinal-
archevêque de Capoue.
« Je n'ai jamais connu un plus noble esprit, » écrit-
elle de lui, « une intelligence plus claire. Sa raison
profonde et son cœur aimant me rappellent à chaque
instant l'abbé Gerbet. Son conseil, cependant, est plus
c ! licace, parce qu'il est tout-puissant, comme la lumière
de son intelligence et de son àme. Je vois souvent
Alfonso Casanova, qui est aussi plein de foi religieuse
que de vrai patriotisme. »
Mme Craven avait étudié avec lui plusieurs plans
d'institutions charitables nouvelles à Naples, mais
appréciées ailleurs. La création, dans chaque quartier
de la ville, d'un asile pour les enfants dirigé par les
sœurs de Charité, était un de leurs projets communs.
Mais la municipalité, craignant d'être accusée de clé-
ricalisme, refusa les sœurs. Mme Craven établit une
crèche à ses frais, et la rattacha à la maison principale
des sœurs de Saint-Vincent de Paul, pour servir de mo-
dèle aux autres institutions du même genre. Son zèle
et son courage furent récompensés ; les préventions
du conseil municipal tombèrent, et d'autres crèches
furent fondées et prospérèrent comme la première.
Les pauvres, nous le voyons, durent beaucoup à
Mme Craven. Elle fit pour eux plus encore pbut-être
par son énergie et son intelligence que par les gêné-
132 MADAME CRAVEN (1861)
reuses aumônes des représentations des années pré-
cédentes. En 1861, on prit pour la suppression des
monastères des mesures qui peinèrent et découra-
gèrent le cœur fidèle de Mme Craven. Elle employa
toute son influence à faire exempter de ces mesures
injustes les oratoriens de Naples, les abbayes de Bé-
nédictins, dans cette partie de l'Italie, et quelques au-
tres maisons religieuses.
Au mois de mars, elle écrit à la duchesse Ravaschieri :
Chaque jour, pour une cause ou pour une autre, j'ai des
raisons de croire que mon se'jour à Naples dans ce temps
troublé n'est pas complètement inutile, et que j'accomplis
la volonté de Dieu, en faisant le peu de bien qu'on attend
de moi. Si vous saviez quelles lettres cruelles je reçois de
mes vieux et chers amis d'au delà les Alpes, et quel chagrin
j'éprouve d'être si sévèrement jugée et si peu comprise,
parce que je sympathise avec votre pauvre nouvelle Italie!
Au milieu de ses craintes et de ses espérances,
Mme Craven écrit le 30 janvier 1861, à M. Monsell :
Naples.
Vous me demandez de vous écrire, et vous tenez à ce que
je vous dise ce que je pense et ce que j'ai pensé de tout ce
qui se passe en Italie. Mais vous savez très bien qu'une
lettre (et même vingt) n'y suffiraient pas. Comme il est im-
possible de tout vous dire et qu'il serait malicieux de
n'en dire que la moitié, je me tais pour le moment.
Nous sommes réellement dans un temps d'épreuve ex-
traordinaire. Je suis persuadée que vos enfants verront
pour l'Eglise des jours meilleurs encore que ceux que nous
avons connus. Mais cette ferme espérance ne suffit pas
pour relever mes esprits comme elle le devrait dans cette
obscurité du moment. Quelles sont vraiment les intentions
de l'empereur? Pour ma part, je ne le crois pas aussi mau-
vais que vous le dites. Je vois qu'il sait très bien résister
à l'Angleterre et repousser ses avis, selon qu'il lui agrée.
Il ne me parait céder que si on lui conseille ce qu'il
déterminé d'avance. Mais tout cela ne signifie rien :
« L'homme s'agite et Dieu le mène ». Et si jamais ces mot.
LETTRE AU PÈRE LACORDAIRE 133
de Bossuet furent vrais, ils le sont maintenant, et cette
'conviction est ma seule consolation.
Dans upe lettre au Père Lacordaire, Mme Craven ex-
prime librement ses inquiétudes de Française fidèle par-
dessus tout à l'Eglise, ainsi qu'à sa famille et à ses amis.
Elle rappelle au grand dominicain leur réunion sous le
toit de Mme Swetchine, dont elle évoque le souvenir
avant de parler de ses sympathies italiennes. Elle croit
évidemment qu'elles auraient été comprises par cette
femme accomplie à l'esprit si large, qui avait été leur
amie Elle plaide dans cette crise pour l'Italie à la fois si
malheureuse et si coupable, si folle et pourtant si sage,
tellement flattée et trompée, si mal jugée et si.mal com-
prise au delà de ses frontières. Mme Craven pensait que
le meilleur gouvernement pour les catholiques était
celui qui permettrait à la religion d'exercer son véritable
pouvoir sur les âmes de la façon la plus parfaite. « Il est
impossible, » s'écrie-t-elle, « que la liberté italienne,
même en atteignant Rome, puisse offenser l'Eglise au-
tant que l'absolutisme qui a régné si longtemps dans cet
ancien royaume. Malgré les dangers et les souffrances
qu'elle impose, je crois que la liberté est le seul pouvoir
salutaire et capable de guérir les maux de notre temps. «
Ces paroles peuvent sembler étranges de la. part
d'une femme élevée dans la société de la Restauration,
et dans les idées mystiques et orthodoxes de son
entourage. Mais depuis le jour où elle écrivait cette
lettre, que d'événements sont venus lui donner rai-
son ! C'était son amour pour l'Eglise et ses intérêts
les plus élevés qui lui faisait désirer qu'on respectât
les libertés humaines. Dans les hôpitaux remplis de
Garibaldiens et de Piémontais qu'elle visitait souvent,
elle trouva plus d'esprit de religion qu'auprès de ceux
qui avaient perdu la foi dans un idéal en perdant leur
propre indépendance.
Ce contraste fut une souffrance pour Mme Craven ;
elle écrit :
134 MADAME CRAVEN (1861)
Dieu seul mesure ce que je souffre quand la vérité s'im-
pose à moi de cette façon, et que je me sens irrésistible-
ment entraînée du côté opposé aux traditions de ma jeu-
nesse. Oui, le côté opposé ! je suis obligée de le dire. Par
ce que je vois maintenant et ce que j'ai vu avant, je com-
prends que revenir au passé (ce qui ne pourrait avoir lieu
que par les armes) serait la plus grande calamité qui pour-
rait tomber sur ces provinces et sur l'Eglise.
La réponse du Père Lacordaire calma les scrupules
de Mme Craven qui craignait d'avoir exprimé ses opi-
nions trop librement. Il écrit :
J'ai lu votre lettre avec le soin et l'attention qu'elle mé-
rite pour vous-même et pour ce qu'elle contient. Je par-
tage entièrement vos idées, excepté sur un point : l'unité
de l'Italie. Jusqu'à présent, je n'avais pas songé qu'elle fût
possible ni même désirable, si ce n'est en réservant une
partie du territoire italien pour le Saint-Père. Ce que
vous me dites me porte à croire le contraire, en gardant
toujours, cependant, ce qui de droit appartient au Pape.
Je ne puis rien écrire de précis là-dessus maintenant. Tôt
ou tard, les événements éclairciront ce qu'il y a d'obscur
pour le moment dans cette grande question. En attendant,
je trouve que l'Italie a le droit indéniable de secouer le
joug étranger, comme elle a le droit d'affirmer sa nationa-
lité et d'imposer au gouvernement les méthodes civiles et
politiques en harmonie avec les idées de la société mo-
derne. En un mot, elle est libre de se constituer soit dans
l'unité, soit confédérée, comme une nation maîtresse
de ses destinées dans la famille européenne. Tout cela nie
paraît clair et certain. Il est vrai cependant que la situa-
tion temporelle du Pape souffrira dans le présent de l'af-
franchissement de l'Italie. C'est une épreuve qui trouve
sa raison d'être dans les voies mystérieuses de la Provi-
dence. Souffrir n'est pas mourir et la lumière peut jaillir
de l'expiation par la douleur. Le monde a été sauvé, Home
peut être sauvée par la croix. Si la papauté ne regagne
pas son territoire, elle peut garder et retrouver ce qui est
nécessaire à sa dignité et à son indépendance. Ceci est im-
portant. A ceux qui me trouveront chimérique, je réponds
que la providence de Dieu et sa justice sont au-dessus des
RÉPONSE DU PÈRE LACORDAIRE 135
événements humains. Un chrétien ne peut raisonner
comme un athée. Dieu doit être son point de départ en
politique, même dans ce qui paraît au-dessus de l'expé-
rience humaine. J'hésite seulement entre l'unité et la fé-
dération, j'incline vers cette dernière, mais vous m'avez
donné une bonne raison pour désirer l'unité à cause des
besoins mêmes de l'Eglise dans le sud de l'Italie. Dieu y
pourvoira. En tous cas, votre opinion dans ces questions
ne me paraît pas devoir troubler votre conscience.
C'est le sentiment d'un esprit libéral et chrétien. Pen-
dant trente-six ans de mon existence, j'ai trouvé ma
force et ma consolation à ces mêmes sources. Si notre ami
Montalembert ne reconnaît pas dans les événements d'Ita-
lie un véritable progrès (exceptant toujours ce qu'il y a
de mauvais) dans ce qui nous a paru au bénéfice de l'E-
glise, c'est à cause de son aversion profonde pour le gou-
vernement français. La mienne ne va pas jusqu'à ignorer
ce fait que son action a pu servir l'Italie, quels que fussent
ses motifs. Dieu se sert de tout, même du despotisme et de
l'égoisme. Des mains qui ne sont pas absolument inno-
centes accomplissent quelquefois de nobles missions.
L'Italie, et Rome encore moins, ne peuvent demeurer
telles que les demandaient les traités de 1815. Toutes deux
attendent la main qui les soulèvera de ce lit de douleur
auquel elles sont attachées. Cette main s'est montrée.
J'aurais mieux aimé celle de Charles X, de Louis-Philippe,
ou de la République, ou d'une France en un mot possé-
dant des institutions libérales. On a repoussé cette œuvre,
un autre l'a acceptée. Qui pouvait l'empêcher? Dois-je me
déclarer contre l'Italie, parce que ses chaînes sont tom-
bées dans un moment inopportun ? Véritablement non ! Je
laisse aux autres cette violence de passion et je préfère
accepter le bien d'où qu'il vienne.
Lintérêt que Mme Craven prenait partout aux af-
faires politiques était un de ses traits caractéristiques.
On peut dire qu'elle vivait de la vie des pays où elle se
trouvait, même quand elle ne faisait qu'y passer. Son
esprit libre embrassait de vastes horizons, et c'était
presque nécessaire à son tempérament sensible et
inquiet. Elle admirait l'action avec enthousiasme, bien
136 MADAME CRAVEN (1861)
qu'elle cherchât à maintenir la paix en elle-même
pour calmer une trop prompte agitation. Elle avait
beaucoup souffert (ainsi que M. Craven) de l'impossi-
bilité où ce dernier s'était toujours trouvé d'exercer
ses facultés dans une sphère plus large. Quand l'Italie
du sud faisait de trop confiants projets pour le déve-
loppement national, M. Craven fut naturellement
tenté de partager ses espérances ; ces projets conve-
naient admirablement en eux-mêmes aux besoins de
ce pays endormi. Les deux entreprises pour lesquelles
M. Craven dépensa une partie considérable de sa for-
tune étaient urgentes. Il étudia avec soin la possibilité
de fournir Naples d'eau potable au moyen d'une ri-
vière qui avait largement suffi dans les temps ro-
mains. Mais son cours s'était perdu vers la mer, sous
la côte de sable et de galets. Un mémoire savant et
intéressant fut tout ce qui resta à M. Craven de ses
efforts pour améliorer l'état sanitaire de la ville, où la
fièvre typhoïde était si répandue. Il ne fut pas plus
heureux dans son entreprise des grandes routes et
des chemins de fer siciliens.
« La voie que nous suivons avec une anxiété fié-
vreuse n'est point la nôtre, » écrit Mme Craven, « cille
que nous avons suivie jusqu'à présent. Et je me de-
mande quelquefois ce que nous trouverons au bout : la
fortune ou la ruine. Nous étions faits pour la recherche
d'un autre idéal, et les millions qu'on fait briller de-
vant moi ne m'attirent pas. »
Elle écrit encore qu'elle a « soif de respirer l'air qui
élargit l'âme et rappelle les anciens jours de vie
pleine et de jeune ardeur, les heures de lecture dans
le sanctuaire de la bibliothèque ».
Pendant ce temps, la maison de Castagneto était
terminée. Mme Craven ne pouvant plus y attendre son
enfant Lina, se plongea dans la solitude et revint plus
fidèlement que jamais aux souvenirs de sa jeunesse
et à ses « Santi ».
CHAPITRE XVI (1862)
Castagneto. — Lellre à M. Monsell. — La Marmara.
Castagneto, 24 avril 1862.
Me voilà encore une fois dans ce nid que j'ai tant désiré
et que j'ai pris tant de peine à m'assurer. Dans quel but ?
Je me le demande. Ce premier jour de mon arrivée, je
voudrais rappeler mes intentions. Et d'abord, remercions
Dieu de cette réalisation de mes désirs. Je me plains si
souvent, et je murmure si vite! *
Une lettre écrite par Mme Craven dans le courant
de 18C>2 révèle l'intérêt continuel qu'elle prenait aux
affaires d'Italie. Intérêt secondaire pourtant à côté
du principal de son existence à cette époque, l'amour
d'Albert et d'Alexandrine qu'elle peignait avec le talent
et la ferveur d'un Angelico.
A M. Monsell.
Naples, 29 avril 1862.
Je reçois votre lettre à l'instant, et m'empresse de vous
en répondre une bien longue, comme vous la dédirez. Vous
la demandez justement quand je n'aurais d'autre envie que
de rester silencieuse. Nous sommes dans un si pénible
moment pour ceux qui n'ont pas le bonheur de s'entendre
138 MADAME CRAVEN (1862)
de cœur et d'âme avec la majorité de ceux qu'ils aiment et
respectent !
C'est pourtant satisfaction immense et inattendue de
découvrir que nous sommes plus près de nous entendre
que je ne croyais. Le langage de presque tous les catho-
liques anglais que j'ai rencontrés ne m'avait point préparée
à cela. Vous avez de suite mis le doigt sur ce qui semble
avoir passé inaperçu pour eux, c'est-à-dire la position
impossible et dangereuse dans laquelle sont placés le
peuple et le clergé, quand il leur faut choisir entre leurs
sentiments patriotiques, leur désir (bien naturel) de liberté
et leur religion. Il faudrait être ici, et voir comme moi les
meilleurs prêtres (je devrais presque dire les seuls bons)
pour comprendre entièrement la difficulté du moment à
Naples. Vous pouvez très bien vous l'imaginer cependant,
en vous figurant ce qu'éprouveraient les Irlandais, les
Polonais ou les Français, s'ils découvraient qu'une opinion
qu'ils détestent ou une opinion quelconque leur est impo-
sée comme un devoir de conscience.
Vous dites, et vous avez raison, que les opinions des
« Restaurateurs » (qui sont celles de la Civitta Cattolica)
renforcent le sentiment révolutionnaire. Là encore, je dis
que vous devriez être ici pour en juger. Mais d'abord,
expliquez-moi comment il se fait que tout le parti libéral
qui a vu si clairement en France ait été aveuglé en Italie?
Comment se fait-il que Montalembert, A. de Broglie, etc.
et tous (excepté le Père Lacordaire) ne fassent pas autre
chose depuis le commencement que de donner tout leur
appr.i à ce parti? Comment n'ont-ils pas cherché à s'as-
surer s'il n'y avait pas de vrais catholiques libéraux dort
ils affaiblissaient et détruisaient l'influence? J'ai essayé phn
d'une fois de le faire observer à Montalembert, mais en
vain. C'est pourtant vrai. Et si lui et les autres avaient
donné un peu plus de crédit à ceux qui sympathisaient
avec leur école en France, et attendaient maintenant leur
secours pour eux-mêmes, bien des choses ne seraient pas
arrivées, j'en suis convaincue. Ils pouvaient dominer un .
sentiment qui n'aurait jamais acquis la force qu'il possède
maintenant. Bref, s'ils n'avaient rien perdu de leur puis-
sance, en s'opposant aux tendances du parti italien, et en
défendant les gouvernements tombés sous le poids de leurs
LETTRE A M. MONSELL 139
propres erreurs et de leurs fautes, ils auraient été forts
pour défendre Rome. Et, dans ce cas, ils l'auraientsibien dé-
fendue, qu'on n'aurait jamais entendu parler de << Roma Ca-
pitale «.C'est à mon avis un changement providentiel dont
es détails sont pour la plupart répréhensibles, mais qui,
dans l'ensemble, nous conduit à un meilleur état de choses
dans lequel l'Eglise apparaîtra plus grande et plus triom-
phante que jamais.
La Marmora va bien ! On fait réellement de grands efforts
pour remédier à quelques-unes des fautes passées. Mais
tant d'années et une telle corruption laissent de longues
traces derrière elles.
CHAPITRE XVII (1863-1869)
Séjour à Rome. — A Bologne avec la duchesse Ravaschieri. —
Voyage en France. — Séjour à Paris. — Maladie du i
Charles de la Ferronnays. ■- Sa mort. — Retraite de Mme ' '.
au Sacré-Cœur de Paris. — Séjour à Lumigny. — Souvenirs
du passé. — Retour à Castagneto. — « Anne Se vérin. » —
Craven vient à Paris pour soumettre le manuscrit du « Récn
d'une sœur » à sa famille. — Difficultés. — Elle obtient enfin
l'autorisation de le publier. — Succès du livre. — Retour en
Italie. — Mort du comte Fernand de la Ferronnays. — Bataille
de Mentana. — M. Aubrey de Vere. — Séjour à Rome. —
Audience des dames étrangères au Vatican. — Opinion de Mme
Craven sur le roman français. — La Princesse Wittgenstein.
Au printemps de 1863, la mauvaise santé du comte
Charles delà Ferronnays détermina Mme Craven à se
rendre à Paris. Son respect pour Rome ne lui permet]
tant pas de traiter cette ville bien-aimée comme une
station de chemin de fer, elle y passa la semaine sainte
« in limino apostolorum », et s'arrêta à Bologne pour
voir la duchesse Ravaschieri qui s'y trouvait alors.
Quand elle parlait de Rome et des incertitudes de
ses destinées politiques, ses yeux se remplissaient de
larmes. « Je puis dire de Rome ce qur> Marie Tudor
disait de Calais, s'écriait-elle : » Si on ouvrait mon
cœur, on y trouverait son nom. » Son rêve, qu'elle
déclarait elle-même une utopie, était de voir Rome
RETRAITE AU SACRÉ-COEUR DE PARIS 141
kapitale spirituelle, d'où le Pape exercerait un pou-
voir souverain ; Rome devenue le centre de l'Eglise
universelle, auprès de laquelle les représentants de
'iules les puissances seraient accrédités, où toutes
9S questions de droit et d'ordre social seraient dis-
;utées, et où l'union régnerait par la persuasion et non
par la force.
Après quelques semaines consacrées à sa famille,
Mme Craven se rendit en Angleterre.
Dans son livre de méditations, sous cette date :
Londres, 31 décembre 1863, elle écrit :
Un de nous est mort depuis l'année dernière. Il y a douze
mois, il était encore au milieu de nous et rien ne faisait
prévoir celte fin si prompte. Il souffrait, mais aucun d'entre
nous ne pensait que cette souffrance se terminerait par la
mort. Seigneur juste et miséricordieux, vous avez pesé ses
souffrances, sa patience, son grand sacrifice1. Vous avez
eu pitié de lui. Vous lui avez gardé une place au milieu de
ceux qui sont partis avant lui.
Au mois de mars, Mme Craven suivit au Sacré-Cœur
une retraite prêchée par le Père de Ponlevoy, dans le
but tout particulier d'obtenir la grâce d'un complet
abandon à la volonté de Dieu. Les quelques mots que
lui inspire la solitude de Jésus sur la montagne pei-
gnent bien le désir ardent de son àme. « Dans cette
solitude, première condition de la prière, l'âme s'élève
au-dessus des choses qui passent, au-dessus des obs-
tacles et des difficultés, au-dessus des voix de ce
monde, plus haut, toujours plus haut, puis s'arrête
pour reprendre haleine, et se reposer seule, en pré-
sence de Dieu. »
En se retrouvant à Lumigny, elle éprouva dans toute
sa force, cette étrange impression d'un passé mêlé au
présent. Eugénie était morte depuis longtemps, ses
t. Le comle de la Ferronnays avait quitté l'armée en 1833, pour
des raisons d'honneur politique.
142 MADAME CRAVEN (1865)
fils étaient devenus des jeunes gens pleins de pro-
messes. Dans ces endroits familiers habités par des
êtres moins connus, la vie, sans ses espérances éter-
nelles, eût semblé un rêve.
De retour à Castagne to, elle se trouva inoccupée.
Le « Récit d'une sœur » était terminé, mais son ave-
nir était pour Mme Craven un sujet de graves préoccu-
pations. Livrerait-elle à un public restreint le secret
de ses « Santi », le secret du Seigneur? Cette ques-
tion ne pouvait être décidée à Castagneto. En atten-
dant son prochain voyage en France, elle écrivit une
comédie dont la duchesse Ravaschieri, un excellent
juge, trouva le dialogue confus pour la scène. Elle lui.
conseilla d'essayer alors un roman dans le genre
anglais. Elle écrivit « Anne Séverin ». On y retrouve
la méthode de Lady Fullerton, à laquelle il fut dédié.
Au printemps de 1865, Mme Craven vint à Paris
soumettre à quelques membres de sa famille le travail
de ces douze dernières années. Le consentement du
marquis de Mun était nécessaire pour la publication
du journal et des lettres d'Eugénie. En dévorant le
manuscrit avec une inexprimable émotion, il s'écriait :
« Non, je ne puis permettre que ces pages de la vie
d'Eugénie soient publiées. En tous cas, les lettres
écrites après notre mariage devront être supprimées. »
Le coup fut dur pour Mme Craven. Elle rapporta ces
paroles à Montalembert ; celui-ci déclara que son
impression eût été la même. « Je crois, » dit-il, « que
vous aurez à attendre la mort de tous ceux qui sont
nommés dans ces souvenirs, avant de pouvoir les
publier. » En même temps, plusieurs personnes dont
elle respectait l'opinion lui assuraient franchement qu'il
valait mieux les brûler que de les livrer à un public
douteux. Aime Craven écrit:
Une voix disait cependant dans mon cœur: « Courage ! »
l'exemple de ces chères âmes sera plus profitable dans un
large cercle que dans celui de quelques amis intimes ù
SUCCÈS DU « RÉCIT D'UNE SOEUR )) 143
Paris. Cette certitude conquit ma re'pugnance et le con-
sentement des autres. Elle écrit un peu plus tard : « Mon-
talembert a lu le « Récit » avec un véritable enthousiasme.
Adrien, tout bon frère qu'il est, se réserve davantage. 11 est
décidé que le premier volume sera imprimé de suite en un
nombre limité d'exemplaires. On ne songe pas pour le
moment . à une plus vaste publicité, et les exemplaires
seront distribués par nous seulement. Ceci, vous le voyez,
détruit toutes mes espérances. La publication, au lieu
d'être utile aux pauvres, va me coûter une somme considé-
rable. Dans mes dernières hésitations, j'ai consulté mon-
seigneur Gerbet qui m'a donné sonplacet et tout son cœur. Le
saint et célèbre Père de Ponlevoy (auteur de La Vie du Père
de Ravignan que vous aimez tant) m'approuve avec encore
plus d'enthousiasme. Et Monlalembert non seulement
m'approuve, mais veut me faire l'honneur inespéré pour
moi d'être l'éditeur responsable de l'ouvrage.
Mme Craven s'installa près de Paris, pendant que
les épreuves étaient sous presse. L'incertitude de son
avenir la hantait toujours, et elle s'écriait : « Ma vie
est comme un miroir qui tourne de tous les côtés,
pendant que je cherche en vain à y fixer mes yeux. »
Elle écrit un peu plus tard : « L'impression du pre-
mier volume contient cinq cents pages, et ne sera pas
terminée avant Noël probablement. Que Dieu bénisse
cette difficile entreprise, destinée à faire comprendre
que la présence divine peut être acceptée, désirée et
aimée dans la vie de tous les jours. »
On imprima cinq cents exemplaires du « Récit », et on
en distribua cent immédiatement. Le livre, si évidem-
ment destiné à faire du bien, fut tellement demandé
que la famille de Mme Craven consentit à la vente des
quatre cents autres volumes. Ils furent enlevés en
deux jours, et au bout de quelques mois, le livre avait
atteint sa neuvième édition. Son auteur fut presque
forcé à la publicité par la multitude des demandes et
par l'accueil que lui fit la presse française.
Mme Craven avait eu raison. Par sa ferme détermi-
144 MADAME GRAVEN (1866)
nation à publier le « Récit », aussi différent qu'il fût
des autres œuvres littéraires, elle prouva son courage,
sa foi dans ses contemporains, sa sympathie et son
amour pour les âmes moins éclairées. Plusieurs y
trouvèrent la réponse à leurs doutes et à leurs espé-
rances inquiètes ; et si Mme Craven rencontra quel-
ques détracteurs parmi ceux qui l'accusaient d'exagé-
ration, l'approbation générale, prouvant le bon sens
général, fut sa récompense. Le livre parut au mois
de janvier 1806, et M. Villemain, en lui décernant
la palme académique, prononça ces paroles remarqua-
bles : « Ce n"est peut-être pas une œuvre d'art litté-
raire, mais sa valeur n'en est que plus grande. C'est le
testament d'un passé qui sera lu dans l'avenir. L'Aca-
démie couronne les sentiments vrais, exprimés dans
un langage touchant. »
Mme Craven passait à Naples son dernier hiver dans
sa belle résidence de Chiatamone, quand elle apprit la
mort subite àFrohsdorf de son frère Fernand. Il expira
à côté du prince dont il était l'ami fidèle et dévoué *.
Cette mort assombrit pour Mme Craven la joie du
succès. De nouvelles épreuves se joignirent bientôt à
celle-là. De sérieuses pertes d'argent l'obligèrent à se
séparer de sa maison de Chiatamone. Elle pensa un
instant à se fixer à Rome, près du Palais Colonna. Elle
écrivait qu'elle se sentait encore une fois enivrée par
son atmosphère artistique et religieuse. Mais M. Craven
reparla de Paris, et ils s'installèrent avenue Montaigne
dans une maison où ils transportèrent une grande
partie de^ leur mobilier de Naples et de Londres. Ce
déplacement éprouva douloureusement Mme Craven.
C'était à Paris que ses parents avaient vécu, qu'Albert
et Alexandrine étaient morts ; elle écrivait cependant :
i. Le prince et lui étaient allés chasser dans les environs. En se
rendant en voiture d'un couvert à un autre, Fernand fut saisi tout
à coup du mal qui avait enlevé son père. Le prince, frappé du
changement de son visage, le regarda... Il était mort.
M. AUBREY DE VERE 145
Je devrais être très heureuse. J'ai une belle installation,
mais en vérité, je n'aime pas la nouveauté. Quand j'y aurai
passé quelque temps, elle me deviendra chère.
Les aventures de Garibaldi terminées par la bataille
de Mentana, affligèrent beaucoup Mme Graven. Elle
écrit :
Les erreurs de l'Italie prennent la tournure d'un crime
sérieux. Jamais le terrain ne s'est dérobé comme à présent
sous les pieds de ceux qui ont voulu prendre son p.arli„
Garibaldi blesse par ses armes, et outrage la conscience
catholique par ses paroles... Après ce qui est arrivé à
Mentana, Victor-Emmanuel et les Italiens devraient être
reconnaissants aux zouaves pontificaux et aux soldats fran-
çais d'avoir empêché Garibaldi et ses volontaires d'accom-
plir contre Rome l'expédition équivalant à un suicide et à
un parricide.
La première partie d' « Anne Séverin » parut au
mois de mai dans le Correspondant, et déjà Lady Geor-
giana Fullerton en avait commencé la traduction.
Quelques-uns parmi les plus chers amis de Mme Craven
opposaient encore un froid antagonisme à cette publi-
cation : « Mais, » écrivait-elle, « si je n'avais pas appris
à gouverner contre vents et marées, le cher « Récit »
serait encore dans le plus profond tiroir de ma table.
Maintenant, c'est du jugement des amis inconnus que
je m'occupe et de lui seul. »
Le célèbre poète M. Aubrey de Vere 1 était déjà à
cette époque l'ami de Mme Craven. L'éloge de son
admirable talent n'est plus à faire. Il avait écrit deux
sonnets sur le « Récit d'une sœur », dont Mme Craven
le remercie dans la lettre suivante :
1. Aubrey de Vere, troisième fils do Sir Aubrey de Vere Bart
de Curragh, comté de Limerick. Il était l'auteur de « Julien l'Apos-
tat » et d'autres drames, ainsi que de sonnets déclarés par Word-
worth les meilleurs qui aient été écrits en anglais.
MADAME CUAVEN.
10
146
MADAME CRAVEN (1868)
Paris, 11 mars 1868.
Votre lettre m'a fait plus que plaisir, elle m'a profondé-
ment touchée. Beaucoup d'amis et beaucoup de gens que
je ne connaissais pas m'ont écrit au sujet de ce livre, mais
personne comme vous. Merci des lignes admirables conte-
nues dans votre 'ettre '. Elles ont réveille' en moi ce sen-
timent de reconnaissance qui doit, je le sais, malgré tout le
chagrin que j'ai éprouvé, dominer dans mon âme. Vous
avez raison de le dire : je ne suis pas l'auteur de ce livre,
c'est pourquoi je puis en parler si simplement et vous dire,
ce que je crois en effet, qu'il sera dans un sens plus utile
que la controverse, et montrera sans discussion aux pro-
testants qu'ils se trompent dans leur opinion de notre reli-
gion et quant à son action sur la vie ordinaire. Je crois réelle-
ment que Lord Russell en a parlé dans salettre, parce qu'avec
celte franchise que j'aime tant dans le caractère anglais,
il a compris en le lisant qu'il se trompait en affirmant que
le catholicisme nuisait au développement de l'intelligence
et asservissait l'âme. Je pensais que beaucoup de protes-
tants avaient éprouvé cette impression et j'en suis recon-
naissante. Avez-vous lu la traduction parfaite que Bentley
vient de publier? Elle est de miss Bowles, mais sous la
direction de Lady Georgiana Fullerton. Sa connaissance
1. Sonnet.
Le Récit d'une Sœur.
Whence is the music ? minstrel see we none ;
Yet soft as waves that, surge succeeding surge idew
Roll forward, now subside, anon émerge
Upheaved in gloryo' er a setting sun,
Those béatifie harmonies sweep on !
O'er earth they sweep fcom heaven's 'remotest ver^e.
Triumphant hymeneal, hymn, and dirge
Blending in everlasting unison.
Whence is the music? Stranger ! thèse were they
That, great in love, by love unvanquised proved:
Thèse were true lovers, for in God they loved :
With God thèse spirits rest in en endeless day,
Yet still for Love's behoof on wings outspread
Float on o'er earth. betwixt the Angels and the Dead !
SÉJOUR A ROME 147
complète du français l'a visiblement aidée d'une façon
merveilleuse. J'espère que beaucoup de personnes le liront
en Angleterre. Je regrette une chose cependant que je ne
m'explique pas. A la courte profession de foi (magnifique-
ment écrite, p trouve) qu'Alexandrine a lue et signée ainsi
que tous les' êtres chers présents ce jour-là, miss Bowles a
substitué la profession de foi de Pie IV quc lisent habi-
tuellement ceux qui font leur abjuration. Chaque article
était implicitement contenu dans l'autre, mais ce n'est
pas cependant le document signé par eux et donné dans
le « Récit ». Sous tous les autres rapports, c'est admirable.
Maintenant que nous avons une maison à Paris, j'es-
père vous voir ici et en Angleterre. J'ai le plus grand désir
d'y retourner cette année, et souvent dans l'avenir, si c'est
la volonté de Dieu.
M. Craven se joint à moi pour vous remercier de votre
lettre et de votre souvenir de notre rencontre à Naples que
vous rappelez avec tant de bonté. Notre cher ami Monta-
lembertest mieux. Il espère comme nous que vous vien-
drez nous voir et très souvent.
Bien des anxiétés privées assiégèrent Mme Craven
pendant l'année 1868 ; cependant son activité et son
énergie restèrent toujours les mêmes. A Rome, où
elle passa l'hiver de 1868-69, son attitude fut souvent
grave, sinon triste.
Elle et son mari occupaient un appartement sur la
Piazza di Espagna, entourés de leur cercle ordinaire.
M. Craven était toujours prêt à parler de Dante, dont
il connaissait si parfaitement la vie et les œuvres, ou
à lire Shakespeare. Il joua chez M. Story le rôle de
Joseph Surface, et d'autres encore dans des représen-
tations d'amateurs. Mme Craven écoutait avec le plai-
sir qu'éprouve tout critique sympathique. Elle avait
retrouvé à Rome des amis de toutes les sociétés
d'Europe où elle était connue. Une atmosphère de
Moyen-Age et de Renaissance flottait encore autour de
ces palais et de ces princes romains, mais pour dis-
paraître bientôt sans retour.
148 MADAME CRAVEN (1869)
Le concile approchait: quel serait son résultat? .Nul
n'osait le prophétiser, mais on sentait que la guerre
et peut-être la révolution européenne étaient dans
l'air, et serviraient probablement de prétexte à cette
unité italienne trônant sur le Quirinal comme une
menace pour le Vatican. Elle suivait avec un intérêt
passionné les péripéties du drame actuel.
Il avait été décidé que les dames delà colonie étran-
gère de Rome offriraient un souvenir à Pie IX à l'occa-
sion de son cinquantième anniversaire de prêtrise. De
nombreuses discussions s'élevèrent sur le choix d'un
présent approprié à la fois à celui qui recevait et à
celles qui offraient. Le parti extrême et belliqueux
parlait d'un tableau représentant la bataille de Men-
tana. Les femmes de nature plus douce, aux opinions
plus libérales, trouvaient l'idée peu en rapport avec les
circonstances du moment. On répéta que le cardinal
Antonelli avait déclaré que de la part d'étrangères,
c'était une « bêtise », qu'on retournerait certainement
le présent le jour suivant. Mme Craven exprima en
quelques mots éloquents et courtois le désir général
qui était d'offrir à Sa Sainteté une bourse bien garnie
dont elle se servirait utilement pour des œuvres qui en
avaient le plus grand besoin. La question devint brû-
lante, et il fut décidé que les unes offriraient le champ
de bataille de Mentana, et les autres, leurs « lire » mo-
destes, mais utiles. Le Franc irrité et le Hun superbe
devaient se rencontrer à la même audience. Un des
souscripteurs pour la bourse écrit :
Mme Craven et Mme de Lamoricière partirent ensemble
pour attendre l'arrivée du Saint-Père. Presque toutes les
dames, en groupes bruyants et agités, s'éloignaient autant
que possible du tableau de Mentana qui étalait sa laideur à
gauche du fauteuil du Pape. Personne ne s'agenouilla quand
le Saint-Père entra, mais l'agitation se calma un peu. Le
Souverain Pontife nous bénit: alors nous nous agenouil-
lâmes. D'une voix haute et perçante, la duchesse de Mont-
AUDIENCE DES DAMES ÉTRANGÈRES AU VATICAN 149
morency lut une adresse après laquelle le Saint-Père s'in-
clina, et dans un français dont il se servait « comme ça,
comme ça », ainsi qu'il le disait lui-même, prononça quel-
ques mots émus. Il paraissait content, mais les larmes lui
vinrent aux. yeux en parlant de la bataille de Mentana,
« signal », ajouta-il, « du remarquable élan que le catho-
licisme a manifesté depuis ». Une dame de Lyon qui bai-
sait pour la troisième fois la mule du Pape, demanda une
bénédiction pour un chanoine de ses amis. Toujours avec
bonté, mais sans cacher sa lassitude, le Pape s'écria :
« Oh ! anche il canonica! » Les douze « guardia nobile »
durent renoncer à se rendre maîtres de ces enthousiastes
voilées. Quelques-unes d'entre elles montèrent sur des
chaises, et firent une petite ovation à Pie IX quand il se
retira.
Mme Craven revint de l'audience fort peu édifiée du
zèle exagéré de ses compatriotes, et pendant une
demi-heure s'adressa des reproches, mais seulement
pendant une demi-heure. Sa bonne humeur et sa
gaieté revinrent bientôt, au souvenir de ces absurdités
féminines causées par la double pression de la foule,
et d'une enthousiaste émulation, mêlée de désappro-
bation mutuelle.
Bientôt après Pâques, Mme Craven retourna à
Castagneto d'où elle écrivit à miss O'Connor Morris1
qui avait eu le bonheur de faire sa connaissance au
mois de janvier.
Castagneto, 12 juin 1869.
11 est curieux que votre bonne lettre me soit parvenue
quelques heures seulement après que je venais de lire l'ar-
ticle sur « Anne Séverin ». Une de mes amies de Naples
qui reçoit le Pall Mail (ce que je ne fais pas) me l'a envoyé.
J'ai naturellement pensé à vous et reconnu votre influence
dans cettfe critique tlatteuse et bienveillante du livre, et
dans la mention de l'auteur. Mais je ne pensais pas que
1. M" Bishop, auteur de ce mémoire.
150 MADAME CRAVEN (1869)
vous auriez écrit l'article maintenant, ni que vous
vous seriez aventurée à me donner le bon conseil qui
le termine (et que nulle autre convertie en Angleterre ne
m'aurait donné, aussi excellent qu'il soit et digne d'être
suivi). Vous avez parfaitement raison : la lutte n'est pas
pour le moment dans cette partie du champ de la vérité.
Foi ou incrédulité ! Voilà la question. Et quiconque lutte
pour la foi de nos jours, combat plus efficacement pour la
vérité complète, c'est-à-dire le catholicisme, qu'en perdant
son temps à des disputes avec ceux qui dans leur foi in-
conséquente s'accrochent toujours au reste de vérité qu'ils
possèdent dans le protestantisme. Ils découvriront bientôt
leur faiblesse, à présent que le moment est venu pour eux,
non de nous attaquer, mais de se défendre. Et ce n'est pas
la peine de perdre son temps à le leur prouver. Il faut
leur tendre nos mains, agir avec eux comme s'ils nous
appartenaient déjà, et hâter le moment de notre réunion.
Mais, hélas! cela ne me parait pas être l'esprit du catholi-
cisme de nos jours. Mon cœur défaille parfois, à ce que je
lis et à ce que j'entends, sachant comme je le sais qu'on
ne frappe que rarement la note juste. J'ai peut être tort
cependant de vous dire tout cela, et je vous demande de
ne pas faire grande attention à ces idées qui, pour être
comprises, demandent de plus longues explications que
celles qu'on peut donner dans une lettre. Il vaut mieux
par conséquent ne pas discuter, jusqu'à ce que nous
puissions le faire de viva voce. Quant à écrire, comme
vous le désirez, sur des questions sociales générales, vous
vous trompez en me supposant pour cela le talent néces-
saire ou le pouvoir d'y arriver dans n'importe quel but.
Je dois continuer mon chemin, et chercher à purifier et à
réhabiliter dans le roman français ce mot amour tellement
profané et. qu'on a rendu impossible à prononcer en
France. Je veux aussi chercher à réveiller quelque petit
sentiment de poésie dans mon cher, mais très prosaïque
faubourg Saint-Germain, où, à côté de l'autre, le mot poésie
est le plus défendu de tous les mots, et regardé comme le
plus dangereux ingrédient de la vie. Et il me parait si évi-
dent que le danger présent, même pour la meilleure société
française, se trouve justement dans la direction opposée !
Si, d'un autre côté, je pouvais convaincre les écrivains du
LA PRINCESSE WITTGENSTEIN 151
roman moderne que les sentiments ardents, et même la
passion, peuvent exister dans cette région de pureté et de
bonté en dehors de laquelle ils vivent et écrivent, le peu
de bien dont je suis capable serait accompli.
Je suis honteuse de tant parlerde moi. J'aurais voulu que
vous vinssiez ici. Nous ne nous rencontrerons plus jamais
dans une si parfaite solitude, ou nous ne trouverons plus
jamais nulle part le temps de discuter toutes ces questions
sur lesquelles vous en savez beaucoup plus long que moi.
Depuis que je suis ici, j'ai commencé la biographie d'une
amie très chère. On l'imprime à Paris dans le moment, et
dès qu'elle paraîtra, je serai très heureuse de vous l'en-
voyer, si vous voulez bien me dire où il faut vous l'adres-
ser. C'est plutôt la description d'un caractère noble et ori-
ginal qu'une histoire intéressante. Mais je l'ai écrite con
aruore et j'espère que vous la lirez avec intérêt.
Je suppose que les « Mémoires de la comtesse de Béarn »
sont les « Souvenirs de quarante ans » qu'on a republiés.
Ils sont tout à fait authentiques. Elle était la cousine ger-
maine de ma mère, et dans ma jeunesse, je lui ai bien
souvent entendu faire les récits les plus intéressants de
tout ce que sa mère (la duchesse de Tourzel) et elle-même
avaient souffert. Ce livre est, à mon avis, très supérieur à
« Madame de Montagu » (excepté la scène incomparable de
l'exécution de Mme de Noailles).
Adieu, chère miss Morris, soyez toutes deux certaines
que notre rencontre à Rome est un des souvenirs les plus
agréables de l'hiver dernier1. J'espère et je compte que
nous nous retrouverons encore toutes les trois dans quel-
ques mois.
Depuis mon arrivée, j'ai lu le petit livre de la princesse
Wittgenstein2 : « Simplicité des Colombes et Prudence
des Serpents ». J'en suis tellement charmée que je suis
décidée à faire sa connaissance l'hiver prochain. Comment
cette femme a-t-elle pu nous combattre à Mentana? Je ne
le comprends plus maintenant. Je voudrais vous revoir en
Angleterre cette année. Mais avec mon intention de re-
tourner à Rome en novembre, je crains de n'avoir pas le
1. M" Burrowes était l'amie comprise dans cette phrase.
2. La princesse Caroline Sayn Wittgenstein, veuve du prince
Nicolas de Sayn Wittgenstein.
152 MADAME CRAVEN (1869)
courage de sortir d'ici. Si je change d'avis, je vous le forai
savoir. Dites-moi où je dois vous écrire. Je vous en Drie
envoyez-moi tous les journaux et toutes les brochures qui
valent la peine d'être lus. Ce sera un véritable acte de cha-
rité, car je suis tout à fait seule ici, et je ne compte pas
revoir mon cher mari avant la fin du mois d'août.
CHAPITRE XVIII (1869-1870)
Dernière visite à M. de Montalembert. — Ses dernières paroles
à Pauline sur le concile. — Inquiétudes de Mme Craven. — Sa
crainte des opportunistes et des partisans de la définition. — Les
libéraux de 1850. — Soumission de Mme Craven aux décrets du
Saint-Siège. — Mort de M. de Montalembert. — Interdiction
d'un service funèbre pour le repos de son âme. — Mgr Mer-
millod. — Retraite à la villa Lanti, couvent du Sacré-Cœur à
Rome. — Les Pellegrini.
Donna Adélaïde Capece Minutolo mourut au mois
de janvier 1869. Elle avait été l'une des amies les plus
intimes de Mme Craven pendant cette brillante pé-
riode de sa vie à Naples. Mettant de côté toute autre
occupation, Mme Craven écrivit de suite « conamore »,
ainsi qu'elle l'avait dit, l'histoire de cette femme de
bien.
On était arrivé à ce moment où les catholiques sin-
cères attendaient les décisions du concile, espérant
ardemment en son œuvre de réconciliation.
Dans l'automne de 1869, les difficultés pécuniaires
de M. Craven devinrent plus graves que jamais. Dans
cette extrémité, il chercha à faire revivre le droit de sa
grand'mère la margravine d'Anspach sur le gouverne-
menl bavarois. Après la campagne d'Iéna, les Etats
laissés par le margrave à la Prusse passèrent à. la
154 MADAME CRAVEN (1870)
Bavière, et le droit tomba sous la compétence de la
juridiction allemande. Quand M. Augustus Craven le
renouvela, il se montait presque à un demi-million
sterling. La continuelle incertitude de savoir jusqu'à
quel point il réussirait, le tint, ainsi que Mme Craven,
dans une pénible attente pendant plusieurs années.
Ce ne fut pourtant qu'en 1870 que le reste de sa
fortune personnelle disparut.
La princesse Marie de Bade, duchesse de Hamilton,
amie dévouée de Mme Craven, l'aida de tout son pou-
voir, et dans l'été de 1869, M. Craven et sa femme lui
firent une visite à Bade en se rendant à Borne et en re-
venant de la Roche-en-Brény, où habitait M. de Mon-
talembert. Celui-ci était mourant, et ses dernières
paroles eurent sur Pauline une influence plus grande
que toutes les autres. Ne devant plus jamais paraître
en public, M. de Montalembert exprima le fond de sa
pensée. Mme Craven le trouva moins opposé qu'avant
à la réforme italienne. « Je pus lui dire, » écrivait-
elle, « me trouvant parfaitement d'accord avec lui,
que l'union de l'Eglise et de la liberté, toujours re-
doutée en Europe, s'accomplirait cependant quand
on la comprendrait tout à fait en Italie. Il me dit en-
tre autres sur le concile des choses qui m'étonnèrent
beaucoup. »
Inutilement alarmée par les exagérations d'avocats
imprudents et péniblement surprise, Mme Craven ar-
riva à Rome. Sans qu'elle eût pour ainsi dire renou-
velé d'invitations, ses amis considérèrent comme dé-
cidé qu'elle reprenait ses réceptions du soir, et tous
les vendredis, son appartement dans la Via dei Maro-
niti fut rempli de presque toutes les notabilités des
partis politiques et religieux. Au mois de*janvie|
1879, elle écrivait: « Vendredi dernier, Monseigneur
Mermillodet Monseigneur de la Bouillerie, tous deux
du parti de la définition, ont rencontré ici l'évèque de
Marseille, l'archevêque de Bagneux, un évèque lion-
CRAINTE DES PARTISANS DE LA DÉFINITION 155
grois, Monseigneur Haynakl, et le fameux évêque de
Bosnie, l'admirable orateur latin, Monseigneur Stross-
mayer, qui a soulevé une telle agitation au concile:
tous du parti opposé. De part et d'autre, ils se sont
élevés dans les plus hautes régions, car leurs âmes
sont éclairées et leurs intelligences puissantes. »
Elle se rendit à la première réunion générale où le
public fut admis pour entendre les décrets du concile.
Elle revint péniblement impressionnée des anathè-
mes nécessaires prononcés de droit. La générosité de
son caractère et la fidélité de son cœur à l'égard de
ses amis l'entraînaient vers les chefs de la minorité,
bien que son salon fût, comme on l'a déjà compris,
fréquenté par toutes les personnalités célèbres de ce
temps.
L'évêque d'Orléans était associé à ses plus anciens
et à ses plus chers souvenirs, et on la voyait tous les
dimanches à la villa Grazioli, où Monseigneur Dupan-
loup recevait ses amis.
La crainte des opportunistes et des partisans de la
définition, sa préférence pour le parti opposé qui en
était la conséquence, ne furent après tout qu'une dis-
position passagère; personne n'était plus contraire au
,i;;illicanisme. Elle était la digne élève de l'abbé Ger-
Jiet dans sa soumission aux décisions finales de Rome.
Bien des circonstances, son séjour en Angleterre, sa
sympathie pour les aspirations italiennes, renfor-
cèrent la confiance de Mme Craven dans une liberté
qu'elle considérait plutôt comme un remède que
comme un mal, et plus ultramontaine que gallicane
dans ses tendances. Elle fut peut-être encore plus
fidèle que Montalembert à son rêve d'une théocratie
soutenue particulièrement par l'unité italienne. En
cela, le sentiment français s'éleva contre elle, et elle
se vit désapprouvée par les conservateurs de chaque
parti.
En 1850, elle avait naturellement suivi les chefs du
156 MADAME CRAVEN (1870)
parti catholique libéral. Beaucoup d'entre eux étaient
des amis personnels, d'un mérite distingué, comme
écrivains et comme politiques. Elle avait hérité du
respect de Mme Swetchine pour le Père Lacordaire et
M. de Falloux, tandis que Montalembert resta tou-
jours le « Montai » du « Récit ». Il n'est donc pas
étonnant qu'en 1870, venant de quitter Montalembert,
elle se soit inquiétée au début du concile.
Par tradition, elle inclinait vers les minorités e(
leurs luttes, mais en même temps, elle se montrai!
vraiment romaine dans son désir de voir promulguer
l'autorité du Saint-Siège.
Comme patricien de Rome, M. de Montalembert
avait droit à un service funèbre dans l'église de l'Ara
Cceli, paroisse de la municipalité romaine.
Quand la nouvelle de sa mort parvint à Rome, per-
sonne ne s'imaginait qu'on pût lui refuser cet hon-
neur. Une invitation fut adressée à ceux qu'on sup-
posait devoir assister à la cérémonie. Quel ne fut pas
le chagrin de ses amis, lorsqu'ils trouvèrent en haut
de l'escalier conduisant à ce temple historique, un
personnage officiel, debout à la porte de l'église, au-
torisé à déclarer, au grand désappointement de la
foule rassemblée, que le service était interdit. On
ignorait sans doute alors que M. de Montalembert,
préoccupé de ce qu'on lui rapportait et inquiet des
résultats du concile, avait cependant déclaré en fils
soumis de l'Eglise « qu'il acceptait d'avance tous sed
décrets, quels qu'ils fussent». Mais à peine Ferreui
était-elle commise et connue généralement qu'elle
était réparée. Une messe solennelle, célébrée en pré-
sence du Saint-Père, fut offerte pour le repos de l'àme
de ce soldat du Christ. L'agitation était grande alors.
Les nerfs et les caractères étaient surexcités de tous
les côtés; il n'est pas étonnant que Mme Craven en
ait souffert plus que d'autres.
« J'ai trouvé dans les exercices religieux prêches
RETRAITE A LA VILLA LANT1 157
par Mgr Mermillod, » écrivait-elle, « une consolation
à mes peines intimes. » L'évêque de Genève avait
donne une retraite à la Trinité-du-Mont. « Pour les
autres inquiétudes, il est impossible d'espérer la tran-
quillité, car l'Eglise n'a pas subi un orage aussi vio-
lent depuis des siècles. Ce tumulte inattendu s'esl
élevé de façon à ce qu'il sorte de cette lutte un bon
« al tutto del nostro accorgere scisso »; comme dit
Dante.
« C'est la douce saison de la floraison printaniêre.*
J'en jouis extrêmement, e-t quand je suis dehors,
parmi les fleurs, dans ces ravissantes villas, ou con-
templant les vastes et poétiques horizons de cette
campagne romaine enchantée, il me semble que j'ou-
blie les tourments de mon existence. »
Les lecteurs qui s'intéressent à la correspondance
le Mme Craven avant la promulgation des décrets du
Vatican, comprendront mieux ses lettres en lisant
elles qui suivent, et plus encore, s'ils étudient avec
ittention ce qu'elle dit d'elle-même dans quelques
iotes d'une retraite qu'elle suivit à la villa Lanti, cou-
rent du Sacré-Cœur, dans le quartier transtévérin de
Rome. Elle s'y retira le 2o mars, réservant ainsi à son
imc huit jours de vie spirituelle « au-dessus de ces
,-oix du monde catholique si agité ». En repassant
e9 années qui viennent de s'écouler, Mme Craven
lit : « Cette année semble le point culminant de la
ongue épreuve que Dieu a évidemment voulu m'ini-
>oser. Cette année, tout me manque à la fois. Il y a
[uelque temps, je ne savais pas où je passerais le reste
le mon existence, je me plaignais d'aller de home en
lome et d'être obligée de quitter un endroit dès que je
:ommençais à l'aimer. Bientôt, je ne posséderai plus
ucune demeure sur la terre. »
Versla fin de la retraite, Mme Craven écrivait : "J'ai
lien considéré les choses que j'allais perdre, que j'ai
léjà perdues en partie. Mon Dieu, je vous offre sincè-
458 MADAME CRAVEN (1870)
rement toutes mes possessions matérielles et ce sen-
timent de pauvreté. »
Bien des circonstances réunies lui causèrent alors
beaucoup d'inquiétudes et de chagrin. Mais ce fut
peut-être le moment où son âme s'éleva le plus haut.
« J'attends en paix, » continue-t-elle plus loin, « les
événements tels qu'ils se présentent, sûre qu'aucun
mal ne peut venir de la main de Dieu. Quant à l'avenir
qui semble nous menacer, j'espère que Dieu nous
aidera, bien que je ne voie pas comment. Et si mes-
prévisions les plus tristes se réalisent, je lui demande
la force de tout supporter. Je vous remercie en même
temps, mon Dieu, de cette petite halte dans ma vie
troublée. »
Personne ne se serait douté des peines de Mme Cra-
ven, si elle n'avait vieilli tout à coup de plusieurs
années. Mais elle passa tout le temps pascal à Rome,
et ne prit jamais une part plus active que cette der-
nière année au service des Peilegrini.
L'auteur de ce mémoire fut admis une fois dans la
maison où on les recevait. Les curieux étaient mainte-
nus à distance de la grande table sur laquelle le souper
était posé. Il se composait principalement de salade efl
de pain. Celles qu'on servait et celles qui servaient se
traitaient de Sorella. Mme Craven allait et venait avec
une satisfaction visible. Elle aimait surtout l'instant où,
venant de laveries pieds à une femme, elle s'agenouil-
lait près d'elle et se joignait aux prières d'usage. Ea
servant ainsi les Pèlerins, elle sentait en elle-même
« que ce n'est pas l'amour qui est surnaturel, mais la
haine, sentiment étranger au cœur humain ».
CHAPITRE XIX (1870)
Castagneto. — « Fleurange ». — Prompte obéissance de Mme Craven
aux décrets de l'Eglise. — Guerre de 1870. — Angoisses de
Mme Craven. — Ruine complète de M. Craven. — Dernier séjour
à Castagneto.
M. et Mme Craven quittèrent, Rome bientôt après
Pâques. Tout l'hiver, leur salon avait été le rendez-vous
d'une société d'une distinction unique. Les chefs émi-
nents du parti catholique étaient venus y discuter les
questions qui passionnaient alors les esprits. C'était
l'atmosphère que préférait Mme Craven. Dans les
derniers jours d'avril, elle revint à Castagneto, dans
sa chère montagne et dans cette vallée qu'elle aimait
avec d'autant plus de passion qu'elle savait qu'il fau-
drait les quitter bientôt. Comme s'ils avaient le pres-
sentiment delà perte irréparable qu'ils allaient faire,
les villageois la reçurent avec plus d'enthousiasme que
jamais. La vallée fut illuminée pour « i cari signori »,
comme on les appelait, et on les réclama de tous les
côtés.
On s'imaginera aisément que l'invitation contenue
dans la lettre suivante fut acceptée avec bonheur par
miss 0' Connor Morris.
160 MADAME CRAVEN (1870)
A miss O'Connor Morris.
Castasmeto, samedi, mai 1870.
Que y 2i de choses avons dire, ma très chère M ,en réponse
à votre chère et si bonne lettre. J'en ai tellement que, je
n'essaierai pas. Mais quand nous nous retrouverons, je
vous ferai comprendre ce que sont pour moi une sympathie
et une amitié comme les vôtres. Quand viendrez-vous ?
Pourquoi pas lundi?
Les voyageurs qui suivent les itinéraires perdent
beaucoup en négligeant les chemins de traverse : sur-
tout au printemps, quand les forces vivantes de ce
merveilleux pays s'unissent aux laboureurs hàlés par
le grand soleil. On comprend alors ces visions païen-
nes des nymphes et des faunes, dans cette vie qui
éclate partout et palpite presque visiblement, mêlant
en une sorte d'ivresse les êtres et choses. Le grand
dieu Pan règne encore dans cette région tyrrhé-
nienne où les forces de la nature sont tellement inten-
ses que l'homme se demande s'il en est le maître ou
l'esclave.
Du jardin en terrasse de Castagneto, le spectacle était
merveilleux. Quand le soleil descendait derrière les
sommets élevés des montagnes, l'œil pouvait contem-
pler dans toute leur beauté les profondeurs pourpres
de la vallée, et la lumière du couchant sur la mer
étincelante. Le soir, dans les vastes horizons bleus, les
étoiles semblaient se détacher visiblement.
Cette année-là, un grand massif de chrysanthèmes
jaunes augmentait le coloris dans la distance. Des
quantités de mouches phosphorescentes esquissaient
dans la nuit les contours de la forêt.
Le goût de Mme Craven se révélait dans tous les
détails de sa maison. La simplicité d'un confort bien
entendu régnait dans les chambres aérées et dans le
choix de l'ameublement. Il y avait des livres partout.
CASTAGNETO 161
M. et Mme Craven passaient leurs soirées dans la vaste
bibliothèque qui contenait toutes les œuvres françaises,
italiennes, allemandes et anglaises les plus remarqua-
bles du siècle. Au premier étage se trouvait le cabinet
de travail de Mme Craven. De sa table placée contre
une fenêtre entourée de plantes grimpantes, l'œil
embrassait la vallée, traversée par la route de Vietri.
La vue était encore plus belle de cette fenêtre que
d'en bas.
M. et Mme Craven, se trouvant seuls, venaient de
relire leur correspondance de près de quarante ans
avec M. de Montalembert. Ils avaient l'esprit el le
cœur remplis de son souvenir et de celui de ses
amis. Avant de se séparer pour la nuit, on récita
le chapelet, les litanies de la Sainte Vierge et d'au-
tres prières dans la chapelle, que je vis mieux le
lendemain matin à la messe. Il y avait au-dessus de
l'autel, une excellente copie de la Vierge de Foligno,
a côté une tête de Christ mort de Ribera, et d'autres
oeuvres d'art. Dans ce pieux et calme sanctuaire, l'air
Hait embaumé du parfum des grands bouquets de
•oses placés sur l'autel ; l'encens de la nature était
mcore pins doux après la messe, et les nuages légers
mi flottaient sur les montagnes embrasées semblaient
'emporter vers le ciel.
L'heure de la poste apportait des lettres et des re-
ues littéraires de tous les pays. Puis venait le déjeu-
er à l'anglaise, un peu modifié par l'usage italien, et
uand nous étions installés dans la grande vérandah,
i conversation s'engageait, sérieuse et spirituelle, sur
;s souvenirs de quarante ans passés dans le grand
îonde si brillant de la jeunesse de Mme Craven. La
iscussion s'animait quand les intérêts de Rome ou les
reniements politiques du moment étaient mis en ques-
on. Il ne se passait guère de jour sans qu'un visiteur
Ij distinction vînt offrir ses respects à M. et à Mme
•aven. Les savants Bénédictins quittaient souvent
MADAME CRAVEN. 11
162 MADAME CRAVEN (1870)
leur abbaye de Trinità ' pour discuter avec eux les
nouvelles de Rome. Dans l'après-midi', quand sou tra-
vail du matin et ses lettres étaient terminés, Mme Cra-
ven nous lisait « Fleurange » qu'elle préparait alors,
les lettres de Montalembert ou celles de Mme Swet-
chine. Ces lettres servaient de textes aux conversa-
lions les plus intéressantes et les plus élevées. Cer-
taines cordes vibraient toujours chez Mme Craven. Ses
yeux brillaient à la penser- des sacrifices généreux ou
des grandes actions dictés parla foi. Quand elle par-
lait de ses œuvres et les discutait, elle ne témoignai!
ni égoïsme, ni vanité, ni fausse modestie. Elle aimait
avant tout la vérité et n'était jamais affectée ni exagé-
rée. Lorsqu'après une soirée de remarquable causerie,
on se réunissait pour la prière en commun dans la
chapelle, le visage et l'attitude de Mme Craven révé-
laient à tous qu'elle était en présence de Dieu. La
lumière était là
Ghe visibile face
Ho 'leatore a quella creatura,
Che solo in lui vedere ha la sua pace * ;
la foi, l'espérance et l'amour se lisaient dans un re-
gard que personne n'oubliait, quand on l'avaii vu
briller une fois. Les deux lettres suivantes prouvent
avec quelle soumission Mme Craven se préparait à
obéir aux décrets que l'Eglise allait imposer à ses
tidèles.
1. Depuis le commencement du huitième siècle, ils étaient reti
dans les cellules de la vallée de Cava, dont chacune était oc
par un ou deux moines menant une vie austère et solitaire. En
1011, l'abbaye de la Très Sainte Trinité l'ut fondée sur remplacé]
ment d'une des cellules connue sous le nom de Crypta Arsicia, ou
la Grotte Aride, par un bénédictin, saint Alferino.
2. Qui rend le Créateur visible à toutes les créatures, qui en voyant
Dieu seul ont la paix.
SOUMISSION AUX DÉCRETS DE L'ÉGLISE 163
A miss O'Connor Morris.
Castagneto, 27 juin 1870.
Je ne vous ai pas remerciée de votre lettre et de vos deux
envois pour la. seule raison que je désirais beaucoup ac-
compagner « Fleurange » dans sa retraite de Sainte-Maria
del Prato, et ne pas me séparer d'elle, même pour quel-
ques jours, avant de l'avoir vue partir pour l'Allemagne,
c'est-à-dire jusqu'à ce que j'aie terminé la seconde partie
de mon histoire.
Il y a eu dernièrement d'étonnantes oscillations entre
l'espoir et la crainte. Mais à présent que la fête de saint
Pierre est proche, on a attendu l'extrême limite au delà
de-laquelle il serait cruel de proroger le concile. Comment
ceux qui ont cru fermement, tout ce temps, que la minorité
représentait le véritable esprit de l'Eglise, pouvaient-ils espé-
rer que même le résultat immédiat serait d'accord avec
cette opinion? Il paraît déjà certain que des mots tels que
« infaillibilité personnelle », « séparée », seront blâmés, et
dans ce cas je ne vois pas qu'il soit possible de proposer à
la foi des catholiques quelque chose qu'ils ne puissent
accepter. Bref, ce grand point m'agite encore une fois.
J'essaie de l'oublier afin de me rendre l'obéissance plus
facile quand le temps en sera venu; mais il s'impose à la
pensée en dépit de soi-même. J'ai lu dans le Pall Mail, la
critique d'un roman qui se nomme « La loi plus haute ».
Cette critique me prouve que lorsque les auteurs anglais
abandonnent leurs traditions et cessent d'être moraux, ils
deviennent bientôt dégoûtants et stupides, ce qui a l'avan-
tage de les rendre moins dangereux que les français.
A miss O'Connor Morris.
Castagneto, 26 juillet 1870.
Oui, cela a été un coup et une épreuve auxquels je n'é-
tais pas préparée parce que je m'étais persuadée que cette
doctrine était fausse. Sur ce point, je vois que je m'étais
'trompée. Quand j'examine ce qui m'attachait si forte rr. ?nt
|àceux qui s'y opposaient, je vois que c'est principalement
a façon odieuse et peu chrétienne dont elle était défendue.
164 MADAME CRAVEN (1870)
Veuillot, le Tablel et leurs amis peuvent maintenant se
féliciter. Au lieu de rendre l'obéissance facile, ils l'ont ren-
due pénible à bien des âmes catholiques auxquelles il ré-
pugnait de penser comme eux. C'est cependant ce qu'ils
ont fait. Pour nous, nous devons combattre ce sentiment
avec humilité et simplicité et nous soumettre à l'Eglise
maintenant qu'elle s'est fait entendre. A moins qu'elle ne
sanctionne dans la suite les doutes qui existent encore
dans certains esprits; quant à la validité de ses canons,
nous sommes certainement obligés de les comprendre
dans notre acte de foi. Voilà où nous en sommes
réellement. En admettant comme je le fais qu'une
foi solide soit nécessaire pour se soumettre à cette
définition du privilège accordé à saint Pierre par les
paroles de notre Sauveur, trouvez-vous plus facile de
croire que les paroles les plus solennelles ne signifient
rien, comme le disent les protestants ? C'est absolument
comme lorsqu'ils nous accusent de donner trop d'impor-
tance à la Sainte Vierge. En supposant que cela soit vrai,
est-on davantage dans l'esprit de l'Evangile en ne faisant
aucun cas de la mère bénie de Notre-Seigneur? Si donc
nous exagérons dans un sens, que ce soit dans celui de la
foi, de l'amour et de la confiance. Que l'Eglise fondée sur
Pierre soit la véritable, c'est absolument certain. Obéis-
sons-lui aveuglément quand elle nous parle distinctement.
Il y en a, je le sais, qui tiennent le Concile pour nul (dans
quelques-unes de ses parties) ; mais je ne crois pas que
nous ayons maintenant le droit de nous arrêter à cette
pensée. S'il en est ainsi, le temps et l'Eglise nous le diront.
En attendant, mon devoir est de me soumettre, et de forcer
mon orgueil et mes opinions à reconnaître que mes anta-
gonistes avaient raison, et que mes amis avaient tort.
Je n'ai encore rien su de notre cher évêque depuis qu'il
a quitté Rome. Pour le moment, la définition elle-même
est oubliée au milieu de l'horrible inquiétude qui s'est
emparée de bien des esprits. Je ne crois pas avoir jamais
autant souffert moralement que cette année. Cette guerre
fait éprouver d'inexpr niables angoisses 1. Pour la première
fois de ma vie, je doute du succès de l'armée française, pai
1. Quatre des neveux de Mme Craven étaient engagés dans la
guerre franco-allemande.
ANGOISSES CAUSÉES PAR LA GUERRE 165
la double raison qu'elle combat pour une mauvaise cause
(c'est-à-dire sans cause) et qu'elle combat "un formidable
adversaire. Donc, je ne puis dire honnêtement qu'ils doN
vent être vainqueurs, et pourtant leur défaite m'ira au
cœur. Ce cœur est déchiré en mille pièces. Je voudrais
qu'il n'y eût de victoire écrasante ni d'un côté, ni de l'autre.
Mais comment espérer cela, quand de part et d'autre on
s'est jeté dans la lutte avec une telle fureur? Il n'y a qu'à
attendre et à supporter patiemment cette double incerti-
tude. En attendant, nos projets sont renversés. Il n'y a
plus à songer à l'Allemagne pour le moment. Nous reste-
rons ici et personne ne prévoit ce qu'on pourra faire l'hi-
ver prochain. Je vous envie d'être tranquille en Angleterre,
à portée des nouvelles, et près de ceux que vous désirez
voir. La seule chose que je ne regrette pas est de perdre
la joie des infaillibilistes anglo-romains.
Tout bien considéré, je rétracte ce que je viens de dire,
et j'aime mieux être ici entre mon travail et ma chapelle,
avec « Fleurange » qui sera terminée, je l'espère, dans un
mois environ.
Il n'y avait alors aucune chance pour M. Craven
d'obtenir son annuité en Allemagne. L'idéal de Mme
Craven : une papauté indépendante et souveraine à la
tête d'une fédération, était détruit par la prise de
Rome. Ils restèrent à Castagneto d'où Mme Craven
écrivit les lettres suivantes :
A miss O'Connor Morris.
Gava di Terrini, 26 août 1870.
Vous savez pourquoi je suis restée si longtemps sans ré-
pondre à voire chère lettre, et vous vous attendez à ce que
je ne le puisse pas encore aujourd'hui, toutes mes pensées
étant absorbées par cette horrible lutte. Mais quelles pré-
visions auraient pu me préparer à l'immensité de ce dé-
sastre, et quelles réllexions peuvent m'en consoler ! En met-
tant de côté la mortelle anxiété de nous tous qui avons des
amis et des parents dans les deux armées, c'est pour moi
comme une perturbation dans l'ordre ordinaire des choses
166 MADAME CRAVEN (1870)
que la France, dans un temps si court, ait été réduite à cet
état d'humiliation. 11 me semble impossible que tout ce
que je lis soit vrai.
A miss O'Connor Morris.
Cava di Tirreni, 16 octobre 1870.
Depuis que je vous ai vue, nous avons éprouvé presque
autant de chagrins et d'anxiétés pour nous-mêmes que
pour les malheurs publics. Après le coup de tonnerre qui
est tombé sur moi à Rome, le soir où M. Aubrey de Vere
était là, il me semble que je me suis trouvée dans un trem-
blement de terre, ou que j'ai fait naufrage. Telles sont
mes impressions depuis le commencement de cette
épreuve. Dans les circonstances présentes, il devient pour
moi d'une importance tout à fait inattendue de publier ce
que j'écris. L'impossibilité d'y arriver en France mainte-
nant est un nouveau désastre ajouté à tous ceux qui se
succèdent si rapidement depuis le mois de mai.
Pouvez-vous et voulez-vous prendre quelques renseigne-
ments sur la possibilité de publier « Fleurange » en Angle-
terre ? et pouvez-vous me dire à peu près quelles condi-
tions on proposerait? Vous m'avez fort utilement encou-
ragée au printemps. Votre jugement et votre sincérité
m'ont donné confiance pour continuer. J'ai presque fini
maintenant. Mon impression est que la troisième et la qua-
trième partie sont mieux que les deux premières (que je
vous ai lues presque entièrement). Je n'ai pas encore corn
posé mon très difficile dénouement. Mais puisque j'y suis
presque, il faut que je l'amène de mon mieux et que je me
fie à la Providence pour ne pas tout gâter avec mes dix
dernières pages. Comme il est essentiel pour moi de réus-
sir, j'espère avoir une bonne inspiration si rien ne vient
ni'interrompre à la fin. Oh! que je voudrais pouvoir écrire
en anglais ! Avec un peu d'énergie et de persévérance, je
ferais peut-être de grandes choses dans le moment. Mais,
hélas ! en France, tout est fini pour longtemps, et je crois
que pas un éditeur en Angleterre ne se souciera de pu-
blier un livre en français.
Le 1er novembre, à la veille de quitter Gastagneto,
DERNIER SÉJOUR A CASTAGNETO 167
Mme Craven écrivait que sa nouvelle adresse serait à.
Bade chez la duchesse de Hamilton, palais Stéphanie.
C'était devenu pour elle une triste nécessité de de-
mander des ressources à son travail. Miss O'Connor
Morris lui avail suggéré l'idée d'écrire une histoire de
sa famille antérieure au « Récit » et qu'elle pourrait
publier en Angleterre, en attendant le retour de la paix
en France. Elle répondit :
A miss O'Connor Morris.
Castagneto, 6 novembre 1870.
Mcn départ a été retardé de quelques jours, ce qui m'a
donné le temps de recevoir votre bonne réponse. Je pense
que Bentley sera favorable à la publication de mes œuvres.
(Il le disait au moins très gracieusement l'année dernière,
quand je suis allée lui faire une observation au sujet du
« Récit » qu'il avait cité comme un roman nouveau.) Mais
naturellement il pensait à quelque chose en anglais. Et
quoique vous puissiez dire, et malgré tout mon désir d'y
arriver (pour des motifs qui ne sont pas purement littérai-
res), je sais trop bien la différence qu'il y a entre écrire
un livre ou écrire une lettre, pour me faire la plus petite
illusion. Je ne suis pas capable d'écrire en anglais quelque
chose d'acceptable. Et pour qu'un livre vaille la peine
d'être lu, il faut qu'il soit cela et plus encore. En tous cas,
il me serait absolument impossible de le faire pour tout ce
qui a rapporta la vie de mon père, ou à ses souvenirs de
l'émigration. Les lettres et mémoires que je possède et que
j'espère faire connaître ne peuvent et ne doivent pas être
tradui!s. Mais j'ai une belle et véritable histoire sicilienne
que je voudrais écrire en anglais, si je pouvais, poUr en
mieux dissimuler l'héroïne qui vit encore. Tout cela pré-
sente une insurmontable difficulté. L'état présent et pro-
bablement futur de la France, est vraiment trop pénible,
trop affreux à considérer. Je voudrais être sûre que toutes
nos misères, toutes nos humiliations se termineront, même
par celle qui les couronne toutes et le seul genre de paix
que nous soyons en droit d'espérer.
1GS MADAME CRAVEN (1870)
Le 9 novembre, Mme Craven terminait ainsi une
lettre :
Voici probablement les dernières lignes que j'écrirai à
Castagneto. Je les écris de ma fenêtre, levant les yeux de
temps en temps pour contempler la beauté du soleil cou-
chant sur la montagne, et sentant très bien que je ne la
reverrai plus jamais. Je suis contente que vous soyez venue
ici. Je sais que vous comprendrez entièrement quelles sont
mes impressions dans le moment. Quand je serai partie,
je n'aurai plus de home nulle part pour longtemps.
On croit ces épreuves plus dures à supporter dans la
vieillesse que dans la jeunesse, mais je sens avec recon-
naissance qu'il n'en est pas ainsi pour moi, et que je tiens
moins que dans ma jeunesse à tout ce que j'aimais le plus.
CHAPITRE XX (1870-1871)
Séjour de Mme Craven à Bade chez la duchesse de Hamilton. —
Lettre à Lady G. Fullerton. — Mme Craven est retenue à Bru-
xelles par la Commune. — Inquiétudes pour la France. — Le
Correspondant publie « Fleurange ».
Après avoir' lu les pages qui précèdent, on com-
prendra facilement quelle fut la douleur de Mme Cra-
ven devant la ruine complète de son mari. Elle en
souffrit pour lui plus que pour elle. Elle se trouvait
à Rome au printemps, quand elle reçut cette fatale
nouvelle, et M. Aubrey de Vere, qui était là, fut témoin-
de son calme et de son courage. C'est en lisant ses
lettres et son journal qu'on peut voir quelles furent
ses anxiétés ù ce moment d'épreuve. Par un scrupule
d'honnêteté exagéré peut-être, elle vendit ses dia-
mants, les sacrifiant dans sa précipitation pour le
tiers de leur valeur (qui était considérable). Mais elle
échappa ainsi à l'humiliation d'être ruinée avec des
dettes. De son côté, M. Craven fit des sacrifices qui
entraînèrent d'énormes pertes, mais qui le laissèrent
libre de toute obligation personnelle. Mme Craven tit
le voyage de Naples à Bade en trois jours par Foggia,
Bologne et le Brenner, laissant son mari à Florence
170 MADAME CRAVEN (1871)
pour terminer quelques affaires, mais devant la re-
joindre bientôt.
« Je sens plus que jamais toutes les horreurs de
celte lutte prolongée, écrivait Mme Graven, depuis
que je m'en suis rapprochée. Ma visite aux blessés
français de Rastadt les a renouvelées pour moi. Et
j'en souffre bien plus que dans ma tranquille retraite
de Castagneto. »
Mme Craven est frappée en même temps d'un autre
côté : Boury est occupé par les soldats allemands.
A miss O'Connor Morris.
Palais Stéphanie, Bade, 14 décembre 1*70.
La guerre aura les plus funestes résultats, car je n'ose
espérer un succès final. Chaque jour ajoute à la férocité
des conquérants, et des deux côtés à la haine qui éloigne
la paix et qui durera, hélas! longtemps après qu'elle sera
signée. Je crois qu'il ne s'est jamais fait autant de mal en
si peu de temps. Jamais on n'a provoqué tant de dangera
et de colères pour l'avenir. Avant la capitulation de Metz,
j'avais eu le bonheur de ne perdre aucun de mes proches
parents et de mes amis. Maintenant que tout le monde se
bat de tous les côtés, les mauvaises nouvelles arrivent vite
et je redoute la vue d'un journal.
C'est une consolation pour moi d'être dans une ville où
je puis m'a| procher de prisonniers français, et leur faire
enlendre quelques mots dans leur propre langue. On les
traite avec beaucoup de bonté, et on fait de grands efforts
pour les aider ; mais leur nombre, hélas ! est si grand
que la Dlupart d'entre eux souffrent beaucoup.
A lady Georgiana Fullerton.
Palais Stéphanie. Bade, il janvier 1871.
Merci de votre bonne lettre du 4, chère lady Georgiana.
J'ai à peine le courage d'écrire, même à vous, au comme:]-.
cément de la plus triste année de notre vie.
J'aurais voulu être auprès de vous, pour que vous m'en-
couragiez et me consoliez. J'en ai bien besoin. Mais je
SÉJOUR A BADE 171
crains que mon voyage en Angleterre ne soit indéfiniment
remis. Ici, le froid est tellement rigoureux qu'il est impos-
sible de songer à se remuer, surtout quand on a la pers-
I ive d'une traversée par Osteude qu'une nécessité ab-
solue me déciderait seule à entreprendre. Cette nécessité
n'existe pas.
Je ne sais pas au juste où aller, et je redoute presque de
nie trouver à la campagne maintenant, au milieu d'une
nombreuse réunion. De plus, la duchesse n'est pas bien et
trouve impossible de voyager dans cette saison avec un
bébé. Ma société lui est utile, je puis dire agréable. Elle
désire beaucoup que je reste avec elle tout le temps qu'elle
passera ici.
Je vois qu'une nouvelle société s'est organisée en An-
gleterre pour secourir les prisonniers. J'ai écrit à Lady
Landsdowne dans l'espoir de l'intéresser aux détenus de
i; stadt.
Adieu, bonne et chère amie, priez pour moi, j'en ai
vraiment bien besoin, surtout pour ne me plaindre de rien,
quelque dure que soit la phase actuelle de ma vie. Que
Dieu vous bénisse, chère lady Georgiana.
Toujours votre bien affectionnée,
P. de la F. Craven.
Se trouvant encore à Bade, le 23 février 1871,
Mme Craven écrivait à Miss O'Gonnor Morris :
Quand vous recevrez ma lettre, la paix sera probable-
ment un fait accompli. La paix, telle que nous pouvons
l'espérer, telle qu'on l'avait proposée avant ces quatre
mois sanglants pendant lesquels rien, rien n'a été rega-
gné... Cependant si cette formidable épreuve nous a rame-
nés à la raison, si les lignes magnifiques d'Aubrey de
Vere sont vraies ' en ce qui concerne l'avenir comme le
1. Laugh, thou thatweep'st ;orwiththy weeping blend
The glory of tliat joy which mocks at pain :
Vain was thy pride ; the penance is not vain :
Lo ! tliis is the beginning, not the end :
Beyond that rain of fire I see descend
Armies of God t'ward yon ensaaguiaed plain ;
And thèse the cross, and those the crown sustain :
172 MADAME CRAVEN (1871)
passé, je serai réconciliée même avec ce dernier désastre
pendant lequel tant de sang a été répandu. Ces lignes ex-
priment naturellement mes sentiments, mes espérances et
mes désirs. S'ils se réalisaient ! Mais il y a encore bien
des symptômes alarmants.
Nous (Français), nous nous abusons encore, nous de-
mandons encore aux autres de nous abuser, nous trem-
blons de regarder en face la cause de nos malheurs. Aussi
longtemps que cela durera, aussi longtemps qu'on ne pen-
sera qu'à la haine et à la vengeance, aussi longtemps que
nous ne chercherons qu'à punir nos vainqueurs, au lieqt
de corriger ce qui leur a rendu la conquêle possible, iné-
vitable même, je n'oserai pas me laisser aller à cette espé-
rance bénie que « c'est le commencement et non la fin ».
Les prévisions de Mme Craven étaient justes. La
Commune approchait et la retint à Bruxelles, quand
elle se rendait à Paris pour voir son éditeur Didier.
Elle écrivait :
A miss O'CoNiNOR Morris.
29, Chaussée d'Haecht, Bruxelles, 17 mai 1871.
Vous me demandez si je fais partie de la cour d'Henri V ?
Pas actuellement, car je ne sais pas où il est, bien qu'on
le suppose en Belgique. Mais j'en fais partie de cœur et
d'âme. Non parce que j'appartiens à ceux qui n'ont ja-
mais servi une autre cause ! Non ! ce n'est pas du tout pour
cela.
Au fait, on m'a toujours accusée de n'être qu'une lé-
gitimiste tiède, et bien que mes préférences allassent de ce
Elect of Pénitents, thy forehead bend ;
Meet thou that crown in hope that springs from love
Once more true greatness greets thee from above
At last, while far away the tempests rave,
Forth from the ashes of thy pagan boast
Leaps thy new life ! Mid yon celestial host
Thy Glotilde triumphs, and thy Geneviève.
(St-Pefa''s Chains, by Aubrey de Y ère, p. 28.)
'Les chaînas de saint Pierre, par A. de VereJ
INQUIÉTUDES POUR LA FRANCE 173
côté, je n'ai jamais eu les mêmes impressions que les au-
tres à ce sujet. Je tenais davantage à des choses différentes
et je pensais que si elles étaient arrivées, la France pour-
rait très bien s'arranger d'une autre monarchie que l'an-
cienne, et je le pense encore. Mais maintenant qu'il est
prouvé que toutes ces expériences n'ont pas réussi, main-
tenant que nous souffrons si terriblement de l'absence de
la vérité et que nous sommes si évidemment punis de no-
tre peu de respect public et national pour la religion, il y
a quelque chose de consolant qui réveille l'espérance dans
la déclaration du comte de Chambord. Vous avez dû la
lire, bien que le Times n'ait pas jugé à propos de la pu-
blier. C'est la première fois de ma vie que je me mets en
colère contre ce journal. Je devrais savoir pourtant qu'il
peut être juste et indulgent en toute occasion (même
quand il raconte les actes de la Commune), excepté quand
il s'agit d'un homme ou d'un parti qu'on suppose désirer
la protection du Saint-Siège. S'ils redoutent tant encore un
roi de France osant se nommer Très Chrétien, qu'ils se
rappellent les opinions libérales de la branche cadelte.
Cela calmera leurs craintes et leurs esprits.
J'ai vu ici le Père Gratry. Je vous parlerai de lui et de
Dollinger un autre jour. Il y a trop à en dire pour com-
mencer maintenant. Je veux seulement vous confier que je
suis toujours plus calme et plus heureuse dans ma ferme
adhésion aux décrets de l'Eglise.
Je suis convaincue que le Concile donnera d'autres ex-
plications, si elles sont nécessaires, quand il se réunira de
nouveau. Pour ma part, je n'en demande pas.
A miss O'Connor Morris.
Château de la Lucazièie, 1871.
Quelques lignes aujourd'hui pour vous faire savoir où je
suis et où je resterai probablement quelques semaines.
J'ai quitté Bruxelles il y a dix jours, et j'en ai passé huit à
Versailles en venant ici. Pendant ce temps, j'ai fait deux
visites à Paris et je me suis rendu compte des actes des-
tructeurs qui s'y sont accomplis. Ils me terrifient, moins
cependant que l'indifférence et l'apathie avec lesquelles
on parle ici de ces terribles événements. J'espère que cela
1 74 MADAME CRAVEN (1871)
vient de la fatigue et de l'accablement de tout ce qu'on ;i
subi, mais je n'espère pas autant qu'au début. J'ai peur
que le mal ne soit trop profondément enraciné, trop uni-
versel, trop faiblement contrebalancé. Je crains qu'il ne
soit trop tard, que cet horrible châtiment n'ait pas été
compris et que la France ne se relève pas.
Je suis maintenant chez la vicomtesse de Dreux-Brézé,
ma nièce préférée (la fille de mon frère aîné), et je res-
terai avec elle jusqu'au 4 juillet.
Avec le même découragement, Mme Graven écri-
vait à M. Monsell:
Château de la Chereperrine, 14 juillet 1871.
Notre cher comte de Chambord a mis fin à ses espéran-
ces et à celles du parti monarchiste par un acte qu'on
juge noble et qui, en réalité, n'est qu'injuste. Il n'est pas
vrai que sa dignité l'empêchât d'accepter les couleurs de
la France, ou que le devoir de la France fût d'accepter les
siennes. C'est une faute, et une faute alarmante révélant
la vieille disposition de sa race à dire : « L'Etat, c'est
moi! » Il déteste le drapeau qui flottait au-dessus de l'é-
chafaud de Louis XVI. C'est parfaitement naturel. Mais
cependant plusieurs ont combattu sous ce drapeau et l'ont
rendu glorieux; plusieurs dont les parents avaient souf-
fert avec et pour le sien. II aurait pu se montrer aussi
généreusement français avant tout que ses plus dévoués
partisans, parmi lesquels les vieux amis fidèles souffrent,
tandis que les jeunes sont indignés et révoltés.
Pendant ce temps, le Correspondant acceptait « Fleu-
range » avec empressement. L'accueil fait à cette
œuvre clans les conditions où se trouvait alors la litté-
rature française fut un succès pour son auteur. Non
seulement « Fleurange » fut appréciée par les fidèles
du roman idéal, mais couronnée par l'Académie.
Au moment où Mme Craven songeait à faire tra-
duire le livre en anglais, elle écrit : « Voici une lettre
PUBLICATION DE « FLEURANGE » 17Ï
du Père Hecker1, de New-York, m'annonçant son in-
tention de le publier dans le Catholic World, et après
cela en deux volumes, ce qui met fin à toute autre
tentative de traduction. »
1. Mme Craven avait fait la connaissance à Rome, l'année précé-
dente, du Révérend Isaac Hecker, qui avait accompagné au con-
cile l'évêque de Baltimore, comme théologien. Dans sa jeunesse,
avant de devenir catholique, il faisait partie de la communauté
Emersonienne de Brook Farm. Sa conversion suivit bientôt après
et il fonda la congrégation Pauliste en 1852 : « Un nouvel ordre, »
jlisait-il, « pour un temps nouveau. » Il voulait réconcilier la
Bberté et l'intelligence pour tendre à la perfection personnelle,
mais de façon à maintenir l'indépendance des caractères. La note
américaine devait s'ajouter à l'harmonie de l'Eglise. « Le besoin de
ce siècle, » disait-il, citant Ozanam, « est une croisade et une propa-
gande intellectuelles. Nous devons, » croyait-il, « ouvrir un che-
min par lequel le rationalisme sera conduit au baptême. » Il n'é-
prouva pas moins de chagrin que de surprise devant l'indifférence
des catholiques, quand on leur demandait de se préoccuper de ces
questions qui, lout en étant des hérésies mortes, pouvaient faire
plus de mal que des antechrist vivants.
Il regardait le concile du Vatican comme une ère d'expansion,
considérant que les controverses de Luther, Knox et Calvin
étaient terminées, et que la liberté individuelle sous une autorité
reconnue serait le nouveau motif d'une renaissance catholique,
dont la base était posée par Pie IX, et l'édifice continué par
Léon XIII.
« On laisse trop peu maintenant, » pensait le Père Hecker, « à l'in-
dividu ; et le convenu et le stéréotypé régnent presque sans con-
trôle, car le but pratique de toute religion vraie est de mettre
chaque âme sous la direction immédiate du Saint-Esprit. »
La santé du Père Hecker s'altéra. Il devint sujet à des crises
d'angine de poitrine, et ses dernières années furent des années de
souffrance noblement supportées. Il mourut en 1888. — On ne
peut s'étonner de l'amitié et de l'admiration que Mme Craven
éprouvait pour lui.
CHAPITRE XXI (1872)
Voyage en Belgique et à Sigmaringen. — Succès de « Fleurangc »
— Séjour à Paris. — Désir de revoir l'Angleterre. — Mort
de M. Cocliin. — Voyage en Angleterre. — Holland-House. —
Miss Mary Fox.
Après avoir fait quelques visites en Belgique, et
passé quinze jours chez le comte et la comtesse de
Flandre, M. et Mme Craven se rendirent à Sigmarin-
gen, berceau de la famille des Hohenzollern, dont les
hôtes princiers étaient leurs excellents amis, des amis
capables et désireux de seconder la grande-duchesse
Stéphanie de Bade dans les démarches nécessaires
pour assurer le paiement du droit de la margravine
d'Anspach. Dans une de ses lettres, Mme Craven dit
que leurs hôtes de Sigmaringen veulent qu'elle reste
avec son mari pour le Christkindchen. Il est plus que
probable que le prince Ferdinand, alors âgé de cinq
ans, était de cette intime et heureuse réunion, dans
ce merveilleux Schloss, où l'on célébrait la millième
année de l'existence de sa famille. Le Schloss s'élève
au-dessus de la ville, entourée presque de tous côtés
par les sinueux détours du Danube. Situé sur les
hautes terres de Souabe, c'était une demeure digne
des princes de cette vieille race, et dans laquelle on
SUCCÈS DE « FLEURANGE » 177
avait ajouté aux splendeurs du passé tout le luxe et
toute l'élégance de l'hospitalité moderne.
A miss O'Gonnor Morris.
Paris, 13 février IbtZ.
Bien que la quatrième édition de « Fleurange » (dont
je vous envoie aujourd'hui un exemplaire) vienne de
paraître, peu de journaux en ont encore parlé. Je vous
en voie donc ce que j'estime beaucoup plus que n'im-
porte quel éloge imprimé de mon livre, deux lettres de
M. Foisset *, un de nos puristes et de nos meilleurs criti-
ques. Montalembert disait toujours qu'il n'était sûr d'avoir
écrit quelque chose de bien que lorsque Koisset l'avait
dit. Et il n'a jamais publié un ouvrage de quelque va-
leur sans qu'il ait été revu par lui. Son opinion était donc
pour moi de la plus haute importance. L'ami auquel il a
écrit la première lettre me l'envoie pour la copier et no-
ter les corrections. Tout en m'accusant de quelque vanité
en vous envoyant les compliments que j'ai reçus, je joins
cette copie à l'autre lettre écrite par Foisset après la lec-
ture de « Fleurange ». A propos, si vous lisez toute la
lettre datée de la Roche-en-Brény, ce qu'il dit des papiers
de Montalembert vous intéressera. Il les classe pour com-
mencer sur lui une première publication. Je vous envoie
aussi une lettre de M. Léopold de Gaillard, le rédacteur
en chef du Correspondant, et enfin une lettre de mon beau-
frère, M. deMun, qui est un homme intelligent et un bon
juge dans les questions littéraires, pas trop indulgent en
général.
On nous prédit de grands événements dans le monde
politique ; de grands efforts monarchiques pour mener à
bien la seule combinaison capable de contrecarrer le
mouvement impérialiste. Mais l'esprit de parti est, je le
crains, plus fort que le patriotisme, et je n'ose espérer un
résultat. Tout me parait plus sombre et plus incertain que
jamais.
1. M. Foisset, conseiller honoraire à la Cour de Dijon, était i'ami
et le camarade de M. de Montalembert dans son action politique.
Auteur de la « vie de Lacordaire ».
MADAME CRAVEN.
12
178 MADAME CRAVEN (1872)
Au mois de février, Miss O'Connor Morris se trou-
vant à Paris, vit beaucoup Mme Craven, qui habitait
avec son mari, rue de Chaillot, un appartement que
M. de Mun leur avait prêté. Mme Craven paraissait
vieillie et plus triste, mais ses manières avaient tou-
jours la même gracieuse amabilité. Elle s'intéressait
profondément, comme parle passé, à ses amis et à tout
ce qui les concernait. Toujours confiante dans la Pro-
vidence, mais ne se fiant pas beaucoup à ses agents vi-
sibles, Mme Craven suivait avec intérêt le réveil reli-
gieux du moment. On rechercha son nom comme dame
patronnesse des œuvres de charité répandues dans
Paris à un degré dont on se rend rarement compte en
Angleterre, dans le jugement qu"on porte sur la ville
des Lumières. Bien qu'elle détestât et craignit même
les foules, elle conduisit Miss O'Connor Morris à une
réunion de l'œuvre du « Patronage », où des sœurs
de Charité, des dames âgées, des jeunes femmes
et des jeunes filles écoutaient attentivement le rap-
port du comte de Melun sur le bien accompli pen-
dant la Commune. Elles s'agenouillèrent aussi sur
les tombes des cinq otages de la rue de Sèvres.
L'expression et l'attitude de Mme Craven témoi-
gnaient de sa foi et de ses pensées d'espérance et
de pardon. Elle annonçait quelque temps après,
dans une lettre datée du 4 mars 1871, sa prochaine
arrivée en Angleterre : « Ma chère vieille amie, Lady
Cowper, m'écrit dernièrement sur le passé et les
anciens amis d'une façon qui ajoute à mon désir de.
passer au moins quelques semaines avec eux au
printemps. A ce moment-là, il y aura quelque chose
de plus défini dans notre atmosphère troublée, et
nous saurons si la Providence nous permet de nous
installer une bonne fois à Paris. Les pèlerins d'An-
vers sont revenus. M. le comte de Chambord a été
encore plus loin, et ses cousins se tiennent plus que
jamais sur la réserve. L'espoir s'est évanoui encore
MORT DE M. COCHIN 179
'une fois. Malgré tout cela, Paris est ensoleillé et aussi
brillant que si rien n'était arrivé et ne nous menaçait. »
À miss O'Connor Morris.
Paris, 30 mars 1872.
Ce dernier mois a été des plus tristes, et je suis sûre
que vous avez pensé à nous en apprenant la fin de toutes
[nos espérances pour la guérison de M. Cochin. Mes in-
quiétudes à Versailles, ce jour-là, étaient fondées. Sa
sainte mort a été digne de sa vie qu'on appréciera tout à
fait quand on la connaîtra complètement. Son foyer était
le centre de la piété, de l'intelligence et de la bonté. Son
admirable femme supporte ce coup terrible avec un cou-
rage simple et une soumission absolue qui prouvent mieux
(jue toutes les paroles sous quelle influence elle a vécu pen-
dant ces longues et heureuses années, et vit encore.
Ces deux âmes n'ont pas été séparées. Je dis ces longues
et heureuses années, car elle est restée mariée vingt-trois
ans, et pour cette vie, c'est un long temps de bonheur
complet. Mais quand on se dit qu'il n'avait que quarante-
huit ans, on se demande quel décret mystérieux a fauché
cette existence dans un pareil moment. Pour nous, sa
perte est irréparable. Que deviendra la France, si, l'un
après l'autre, ceux qui lui sont le plus utiles lui sont
Mme Graven avait trouvé à Londres Mme de Monta-
lembert qui se rendait à Windsor pour s'entendre avec
Mrs Oliphant au sujet de la vie de M. de Montalem-
bert, écrite pour la première fois, c'est étrange à dire,
par une Ecossaise et une protestante.
M. Monsell prit un vif intérêt au choix des lettres et
des matériaux qui devaient servir à cette œuvre. Il
avait été l'ami de M. de Montalembert. A ce sujet,
Mme Craven écrit:
A M. Monsell.
Hampton-Court, 22 mai 1872.
Ayant eu trois jours de tranquillité depuis que je suis
180 MADAME CRAVEN (1872)
ici, j'ai lu avec attention toutes ces lettres si intéressantes.
Dans celles qui vous sont adressées, j'ai marqué au crayon,
sans aucun scrupule, les passages qui doivent être suppri-
més si ces lettres sont publiées, bien que ces passages
soient naturellement les plus intéressants. Pour celles à
Lord Dunraven, j'ai seulement marqué d'une croix rouge
ceux qui me paraissent particulièrement amusants et
attachants.
Les questions religieuses en Allemagne semblent pren-
dre une tournure sérieuse. Pour ceux qui craignaient tout
le mal qui arrive maintenant, il est pénible de le subir
sans avoir la chance de vivre assez pour le voir réparer.
Dans une autre lettre à M. Monsell, Mme Craven
dit:
Je vous retourne cette lettre avec mille remerciements.
J'espère en causer bientôt avec vous (et aussi de beaucoup
d'autres choses), car je pense prolonger mon séjour en
Angleterre. Auguste viendra peut-être me rejoindre pour
passer aver moi une quinzaine de jours à Holland-House.
Ce n'est pas tout à fait Londres, mais c'est assez près pour
nous permeltre de voir un peu plus nos amis. Ce que
je veux surtout vous dire aujourd'hui, c'est qu'Anna de
Montalembert et Madeleine ' arrivent pour voir Mr5 Oli-
phant.
N'avez-vous pas un mot de consolation à me dire au
sujet de l'élection de Galway 2 ? Est-il possible de ne pas
comprendre quelle injure un pareil scandale inllige à l'Eglise
catholique? Si ce sont là les résultats de cette foi renforcée
par la persécution, ils n'augmentent pas monpeud'enthou-
siasme pour le réveil que nous fait espérer en Allemagne
l'attitude de Bismark. J'aurais autant aimé qu'on ne l'eût
pas provoqué et que les catholiques allemands eussent sini-
1. Maintenant comtesse de Grùnne, fille de M. de Montalem-
bert. c
2. La récente élection de Galway, dans laquelle l'évoque et les
prêtres du comté de Connaught avaient soutenu pour la première
fois une lutte politique avec les grands propriétaires, bien qu'ils
fussent eux-mêmes, pour la plupart, de la vieille foi, troubla quel-
que peu les catholiques romains plus cosmopolites.
VOYAGE EN ANGLETERRE, HOLLAND HOUSE 181
plement insisté pour étendre aux autres parties de l'Alle-
magne la liberté entière que possède l'Eglise en Prusse
depuis 1849.
Après une visite à M. Frederick Leveson Gower à
Holmbury, près de Dorking, Mme Craven se rendit à
Tunbridge Wells, puis à Holland-House. Elle et son
mari avaient vécu dans une si constante intimité à
Naples avecLady Holland, qu'ils retrouvèrent chez elle
bien des membres de la société de Chiatamone, et
beaucoup d'autres amis étrangers arrivant à Londres.
A miss 0' Connor Morris.
Holland-House, 20 juin 1872.
Vous me demandez sans doute pourquoi je ne vous ai
pas encore écrit. Maintenant, je suis toujours étourdie
quand j'arrive quelque part, et incapable de quoi que ce
soit. Et cependant (pour rendre justice à Holland-House),
je ne connais pas un endroit où l'on ait une plus libre dis-
position de son temps (si l'on met un peu de fermeté' à s'en
emparer).
J'ai lu avec attention et beaucoup de plaisir le livre de
votre jeune amie *. Quelle belle intelligence et quelle éton-
nante élévation de pensées chez une jeune fille de cet âge !
Mais quelle étrange habitude ont les protestants à l'égard
de la Sainte Vierge ! Il y a un chapitre, très beau, sur le mi-
nistère des Anges, et dans lequel sont rappelées toutes les
apparitions de l'ancien et du nouveau Testament. Chaque
apparition, excepté une, et laquelle "? l'apparition de l'ange
Gabriel à la Vierge, ni plus ni moins, s'il vous plaît. Et
cette légère omission se trouve dans une page où le minis-
tère de la femme sur la terre est comparé à celui des
Anges. Et on ne parle pas de cette femme, ni de cet ange,
ni du jour de l'apparition, ni de la raison pour laquelle elle
a eu lieu.
J'ai vu M. Monsell et j'ai découvert qu'il désapprouve
l'accusation du juge Keogh autant que voire jeune pasleur.
1. Rose La Touche, seconde fille de John La Touche, de Harris-
town, Irlande.
182 MADAME CRAVEN (1872)
Pourtant, il est indigné comme nous de la conduite du
clergé dans cette élection, de sorte que je ne comprenais
pas d'abord ce qu'il voulait dire, et pourquoi cette outra-
geante conduite ne devait pas être dénoncée. Il dit que la
violence de cette accusation a fait passer de l'autre côté
ceux qui s'étaient tenus à l'e'cart de ces fous.
De cette façon tout le monde a tort, et c'est la seule con-
solation que j'ai tirée de lui.
Vous vous souvenez que vous avez promis de venir me
voir ici. Si Mary Fox est là, elle vous conduira partout.
C'est le meilleur cicérone du monde *. Si elle est occupée
(ce qui est probable maintenant), il faudra vous contenter
de ma société et de mes très imparfaites explications et
connaissances des richesses littéraires et artistiques de
cette maison.
Le jeune prince Lichtenstein (le futur) est charmant,
aimable, intelligent et très épris de Mary. Les diamants,
les perles, les émeraudespleuvent littéralement sur elle, et
je n'ai jamais rien vu qui égalât la splendeur de tous ces
bijoux, excepté dans des occasions royales. Sa destinée est
singulière. Rien ne semble se passer pour elle comme pour
les autres. On l'a plus admirée que personne, et pourtant,
elle n'est pas du tout jolie (on pourrait même la trouver
tout le contraire), mais c'est la jeune fille la plus sédui-
sante, la plus intelligente qu'il soit possible, à laquelle je
souhaite toutes sortes de bonheurs, et dont l'avenir semble
promettre, pour le moment, la réalisation complète de ce
désir.
1. Miss Mary Fox, née de parents français, fut adoptée par Lord
et Lady Holland au mois d'avril 1851. Depuis l'âge de deux ans et
demi, elle vécut chez eux et fut traitée avec la même considération
que si elle eût été leur propre fille. Elle épousa, au mois de juillet
1872, le prince Louis Lichtenstein.
CHAPITRE XXII (1872-1873)
L'agnosticisme. — Retour en France. — Publication de la Vie de
Montalembert par M" Oliphant. — Jugement de Mme Graven.
— Monabri. — M. Oxenham et le Saturday. — Séjour à
Maiehe. — Retour à Paris. — Fondation des cercles catholiques.
A miss O'Connor Morris.
Norman Tower Windsor-Castle, 7 juillet 1872.
Je ne vous dis rien du mariage de miss Fox, tous les
journaux ont donné d'abondants détails sur cet événement
très extraordinaire (toutes choses considérées). Et, naturel-
lement, les choses très extraordinaires ne se racontent pas.
Mardi dernier, à Londres, nous avons entrevu le jeune cou-
ple se rendant en Ecosse (après avoir passé quelques jours
a St-Anne's Hill). Ils sont maintenant à Duniobin Castle
que le duc de Sutherland leur a prêté pour finir leur lune
de miel. Ce même mardi, je suis arrivée ici avec Mrs H.
Ponsonby^une chère vieille jeune amie, et je pense partir
pour Paris samedi prochain. Mais il est difficile de dire si
nous nous déciderons à nous arracher d'ici, même alors.
Nous songeons de plus en plus à nous établir en Angleterre
vers le mois d'octobre, si nous le pouvons. J'éprouve un
intérêt toujours croissant dans ce que je vois et entends.
1. Maintenant l'honorable Lady Ponsonby. Encore miss B
et très jeune, elle avait joué avec Mme Craven dans « Don César
de Bazan », où M. Craven tenait le premier rôle.
184 MADAME CRAVEN (1872)
Si j'étais installée ici une fois pour toutes, entourée de mes
livres, je crois que je ferais quelque chose. Je retrouve
beaucoup cet esprit que vous avez été la première à me
révéler Je suis étonnée et pétrifiée, mais aussi grandement
intéressée. Le protestantisme est si entièrement impuis-
sant, que cette forme de l'erreur esta mon avis la manifes-
tation de la vérité qu'on appelle. J'ai beaucoup à dire là-
dessus, beaucoup plus que n'en pourrait contenir une
lettre. J'attendrai donc le moment, prochain, j'espère, où
nous pourrons causer.
Mme Craven ne pensait pas trouver en Angleterre
cet esprit qu'elle appelle une « forme de l'erreur »,
bien que les Français fussent habitués à ses manifes-
tations depuis plus d'un siècle. 11 a toujours existé
cependant chez les compatriotes de Hobbes et de Lord
Hubert de Cherbury. « L'agnosticisme », comme on
l'appelait alors, n'était cependant pas aussi répandu
dans la société anglaise que trente ans auparavant. La
lettre suivante est datée d'un charmant appartement
qu'elle occupa quelque temps après son retour à Paris.
A miss O'Gonnor Morris.
Paris, le 15 août 1872.
Votre lettre de Bade m'est revenue ici, après avoir été
envoyée à Lumiguy que j'ai quitté plus tôt que je ne pen-
sais pour venir à la rencontre d'une ancienne et chère
amie, la duchesse Ravaschieri, dont vous m'avez certaine-
ment entendue parler. Le 6, nous sommes allées ensemble
à la séance de l'Académie où « Fleurauge » a été cou-
ronnée, comme on dit (et alors on explique que le prix est
une médaille d'or). En réalité, c'est une somme d'argent
que je n'ai pas été fâchée de recevoir. Je suis satisfaite
aussi de la raison pour laquelle je l'ai reçue. Vous en se-
rez contente de môme, j'en suis sûre, vous qui avez été la
première amie de « Fleurange ».
Je trouve que lorsque nous écrivons quoi que ce soit (et
je dis cela pour vous aussi bien que pour moi), il faut
toujours dans l'intérieur de notre sujet (si je puis
VIE DE MONTALEMBERT PAR Mls OLIPHANT 185
m'exprimer ainsi) quelque chose qui soit comme l'âme de
la forme que nous décrivons. Si j'avais le temps d'expli-
quer mon idée, je suppose qu'elle serait exactement le
contraire du réalisme. Je laisse à votre intelligence de me
comprendre, car je suis réellement très pressée aujour^
d'hui.
A miss O'Connor Morris.
Paris.
C'est bien bon à vous de vous excuser de ne pas écrire
quand moi-même je me sens si coupable. Je ne vous ai pas
encore remerciée du Spectator, dans lequel j'ai trouve'
plus d'un article intéressant en outre de celui qui concerne
« Fleurange ». Cet article m'a étonnée par ce qu'il blâme
et ce qu'il loue. Et cependant l'ensemble est très flat-
teur. Et puis le Salurday avec l'article sur Montalem-
bert et enfin le vôtre dans votre journal1. Il m'a beau-
coup amusée. 11 s'applique malheureusement autant à nos
manières qu'aux vôtres, et je ne vois pas d'où viendra le re-
mède.Quel dommage que toutes ces charmantes vieilles ma-
nières françaises disparaissent si complètement! Quel dom-
mage pour la France et pour le monde entier ! Car cette
influence nous appartient certainement. C'est fini cepen-
dant Nous parlons argot comme nous avons passé des sa-
luts profonds à la poignée de main distribuée indistincte-
ment, et sur laquelle, à propos, je crois avoir remarqué
dans votre article une petite tendance vers l'Urquhartisme
allant plus loin que mon objection. Sous tous les autres
rapports, que dire ? si ce n'est que vous êtes plaisamment
dans la vérité.
J'avais commencé mon propre article2 sans nulle inten-
tion de protéger Mrs Oliphant. Mon opinion est faite depuis
longtemps. Ce livre est excellent! La meilleure manière de
le prouver était, comme je l'ai fait, de le parcourir en tra-
duisant plusieurs passages, avec ce grand avantage (de
mon côté) de donner dans leur original les citations des
discours de Montalembert. En France, il n'y a qu'une opi-
1. Un journal intitulé : Arç/ot de Salon.
2. Une étude sur la Vie de Montalembert, par M" Oliphant, qui
parut d'abord dans le Correspondant, et fut plus tard réimprimée.
186 MADAME CRAVEN (1872)
nion sur le mérite de ce livre. Mrs Oliphant étant protes-
tante, donne un çrand intérêt à son œuvre. Je n'ai jamais
pensé que l'indulgence lui fut nécessaire dans la descrip-
tion du caractère de son héros. Elle a commis quelques
petites erreurs, mais sur tous les autres sujets, je -hus
convaincue que la plupart des écrivains catholiques en
Angleterre (si j'en juge d'après ce que j'ai lu dans la Revue
de Dublin) auraient beaucoup moins bien rendu son carac-
tère. En France, M. Foisset a entrepris d'écrire la vie de
Montalembert, dont il était l'ami. Il en a déjà publié une
partie dans le Correspondant. Les pages de Mrs Oliphant
sur V Avenir et tout le récit de cet important épisode sont
écrits de main de maître. Je ne donne pas mon opinion
sur son style (bien que les pages traduites aient frappé
beaucoup de gens), mais je parle de la façon charmante
dont elle décrit la position et les sentiments des trois pèle-
rins de lîome. Tout ce qui concerne le Père Lacordaire,
ses sentiments et sa conduite à Rome, dépasse tout ce qui
a été dit jusqu'à présent, aussi souvent qu'on ait raconté
cette histoire. On ne pouvait rien imaginer de plus frap-
pant et de plus vrai que cette comparaison sur Rome :
« une mère qui est aussi une reine », et tout ce qu'elle
dit des impressions de Lacordaire en sa royale pré-
sence.
Maintenant, il faut être français et presque avoir
vécu dans ces temps-là, pour apprécier la valeur d'une
opinion totalement impartiale sur un sujet qui a excité
un si violent esprit de parti, et comprendre quelle origi-
nalité extraordinaire cette opinion donne à tout l'exposé
(aussi familiers que ces faits puissent être pour tout le
monde). Les adversaires de Lamennais en France ont tou-
jours rendu à Lacordaire l'honneur dû à son humilité et à
son étonnante claire-vue. Et ils n'ont pas encore par-
donné à Montalembert son attachement plus obstiné (dans
ce temps-là) pour son chef. D'un autre côté, leurs amis ont
toujours été portés à exagérer et à critiquer leur découra-
gement à Rome, de sorte qu'en réalité, personne en France
n'a été aussi loyal à leur égard et en même temps si favo-
rable à Rome. En résumé, personne n'a dit la vérité en-
tière aussi complètement que cette Ecossaise intelligente,
calme et honnête; considérant les faits dans le lointain du
MONABRI 187
temps, de l'endroit et de la croyance, sans aucun esprit de
parti en elle, ou autour d'elle.
Mme de Montalembert et sa fille sont à Rome. Le Saint-
Père, de la façon la plus gracieuse et spontanément, a dit
à Mur de Mérode de les engager à s'installer auprès de lui,
de sorte qu'elles logent actuellement an Vatican.
Mme Craven parlera souvent de Monabri, chalet
de la princesse Sayn Wittgenstein, entre Lausanne et
Ouchy. De toutes les résidences dont elle fut l'hôte,
c'est peut-être celle qui lui convenait le mieux. Elle
avait toujours conservé son amour pour la belle na-
ture. Son ravissement était toujours le même devant
les aspects changeants des montagnes de la Savoie,
au-dessus du lac Léman, large à cet endroit de pres-
que dix kilomètres, plus bleu que la Méditerranée,
enchanteur quand les montagnes se reflètent dans ses
eaux calmes,- en teintes douces et opalines.
L'air vivifiant de la Suisse releva les forces de
Mme Craven et elle jouit à Monabri d'un repos qu'elle
ne connaissait nulle part aussi complet, et qui lui ren-
dait toute l'activité de son esprit.
La princesse Sayn Wittgenstein écrivait à Mrs
Bishop :
Ce fut pendant la guerre de 1870 que je la vis le plus
souvent. Les rapports avec elle étaient si faciles, elle était
si simple et si naturelle et savait si bien effacer sa propre
supériorité, que toute contrainte disparaissait en sa pré-
sence. Toutes ces qualités me firent désirer son amitié, et
ce fut bientôt après 1870 qu'elle demeura souvent avec
moi à Monabri. Pendant ces visites, elle rencontra fréquem-
ment l'impératrice d'Allemagne Augusta, qui mieux que
personne était capable de l'apprécier. Je fus grandement
frappée par les singuliers contrastes de son caractère. Sa
naïveté était presque enfantine, et pourtant son intelligence
était sérieuse et réfléchie. Elle aimait tout ce qui était gra-
cieux et confortable, mais avait en même temps une appré-
ciation extraordinaire de la vertu austère et du renonce-
188 MADAME CRAVEN (1872)
ment aux vanités de ce monde. Au premier abord, son
goût pour les raffinements de l'existence aurait pu faire
supposer en elle une certaine frivolité. Mais une étude
plus approfondie et plus attentive de son caractère et de
sa nature, révélait à quel point son âme était attachée à
la beauté surnaturelle. Quand nous fûmes te'moins de ses
fréquentes et pieuses communions après lesquelles elle
demeurait absorbée dans la prière et la méditation, nous
la vîmes telle qu'elle était réellement, et nous pûmes nous
faire une ide'e véritable de la valeur de cette grande chré-
tienne. Je puis parler d'elle mieux que personne, ayant eu
souvent le bonheur de sa présence sous mon toit pendant
deux ou trois mois, en été et en automne. Son extrême
modestie me frappait toujours, lorsqu'à l'arrivée de la
poste je la voyais franchement surprise des expressions
d'admiration lui venant de personnes absolument incon-
nues, la remerciant du bien que ses livres leur avaient
fait exprimant le vif désir de la connaître person-
nellement. Sa charité pour les pauvres était sans bornes,
et personne ne se serait douté de la perte de fortune
qu'elle avait subie et subissait encore avec un courage et
une dignité à la hauteur de son âme si élevée.
Malgré les nombreuses années écoulées, son séjour en
Russie était toujours présent à sa mémoire. Elle ne pouvait
oublier ce temps d'heureuse et brillante jeunesse, alors
qu'elle allait de fête en fête, dans cette cour, la plus somp-
tueuse du monde. Elle avait partout des amis appartenant
tous à la société la plus distinguée d'Europe.
A miss O'Connor Morris.
Monabri, 2 octobre 1872.
Je n'ai pas fait grand'chose ici. Le pays qui entoure ce
lac magnifique est trop ravissant, le temps était trop beau,
et quand j'étais à la maison dans cette perfection de chalet,
en tête-à-tète avec une très chère amie, je ne pouvais ré-
sister à la tentation de passer beaucoup de temps dehors
et d'en perdre beaucoup dedans (si jamais une conversa-
tion agréable est du temps perdu). Je suis prête dans le
moment à combattre pour Monseigneur Mermillod, contre
SÉJOUR A MAICHE 189
n'importe qui. Il est traité de la façon la plus déloyale et
même persécuté par le gouvernement de Genève.
Si le dernier article duSaturday sur la réunion de Co-
logne est écrit par M. Oxenham, j'ai quelque espoir qu'il
abandonnera cette position insoutenable des vieux catho-
liques. Mais je crains bien que leur nombre n'aille en aug
mentant, ce qui arrivera sûrement puisqu'ils admettent
toutes sortes de croyants et d'incroyants, tels que le Doyen
Stanley, l'évêque de Lincoln et le Père Hyacinthe. Qu'a-
vez-vous éprouvé en lisant son épi tre nuptiale'?...
Si Aubrayde Vere est quelque part près de vous, offrez-
lui mes meilleurs souvenirs ; un tenero abbraccino à Do-
nagh et à Gletscher L Ils sont, j'espère, en bonne santé,
comme mes petits inséparable-, blancs, qui, je n'en doute
pas, vous enverraient toutes sortes de messages respec-
tueux s'ils n'étaient profondément endormis à mes pieds.
Présenter au Correspondant 1 admirable Vie de Mon-
talembert écrite par M-"' Oliphant, fut pour Mme Cra-
ven une dette d'amitié. Dans les pages écrites à Mai-
ghe, une des anciennes résidences de Monlalembert,
son style s'élève à sa plus haute perfection. Elle se
complaisait à louer, et quand il fallait blâmer, c'était
toujours timidement et en hésitant. Remarquant que
■rs oliphant s'étonne que Montalembert ait di'claré
avant sa mort qu'il « se soumettait d'avance aux dé-
crets du Vatican quels qu'ils fussent », Mme Craven.
dit:
I /auteur semble croire, et c est une erreur, que nous ne
basons pas notre foi sur la conviction. Cependant, elle a
1. En quittant Ilulmbury, Mme Craven était arrivée à Tun
bridge Wells avec Elisa, sa fidèle femme de chambre, et ses deux
terriers maltais Zinga et Joy. Deux petits chiens décidés à affir-
mer leur position dans le « peerage » des chiens, ou plutôt le « dog-
gage », comme le dit une amie de Mme Craven. Us éloignèrent
immédiatement les deux Saint-Bernard, Donagh et Gletscher, qui
occupaient ordinairement le salon. Les géants étonnés s'arrêtèrent
à la porte, effrayés et surpris, tandis que Zinga et Joy aboyaient
pour les éloigner du sofa.
190 MADAME CRAVEN (1873)
trop bien étudié notre croyance pour ne pas savoir que
son fondement même est notre conviction immuable que
la vérité divine nous parle par l'autorité et la voix de
l'Eglise,
A miss O'Connor Morris.
Maiche (Doubs), 12 octobre 1872.
J'ai quitté Lausanne mardi, et je suis revenue par le
train et la route à traveis le plus délicieux pays que j'aie
jamais vu. Depuis Le Locle, qui se trouve à quelque dis-
tance de Neufchâtel, où j'ai quitté le chemin de fer, j'ai
cependant voyagé d'une singulière façon, ayant dû faire"
mes trente-deux derniers kilomètres dans un véhicule
découvert à un seul cheval, comme on n'en trouve qu'en
France (le plus arriéré de tous les pays en ce qui con-
cerne la locomotion à la campagne). C'est l'endroit le plus]
étrange que vous puissiez imaginer. Et certainement,
nulle description ne peut vous donner l'idée de ce vieux
château, qui ne ressemble en rien à ce que peut représeni
ter à un esprit anglais le mot de Country-House. Il est
cependant curieux et plein de caractère. On retrouve par-
tout ce cachet donné par Montalembert à tous les endroits
qu'il habitait, un cachet de travail et de repos, un ordre
presque monastique à la fois délicieux et triste, car c'est
une preuve qu'il n'est plus là. Je me sens heureuse ici,
plus capable de travailler que partout ailleurs, et plus que.
cela ne m'a été possible depuis longtemps. La société de
Mme de Montalembert est pour moi très intéressante. Je
n'ai jamais connu de créatures plus ravissantes que ses
filles. On m'a abandonné le cabinet de Montalembert pour
mon usage exclusif, et c'est actuellement sur sa table, en-
tourée de tout ce qui lui appartenait, que j'étudie le livre
de sa vie et que j'écris moi même sur cette vie.
Nous dînons ici à midi, la cloche sonne. Adieu donc, très
chère M.
Miss O'Connor et son amie M's Burrowes pas-
sèrent les fêtes de Noël à Paris. Elles trouvèrent M. et
Mme Craven installés dans leur nouvel appartement.
Tous deux possédaient le génie de donner à leur inté-
FONDATION DES CERCLES CATHOLIQUES ' 101
rieur le cachet de leur personnalité, et de le rendre
commode aux deux fidèles serviteurs Luigi et Elisa
qui faisaient partie de ce home que leurs maîtres
créaient partout où ils se trouvaient. Les amis de
Mme Craven étaient les leurs, et la bonne direction
d'Elisa dans les affaires du ménage était précieuse
pour sa maîtresse. On voyait encore dans le salon les
beaux portraits de la margravine d'Anspach et de ses
81s, par Romney, avec quelques autres. Des tableaux
italiens ornaient aussi les murs. Bien que la biblio-
thèque de Castagneto eût été vendue avec la maison,
M. Craven possédait encore beaucoup de livres, et sa
femme s'entourait de souvenirs de sa vie cosmopolite,
quelques-uns des dons précieux, tous marqués au
coin d'une distinction particulière, sinon en eux-
mêmes, au moins par ce qu'ils rappelaient.
Quelles que fussent les dimensions de son salo!,
l'accueil de Mme Craven était toujours celui d'une
grande dame d'une race et d'une génération qui n'a-
vaient pas encore oublié les grandes manières d'au-
trefois. Sa courtoisie venait du cœur; ceux qui ne lui
plaisaient pas étaient cependant bien reçus et mis à
leur aise.
A cette époque, le comte Albert de Mun, son frère,
et le comte de la Tour du Pin, venaient de fonder les
cercles d'ouvriers.
Quelques jours après son départ, Miss O'Connor
Morris reçut la lettre suivante de Mme Craven :
Paris, 13 janvier 1873.
J'aurais voulu vous voir moins brave et vous garder
quelques jours de plus pour vous faire assister à une réu-
nion très intéressante qui a eu lieu à Vaugirard. C'était
l'inauL'uir'ion d'un autre cercle d'ouvriers. L'archevêque
présidait, et Albert de Mun a fait un beau discours. Je ne
l'avais pas encore entendu parler en public. J'ai été saisie
de son éloquence, émue par sa foi profonde, ravie de sa
parole facile et brillante. C'était vraiment un spectacle
102 MADAME CRAVEN (1873)
saisissant de voir ce beau jeune homme s'avancer dans
son uniforme de dragon et parler comme s'il était en
chaire, avec le nom de notre Sauveur sur les lèvres, et
celui du catholicisme, sans un atome de respect humain
(peut-être un peu d'exagération dans le sens opposé).
J'appartiens à une autre école, et il y a, je crois, dans son
audace, quelque chose qui pourrait provoquer l'animosité
au lieu de la désarmer. Je ne suis pas très sûre que dans
sa réponse, le vieil archevêque n'ait pas fait une petite
allusion à cela. Cependant, la réunion dans son ensemble
était des plus satisfaisantes et des plus intéressantes. Il
s'est encore passé quelque chose que j'aurais voulu vous
montrer. Us étaient tous debout sur une plate-forme, con-
tre un rideau rouge foncé. Quand les discours ont été finis,
on a ouvert le rideau qui cachait un autel illuminé et ou
a donné la bénédiction. La grande tente sous laquelle tout
cela se passait a pris en un instant l'aspect d'une église
pleine d'ouvriers, de militaires, de dames et de messieurs, \
tous également recueillis.
Le grand événement qui a eu lieu depuis votre retour
en Angleterre a produit ici plus d'effet qu'on ne veut en
convenir i. Nous sommes dans de si mauvaises mains, et
en dépit des espérances de M. Le Play, l'avenir est tellement
sombre, qu'on se souvient maintenant avec une sorte
de repentir des injures accumulées contre l'Empereur.
1. La mort de l'Empereur.
CHAPITRE XXIII (1873)
Eloquence du comte Albert de Mun. — Mgr Slrossmayer.
A miss O'Connor Morris.
Paris, 13 mars 1873.
Je voudrais vous parler au lieu de vous écrire. Il y a tant
de choses à dire et si peu qu'il soit possible d'effleurer
dans une lettre. Je vous remercie beaucoup du Fortnightlij.
Triste I horriblement triste, l'étal d'esprit de ceux dont il
est le principal organe. Cet article : « Sommes-nous chré-
tiens? » est une révélation frappante de l'état de l'atmo-
sphère dans lequel de pareils exposés peuvent être admis
sans contradiction. Mais l'article en lui-même est plus
étonnant encore! N'est-ce pas assez qu'un homme dise
sérieusement (comme s'il parlait raison) ceci : « Comte
avait gardé l'habitude de la prière, bien qu'il niât un Dieu
et un créateur à qui ces prières puissent être adressées. Et
comme un hommage à l'humanité, il avait l'habitude de
faire sa prière auprès du corps d'une femme morte. » Si
cette absurdité ne se réfute pas d'elle-même en s'expli-
quant ainsi, il n'y a plus d'espoir. Il manque alors quelque
chose dans la cervelle de ces hardis négateurs, et comme
punition pour avoir joué avec II ben dell intelletto, ils l'ont
Derdu.
Nous avons eu Mgr Maret à dîner il y a quelques jours.
1 a été charmant, édifiant et intéressant. J'aurais voulu
MADAME CRAVEN. 13
194 MADAME CRAVEN (1873)
que tous les vieux catholiques l'entendissent. Il leur aurait
certainement expliqué ce que signifient les mots : charité,
obéissance et humilité. J'aurais voulu aussi que quelques
amis fussent là pour qu'il leur fut rappelé ce que veulent
dire d'un autre côté charité et liberté, dans le sens véri-
table et catholique du mot.
Le sens droit et la modération de Mme Craven se
révoltaient contre ces fanatiques bien intentionnés qui
adorent un idéal et préfèrent la logique de leurs pro-
pres conclusions à la logique des faits.
Mme Craven ne pouvait se sentir « chez elle » parmi
ceux qui soutenaient le système intransigeant.
« Et maintenant, je vous le demande, » écrivait-elle,
« qu'avons-nous gagné par cela? La clôture de ras-
semblée monarchique approche. Avons-nous profité
del'occasion? On me trouve terre à terre et on dit que je
me fie aux moyens humains. Bref, on ne peut raison-
ner avec personne dans le moment. Jamais dans toute
mon existence, pendant laquelle, hélas ! l'esprit de
parti a tellement régné en France, je n'ai vu rien de
semblable à ce qui existe maintenant. Mon neveu, le
comte Albert de Mun, a réellement très bien parlé à
une réunion d'ouvriers. Il m'est très doux de l'écoute»
et d'entendre dire autour de moi : « C'est bien la le
fils d'Eugénie ! » Mais deux jours après, le pauvre
garçon a perdu son fils aîné d'un de ces pernicieux
maux de gorge qui régnent à Paris et qui ont enlevé
tant d'enfants. Ce dimanche-là, il avait parlé de la ré-
signation avec beaucoup d'éloquence, et le mardi sui-
vant il était appelé à comprendre dans toute son
étendue la signification de ce mot. Cette triste raison
m'a empêchée d'aller à l'Académie où le duc d'Aumale
avait eu la bonté de me réserver une place « au cen-
tre ». J'aurais beaucoup joui de cette séance, et j'ai
dû faire un effort pour y renoncer. C'était très intéres-
sant de toute façon, et j'ai trouvé le discours parfait!
Mme de Montalembert, le meilleur des juges, l'a trouvé
MONSEIGNEUR STROSSMAYER 105
comme moi. On a dit qu'il avait été prononcé d'une
manière charmante, et même les légitimistes présents
ont admis qu'il était « digne d'un prince, d'un Bourbon
et d'un chrétien ' ».
Imprimer toutes les lettres de Mme Craven à son
amie pendant cette période serait presque ajouter un
supplément à l'histoire politique de la république. Mais
ce serait dépasser les limites de cet ouvrage. Le lec-
teur pourra s'en rapporter aux « Mémoires » de M. de
Falloux dont Mme Craven partageait les opinions.
Dans une autre lettre, Mme Craven écrit :
Le pauvre cher Castagneto est vendu. Et je dois m'efforcer
de domitierladésolation qui s'empare de moi àla pensée que
je ne le verrai plus jamais. Il est très mal vendu, mais c'é-
tait impossible autrement. LesNapolitains voyagent mainte-
nant, étonne cherche plus de villas. Je n'ai jamais rien écrit
qui vaille la peine d'être lu, si ce n'est dans cette chambre
grise. Et je me demande si cela m'arrivera ailleurs désor-
mais.
Il y avait encore une certaine agitation intérieure
dans le monde catholique depuis les orages de 1870.
Mme Craven souffrit du ton peu généreux adopté par
quelques partis en dehors de l'Eglise, et même par
quelques-uns de ses fils qui souffraient encore des
coups reçus et donnés. On avait fait des efforts persis-
tants pour mettre en doute la soumission de Mgr Stross-
mayer, ami de Mme Craven, et que Montalembert
avait appelé un « vrai pasteur des âmes ». Sa conduite
fut mal interprétée, non seulement parmi les vieux
catholiques, mais encore parmi les anglicans charmés
de trouver le défaut de la cuirasse chez les catholiques.
Une traduction en anglais, œuvre d'un faussaire,
circula dans la presse et parut dans un journal du
Kent. Le révérend Joseph Searle, curé de Tunbridge
Wells, attira l'attention de miss O'Connor Morris sur
1. C'était à l'occasion de la réception du duc d'Aumale à l'Aca-
démie. Il succéda à M. de Montalembert.
190 MADAME CRAVEN (1873)
le mal qui se faisait. Elle en parla à Mme Craven qui
répondit avec une certaine impatience.
A miss O'Connor Morris.
Paris, 8 juin 1873.
Ce discours est l'œuvre d'un faussaire. Il a été démenti
par Mgr Strossmayer lui-même dans les journaux allemands,
et j'espère pouvoir me procurer pour vous le journal où le dé-
menti a été publié. L'évêque de Kerry *, qui a dîné hier avec
nous, l'a lu, et s'étonne que quelqu'un ait pu y ajouter foi.
J'ai dîné mardi à l'ambassade d'Angleterre et j'y ai ren-
contré plusieurs de mes connaissances dont j'ignorais la
présence à Paris, M. et Mrs Ellis, Lady M. Heaumont, Lady
Louisa Milles, Lady Wharncliffe, M. Ffrench et plusieurs
autres. Ils me paraissent (ous n'avoir d'autre objectif que
notre ingratitude à l'égard de M. Thiers. Je n'approuve pas
qu'on n'en fasse plus de cas, mais si l'Assemblée est ingrate
envers lui, elle l'est comme un homme sautant d'une voiture
qui marche vers un abîme. C'est peut-être dangereux, mais
le fait est accompli. On n'a commis aucune illégalité, on
n'a fait de mal à personne, excepté aux destructeurs
actuels. Pour la première fois que les vrais patriotes ont
mis de côté l'esprit de parti (cette malédiction de la France),
il est dur de n'en retirer aucun honneur et de ne trouver
personne pour écouter vos raisons. D'un autre côté, je ne
connais pas l'Angleterre, si on attribue à bon droit son
opinion à la jalousie et à sa crainte de nous voir nous
relever ou devenir comme elle une puissance secondaire.
D'abord, je ne crois pas qu'elle ait cette humble opinion
d'elle-même, et je ne trouve pas qu'elle doive l'avoir. J'ai
vécu dans les jours du parti Palmerston, alors « que le bras
fort et l'œil vigilant de l'Angleterre » étaient partout, et je
me rappelle que le résultat fut de se faire plus détester
que craindre, et de rendre douteuse l'utilité de l'intervention
des autres pays. Cela fait que, sous ce rapport, j'aime
encore mieux le système actuel. Je ne vois pas non plus
que lu jalousie ou la crainte mesquine des avantages des
autres soient dans les défauts de l'Angleterre.
1. Dr Moriarty, un des évêques les plus distingués d'Irlande, et
qui avait fait partie de la minorité au Concile.
CHAPITRE XXIV (1873-1874)
Monabri. — Paray-le-Monial. — La Roche-en-Brény.— Lumigny.
— Publication du « Mot de l'énigme ».
M. Craven a miss O'Connor Morris.
Paris, 24 juin 1873.
Je joins à ma lettre l'article contenu dans le numéro de
février du Volkszeitung de Cologne, avec le démenti formel
de Mgr Strossmayer. Ce discours, inventé par un ennemi de
l'Eglise méchant et ignorant, aurait été prononcé dans les
murs du Vatican pendant le concile. En Allemagne, d'où
elle paraît venir, l'invention a été de courte durée. En ré-
ponse à un ami qui lui demandait laconiquement si oui ou
non l'histoire était vraie, Mgr Strossmayer a fait cette ré-
ponse non moins laconique : « Certainement non, ni dans
aucun autre cas, quel qu'il soit (nein und nie). Les décrets
du concile sont puhliés. » Ainsi, d'une part il désavouait le
langage hérétique placé sur ses lèvres, et de l'autre mani-
festait et proclamait sa soumission aux décrets du Vatican
en les publiant dans son diocèse.
Miss O'Connor Morris eut l'honneur de recevoir
Une lettre de Mgr Strossmayer dans le même sens.
Mme Craven écrit :
Monabri, 14 juillet 1873.
Vous avez enfin réussi et je désire que vous obteniez un
aussi satisfaisant résultat dans toutes les autres occasions.
198 MADAME GRAVEN (1873)
r
Et maintenant, ne trouvez-vous pas magnifique, après tout
ce que nous avons vu, entendu et redouté à Rome, que
toute l'Eglise et l'Episcopat sans une exception soient ras-
semblés autour du Pape, plus fortement unis que jamais?
Ne trouvez-vous pis que dans de pareilles circonstances,
on éprouve une grande satisfaction à s'humilier, en re-
connaissant la vanité de ses petites opinions personnelles?
Quelle consolation de s'appuyer sur quelque chose de tel-
lement plus grand et plus fort que soi. En venant ici, je
me suis arrêtée unjourà Paray-le-Monial, et je ne sais pas
où et quand j'en ai passé un autre semblable. Au I refois à
Rome, peut-être, dans une ou deux occasions, mais nulle
part ailleurs.
Ici, mon amie la princesse Léonille Wittgenstein, une
fervente convertie, a eu l'idée d'organiser un pèlerinage
des convertis de tous les pays, comme une sorte d'acte pu-
blic de reconnaissance de tous ceux qui. ces vingt dernières
années, sont entrés dans l'Eglise catholique. N'est-ce pas
une belle idée ? Naturellement, elle sera mal interprétée.
En tout cas, il est impossible d'exagérer le caractère frap-
pant de ce qui vient d'armer en France. Lorsque la. 000
personnes arrivent à la fois de loin, dans des trains
bondés, et à jeun, pour recevoir la communion à leur
arrivée, il y a là au moins un fait extraordinaire. Cela
prouve qu'elles agissent sérieusement, et ne font pas,
comme quelques-uns les en accusent, une partie de plaisir.
Pour la plupart, ces pèlerinages présentent des difficu t s
et des misères de toutes sortes. J'ai beaucoup pensé à vous
à Paray, et j'aurais voulu que vous fussiez là, pour décrire
ensuite ce que vous auriez vu.
A miss O'Connor Morris.
La Roche-en-Brény, 8 août 1873.
Je réponds maintenant à cette partie de voire lettre con-
cernant Paray. Je crois que la meilleure chose àfaire esl de,
vous envoyer mon article sur le pèlerinage. Je sens que ma
journée à Paray a été à la foisutile et délicieuse, et que j'ai
pénétré plus profondément dans la dévotion réelle au Sacré-
Cœur. Je crois qu'il en est de même pour toutes les glan-
des dévotions sanctionnées par l'Eglise. Nous nous y atta-
PARAY-LE-MONIAL 199
chons d'abord comme des enfanls, par esprit d'imitation
et d'obéissance, et quand nous comprenons tout à fait les
choses, nous nous plongeons dans l'immensité de tout ce
qu'elles renferment. Il en est ainsi pour la dévotion à la
Sainte Vierge et au Saint Sacrement, et il en est de même
pour cette chère dévotion au cœur qui a été si bien nommé
« le foyer de l'amour éternel ».
A miss O'Connor Morris.
Lumigny, 21 novembre 1873.
Vous connaissez ma patience à l'égard des absurdités an-
glaises. Je crois cependant que ce sont les Anglais qui ont
la plus juste idée de la loyauté et de la justice (bien qu'ils
se conduisent souvent d'une façon toute contraire à cette
idée). Mais dans le moment, ils me fatiguent au delà de
toute expression à propos de tout, ou du moins sur trois
points principaux : 1° la fusion et la politique française;
2° les persécutions contre l'Eglise en Allemagne ; 3° les
« pèlerinages ».
En revenant de ses visites en Suisse et en Bour-
gogne, Mme Craven s'installa dans un autre apparte-
ment, rue de Miromesnil. Elle se mit à travailler au
roman qu'elle avait promis au Correspondant pour
1874. Les peines et les inquiétudes s'accumulaient
autour d'elle, et l'écrasèrent à partir de ce moment
pendant cinq ans. Le petit capital réuni par la vente
de quelques objets disparut, et aucun revenu fixe ne
lui fut plus assuré.
M. Craven souffrait de voir sa chère et noble
femme s'imposer des privations journalières qui en-
travaient ses goûts et ses affections de famille. Pour
beaucoup, restreindre son hospitalité, renoncer à une
attention pour un ami, n'est pas un sacrifice. Mais
pour M. et Mme Craven, cet abandon complet de leurs
traditions sociales était particulièrement dur. M. Cra-
ven n'avait peut-être pas non plus la volonté et le cou-
rage stoïques qui les auraient placés dans une posi-
200 MADAME CRAVEN (1874)
tion d'accord avec leurs nécessités. Au mois de mars
suivant, Mme Craven ayant réellement besoin dechan-
ger d'air (car ses accès de fièvre, héritage de ses soirs
italiens, l'avaient reprise) vint en Angleterre; Hamp-
ton Court, Wrest Park, Windsor Hampden et Holland
House eurent tour à tour le bonheur de la recevoir.
Quand miss O'Connor Morris la revit à Holland-House,
elle paraissait faible et lasse. Mme Craven et son amie
s'occupaient alors particulièrement du « Mot de l'é-
nigme », de toutes les œuvres de Mme Craven, celle qui
donne l'idée la plus juste de son caractère. Elle appar-
tientàcetteépoque dévie intense à Naples. Les circons-
tances les plus importantes et les plus dramatiques en
sont les plus réelles. Sur cette mer agitée du monde,
Mme Craven fut alors l'étoile pure, lumineuse et se-
courable de beaucoup d'abandonnés. « Un esprit, mais
aussi une femme qui pouvait donner un libre essor à
toutes ses aspirations, parce qu'elles étaient droites. »
Sa nature aimante et artistique avait trouvé en Italie
son plein développement. Ses lettres à la duchesse
Ravaschieri contiennent les plus forts battements de
son cœur. Son amour pour Lina, et le vide que sa mort
fit dans l'existence de Mme Craven, se révèlent dans
le « Mot de l'énigme ». Elle lève pour la première l'ois
le voile dont elle s'entoure ordinairement.
Le « Mot de l'énigme » fut écrit dans le but unique
de dire la vérité, dans des circonstances où les
influences surnaturelles dominent les émotions natu-
relles. Il n'est pas surprenant que ce livre n'ait pas
été couronné par l'Académie, et qu'il ait étonne et
intrigué les lecteurs ordinaires de Mme Craven.
Longtemps après la publication du <■ Mot de
l'énigme », Mme Craven dit un jour: « Il y a plus de
moi-même dans ce livre que dans aucune autre de mej
œuvres. »
CHAPITRE XXV (1874-1875)
Amitié de Mme Craven pour Sir Montstuart Granl DufT. — Opi-
nion de Mme Craven sur Don Carlos. — Lettre à M.Grant DufT
sur le » Mot de l'énigme ». — Lady Herbert of Lea. — Article
de M. Gladstone sur « le Ritualisme et le Rituel ». — Réponse de
Mme Craven à cet article, dans le Correspondant.
Pendant l'hiver de 1873, Mme Craven renouvela con-
naissance avec Sir Montstuart Grant Duff. Il n'était pas
Catholique, mais il fut peut-être l'admirateur le plus
passionné du « Récit » et celui qui en comprit le mieux
toute la valeur Rien n'était plus doux pour Mme Cra-
ven que de voir apprécier l'histoire de sa famille
comme elle le méritait.
Dans sa première lettre à son nouvel ami, elle écrit :
A M. Grant Duff.
Paris, 10 février 187 i.
Dans la lettre que je viens de recevoir de vous, vous nie
dites que le « Récit » n'est pas un livre. C'est ce qui me
touche le plus et ce dont je vous remercie davantage ; sachez
donc que vous ne recevez pas les remerciements de l'auteur.
Vous devez comprendre (car personne ne semble plus que
vous sympathiser avec moi) la crainte et la répugnance
que j'ai dû surmonter avant de me décider à publier une
histoire si vraie, si intime, si complètement à moi. Vous
202 MADAME CRAVEN (1874-1875)
comprenez aussi ma reconnaissance quand je découvre que
j'ai bien fait de surmonter cette répugnance. En faisant
connaître mes bien-aimés à ceux qui ne les ont jamais vus
sur la terre, j'ai l'espoir que ces souvenirs de leur vie
seront utiles et consolants pour d'autres que pour moi.
Je vous remercie de tout mon cœur de m'en donner
l'assurance.
J"espère vous voir bientôt, soit ici, soit en Angleterre, et
je pourrai vous dire alors ce que je n'essaie pas d'écrire.
Merci de vous souvenir de ce que hier et aujourd'hui sont
pour moi.
M. Craven se rappelle à votre bon souvenir. Il n*a jamais
oublié sa rencontre avec vous chez sir John Simeon, pas
plus que je n'ai oublié notre déjeuner chez Lord Kmly, il y
a dix-huit mois.
Dans la lettre suivante, Mine Craven pose les fonde-
ments sur lesquels était basée leur inaltérable amitié.
Elle était résolue à ce qu'il n'y eût pas de malentendus
entre eux, en ce qui concernait sa croyance, rintérêï
principal auquel tous les autres étaient surbordonnés.
A M. Grant Dltff.
15 A, Grosvenor Square, Londres, 1874.
J'ai lu et compris votre discours autant que je puis
comprendre ce qui se rapporte aux finances, mais assez
cependant pour voir que vous discutez dans le sens qui a
toujours été le mien.
Bien que je n'admette pas tout ce que vous me dites des
moyens de discussion, je sens que votre but est grand et
bon, et que vous avez raison. Vous ajoutez que sur t us
ces sujets, on n'a pas encore dit le mot de l'énigme. Je vou-
drais que vous crussiez comme moi qu'il a été dit sur
d'autres questions plus grandes et plus élevées que la
science. Je le crois aussi. Il me semble seulement que
l'homme de science qui ne connaît pas ces régions, p îve
son intelligence et son âme de la nourriture qui leur con-
vient et se montre moins raisonnable que celui qui, tout en
plongeant dans les profondeurs de cette science, comprend
cependant qu'elles ne lui révéleront rien de ce mu de
Lettre a m. grant duff sur le « mot de lénigme » 203
intérieur plus intéressant pour nous (quoi qu'on en puisse
ïir | que toutes les merveilles du monde visible. -
Quant à Ginevra, son histoire est vraie : au moins la
partie qui paraît plus invraisemblable que les autres. Je.
['ai « ntendue des lèvres de celle à qui cette grande grâce
(comme je l'appelle) fut accordée. Je suis absolument cer-
tain'' de leur véracité. J'ai été témoin des effets durables
de ce moment de lumière, et je ne pense pas qu'il eût été
facile do lui persuader qu'ils notaient que le résultat de
« quelque subtil travail de son imagination ».
A Miss O'Gonnor Morris.
Monabri, 22 août 1874.
Non, ma très chère amie, je ne suppose pas que dans la
vie réelle Lorenzo doive mourir. (Peut-on appeler cela
mandais?... Scusate!)l\ est mort dans mon histoire parce
qu'autrement Ginevra n'aurait pas pu refuser Gilbert. De
plus, comme il n'y a pas le temps de développer le carac-
tère de Lorenzo sous son second aspect, il me semble que
l'on s'en tient à l'impression déjà produite (et peut-être
la bonne sur un semblable caractère) qu'un temps trop
long d'uniformité et de bonheur serait dangereux pour lui.
S'il m est ainsi, il me parait original que Lorenzo sente
lui-même que la chose la plus sûre pour lui est de mourir.
Une de mes amies d'Angleterre m'écrit qu'elle trouve
Gilbert « un peu effacé », tandis que Lorenzo est absolu-
ment « vivant », critique qui vous est venue de même à
l'esprit, je crois. Tout bien considéré, je la prends plutôt
comme un compliment, car Gilbert n'était pas destiné à
monopoliser l'intérêt du lecteur. C'est l'histoire de la lutte
de Ginevra et non de la sienne, et si on le trouve assez
attirant pour justifier la tentation, c'est qu'elle n'était pas
impossible. C'était assez, je n'en demandais pas davantage.
Je me trouve beaucoup mieux de mon séjour dans ce
merveilleux endroit. Ces montagnes et cette eau bleue
ni' rappellent Naples, et je jouis de ce moment de repos,
^'impératrice d'Allemagne a fait à mon amie (dans ce
chalet) une visite de trois jours, et nous avons eu de très
intéressantes conversations. Je crois qu'il n'y a pas une
femme de son rang qui retire aussi peu d'avantage des
204 MADAME CRA.VEN (1874)
nobles qualités de son cœur et de son esprit. Mais quand
elle est en scène, elle paraît affectée, elle a l'air de faire
des phrases, et n'est pas réellement elle-même, comme je
l'ai vue ici.
Nous avons eu hier une visite de M. de Gharette qui arri-
vait de la réunion catholique de Genève.
A Miss O'Connor Morris.
Paris. 15 octobre i874.
En général, je n'ai aucune confiance dans l'union intime
du catholicisme et d'un parti politique quel qu'il soit.
Quand on pense à ce que sont les Bourbons d'Espagne en
particulier, n'est-ce pas l'erreur la plus insolente d'identi-
fier leur cause avec celle de l'Eglise? Pour ma part, je n'ai
ni le désir, ni l'idée que le Pape recouvre son indépen-
dance et le pouvoir nécessaire pour gouverner le monde
catholique, par l'intervention d'une armée étrangère. Le,
jour de sa liberté viendra certainement, mais je ne puis
m'imaginer que ce soit de cette manière. Quelle plus grande
injure peut-on faire au catholicisme que de l'associer au
parti carliste? Pour tout dire, j'aurais admiré la détermina-
tion de Don Garlos, si, dans le malheureux état où se trouve
l'Espagne (à sa première apparition dans les provinces du
Midi), il avait marché sur Madrid. En d'autres termes si, ei
dehors de ces provinces, il avait réussi à se faire des par-
tisans et, quand le gouvernement était renversé, à établir
le sien. Ayant échoué absolument en cela, je confesse que
cette lutte atroce et inutile m'épouvante et me dégoûte. Ht
quand j'entends parler de mitrailleuses commandées pour
exterminer ses sujets avant qu'il ait réussi à atteindre son
trône, je sens que le temps de ces sortes de choses est
passé. Je ne crois pas qu'un seul royaliste français accepte
le retour d'Henri V dans ces conditions.
Je suis tout à fait remise, bien que j'aie eu deux ou trois
accès de fièvre, même dans ce délicieux air pur de la
Suisse... Le « Mot de l'énigme » fait son chemin, autant
qu'il trouve de lecteurs. Il en est déjà à sa cinquième
édition. Le monde des journalistes semble décidé à ne pas
m'épargner plus longtemps, et à m'exterminer s'il le peut.
Il y a eu quelques articles des plus agressifs et personnel-
LADY HERBERT OF LEA 205
loment injurieux, que je pouvais supporter de toute façon.
Un de ces journalistes a consacré quatre pages à des in-
jures. C'est ma première épreuve de ce genre. Ce qui l'aug-
mente, c'est que mes détracteurs appartiennent à ce que je
puis appeler mon parti. C'est un symptôme de la mauvaise
humeur générale. Tant de haine traverse l'atmosphère,
qu'il n'y a plus un sujet inoffensif. Tout est brûlé par ce
feu cruel.
A Miss O'Connor Morris.
Lumigny, 9 septembre 1874.
Nous avons eu ici, dans ce milieu le plus français du
monde, deux visiteurs d'un genre inusité, et bien différents
l'un de l'autre. Lady Herbert of Lea, dont la beauté et l'élo-
quence ont excité une grande admiration, et mon ami (ou
plutôt l'ami d'Alexandrine), M. Grant Duff, qui s'intéresse
toujours de la même étrange façon au « Récit d'une sœur».
11 est venu ici dans l'unique but de visiter la tombe d'Eu-
génie, et l'endroit où elle a vécu. Maintenant, il est en route
pour les Indes. Il m'a laissé le numéro de la Fortnightly
Review de ce mois, contenant un de ses articles. J'y ai trouvé
plusieurs réminiscences de mes livres et de mes pensées,
c'est-à-dire de mes pensées catholiques.
A M. (irant Duff.
Paris, 15 janvier 1875.
J'ai reçu hier votre lettre du 19 novembre, datée du
camp d'Agra. Si cette réponse vous arrive aussi vite que
possible maintenant, j'espère que vous me pardonnerez
de ne pas vous avoir répondu plus tôt. Je voulais le faire,
ayant beaucoup à vous remercier. Mais je ne sais pas bien
arranger mon temps, ce qui veut dire que je ne me lève
pas assez tôt. Je perds ainsi ces heures précieuses du jour
pendant lesquelles, disait Mme Swetchine, « la qualité du
temps est la meilleure ». Laissez-moi vous dire mainte-
nant combien je vous suis reconnaissante d'être venu à
Lumigny, et de la raison qui vous y a conduit. Je ne pris
vous dire à quel point j'y suis sensible, ni combien je suis
intriguée de votre sympathie pour ces cbers souvenirs de
206 MADAME CRAVÈN (1875)
ma vie. Je vois et je sens tellement que nous sommes sé-
sur ce point qui est pour moi l'essence réelle et la
raison d'être du « Récit d'une sœur »! Tout cela s'est en-
core présenté à mon esprit quand j'ai lu votre réponse à
Cassandre 1. Que j'aurais à vous dire et à vous écrire là-
dessus! Il faut maintenant remettre tout cela au moment
de votre retour dans quelques mois. Je vous dirai alors
tout ce que j'en pense, pourquoi j'ai été satisfaite de
certaines choses et peinée par d'autres, sachant surtout
que nulle parole ne peut exprimer le motif de cette peine,"
ni en faire disparaître là cause. J'ai été très flattée d&J
votre citation du « Mot de l'énigme », je ne puis le ni r,
et plus que flattée de vos allusions au « Récit ». Ceci mei
conduit à une petite digression. Vous devez savoir que
dans un livre (un livre magnifique sur des sujets de haute
spiritualité, dont l'auteur est Rodriguez 2, compatriote defj
sainte Thérèse) il est dit que le premier degré de l'humilité
est de recevoir les injures sans émotion, le second el le
plus élevé, de recevoir les louanges avec indifférence. Eh
bien !je constate que je n'ai atteint que le numéro 1. Votre
éloge de la seule bonne chose que j'ai faite de ma vie m'a
causé beaucoup plus déplaisir que je n'ai éprouvé de peine
du blâme étonnant tombé sur moi depuis la publication
du « Mot de l'énigme ». Dans cette occasion, un critique
a réellement dépassé le langage français dans ses il
tives à la fois personnelles et littéraires. Je ne saurais dire
combien le récit de votre voyage jusqu'à Agra m'a inté-
ressée. Je n'avais jamais lu aucune description du Taj
avant que vous m'en parliez. Je l'avoue à ma honte. Je l'ai
cherchée, et j'attends la vôtre avec impatience. C'est trëj
agréable que les personnes qui savent regarder voyagent
pour le bénéfice de celles qui restent al home. Vous devez
sentir que vous faites autant de bien aux autres qu'à
vous-même.
Je voudrais me figurer l'impression produite par l'at-
1. Un discours prononcé à l'Institution philosophique d'Edim-
bourg, en réponse à un ouvrage de M. \V. R. Grey, intitulé
« Rocks Ahead, or the Warnings of Cassandra » (Les Avertisse-
ments de Cassandre).
2. Le bienheureux Rodriguez (jésuite), né en 1526 à Va'.ladolid,
et mort en 1G1G. auteur du « Traité de la Perfection chrétienne ».
« LE RITUALISME ET LE RITUEL » 207
taque de M. Gladstone contre nous, quand on en a entendu
pailer pour la première fois sous un ciel indien. Je ne
puis m'enipêcher de croire et d'espérer que je ne me suis
pas tout à fait trompée sur votre appréciation de cette
boutade.
A propos de cela, j'écris dans le moment quelques pages
que vous aurez la patience de lire, si elles ne sont pas
déchirées longtemps avant votre retour.
Au mois de janvier 1875, miss O'Connor Morris, de-
venue Mme Bishop, passa quinze jours à Paris après
son mariage. Elle vit fréquemment M. et Mme Craven
et assista avec eux à une représentation des « Précieu-
ses ridicules » à la Comédie-Française. En examinanl
le visage de Mme Craven tandis qu'elle écoutait atten-
tivement cette représentation parfaite, on comprenait
facilement ses succès d'autrefois. Elle saisissait tout,
chaque détail était compris, son approbation était
aussi chaleureuse que si elle voyait ce spectacle pour
la première fois.
A ce moment-là, M. et Mme Craven n'avaient aucun
revenu certain. L'arrangement qui devait leur assurer
une annuité à la place du droit de la margravine
d'Anspach n'était pas terminé. L'empereur d'Alle-
magne et le ministère des affaires étrangères soute-
naient le débat, mais le gouvernement bavarois résis-
tait encore.
Pendant ce temps, la plume de Mme Craven ne res-
tait pas oisive. L'article publié par M. Gladstone
dans la Contempory Review d'octobre 1874, et intitulé :
« Le Ritualisme et le Rituel », souleva la controverse
bien connue sur la loyauté des catholiques vis-à-vis de
leur reine et de leur pays. Cet article amena de nom-
breuses protestations de la part des catholiques, et
fut suivi le 7 novembre d'une brochure dans laquelle
M. Gladstone analysait les décrets du Concile et le
Syllabus comme ayant imposé aux citoyens anglais
une fidélité contradictoire. Il est intéressant de suivie
208 MADAME CRAVEN (1875)
Mme Craven défendant Faction papale. Reconnaissant
toujours qu'elle n'a point à discuter les décrets du
Saint-Siège, elle se contente de démontrer comment
M. Gladstone réveille les préjugés anglais et les effets
de ce réveil. Dans un court, mais admirable compte
rendu du rôle joué par l'Angleterre depuis qu'elle
s'est séparée de l'Eglise romaine, elle cite plusieurs
documents historiques, et affirme avec évidence la
fidélité des catholiques dans chaque crise nationale.
Son article parut dans le Correspondant le 25 jan-
vier 1875, le même jour que la lettre du cardinal
Newman au duc de Norfolk, lettre qui devait être
suivie par « le \aticanisme » de M. Gladstone.
Mme Craven crut y voir quelque tendance vers la foi
de Newman, croyance, hélas ! qui ne s'est jamais
réalisée.
A M" Bishop.
Paris, 3 février 1875.
Mon article a été apprécié par les uns et critiqué par les
autres. Une personne m'a dit qu'elle n'avait fait que par-
courirmes romans sans jamais en linir un seul, mais qu'elle
avait dévoré ces pages, et que je ferais mieux de m'en tenir
à ce genre de chose. Un autre leur a reproché d'être anti-
françaises, ce qui m'a beaucoup intriguée jusqu'à ce que
je me fusse rappelé tout à coup que j'aurais dû mettre
une note (ce que j'avais trouvé inutile) pour expliquer que
le mot loyalty en anglais ne veut pas dire loyauté. Je
croyais l'avoir mis dans le texte. Mais il paraît que je ne
m'étais pas assez souvenue du conseil de Montalembert. Il
disait qu'on devait traiter les lecteurs comme s'ils ne sa-
vaient rien et leur expliquer toute chose. (Il m'avait fait
ajouter une note dans le « Récit » pour dire qui était
Madame la Dauphine: la fille de Louis XVI!.. ..)
Lord Lyons, avec qui j'ai diné hier à l'ambassade, n'a pas
été gracieux au sujet de cet article. Je le lui avais envoyé,
pensant qu'il serait assez impartial pour le lire avec calme.
Il m'a dit des choses qui m'ont fait supposer que ces idées
étaient nouvelles pour lui, et qu'il les trouvait exagérées.
RÉPONSE A M. GLADSTONE 209
Il est plaisant de se rappeler que dans les plus importantes,
j'étais soutenue par Fox, Hume et Burke.
A M. GrantDuff.
Paris, 5 avril 1875.
Je vous envoie aujourd'hui la brochure dont je vous ai
parlé, et je désire beaucoup que M. Gladstone la lise. Je le
crois assez loyal pour y consentir. Elle est écrite en si bon
italien, que ce ne sera pas, je crois, un travail fatigant.
L'auteur est un oratorien (un de mes plus grands amis).
En science, talent, modération, il est égal à Newman
et, comme lui, un maître dans sa propre langue. J'ai tou-
jours rêvé d'un temps où les malentendus entre des
esprits comme le sien et celui de M. Gladstone et tant a'au-
tres cesseraient. Ils sont maintenant en guerre, simple-
ment parce qu'ils ne se comprennent pas.
MADAME CRAVEN 14
CHAPITRE XXVI (1875)
Maladie de la comtesse Charles de la Ferronnays. — Séjour à
Monabri. — L'impératrice Augusta. — « Natalie Narîschkin ». —
Séjour à la Roche-en-Brény. — Menou. — Visite de M. Grant
Dulf à Menou. — Lumigny.
La maladie de la comtesse Charles de la Ferron-
nays retint Mme Craven à Paris tout le printemps
suivant, quand elle allait partir pour Londres. Dans
une de ses lellres, elle parle en plaisantant d'un vieil
ami qui sympathisait trop, pensait-elle, avec le doc-
teur Dôllinger, mais qui ne voulait pas se laisser en-
traîner dans la discussion :
« Ainsi qu'on le dit très bien, « pour se quereller, il
faut être deux». Et comme il était décidé à ne pa-
vancer, j'ai dû remettre en poche mon humeur batail-
leuse qui me donnait l'impression d'un manque «le
franchise vis-à-vis de moi-même. Je voudrais e
rer que son refus de parler venait de ce qu'il n'avait
rien à dire pour sa défense. Le c< Mot de l'énignn a
été apprécié par ses lecteurs plus qu'aucun autre de
mes livres, excepté le « Récit ».
A M" Bishop.
Monabri. 14 juillet 1875.
J'aurais répondu à votre, première lettre avant de rece-
(( NATALIE NARISCHKIN » 211
voir la dernière, si je n'avais été très occupée depuis que
je suis ici, où je n'ai rien à faire, et où tout mon temps
m'appartient. A Paris, j'étais devenue tellement incapable
d'écrire ou de faire quoi que ce soit que j'ai cru sérieuse-
ment avoir perdu le pouvoir de travailler et de penser.
Quelques jours de repos complet en face d'une vue ra-
vissante à contempler, la certitude que personne ne me
dérangerait pendant deux ou trois heures m'ont rendu la
facilité de reprendre mon œuvre commencée, la vie de
Na'alie Narischkin. J'ai continué sans interruption pen-
dant quelques jours, m'interdisant toute autre occupation
« pour me refaire la main ».
Maintenant, je vais répondre à vos deux lettres à la
fois. Je ne doute pas cependant qu'Auguste n'ait répondu
à la première, car il sait positivement où se trouvait le
P. Hecker. J'imagine qu'il est à Ragatz. Je suis très cu-
rieuse de savoir pourquoi Lord Emly désire tant le voir.
Le sort de sa brochure est singulier jusqu'à présent. Des
ultramontains très modérés trouvent qu'elle sent le libé-
ralisme de la mauvaise sorte, tandis que les extrêmes de
ce parti (je veux dire les ultramontains) la louent et l'ap-
prouvent dans tous leurs journaux.
A M. Grant Duff.
Monabri, 11 août 1875.
Je suis tout à fait honteuse de ne pas vous avoir encore
remercié des deux numéros du Contemporary . C'est avec le
plus vif intérêt que je continue à lire vos notes sur l'Inde.
Aussi incapable que je sois de me représenter ce que je
n'ai pas vu, il me semble, en lisant votre description de
Jumoo, par exemple, que j'y suis allée, ainsi que dans
beaucoup d'autres endroits. Quant au Taj, il n'y a pas be-
soin d'aucun effort d'imagination pour suivre votre des-
cription.
J'ai continuellement devant les yeux cette jolie broche
que je ne cesse d'admirer. Je suis bien touchée de votre
souvenir devant la tombe qui vous a rappelé (par contraste)
celle de Lumigny '. Je voudrais que le ciel fût aussi bleu
au-dessus d'elle qu'au-dessus de cette tombe indienne.
1. « Notes d'un voyage aux Indes», par M. E. Grant Duff, page 141.
'2\ 2 MADAME CRAVEN (1875)
Vous ne sauriez croire à quel point je suis peinée de voir
que tout à Boury est si abandonné. Je me console à la
pensée que j'ai fait au moins tout ce que je pouvais pour
honorer ces chères mémoires. Cependant, puisque je vous
parle de Boury, vous serez content d'apprendre que je suis
arrivée à mes fins. Le pauvre petit cimetière va être remis
à peu près dans l'état où il se trouvait quand Alexandrine
allait s'y asseoir tous les jours.
Je jouis beaucoup de mon tranquille séjour dans ce dé-
licieux pays. Nous avons eu peu de visites, à l'exception
d'une seule très importante. L'Impératrice-Beine a passé
ici trois jours, la semaine dernière. C'est la meilleure
amie démon amie. Elle vient dans ce chalet une fois par
an. C'est la seconde fois que je la rencontre ainsi en tête
en trois, et je la trouve comme toujours bien au-dessus
des autres femmes de son rang. Mais, dans le moment, il y
a si peu de justice dans ces parties de l'Europe, que mon
opinion serait, je pense, discutée par beaucoup. Je conti-
nue à écrire la vie d'une autre amie sainte et charmante.
Mais je crains que « Natalie Narischkin » ne vous plaise
pas.
Aucun travail littéraire ne pouvait être plus agré-
able à Mme Craven que celui-là ; Natalie avait été
l'amie d'Olga de la Ferronnays, une de ces deux
sœurs que la jeune fille avait tant désiré revoir avant
de mourir. Deux jours après son entrée chez les
sœurs de Charité, Natalie se trouvait au lit de mort
d'Alexandrine de la Ferronnays, dont les dernières
paroles à la jeune fille furent celles-ci : « Heureuse
fille ! » — « Nous remarquons, » dit Mme Craven.
« qu'à tous ceux qui l'entouraient dans ses derniers
moments, Alexandrine parlait du bonheur de quitter
ce monde, et que la seule qu'elle ait semblé trouver
heureuse d'y rester venait de renoncer à tout.
« Et cependant, qui dit vocation, dit sacrifice de
quelque chose de précieux et de cher. C'est dans la
partie la plus intime et la plus tendre de notre cœur
que se trouvent à la fois l'holocauste et l'autel.
SÉJOUR A LA ROCHE-EN-BRÉNY 213
« Se figurer un sacrifice sans souffrance, c'est donc
une pure illusion. C'est même une contradiction dans
les termes. Mais ajoutons bien vite une autre vérité
non moins certaine (quoiqu'elle soit un miracle), c'est
que la souffrance du sacrifice peut être aimée et peut
devenir chère, mille fois au-dessus du bonheur. Voilà
ce qu'on peut apprendre en étudiant les âmes saintes
de tous les temps, et c'est là une étude plus digne en
vérité de ceux qui s'intéressent à la destinée humaine,
que celle des effets fort peu miraculeux et très facile-
ment aperçus que produit, dans les cœurs qu'elle
maîtrise, la passion aveugle et sans frein. La pre-
mière de ces deux études est plus difficile à faire que
l'autre, cela est vrai. Mais il est aussi plus difficile de
découvrir des pierres précieuses que de se baisser
pour ramasser les cailloux du chemin '. »
A Mrs Bishop.
La Roche-en-Brény, 12 septembre 1875.
J'ai quitté Monabri la semaine dernière, avec beaucoup
de regret. Je suis cependant ici dans une agréable partie
du monde ; et j'aime plus qu'aucune autre province de
France ce que je connais de la Bourgogne. C'est toujours
délicieux pour moi de m'y retrouver au milieu de tant
de vieux souvenirs, et avec Mme de Montalembert et ses
deux filles (Madeleine de Grùnne est là dans le moment)que
j'aime autant que si j'étais leur mère. C'est un endroit très
original. Il porte fortement l'empreinte de ceux qui y ont
vécu et à qui il appartenait. L'influence du cher et grand
ami qui avait fait son séjour de cette vieille demeure est
visible partout.
A M. Grant Duff.
ChAteau de Menou, 6 octobre 1875.
Vous devez me trouver ingrate et négligente de n'avoir
jamais répondu à votre lettre du 23 août, de ne pas vous
avoir écrit une fois pendant mon séjour à la Boche-en-
1. Vie de la sœur Natalie Narischkin.
214 MADAME CRAVEN (1875)
Brény, de ne vous avoir jamais remercié du cinquième
numéro des « Notes sur l'Inde » ; en un mot, de ne vous
avoir jamais donné signe d'être depuis que j'ai quitté
Monabri. Cependant, j'ai non seulement lu ces notes avec
le même plaisir et le même intérêt que les autres, mais à
la Rocke-en-Brény et ici, j'ai rencontré des personnes qui
les ont appréciées à leur juste valeur et espèrent avoir un
jour l'occasion d'en causer avec vous. Un de ces lecteurs
intelligents (qu'il faudra connaître le plus tôt possible) est
la jeune comtesse de Grûnne, Madeleine de Montalembert.
Vous vous souvenez peut-être de l'avoir rencontrée à ce
déjeuner chez Lord Einlv, où j'ai eu le plaisir de faire votre
connaissance. C'est la Française la plus remarquable et la j
plus charmante de sa génération. Elle est maintenant
mariée à un Belge. C'est donc à Bruxelles que vous devrez
aller (et j'espère que vous y viendrez) pour laconn
entièrement, ainsi que son mari. C'est un jeune homme
charmant, digne de son extraordinaire bonne fortune. Si ,
jamais vous allez de ce côté, vous me permettrez de vous
présenter à eux.
Savez-vous qui peut être Sir Arthur Hallam Elton? Il ha- j
bite un endroit appelé Clevedon Court, près de Sommerset.
Il m'a écrit la plus charmante lettre à propos du « Récit »,
qu'il venait de lire, plongé dans le plus profond chagrin I
de la mort de sa femme. J'aimerais en savoir un peu plus
long sur son comple. Sa lettre m'a beaucoup touchée.
A Mrs Bishop.
Château de Menou, 7 octobre 1875.
Je suis très fâchée que vous n'ayez pas vu le P. Hecker.
J'admets que c'est un original. Mais, sans doute, ce qui
vous paraît étrange est simplement américain. En tout
cas, il a plongé très profondément et s'est élevé très haut
dans ia vie spirituelle. Quoi qu'on puisse penser de ses
vues politiques ou religieuses, il ne peut y avoir qu'une
manière de juger ses sentiments et son langage, quant aux
choses de l'âme, ainsi que son amour, son dévouement et
son obéissance envers l'Eglise. Je pense tout à fait comme
vous à propos de l'étroitesse de secte. J'ai la conviction
profonde que si quelques individus peuvent être convertis
SÉJOUR A MENOU 215
par cette méthode, le sentiment général du pays sera
contre nous. Je ne parle pas des mauvais et des irreligieux
qui doivent toujours nous détester, mais des bons et pieux
protestants. Et cependant, ceux-là doivent (ou devraient)
nous appartenir. Notre devoir, il me semble, est de penser
à eux, à ce qui peut les aider, d'enlever les obstacles de leur
chemin; en un mot, tirer le voile qui les empêche de voir
l'Eglise telle qu'elle est, plutôt que de satisfaire la dévo-
tion de ceux qui sont déjà sauvés. Je suis convaincue
qu'alors toutes ces exagérations prendront une fin, et que
la génération à venir préservera la piété des convertis de
notre temps, et perdra quelques-unes de ces singularités
qui n'ont rien de commun avec la substance et la vérité du
catholicisme.
Je suis, dans le moment, avec mes chers cousins de
Blacas, et très heureuse d'y être. Malgré tout ce que j'ai
perdu, et les cruelles épreuves de ma vie, je ne puis assez
remercier Dieu des bons et nombreux amis qu'il m'a lais-
sés. Je suis donc là, avec eux, et Béatrix et Bertrand, que
vous connaissez tous deux. Auguste m'a quittée, il y a peu de
jours. Il est maintenant à Paris. Il a écrit (selon moi) un
excellent article sur la conférence de Bonn. Vous en a-t-il
parlé? Je l'espère. Il me tarde qu'il le publie, si c'est pos-
sible, tel qu'il est, ou tel qu'il était quand il me l'a lu à
la Roche. J'ai toujours peur de lui voir changer ou recom-
mencer ce qu'il a écrit, pour l'abandonner à la fin. Il ne
l'a fait qui' trop souvent, au détriment de ce qui aurait pu
être pour lui une occupation utile et agréable.
A M. Grant Duff.
Menou, 14 octobre 1875.
Puisque vous n'avez qu'un seul jour à nous donner, il me
semble presque indélicat de profiter de votre complaisance.
Je n'ai pas besoin de vous dire qu'à des Stay at Home*,
comme le sont presque tous les Français, l'idée ne serait
jamais venue d'attendre le 26, au fond du Nivernais, quel-
qu'un qui a un rendez-vous le 23 à la Hague, et le 28 à
Berlin.
\, Casaniers.
216 MADAME CRAVEN (1875)
Mme Craven indique les trains les plus commodes et
continue : « Pour oservous proposer tout cela, j'ai dû
me souvenir que je vous ai vu partir pour les Indes
avec un rhume qui eût gardé tout autre dans son lit.
Je ne m'excuse donc pas davantage. Je vous réputé
simplement et en toute vérité que si vous venez, vous
nous ferez à tous le plus grand plaisir. »
M. Grant Duff arriva à Menou le 25 octobre. Il
écrit :
Le château date de 1680, mais est bâti dans le style
Louis XIII qui a longtemps prévalu dans cette province
éloignée. Il est très haut, entre le bassin de la Loire et ce-
lui de l'Yonne. La vue est étendue, mais plate. Des kilo-
mètres et des kilomètres de forêt, sans un bel arbre.
A M. Grant Duff.
Lumigny, 10 novembre 1875.
Je n'ai pas trouvé un instant pour vous remercier de
vos deux lettres si intéressantes de Berlin, et du souvenir
que vous avez porté sur la tombe de la pauvre Pauline I '
de la part d'Alexandrïne et de la mienne. Il est étrange
que vous soyez arrivé dans un moment qui vous a permis
de faire cela. Je suis très curieuse de savoir ce que vous
avez à dire sur Berlin et ceux que vous y avez vus. Je
crains de vous manquer quand vous partirez pour l'Italie.
Mais, à votre retour, ce sera un bien grand plaisir d'attendre
Mrs Grant Duff et peut-être vous-même, je fespère. Nous
nous verrons tous à notre aise à Paris pendant quelques
jours.
Et ma pauvre sourde-muette capriote ? S'il vit encore et
1. M11* de Sphtgerber, depuis Mme Wollf, une amie d'Alexan-
drine de la Ferronnays, qui l'avait nommée ainsi, parce qu'elle
l'avait connue avant Mme Craven. (Voirie « Récit », vol. I, pagi
En novembre, M. Grant Duff écrivait dans son journal : <• Dans la
matinée du 1er, j'ai porté, 142 Friedrichstrasse, où Mme Wollf était
morte, une couronne de myrtes, et la plus belle croix de tleurs
blanches qu'on ait pu trouver dans Berlin, expliquant dans une
note que je faisais cela en souvenir de Mme Craven. »
LUMIGNY 217
que vous découvriez l'ancien correspondant du Times,
M. Wreford, qui habite Capri l'hiver, il vous racontera
tout ce qui la concerne.
Elle demeure à Anacapri et se nomme Giovannina Viva.
M. Wreford aura la bonté de lui faire dire de venir vous
voir.
Il me tarde maintenant de lire votre article sur la Rus-
sie, à propos de laquelle on dit ici beaucoup de bêtises.
La Capriote dont parle Mme Graven avait été sauvée
par elle de la misère, et élevée et instruite à ses frais.
Elle l'avait prise plus tard à son service àCastagneto.
Quand elle quitta cette maison, elle lui fit une petite
rente, et lui laissa quatre mille francs sur les écono-
mies de ses dernières années. « En les recevant, »
écrit la duchesse Ravaschieri, « et comprenant que
sa bienfaitrice était morte, la pauvre fille sanglota
comme si elle avait perdu sa mère. »
A M. Grant Duff.
Lumigny, 15 novembre 1875.
Voici la lettre promise pour ma très chère amie, la du-
chesse Ravaschieri. Si (comme je l'espère et le crois) elle
est remise et peut vous recevoir, je sais que vous me re-
mercierez de vous l'avoir fait connaître.
Quand je pense que vous êtes à Naples, ma quasi patria, je
vous envie et voudrais y être aussi, pour vous montrer tous
les endroits qui sont continuellement devant « l'œil de
mon esprit ». Hier, quand vous m'avez questionnée sur la
littérature des jésuites, j'aurais pu vous demander si vous
aviez jamais parcouru leurs Etudes religieuses et littéraires,
revue périodique qui paraissait à Paris. Elle était certai-
nement aussi remarquable et plus remarquable même que
la plupart de nos revues françaises. Je n'en ai vu aucun
numéro dernièrement ; elle se publie maintenant à Lyon.
Elle est peut-être inférieure à ce qu'elle était, mais, il y a
quelques années, elle valait sûrement la peine d'être lue.
Vous qui aimez les biographies, avez-vous lu la Vie du Père
de Ravignan parle P. de Ponlevoy ? La vie d'un jésuite par
218 MADAME CRAVEN (1875)
un jésuite ! Que diraient vos amis s'ils lisaient ceci ? et,
de quoi me soupçonneraient-ils ? Comme je réponds
simplement à une question, mou esprit est en repos, et je
puis dire en toute sûreté que vous êtes l'auteur de ce com-
plot papiste. Mais ce que je vous recommande de mon chef,
c'est délire, si vous ne l'avez jamais fait, le Journal de
Maine de Bîran. C'est un livre curieux qui, je le crois, vous
intéressera. Assez sur les livres que vous n'aurez pas le
temps de lire pendant votre excursion à Naples. Mais si
vous emportez le « Récit », je vous en prie, prenez-le
quand vous monterez la colline du Vomero, ou celle de Cas-
tellamare. A ce dernier endroit se trouve la petite villa
(alors villa Deehenhausen) où Albert et Alexandrine allè-
rent après leur mariage, et que nous habitâmes tous en-
semble (pour la dernière fois). Elle est à gauche, après le
troisième lacet de la colline en montant à Quisisana. La
maison à côté de la nôtre, où Alexandrine vivait avec sa
mère au bout de la Riviera de Chiaja, est maintenant le
Palazzo Bagnano,et (par parenthèse) si vous rencontrez la
Marchesa Bagnano, à laquelle il appartient, c'est une
lemme charmante que j'ai connue toute ma vie. Sa belle-
mère était anglaise, etsœurde M.Higgins (Jacob Omnium)^
CHAPITRE XXVII (1876)
Mort de miss Louisa Hardy et de la comtesse de la Ferronnays.
— Chagrin de Mme Craven. — Vie d'Ozanam, par miss
Katheleen O'Meara. — Intérêt que prend Mme Craven à cette
publication. — M. Le Play et l'Angleterre. — Le Kultur Kampf.
— Le Correspondant publie les * Réminiscences ». — Lumigny.
Au mois de janvier, madame Craven eut le chagrin
de perdre son amie Louisa Hardy \ une de ses pre-
mières connaissances quand elle vint en Angleterre,
en 1836. Au mois de février, la veuve de son frère aîné
mourut. « Elle était tellement liée au cher passé, »
écrit Mme Craven, « que je sens profondément sa
perte. Elle restait seule (excepté Mme de la Panouse,
trop jeune alors pour se souvenir comme elle) de ceux
qui avaient vécu avec moi ces années de jeunesse
brillantes et heureuses, qui me semblent maintenant
appartenir à une autre existence. »
Dans la lettre suivante, elle recommande aux bons
bffices de M. Grant Duff, auprès d'un éditeur, la Vie
de Frédéric Ôzanam, par miss O'Meara *'.
1. Fille de Sir Thomas Hardy, ami de Nelson et gouverneur de
l'hôpital de Greenwich. Il épousa une fille de l'amiral Berkle y,
miss Hardy, après la mort de son père, vécut à Hampton Court,
où Mme Craven allait le voir de temps en temps.
2. En 1875, Mme Craven fit connaissance et se lia bientôt d'une
sincère amitié avec M" O'Meara et ses filles Katheleen et GeraL
220 MADAME CRAVEN (1876)
A M. Grant Dlff.
Paris, 17 février 1876.
Je ne puis m'empêcher de croire que la Vie d'Ozannm1
intéressera beaucoup de protestants. 11 appartenait à ce
noyau d'hommes associés à mes meilleurs souvenirs de
la société française religieuse. Ils ne ressemblaient à au-
cun de ceux qui les ont précédés, encore moins à ceux qui
les ont suivis. Leur souvenir est maintenant enveloppé
d'un nuage, pour un certain parti, mais je suis convaincue
que ce nuage se dissipera. La paix que je rêve ne re-
viendra jamais par d'autres moyens que ceux qu'ils em-
ployaient. Par la paix, je veux dire le pouvoir et le désir
de montrer la vérité que nous aimons dans sa vraie lu-
mière, et point comme nous la montrent la violence et la
maladresse de ceux qui la défendent. Ozanam était de l'é-
cole de Montalembert, de Lacordaire, de l'abbé Perreyve,
du Père Gratry, d'Augustin Cochin. Ils voulaient tous une
liberté honorable et vraie. Ozanam était républicain, non
comme Gambetta, je n'ai pas besoin de vous le dire, mais
républicain tout de même. Cela donne à sa vie une ori-
ginalité et un intérêt que les événements présents semblent
faire revivre.
Grâce Ramsay est un charmant écrivain. Peu d'An-
glaises ont eu, comme elle, l'occasion de connaître la so-
dine. Elles étaient proches parentes du docteur Barry O'Meara,
médecin de Napoléon à Sainte-Hélène. Son dévouement à l'em-
pereur déchu mécontenta Sir Hudson Lowe qui le fit rappeler par
le gouvernement anglais.
Miss Katheleeo O'Meara, qui écrivit pendant quelques années
sous le pseudonyme de « Grâce Ramsay », publia plusieurs ou-
vrages avec succès. La vie du docteur Grant, premier évèquc ca-
tholique romain de Southwark, lui valut une lettre du cardinal
Newman, dans laquelle il écrivait : « Vous avez un génie pour
la biographie. » M'h O'Meara était restée veuve de bonne heure.
Elle vint en France dans la première décade du second Empire,
pour l'éducation de ses filles, et se fixa ensuite à Paris. Après
quelques jours seulement de maladie, Mr» O'Meara mourut en
1887. Sa mort fut pour Katheleen un coup dont elle ne se releva
pas. Elle succomba l'année suivante, et sa mort fut une perte pour
la littérature en Angleterre et en Amérique.
1. Fondateur de la Société de Saint- Vincent de Paul.
SENTIMENTS DE TRISTESSE 221
ciété française. Bref, c'est mon amie, et je désire vivement
son succès.
A Mrs Bishop.
Paris, 19 février 1876.
Vous savez naturellement que depuis la mort de mon cher
Xavier de Blacas, j'ai perdu ma belle-sœur, Mme Charles de
la Ferronnays. Avant le premier de ces tristes événements,
et après la mort de Louba Hardy, je me suis trouvée au-
près du lit de mort d'un autre de mes parents. De sorte
que, depuis le 26 janvier, j'ai été trois fois témoin de cette
solennelle et triste scène... A mon âge, la mort a une tout
autre signification que dans la jeunesse. Elle porte avec
elle moins de crainte et plus de promesses. A ce propos,
la princesse Murât (la femme la plus américaine et la plus
protestante du monde, bien que je la croie sur le point de
se faire catholique) m'a prêté l'autre jour un petit livre
intitulé » Near home at last », par un pasteur ritualiste
nommé John Monsell ' (chapelain de la reine, je crois). Il
est mort à présent. 11 avait écrit ce petit livre pour la cir-
culation privée. Il contient de très belles choses sur le
Purgatoire et la mort. Quelle objection les catholiques an-
glais ont-ils à faire au livre de M. Le Play ? Ils le trouvent,
sans doute, trop favorable à leurs institutions, car c'est la
lubie de quelques-uns. Cette lubie semble prouver (d'une
façon utile pour nous) que le côté politique que nous cher-
chons follement à imiter n'est pas le secret réel de la
prospérité de l'Angleterre. Eux, bien que protestants, ont
mis de côté cette partie du système social comme venant
des temps catholiques, et nous, catholiques, nous l'avons
abolie il y a quatre-vingts ans. Je pense que vous n'ap-
prouverez pas un de mes articles qui doit paraître, je crois,
dans le Correspondant du 25. C'est au sujet de Broadlands,
tel qu'il était au temps de Lord Palmerston, et tel qu'il est
maintenant. Je parais mètre lancée dans les personnalités
d'une façon inexcusable, n'est-ce pas ?... Oui, chère amie,
nous comptons aller en Angleterre, et je me réjouis fort
d'avance à la perspective de profiter de votre bonne in-
1. Le Révérend John Bewley Monsell L. L. D., cousin de Lord
Emly.
222 MADAME CRAVEN (1876)
vitation, et de passer cette année quelques jours tranquilles,
avant de me rendre à Holland-House, où nous serons for-
cés d'aller si nous sommes en Angleterre. Mais dans le
moment, la simple pensée de cette société brillante et
mondaine (même dans ses jours les plus calmes) m'est très
pénible. Je voudrais pouvoir passer un mois bien tranquille
avec vous, quelque part, dans une solitude complète. Mais
ce sont là des rêves.
A Mrs Bishop.
Paris, 30 mars 1876.
Mon seul travail tout, dernièrement a été la traduc-
tion ' d'une courte brochure du P. Hecker. Son nom n'a
point paru dans l'original et le mien ne paraîtra pas. Celte'
brochure reste et restera anonyme. Vous l'avez peut-être
lue. Elle se nomme « l'Eglise en face des récentes contro-
verses, des difficultés et des besoins présents du siècle ».;
Le Weekly Register l'a favorablement jugée. Je sens qu'il,
y aura bien des changements à faire dans la méthode des]
catholiques anglais avant que nous puissions espérer un
retour réel à la vérité. (Je ne parle pas seulement des re-j
tours individuels.)
Dans une lettre à M. Grant Duff, datée du 10 avril
1876, Mme Craven parle du Kultur Kampf, qui régnait
alors en Allemagne, avec une indignation bien natu-
relle. Plus loin, elle exprime son bonheur de l'électii J
du « fils d'Eugénie » à la Chambre :
Albert a eu un succès extraordinaire. Amis et ennemis
s'accordent pour louer son premier discours. Tout le monde
semble étonné de voir un gentilhomme dans cette assertB
blée, et son extérieur a beaucoup ajouté à l'effet d< son
discours.
Le 4 mars, Mme Craven écrivait à Mrs Bishop :
Je vais m'ensevelir à Lumigny jusqu'à ce que j'aie fini
mon travail. Je ne vous dis pas davantage à présent de ce
1. En français.
LE BAPTÊME PROTESTANT
223
que j'espère et de ce que je compte faire en suite. Je suis
tout à fait décidée maintenant à ne jamais plus rien projeter,
attendre ou espérer (excepté dans mon for intérieur).
M. Grant Duiï avait demandé à Mme Craven d'être
la marraine de sa seconde fille ; elle lui écrit de Paris,
le 2 juin 1876 :
Vous avez raison de penser que le baptême protestant,
administré selon les règles, est considéré comme valable
par les catholiques. Je n'ai pas besoin de parler d'une
autre petite difficulté religieuse. Elle ne m'aurait pas em-
pêchée d'accéder à votre bonne et llatteuse demande. Mais
voici ce qui en est. Depuis plusieurs années, j'ai pris la
résolution de ne jamais plus être marraine d'aucun enfant,
à cause des trois malheurs successifs qui me font craindre
de porter mauvaise chance aux pauvres bébés dont je suis
ainsi rapprochée. Depuis ce temps, je m'en suis tenue à
cette règle, et je ne pourrais pas m'en départir maintenant
sans me sentir mal à l'aise (vous m'accuserez de supers-
tition), mais aussi sans contrarier mes neveux et d'autres
amis auxquels j'ai refusé pour la même raison '.
Je suis tout à fait désolée de devoir remettre mon voyage
en Angleterre. Il me tarde de quitter un peu mon incom-
mode patrie. Mais réellement, il faut que je termine « Na-
talie », et ce serait une illusion de croire que je pourrais
y arriver à Londres au mois de juin ou à Holland House.
L'élection d'Albert et celle du prince de Lusinge sont
invalidées par le bon plaisir de nos souverains absolus,
sans qu'on en ait même donné le motif. Il n'y a pas eu
cependant de pression cléricale. « La raison du plus fort
est toujours la meilleure. » Il n'y a pas grand'chose de
plus à dire.
Hier, j'ai quitté le deuil, et mis votre belle croix pour la
1. La princesse héritière de Prusse fut la marraine du bébé de
M" Grant DufF, qu'on baptisa sous les noms de Victoria-Adélaïde-
Ale.xandrine. Bien que Mme Graven ne fût pas marraine de fait.
elle fut rappelée dans le troisième nom donné à l'enfant. Dans un
journal qui n'a pas été publié, JNl. Grant Duff dit en parlant de sa
petite fille à cette date: « On ne pouvait vraiment pas porter le noffi
de deux personnes représentant mieux ce qu'il y a de plus parfait
dans l'Europe de l'avenir et dans celle qui disparait. »
224
MADAME CRAVEN (1876)
première fois au mariage du jeune prince de Ligne avec
une de mes nièces.
A Mrs Bishop.
Lumigny, 24 octobre 187G.
Mon livre n'a point paru. Didier me retarde, sous prétexte
que je ne corrige maintenant que le quatorzième chapitre
(il y en a vingt). De sorte que je n'espère pas le voir pu-
blier avant le milieu du mois prochain. Je vous en prie,
dites-le à M. de Vere, et remerciez-le des deux petits
poèmes français qu'il m'a envoyés. Il y en a un sur le
Calvaire que j'admire beaucoup. Mais son ardente médita-
tion sur la Via Cruci m'a beaucoup touchée . Merci de son
intéressante lettre. Vous trouverez quelques mots concer-
nant la conversation de l'abbé Gerbet, dans la « Soeui
JXatalie », qui pourraient s'appliquer aussi bien aux lettres
de M. de Vere. J'ai ri de sa sortie contre les catholiques
libéraux, mais je n'admets pas qu'ils soient le contraire
des catholiques bigots. Pour moi, je suis à la lois l'un et
l'autre (dans les limites voulues), mais je ne reconnais pas
le droit aux gens qui ne sont pas libéraux d'être intolé-
rants et sans charité. Mon neveu Albert est ici. Pour la
première fois depuis longtemps, nous avons passé tout un
mois ensemble, et de la façon la plus agréable. C'est un
homme séduisant et sympathique.
Le 19 janvier 1893, Sir Montstuart Grant Duff écri-
vait à Mrs Bishop :
York-House. Twickenham Middlesex, 19 janvier 1893.
Ma chère Mrs Bishop,
Un ami, pour l'opinion duquel j'ai la plus grande estime,
me dit un jour que Mme Craven était la femme la plus
intelligente qu'il eût jamais rencontrée. Bientôt après, je
fis à Londres la connaissance de M. Craven. Mais sa femme
n'était pas alors en Angleterre. En 1866, je lus dans
la Revue des Deux-Mondcsun article de Montégut, intitulé,
je crois, « Un amour chrétien ». Je le trouvai excessivement
intéressant. Mais j'étais débordé à ce momentpar un genre
LE « CORRESPONDANT )) PUBLIE LES (( RÉMINISCENCES )) 225
de travail qui absorbait toutes mes pensées, et je ne son-
geai plus ni à Mme Craven, nia son livre, jusqu'au 12 juin
1872. Je la rencontrai à un déjeuner chez Lord Emly. Elle
meparutcharmanle, etnous causâmes longtemps. Mais je ne
renouai aucune relation avec elle, son cercle d'idées et ses
intérêts, que l'année suivante. Pour la Pentecôte, en 1873,
ma femme et moi passâmes à l'étranger les vacances par-
lementaires, avec deux des plus agréables compagnons de
voyage que l'Europe puisse fournir, Lubbock et Hooker.
Nous fîmes une délicieuse petite tournée dans les volcans
éteints de l'Eiffel, et quelque peu de botanique de printemps
dans la vallée de l'Aar. Ce fut à mon retour de ce petit
intermède, entre la Chambre des communes et le minis-
tère des Indes, que j'achetai dans une gare, à Bruxelles, le
« Récit d'une sœur ».
Vous savez le reste. Bien que je n'appartienne pas, et
n'aie jamais appartenu à l'école de Mme Craven, et ne
partage pas les idées de ceux dont elle raconte l'histoire, il
serait impossible à qui que ce soit d'estimer ce livre plus
que je ne le fais.
Si l'Eglise catholique ne pouvait dire pour sa défense que
ceci : J'ai produit le « Récit d'une sœur », elle aurait
établi son droit à se considérer comme un des plus grands
bienfaiteurs de l'humanité. Il y a bientôt vingt ans que
je l'ai lu pour la première fois. Depuis, je l'ai relu en partie
et en entier, Dieu sait combien de fois, et le charme est
toujours le même. Faites-moi d'autres questions, je serai
ravi de vous répondre.
Votre affectionné.
G. Duff.
Au printemps de 1876, les « Réminiscences » avaient
paru dans le Correspondant. Il s'y trouva plusieurs
fautes d'impression, et Mme Craven écrivit à Mrs Bishop
qu' « heureusement il y avait peu de lecteurs de la re-
vue en Angleterre ». Dans la même lettre, elle présente
le Père Chocarne, un dominicain, ami de Lacordaire,
et auteur d'une admirable vie de ce dernier.^ Je sais »,
dit-elle, « qu'il vous plaira et que vous apprécierez sa
vaslr intelligence, son éloquence et sa sainteté. »
MADAME CRAVEN. 15
220 MADAME CRAVEN (1870)
Elle ajoute : « Je pense que nous allons passer par
un ordre de choses qui terminera toutes ces misé-
rables querelles et attaques contre le parti catholique
libéral, et remettra en avant ces pauvres champions
fidèles, qu'on a si soigneusement tenus à l'écart de-
puis quelque temps. Le véritable ennemi a pris main-
tenant la haute main. Le temps de nos luttes récipro-
ques est passé, et j'espère que c'est la fin de ce qui m'a
toujours paru la plus cruelle des guerres civiles. »
Le bon accueil fait à M. Loyson (le Père Hyacinthe ,
pendant cet été, par quelques-uns de ses amis d'Angle-
terre, troubla beaucoup Mme Craven. Peu après la pu-
blication de son article sur Broadlands, il y avait
passé quelques jours avec Mme Loyson. « Il a osé
m'écrire », dit Mme Craven avec indignation, « pour se
plaindre de la dernière page, dans laquelle il prétend
que j'ai fait une allusion le concernant. De fait, ce
passage ne se rapportait pas à lui, mais au Père
Achilli, qui s'est fait protestant quand le docteur
Newman est devenu catholique. »
CHAPITRE XXVIII (1876-1877)
Lumigny. — Désir de revoir l'Angleterre. — Voyage en Angle-
terre. — Publication de « Natalie Narischkin ». — Prière
d'Alexandrine. — Ste-Anue's Hill. — Ghislehurst. — Retour en
France.
Le projet d'un voyage en Angleterre, où tout n'est
pas « sens dessus dessous », plaisait toujours à
Mme Craven. Mais son âge, une moins bonne santé et
d'autres raisons l'obligèrent souvent à changer ses
plans. Elle écrivait : « Bien que vous le croyiez diffici-
lement, j'ai une passion pour l'ordre et la stabilité.
J'aime à faire les choses à époques fixes et comme je
les avais arrangées d'avance, et j'aime avant tout une
vie d'intérieur uniforme et réglée. » Les passages
d'une lettre adressée à Lady Amabel Kerr, fille de
Lady Cowper, feront comprendre pourquoi elle dési-
rait avant tout se rendre chez sa vieille amie à Wrest
Park.
Lady Amabel Cowper fit son abjuration en 1872.
« Unravelled Convictions » (convictions incertaines),
expliquent dans une certaine mesure les raisons de
sa conversion. « Le travail d'une âme » de Mme Cra-
ven est tiré de cet ouvrage.
228
MADAME CRAVEN (1876)
A Lady Amabel Kerr '.
Lumigny, 31 juillet 1876.
Avant que vous ayez songé à m'envoyer « Unravelled
Convictions », j'en possédais un exemplaire que la du-
chesse de Norfolk m'avait donné à Paris, où je l'ai vue à
la fin de juin. Vous savez ce que j'en ai pensé quand je
l'ai lu pour la première fois, il y a cinq ans.... (Déjà cinq
ans!) Mais en le relisant j'en ai été plus frappée encore.
En résumé, ma chère A., je ferai mieux de vous dire tout
de suite, que depuis mon arrivée ici (il y a six semaines),
j'ai consacré mon temps à un travail qui m'a intéressée
au delà de toute expression. Il fera du bien à beaucoup
d'âmes en France, et peut-être ailleurs, j'en ai la ferme
conviction. Je l'abandonnerai cependant, à moins que vous
ne me donniez l'entière permission de continuer. Cet ou-
vrage n'est pas actuellement une traduction du vôtre (et
pourtant la plus grande partie y sera traduite avant que
j'aie terminé). C'est plutôt une sorte d'adaptation en fran-
çais, avec mes propres réflexions mêlées à votre texte, et
(là se présente la difficulté) certaines choses à votre sujet
que vous n'auriez pas racontées. Tout cela, je le sais, de-
mande beaucoup de confiance de votre part. Vous fierez-
vous à moi '? That is the question. Je suis convaincue
que la simplicité même de ce livre, sortant de la plume
d'une jeune fille de l'âge que vous aviez quand vous l'avez
écrit, attirera l'attention de plusieurs parmi ceux (si nom-
breux en France) qui ont cessé de croire quoi que ce soit
fermement, qui sont entraînés par le son général de notre
littérature française (excepté les œuvres religieuses), et qui
ne trouvent pas dans ces dernières (si différentes qu'elles
soient), la nourriture qui leur convient. Les bons semblent
toujours écrire pour les bons. Je ne m'occupe pas beau-
coup de ceux-là, ils sont déjà sauvés. Mais je m'occupe
avec passion de ceux qui sont bons, et qui, cependant, per-
dent ou ont perdu la foi. Je me sens toujours poussée à
leur faire du bien, autant qu'il est en mon pouvoir. Vou-
lez-vous m'y aider, voulez-vous m'autoriser à parler de
1. Lady Amabel était la seconde fille du septième comte Cow-
per. Elle épousa en 1873, Lord Walter Kerr, fils cadet du sep-
tième marquis de Lothian.
PUBLICATION DE « NATALIE NARISCHK1N )) 229
votre conversion avec quelques détails? Vous avez beau-
coup à penser avant de me répondre, mais je tiens à ce
que vous me répondiez le plus tôt possible, quand vous
aurez bien réfléchi et consulté votre mari.
A M. de Vere.
Monabri, 27 août 1876.
Vous devez être étonné du retard que je mets à vous
remercier de votre bonne lettre et de votre précieux don.
Mais j'ai mis de côté « saint Thomas » ', jusqu'à mon arri-
vée là où je savais trouver un doux repos, du silence,
une belle nature, et l'entière et tranquille disposition de
mon temps. J'ai tout cela ici.
Tout ce que l'histoire, la poésie et l'intérêt spirituel le
plus profond combinés dans un même livre peuvent vous
faire éprouver de satisfaction, je l'ai senti plus que jamais.
Je voudrais vous voir, et vous dire plus complètement ce
que j'en pense. Ce sera peut-être avant longtemps, car
mon intention présente est de passer une partie de l'au-
tomne en Anglelerre.
Je vous enverrai avant cette époque, si vous voulez bien
l'accepter, un exemplaire du livre que je fais publier dans
le moment. Peut-être vous intéressera-t-il, bien qu'il soit
écrit en prose très ordinaire.
C'est la vie d'une sainte qui nous a quittés récemment.
Ce n'est point, comme saint Thomas, une figure historique,
grande et héroïque, peinte aussi largement et hardiment
qu'une fresque des « Stanze » ou de S. Clémente ; mais
une de ces figures que les saints moines peignaient sur les
pages de leurs missels. Elle appartenait, dans sa première
jeunesse, au groupe de ceux qui me furent si chers, et mes
critiques répéteront probablement ce qu'ils ont déjà dit :
que leur souvenir me hante beaucoup trop, et que je les
rappelle trop souvent. Mais vous ne le direz pas, je le sais.
« Natalie Narischkin » parut au moment où Mme Cra-
1. « Saint Thomas de Canterbury », drame de M. de Veiv.
I Comme on pouvait s'y attendre de la part d'un poète catholique,
| son portrait du saint, sinon de l'homme, est, sous beaucoup de
i] rapports, plus intéressant que celui de Lord Tennyson, dans sa
n pièce sur le môme sujet.
230 MADAME CRAVEN (1876)
ven arrivait en Angleterre. « Je suis effrayée », écri-
vait-elle, « ce livre est trop religieux pour les gens du
monde, et pas assez bon pour les très bons ».
A Wrest, Mme Craven fut prise de ses accès de fièvre,
et n'arriva à Londres que dans la première semaine
de décembre. De là, elle se rendit à S1 Anne's Hill, chez
Lady Holland. Elle dit « C'est confortable au dernier
degré. Un terrain sec, un paysage tellement ensoleillé
un instant aujourd'hui, que la maison a paru gaie
comme au printemps, et l'on jouissait réellement d'une
vue délicieuse. » Bientôt après, pendant son séjour à
Frognal, Mme Craven alla à Chislehurst, où elle entendit
la messe à côté du sarcophage contenant les restes de
Napoléon III. « J'ai dit pour lui un De Profundis, de
tout mon cœur. Je me sentais émue par toutes les
pensées que me suggérait sa présence en ce lieu. »
Mme Craven fit alors plusieurs visites, une en parti-
culier à l'auteur de ce mémoire. Elle écrit de Londres:
A M. Grant Duff.
19 décembre 1876.
Je suis enfin mieux aujourd'hui, et je vous remercie de
vos deux lettres et du bon accueil fait à « Natalie », bien
que je fusse certaine d'avance que beaucoup de choses
dans ce livre ne vous diraient rien. Je serai contente, lundi,
de connaître votre opinion sur son ensemble. Je désire-
rais beaucoup voir la gravure envoyée par M. M. *. Quanta
la largeur de cœur de mon Alex et à sa tolérance, aussi
sincères qu'elles fassent, elles vous frappent d'autant plus
que vous vous imaginez que peu lui ressemblent dans sa
1. C'était une gravure donnée par Mme A. de la Ferronnays
Mme Von Orlich, née Mary Mathcw. Elle l'envoya à M. Grant
Duff. Derrière, il trouva une prière écrite de la main d'Alexan
drine, si vaste dans sa charité, qu'elle peut être citée aux lecteurs
de ce livre, comme un exemple de sa tolérance et de sa « largeur
de cœur » : « Mon Dieu, je crois tout ce que vous voulez que jt
croie. Mon Dieu, je me livre entièrement a votre grâce, poi
vous aimer autant que possible et mon prochain comme moi-
même, pour l'amour de vous. »
ste-anne's htll 231
manière de penser,ce qui n'est pas le cas: dans les limites,
veux-je dire, qu'elle n'aurait jamais pensé à franchir.
A Mrs Bishop.
Ste-Anne's Hi!l, samedi, janvier 1877.
Il faut que j'aille chez les Sydney (près de Chislehurst),
avant de retourner à Londres. Ce sont mes plus anciens
amis en Angleterre. J'ai dansé avec Lord Sydney à Moscou,
quand j'avais dix-sept ans.
Je joins une lettre de Katheleen O'Meara pour vous faire
partager le bien que m'a fait éprouver le récit de sa con-
versation avec le cardinal Manning. Cela me parait un
revirement des plus importants, et cadre absolument avec
ce que me disait, à Londres, M. Gavard1. J'en suis réelle-
ment heureuse, et cela m'enlève un grand poids. Je dis la
même chose de ce verdict formel de l'index en faveur de
Rosmini, qui est la meilleure et la plus haute personnili-
calion de ce que j'appelle un catholique libéral. (Bien que
je n'aime plus maintenant à me servir de ce détestable
mot.) Quand vous aurez lu cette lettre, je vous demande-
rai de me la retourner. Que Dieu vous bénisse, très chère
amie. Encore mille vœux pour cette nouvelle année, que je
suis triste de passer loin de chez moi, et de plus, n'étant
pas tout à fait en état de jouir des délicieuses ressources
religieuses de ce pays.
Avant la lin de ce mois, Mme Craven avait quitté
l'Angleterre.
1. A ce moment, secrétaire de l'ambassade de France.
CHAPITRE XXIX (1877)
Mme d'Harcourt. — Don Carlos. — Ballhazar Gracian. — Publica
tion du « Travail d'une âme » dans le Correspondant. — Ste-Anne";
Hill. — Monabri. — L'impératrice d'Allemagne. — Mgr l)u-
panloup. — La marquise de Mun. — M. Grant Duff et Gam-
betta.
De fréquents accès de fièvre assombrirent la gaîté
naturelle de Mme Craven, et quand elle revint à Paris
bien desmotifs contribuèrent à cette dépressionph\M
que. Dans une de ses lettres, elle écrit : « Après tout, le
relâchement de tant de liens a un grand avantage, ur
plus grand que toutes les autres choses auxquelles
nous tenons. »
Cependant elle ne laissa pas le découragement ei
traver son travail soutenu et réellement pénible,
les lettres suivantes montrent que son intérêt se ré-
veillait vite, quand on lui parlait de quelque chose d(
nouveau.
Malgré sa connaissance parfaite de l'anglais, il h
était difficile d'apprécier toutes les beautés de h
poésie dans cette langue ; autant qu'il est difficile
un Anglais d'admirer entièrement la poésie française.
Comme Musset et Lamartine, elle avait admis Byror
dans sa jeunesse, mais la grande vague de romantisme
MADAME D'HARCOURT 233
qui avait inondé l'Europe était passée, romantisme
dont le grand poète anglais était le maître. Elle n'ai-
mait pas beaucoup non plus Wordworth et Tennyson.
A Mrs Bishop.
Paris, 21 février 1877.
J'ai reconnu votre écriture sur la couverture du livre de
poèmes1 (Eros inconnus), que j'ai reçu avant-hier, et j'at-
tendais impatiemment une lettre de vous, me donnant le
mot de V énigme. Mais je n'ai rien reçu. Je lis donc avec
beaucoup de curiosité et d'intérêt, et je me sers de chaque
petite parcelle d'intelligence que je possède pour essayer
de comprendre absolument cette poésie, ce à quoi je man-
que souvent. Il me semble que je marche dans la nuit, au
milieu d'un orage, et que de temps en temps un éclair me
montre que je suis dans un décor splendide, bien que je
le discerne très vaguement.
A Mrs Bishop.
Paris, 28 février 1877.
Ma confusion a été immense, quand j'ai découvert mon
peu d'intelligence des beautés de la poésie de M. Patmore.
Bien que je n'aie pas causé avec lui, ce soir-là, chez vous,
parce que j'avais la fièvre (ce qui me rendait absolument
slupide), son air, ses manières, et tout ce qu'il a dit, m'ont
extrêmement plu. Cependant, je suis contente de pouvoir
dire que j'ai de suite admiré les « Standards », et que je
les ai marqués avec plusieurs autres, avant de recevoir
votre lettre. De plus, j'ai souvent, très souvent le livre à
lamain, et je relis ce que je préfère, chose que j'ai rare-
ment faite pour un livre de poésie moderne. Tout ceci dit,
je répèle que je déteste l'obscurité et que je cesserai d'être
française avant de pouvoir penser différemment à ce sujet.
Mme d'Harcourt est charmante, affectueuse et intelli-
gente. Mais elle n'a jamais entièrement secoué Je désa-
vantage d'avoir été mêlée de bonne heure à cette coterie
protestante particulière, des plus édifiantes, de laquelle la
duchesse de Broglie (née de Staël, et mère du duc actuel),
était l'étoile la plus brillante. C'était un ange ; et Mme
d'Harcourt est persuadée que cela suffit, et qu'il n'est pas
1. De M. Coventry Patmore.
234 MADAME CRAVEN (1877)
nécessaire d'être difficile, quant au moyen de devenir si
parfait. Bref, je crois qu'il y a confusion dans son esprit
entre la vertu et la vérité, qui malheureusement ne vont
pas toujours ensemble. S'il en était ainsi, ce serait
trop facile. Néanmoins, je l'aime tendrement, et si j'étais
Irlandaise (scusate !) je pourrais dire que je suis encore
plus de son avis que de celui de bien des personnes avec
lesquelles je suis complètement d'accord.
Il fut décidé dans le courant de l'hiver que la tra-
duction de M. Craven de la Vie de M. de Fallou*
serait publiée par MM. Chapman et Hall. Plusieurs
raisons rendaient un voyage en Angleterre nécessaire
à M. Craven. Pendant ce temps, sa femme s'était
confortablement installée dans un appartement de la
rue de Miromesnil, et, bien qu'elle allât rarement dans
le monde, elle écrivait en mai :
J'ai passé la soirée à Passy, dimanche, chez la duchesse
de .Madrid. Sa Majesté ', qui était présente, a dansé sans
s'arrêter une minute. Elle ne paraît pas songer à autre
chose pour le moment. J'aime à croire que cela veut dire
que la guerre civile est finie. Je l'ai beaucoup vue, et je
l'aime de plus en plus.
La lettre suivante, écrite le 7 mars 1877, caractérise
bien Mme Craven :
Les convertis à la foi catholique sont déjà amplement
fournis de livres édifiants, et comme ces livres aident raren
ment les spectateurs, l'unique chose nécessaire est, je
crois, d'apprendre à nous servir, en parlant des trésors de
notre chère foi, d'un langage qui déterminera ceux qui ne
la connaissent pas à s'approcher et à juger par eux-m<
au lieu de les effaroucher. Vous recevrez un petit journal
qui a fait dernièrement une très tranquille apparition, et
qui a l'air de passer inaperçu. Mais nous le trouvons char-
mant, et plein de réminiscences des champions oubliés
dont le langage a un sou à nul autre pareil.
Je suis contente que la lettre de Montalembert 2 vous
i. Don Carlos.
2. En janvier 1876, un procès fut engagé par la famille et les
BALTHAZAR GRAGIAN 235
soit parvenue, mais je suis, plus que jamais, frappée de ce
que vous me dites de la popularité de Loyson eu Angle-
terre. Les Anglais manquent parfois étrangement de péné-
tration, et quand l'esprit de parti s'empare d'eux, on cher-
che même en vain quelquefois leur délicat sentiment de
l'honneur. Quand on pense que cet homme, ayant cette
lettre en sa possession, une lettre exprimant une si brû-
lante indignation, non du dernier outrage couronnant
tout le reste (il n'a pas assez vécu pour le voir), mais simple-
ment de ce que le Père Hyacinthe avait quitté son ordre
pour devenir (comme le croyait le pauvre Montai) un prê-
tre séculier, ose, à l'heure présente, s'abriter derrière ce
grand nom si vénéré, et a l'audace d'appeler Montai notre
ami commun en m'écrivant!
M. Grant Duff avait publié dans la Fortnighllij Re-
fiew, un article sur Balthazar Gracian, fameux jésuite
du dix-septième siècle, et auteur de célèbres apoph-
tegmes. Mme Graven écrit :
A M. Grant Duff.
Paris, 7 mars 1877.
Je vous remercie beaucoup des deux articles. Chacun
dans son genre m'a plu et m'a intéressée au delà de ce
que j'attendais, bien que ce que vous écrivez m'intéresse
toujours (même quand vous vous croyez obligé en con-
science d'établir à quel point vous différez d'opinion avec
moi, dans ces choses que je considère comme les plus
vraies). Mais c'est amusant que vous me révéliez l'exis-
tence d'un jésuite que je ne connaissais pas, et qui est cer-
tainement un jésuite très intelligent.
Plusieurs de vos lecteurs en seraient probablement plus
étonnés que moi. Mais ces maximes sont, pour la plupart
d'entre elles, très frappantes, simples et profondes, exac-
tes et dans un langage ordinaire et précis, ce qui n'est
amis de M. de Montalembert contre M. Loyson et l'éditeur de
la BMiollièque et revue suisses, pour avoir publié un manuscrit
Je M. de Montalembert, sans autorisation et contre son désir
crit. Les prévenus furent condamnés à publier le jugement dans
iiuq journaux et à payer les frais du procès.
236 MADAME CRAVEN (1877)
pas en général le trait caractéristique des Espagnols. Mais
les saints ont la facilité de garder les grandes et bonnes
qualités, et de perdre les défauts de leurs différentes na-
tionalités. Et je crois pouvoir dire que le bon Balthazar
Gracian était à la hauteur de ce qu'il nous conseille. Un
autre jésuite espagnol, plus connu de la généralité des
catholiques (Rodriguez), a écrit aussi des livres pleins de
réflexions qui prouvent une connaissance profonde du
cœur humain; et j'en ai quelques-unes toujours présentes
à l'esprit. J'aimerais à en causer avec vous, ainsi que des
affaires de Russie.
J'espère que vous tiendrez votre promesse, et que vous
viendrez nous voir à Pâques dans notre retraite parisienne.
Cette année nous passons nos soirées seuls, plus que ja-
mais, avec une exception des plus agréables (dont vous
profiterez si vous y tenez). C'est la visite, de temps à autre,
de ma nièce et de ma petite-nièce, Mme de Dreux-Brézé et
sa fille, qui chantent toutes les deux d'une façon déli-
cieuse. J'ai aussi, une fois par semaine, l'honneur d'un
tête-à-tête avec la grande-duchesse Constantin de Russie ',
qui a lu le « Récit » avec presque autant de bienveillance
que vous, et qui (principalement pour le plaisir d'en par-
ler), m'a priée de venir chez elle quand elle arriverait.
Depuis, je l'ai beaucoup vue. Elle est charmante. Quoi d'I-
natieff, et quoi de tout? Je voudrais que vous eussiez le
temps de m'écrire les nouvelles. Le dix-neuvième siècle
commence sous de brillants auspices.
A Mrs Bishop.
Paris, 12 mars 1877.
Merci mille fois de l'encourageante nouvelle que vous
me donnez concernant la Vie de Cochin. Je désire vivement,
de toute façon, qu'elle paraisse enfin. Je n'en espère au-
cun profit pour Auguste, mais je désire beaucoup que
son long travail ne soit pas perdu.
Marie de la Ferronnaj's - est une chère créature, elle a
plus de raison et de tact qu'aucun de ceux que je con-
1. Alexandra, fille du duc de Saxe-Altenbourg, mariée au grand-
duc Constantin, oncle de l'empereur régnant de Russie.
2. Femme du marquis Henri de la Ferronnays (fils unique de
Fernand). Elle était la fille du duc des Cars.
PUBLICATION DU (' TRAVAIL D'UNE AME )) 237
nais. Je suis contente qu'elle n'ait pas tout à fait aban-
donné son chant, qui aurait pu être parfait si elle l'avait
moins négligé. A propos de cela, j'ai deux autres nièces
(ou plutôt une nièce et une petite-nièce) dont le chant
mérite réellement cette appellation. Il y a longtemps que
je n'ai rien entendu d'aussi ravissant: cette mère, jeune
encore,"et cette fille de dix-huit ans, chantant ensemble.
Cette nièce est la fille de mon frère aîné Charles, Mme de
Dreux-Brézé. Sa fille vient de faire son entrée dans le
monde.
Vous désirez que je vous parle de moi, mais il vaut
mieux ne pas le faire. C'est une mauvaise habitude dont je
dois me débarrasser. Elle nuit certainement à cet état
d'esprit (duquel Mme Swetchine était un saint et parfait
exemple) exprimé par ce mot qu'elle a si parfaitement
réalisé : « Etre content de Dieu ». Tout ce qui gêne encore
ma vie, et l'agite, me semble si entièrement sa volonté
que je dois supporter tranquillement et me garder de dé-
sirer ce qu'évidemment je ne dois pas posséder.
Dieu sait mieux que nous ce qu'il faut.
Au mois de mars, le livre de Mme Craven « le Tra-
vail d'une âme » parut dans le Correspondant. Elle
écrit de cette adaptation de l'ouvrage de Lady Ama-
bel Cowper « Unravelled Convictions » :
Comme je l'ai fait de la longueur qui convient à une
revue, c'est très écourté. Mais on m'a conseillé de m'en
tenir à cette forme pour les lecteurs français, auxquels
je n'aurais pu présenter une traduction sans commen-
taires. J'ai dû supprimer plusieurs beaux passages. Cepen-
dant, j'espère qu'il fera du bien, même arrangé ainsi. J'en
suis frappée comme d'un étonnant résultat de la bonne
volonté et de la grâce sur l'esprit d'une jeune fille de
vingt ans. Il est parfois éloquent jusqu'à l'inspiration.
Dans la lettre suivante, elle écrit :
Je suis grandement surprise de découvrir que ce petit
livre sera probablement utile, et fera du bien en France,
parmi nos protestants et nos infidèles.
238 MADAME CRAVEN (1877)
Au mois de juin, Mme Craven se trouvant de nou-
veau à Sainte-Anne's Hill, écrivait :
J'ai tenté de commencer une autre histoire, mais j'ai
peur (ce n'est pas une imagination) d'être forcée de la lais-
ser. Je crains que la puissance d'inventer ne m'ait aban-
donnée pour de bon, comme elle était venue, sans que je
sache où et comment, et quand j'étais déjà une vieille
femme. S'il en est ainsi, fiât !
Le 28 août, Mme Craven, se trouvant à Monahri,
écrivait à Mrs Bishop :
L'Impératrice d'Allemagne est venue le 30 passer la
journée. Et maintenant, l'évèque d'Orléans est ici, et vous
envoie beaucoup de bénédictions et de souvenirs. Il n'est
pas bien, et il a vieilli. Mais son cœur et son esprit sont
grands et bons comme toujours.
Pendant son séjour à Lumigny, Mme Craven avait
été absorbée par un travail que lui avait demandé le.
marquis de Mun. C'était une esquisse de la vie de sa
seconde femme qui venait de mourir l.
Personne ne se serait acquitté de cette tâche avec
plus de tendresse, que celle qui avait trouvé un se-
cond foyer dans ce vaste cercle de Lumigny.
A Mrs Bishop.
La Roche-en-Brény, 8 septembre 1877.
Je suis toujours contente de vos compliments, mais vous
ne devez pas m'en faire. Comment pouvez-vous parler de
mon activité, quand je suis, à la fois, si lente et si pares-
seuse? Depuis dix-huit mois, je n'ai rien écrit que ces quefe
ques lignes. Non, je ne suis pas active, et il serait désira*
ble, à bien des points de vue, que je le fusse. Je suis hon-
teuse, et je ne mérite aucune louange.
J'ai noté 'otre réflexion sur Gambetta. Mais je ne m'op-
poserais pas à ce que ses adversaires politiques et religi iux
en France se rencontrassent avec lui. Je voudrais qu'ils
1. Mlle Glaire de Ludre Frolois.
M. GRANT DUFF ET GAMBETTA 239
fussent moins séparés. Je voudrais les voir quelquefois
discuter avec lui les affaires, face à face, et le traiter
comme un ennemi honorable, le pousser peut-être à en
devenir un. Mais je m'oppose à ce qu'un homme comme
M. Grant Duff, un libéral avancé certainement, mais un
gentilhomme, absolument incapable de pactiser avec des
doctrines sociales (mettant de côté la question religieuse)
telles que les doctrines de Gambetta et de son parti,
je m'oppose à ce qu'un homme comme lui en parle
comme s'il appartenait au même camp.
CHAPITRE XXX (1877-1878)
Menou. — Lumigny. — Le Correspondant publie la seconde par-
tie des « Réminiscences ». — Le bal de Mrs Bellew. — Rochecolle.
— La marquise de Castellane. — La Roche. — Monabri.
A Mrs Bishop.
Menou, 12 octobre 1877.
Je me suis trouvée très tranquille, et j'ai pu jouir de
l'absolu repos de mon séjour à la Roche-en-Brény. Je ne
demande même pas à contempler une très belle nature.
Le paysage, dans ces régions, est tout juste joli, mais il
est vert et ondulé. Les bois sont magnifiques, et c'est le
repos ; le cher repos, délicieux, nécessaire. Au moins, il
semble en être ainsi, et j'ai pu laisser de côté une quantité
de pensées fatigantes. Mais elles reviendront, et doivent
revenir bientôt en grand nombre, je le crains. En deux
mots, il me paraît indispensable d'abandonner Paris. Et
quand nous le quitterons, nous ne savons pas où nous
irons. Je me dirige maintenant vers Lumigny, où je suis
très impatiemment attendue. Ce sera une réunion horri-
blement pénible, et plus encore à ce moment de l'année
qui était ordinairement si gai, dans cette grande maison où
toute la famille était réunie.
v Mrs Bishop.
Lumigny, 28 octobre 1877.
J'ai l'intention de vous écrire depuis mon arrivée, mais
LUMIGNY 241
j'ai été un peu souffrante pendant ces tristes premiers
jours.
Je resterai ici jusqu'après le 2 novembre, qu'on célèbre
dans cette contrée avec une grande et touchante solennité.
Tous les gens du village vont en procession au cimetière,
et portent des fleurs sur les tombes de leurs amis. v0us
devinez à quel point c'est pénible pour tous ici. Pour eux
et pour moi, je voudrais que ces jours fussent passés. Après
cela, je retournerai à Paris, d'où nous ne sortirons pas cet
hiver, je suis heureuse de le dire.
Je vous en prie, rappelez-moi très particulièrement à
Lord Stratford de Redcliffe. Je l'ai beaucoup vu dans un
temps ainsi que sa femme. Ils ont été très bons pour moi
et j'ai toujours eu beaucoup de respect et d'affection pour
lui. Il connaît ma vie brillante de Naples. Lady Stratford
était malade, et j'ai chaperonné ses filles dans bien des
occasions. A Rome aussi, où nous demeurions tous quand
la guerre a éclaté. Lord Stratford avait compris d'avance
qu'elle ne mènerait à rien de bon, tandis que je m'illusion-
nais, ayant, comme vous le savez, des tendances libérales.
Quand Mme Craven revint à Paris en décembre, les
doutes et les indécisions du maréchal de Mac-Mahon
a'étaient pas encore résolus :
Bref, écrivait-elle, « personne ne sait rien, et tout
îst possible, ce pays n'étant pas de ceux où « rien
l'arrivé », « comme dit Charles Greville en parlant de
'Angleterre. »
Une autre partie des « Réminiscences » parut dans
e Correspondant de ce mois. C'est le chapitre où elle
lépcint la noble existence de Lord et Lady Ellesmere
i Worsley.
Personne, mieux que Mme Craven, n'a su rendre le
harme de cette société qui a gardé les traditions des
;rands seigneurs, mêlées à la largeur des idées mo-
dernisées au commencement du règne de Victoria.
Nous ne nous étonnons pas du plaisir qu'elle y trouve
t qu'elle exprime si franchement, même après ses
uccès de jeunesse à Naples.
MADAME CRAVEN. 16
242 MADAME CRAVEN (1878)
A Mrs Bishop.
Paris, 6 avril 1878.
Me voyez-vous, vous écrivant du Sacré-Cœur, où je suis
en retraite depuis le commencement de la semaine?
Je vous remercie encore et encore de toutes les choses
intéressantes que vous nous avez envoyées. Je trouve si
affreux de penser que tant de gens que nous connaissons
ne croient à rien, et que, sans doute, leur nombre augmente!
Quand on a le temps (comme moi ici) de réfléchir profon-
dément sur le bienfait de la foi et, sur la satisfaction qu'elle
procure à toutes nos facultés, et, comme disait Mme Swet-
chine, « plus qu'à chacune d'elles, à notre raison », on
souffre, en pensant à ces amis dont l'intelligence est privée
de cette lumière.
On vous a dit que j'étais bien et brillante !
Quant à ma splendeur, cela veut dire que j'ai paru au
bal de Mrs Beilew, chose que je n'avais pas faite depuis
des années. Tant d'années, que la jeunesse qui dansait là
n'était certainement pas au monde, quand je suis allée au
bal pour la dernière fois à Paris. Mrs Beilew ayant pris pour
trois mois un appartement dans lequel se trouve une salle
de bal, il fallait bien s'en servir. Je l'ai secondée en la pré-
sentant à ma nièce, Mme de Dreux-Brézé, dont la fille est
du même âge que la sienne. Comme je suis retirée du
monde, ma nièce l'a aidée à faire une liste, et s'est servie
de mon nom tant qu'elle a voulu, quand ses amis lui
ont demandé où elle avait rencontré cette Anglaise que
personne ne connaissait dans le monde à Paris. Tout cela
a fait plaisir à Mrs Beilew et à sa fille. La fête a très bien
réussi. On pourra trouver étrange que je me sois mêlée
d'une pareille affaire; mais il eût été bien peu gracieux de
ma part de ne pas faire ce que je pouvais pour cette mère
et cette fille charmantes toutes les deux.
Autrement l'hiver a été particulièrement monotone
Comme léger exempledu regime.de bon plaisir sous lequel
nous vivons, je vous dirai qu'Albert, mon neveu, qui a été
élu en octobre, avec une majorité de 2.000 voix, n'a pas
encore été validé.
11 est à la Chambre des députés, exposé à en être cnassé|
quand il plaira à ceux qui gouvernent de le décréter.
SÉJOUR A LA ROCHE CHEZ Mme COCHIN 243
Mais je pense à la France le moins que je peux. Rome,
l'Est et l'Angleterre occupent à présent toutes mes pensées.
Je suis pleine d'espoir et de confiance en Léon XIII, et je
crois que son pontificat sera celui de la lumière et de la
paix... J'ai mille choses à vous dire, mais il est temps de
s'arrêter, car il faut aller à la chapelle. C'est le dernier
jour de cette semaine de repos céleste, ilont j'ai profondé-
ment joui.
Au mois de janvier 1878, Mme Craven avait déjà
commencé un autre roman. « Je veux un peu décrire
la société française, mais cela me glace et je ne puis
continuer. Je sais trop bien quelle est ma difficulté.
Il est impossible d'en faire une véritable peinture sans
froisser. C'est l'avantage des étrangers sur nous. Il y
a toujours dans leurs descriptions quelque chose
d'idéalisé qui plaît aux modèles. Et ces descriptions
sont tellement générales dans leur vérité, qu'elles
consolent ceux qui se trouvent mal traités. »
C'était l'année de l'Exposition, et, àleur grand ennui.
M. et Mme Craven louèrent leur appartement depuis
le mois de mai jusqu'en octobre. M. Craven était fort
absorbé par sa très intéressante traduction des lettres
de Lord Palmerston. Il poussait les éditeurs de Paris :
ceux-ci n'étaient pas très satisfaits d'un travail qui leur
paraissait absolument « anti-français ». Le premier
volume fut une traduction réduite des trois volumes
de Lord Dalling. et le second, des deux volumes de
M. Evelyn Ashley sur Lord Palmerston.
Mine Craven écrivait à Mrs Bishop de chez Mme Co-
chin :
La Roche, 3 juin 18?78.
J'ai joui du plus délicieux repos sur les bords de la Loire,
dans cette Touraine agréable et tranquille, où le climat
jest aussi doux et bienfaisant que l'aspect du pays et de
es habitants. J'ai fait aussi un long séjour à Rochecotte, an-
tenne propriété du prince de Talleyrand, et que possède
naintenant sa nièce, Mme de Castellane1, mon amie, et
1. Pauline de Talleyrand-Péri^onl, marquise de Castellane.
244 MADAME GRAVEN (1878)
une sainte. J'ai réellement trouvé là tout ce dont j'avais
besoin dans le moment : la plus grande affection, et le plus
noble exemple. Un profond repos, une liberté complète, et
le genre de société qui me convenait le mieux. Vous sou-
venez-vous du bon et intelligent abbé Couvreux, un des
assistants de l'évèque d'Orléans à la villa Grazioli ?... Le
pauvre homme est maintenant affligé d'une incurable ma-
ladie delà moelle épinière. Il est installé à Rochecotte, et
la santé de ma pauvre amie est aussi détruite que la
sienne. C'est pour elle une immense consolation de l'avoir
pour dire la messe dans sa chapelle tous les matins, et
pour l'aider dans ses innombrables bonnes œuvres. Il est
encore assez fort pour y participer et les encourager, mais
il ne supporterait pas la fatigue du ministère dans une pa-
roisse, encore moins le genre de travail dans lequel [se
succédaient à tour de rôle les assistants de notre cher
évèque.
En attendant, l'évèque a gagné une autre victoire, et
sauvé la France de l'ignominie d'un festival en l'honneur
de Voltaire. Mais c'est une bataille qui se renouvelle perpé-
tuellement, et nous vivons au milieu de cette lutte.
A M. Grant Dut.
Monabri, 23 juin 1878.
L'invocation ' dont vous me parlez a été omise à dessein.
Si vous me demandez pourquoi, je vous répondrai simple-
ment que ne pouvant tout insérer sans dépasser les limites
déjà bien reculées de ce genre de livre, j'ai dû éliminer
tout le temps. De cette façon, j'ai mis de côté le pa-
auquel Montalembert fait allusion, sans autre intention que
d'abréger une citation, et probablement parce que je pré-
férais ce que j'ai mis. J'ai conscience d'avoir laissé d>-
beaucoup de belles choses dans ces deux volumes'-. Ma
difficulté était de savoir ce qu'il fallait omettre, puisque
jenepouvais pas tout écrire. Cet embarras de rie h
m'a souvent rendue perplexe. Mais je suis loin de croire
que, tout en ayant fait de mon mieux, on n'aurait pas pu
1. C'est une allusion à quelque chose écrit par Albert sur
Alexaudrine, et qui possédait un mérite extraordinaire aux yeux
de M. de Montalembert.
2. Le « Récit d'une sœur ».
SÉJOUR A MONABR1 215
arriver à une plus grande perfection. Je resterai ici jusqu'à
la fin d'août, je pense; et alors, j'irai rejoindre mon mari
en Franche-Comté, chez les Montalembert.
J'ai vu Lady Blennerhasset un instant à Paris, plus spiri-
tuelle et plus brillante que jamais... Quand Sir John Lub-
bock viendra à Paris, je vous en prie, demandez-lui de ma
part, en lui offrant mes meilleurs souvenirs, la permission
de lui présenter un de mes jeunes amis, Denys Cochin (le
fils d'Augustin Cochin), qui est dévoué à la science, et ad-
mirateur passionné de Sir John.
CHAPITRE XXXI (1878)
Voyage de Monabri à Maiche. — Lettre de M. Craven à sa femme.
Lumigny.
Entre les feuillets d'un livre de notes, dans lequel
Mme Craven avait écrit par intervalles entre 1879 et
1884, Mrs Bishop a trouvé une lettre de M. Craven à
sa femme, datée du 28 août 1878, immédiatement
après son voyage de Monabri à Maiche. Mieux que
toutes les paroles, elle témoigne de leur tendresse
mutuelle.
Très chère,
Je suis content de vous voir écrire dans de si bonnes dis-
positions après votre pénible voyage. J'espère que vous
n'en avez éprouvé aucun ennui. Je suis un peu agité dans
l'attente de demain, et cet énervement me stupéfie. Il ne
faut donc pas espérer grand'chose de moi aujourd'hui,
bien que vous occupiez toutes mes pensées qui se résu-
ment en une seuîe : la ferme conviction que si notre car-
rière terrestre est à peu près terminée, nous avons devant
nous, avec la grâce de Dieu, une vie éternelle plus heu-
reuse que celle-ci, et pendant laquelle nous ne serons ja-
mais séparés. Le plus tôt que sonnera cette heure, le
mieux cela vaudra. En attendant, que Dieu vous bénisse,
vous, le cher ange qui plus que tout et que personne m'a»
vez appris à l'aimer.
LUMIGNY 247
Le 7 décembre 1878, Mme Graven écrivait de Lumi-
gny à Mrs Bishop :
Dans cette maison (où la réunion exclusivement de fa-
mille se compose de vingt-deux personnes et de dix enfants),
j'ai reçu hier seulement une longue explication sur les
nombreux inconvénients de mettre le « Récit » entre les
mains des très jeunes filles, et même de toutes les jeunes
filles. Dans une liste de livres qui m'est tombée sous les
yeux dernièrement, j'ai lu un grand éloge de « sœur Na-
talie », avec seulement cette petite observation que ce
n'est pas à donner à de très jeunes personnes. Et puis, ces
jeunes personnes si bien gardées de ces dangers, à mon
avis imaginaires, ne sont pas plus tôt mariées, qu'elles se
plongent dans la littérature des romans modernes fran-
çais, et, n'ayant jamais mis le pied au théâtre, vont voir
tout ce qui se joue immédiatement après. C'est un étrange
système, et c'est égal ment étrange qu'il réussisse au
moins aussi bien que l'autre.
CHAPITRE XXXII (1879-1880)
Mgr de Dreux-Brézé au mariage de sa nièce. — Anxiétés et in-
décisions. — Détermination de vendre !es tableaux de famille.
A M. Grant Dcff.
Paris, 23 janvier 1879.
Il faut que je vous remercie sans retard, mon bon ami,
du paragraphe que vous m'avez envoyé. Je remercie aussi
Lady Reay de l'avoir copié. Le temps a amené de tels
changements, et des deux côtés les opinions sont devenues
tellement extrêmes, que j'ai perdu depuis longtemps l'ha-
bitude que j'avais autrefois d'entendre tous les partis par-
ler de mon père avec justice et vérité. Ces quelques lignes
(qui peignent si exactement son caractère, et qui sont
si justes et si vraies) sont doublement les bienvenues, et
je vous remercie de me les avoir envoyées.
En revenant de Cannes à Paris, Mrs Bishop resta
quelques jours dans cette dernière ville et se trouva
constamment avec Mme Craven. Son petit home de
la rue de Miromesnil était à la veille de disparaître.
Elle était comme un voyageur fatigué, obligé de re-
partir pour des pays inconnus. Dans sa touchante
humilité, elle écrivait :
Vous n'imaginez pas ijuelle étrange sensation de soula-
MONSEIGNEUR DE DREUXBRÉZÉ 240
gement moral j'ai éprouvée, en vous disant tout ce que je
vous ai dit, et en écoutant vos pacifiantes réponses, en
plus de la perspective d'un secours réel, aussi nécessaire
que l'autre. Croyez-vous, cependant, que cette faible espé-
rance à peine réalisée, m'a causé un plaisir si extraor-
dinaire et si peu familier maintenant, qu'elle m'a sur-
excitée et empêchée de dormir ? Ceci prouve à quel point
j'ai perdu l'habitude de la paix.
A M. Grant Duff.
Paris, 23 mai 1879.
Vous devez me trouver bien ingrate de ne pas vous
avoir encore remercié de la belle traduction en vers de la
prose poétique de mon Alex. Sont-ils de Lord Coleridge,
ou de son frère i (mon bon ami jésuite)? Vous m'avez promis
de me le dire, et je suis curieuse de le savoir. Une fois, en
Angleterre, on m'avait montré une magnifique traduction
illustrée de ces lignes. Ces choses me font éprouver une
telle reconnaissance que je voudrais n'en jamais distraire
mes pensées et pouvoir toujours m'y arrêter.
Je voulais vous écrire tout cela, et plus encore depuis
longtemps.
Mais les nombreux mariages qui vont avoir lieu dans ma
famille ont absorbé une grande partie de mon temps.
A Mrs Bishop.
Paris, 12 juin 1879.
Le mariage de ma nièce s'est très bien passé. Elle était
charmante, jolie, et paraissait heureuse. Son oncle, l'évê-
que de Moulins (Mgr de Dreux-Brézé), lui a fait présent de
sa magnifique robe de noce. En conséquence, le jour qui
a suivi celui où on l'a exposée (à la signature du contrat),
il est arrivé pour régler son compte, a-t-il dit, portant
sous le bras une petite boîte en marqueterie qu'il lui a
donnée. Elle contenait vingt rouleaux de 1.000 francs. Il
lui a seulement demandé, lorsque sa robe serait payée, de
dépenser le reste en une fois, pour un seul objet qu'elle
garderait en souvenir de lui. Tant de bonté, de générosité
1. Allusiun faite à l'admirable traduction de ce passage du
« Récit», « Perles larmes de la mer ».
250 MADAME CRAVEN (1879)
et de grâce, m'ont rappelé qu'il appartenait à l'ancien ré-
gime, bien que la solidité du don prouvât qu'il n'était pas ■
sans avoir observé la tendance de cette génération. Il a
officié d'un air très saint, très paternel, avec des manières
de grand seigneur. Vous souvenez-vous de lui à Rome, et de
ses vendredis qui se croisaient avec les miens? Et notre
cher évêque qui fut si imprudemment impoli à son
égard?...
A M. I.RA.NT Duff.
Paris, 16 juin 1879.
Nous avons pris la détermination de nous séparer de
ces tableaux qui ont une si grande valeur, et auxquels
nous tenons tant pour d'autres raisons
Mon mari compte aller en Angleterre pour voir s'il y
a quelque chance de les vendre, et notre bonne amie,
Mrs Bishop, s'en occupe aussi Ils peuvent compter
parmi les meilleurs de Romney. S'il vous venait à l'idée le
plus petit conseil à nous donner là-dessus, faites-le chari-
tablement. Nous n'entendons rien à ces sortes de choses,
et déplus, nous n'avons généralement pas de chance.
On avait prévenu M. et Mine Craven que les por-
traits du Margrave et de la Margravine d'Anspach et
le groupe de Keppel et de Berkeley Craven, de Romney,
qui leur avaient paru intéressants comme souvenirs
de famille, avaient une valeur considérable en Angle-
terre, où Romney était devenu à la mode. La pers-
pective soudaine de cette vente à un bon prix fut,
pour Mme Craven, un inexprimable soulagement.
Mais elle sentit profondément le chagrin de se séparer
de ces tableaux. Elle reprend son journal le 17 juin,
après un intervalle de trois mois pendant lesquels
elle avait beaucoup souffert.
Ces magnifiques tableaux, qui sont associés à chacun
des souvenirs de ma jeunesse, et plus encore à ceux de
ma vie brillante de Naples, sont partis. Je ne les rever-
rai plus. Après tout, je ne suis pas détachée des acces-
soires de ma vie passée, et je devrais au moins avoir
atteint ce léger degré d'abandon, après de si nombreuses
ANXIÉTÉS ET INDÉCISIONS 251
leçons et tant d'efforts. Je dois me laisser conduire sans
même désirer savoir où. Après avoir fait de mon mieux,
dans ce qui semblait mon devoir, après avoir offert à Dieu
toute ma vie et lui en avoir laissé la direction en toutes
choses, je dois avoir une foi vive et une humble espé-
rance. Je n'ai, qu'à fermer les yeux et à me laisser con-
duire.
L'hiver, avec ses anxiétés et ses indécisions, a été long
à supporter. Mais, après tout, les épreuves ont été peu de
chose. Je bénis Lieu de chacun de sesjours, même de ceux
qui m'ont paru tristes, pendant leur durée. J'ai vu peu de
monde, et comme à l'ordinaire, plus même qu'à l'ordi-
naire, je n'ai pas vu les personnes dont l'oubli me cause
le plus grand chagrin. Adrien a été sérieusement malade,
mais Dieu nous l'a conservé, quand lui-même s'était pré-
paré à mourir avec une admirable résignation.
Quand la vie est finie et que nous n'avons pas d'enfants en
qui nous la voyons recommencer sous une forme plus belle,
peut-être, parce qu'elle est moins égoïste qu'avant, le spec-
tacle de ces destinées transparentes, de ces cercles qui se
resserrent ou se dispersent, l'espérance et la confiance avec
lesquelles chacun s'embarque tour à tour pour ce voyage
vers l'avenir, me causent une grande émotion. Je me sens
à la fois heureuse et triste. Triste, par ce sentiment natu-
rel qui déteste la privation et qui aimerait mieux suppor-
ter les inquiétudes accompagnant les biens de ce monde,
en comptant parmi eux les enfants et la fortune ; heu-
reuse, par ce sentiment plus vrai, satisfait d'être libre de
liens qui nous attachent à la terre que nous quitterons si
tôt, et à laquelle nous nous accrochons trop fortement,
même quand nous avons été privés de ce qui resserre le
plus ces liens. Oh I chère et vraie liberté de l'esprit et du
cœur, puisse-t-elle croître en moi, et me rendre douce,
confiante, silencieuse et indifférente aux disputes de la
terre.
Simone s'est mariée le 19 juin, et Marie le 24. Toutes
deux étaient charmantes dans leurs toilettes de noce et de
Centrât.
CHAPITRE XXXIII (1880)
Paris. _ Le Père Hyacinthe. — Le Père Ferrari et « le Mot de
l'énigme ». — La Roche-en-Brény. — Mort du Prince Impérial.
— M. de Radowitz. — Montalemberl et l'infaillibilité. — Mo-
nabri. — Voyage inattendu en Angleterre, Stoke Farm. — "Wind-
sor. — Le couvent anglican de Clewer. — Impressions sur
"Windsor. — Tunbrigde- Wells. — M" Jackson et M" Leslie
Stephen. — Lord Stratford de Redcliffe. — Frognal. — Visite à
Ghislehurst à la tombe du Prince Impérial. — York-House. —
M. Morley. — Weybridge. — Glenbam. — Londres. — Joie de
retrouver Farm Street. — M. Leslie Stephen et Newman. —
Mme La Touche. —Traduction des « Méditations » de Mme Cra-
ven. — Lumigny. — Les œuvres du vicomte de Meaux. — CuU-S
rage de Mme Craven au commencement d'une nouvelle année.
A miss O'Meara.
Paris, samedi 29 juin 1879.
Merci, merci de votre souvenir de ce jour, et de la
charmante petite image. Vous avez deviné que j'avais
exactement la même passion pour les images qu'il y a
soixante ans. Hélas! je ne pourrai pas vous en remercier
demain, car avant l'heure de la chère dernière instruction
je serai partie. Je vous en prie, écrivez-moi, et donnez-
m'en tous les détails à la Roche-en-Brény. Il y a bien des
années que je n'avais rien entendu d'aussi parfait comme
prédication. Je me souviens d'avoir dit, un jour que le
Père Hyacinthe prêchait à Notre-Dame, que j'étais con-
LE PÈRE FERRARI ET (( LE MOT DE L'ÉNIGME )) 253
tente de l'avoir entendu, mais que je ne reviendrais pas,
car ce n était pas là le besoin de mon âme. Je dis juste le
contraire des sermons du Père Ferrari. Dans une conver-
sation que nous avons eue ensemble au parloir, il m'a ra-
conté qu'un prêtre lui avait prêté « le Mot de l'énigme »,
lui demandant de le lire, « comme un livre contenant tout
le venin du catholicisme libéral ». Il l'a lu d'un bout à
l'autre, sans y trouver un mot à redire. Mais n'est-ce pas
un exemple curieux de ce que peut vous faire imaginer
une idée préconçue? Comme vous le savez, il n'y a pas un
passage dans ce livre qui ait le plus petit rapport avec ce
fantôme détesté ! Excepté un, et celui-là, je suppose, co-
lore l'ensemble. C'est celui du départ de Lorenzo pour
combattre les Autrichiens. C'était la preuve que je n'étais
pas une Cod in a. Donc, etc., etc. Lui, le Père Ferrari a été
très bon, etj'ai été ravie de notre conversation.
A M" Bishop.
La Roche-en-Brény, 7 juillet 1879.
Je suis si contente que vous aimiez l'extérieur de ce
petit livre '. J'espère que vous en aimerez encore plus l'in-
térieur, et moins vous le comprendrez, plus il faudra l'ai-
mer. Il est inutile de s'attendre à trouver le bonheur ici-
bas, dans ce que nous comprenons absolument. Il n'est
pas dans la nature d'un livre comme celui-ci d'être tout à
fait compréhensible, et c'est justement la raison qui me le
fait aimer. (Ce qu'on trouvera encore plus incompréhen-
sible que tout le reste.)
Je suis encore sous la triste impression de la mort du
Prince Impérial. Par quel mystère le seul prince pieux et
bon, intelligent et courageux de cette maison, a-t-il été
enlevé ainsi ? Quand je considère la destinée de tous les
enfants nés aux Tuileries ces cent dernières années, je me
demande quelle leçon a voulu donner la Providence par
1. Le livre donné par Mme Craven (Hait un volume des Œuvres
de Rusbroch, traduit par M. Ernest Hello. Sur la première page
elle écrivit : « Si l'on est incapable de gravir soi-même les hau-
teurs de la sainteté, il est utile et instructif d'écouter ceux qui les
habitent, comme il est utile d'interroger les hommes placés en
haut d'une tour sur ce qu'ils voient à l'horizon, »
(«Sœur Nathalie Narischkin », p. 36t.)
254 MADAME CRAVEN (1879)
tous ces coups répétés. Ce mystère date réellement de
Louis XIV, quand tous les princes les meilleurs de la
dynastie des Bourbons disparurent pour faire place au
triste souverain dont les vices ont préparé la grande ca-
tastrophe de la Révolution. Cela ne veut pas dire cepen-
dant que la République nous soit nécessaire, ni qu'elle
doive durer toujours. Il vaut mieux ne pas essayer de ré-
soudre cette énigme.
Dans cette circonstance, mon chagrin (car j'ai un cha-
grin que je n'aurais jamais cru pouvoir éprouver à la mort
d'un Bonaparte) est augmenté par la Cattiva figura faite
par les Anglais à cette occasion. Cela leur ressemble si
peu ! Cette tragédie s'expliquera-t-elle jamais ? Le récit
que j'en ai lu dans le Tablet est le moins honteux de tous,
mais il ne dit pas pourquoi le Prince commandait, ni qui
l'a envoyé, et pas davantage pourquoi le lieutenant Carey
s'est si vite sauvé.
Pauvre homme ! je le plains aussi, car je ne puis croire
que son seul motif ait été d'échapper au danger. C'est la
plus triste circonstance ajoutée au malheur lui-mêmei
Elle ne cessera pas d'alimenter l'anglophobie des Français.
Et pourtant la courageuse détermination du pauvre
Prince avait pour but, sans ce fatal dénoùment, de resser-
rer des liens d'amitié entre les deux nations.
A miss O'Meara.
La Roche-en-Brény, 10 juillet 1879.
Oui certainement, je trouve que vous pouvez et devez
écrire l'histoire de cette courte vie et de cette mort hé-
roïque et touchante. Après cette triste semaine, quand
Mme de Mouchy sera rentrée à Mouchy, je lui écrirai à ce
sujet. Maintenant ce serait inutile. Plus j'y pense, plus je
suis émue de cette tragédie. Par tout ce qui a été révélé dfl
lui, et en particulier par cette prière admirable, il semble
avoir réalisé un idéal de bravoure et de piété qui, cou-
ronné par une mort si prompte et si dramatique, suffirait
à racheter sa maison, si elle avait un autre représentant,
et même telle qu'elle est. — Qui sait !...
A M. Gra.m Duff.
La Roche-en-Brény, lu juillet 1879.
J'apprends avec plaisir que vous allez écrire quelque
M. DE RADOWITZ 251)
chose sur M. de Radowitz ' (vous ne m'avez pas envoyé ce
que vous avez écrit sur Slein 2, je l'aurais bien voulu ce-
pendant .
Dans la lettre de lui que je vous ai citée, il avait la bonté
de dire qu'il n'y avait pas quatre personnes au monde
qu'il aimât autant que moi. Je n'ai certainement jamais
rencontré le même nombre d'hommes aussi remarquables
que lui. Mais ses convictions et ses sentiments religieux à
la fois si profonds, si solides et si poétiques, et qui m'ont
fait comprendre et admirer la perfection de son intelli-
gence, ont justement prévenu contre lui cette école qui a
si bien dirigé contre sa mémoire la conspiration du si-
lence. Il sera généreux et très intéressant de rompre ce
silence. Si j'avais été à Paris, j'aurais parcouru les rares
lettres qu'il m'a écrites pour voir si elles ne contenaient
rien qu'on puisse publier. Mais je pense que votre article
sera fini longtemps avant que j'aie regagné mes pénates
que nous n'abandonnons pas pour le moment.
A miss O'Meara.
La Roche-en-Brény, "i5 juillet 1879.
J'ai écrit aux Mouchy, et je vous enverrai leur réponse
dès qu'elle arrivera. Je ne crois pas, cependant, qu'ils pos-
sèdent de documents. Dans leurs premières lettres, ils di-
saient qu'aussi aimable et bon que fût le Prince Impérial,
ils n'avaient pas l'idée de ce qu'il était réellement avant
de connaître ce qu'a révélé sa mort. Avez-vous lu le dis-
cours funèbre du Père Galleway ? Il est si beau, que j'en ai
demandé plusieurs exemplaires. J'allais vous en envoyer
un, (iiiKiid j'ai pensé que Géraldine avait dû le faire. Si je
me trompe, j'en tiens un à votre disposition.
1. M. de Radowitz était ministre de Prusse à Carlsruhe quand
M. Craven était secrétaire de la légation anglaise. Il devint minis-
i des affaires étrangères en Prusse en 1849. C'était un soldat et
un diplomate distingué, un homme d'une piété et d'un honneur
austères. Né en 1797, il mourut en 1853. Le touchant tribut payé à
sa mémoire ^sns le « Récit d'une sœur », n'aura pas été oublié
par les lecteurs de Mme Craven.
2. Henrich F. Slein, né en 1757 et mort en 1830. Par ses efforts,
il fut l'initiateur du réveil île la Prusse, après les humiliations que
lui avait fait subir Napoléon.
256 MADAME CRAVEN (1870)
J'ai maintenant un autre travail à vous proposer, pour
lequel vous trouverez j'espère le temps nécessaire, et que
vous ferez bien, je le sais.
C'est une notice pour le Catholic World, sur le livre de
M. de Meaux : « Luttes religieuses du XVIe siècle ». Il est
très intéressant, et place le sujet dans sa vraie lumière.
Ce sujet n'a pour ainsi dire jamais été présenté aux pro-
testants. Peu d'historiens catholiques ont été de bonne
foi dans le récit de cette période, et les protestants n'ont
jamais essayé d'en parler. Cela ferait un immense plaisir
à Mme de Meaux, et je serai très contente si vous trouvez
que ce travail vaut la peine d'être entrepris.
M. Field i (qui est venu ici mardi) désire beaucoup qu'on
fasse connaître cette œuvre en Amérique. Dieu vous bé-
nisse, chère Katheleen ! Je suis heureuse de vous dire
qu'Auguste se distrait beaucoup en Angleterre. Ce mot ne
s'applique pas au coup d'oeil magnifique des funérailles du
Prince. Il a tout parfaitement vu, étant placé (avec Lady
Lansdown dont il était chargé) sous un arbre à côté de
Camden Garden, hors de la foule. C'était très intéressant
et très touchant. Dans cette circonstance, la reine a mon-
tré du tact, de la dignité et du cœur. Elle a manifesté
comme il convenait sa volonté royale. Pour toutes ces rai-
sons, je l'aime plus que jamais. Auguste a aussi assisté à
une petite fête donnée par les jeunes garçons à Edgbaston,
au cher cardinal Newman. Elle s'est terminée par des dis-
cours et des ovations. Sous d'autres rapports il (mon mari)
emploie bien son temps, et je suis plus satisfaite qu'à
l'ordinaire, loin de lui. Je sens qu'il est avec des amis et
se distrait, au lieu de rester seul dans son cabinet (qu'il
aime tant et dont il est si difficile de le faire sortir).
Dans une lettre à miss O'Meara, datée de Monabri,
Mme Craven écrit, à propos de cette parole si souvent
répétée, que Montalembert n'avait pas accepté l'infail-
libilité (qui ne fut décrétée que quatre mois après sa
mort) :
Je puis dire qu'en dépit de son aversion pour le parti
1. Un Philadelphien bien connu des hommes de lettres en Amé-
rique et en Angleterre.
M. DE MONTALEMBERT ET L'INFAILLIBILITÉ ^57
qui la désirait et l'appelait particulièrement, l'idée de ne
pas se soumettre de cœur et d'âme à ce qui serait dé-
crété n'est jamais entrée dans son esprit. « Que ferez-vous
si la définition a lieu? » — « J'obéirai, » était sa réponse
continuelle. De plus, il n'a jamais pensé que le concile ne
fût pas libre. Au contraire, il soutenait que jamais un con-
cile n'avait joui d'une plus grande liberté. Aussi, quand
on avança que le gouvernement français pourrait inter-
venir par son ambassadeur à Rome pour empêcher la dé-
finition, il exprima très carrément sa désapprobation, et
déclara que ce procédé serait la négation et la contradic-
tion des idées qu'il avait soutenues et défendues toute sa
vie. Ayant tout cela dans l'esprit, l'indignation exprimée
dans la lettre en question se rapportait, il faut le com-
prendre, au ton ultra-subversif qui a prévalu dans une
certaine presse à ce moment-là. Elle se rapportait encore
à la flatterie étrange et déplacée de quelques journalistes
paraissant réclamer l'extension de la puissance du Pape,
à un degré qui n'a jamais existé, et auquel n'ont jamais
songé ceux dont la mission était de penser, de conseiller
ou d'agir dans cette question. Après tout, les paroles du
décret ont prouvé que cette, notion n'avait e'té qu'une
des nombreuses idées qui ont agité l'opinion publique,
avant que le concile ait prononcé. Aucune d'elles ne
pouvait subsister, du moment que le Pape, sous l'inspira-
tion du Saint-Esprit, avait décrété une vérité infaillible.
Après quoi, la doctrine telle qu'elle existe, est devenue
pour nous un acte de foi.
Cette lettre de Montalembert peut être lue par tous; car,
hélas ! ses ennemis (dans l'Eglise et au dehors) se sont em-
pressés de la publier. Elle est encore donnée in extenso
dans l'ouvrage remarquable de M. Emile Ollivier, « l'E-
glise et l'Etat au concile du Vatican ».
Je vous en prie, lisez dans le second volume d'Ollivier
tout ce qui concerne Mgr Darboy.
A Mrs Bishop.
Monabri, 11 août 1879.
L'impératrice Augusta vient de passer trois jours ici,
elle part demain. Bien qu'elle soit la meilleure des fem-
mes, et qu'elle fasse tous les efforts possibles pour ne
MADAME CRAVEN. 17
258 MADAME CRAVEN (1879)
causer aucun dérangement, vous supposez que sa présence
dans ce petit chalet change quelque peu notre vie habi-
tuelle très tranquille. Dans notre temps, c'est de plus une
responsabilité de recevoir sous son toit des personnages
royaux. Elle est la meilleure amie de mon amie, mais ces
augustes visites entraînent toujours une certaine préoccu-
pation.
Le lecteur se souviendra que Mme Craven avait
alors soixante-douze ans, et que les changements
inattendus dans ses projets ne lui étaient pas moins
déplaisants qu'auparavant. Le 17 octobre 1879, elle
écrivait dans son journal :
The Whims Weybridge.
Quel changement! Et quel déplacement inattendu !...
Ayant quitté Paris le 30 juin pour la Roche-en-l!i ény,
j'ai joui là du repos que j'y trouve toujours, repus aug-
menté par des conversations d'un délicieux intéièt. Je suis
arrivée à Monabri le 3 août. Je comptais y rester jusqu'au
4 octobre, mais avant le 20 août une lettre d'Auguste me
demandait de le rejoindre en Angleterre. L'idée de c l à
visite inattendue et de ce changement de projets m'a lo!-
l'ement agitée. Cela paraissait être le commencement
d'une installation définitive en Angleterre, quand nous
quitterons Paris au mois d'avril prochain.
« Tout passe et tout s'efface. » J'ai déjà oublié mes
craintes et mon ennui, bien qu'ils m'aient fatiguée dans
les dernières semaines de mon séjour à Monabri. J'ai
qu tté nia chère pi ncesse le lo septembre Etant à Pans
le 16, j'en suis repartie le 18 pour Lon ires. Ma premièid
impression a éé cau-ée par le contraste enti e l'air si cla r
de Paris, et le temps giacial et sombre par lequel je suis
arri\ée à la gare de Charing Cross, où la fouk était si
compacte et. le ^ésedre si grand, que j'ai eu beaucoup
de difficulté à retrouver Ui.uste. .Nous n u- sommes eutin
rejoints, et i m'a cm lui e dan? sou petit appartement
pr s de P»il Ma;l. Cela m'a vivement rappelé le passe oin-
tain, quand j'arrivais eu Angleterre avec mille espéra
éprouvant fortëniehl l'attrait qu'elle m'inspirait dans ma
jeunesse, attrait que j'éprouve encore. Maintenant que
WINDSOR ET LE COUVENT ANGLICAN DE CLUWER 2.j!>
ces espérances se sont évanouies et. que nos amis sont
presque tous morts, nous nous trouvons vieux et pauvres
au milieu des scènes familières que j'ai contemplées pour
la piemière l'ois dans toutl'éclat de ma jeunesse, etquaud
les dons de la fortune et du bonheur semblaient nous ap-
partenir. 11 y a trop à écrire, et mis pensées se pressent
trop rapidement pour les exprimer. Arrivés à Londres le
18 nous sommes partis le 20 pour Stoke Farm, autrefois
la propriété de Lady Molyneux et de ses sœurs, les filles
de Lord Sefton. Elle appartient maintenant à leur nièce
Lady Alexander Lennox. qui a épou.-é un frère du duc de
Rïchmond actuel. Le confort particulier qu'on trouve dans
les habitations anglaises m'a reposée en quelque sorte, et
cette petite maison contenait plus que du bien-être; car le
Saint Sacrement est là, dans une chapelle que les pro-
priétaires viennent de faire arranger. Rien ne manque
pour renforcer la prêté. J'y ai eu des moments de calme
Véritable, et j'ai senti se réveiller en moi l'intérêt que je
prends toujours aux événements du jour, surtout en An-
gleterre, et qui di-trait facilement ma pensée de mes in-
quiétudes personnelles.
Le 24, je suis allée à Windsor, à une demi-heure de
Stoke, avec Mai y Ponsonby. Elle m'a conduite dans sa
voiture à la tour normande du château, dans laquelle elle
habite.
Pendant qu'elle se trouvait dans ces environs,
Mme Craven visita le couvent de Clewer. Elle y trouva
bien des choses qui la surprirent et qui l'affligèrent.
« Des fantômes et point de réalités. » Elle ne fut pas
plus satisfaite d'une église voisine « où », écrit-elle,
« l'illusion était complète, depuis le bénitier jusqu'au
chemin de croix. Seulement », ajoute-t-elle, « il faut
avouer qu'au point de vue du goût et du soin, nous
permettons souvent à nos imitateurs de nous sur-
; ■ r » .
En quittant Windsor, elle écrit:
Ceux qui veulent comprendre d'un coup d'œil en quoi
Consistent le charme et la grandeur de l'Angleterre, doivent
^'arrêter et rélléchir à tout ce qu'on voit de cette tour nor-
260 MADAME CRAVEN (1879)
mande. A droite la Tamise et les prairies qu'elle traverse,
les arbres splendides, la verdure et les fleurs, l'art con-
sommé avec lequel on conserve les anciens souvenirs en
leur laissant leur caractère et en leur enlevant leur tris-
tesse, tels sont les traits qui donnent la beauté au paysage
anglais. A Windsor, les yeux sont charmés par la perfection
de ces conditions ; que l'on considère la vue lointaine ou
les constructions plus rapprochées du collège d'Eton, dont
l'aspect est aussi caractéristique que les visages des jeunes
gens qui reviennent des vacances. On dit, et je le crois,
qu'on s'occupe davantage de leurs esprits et de leurs corps
que de leurs âmes. Mais un regard superficiel ne peut rien
contempler de plus satisfaisant que le mélange de courage
et de bonnes manières, de distinction et de simplicité que
possèdent la plupart de ces jeunes garçons de quinze a
dix-huit ans. Plusieurs d'entre eux ont conservé le type
d'une beauté héréditaire dans certaines grandes familles.
Etpuis, la magnifique chapelle de Saint-Georges, les fossés
du château transformés en jardins et le château lui-même
avec tout ce qu'il rappelle, ont une signification perma-
nente. Dans cette belle journée, la vue de ma fenêtre m'a
emportée bien loin de notre monde démocratisé et plus loin
encore de tous les dangers du présent. Comment sympa-
thiser avec les nombreux Anglais qui, sollicités par je ne
sais quelle satiété de bien-être politique, s'enthousiasment
pour des théories qui nous ont conduits en France où nous
en sommes ? Il est de règle parmi les catholiques anglais
de dire que la France étant un pays catholique, l'Angle-
terre, pays protestant, ne peut prospérer davantage. C'est
une manie des libéraux, volontairement aveuglés et abso-
lument ignorants du véritable état des affaires en France
et delà signification de certains mots. Quelle qu'en soit I;
cause, qu'ils soient catholiques ou libéraux, je n'ai jusqu'.
présent rencontré que des francomanes en Angleterre.
En quittant Windsor, nous sommes allés à Tunbridge
Wells, où j'ai passé une heureuse semaine avec M,sBishop,
une catholique qui me comprend et pense comme moi.
Pendant que j'étais là, j'ai fait quelques expériences cu-
rieuses, et j'ai pu juger des nouveaux ravages produits
dans la religion par la science étroite et insolente delà
recherche incrédule.
Mrs JACKSON ET Mrs LESLIE STEPHEN 261
Mrs Jackson, une «œur de Lady Somers et la mère de
M. Leslie Stpphen, est une personne intéressante et distin-
guée. Elle se rattache à sa foi avec toute la tendresse de
son cœur et par la véritable élévation de son âme. M"
Leslie Stephen possède une beauté particulière, qui appar-
tient plutôt à d'autres temps. Sa tante, Mr3Cameron, qui a
élevé la photographie jusqu'à la hauteur de l'art véritable,
a usé et presque abusé de ses traits magnifiques dans une
série de compositions inspirées par les poèmes de Ten-
nyson. Elle reparait souvent dans les personnages des
« Idylles du roi »2. Ces photographies m'ont fait rêver de
ce monde idéal. Je veux me replonger dans l'étude de cette
poésie que j'ai trop négligée. De notre temps, ce n'est pas
une mauvaise chose de vivre avec le roi Arthur et ses che-
valiers, et de recommencer une fois de plus le pèlerinage
pour la défense du Saint-Graal.
C'est étrange de voir cette splendide créature moderne
faisant revivre le moyen âge. Pendant mon séjour à White
House, j'ai revu l'excellent Lord Stratford de Redcliffe. Il a
quatre-vingt-treize ans, et il est toujours le même, plus
calme et plus serein qu'autrefois. Il m'a intéressée par la
vigueur de son intelligence, et m'a édifiée par la pieuse
énergie avec laquelle il parle de sa fin. Son habitation de
Frant Court est délicieuse. La maison a un cachet particu-
lier. Elle est tout entière dans le style de la reine Anne.
La vue charmante de la maison s'étend au delà des pre-
miers plans ondulés entourés de bois magnifiques.
Après White House, nous sommes allés chez Lord et Lady
Sydney à F rognai, et j'ai retrouvé là les vieux souvenirs
et les vieilles habitudes du passé. Rien n'était changé.
C'est toujours le même raffinement, le même confort'sim-
ple, la même prospérité et le même bonheur. De tous mes
amis, Lord et Lady Sydney sont ceux qui ont été le plus
continuellement heureux. S'aimant tendrement, ils font le
bonheur l'un de l'autre. Les années n'ont fait qu'augmen-
ter l'importance de leur situation. C'est une position à la
cour sans doute ; mais elle convient à leurs goûts, et occupe
1. Bien que les portraits faits par M" Cameron de M" Leslie
Stephen soient les plus belles et les plus réussies de ses photo-
graphies, Mme Craven se trompait en croyant que M" Stephen
avait posé pour les illustrations du poème de Tennyson.
262 MADAME CRAVEN (1879)
Lord Sydney par des devoirs qu'il remplit mieux que per-
sonne. Il y a gagné tant d'amis, qu'il garde sa place même
maintenant qu'il n'est plus Lord chambellan, >on parti
n'étant pas aux affaires.
J'aime à retrouver cette vie calme et prospère telle
qu'elle était autrefois. Sans être riches, mes amis sont à
l'abri dr: plus léger risque de difficultés pécuniaires.
A part la beauté et la jeunesse qui se sont enfuies de
cette maison petite mais parfaite, rien n'y est changé, et il
est facile d'y vivre dans une sorte de retraite. Je dis une
sorte : car si la maison ne peut contenir beaucoup de
monde, on a la présence continuelle de six ou sept
amis ou parents, qui vont et viennent chacun son tour. Le
cercle des intimes, qui ne peut jamais être nombreux, est
toujours agréable, et quand je veux me faire une idée
exacte du mot « cosy », je pense toujours à Frognal.
Pendant que j'étais là, j'ai beaucoup entendu parler de
la mort du Prince Impérial. Cliislehurst est tout près, et
ils y passent une grande partie de leur temps. On m'a ra-
conté cette tragédie dans ses plus petits détails. Lord
Sydney nous a conduits à l'église. Là j'ai vu, en face du
grand sarcophage de granit dans lequel sont les restes de
son père, la bière du pauvre jeune Prince couverte de dra-
peaux et de fleurs, attendant l'achèvement de la chapelle
que sa mère fait construire pour lui, dans la même petite
église. Bien des pensées se sont succédé en face de ces
deux bières. Je n'ai ni le temps ni le désir de les écrire,
mais j'ai compris à quel point le jeune Prince avait su ma-
gner l'affection de tous ceux qui l'approchaient, et coml ien
l'indignation contre Carey est générale parmi ceux qui
sont revenus du Zululand. La cour martiale l'a acquitté,
mais pas un de ses camarades n'a ratifia cette décision.
En quittant Frognal, nous nous sommes rendus à York
House pour voirM.el Mrs Grant Duff. J'ai trouvé là d'éli
contrastes. Malgré les opinions qui dominent dans ce mi*
li«u, j'y rencontre une sympathie pour mes chers si
nirs qui n'existe nulle part au même degré, et qui a fait
naître noire sincère amitié.
M. Morley, le célèbre écrivain et un des notables du
parti avancé, se trouvait là. Il est agréable et naturel.
Cumme tous les ultra-libéraux, il est francomane, et juge
M. MORLEY 263
son dix-huitième siècle, dont il est amoureux, d'une façon
très inexacte.
J'ai pu mesurer la distance qui sépare nos opinions, en
lisant après notre rencontre son livre sur Burke. Son style
est presque égala celui de Burke lui-même. Il est juste, en
grande partie, dans son appréciation du talent et de la per-
sonnalité de ce grand homme, et s'élève à la hauteur du
caractère qu'il décrit. Mais quand il en arrive là où Burke
brille tellement par sa claire vue et son jugement sur la
Révolution française, tout change, et l'écrivain prend la
couleur du système qui gouverne les libéraux libre-pen-
seurs, dont il fait partie. Les crimes de la Révolution sont
sentes comme l'exagération momentanée de senti-
ments justes en eux-mêmes. Les prévisions de Burke si
terriblement réalisées ne sont que l'exagération de son
esprit de parti... etc. En Angleterre, il y a dans le radica-
lisme et l'athéisme une certaine bonne foi qui rend moins
odieux, sinon moins dangereux, ceux qui les enseignent,
parce qu'ils ne sont pas possédés, comme dans les autres
pays, d'une haine particulière pour le catholicisme. Leur
in lignation contre la persécution subie par les catho-
li pies est égale à la nôtre, et sur ce point John Morley est
nob ' emen t é 1 oq lient.
J'ai rencontré d'autres personnes à York House, mais
je n'ai fait aucune connaissance aussi intéressante que
celle-là.
Et maintenant, nous voici revenus dans ce charmant
cottage de Lord et Lady Enfield à Weybridge. Nous avons
vue sur un jardin rempli de fleurs, au delà sur les ar-
bres et la bruyère de Saint-George's Hill, et les souvenirs
du passé abondent. Qu'il semble loin et que tout parait
fini ! Le rêve d'un retour en Angleterre pour y terminer
nos jours ne se réalisera pas. Nous avons vu près de Stoke
un cottage charmant qui se nomme « Uplands », où nous
pourrions nous arranger l'intérieur qui nous conviendrait.
Mais il n'est pas question pour nous d'en voir ou d'en choi-
sir un. L'unique considération qui doive nous guider nous
oblige à rester tranquillement en France, parce que nous
y sommes. Tout ce que nous pouvons entendre dire à ce
sujet, confirme la sagesse de cette résolution. De plus, la
décision ne dépend pas de moi. En tout, je cherche à éloi-
264 MADAME CRAVEN (1879)
gner les tristes pensées sur notre position, pensées évo-
quées par les demeures charmantes de nos amis, et dans
lesquelles nous nous sommes trouvés. Au milieu d'eux
nous semblons avoir la destinée des feuilles mortes em-
portées par le vent, et qui ne peuvent se fixer nulle part.
Il vaut mieux ne pas s'arrêter à ces pensées, ou songer
à d'autres qui ont plus de chance. Je veux plutôt me sou-
venir du nombre considérable de ceux qui souffrent da-
vantage, et me rappeler que celui que Dieu traite avec le
plus de rigueur n'est pas le plus malheureux.
Glenham, 22 octobre.
Je suis ici chez Lord et Lady Slanley Errington, autre
exemple de vie calme et paisible. Après bien des croix, la
fortune leur a porté d'amples moyens de confort matériel.
La maison est comme beaucoup d'autres habitations an-
glaises, datant de cent cinquante ans : laide à l'extérieur,
et à l'intérieur le comble du bien-être simple et complet.
Bertrand et Loulou sont ici, ils paraissent heureux,
Dieu merci.
Londres, 1er novembre.
J'ai retrouvé Farm Street et le Père Gallway avec joie.
Après tout, et malgré mon vieil amour pour l'Angleterre,
qui s'est réveillé et me fait dire comme dans la romance :
« Pourquoi ai-je oublié que je ne l'aimais plus? » il me
tarde de reprendre ma vie pour terminer mon travail et me
retrouver près de Dieu. Cette vie nomade m'en sépare, car
à la campagne, et même à Londres, je n'étais près d'au-
cune église, et j'étais souvent privée de toute ressource
religieuse. Nous partons dans un jour ou deux, n'ayant
rien accompli, ou du moins rien conclu. Que Dieu soit
béni et remercié des plaisirs qu'il m'a donnés et de la force
qu'il m'a accordée quand j'en avais besoin.
' A Mrs Bishop.
8, SufTolk Street, vendredi.
Le retour de la campagne, où tout est agréable et gai,
dans ce triste appartement, et la considération de nos
plans à venir, m'a produit un effet déprimant dont je suis
honteuse.
M. LESLIE STEPHEN ET NEWMAN 265
Je suis honteuse de souffrir impatiemment d'une épreuve
qui est, après tout, bien moins lourde que celles de beau-
coup d'autres.
J'ai particulièrement honte de subir l'influence des
choses extérieures, et de n'avoir pas les mêmes pensées,
quand je regarde les arbres et les fleurs, qu'en face d'un
grand mur noir en briques. Est-ce trop ou pas assez d'ima-
gination ?... Puisse la fête bénie de demain, porter avec
elle la paix de l'esprit et le repos moral Pour le mo-
ment, je lis le livre de M. Leslie Stephen sur Newman. C'est
singulier à quel point ce genre de lecture renforce ma
foi, tandis que les écrits de quelques-uns de mes pareils
sont presque une tentation dans certains cas. Ce premier
effet ne vient pas cependant d'un esprit de contradiction,
mais d'une compréhension très nette des paroles qui pro-
mettent aux pauvres et aux petits la science refusée aux
savants.
Et M. Leslie Stephen est tellement savant, tellement sûr
qu'il n'y a rien au-dessus de ce qu'il sait, et que le bon-
heur de l'humanité est entre les mains de ceux qui pen-
sent comme lui! Quand nous promettront-ils de supprimer
la mort et les souffrances, et d'empêcher l'amour, l'espé-
rance et l'ambition de nous échapper ?
Tant que ces bagatelles ne seront pas vaincues par
leurs systèmes, les dures paroles de Newman sur la misère
et l'obscurité de la vie resteront les vraies, au moins pour
un certain côté de la destinée de l'homme qui ne peut
jamais changer. Mais il y en a un autre qu'il a magnifi-
quement décrit, et qui élève cet homme à une dignité et
(un bonheur auprès desquels (même dans ce monde) les
(bénédictions promises (et qui ne se réalisent jamais) par
les positivistes et les athées, sont vraiment bien peu de
ihose.
A Mrs Bishop.
8, Suffolk Street, dimanche.
Merci et plus que merci à Mme La Touche 1. Je ne suis
I 1. Mme La Touche de Harristown, en Irlande, cousine de M"
lisbop. Elle contribua largement à la traduction des» Méditations »
e Mme Craven, avec un talent littéraire apprécié par l'auteur,
lonnne un peut s'en rendre compte.
2G6 MADAME CRAVEN (1879)
pas seulement reconnaissante, mais tout à fait surprise
qu'elle vous aide dans ce travail *. C'est un secours inesti-
mable que j'apprécie plus que je n'ose le dire, car elle
peut ne pas nie trouver capable de juger de la beauté de
sa traduction. Je n'ai pu m'empè lier de sourire de votre
supposition que Lady Georgiana Fulierton aurait pu vous
enlever ce travail. Je lui en ai lu une partie, et je ne crois
pas qu'elle l'approuve (bien quelle soit trop bonne pour
le dire). Mais j'ai trop à cœur la raison qui me le fait en-
treprendre pour y renoncer facilement !
Cependant, je pense comme » lie ! Les femmes ont si
peu d'autorité dans ces matières, que l'effet, et par con-
séquent le bien que ces pensées peuvent produire, sont
annulés par le seul fait qu'elles viennent de nous. Lady
Georgiana trouve que le bien produit par cette médiiation
journalière écrite est douteux ! En réalité, c'est aussi mon
opinion. Même en écrivant celles-ci, je leur ai bien sou-
vent substitué des réflexions mentales. Je faisais ma mé-
ditation tous les matins, et ceci en plus, comme exercice
spirituel ad libitum.
Dans la lettre suivante, Mme Craven parle de l'œu-
vre remarquable de M. de Meaux sur « les Luttes reli-
gieuses en France au XVIe et au XVII siècles ».I1 était
Lien utile que les historiens anglais entreprissent sé-
rieusement de corriger le faux aspect donné à ces
transformations par des hommes qui, au détriment
de la vérité, et avec un patriotisme mal entendu, dé-
fendaient le schisme anglais et ses conséquences pô-
-.
A miss 0' Meara.
Lumigny, mardi, décembre 18"
Je suis contente que M. de Meaux 2 ait tout à fait a
cié votre excellent article. Croyez-vous que je n'ai cui
tement achevé la dernière partie de cet intéressant travail,
que depuis mon arrivée ici "? Si je l'avais pu a temps, je
1. La traduction des « Méditations », qui allait paraître.
2. Le vicomte de Meaux a publié, depuis •■ les Luttes rel
deux volumes sur la réforme. Il a épousé Mlle de Montalembert.
LUMIGNY 2G7
vous aurais signalé deux points sur lesquels vous auriez
pu insister utilement. Premièrement, une comparaison
entre la manière dont les protestants ont été traite's en
France par Henri IV et tout ce qu'on a infligé aux catho-
liques eu Angleterre. Deuxièmement, la conduite antipa-
triotique des protestants français, qui furent traîtres à
leur pays, et le dévouement, le patriotisme et l'héroïsme
des catholiques anglais, et dans tous les temps, malgré la
cruauté des souverains et des parlements.
À M. Grant Duff.
Lumigny, 18 décembre 1879.
Merci de ce petit mot en anglais, de ma chère petite
Alex. Il me rappelle tant la façon dont elle le parlait et
l'écrivait: avec beaucoup de fautes et un mauvais accent,
mais de façon à exprimer si clairement ce qu'elle voulait
dire ! Autrement elle le connaissait bien. Elle comprenait
loul à fait ce qu'elle lisait, et se délectait dans la poésie
anglaise.
Hier au soir, je lisais 1' « Imitation » et je remarquais
à quel point les paroles de ce bon vieux moine du treizième
Siècle s'appliquent à mes sentiments actuels, et décrivent
la vie intérieure de chacun de nous, si nous prenons la
peine d'y réfléchir.
Elles sont aussi vraies aujourd'hui qu'alors. Et pourquoi
changeraient-elles, puisqu'elles s'appliquent à ce que ni
le temps ni le progrès ne peuvent délruire?Ce vi^ux
moine n'était qu'un moine, et Dante était en même temps
le plus grand génie du monde. Il commettait cependant
mille erreurs en astronomie, géographie, etc. Erreurs que
le temps a corrigées. Mais rien n'a changé dans l'âme et
dans le cœur de l'homme. Ce qui le touchait autrefois, le
louche maintenant, et nous continuons à lire l'« Imita-
lion » comme si on venait de la publier pour la première
fois. Alors! . . . . Y a-t-il un plus grand livre que celui-
là? .. .11 faut que je vous quille à la hâte!... Dieu
merci ! allez-vous dire, et avec raison. Cela vaut autant, la
cloche du déjeuner sonne.
Le passage suivant se trouve à la dernière page du
journal de MineCraven en 1879.
268 MADAME CRAVEN (1879)
Paris, 31 décembre 1879.
Je veux seulement ajouter quelques lignes à ce que j'ai
érrit précédemment, pour dire que rien n'est changé dans
mes inquiétudes de l'année dernière. Je suis forcée de
comprendre que la seule chose pour moi est de suppor-
ter mon incertitude avec confiance et foi, et de compter de
plus en plus sur la main qui, seule, peut me guider.
Depuis mon retour de Londres, j'ai eu un mois de re-
pos à Lumigny, en écoutant le bruit si agréable à mes
oreilles, d'une famille nombreuse. J'ai vécu de la vie que
je préfère à toute autre, la solitude dans l'après-midi, et
la soirée au milieu des miens, autour du feu, dans le grand
salon. Les circonstances qui me peinent existent toujours,
mais elles cessent de me froisser. Que de fois, dans la vie,
n'avons-nous pas l'occasion de dire : « Seigneur, pardon-
nez-leur, ils ne savent ce qu'ils font. »
Comment pourrions-nous hésiter à les répéter de tout
notre cœur, quand nous nous souvenons de quelle façon
ces paroles ont été prononcées pour noire instruction ? Et
maintenant, me voilà encore dans les réalités et les diffi-
cultés pressantes de notre vie. Oh! mon Dieu! aidez-nous!
C'est toujours mon cri, comme saint Pierre, et je m'accroche,
comme lui, à celui qui peut seul me faire traverser cette
grande vague d'agitation et de tristesse qui, encore une
fois, passe sur ma tète. Mon Dieu ! je vous aime, et je
veux vous aimer davantage. C'est lederniermot que je veux
écrire cette année.
CHAPITRE XXXIV (1880)
But de Mme Graven en publiant ses « Méditations ». — Difficultés
pécuniaires. — Projet d'aller habiter Versailles. — Mme de Val-
lombrosa. — Traité de Mme Craven avec son éditeur.
Ce fut peut-être à ce moment de son existence
que Mme Craven donna le plus grand exemple d'oubli
d'elle-même, et sacrifia le plus ses goûts et ses senti-
ments en se décidant à publier les pensées intimes
qu'rlle avait notées de temps en temps, entre 1852 et
1860. Ces pensées furent écrites dans le but d'entre-
tenir son union avec Dieu, et sans aucune intention
instruire ou de conseiller les autres. On dit cela quel-
mefois pour excuser un certain égoïsme qui existe
brcément dans toute révélation personnelle. Mais
)Our Mme Craven, sa préface explicative est absolu-
nent vraie.
Elle accomplissait un sacrilice. Car si elle avait écrit
>our d'autres que pour elle-même, elle eût arrangé
es pensées avec plus de suite, et sous une forme plus
ersuasive. Les leçons qu'elle avait reçues seraient,
lie l'espérait, plus utiles qu'un conseil direct à ceux
ni sympathisaient avec elle. Cependant, ce ne fut pas
motif qui la décida.
Elle avait auprès d'elle, depuis plus de vingt ans,
270 MADAME CRAVEN (1880)
deux serviteurs dévoués dont la fidélité ne s'était
jamais démentie. Elisa Thorpe et Luigi Senatore
avaient suivi leurs maîtres dans toutes leurs périgri-
nations, et le grand désir de M. et Mme Craven étail
d'assurer leur sort, quand eux-mêmes disparaîtraient.
Mais depuis 1879 leur situation ne permettait plus
d'espérer qu'il fût possible de réaliser ce désir.
Mme Craven résolut de mettre de côté pour Elisa le
profit de la vente de ses « Méditations. » Ses lettres
témoignent de l'impatience nerveuse qu'elle éprouvait
à ce moment. Les « Méditations » lurent très générale-
ment approuvées en France, et le but de Mme Craven
fui rempli. La traduction anglaise n eut pas autant de
succès. Mais la générosité de sa maîtresse fut perdue
pour Elisa, car elle mourut la première.
Mme Craven avait espéré faire un arrangement avec
ses éditeurs,etcbanger en un revenu fixe ses droits d'au-
teur. Elle et son mari, craignant que la vie de Paris ne
leur devînt trop coûteuse, pensaient à s'établir à Ver-
sailles. L'influenza avait beaucoup atï'aibli Mme Craven.
Elle se comparait souvent au musicien sourd de
François de Sales, qui jouait, pour le plaisir de son
maître, d'un instrument dont il n'entendait pas le cbantî
Le 8 février, elle terminait ainsi une lettre à
Mrs Bishop :
Nous attendons demain quelqu'un qui vient estimer les
jolies choses de valeur qui nous restent, et nous nous
derons probablem nt à nous en séparer. En tout cas.
facilitera notre déplacement.
Je j'Uie le rôle du musicien sourd de sapnt François de
Sales en écrivant mes médi ations,qui expriment la v
telle qu'elle doit vivre dans mon cour, «ta -s mou âme <-t
dans mes action-. Et de même, qua >d y- v<ms 'lis q
me raccroche à tous ces souvenirs d ;
seul ne disparaît sans que jVn s.mllre une a go sse. Kl
pourtant ! e>t-ce à ceux qui possèdent de j • > 1 i « s clio?
qui vivent à leur aise entourés d'une société agréabli .
la grâce et les bénédictions sont prom
Mme DE VALLOMBROSA 271
Je sais parfaitement ce qu'il faut en penser, et je suis
beaucoup moins excusable qu'une autre d'éprouver ce que
réprouve.
A Mrs Bishop.
Paris, 25 lévrier 1880.
Je suis resiée longtemps silencieuse, parce que j'espérais
qu'en attendant quelques jours, — quelqu es heures même, —
j'aurais pu vous dire que deux choses étaient décidées favo-
rablement. En particulier, que j'avais fait un bon arrange-
ment avec Didier. Mais... je ne puis tarder plus longtemps à
vous remercier de votre bonne lettre, et de tout ce que vous
médites vous concernant. Mme de Vallombrosaest certaine-
ment le beau idéal de la mondanité et de la sainteté com-
binées. — Combinais/on que je n'ai pas à blâmer, car dans
une certaine mesure et dans un autre temps de ma'vie,
je crains d'avoir mérité le même reproche. Un jour, Carlyle
(Thomas Carlyle) me dit avec son gros accent écossais :
« Il y a en vous un mélange de mondanité et de sérieux
qui me plait beaucoup. » Depuis, j'ai réfléchi à ces paroles
avec moins de satisfaction que je ne les avais entendues,
et j'ai senti que le bien, pour être bien, ne devait pas être
biélangé.
Je suis terriblement fatiguée, moralement et physique-
ment. Le temps est toujours très froid et je ne peux pas
reprendre mes forces. Nous commençons à emballer. Des
caisses et des caisses de livres et d'autres choses ont quitté
la maison. Le soulèvement est commencé, et nous n'avons
pas l'unique consolation de sivoir où nous irons, quand
nous partirons, et où, par conséquent, nous pouvons attendre
le repos. Dernièrement, beaucoup de choses m'ont fait
sentir l'aide de Dieu, dans les affaires spirituelles et maté-
rielles. Je suis donc faible et coupable de me laisser abat-
tra par un petit échec, qui n'est rien après tout, comparé
à ce que nous avons subi d'une façon ou d'une autre.
A Mrs Bishop.
Paris, 6 mars 1880.
Vous désirez en savoir un peu plus long sur mon traité
272 MADAME CRAVEN (1880)
avec Didier. Et bien ! pendant six ans (aprèslesquelson doit
le renouveler) il m'assure 240 livres par an, en plus de ce
que je publierai de nouveau, ce pour quoi il me paiera
comme pour mes autres ouvrages. Donc, si je suis vaillante,
je puis beaucoup augmenter les 240 livres. Voilà où j'en
suis ! C'est assez, non seulement pour me rendre indé-
pendante, mais pour me permettre de contribuer à quel-
ques-unes de nos dépenses générales... La certitude de ne
plus être obligée d'écrire pour assurer cette indépendance
me cause une agréable sensation de repos... Mon cœur a
recommencé à battre sans cesse, et je n'ai pas du tout de
sommeil. Mes nerfs ont été si éprouvés, que celte goutte
d'eau a été trop pour eux. Mais cela passera.
CHAPITRE XXXV (1880)
Admiration de Mme Craven pour Fanny Kemble. — Publication
de « la jeunesse de Fanny Kemble ». — M. et Mme Craven
s'installent rue Barbet-de-Jouy. — Séjour à Rochecotte. —
Mine de Castellane et le prince de Talleyrand. — La vie de
Talleyrand, par Mgr Dupanloup. — Paris. — Expulsion des
Pères jésuites de la rue de Sèvres. — Opinions politiques de
Mme Craven sur les affaires d'Irlande. — Le Home Rule. —
Liberté des catholiques en Angleterre.
A propos de la publication des « Souvenirs de ma
jeunesse », de M1S Kemble, Mme Craven parle de
celte ancienne amie avec laquelle M. Craven jouait la
comédie en 1830. Mrs Kemble avait déclaré que M. Cra-
ven était le plus parfait amateur qu'elle eût jamais
rencontré. Quand on joua la traduction d' « Hernani »
à Bridgewater House en 1831, M. Craven prit le rôle
principal, et M'8 Kemble celui de Doiïa Sol. Peu de
temps avant sa mort, on demandait à M'-3 Kemble ce
qu'elle pensait de Mme Craven; elle répondit: « C'é-
tait une catholique romaine, pieuse et sincère. Ses
livres ont été écrits avec un profond sentiment reli-
gieux et le désir d'influencer ceux qui pensaient au-
trement qu'elle dans les questions de religion... Les
splendeurs et les réalités de sa foi étaient tellement
vivantes dans son âme, qu'elle éprouvait le désir de
faire partager aux autres ses convictions profondes. »
MADAME C H AVEN. 18
274 MADAME CRAVEN (188Q)
Le tribut payé à l'œuvre de Mr8Kemble par Mme Cra-
ven, et publié sous ce titre : « La jeunesse de Fanny
Kemble », n'est pas moins une justification de l'ac-
trice qu'une amicale notice de la femme. Elle parle
avec enthousiasme de la façon dont Miss Kemble
interprétait Shakespeare dans ses lectures et dans
ses pièces.
« Elle fascinait tellement l'auditeur, qu'elle lui
montrait les paysages qu'elle décrivait, lui faisait en-
tendre le bruit de la mer et le grondement de l'orage
dans la forêt. Dans une des scènes du « Roi Lear »,
aucun effet de théâtre n'aurait mieux rendu le désor-'
dre de la nature. Les éléments déchaînés eux-mêmes
auraient à peine ajouté au frisson de terreur qu'elle
produisait. »
L'essai de Mme Craven se termine par celte protes-
tation contre le réalisme si en vogue à notre époque :
La laideur, la vulgarité, la grossièreté représentées
une odieuse précision, révèlent peut-être un côté de la
vie humaine, mais elles sont loin de la représenter toui
entière, parce que, même dans ce monde, il y a de- mul-
titudes d intelligences élevées et de cœurs honnêtes. ! I
encore au-dessus de celui-là, un troisième inonde de créa-
tures humaines dévouées ici bas à la pure vertu et aux
nobles actions, — un monde, au moins aussi réel que les
deux autres. Il semble balancer, et peut-être expier, ce
que nous décrivent les romanciers réalistes. Que les
reproduits par ceux qui contemplent exclusivement la
laideur physique et morale soient fidèle?, je n'ai pas à le
nier, car je ne le sais pas. Ce qui me regarde, c'e
rechercher les types opposés, et de les montrer autant que
possible. L'intérêt du livre de M''s Kemble est tout entier
dans la noblesse originale du caractère qu'il révèle
Le 10 mars Mme Craven écrivait à M - Bishop :
Que savez-vous de l'Angleterre? Et des élections?..;
Ici, nous avons été abasourdis par l'article 7, et je
qu'il se forme un parti qui acquerra quelque puissance
INSTALLATION RUE BAKBET-DE-JOUY ZiO
pour ie bien. L'énergie déployée dans cette circonstance
esi a Imirab'e. Adieu, très chère amie, je n'ai pas le temps
d'en dire p!us long, mais je désire vous faire savoir que
je suis plus calme que je ne l'ai été depuis dix ans J'ai
encore bien des sujets d'inquiétude, mais i'en ai beaucoup
aussi de confiance en Dieu. Lorsque je me rappelle le
commencement de l'hiver, et même tout l'hiver, et com-
ment j'ai été soutenue dans mes épreuves, je comprends
que trop d'anxiété serait maintenant de l'ingratitude et
un manque de foi.
Dans les noies privées de Mme Craven, on trouve
les lignes suivantes:
Samedi saint, 27 mars 1880.
Aujourd'hui même, une de ces inspirations qu'il estper-
mis de croire envoyées par l'ami céleste auquel nous con-
tions notre détresse, a conduit Auguste à l'autre bout de
Paris. Il y a trouvé, sans le chercher, exactement l'ap-
partement qui nous convenait. Il est près de nos amis, et
cependant tranquille et hors de la foute. Il plonge sur les
beaux jardins du couvent. J'avais la même vue de la fenê-
tre de la cellule où je passais mes journées pendant la re-
traite ; et je ne savais pas qu'au même moment, Auguste
se trouvait dans une des maisons que je regardais dis-
traitement, tout en me disant que les personnes qui vi-
vaient dans ■ s demeures tranquilles et souriantes étaient
bien heureuses. En une heure, les incertitudes qui pe-
saient jur nous depuis deux ans ont disparu comme si
une main plus forte que la nôtre les avait dissipées. Le
sentiment que je n'ai ni voulu, ni cherché, ni même en-
trevu comme possible la solution de notre difficulté, le
souvenir des prières ferventes qui l'ont précédée et accom-
pagnée, me donne une sensation de calme que je n'avais
pas ('prouvée depuis dix ans.
A Pâques. Mme Craven écrivait à M. Grant Duff :
« L'appartement que nous allons prendre est celui
que M. laine abandonne si à propos pour nous per-
mettre d'y entrer. » Un peu plus lard, elle' écrivait
encore :
276 MADAME CRAVEN (1880)
A M. Grant Duff.
Château de Rochecotte, 15 avril 1880.
Je vous souhaite beaucoup de bonheur, bien que votre
élection, tout en me causant un grand plaisir, ne m'ait pas
surprise le moins du monde. Je crains que nous ne vous
voyions bien peu, maintenant que vos obligations officielles
s'ajouteront à vos occupations politiques ordinaires.
Vous pouvez écrire ici jusqu'au 1er mai. M. Taine ne se
presse guère de laisser entrer les ouvriers. Si vous tenez à
connaître ce que vous appelez une des « ironies de la vie »,
je vous dirai que l'apparlement dans lequel il va en quit-
tant le sien, est celui de M. Veuillot.
A M" Bishop.
Rochecotte, 20 avril 1880.
Ce séjour est charmant et reposant. Mme de Castellane
est d'abord une sainte, et ensuite la plus charmante des
femmes et des amies. Elle est, comme vous le savez, Pau-
line de Périgord, la petite-nièce du prince de Talleyrand,
dont elle a certainement amené la conversion quand elle
avait seize ans. Tout le monde sait cela, et je ne savais
moi-même rien de plus, jusqu'à présent. Mais l'abbé I.a-
grange, qui écrit la vie de notre cher et grand évèque d'Or-
léans, est venu ici. En présence de notre hôtesse, il nous
a lu le premier chapitre du premier volume, dans lequel
il rappelle cet acte très important de la vie de Mgr Dupan-
loup. Tout cela, joint aux réflexions et aux souvenirs per-
sonnels de mon amie, était fort intéressant. Mais ce n'es
rien en comparaison de ce qu'il nous a laissé entre les
mains pour le lire à notre aise, la vie du prince de Tal-
leyrand, écrite entièrement par Mgr Dupanloup. C'est ai
épais volume manuscrit, dont Mme de Castellane elle-
même n'avait pas connaissance. Je ne puis vous en de'crire
l'intérêt. C'est un point de vue absolument différent de
celui auquel les historiens de notre temps doivent juirer
cette trop célèbre carrière. C'est écrit par un nom ne qi
a plongé dans les profondeurs de son àme, et qui tient
compte de toutes les circonstances qui laissent justement
cette âme de côté. Encore une fois, combien plu> ci
rieuse et plus vraie est l'étude d'une àme, que celle d'une
Mme DE CASTELLANE ET LE PRINCE DE TALLEYRAND 277
vie considérée simplement à l'extérieur. Il y a longtemps
que je n'avais pas été aussi profondément intéressée. A
mon avis (qui changera peut-être quand j'aurai lu le
tout), ce manuscrit devrait être publié de s'iite. Il serait
aussi intéressant que les propres mémoires du prince de
Talleyrand qui ne doivent paraître qu'en 1888, et d'un
intérêt plus élevé. La vraie difficulté est que son ange
gardien (mon amie) vit encore. Mgr Dupanloup en fait na-
turellement l'éloge qu'il trouve mérité, et on pourrait la
blâmer d'autoriser une publication de ce genre dans le
moment. Elle désire éviter les bavardages.
Comme vous le dites, chère amie, Dieu a été très bon
pour moi depuis notre séparation en janvier, par cette
nuit obscure à l'hôtel du Louvre. C'est plus que jamais
mon devoirde ne pas tenter la Providence par mes inquié-
tudes. Si nous vendons enfin les lableaux, tout ira bien.
Jusqu'alors, je ne me sentirai pas complètement tran-
quille, bien que tout ce qui est arrivé me donne grande
confiance dans l'avenir.
A Mrs Bishop.
Paris, 3 juin 1880.
Il me semble que ma dernière lettre a dû vous faire de
la peine. C'est vous dire combien je vous sais bonne et
compatissante, et c'est pourquoi je vous laisse voir toutes
les ombres qui passent sur ma vie. Je dois au moins vous
dire aujourd'hui, qu'avec la gêne matérielle, le reste dis-
paraît aussi très rapidement. Je commence déjà à aimer
cette nouvelle demeure presque autant que la dernière.
J'apprécie surtout le silence et la verdure des jardins du
couvent. Je commence à avoir des scrupules d'être si bien
logée après tout ce qui est arrivé. 11 me serait trop agréa-
ble de jouir de tout cela tranquillement.
A Mrs Bishop.
Paris, 8 juin 1880.
Voilà une sorte de préface que je compte mettre en tête
du volume français de mes méditations. Je me suis fati-
guée sur le manuscrit. Il faut me risquer ou le recommen-
cer. En réalité ce serait nécessaire, mais je n'en ai ni le
temps, ni le courage.
278 MADAME CRAVEN (1880)
J'ai enlevé toutce que j'ai pu, les allusions personnelles,
les dates et les noms. Mais il refera beaucoup à éliminer
quand je corrigerai les épreuves. Tout bien considéré, je
n'écrirai pas au cardinal Newman. Je ne peux pas faire
avec lui ce que je détesterais qu'on fit avec moi — en par-
ticulier, envoyer un manuscrit à lire. Ce serait un trop
grand ennui pour lui, et de ma part une trop grande liberté.
A Mrs Bishop.
Paris, 25 juin 1880.
La chapelle des Jésuites dans la rue de Sèvres est main-
tenant mon refuge habituel. Si vous la connaissiez, vous
me comprendriez quand je dis que son aimosphère est
remplie de sainteté, et qu'on n'y respire pas aulre chose
que la paix, la charité, la piété et la bouté. J'éprouve une
sensation de triste découragement quand je me dis que
nous allons en être chassés dans quelques jours, que ces
portes vont être fermées, ces hommes expulsés, tandis
qu'on prépare une fête pour célébrer le retour des pires
criminels. Je me demande où est la justice humaine,
quand je vois en Angleterre des gentlemen occupant une
haute situation politique qui refusent de blâmer des actes
de cette nature, et traitent ce gouvernement et son chef
avec plus de respect que M. de Broglie. Quant à la ju:-tice
éternelle, son tour viendra sûrement. Cependant, lorsqu'à
la fin de ma longue vie, je vois où la France en est arri-
vée, je ne puis m'empêcher de me poser, comme Dante,
lui qui était « in terra per noi crocifisso », cette question
désespérante : « Son li giusti occhi, tuoi nvolii altrove? »
Mais cela n'est pas une impression durable, parce que
cette sorte d'injustice ne peut pas longtemps prévaloir.
Elle peut durer cependant plus longtemps que ma vie.
Quelques leeteurs s'étonneront peut-être de laideur
avec laquelle Mme Craven parle des affaires d'Irlande.
Bien qu'elle ait toujours professé les principes whigs,
cette ardeur et ces inquiétudes sur les conséquences
du Home Rule paraîtront exagérées chez une Française.
On ne comprendra pas sans doute cet esprit de parti
qui semblait presque altérer le calme jugement <l
dernières années. On pourrait presque regretter Je
OPINIONS POLITIQUES SUR L'iRLANDE 279
la voir se lancer dans l'arène avec un sentiment bien
jiifférent de celui qu'elle éprouvait en face des luttes
de l'Italie pour sou indépendance.
Plusieurs des lettres citées, et dans lesquelles elle
emploie un langage indigné en parlant du « Home Rule»,
révèlent la violence et même la passion de ses senti-
ments quand elle croyait les forces morales de l'Eglise
mal employées. Elle exprimait franchement son opi-
nion, lorsque, parmi les membres du clergé napolitain,
elle en voyait quelques-uns soutenir les pratiques
injustes d'un absolutisme corrompu.
La même indignation s'emparait d'elle, quand elle
voyait encore les évêques et les prêtres irlandais de
connivence avec l'injustice et la mauvaise foi.
Tout en s'irritant de l'indocilité de l'Irlande envers
le gouvernement anglais, eile n'aurait pas étudié les
affaires de ce pays comme elle le faisait, si elle n'a-
vait pas vu en lui une sorte de peuple modèle, dont la
piété, la vertu et le martyre prolongé ont été prome-
nés dans toute l'Europe, comme un reproche contre
[Angleterre. Le lecteur verra que la désapprobation
de Mme Craven s'arrêtait aux points de vue moraux
de cette question complexe. Peut-être celte délimita-
tion même donnait-elle de la valeur à ses opinions.
ta confusion des affaires d'Irlande et leur action sur
la politique anglaise ne pouvaient affaiblir son clair
jugement du bien et du mal. Toutes les blessures du
passé ne pouvaient excuser la conduite à demi coura-
geuse du clergé catholique, dont le devoir était de
l'orlilier la morale universelle de l'Eglise sans se pré-
pecuper du sentiment national. Qu'elle lut du parti
libéral et sympathique, est bien prouvé par son admi-
ration du livre de M. Greville ' publié en 1843, et
qu'elle eile dans sa vie de Lady Georgiana Fullerton.
Mais elle n'admettait sous aucun prétexte que le clergé
1. « Politique passée et présente de l'Angleterre vis-à-vis de l'Ir-
lande »
280 MADAME CRAVEN (1880)
pût approuver le « plan de campagne » et défendre de
dénoncer l'outrage et l'injustice. Sa conviction pro-
fonde de la nécessité d'une autorité dont la papauté
serait le centre, ne s'est jamais autant affirmée que
dans ses sentiments vis-à-vis de l'Irlande. Elle était
peut-être trop logique — trop sûre que certaines ex-
pressions cléricales avaient le sens que les Anglais
pouvaient leur donner. Peut-être n'a-t-elle pas assez
tenu compte des souffrances de l'Irlande, non dans le
passé, — pour celles-là, elle suppliait de pardonner, —
ni des défauts de ce peuple, défauts qui ont entraîné de
si malheureuses conséquences : cet esprit inné de ven-
geance par exemple, triste héritage d'une race pour-
tant sensible et généreuse.
Mais il est impossible de ne pas être frappé de la
clairvoyance politique de Mme Craven. Son aversion
pour la révolution d'Irlande venait de l'attitude du
clergé catholique vis-à-vis de cette révolution. Elle
souffrait de lui voir approuver les principes révolu-
tionnaires, comme elle souffrait pour l'Angleterre des
changements que M. Gladstone proposait dans sa
constitution.
A Mrs Bishop.
Il paraît incroyable de corriger les feuilles d'un livre de
ce genre *, au milieu des horreurs qui s'accomplissent au-
tour de nous.
Cette appréhension perpétuelle, ajoutée aux actes de
violence et de cruauté dont nous sommes témoins, change
tout à fait la vie. J'avoue que je n'aurais jamais cru voir
tout cela de mes propres yeux. Autant que j'ai pu douter
de la liberté en France sous une république, je ne m'imagi-
nais pas que ce genre de haine aveugle et furieuse pût
éclater ainsi. N'étant point portée à l'animosité, je ne crois
pas l'inspirer jusqu'à voir des sergents de ville et des sol-
dats lancés après moi, pour m'enlever sans exagération la
plus grande consolation de ma vie, et à tant de pauvres
gens leurs moyens d'existence. Ce qu'il y a de sublime
1. Les « Méditations ».
LIBERTÉ DES CATHOLIQUES EN ANGLETERRE 281
dans ces religieux est tellement inoffensif I MM. Gambetta,
Ferry et Constans sont tellement sûrs d'échapper au dan-
ger d'être traînés dans un couvent, ou même d'entrer par
la force dans une église ! Je ne puis admettre la malice qui
a dicté leur conduite vis-à-vis de ces pauvres moines, et
vis-à-vis de nous qui leur sommes unis de cœur etd'àme,
et qui ne pouvons nous passer d'eux pour tant de choses.
Que penseriez-vous si vous appreniez qu'un beau jour Sir
William Harcourt a ordonné la fermeture des trois cha-
pelles de Farm Street, de l'Oratoire et des Carmes de Ken-
sington, et l'expulsion de leurs habitants ? N'est-il pas
étrange que cela paraisse une impossibilité en Angleterre,
encore plus en Irlande ? N'est-ce pas curieux de penser
que l'Angleterre soit en Europe le seul pays duquel le
Pape n'ait pas à se plaindre, que son gouvernement soit le
seul qui donne une véritable liberté à l'Eglise, et que lui
seul voit un clergé catholique pactiser avec ses ennemis,
et ne désapprouver que faiblement les « land leaguers » et
autres abominations du même genre ?
Je me demande ce que dira le Pape aux autres évêques,
lui qui est si déterminé à ne pas mêler la politique et la
religion, qu'il a dernièrement fait souscrire à la Déclara-
tion tous les ordres religieux. Depuis lors, il a même
blâmé les légitimistes parce que, plus provoqués que les
Irlandais, et avec plus de raison qu'eux par conséquent,
ils compromettaient l'Eglise en associant sa défense au
triomple de leurs opinions politiques.
Quoi qu'il en soit, je sens bien que nos malheurs sont
plus grands qu'aucun de ceux qui atteignent les affaires
purement temporelles, d'autant plus que nous ne sommes,
dit-on, qu'au commencement Je suppose qu'il faut nous
attendre à tout, et ce n'est point une métaphore de dire
que dans ce moment la justice en France s'est voilé la
face. Je n'avais jamais éprouvé cela dans aucune des ré-
volutions que j'ai traversées, et ma seule consolation,
c'est que nos admirateurs radicaux en Angleterre com-
mencent à s'en apercevoir.
CHAPITRE XXXVI (1880)
Noies de Mme Craven sur l'expulsion des Pères Jésuites. —
Manifestation chrétienne. — Les tableaux de famille vendus à
Lord O'Hagan. — La loi de Fructidor. — M. Craven chez le
cardinal Newroan à Edgbaston. — La Lucazière. — Visite de
Mrs Bishop et de M. Craven au card.nal Newman. Le cardi-
nal approuve les « Méditations ». — Amerois. — Monab: i.
Dans ses notes particulières de juillet 1880, Mme
Craven raconte L'expulsion des Pèrps Jésuites de la
rue de Sèvres.
Auguste et moi avons reçu la sainte communion le jour
de la fête de saint Pierre et de saint Paul, à l'autel oi
reposent le Père Olivaiht et les autres Pères assassinés
pen iant la Commune. La vue de cette foule recueillie et
silencieuse, venue près des tombes d'où ces rentes allaient
êlre arrachés, demeure comme un souvenir ineffaçable.
Je n'aurais jamais cru être personnellement appelée, au
dix-neuvième siècle, et au cœur de ma patrie, à éprouver
l'amer et brûlant sentiment d'une conscience outi
dans son bien le plus précieux, — la liberté de la prière,
L'église était continuellement remplie tons ces derniers
jours. La fête de saint Pierre restera mémorable, car à
huit heures du soir, les autorités sont venues sceller les
portes de l'église, sans même donner le temps d'enlever
le Saint Sacrement. C'est un acte cruel et sans exemple,
largement compensé pourtant par l'explosion de douleur
MANIFESTATIONS CHRÉTIENNES A SAINT-SULPICE 2S3
el de ferveur qu'il a provoquée le jour suivant, lorsqu'à
l'instante supplication de L'archevêque de Paris, on a
donné l'autorisation de transférer le Saint Sacrement de
la rue de Sèvres à Saint-Sulpice.
On peut dire que la foule a manifesté une émotion .vrai-
ment chrétienne. A peine la population avait-elle deviné
ce qui allait se passer, que de tous les quartiers sont arri-
vées des multitudes voulant réparer, par un hommage
public, l'outrage de la veille. La foule augmentait si rapi-
dement, que le préfet de police a fini par donner la per-
mission d'ouvrir une (dite chapelle privée dans la mai-
son. 11 voulait éviter la manifestation religieuse qui
pouvait sérieusement entraver l'exécution des décrets.
Cette manifestation publique a eu lieu sur la place et
dans l'église de Saint Sulpice. Ceux qui étaient présents
n'oublieront jamais le Miserere et le Pave Domine chantés
là, par tous, et s'elevant comme une immense prière des
lèvres et des cœurs.
On a souvent fait allusion à la vente des tableaux
de famille que possédaient M. et Mme Craven. A l'aide
de cette vente, M. Craven espérait s'assurer une
si mime suffisante qui lui permettrait une opération
devant augmenter ses revenus. Romney était à la
mode, quelques-uns de ses tableaux avaient été très
bien payés. Après quelques négociations, deux des
(portraits de famille furent achetés par Lord O'Hagan.
Il avait épousé Miss Townley, une fille du colonel et
de Lady Caroline Townley. Lady Caroline était la
fille du deuxième comte Sefton, allié très proche de la
famille Craven. Les tableaux furent évalués par Sir
Frederick Burton, directeur du Musée National, à
1000 livres, 600 livres et 500 livres respectivement1.
1. Deux de ces tableaux étaient de grandeur naturelle. Un pur-
trait d'Elisabeth, fille d'Augustus, quatrième comte de Berkeley,
mariée d'abord à William, sixième baron Craven, et en secondes
. à Christian Frederick, margrave de Brandenbnrg'. Ans-
Bach et Bareith, qui mourut à Naples en 1828. Le second tableau
représentait ses (ils Harry Augustus Craven et Bichard Keppel
Craven. Le troisième était d'Horace Walpole. Il fut vendu pour
284 MADAME CRAVEN (1880)
A M. Grant Duff.
La Lucazière, 17 juillet 1880.
C'est réellement bien bon de votre part. Je ne m'atten-
dais pas à recevoir de vos nouvelles avant que vous fussiez
en vacances.... Vous ne savez pas quand l'Eglise fête sainte
Pauline?... Elle n'est point ma patronne. J'ai pour patron
saint Paul lui-même. On célèbre sa fête le même jour que
celle de saint Pierre, le 29 juin. Jour mémorable pour moi
à bien des titres, vous le savez. Cette année pourtant, il a
été spécialement marqué ; car au soleil couchant, la cha-
pelle des Jésuites, que je fréquentais assidûment depuis
que je suis dans son voisinage, a été ferméepar les ordres
de notre très libéral gouvernement. Vous ignorez peut-
être que cette chapelle, invisible du dehors, n'a pas été
fermée en vertu des fameux décrets du 29 mars dernier,
mais par l'application de la loi de fructidor 1802. D'après
cette loi, il parait que même les chapelles privées dans
nos propres maisons ou à la campagne, pourraient être
traitées de la même façon, si ce n'était la tolérance de
M. Ferry et de ses collègues. Le spectacle était saisissant
et inoubliable dans cette chapelle, pendant ces troisjours.
Le dimanche 27, nous avons entendu les dernières paroles
tombées de cette chaire, elles ont été simples et impres-
sionnantes. Les deux autres jours, l'église était comble du
malin au soir. Des foules de personnes venaient y jeter un
dernier regard, et paraissaient s'y attacher comme à une
maison dont elles allaient êlre chassées par la force.
J'étais présente et je ne pouvais croire à ce qui arriverait
ce jour-là et le suivant. Je ne pouvais m'empêcher de
penser que si on avait fait cela aux protestants français,
aux juifs ou aux libres-penseurs, l'opinion publique se
serait soulevée en Angleterre, il y aurait eu un toile géné-
ral, et l'éloquence de Sir Charles Dilke aurait été bien
différemment inspirée.
Mon mari est en Angleterre. Il espère naturellement
vous y voir. Je n'irai pas cette année, et je le regrette, car
j'aime toujours à y revenir pour voir mes amis. Mais je ne
la première l'ois à la vente de Strawberry Hill, en 1.841, à M. Keppel
Craven. Il est maintenant la propriété de M. H. B. Grenfell..
VISITE AU CARDINAL NEWMAN 285
le pourrai pas, ayant plusieurs engagements à tenir. A la fin
de ce mois, je partirai d'ici, de chez ma nièce, Mme de
Dreux-Brézé (dans le Maine), et au commencement d'août,
je dois aller dans les Ardennes pour faire une visite de
quelques jours au comte et à la comtesse de Flandre,
puis je me rendrai en Suisse pour y faire mon séjour
ordinaire. J'espère être à Paris à la fin de septembre. Si
vous y êtes alors, cela me fera le plus grand plaisir de vous
montrer notre nouveau logement que j'aime beaucoup.
Et alors, si le fameux collège des Jésuites (rue des Postes)
a survécu au 30 août (ce qui est possible, mais peu proba-
ble), il faut me promettre, sur la foi de votre sage parole
« qu'on sait si peu de choses quand on ne sait pas tout »,
que vous irez le visiter et vous former une opinion sur son
compte.
A Mrs Bishop.
La Lucazière, 28 juillet 1880.
Je joins ma lettre pour le cardinal Newman. Je vous en
prie, fermez-la, et ne l'envoyez que si vous approuvez tout
à fait son contenu ; et surtout, si vous n'avez aucune
objection à ce que je lui parle de la possibilité de votre
visite. Si vous pouviez le voir, il est certain qu'on s'ex-
pliquerait mieux dans une demi-heure de conversation,
que dans la plus longue lettre. En France et en Angleterre,
j'aurai besoin sans doute, pour être à l'abri, de quelque
grande autorité ecclésiastique. En Angleterre, aucune ne
peut égaler celle du cardinal Newman. En France, quel-
que bon jésuite fera l'affaire, et si je désire l'approbation
d'un évêque, je suis presque sûre d'obtenir celle de l'évê-
que de Tours.
Le 31 juillet, Mrs Bishop et M. Craven se rendirent
à Edgbaston pour solliciter une entrevue du cardinal
Newman. Tout ce que M. Craven lui dit de la situation
politique en France l'intéressa vivement. Il lui de-
manda s'il était impossible que l'Église prêtât son
appui à la République, suggestion qui acquit plus
lard une grande importance au Vatican.
Le cardinal parla des « Méditations » de Mme Craven
286 MADAME CRAVEN (1880)
avec beaucoup de bonté, et plus tard, écrivit à leur
traducteur la lettre de recommandation suivant»' :
L'Oratoire, 27 janvier 1881.
C'est un volume à la fors très beau et très intéressant.
Ces méditations sont si vraies et si touchantes !
Je ne sais pas si j'interprète bien ce que dit Mme Cra-
ven dans sa préface, mais pour moi-même je dois dire
que mes meilleures médit liions ont été faites par écrit,
Dans celte question, cependant, l'expérience de chacun est
différente. Je trouve la traduction de ces méditation- très
bonne, ce qui n'est pas un petit mérite.
Je vous prie d'offrir à Mme Craven l'expression de ma
bonne volonté, et l'assurance de toutes mes ardentes
prières pour son bonheur.
Croyez-moi toujours votre sincèrement dévoué.
John H. Cardinal Newman.
A Mr- Jùseop.
Monabri, il avril 1880.
Je n'ai littéralement pas eu une minute pour, vous écrire
pendant mon séjour à Amerois. La comtesse de Flandre
a été très bonne. On m'a suppliée de faire exactement
comme chez moi. Mais il n'était -pas dans la nature des
choses qu'il en fût ainsi. J'ai dû me laisser aller à cette
sorte de paresse qui me fatigue plus que tout au momie.
Cependant, l'air y est absolument comme du Champagne,
sec, embaumé, réconfortant; et l'eau est si douce, qu'elle
laisse une sensation veloutée sur la peau. J'étais dehors
toute la journée, promenée partout en voiture par mon
hôtesse, dans son poney-chaise, à travers un magni-
fique pays sauvage. De sorte que, physiquement, e n'ai
pas mené une vie tout à fait inutile quoique absolument
oisive sous tous les autres rapports, oisive et vide). Hier,
j'ai fait un ravissant voyage par la belle route, inconnue
pour moi, de Bàle à Berne. J'en ai beaucoup oui, et sans
aucune fatigue, bien que je fusse en mouvement, sans ar-
rêt, depuis xiiu't-quatre heures.
Le 3 septembre, elle écrivait encore à Mrs Bishop :
Cette lettre vous arrivera au moment de votre départ
SÉJOUR A MONABRI 287
pour l'Irlande. Quand vous verrez Mme La Touche, rappe-
lez-moi a son souvenir. Dites-moi où elle est, parlez-moi
beaucoup d'elle. Et si c'est possible, dites-moi quelque
chose de cette incompréhensible et impénétrable Mande.
C'est pour moi une fatigue cérébrale de pensera tout cela.
Si (comme dans l'amour de Dieu) le désir d'aimer était
l'amour, j'aimerais tendrement l'Irlande. Mais tous ses
amis du moment, ou ceux qui se nomment ainsi, sont tel-
lement détestables, qu'il n'est pas plus possible de s'y
attacher qu'à la République française. Avec cette diffé-
rence que je ne cherche pas à aimer cette dernière, et
que je ne le désire pas.
Je suis contente que vous ayez l'approbation de Lady
Full^rton pour les « Méditations ». Elle n'était pas très dis-
posée à la donner au début.
A miss O'Meara.
Monabri, 8 septembre 1880.
Votre lettre m'a fait venir l'eau à la bouche. Savez-vous
que je ne suis jamais allée à Chamounix, et que je ne
connais en Suisse q.ue les bords de ce lac ? Ils ne sont pas
à emparer, me dit-on, aux autres parties de ce pays ma-
gnifique.
Quand j'étais jeune et que j'habitais l'Italie, je mépri-
sais la Sui>se. Depuis que j'ai vieilli et que fai pris l'habi-
tude de venir ici, la volonté et le désir de faire un pas de
plus que ce qui est nécessaire se sont complètement
évanouis. J'ai beaucoup joui, cepeudant,demon voyage de-
puis Amerois par Berne etBàle.
Ici, c'est, comme à l'ordinaire, très tranquille et très
agréable. Pourquoi n'êtes-vous pas venue me voir, pen-
dant que vous étiez dans les environs, puisque vous aviez
vu Lausanne trois fois auparavant ?
.Nos seuls invités (en permanence pour le moment) sont
deux excellents Pères Jésuites ^Russes), le Père Gagarine
et le Père Balabine. De sorte que nous avons deux messes
par jour dans cette belle église que la princesse a fait
construire dans son jardin. Nous avons aussi des conver-
sations fort agréables, car ces Pères, très bons Jésuites et
très bons prêtres, sont en même temps des gentlemen et
de véritables grarids seigneurs.
CHAPITRE XXXVII (1880)
Paris. — Propositions du clergé de Gloyne. — Lettre pastorale du
Dr Mac-Cabe. — Expulsion des Pères Barnabites. — Lumigny. —
Noël à Lumigny.
A Mrs Bishop.
1880.
Mme La Touche a parfaitement raison, mais je n'ai pas
tort. Je n'ai jamais voulu dire que le bonheur de ce monde
n'existait point, parce qu'il était l'ombre du bonheur à
venir; le même mot : ombre (Shadow ne l'exprime-t-il
pas?) veut dire : esquisse d'une réalité. Et l'exemple
qu'elle donne est celui dont je me suis servie mille fois
pour définir ma pensée. Oui, nos joies ici-bas peuvent
être comparées à celles de la petite fille qui joue avec sa
poupée, et qui découvre plus tard, quand elle tient son
enfant dans ses bras, que cette première joie (aussi grande
et aussi innocente qu'elle fût) n'était que l'image de ce
qu'elle possède maintenant.
N'est-ce pas dire, comme Mme La Touche, que ce pre-
mier grand bonheur enfantin sur la terre, n'est qu'une imi-
tation en petitl En tout cas, c'est exactement mon idéej
et si le mot shadow ne l'exprime pas, changeons-le. Quant
à l'ascétisme dont elle parle, je pense de même, sans
songer pourtant à l'appliquer généralement. Mais nous
croyons que celui qui a le courage d'abandonner, ou plu-
tôt qui est appelé à abandonner toutes les joies terrestres
et les désirs de son cœur, les retrouvera plus tard, au cen-
PROPOSITIONS DU CLERGÉ DE CLOYNE 289
tuple. Nous croyons même que dès cette vie, il est réservé à
ceux-là des joies mystérieuses et inconnues, cachées aux
autres, moins courageux. Mais les récompenses des héros
ne sont-elles pas différentes et plus exquises que celles de la
généralité des hommes et des femmes vertueux? Et ce-
pendant, ces derniers n'en seront pas plus malheureux
pour cela. II. y aura dans le ciel une aristocratie à laquelle
peuvent prétendre tous ceux qui en ont le courage. Mais
il y aura aussi, je l'imagine, un bonheur qui surpassera
tout ce que nous aurons aimé et désiré sur la terre,
comme le bonheur des saints surpassera ces joies, dont
seuls ils ont eu l'avant-goût ici-bas.
A Mrs Bishop.
Paris, 13 octobre 1880.
Votre lettre m'a tristement et profondément intéressée.
J'ai lu l'accusation de l'archevêque de Dublin. J'espérais
enfin que de si haut, le crime serait appelé par son véri-
table nom, dénoncé sans excuses pour toutes ces abomina-
tions. Mais je vois qu'il est inutile d'espérer.
J'ai lu très attentivement la lettre pastorale du Dr
Mac-Cabe, et les propositions du clergé de Cloyne. Je ne
puis changer ma première impression sur tout cela. Pas
beaucoup au moins. C'est un langage trop différent de ce-
lui que le clergé adresse aux catholiques dans le monde
entier, pour qu'il soit compris chez nous. A moins qu'il ne
soit entendu qu'en Irlande c'est le peuple qui conduit le
clergé, et non le clergé qui conduit le peuple. On a assez
parlé des vertus des Irlandais et du mal qu'on leur a fait.
Il me semble que le moment est venu pour leurs pas-
teurs de parler de leurs fautes et de leurs crimes. Pen-
dant des années, l'Angleterre a été disposée à écouter
leurs plaintes et à remédier à leurs maux, si on les lui
exposait tranquillement et clairement. Il y a sûrement des
Irlandais qui en sont capables, et qui peuvent ainsi obte-
nir justice. Mais si les Irlandais choisissent pour les re-
présenter au Parlement les hommes les plus déraisonna-
bles, les plus enragés et les moins dignes de cette mission,
cela fait une grande différence, quant à la sympathie
qu'on pourrait leur témoigner. Ils sont comme les pens
qui préfèrent se tuer avec leurs propres remèdes, plutôt
MADAME CRAVEN. 19
290 MADAME CRAVEN (1880)
que de faire venir le médecin. Ciel ! si les Polonais étaient
dans la même situation, s'ils possédaient la liberté civile
et religieuse, malgré leurs maîtres cruels et méchants, ils
en seraient profondément reconnaissants.
Et nous-mêmes qui subissons la persécution religieuse
(le pire des maux, bien que le clergé néglige de le remar-
quer), que nous sommes différemment conseillés par la
plus haute autorité ecclésiastique ! Je sais qu'il n'y a pas
un rapport véritable entre les d ux situations. Les catho-
liques français ne sont pas tentés de commettre les crimes
des Irlandais, et surtout n'accepteraient pas comme re-
présentant un homme qui ne s'inquiète pas (et le dit) de
« quelques meurtres». Mais nous sommes pourtant tentés,
dans une certaine mesure, de mêler le spirituel et le tem-
porel. Vous voyez que, même en face de la pression ac-
tuelle, le Pape, à la suggestion de l'archevêque de Paris, a
fait signer la Déclaration par tous les supérieurs des ordres
religieux. Il est visible que l'agitation irlandaise du mo-
ment est tout simplement révolutionnaire. C'est ju-tement
pour cela qu'on s'étonne de voir le clergé le dénoncer
avec tant d'hésitation. Ceux qu'on cherche à outrauer
maintenant, et qui de fait sont les victimes d'aujourd'hui,
ce sont les propriétaires, et c'est de leur côté que le cl
devrait se trouver.
A Mrs Bishop.
Paris, 18 octobre 1880.
« 0 liberté ! que de crimes on commet en ton nom ! » Je
ne trouve pas de mois pour exprimer ce que j'éprouve.
Mon cœur est blessé et malade, et je ne supporterai pas
longtemps la méchanceté qui augmente tous les jours.
Sous Louis-Philippe et le second empire, je trouvais
ma vie très acceptable, et je me disais alors : « Tant
que nous n'aurons pas de grief religieux, nous n'aurons
aucune raison de nous plaindre. » Je vois maintenant
combien j'avais raison. Mon cœur brûle d'une indignation
tellement vive, que ce sentiment inaccoutumé me cause
une véritable torture. Et les Irlandais n'ont pas de griefi
religieux! Leur lib rlé n'est pas même menacée sous cej
rapport.... Et pourtant le pays est en (lammes, clergé et'
tout!....
EXPULSION DES PÈRES BARNABITES 291
Depuis avant-hier, j'ai lu dans le Frceman ' que vous
m'avez envoyé, le compte rendu de chaque réunion. Je
comprends la situation tel rible du clergé catholique. Mais
h'a-t-i] pas lui-même préparé cette situation, en s'identi-
fîant, dès le début à ceux dont il ne peut plus arrêter les
passions, même quand il le tente (faiblement)?
Dans notre situation actuelle, les propositions de Cloyne
Bont pour nous une véritable curiosité. Avec l'approba-
tion de l'évêque, à la satisfaction et à l'admiration de l'ar-
chevêque de Dublin, le clergé expose neuf points qui n'ont
pas le moindre rapport avec la question religieuse. Peut-on
croire qu'un semblable document émane d'ecclésiastiques !
Si l'ombre d'un pareil mélange était l'œuvre d'un de nos
prêtres ou religieux, on dirait qu'il est cause de la per-
sécution que nous subissons en France. Mais je ne crois
pas que cela puisse durer longtemps, même en Irlande.
C'est l'unique point sur lequel le Pape se prononce posi-
tivement. Je sais par tous ceux qui le connaissent, et par
ce que nous voyons de ses actes, que son désir et sa volonté
absolus !-ont que le clergé de tous les pays s'éloigne de
toute lutte politique, ou simplement temporelle. Ceci, na-
turellement, lui permet, — l'engage même, — à combattre
pour les questions d'éducation et de charité, mais lui in-
terdit de se mêler aux choses du gouvernement, ou quoi
que ce soit de ce genre, si ce n'est pour rappeler aux peu-
ples la loi divine qui les dirige.
A M. Grant Duif.
Lumigny, novembre 1880.
Depuis ma dernière lettre, l'œuvre de destruction a con.
tinué ici avec fureur, et le sort des Dominicains m'attriste
plus encore que celui de mes pauvre-; chers Barnabites2.
Ces derniers me manquent pour moi-même et pour
cette mallieureuse population italienne à laquelle on porte
un coup bien dur. Mais l'expulsion des Dominicains est
une sorte de honte nationale. Ils étaient si pleins de vrai
patriotisme et de vrai libéralisme, de sympathie sincère
pour le peuple, si fidèles en un mot à la tradition du
1. Organe du clergé irlandais k celte époque.
2. Communauté religieuse dont la chapelle se trouve rue de
Miromesnil.
292 MADAME CRAVEN (1880)
Père Lacordaire, que leur expulsion paraît aussi insensée
que brutale. Que pensez-vous du préfet du département,
écrivant hier à M. de Mun pour lui rappeler qu'il n'est
autorisé que par tolérance à garder la chapelle ouverte
dans le château ' ? Cette disposition tyrannique est cu-
rieuse chez des républicains et, je crois, particulière à la
France. C'est un fait que les observateurs aux tendances
libérales feront bien de noter. Mais tout cela n'est que de
Veau de rose, en comparaison de ce qui nous attend. Et
pourtant, l'Eglise a une vitalité que l'on ne peut dominer,
et les ordres religieux ne seront pas plus détruits par cet
orage que par les précédents. Mais cette attaque prémé-
ditée est plus alarmante pour l'avenir, et portera un tort
immense au crédit et à l'honneur delà France.
A M. Grant Duff.
Lumigny, 2 novembre 1880.
Je suis bien négligente. Je ne vous ai pas encore re-
mercié de votre souvenir pour Alexandrine à Kreuznac 2,
et d'y avoir lu ce passage de son journal. Il est très tou-
chant, en effet, et, moi aussi, je l'aime mieux que les
autres.
Dans les journaux anglais, on appelle les Barnabites
« une congrégation sans importance ». Ils n'étaient que
huit, c'est vrai. Tous Italiens, ce qui a été la raison très
hospitalière (comme vous voyez) qu'on a trouvée pour les
renvoyer de chez eux, pour fermer leur belle chapelle et
leur ordonner de quitter le pays avant la fin du jour
(16 octobre 1880). Je l'ai vivement ressenti. Leur chapelle
était à quatre minutes de marche de la rue de Miromesnil
où nous demeurions, et j'y allais tous les jours. Je con-
naissais chacun de ces religieux, et j'ai été témoin de tout
le bien qu'ils ont fait parmi les pauvres Italiens qui four-
millent de ce côté de Paris. Ils trouvaient là, instruction,
protection, et tous les secours qu'on pouvait leur donner.
Je ne saurais vous dire de combien de façons ils me man-
quent, et quelle douleur j'éprouve à la vue des horribles
scellés posés sur les portes de cette chapelle. Depuis
huit ans, elle était pour moi une sorte de home spirituel.
1. La chapelle de Lumigny.
2. Voir le « Récit d'une sœur », 2° volume, p. 31, 25e éd.
NOËL A LUMIGNY 293
(C'est très curieux, cette maison a été bâtie il y a vingt-
cinq ans par le comte Schouvaloff ', neveu d'Alexandre,
et qui est mort, vous le savez peut-être, catholique et
Barnabite....) Vous avez peu de temps pour penser à
nous. Mais pour l'honneur de la ju-tice et de la vérité, ce
serait un soulagement pour moi de sentir que quiconque
est au courant de ce qui se passe en France, et y réfléchit,
mesure la valeur réelle de nos gouvernants.
A M" Bishop.
Paris, 24 décembre 1880.
J'aime partout cette fête et tout ce qui la concerne,
même en France, maintenant où je ne sais quand et pour
quelle raison on avait renvoyé les réunions de famille au
premier jour de l'an. Mais cela passe de mode. On ne donne
plus guère d'étrennes, et on n'en attend pas. Et comme
tout le monde reste à la campagne jusqu'à la fin de juin,
le jour de l'an a perdu son ancienne position. Peu à peu,
on a adopté l'importation allemande des arbres de Noël,
là où se trouvent des enfants, et on célèbre maintenant
Çhristmas comme il doit l'être.
Dans ce moment, tous mes parents (parmi lesquels dix
enfants que j'adore pour la plupart) sont réunis à Lumigny
où la veillée de Noël est particulièrement joyeuse. Elle
doit se terminer par la messe de minuit que Bertrand de
Hun dira dans la chapelle (le demi-frère de mon neveu
qui a été ordonné prêtre il y a deux ans). Nous avons
naturellement notre place dans ce cercle de famille où on
nous désire et auquel j'aimerais tant à me joindre. Mais
je ne puis surmonter la répugnance d'Auguste.
Je lis « Emdymion » avec le plus grand plaisir. Il me
rappelle si exactement ce qu'était la société de Londres
quand j'y suis entrée pour la première fois !
1. Le Père Schouvaloff était l'ami de Mme Swetchine. Il fonda
l'association si répandue de la prière pour le retour de l'Eglise
russe à l'unité catholique. Il mourut en 1859, deux ans après son
entrée dans la communauté des Barnabites.
CHAPITRE XXXVIII (1881)
Henri Cochin. — Scandales religieux en Irlande. — Parnell. — Sa
visite à l'archevêque de Paris. — Assassinat de l'empereur
Alexandre. — Emotion qu'en éprouve Mme Craven. — Les
sœurs de Charité de la rue du Bac.
A M. Grant Du ff.
Paris, rue Barbet-de-Jouy
(c'était, je crois, le nom de l'ingénieur qui ouvrit cette rue).
27 janvier 1881.
Je suis étonnée que vous comptiez sérieusement lire mes
« Méditations ». Si vous le faites, je voudrais que ce fût en
français, parce que la parole est encore plus près de la
pensée dans la langue où on l'a exprimée.
Je suppose que vous n'av /. pas beaucoup le temps de
songer à nous, sans quoi, je vous aurais demandé votre
avis sur le discours de notre Président. Je ne parle pas du
Président de la République, mais de l'autre, le véritable ',
et si vous approuvez sa déclaration aux marchands de i in
(ce qui ne veut pas dire Wine Merchants2) que « le cabaret
est le salon du pauvre ».
J'admets, cependant, que vous n'avez guère le temps de
vous occuper des affaires de la France. Gomment trouvez-
1. Gambetta, président de la Chambre.
2. Les négociants en vins.
HENRI COCHIN 295
vous celui de m'écrire quelques lignes ? Je ne puis ni le
comprendre, ni assez vous en remercier.
A Mrs Bishop.
Paris, 6 février 18S1.
J'apprends à L'instant qu'il me faudra attendre à mardi
pourvoir Henri Cochin dans sa prison. (Je devais y aller
aujourd'hui.) Son crime, vous le savez, est d'avoir crié au
commissaire de police qui forçait la cellule du Père Vallée
(un dominicain) : « Ce que vous faites sera une honte pour
vos enfants. » passera quinze jours dans la prison des
plus vulgaires coquins. (L'homme qui a assassiné dernière-
ment quatre personnes rue Jacob, est mort hier, dans la
cellule voisine de la sienne.) Et cela pendant qu'on permet
à Louise Michel d'insulterlesautotités et d'agiter le drapeau
rouge où elle veut. Mais je n'ai pas le temps de m'appesan-
tir sur toutes ces horreurs, que les Irlandais devraient étu-
dier pour se réconcilier avec leur sort.
Je crois que Lavedan i a oublié sa promesse. Mais vous
aurez sûrement le Correspondant. Les « Méditations » en
fiançais paraîtront le 10. Un grand livre d'un format in-
commode. Mon souvenir, je vous prie, à votre chère amie
d'Irlande.
A M. Grant Duff.
Paris, 11 février 1881.
Hier, le 10 (un autre jour marqué, je le sais, dans votre
bon et fidèle souvenir), j'ai reçu votre lettre du 9. Ai-je
be-oin de vous exprimer toute ma reconnaissance pour
m'avoir donné cette preuve d'affection au milieu de la-ba-
taille dans laquelle vous êtes engagé"? Et quelle bataille !
J'en ai été si agitée que je n'ai pensé qu'à cela ! Je ne
parlais pas d'autre chose, je ne lisais pas autre chose, péni-
blement impressionnée par le sentiment que les affaires
d'Irlande sont absolument incompréhensibles. Mais c'est
justement pour cetle raison qu'il faut espérer contre toute
espérance.
J'ai reçu d'un doyen de Tasmanie une lettre qui est le
digne pendant de celle de mon ami de la Nouvelle-Zélande.
1. Directeur du Correspondant.
29C) MADAME CRAVEN (1881)
Elle est encore plus flatteuse et touchante, et ajoute encore
à ce que j'avais éprouvé en recevant la première.
A Mrs Bishop.
Paris, 26 février 1881.
Je ne m'attendais pas à voir ma petite narration insérée
dans le Spectator. Oh ! chère amie, je vous en prie, parlez
de l'Irlande.
Il est absolument nécessaire qu'un rayon de lumière
vienne dissiper les nuages qui entourent ici le monde reli-
gieux. Ce n'est pas étonnant, quand les prêtres et les évo-
ques tiennent un pareil langage. L'archevêque de Dublin
avait montré quelque énergie en parlant ouvertement, et
voilà que Parnell le dénonce ici, et jure qu'il n'y a pas en
Irlande un autre prêtre ou un autre évêque qui ne soit
d'accord avec les ligueurs.
Les « Méditations » font doucement et silencieusement
leur chemin. Mais mon cher doyen de Tasmanie suffit, à lui
seul, pour me convaincre que j'ai bien fait de les publier.
A Mrs Bishop.
Paris, 18 mars 1881.
Vos lettres m'intéressent beaucoup et me peinent aussi.
Ma première impression sur l'Irlande semble, hélas ! se jus-
I i fier. En France, en Allemagne et en Italie, les persécutions
subies par l'Eglise ne sont rien, en comparaison de la honte
que lui inflige l'Irlande. Cela vous prouve à quel point le
Pape agit avec sagesse, quand il interdit de mêler les par-
tis politiques et la défense de la religion. Mais qu'il lui est
difficile de se faire obéir ! Et c'est l'Irlande qui en donne la
preuve la plus éclatante. Au début, sa cause était pourtant
bien meilleure que celle des légitimistes ne le fut jamais.
Et cependant!.... qu'a produit cet ingrédient politique,
mêlé à la religion, même ici ?...
J'ai lu hier, dans un journal du soir, que les évèques ir-
landais s'opposent fortement au projet de beaucoup, en An-
gleterre, de renouer des relations entre le Saint-Siège et
le gouvernement.
Je suis persuadée qu'ils détestent tellement les Anglais
qu'ils préfèrent ne pas les voir catholiques, ou se bien con-
duire vis-à-vis de l'Eglise, parce que ce serait une raison de
ASSASSINAT DE L'EMPEREUR ALEXANDRE 297
moins les haïr, et qu"ils adorent leur haine et s'y attachent
plus qu'à leur foi. C'est la vieille histoire des évêques ir-
landais qui ne voulaient pas s'asseoir à table avec saint
Augustin, parce qu'il apportait le bienfait du christianisme
aux Saxons destructeurs.
Que peut faire le Pape lui-même dans le moment, avec
un peuple pareil ?... Très chère amie, dans quel temps
vivons-nous !... Oui, cette terrible et sombre tragédie • a
complètement troublé mon repos. Vous savez combien les
souvenirs de la seizième année restent toujours présents ?
Je vois tout, je me représente cette horrible scène comme
si j'y étais. Les catholiques anglais, au moins, ne jugeront-
ils pas la révolution d'Irlande quand ils se souviendront des
félicitations adressées aux ligueurs par les journaux « ni-
hilistes »?
La décision prise par le Conseil municipal de Paris, de
s'emparer de la chère maison-mère des sœurs de Charité,
rue du Bac, est un soufflet à toute bonté, toute justice, toute
charité ! Ces gens-là eux-mêmes n'en avaient jamais infligé
de pareil. Mais je n'entamerai pas ce chapitre aujourd'hui.
Nos épreuves, autant que j'en souffre, ne me peinent pas
et ne me scandalisent pas comme celles de l'Irlande.
Mon amie miss O'Meara écrivait à M. de Vere que le
retour des pêcheurs de Galilée était indispensable pour
sauver sa patrie. Il a répondu: « oui», c'est très vrai, mais
si les douze pêcheurs conseillaient aux Irlandais de nos
jours de payer le tribut à qui ils le doivent, ils seraient
« boycotte d ». Le nonce du Pape le serait aussi, je le crains,
s'il essayait d'en dire autant.
1. L'assassinat de l'empereur Alexandre, le 13 mars 1881.
CHAPITRE XXXIX (1881)
Holland House. — Mme Craven rencontre M. Gladstone chez
Lord Granville. — Admiration de Mme Craven pour M. Glads-
tone. — White House. — Mme Craven termine « Eliane ». — Re-
tour en France. — Séjour à Rochecotte. — Retraite du Sacré-
Cœur de Marmoutiers. — Mme Catherine de Montalembert.
— Paris. — Mme Craven désapprouve la lettre pastorale de
l'archevêque de Dublin.
A Miss O'Meara.
Holland House, 29 juillet 18S1.
Je viens de recevoir une lettre très intéressante de Gé-
raldine '. De toute façon, elle me paraît avoir passé un.
temps délicieux et facendo teso>o d'agréables et heuuux
souvenirs. Possession plus agréable à mon avis que le plai-
sir du moment. Ce sentiment m'a été particulier dès mon
enfance. On riait alors de m'entendre dire : « Connue je
m'amuse, et comme cela m'amusera de me souvenir que je
me suis amusée ! » J'ai manqué les Mount Temple à Lon-
dres de la façon la plus incroyable (alors que nous habi-
tions tout près les uns des autres). Et beaucoup d'amis
sont allés et venus pendant la saison, sans que j'aie pu en '
voir aucun.
Le Bill passera sans opposition des Lords, et sa chute
i. Miss Géraldine O'Meara passait alors quelques mois en Polo]
gne, chez le prince et la princesse Czartoriski. La princesse élan
la fille du duc de Nemours.
ADMIRATION POUR M. GLADSTONE 299
commencera alors en Irlande. M. Gladstone, à côté duquel
j'ai diné l'autre jour chez Lord Granville, a confiance dans
ses bons résultats, et pense qu'on a porté le dernier coup
à la ligue... A ce même dîner, il a été on ne peut plus
aimable, causant, brillant, animé, plein de poésie et de
sérieux. Mais, à mon avis, cependant, visionnaire, et peu
I pratique sur bien des points ; nous avons parlé de tout, et
il a été fort intéressant. Avec une énergie qui ajoutait au
sentiment qu'il exprimait, il a déclaré que l'infidélité était
l'unique mal à combattre avant tous les autres, et que celui
! qui servait la cause de la foi faisait la plus belle action
! qu'il soit possible d'accomplir. « En comparaison de cela,
rien ne signifie grand'chose dans ce moniie. » J'ai dit qu'il
était heureux pour l'Angleterre de posséder un premier
ministre capable de prononcer de telles paroles.
Cette année-là, M. et Mme Craven firent plusieurs
lisites à leurs amis d'Angleterre. Une à White House
en particulier, du 16 au 29 août. M. et Lady Georgiana
Fullerton demeuraient dans le voisinage de Tunbridge
Wells, et les amis passèrent ensemble bien des après-
midi. On découvrit que Lady Georgiana et Mme Cra-
ven aimaient toutes deux les échecs, et, comme c'est
généralement le cas, la conduite des jeux fut la révé-
lation des caractères. Lady Georgiana était réfléchie,
sérieuse et attentive. Mine Craven ne considérait pas
les échecs comme une affaire, mais comme une ré-
création. Elle était plulùt portée à l'escarmouche qu'à
la lui te sérieuse. Un coup de main la ravissait, quand
il surprenait un ennemi qui ne se tenait pas sur ses
gardes. Elle avait joué avec son père dans sa jeunesse,
et pas beaucoup depuis. Mais elle s'intéressait autant
au jeu, elle était aussi désolée de perdre et aussi con-
I Mite de gagner que si elle avait toujours eu vingt
ans.
Pendant que Mme Craven était encore à White
House, M. Grant Duff, qui partait pour prendre le gou-
vei iHinenl de' Madras, vin! lui faire ses adieux. Elle
terminait alors « Eliane ». Elle compare dans ce livre
300 MADAME CRAVEN (1881)
les préliminaires d'une cour en France et en Angleterre.
La soirée se passait souvent à en écouter la lecture.
Une jeune fille qui était présente s'écria que certaine,
ment elle n'aurait pas épousé le héros du livre. Mme
Craven, plaisamment désappointée, ajouta quelques
raisons et corrigea quelques incompatibilités, de façon
à satisfaire entièrement le goût anglais.
A M" Bishop.
Rochecotte, octobre 1881.
Nous sommespresque trop gais dans le moment. Le frèrl
de .Mme de Castellane (le duc de Talleyrand actuel) et sa
femme sont ici avec leur fille qui vient d'épouser un grand
magnat allemand, le prince Furslenberg. On monte à cheJ
val et on chasse beaucoup. Aujourd'hui, ils sont tous
aux courses, à Tours. Il y a ici beaucoup d'habitudes an-
glaises. La jeune Mme de Castellane monte à cheval auss
bien... que n'importe quelle femme de votre pays, et le
jeunes garçons de treize à quatorze ans, comme des Anglais
de leur âge. Ils ont de très jolies manières, et sont aussi
bien élevés que possible; le mélange paraît très heureux
En dehors de cela, leur père connaît très peu l'Angleterre
et je suis étonnée des notions qu'ils possèdent sur la vie
qu'on y mène. Pour réparer toute cette dissipation, je song
à passer quelques jours de retraite à Marmoutiers, près de
Tours, dans un couvent dont Catherine de Montalemben
est supérieure.
A Mrs Bishop.
Rochecotte, 26 octobre 1881.
Je suis sortie de ma retraite de Marmoutiers pour mol
plus grand bien, je l'espère. Mais je ne suis pas aussi heu-
reuse qu'en y entrant, car j'ai découvert pendant ce temps
(avec quelque chagrin') que j'étais pire que je ne croyais.
Catherine de Montalembert est une sainte, avec toute
l'intelligence de sa famille, des deux côtés. Elle a la lar-
geur d'idées de son père, jointe à l'héroïsme de sa grand'-
mère et de ses tantes mortes si courageusement, et dont il
est question dans les mémoires de Mme de Montaigu. J'es-
père avoir acquis un peu de courage auprès d'elle.
Mmc CRAVEN DÉSAPPROUVE L'ARCHEVEQUE DE DUBLIN 301
A Mrs BlSHOP.
Paris, 16 décembre 1881.
Mon esprit est toujours occupé de l'Irlande. Je suis ravie
le la letti e du Pape à l'archevêque de Dublin, mais pas
îulant du mandement de l'archevêque à propos de cette
ettre. Il devrait se prononcer plus clairement, et quand le
< boycotting » est en train, laisser tranquille, pour une
bis, ce « cancer » qu'on veut extirper, et qui, dans la dis-
position présente du peuple, me paraît désigner les land-
ords.
Un archevêque qui se préoccupe davantage du bien tem-
Dorel de son peuple que des fautes et des crimes qui se
commettent, ne m'édifie pas. Malgré cela, la lettre du Pape
era-t-eile du bien?
CHAPITRE XL (1882-1883)
Opinion de Mme Craven sur Gambetfa. — Chute de 1' « Union gêné-
raie ». — Chagrin de Mme Craven pour ses amis. — Lettre h
MrsBishop sur la chute de cette société. — La presse français*
— Lettre à M. Grant Duff à propos de l'assassinat de Lord
Cavendish et de M. Burke. — Séjour à Schloss Sayn. — La
Boche-en-Brény. — Menou. — Rochecotte. — Mouchy. —
Paris.
A M. Grant Duff.
Paris, 21 janvier 1882.
Votre intéressante lettre écrite le jour de Noël m'e>t aiv
rivée ici samedi dernier, le 16, exactement trois -emaines
après son départ. Après tout, il me semble que vous n'ète9
pas si loin! Dans ma jeunesse, on mettait le même temps
jusqu'à Pétersbourg, et les lettres ne voyageaient pas beau-
coup plus vite. En debors de ce qui concerne ceux que
vous avez laissés derrière vous, je suis presque étonnée que
vous teniez à savoir quelque chose. Et, cependant, vous
dites que les lettres qui sont pour vous de l'or, en général,
deviennent maintenant des rubis et des diamants. Mais
pour que les lettres vaillent la peine d'être lues, il faut
qu'elles contiennent des nouvelles. Je voudrais pouvoir
vous en donner. Vous connaissez notre existence à l'aris.
Quand je reviens ici (dans le faubourg Saint-Germain), il
me semble, dans un sens, que je sors du salon pour en-
trer dans l'antichambre. C'est une sensation étrange, n'est-
OPINION SUR GAMBETTA 303
ce pas? Mais vous comprendrez ce que je veux dire, j'en
suis sûre. En Angleterre, je vis avec ceux qui s'occupent
il rectement des affaires publiques. Là, le monde diploma-
ti [ue et politi me est simplement le monde. Tandis qu'en
France, ce n'est pas seulement en dehors de ce monde,
mais à mille lieues de lui, que vivent tous ceux qui parta-
ient mes opinions politiques et religieuses, et qui sont du
même rang social que moi. Dans mon cœur, je puis croire
que nous tenons toujours le salon, et que le monde offï ciel
ici en est sorti ou est descendu plus bas. Mais le résultat
e.-t le même. Nous ne savons rien de ce qui se passe, ni de
ceux qui dirigent les événements, et nous ne sommes pas
en situation de nous former une opinion juste et vraie.
Pour ma part, si la République (telle qu'elle est représen-
tée par Gambetta et les hommes qu'il a mis au pouvoir)
n'avait pas outragé mes plus chers sentiment-, tellement
troublé ma vie de tous les jours, tellement tourmenté les
riches et les pauvres aussi bien que moi-même, par la plus
révoltante et la plus insensée des persécutions, je crois
■u'elle aurait pu connaître de longs jours de vie et de paix.
Je n'aurais pas fait un pas pour les troubler. Et croyez-
moi, beaucoup de gens dans ces « vieux partis » constam-
ment tourmentés eussent éprouvé les mêmes impressions
que moi. Tels que nous sommes, pouvons-nous espérer
autre chose que la mort, puisqu'on ne nous permet pas de
vivre? Depuis que Gambetta est premier ministre, il parait
tout disposé à exaucer ce désir! Ou bien sa conduite est
incompréhensible. A moins que M. Etienne Lancy n'ait
laison. (C'est un jeune ex-député, fort intelligent, très répu-
blicain et très religieux, que je rencontre, souvent chez la
duchesse de G illiera.) Il me disait un jour que Gambetta
« n\ivait jamais de plan arrêté », mais qu'il agissait tou-
jours sous l'impulsion du moment et d'après les circrJns-
Éances, sans jamais regarder au delà de la difficulté du
moment. Il a une sorte d'éloquence qui lui donne une
grande force, mais il ne se possède en aucune façon. Si
tout cela est vrai, nous sommes entre des mains bien im-
prudentes, maintenant qu'il essaie pour la première fois de
gouverner réellement. D'après les journaux de toutes les
teintes et de toutes les opinions, vous jugerez de l'effet
produit par ses derniers actes. Le désordre est augmenté
304 MADAME CRAVEN (1882)
d'une façon très sérieuse par ce crac financier ajouté à
tout le reste. A cause du traité C.1 et de l'tigypte, l'An-
gleterre s'accroche à lui et moi aussi pour ces deux rai-
sons, et par la crainte d'aller plus loin et vers quelque
chose de pire. Dès le début, on a commis l'erreur de le
prendre au grand sérieux. Toute ma consolation vient
d'Allemagne, pour le moment. J'espère que cette char-
mante Princesse Impériale voit sans regret la défaite du
Kultur Kampf.
L'année 1881 vit en France la chute de 1' « Union
générale », dirigée par M. Bontoux et M. Féder. On
verra par la lettre suivante comment Mme Craven ju-
gea cette prétendue croisade contre les Juifs.
A Mrs Bishop.
Paris, 30 janvier 1882.
Quelle semaine pour la France et, en particulier, pour la
côté de la France auquel j'appartiens ! La dernière fois que
j'écrivais, je ne me faisais pas idée des calamités publiques
et privées que ce crac entraîne. Je ne connaissais pas sur-]
tout le nombre des légitimistes, de braves gens de toute
sorte, et même de maisons religieuses qui, séduits par
l'excellente re'putation du directeur del'« Union générale»
et par la pensée qu'en plaçant ainsi leur argent ils faisaient
du bien à la religion et à la cause royaliste (tout en ser-
vant leurs intérêts), avaient couru le risque affreux, dont
le résultat est maintenant la ruine absolue. Et ce n'est pas.
tout, ni le pire. A côté de ceux dont je viens de parler, il y
aie nombre considérable d'hommes de notre monde, qui
ont joué et perdu tout ce qu'ils possédaient, et plus mêmd
qu'ils ne possédaient.
Et ces hommes très connus, d'une réputation intacte,
avaient consenti à faire partie de l'administration de celte
affaire, parce que l'honorabilité des directeurs leur inspi-
rait une confiance aveugle. Maintenant on murmure qu'ils
sont compromis par les mesures prises par le sous-direc-
teur, en l'absence de M. Bontoux. En un mot, moins je
comprends, plus je m'inquiète et plus je m'effraie pour
beaucoup de très chers amis, tout en remerciant la Provi-
i. Le traité de commerce négocié en 1880.
CHUTE DE L (( UNION GÉNÉRALE )) 305
3ence de ne pas nous être laissé entraîner comme eux.
Dans le tumulte causé par cette catastrophe, la chute de
Gambetta elle-même a passé inaperçue. Ce qui me touche
le plus, c'est la honte attachée pour toujours, je le crains,
i la classe même qui auraitdù servir d'exemple au." aulres.
Il y a quelque chose non seulement de triste, mais de
scandaleux, dans cette ruine amenée par le jeu. Le fait
jviJent c'est que, de toute façon, 1' « Union générale » ne
pouvait pas durer. Les juifs étaient trop forts pour elle,
tfon pauvre bou sens me l'avait fait comprendre dès le
îommencement.
Quand j'étais à Rochecotte, un bon prêtre, complè-
.ernent surexcité par cet étonnant succès (apparent), me
lit :« C'est magnifique, Madame, c'est admirable! C'est
ine croisade des chrétiens contre les juifs. Nous allons
eur arracher leur arme des mains. » Il voulait parler de
eur argent qui devait nous revenir quand nous serions
eurs maîtres. A quoi j'ai répondu : « C'est possible, mais
:elame semble bien peu la manière de faire du bon Dieu,
it ce n'est pas jusqu'à présent par la richesse qu'il a fait
riompher ses amis. »Je me suis trouvée meilleur juge que
e ne croyais.
Pendant ce temps et au milieu de tout ce désordre, la
)auvre « Eliane » a paru aujourd'hui absolument ignorée
Je ce inonde affairé. Vous la recevrez, elle va vers vous,
ollicitant une indulgence presque maternelle. Croyez-
ous que ma chère Lady G. Fullerton a trouvé nécessaire
l'enlever plusieuis parties du livre ! Je ne pensais pas, je
avoue, que n'importe quelle jeune fille anglaise de dix-
uit à dix-neuf ans ne pût en lire chaque mot. C'est le
gne d'une atmosphère spirituelle différente. Je devrais en
tre troublée, mais je ne le suis pas.
A Mts Bishop.
Paris, 15 février 1882.
Je n'ai pas d'article à vous envoyer sur « Eliane ». Je ne
ippose pas que dans sa disposition actuelle, le monde lit-
raire y fasse grande attention, et je dois m'estimer très
îureuseque les critiques en vog'ie n'en parlent pas. Le
/re a cependant trouvé des lecteurs. C'est tout ce que je
sire, et Didier m'envoie les premiers exemplaires de la
MADAME CRAYE.N. 20
306 MADAME CRAVEN (1882)
troisième édition. Si je pouvais seulement trouver quelque
chose à écrire, puisqu'il faut continuer! Je voudrais causer
un peu plus avec vous de cette vulgarité de la littérature
française, je devraisdire dugoùt français, cartoutle monde
et toutes choses sont corrompus par elle. Si un journal ou
une revue veulent être lus maintenant, ils doivent s'excuseï
d'être conservateurs, raisonnables ou religieux à la pre-
mière page, par quelque article choquant dans la seconde]
Je voudrais vous envoyer le Gaulois d'aujourd'hui. C'est le
journal de Jules Simon. Le premier article, es! toujours de
lui. Celui de ce matin, sur l'autocratie de Gambetta, esl
très remarquable. Puis il y a une s-^rie d'articles écrasants
sur les plans (religieux !) de Pa'il Bert. Mais que ne trouve-
t-on pas ensuite, dans ce même journal'? D'abord, un feuil-
leton de Zola; je ne lui ai même pas donné un coup d'œil,
Secondement, une audacieuse déiense de l'école réaliste,
des plaisanteries et des anecdotes tellement déplacées,
qu'il est presque impossible de lire l'utile et l'intéressait!
sans marcher sur la pointe des pieds, pour éviter la boue
environnante. Aussi révoltant qu'il soit, ce numéro conhenl
(en plus de celui de Jules Simon) un article pu ssan
['agiotage passé et présent. C'est un mélange caractéris-
tique, dans ce temps de confusion. Il explique ce fail
extraordinaire, que des femmes bien élevées, jeunes et hon-
nêtes lisent et voient sans aucun scrupule des romans el
des pièces que je trouve mauvais, dans toute l'acception du
mot; c'est-à-dire, aussi vulgaires et grossiers qu'immo-
raux. Je vous recommande comme une exception, qui -era,
j'espère, le commencement de quelque chose de meilleur,
une délicieuse petite histoire que publie la Revue d s Deux-
Mondes. Klle est de Ludovic Halévy, et se nomme : « l'Abbé
Constantin ».
A M. GrtANT Di/ff.
Paris, 18 mai \
Avant de dire quoi que ce soit, il faut que je vous parle
de ce qui occupe toute- mes pensées. En voyant la ré
de Lord Ripon au télégramme envoyé dans les Jades pour
annoncer les ali'reuses nouvelles de Dublin1, j'ai pe
i. L'assassinat de Lord Frederick Cavendish et de M. Burke,
ASSASSINAT DE LORD CAVENDISH 307
ce que vous alliez e'prouver en apprenant ce drame. Je me
suis demandé si vous étiez resté longtemps dans l'igno-
rance de ses détails. Il doit vous tarder de les connaître.
Aucun, hélas! n'est de nature à diminuer l'horreur du
premier moment. Chaque jour passe sans jeter la moindre
lumière sur ce complot monstrueux, et ajoute à l'attente
inquiète de ce qui peut suivre. Le nouvel archevêque de
Dublin espérait (quand il a quitté Paris l'autre jour) qu'on
l'écouterait mieux désormais, et qu'il lui resterait quelque
force pour lutter contre la ligue. Depuis, j'ai entendu par-
ler de son arrivée à Londres, où Lord Carlingford a déjeuné
avec lui. Il l'a trouvé toujours résolu et rempli des meil-
leures intentions. Mais il a écrit ensuite, à quelqu'un qui
me l'a répété, que la vie du Cardinal était menacée.
Il est trop tard maintenant pour que le clergé puisse
faire du bien, même si tous le désiraient Le temps est
, et en fermant les yeux sur les intentions bien évi-
dentes des ligueurs, il a assumé une grande responsabilité.
Jamais l'avenir n'a été plus sombre et j'en souffre pour
M. Gladstone, qui avait le droit de compter sur le clergé,
quoi que l'on puisse penser de sa politique irlandaise.
Elle écrit encore de Schloss Sayn Coblentz, le
21 juin 1882 :
Je me demande si de loin, et libéral avancé comme vous
l'êtes, vous considérez avec moins de triste?se que moi ce
qui se passe en Irlande et en Angleterre.
Vous me racontiez un jour, qu'en revenant en voiture de
Windsor avec Lord Fife, vous vous étiez écriés chemin fai-
sant : « Quel beau pays, et qu'on y vit en sécurité! » Je voudrais
savoir si vous êtes toujours du même avis. Pour ma part, je
ne puis concilier mon vieil amour et mon admiration pour
l'Angleterre avec l'idée (de plus en plus acceptée) que
tout ce que j'aimais était absurde et mauvais. «Nous avons
changé », ou « nous allons changer tout cela », semble
être la devise radicale. Et qui n'est pas radical (à mon
avis) parmi ceux que je connais et que j'aime le mieux
en Angleterre? Cela m'attriste quelquefois, bien que je me
sous-secrétaire d'Etat pour l'Irlande, dans le Phenix-Park à Dublin,
le 6 mai 1882.
308 MADAME CRAVEN (1882)
console par la certitude de ne plus être de ce monde
quand arrivera l'inévitable dénoûmen1. A Paris, mes chers
amis ne se lassent pas d'espérer une révolution favorable à
leurs désirs (et aux miens aussi, Dieu le sait), à un certain
jour marqué. Pour cette fois, ce doit être le 14 juillet pro-
chain. Rien n'est impossible en France! .Mais cependant, je
crois que votre réponse à cette lettre me trouvera encore
sous un gouvernement républicain. Adressez toujours, je
vous prie, rue Barbet-de-Jouy, c'est le plus sûr. Cet en-
droit ne me séduit pas beaucoup. Le véritable Schlos
ruines) est au sommet de la colline. Celui-ci est une cons-
truction gothique, moderne, dans une étroite vallée, en-
tourée d'un pays qui n'est pas beau.
Je suis allée à Coblentz, il y a quelques jours, pour faire
une visite à l'impératrice (Augusta). Je l'ai trouvée très
changée et très vieillie, mais très bonne et très gracieuse
pour moi et pour « Eliane ». J'ai appris avec bien du plai-
sir le mariage de cette charmante Miss Lubbock, et j'ai
été 1res touchée de ses quelques mots sur le « Récit ».
A M. Grant Duff.
La Roche-en-Brény, 1" août 18S2.
Votre lettre m'a trouvée ici à mon arrivée. Depuis, j'en
ai reçu une autre de vous, contenant le récit des exploits
de Clara à la chas?e. Il a beaucoup intéressé et amusé les
tranquilles jeunes personnes de cette maison, les deux
filles de Mme de Meaux, et la chère Thérèse, qui ne se
livrent jamais à l'exercice du cheval et qui considèrent
Clara comme une héroïne. Il n'y a pas de plus grand con-
traste que celui qui existe entre les habitudes extraordi-
nairement actives et exlraordinairement tranquilles des
jeunes filles et des femmes de nos deux nations.
Ce qui le rend plus remarquable, c'est que les Fran-
çaises sont aussi très énergiques à ieur façon. Elles font
et supportent bien des choses imprévues, et surmontent
dans la vie ordinaire des difficultés qui effraieraient les
Anglaises. Elles sont pourtant timides et embarrassées, là
où vos compatriotes sont si braves et si entreprenantes.
Cela signifie, je pense, qu'elles sont préparées à la vie très
différente qu'elles sont appelées à mener.
Le 29 juin (jour dont vous vous souvenez si fidèlement),
LA ROCHE-EN-RRÉNY 309
j'étais au moment de quitter Sayn, quand un message de
l'impératrice Augusta m'a forcée à rester quelques jours
de plus. Elle désirait m'y trouver à son arrivée. Pendant
ce délai j'ai été prise d'un accès de fièvre, conséquence
naturelle de la température et de la saison. Je suis
retournée à Paris le 4 juillet, très loin de me bien porter.
Mais après quelques jours de repos, je suis venue me
refaire dans ce délicieux climat. Je suis tout à fait bien
maintenant, et je jouis pleinement de mon séjour auprès
de ces chers amis.
Vous pensez bien que l'Egypte et les événements de
France et d'Angleterre alimentent nos conversations. La
chute du ministère et les circonstances qui l'ont accom-
pagnée mettent la République dans une situation déses-
pérée En tout cas, on n'a jamais vu tant de médiocrités
au pouvoir Cela rend l'attitude de l'Angleterre et de
ses hommes d'Etat encore plus frappante. 11 faut espérer
que les fedicals voudront bien se taire, et n'empêcheront
pas les événements de prendre une bonne direction. Bien
que nous différions sur ceux qui méritent cette épithète,
il me suffit de vous voir admettre que leur nombre est
considérable. Le nom que vous avez inventé est une tra-
duction excellente de celui également exact de liberdtres,
appliqué par le comte Félix de Mérode. Sa fille (Mme de
Montalembert) et ses petites -filles vous envoient leurs
meilleurs souvenirs. Thérèse va mieux, son esprit est plus
brillant que jamais. Madeleine de Grùnne vient de nous
quitter; c'est délicieux d'être auprès d'elle, aucune so-
ciété n'est plus charmante que la sienne.
A Mrs Johnstone1.
Château de Rochecotte, 27 août 1882.
Votre lettre du 21 est restée assez longtemps en route,
parce que j'ai beaucoup circulé dernièrement. Elle ne
m'est parvenue qu'ici, hier. Elle m'a beaucoup touchée et
1. Une dame qui habitait Tunbridge Wells, et qui avait été pro-
fondément touchée par le « Récit d'une sœur ». Pendant qu'elle
était à White-House, Mm* Craven lui fit une visite, et s'intéressa
beaucoup à l'espérance qu'elle entretenait de voir la réunion de
l'Eg-'jse d'Angleterre et de l'Eglise catholique. Elle mourut au
mets de juin 1885, quelque temps après son abjuration.
310 MADAME CRAVEN (1882)
augmente mon regret de ne pas aller en Angleterre cette
année. Je voudrais espérer que vous viendrez à Paris, où je
passerai l'hiver comme à l'ordinaire, car je sens liien qu'il
est impossible de répondre à votre lettre par écrit. $uand
vous nomme/, des anus catholiques tels que M ^atmore et
M. de Vere, j'avoue qu'il me serait impossible de vous con-
seiller autrement qu'eux et de réussir Là où ils n'ont pu
ni vous satisfaire, ni vous convaincre. Je ne ferai que ré-
péter ce qu'ils vous ont dit. Cependant, je voudrais vous
voir et vous parler. L'année dernière à cette époque-ci, je
me trouvais à Tunbridge Wells. Combi n je regrette que
nous ne nous soyons pas rencontrées alors ! Je crois com-
prendre la si tuât ion lie' ces Anglaisa laquelle vous faites allu-
sion, ce projet de « réconciliation complète avec l'Eglise ».
J'ai bien souvent entendu dire à ceux qui résistent à
leur inclination (quelquefois même à leurs convictions)
qu'ils craignaient le mal produit par les « conversions in-
dividuelles )>. Mais je ne crois pas que la paix de l'esprit
ait jamais été le résultat de considérations sembla
aussi ju-tes qu'elles puissent paraître et aussi naturelles
qu'elles soient.
Je n'essaierai pas, cependant, d'en dire davantage
sujet pour le moment. J'espère avoir un jour 1 occasion de
vous parler, quoique je sois bien vieille pour espérer dans
l'avenir d'heureuses réunions sur la terre.
Je veux croire cependant que nous nous retrouve:
En attendant, je penserai à vous, et je prierai pour vous.
A Miss O'Meara.
Rochecotte, 10 octobre 1882.
Quant à John Inglesant, je suis tout à fait de voire
avis. Son livre est intéressant, mais pénible et fatigant. Il
me produit l'impression p ysique d'un cauchemar.
rempli de vérités et de mensonges, de beautés et de folies!
Mais je ne crois pas qu'il fasse autant de mal que
paraissez le craindre. On peut lui appliq ter c t, épi-
gramme : « C'est du bon, c'est du neuf qu'on trouve en
votre livre, mais le bon n'< ^t p is n :uf, et le neuf n'est p ;s
bon.)> La m;; ut, l'auteur comprend le sentiment
catholique au point de vue surn iturel, n'est nouvelle
pour lui. Ce qui est nouveau pour moi, c'est son ié
SÉJOUR A MOUCHY 311
imaginaire, son Italie fantastique, etc. Tout cela n'est
sûrement pas bon et, en résumé, je ne comprends pas le
bruit qu'on a t'ait autour de ce livre. Cela prouve à quel
point l'esprit anglais est profondément remué par les
questions religieuses. Je m'imagine un livre semblable
présenté à un public français.
A M. Grant Duff.
Mouchy, 13 novembre 1882.
J'ai fait un agréable séjour à Rochecotte, interrompu par
une visite à ma nièce, Béatrix de la Roche-Aymon (IMacas),
dans son château1 élevé sur les ruines de c lui des
ducs de Bourbon-Montpensier, lequel fut détruit par Ri-
chelieu (le Cardinal). Le sien était à côté, et il ne voulait
pas être dépassé par ses voisins. Une magnifique chapelle
du XIVe siècle (avec des fenêtres en verres de couleur d'une
beauté merveilleuse et parfaitement conserve s) reste seule
de cette époque. Le château actuel a été reconstruit et
restauré, en rapprochant les bâtiments réservés autrefois
aux visiteurs et aux tenanciers des Montpen-ier. Il est suf-
fisamment beau tel qu'il est, et j'ai été contente de ma visite
à Béatrix.
En venant ici, je me suis arrêtée deux jours à Paris ave ;
les Fullerton qui s'y trouvaient encore. J'ai revu ausi-i
J!ts Kemble avec le plus grand plaisir. C'est une des fem-
mes les plus intelligentes que j'aie connues, sinon la plus
intelligente. Sa deuxième série de « Souvenirs », aus>i
remarquable que la première, m'inspire le désir d'ajout :r
un autre article à ma revue de cette première partie. Mais
j'ai très peu de temps, et je suis plus lente que jamais à ce
que je fais.
A Mrs Bishop.
Paris, 25 novembre 1882.
Seulement quelques lignes pour vous dire que je vous
1. Le château de la Roche-Guyon est une des résidences sei-
gneuriales les plus intéressantes de France. Il est situé sur la
Seine, entre Paris et Rouen. On y conserve le manuscrit des
« Maximes » de La Rochefoucauld. La méditation de Lamartine
qui a pour titre « Une semaine sainte à la Roche-Guyon », fut
écrite à l'occasion de la restauration de la chapelle.
312 MADAME CRAVEN (1883)
écrirai une vraie lettre de Lumigny, où je vais aujourd'hui
(étant revenue de chez les Mouchy avant-hier). Je suis aussi
désireuse que vous-même de vous communiquer tout
i fatti miei. Mais puisque je cite de l'italien, je puis ajouter
que je deviens semblable à Virgile : « Chi per lungo silenzio
parea fioco »', comme dit Dante, et malgré tout le bien que
me ferait un bon sfogo, je crois avoir perdu lapuissance de
m'ylivrer, soit, en parlant, soit en écrivant, par un long
manque d'habitude.
Je n'ai rien fait cette année : j'ai consacré tout mon
temps à Auguste et au prince Albert. Ce travail n'était pas
une simple traduction, il demandait un arrangement
Je crois avoir acquis dans ce genre de travail un savoir
faire qui pouvait être utile. Quand il sera terminé, je re-
viendrai à d'autres choses que j'ai en vue, el je saurai alors
si j'ai perdu la puissance de leur donner une forme.
En 1883, Mme Craven écrivit dans l'agenda qu'elle
envoyait à Mrs Bishop :
1" janvier 1883.
Vous qui pleurez, venez à ce Dieu, car II pleure :
Vous qui souffrez, venez à Lui, car II guérit;
Vous qui tremblez, venez à Lui, car II sourit;
Vous qui passez, venez à Lui, car II demeure.
Victor Hueo.
i. « Dont la voix était affaiblie par une longue habitude de si-
lence. »
CHAPITRE XLI (L883)
Paris. — L'Armée du Salut. — Saint François d'Assise. — Ren-
contre de M. et Mme Gladstone et de Mme Craven chez Lord
Lyons. — Maladie de M. Craven. - Inquiétude de Mme Craven.
— Désir de M. Craven de retourner en Angleterre. — Le nonce
du Pape et les Irlandais. M. Harrisson. — Succès de la Vie
du Prince Consort, traduite et publiée par M. Craven. — La
semaine sainte à Farm-Street. — Les pèlerins anglais à Lourdes.
— Le Père Ring.
A Mrs Bîshop.
Paris, 15 février 1883.
Personne ne s'imaginerait à quel point je suis isolée.
Quelquefois, les choses que je ne dis pas m'étouffent.
Mais laissons cela pour le moment. Parlez-moi de
l'Irlande. Je crois que nous pouvons dire comme Sir Peter
Teazle : « la vérité se montre enfin », et l'on découvre que
tous ces meurtriers étrangers élaient de véritables Irlan-
dais, très Irlandais. Mais le clergé comprendra-t-il ce qu'il
y avait en dessous et au-dessus de la « land league »? Re-
grettera-t-il de l'avoir encouragée? Avouera-t-il qu'aussi
longtemps qu'existera la pendaison, ces assassins mérite-
ront d'être punis? D'après une lettre de l'archevêque Croke
que j'ai lue hier, je crains que ce clergé ne soit pas converti.
Et les autres? Et le pauvre cardinal ? M. Cube qui est mort,
ou qui va mourir? J'ai besoin d'entendre parler de tout cela.
En retour, vous êtes peut-être curieuse de savoir ce que
314 MADAME CRAVEN (1883)
je pense de l'incroyable gâchis dans lequel nous sommes
ici. Pour parler franchement, mes idées ne sont pas beau-
coup plus embrouillées que celles d< s ministres (quand
nous en avons) des deux Chambres réunie <# Apres tout
cela, la Hépublique tournera mal. Je ne puis, hélas! deviner
quand et comment. Et avant que la fin « tant désirée » ar-
rive, nous aurons sans doute à traverser une époque à
laquelle il est désagréable de penser.
Un observateur aussi attentif que Mme Craven, de ce
qui se passait en Angleterre, ne pouvait manquer de
s'intéresser aux actes du général Booth, et à l'Armée
du Salut. Elle fut frappée de l'article écrit à ce sujet,
par le cardinal Manning, dans la Contemporary lie-
viewde septembre 1882. Comme le cardinal, Mme Cra-
ven parle avec respecl et sympathie du général, mais
avec surprise de ses méthodes. Il venait d'annonce^
« une campagne » en France, et elle doutait de son
succès auprès de ses compatriotes. Son article, publié
dans le Correspondant du 26 février 1883, révèle soa
esprit droit et éclairé. La seconde partie est consacrée
à saint François d'Assise, dont les Italiens : élébraienl
avec un orgueil national le septième centenaire, el
septembre 1882. Mme Craven compare à celui qui posa
les fondements de la véritable fraternité, les noms de
Giotto Dante et de Colomb, membres du Tiers Ordre
de saint François, et chefs du progrès et de la civili-
sation dont il fut le pionnier.
A Mrs Bishop.
Paris, 10 mars 1883.
J'ai eu hier, au sujet d'Auguste, un véritable momenj
d'angoisse. C'e-t fini, et je crois que c'ét > i t vraiment moinl
sérieux que je ne l'ai craint. On aurait dit que sa jambe
gauche se paralysait]
Il est tout à fait bien, Dieu merci! Mais il a dû i
couché deux jours, ce qui ne lui était jamais arrivé depuis
quarante-neuf ans que nous sommes mariés. Je me suis
souvenue tout à coup, avec un grand saisissement, qu'il a
PUBLICATION DE LA VIE DU PRINCE CONSORT 315
deux ans de plus que moi. Sa bonne santé et son aspect me
lavaient fait oublier. Je croyais être seule à vieillir. Des
graintes que je n'avais jamais eues m'ont traversé l'esprit,
et ma paix en a été troublée plus que de raison. Cependant,
forés avoi^ subi la tempête avec tout le calme possible,
tanl qu'elle durait, j'ai compris (maintenant que toute in-
quiétude a disparu pour le moment) que nous avions tous
deux reçu une leçon qui nous sera utile, avec l'aide de
Dieu. Vous devez avoir reçu le livre d'Auguste... Je pense
qu'il plaira et sera lu.... Pauvre cher Auguste... Il s'est
Surmené sans aucun profit pour lui. J'espère qu'il sera
récompensé de ses peines.
A M. Grant Duff.
Paris, 14 mars 1883.
J'avais pris la ferme résolution d'être exacte, et de ne pas
lai^'r finir le mois sans vous donner un signe dévie. Mais
mon temps a été pris plus que jamais dernièrement; et
tristement, car mon mari a été malade (c'est la première
fois depuis que nous sommes mariés, et vous savez qu'il y
a longtemps).
| J'espère que sa santé parfaite n'a reçu aucune atteinte,
et qu'en le soignant davantage, il restera de beaucoup le
plus jeune des deux, comme c'est le droit d'un homme qui
n'a que deux ans de plus que sa femme.
Je vous remercie tardivement du récit des fêtes du cou-
ronnement de votre Maharajah. J'aurais voulu que Clara
vit cela, car je partage tout à fait l'avis de ma mère, qui
disait qu'on n'est jamais trop jeune pour jouir d'un grand
et beau spectacle.
C'est dans la première jeunesse qu'il faut faire provision
d'agréables souvenirs. C'est alors que lajoie est sans mé-
lange et libre de soucis. Je me souviens à quel point je
jouissais des belles choses que je voyais à seize et dix-sept
ans; bien davantage que je n'ai joui, plus tard, de tous les
plaisirs que j'ai pu rencontrer sur mon chemin.
Il est impossible de prévoir quels événements se seront
accomplis quand vous recevrez celte lettre. La semaine
dernière, nous avons eu trois émeutes. On annonce la
quatrième pour le 18 (pour célébrer l'anniversaire de la
316 MADAME CRAVEN (1883)
Commune de 1871), ce qui a déjà fait partir d'ici plusieurs
de mes connaissances.
Cette émeute se prépare si ouvertement que le gouver-
nement aura, j'espère, la force et la volonté de la répri-
mer. Mais il faut s'attendre à tout avec des gens aveuglés
par la haine au point de traiter les Princes d'Orléans (si
inoffensifs) comme de dangereux conspirateurs, et de per-
mettre à Louise Michel de parcourir les rues, en portant le
drapeau noir des anarchistes et à la tête d'une foule vo-
ciférante et furieuse.
Le premier jour, vendredi, j'étais dans la chapelle du
couvent avec un grand nombre de dames (300 environ).
On est venu nous dire de ne pas sortir par la porte de de-
vant, car le tranquille boulevard des Invalides était envahi
par une foule de très mauvaise mine. On nous a doue fait
sortir par le jardin, et nous sommes rentrées chez nous
comme nous avons pu. Tout cela n'est pas agréable, et ne
contribue en aucune façon au repos et à la paix de
l'esprit.
Quand M. et Mme Gladstone ont traversé Paris, nous avons
dîné avec eux chez Lord Lyons. J'ai trouvé M. Gladstone
dans les meilleures dispositions : en bonne santé, aimable
comme toujours.
Voici un trait qui le dépeint. Après le dîner, nous avons
eu une longue conversation sur les sujets (non politiques)
qui l'intéressent toujours. Dans le cou; ant de la conver-
sation, on a parlé d'un article queje viens de publier dans
le Correspondant sur « l'Armée du Salut ». Il a exprimé le
désir de le lire, et comme il rentrait à Londres le lende-
main (vendredi), je le lui ai envoyé de suite. Eh bien ! le
croiriez-vous?... Au milieu de l'océan de travail dans le-
quel il a dû se plonger en arrivant, il a trouvé moyen de
m'écrire, au sujet de cet article, une intéressante et longue
lettre que j'ai reçue le dimanche matin.
A Mrs Bishop.
Paris, 29 mars 1883.
Je n'ai pas le temps de vous envoyer plus d'une ligne
aujourd'hui. Je ne dois pas me laisser entraîner, comme je
le fais toujours en vous écrivant, très chère amie. Mais je
veux vous remercier de votre lettre. Je l'attendais avec une
LA SEMAINE SAINTE A FARMSTREET 317
impatience que vous ne soupçonniez pas. Mon angoisse au
sujet d'Auguste n1a pas duré longtemps, et je croyais ne
vous en avoir parlé que dans ma lettre du 10 mars. C'est
fini maintenant, et vous ne pouviez pas deviner que vous
étiez la seule amie à qui je l'eusse confiée. Je m'étais ima-
giné sans doute tout ce que je vous aurais dit, si nous
nous étions trouvées ensemble.
Je vous envie votre semaine sainte àFarm-Street. J'aime
ces cérémonies par-dessus tout; et pour entendre bien chan-
ter les Lamentations et bien prêcher la Passion, je ferais
n'importe quoi. Ici, tout est fini. Bien que les églises fus-
sent pleines d'une foule des plus édifiantes, je n'ai pas
éprouvé un instant ces impressions que l'Eglise cherche à
éveiller dans le cœur, l'âme et l'imagination, par ces
cérémonies et l'admirable liturgie qui les accompagne.
Nous nous appauvrissons tous les jours davantage, et je
pense que nous sommes destinés à voir disparaître toutes
ces belles choses, qui font le charme de mes souvenirs du
passé. La poésie s'en va ! Et que peut-on concevoir de plus
poétique que nos cérémonies de la semaine sainte ? La foule
des adorateurs (plus grande que jamais) est d'autant plus
consolante que rien n'attire dans nos églises, si ce n'est
un sentiment naturel de dévotion.
A Mrs Bishop.
Paris, 26 avril 1883.
Vous me demandez quels sont nos projets?... Depuis
la maladie d'Auguste, j'ai pris la résolution de ne plus
jamais le quitter tant que je vivrai. Cela parait assez
simple, mais présente cependant une double difficulté.
D'un côté, la répugnance qu'il éprouve à rester longtemps
hors de chez lui, et de l'autre, l'impossibilité' de vivre toute
l'année à Paris.
Mon pauvre mari a de terribles crises de mal du pays, et
voudrait parfois se persuader qu'il faut aller en Angleterre.
Mais je crois qu'il se trompe, et pour beaucoup de raisons.
Même s'il ne se trompait pas, je croirais toujours que le
climat du Midi est nécessaire à sa santé. Il est bien main-
tenant, Dieu merci! Mais je ne puis oublier que des soins
auxquels je n'avais jamais songé lui sont devenus indis-
pensables.
318 MADAME CRAVEN (1883)
Cependant, nous ferons peut-être encore une visite à la
chère Angleterre.... Vedvemo.
Je suis contente de ce que vous me dites du Saint-Père, et
le nonce n'y va point par quatre chemins quand il appelle
les Irlandais (clergé compris) des « socialistes libéraux ».
Quand les Irlandais comprendront-ils qu'ils doivent i
d'être feninns, ou cesser d'être catholiques?
Mon opinion est qu'ils veulent rester fenians. L'horrible
sympathie témoignée aux assassins et la haine pour <
qui les a dénoncés, ne sont-elles pas décourageantes ?.J
Les prêlres qui ont assisté jusqu'à la fin Brady et C
les élèveront comme des martyrs. Telle sera, soyez-en sûre,
la conséquence de leur mort édifiante. L'exemple muai
sera perdu, et ils seront tout prêts à recommencer.
Les funérailles de Veuill.it ont été une vériîable ovation,
et la contre-partie de toutes celles, absolument païenne'9
dont nous sommes témoins depuis quelque temps. Main-
tenant, ses amis et ses partisans exagèrent quelque peu
leur enthousiasme, et tout parait combiné pour cntietenif
le prestige de l'école, et proclamer qu'elle survit à -on
maître, ce qui est vrai. La lutte entre la vérité et la rai-
son d'un côté, la passion et l'extravagance de l'autre, n'efl
pas terminée, et il n'y a pas de victoire définitive. Ma
assez de tout cela. Je veux oublier et pardonner les bles-
sures infligées autrefois à mes amis et à moi-même, et
abandonner complètement le combat.
Vous apprendrez avec plaisir, je le sais, que le livre
d'Auguste a beaucoup de succès. Pion lui a envoyé, hier,
quatorze journaux contenant tous des articles très satis-
faisants sur cet ouvrage.
Nous avons reçu de Windsor l'assurance, encore plus
flatteuse, de la satisfaction de Sa Majesté. Elle me l'a expri-
mée elle-même dans une lettre des plus aimables. Auguste
m'avait fait lui écrire (en français) les quelques lignes
accompagnant l'exemplaire que nous avions envové. Elle
savait aussi que la préface était de moi. Et comme
néral Ponsouby avait déjà écrit par son ordre, je ne m'at-
tendais pas à son très gracieux remercîment personnel.
Nous avons reçu en même temps une lettre très bonne et
très aimable du Prince de Galles.
SUCCÈS DE LA VIE DU PRINCE CONSORT 319
A M. Grant Duff.
Paris, 2 mai 1883.
Je vous dois deux réponses, une à votre lettre du
Il mus, et une autre à celle du 9 avril que je viens de
recevoir. En lisantla première, j*ai été frappée d'uneétrange
coïncidence. Vous me parliez de l'article de Harrisson sur
Gambetta. Je venais juste de le finir, et tout en le lisant,
je me disais que j'aimerais à en causer avec vous et à
di-^-uterson incroyable et douloureuse absurdité. Je devrais
dire ses absurdités. L'une d'elles (que la théologie n'existe
plus, parce que les funérailles de Gambetta n'étaient ni
païeunes ni chrétiennes) s'est présentée à votre esprit d'une
façon p ttore^que '. Mais je suis sûre que la vérité pro-
fonde ainsi exprimée ne vous a pas échappé, et que vous
n'avez pu vous empêcher de vous étonner, comme moi, de
l'article en question.
Le livre d'Auguste a beaucoup de succès2. La presse
française est unanime dans son éloge. Et croyez-vous que
Sa .Majesté, après m'avoir fait écrire par H. Ponso'.by, m'a
adressé le plus gracieux remerciement! Elle m'écrit elle-
même une lettre charmante, saisissant l'occasion de me
dire toutes sortes de choses aimables ; que depuis long-
temps elle désirait et espérait me connaître, etc., etc.
« Après cela,» comme dit Mme de Sévigné quand Louis XIV
eut dansé avec elle, « peut-on dire qu'il ne soit pas le plus
grand Roi du monde ? » Heureusement que je l'ai dit de la
reine Victoria avant la lettre.
A Mrs Bishop.
Paris, 15 mai 1883.
Nous sommes séparées depuis trop longtemps; les lettres
ne remplissent pas les vides Il est possible que nous
allions en Angleterre le mois prochain. Bien que nous ne
pensions pas séjourner à Londres, il est certain que nous
1. M. Grant Duff racontait à Mme Craven qu'en descendant le
Godavari en bateau à vapeur, il lisait l'article de M. Harrisson.
Le bateau tourna. Il leva les yeux et vit une multitude considé-
rable, plusieurs milliers de personnes réunies sur les bords de la
rh icre sacrée, pour obéir à quelque impulsion religieuse.
2. La vie du Prince Consort.
3?.Q MADAME CRAVEN (1883)
nous verrons d'une façon ou d'une autre, si nous traver-
sons le détroit. Mais je vis plus que jamais au jour le jour-
Je ne puis m'empêcher cependant de vous parler de cette
possibilité. Si elle devient une réalité, je vous en prévien-
drai tout de suite.
J'ai vu quelques-uns des pèlerins1, Lady Mary Howard
et ses nièces et Lord Denbigh, qui a parlé en français dans
un meeting.
J'ai vu aussi le Père King, l'aumônier du pèlerinage.
C'est un prêtre irlandais de l'aspect le plus vénérable, et
très intéressant en un sens, dans ce qu'il raconte de lu
piété et de la ferveur en Irlande, et de l'atrocité des crimes
qui s'y commettent, etc. Mais quand il en est venu à la
punition des criminels, à la ligue, à Parnell, Davitt, etc.,
etc., je l'ai trouvé aussi peu logique, avec autant de lubies
déplorables que ceux dont je lis les divagations dans les
journaux irlandais. Et c'est évidemment le meilleur des
hommes. Tout cela prouve que le cas est désespéré.
La discussion est impossible avec des esprits ainsi cons-
truits. Et pourtant — pourtant vous êtes irlandaise, ainsi
qu'Aubrey de Vere, et les meilleurs et les plus intelligents
parmi tous ceux qui servent l'Angleterre et qui ont essayé
de servir l'Irlande. Il n'y a pas une parcelle de folie en
aucun de vous ! Mais je ne puis m'empêcher de croire que
pour cette raison, les Irlandais par excellence ne vous
considèrent pas comme de vrais compatriotes.
Il me tarde beaucoup de savoir si le docteur Croke
obéira au Pape, et jusqu'où. La lettre de M. de Vere est
admirable. Elle augmente mon désir de connaitre son
article, que je n'ai pas encore eu le temps de lire.
1. Des catholiques anglais venus à Lourdes en pèlerinage.
CHAPITRE XLII (1883)
Paris.— Pèlerinage à Boury. — M. et Mme Zendt propriétaires de
Boury. — La Roche-en-Brény. — Voyage en Angleterre. —
Holland-House. — Walmer Castle. — Tremblement de terre
à Ischia. — Lettre de Mme Graven dans le Morning Posl. — En-
trevue avec la Reine à Osborne. — Retour à Holland-House. —
Mote. — Deal. — White-House. — Les princes d'Orléans expulsés
des funérailles du comte de Chambord. — Indignation de
Mme Graven. — Maladie d'Elisa. — Retour à Londres. — Her-
bert-House. — Ste-Anne's Hill. — Ayrfield. — Les « Réminis-
cences » de Lord Gower et son jugement sur Mme Craven.
A M. Grant Ddff.
Paris, 25 juin 1883.
Je reçois à l'instant votre lettre du 10 juin, pendant que
vous recevez la mienne probablement. J'espère que le
Clairon vous est parvenu, ainsi que votre discours à Vizia-
nagram traduit en français, et un numéro du Correspondant
avec mon article sur les Salulisles.
Je crois que nous irons en Angleterre vers le 2 juillet,
pour deux mois. Nous nous rendrons d'abord à Holland-
House, puis à Bornemoutb. Je vous préviendrai si nous fai-
sons ce voyage. Mon mari s'en réjouissait de loin. Main-
tenant que le moment est venu, la répugnance qu'il éprouve
toujours à se déplacer s'est emparée de lui, et je ne sais
trop ce que nous ferons.
Depuis que je vous ai écrit, j'ai fait un petit pèlerinage
MADAME CRAVEN. 21
322 MADAME CRAVEN (1883)
très consolant à Boury. J'ai trouvé la maison très embellie.
Les propriétaires actuels se plaisent à entretenir nos sou- {
venirs d'une façon touchante. Ils se nomment Zendt. Lui
est un très grand industriel de Beauvais, elle est M"9 de ]
Boury, de la vieille famille à laquelle cette terre appar-
tenait originairement. Ils sont excellents tous deux, et c'est
une grande satisfaction pour moi de voir que ce pauvre
château est tombé dans de si bonnes mains. Mais la cl
la plus étonnante et la plus flatteuse, c'est le nombi
visiteurs qui arrivent (quelqu s-uns de très loin) pour prier
dans le petit cimetière. La veille, un homme était venu de
Lille pour y passer une heure. Il m'a écrit depuis une lettre
qui m'a profondément émue, pour m'expliquer comment
il avait été soutenu par ceux dont il avait lu l'histoire, et
pourquoi il me remerciait tant de l'avoir écrite. Il parle
d'eux tous avec une sorte d'affection passionnée. C'est un
employé du chemin de fer. Une jeune fille, une charmante
Alsacienne, dont le « Récit » m'a fait faire la connaissance,
est aussi venue à Boury, l'autre jour, pour déposer des lhui s
sur la tombe de ma mère, parce que, disait-elle, c'était de
son côté qu'elle se tournait avec le plus d'amour en lisant
le livre. Elle a senti qu'elle devait venir la remercier.
Je crois qu'elle va se faire sœur de charité.
Je voudrais avoir la même confiance que vous dans le véri-
table progrès de l'humanité. Je l'admets sous beaucoup de
rapports: mais, par contre, quelles idées, quelles aspirations;
folles et désordonnées ! Je vois clairement où le progrès et
la transformation sont nécessaires, mais je vois aussi où
l'humanité a donné tout ce qu'elle pouvait donner. 11 n'y
aura pas de plus grande beauté morale dans l'avenir que
celle qui existe déjà. L'art a atteint depuis longtemps son
plus haut degré de perfection. Il faut trouver le meilleur
iriôyen d'encourager ce que les hommes ont déjà produit]
s points-là sont, après tout, plus importants qi
points touchés par les opérations de la science (aussi mai
gnifiques qu'ils soient). Bastu ! C'est folie à moi d'entre-
prendre de pareils sujets dans une lettre. Je me risqua
seulement à remarquer que votre ami, M. John Morley, se
trompe fort dans le moment, et que je le trouve bien dan-
gereux! Je croyais autrefois que ses erreurs s'arrêtaient
à la France, mais je ne puis m'empècher de constater qu'il
MALADIE DU COMTE DE CHAMBORD 323
agit en Angleterre d'une façon bien inconsidérée, pour ne
pas dire plus
L'autre jour, Albert a parlé dans une discussion sur les
« Syndicats professionnels ». Il a été' écouté avec attention
et respect, même par ceux qui lui sont le plus opposés.
A M. Graist Duff.
La Roche-en-Brény, 26 juillet 1883 .
Je n'ai pas besoin de vous dire que nous avons été très
préoccupés de la maladie du comte de Chambord. L'issue
qu'on redoutait aurait pu être fatale pour la France, bien
que je fusse persuadée en même temps que son retour à
la santé éloignerait plutôt qu'il n'amènerait le gouverne-,
ment monarchique.
Mon sang royaliste a été profondément remué par cette
alerte. Je suis heureuse que, pour le moment, elle soit sans
fondement, et que le Domine, salvum fac regem qui s'est élevé
de tant de cœurs ait reçu cette consolante réponse. Ce-
pendant, ce n'est qu'un répit, je le crains. Mais, en même
temps, on y a gagné deux choses. Premièrement on a
constaté que le sentiment royaliste était beaucoup plus
vivant qu'on ne le croyait; ensuite la rencontre du comte
de Paris et du comte de Chambord, quand ce dernier se
croyait à son lit de mort. Cette rencontre a établi entre
eux des relations plus cordiales qu'auparavant. C'est une
circonstance très frappante et très touchante. Rien ne pou-
vait égaler le tact et la délicatesse du comte de Paris. Rien
ne pouvait être plus noble et plus généreux que l'attitude
du comte de Chambord vis-à-vis de son cousin. Ils se sont
conduits, tous deux, comme des princes et des gentils-
hommes, et le comte de Chambord en véritable chrétien.
Il y a quelque chose de saisissant dans cette étreinte du
petit-fils de saint Louis et de l'arrière-petit-fils de Philippe-
Egalité, héritier du dernier représentant de cette branche
ai née qui a tant à pardonner à l'autre. Beaucoup l'ont com-
pris en France parmi ceux qui ne tenaient pas à la mo-
narchie. On en a éprouvé comme une sorte de soulagement
et de satisfaction, après tous les actes vulgaires et bas dont
on est tous les jours témoin ; actes qui abaissent et décou-
rage ni les quelques républica ns (très rares) honorables et
sincères. J'espère que M. Waddington est de ceux-là, et qui'
324 MADAME CRAVEN (1883)
sa nomination écartera toute amertume dans notre que-
relle du moment. Querelle où, pour une fois, la France est
dans son droit et le gouvernement anglais aussi, par con-
séquent, en l'admettant, bien que cela offense certains in-
térêts et puisse leur nuire.
L'autre jour, j'ai reçu d'un jeune homme (très jeune je
suppose) une lettre qui vous aurait amusé. Elle était datée
du pays latin. Il m'écrivait qu'il venait de lire le « Récit
d'une sœur », et avait à m'en dire les choses les plus flat-
teuses et les plus consolantes. Il s'intitule un obscur étudiant.
Il exprime son étonnement qu'un aussi beau livre soit si
peu connu, et qu'on n'en ait jamais parlé. Cette réflexion
m'a d'abord fait rire, et puis j'ai pensé que si ce jeune lec-
teur n'avait que vingt-deux ou vingt-quatre ans, son igno-
rance était toute naturelle, et je me suis sentie très recon-
naissante que ce livre ait été lu par quelqu'un appartenant
à une autre génération.
A Mrs Bishop.
Holland-House, 9 août 1883.
Cette affreuse tragédie d'Ischia ' m'a complètement bou-
leversée, et je ne puis songer à autre chose. Même dans ces
régions, on n'avait jamais rien vu de semblable. C'est pire
que la destruction de Pompéi, où il y eut relativement peu
de morts.
A M. Grant Duff.
Walmer Castle, 11 septembre 1883.
J'ai été bien négligente, mais ce n'est réellement pas de
ma faute. Nous sommes arrivés en Angleterre le 7 août, et
mes accès de fièvre se sont presque immédiatement em-
parés de moi. Nous étions alors à Holland-House. L'idée
m'est venue d'aider de mon mieux ma chère amie, la du-
chesse Ravaschieri, qui se dévouait aux victimes d'Ischia.
J'ai écrit une lettre dans le Morning Post (du 13 août). Vous
l'avez peut-être lue. J'ai obtenu un succès inespéré. J'ai
reçu de l'argent en masse, puis des lettres auxquelles j'ai
dû répondre immédiatement, ce qui m'abeaucoup fatiguée.
Mais j'éprouve une très grande reconnaissance. Au milieu
1. Le tremblement de terre dans lequel la ville de Casamiociula
fut détruite.
ENTREVUE AVEC LA REINE A OSBORNE 325
de tout cela, et avant que je fusse tout à fait bien, nous
avons dû nous rendre àOsborne, où j'ai eu avec Sa Majesté
l'entrevue qu'elle avait la bonté de désirer. Nous sommes
ensuite revenus à Holland-Housepour huit jours, puis nous
sommes allés à Mote et rentrés ici hier. Voilà, en gros,
le compte rendu de mes faits et gestes, et l'explication de
mon silence. Je suis beaucoup mieux et l'air de la mer me
remettra sûrement. En tout, j'ai joui de mon séjour. Mais
je sympathise de moins en moins avec les doctrines étranges
et funestes, à mon avis, qu'on expose à droite et à gauche.
A Osborne, j'ai eu des conversations délicieuses avec ma
chère Mary Ponsonby. Elle est plus charmante que jamais,
et nous différons de plus en plus. Nous avons trouvé ici
Lord Granville en forces, et ce pays nous enchante. Ven-
dredi nous allons à Deal, jusqu'à la fin de la semaine pro-
chaine, puis à White-House pour voir M. et Mrs Dishop.
Après cela, nos projets sont encore incertains. Mais nous
ne comptons pas rester en Angleterre au delà de la pre-
mière semaine d'octobre.
Je vous remercie de vos deux bonnes et intéressantes
lettres, du brin de jasmin du 13 juillet et de votre récit,
dont la première partie m'a captivée comme vous pouvez le
supposer, bien qu'il soit plus étonnant encore de réunir
sainte Elisabeth et Renan dans une même phrase, que
d'avoir introduit ce dernier dans mon salon1. Vous aimez
ces tours de force et vous les exécutez mieux que personne.
Mes goûts, vous le savez, sont plus exclusifs. Ces associa-
tions de noms me produisent un effet peu agréable. Il me
semble que je fais partie d'une galerie où mon école a sa
place, sans aucune préférence sur les autres, même sur
celles qui lui sont complètement opposées. Je ne peux pas
continuer la querelle. La cloche sonne, je griffonne dans
l'obscurité, et je n'ai que le temps d'envoyer toutes mes
tendresses à Mrs Grant Duff et à Clara.
A Mrs Bishop.
Deal-Castle, 24 septembre 1883.
Nous avons fait à Walmer Castle l'intéressante rencon-
tre du marquis Tseng et de M. Waddinglon. Aujourd'hui
1. M. Grant Duff rencontra un soir, 28, rue Barbet-de-Jouy,
Renan, qui se rendait du Coilège de France chez Victor Hugo. Le
326
MADAME CRAVEN (4883)
nous allons y dîner, pour nous retrouver avec Lord et Lady
Duflerin. Lord Granville étant aux affaires donne beau-
coup d'animation à ces deux châteaux. Je vous en dirai
davantage à ce sujet et sur beaucoup d'autres quand nous
nous reverrons.
A M. Grant Do ff.
White-House, 24 septembre 1883.
Je vous ai écrit tout dernièrement, mais je veux répon-
dre sur-le-champ à votre lettre que j'ai trouvée ici à mon
arrivée. En outre, j'ai à réparer une erreur concernant un
de vos discours. Je vous avais accusé de nommer dan^ la
même phrase sainte Elisabeth et Renan, ce quevousn'
pas fait. De plus, j'ai été surprise et houleuse, en me sou-
venant (après le départ de ma lettre) que j'avais oublié de
vous parler de l'événement très important (pour nous) de
la mort du comte de Chambord. Je veux maintenant ré-
parer un oubli qui vous étonnera sans doute beaucoup
quand vous aurez lu cette lettre. La votre, à laquelle je ré-
ponds aujourd'hui, a été écrite le jour même de sa mort.
Personnellement, j'en éprouve une grande tristesse. •
la fin de tout ce qui faisait partie des souvenirs de ma vie
passée. Mais il est incontestable que le pauvre ••ointe
de Chambord s'éloignait tous les jours, de plus en plus, di
courant général, je pourrais dire universel, que suivent les
sentiments et les pensées en France. Et si la monarchie doit
se relever, elle a maintenant une occasion qui ne s'était pas
offerte encore. Rien n'excusera jamais l'acte inouï et in
pardonnable par lequel la comtesse de Chambord est ai
rivée à annuler les dernières volontés de son mari, ei
faisant exclure de ses funérailles les princes de la maisoï
de France.
Mais le résultat est très favorable aucom'e de Paris,
les Blacas, Mun, La Rochefoucauld ont fait leur soumis-ior
avec une promptitude et un élan dont il peut remercier
pauvre princesse. Il a même gagné l'approbation de toi
par son attitude simple el digne, et j'espère qu'il y a poi
la France un avenir réel dans la personne d'un pi in
domestique, croyant qu'il venait l'aire une visite, l'introduis
le salon de Mme Çraven. Elle le reçut à merveille, mais l'ei
trevue ne dura naturellement qu'une seconde.
WHITE-HOUSE 327
qui représente, on peut le dire, les aspirations du présent
et la stabilité du passé.
M. et Mme Craven arrivèrent à White-House le
20 septembre et reprirent les habitudes tranquilles
de cottage dans une disposition d'esprit extraordinai-
rement gaie. Le soir, M. Craven lisait à haute voix un
ouvrage inédit de son père, pendant que Mme Cra-
ven tricotait et critiquait le récit quelque peu ro-
manesque dont les scènes se passaient dans les mon-
tagnes de la Calabre. Son jugement très fin était sou-
vent en opposition avec les caractères du roman,
tandis que son mari défendait toujours le côté senti-
mental de l'existence. A ce moment-là, Mme Craven
était active et bien portante. Elle assistait à la messe
matinale dans l'église de la paroisse. Elle aimait à
faire de courtes promenades dans le jardin, et choi-
sissait toujours du jasmin et de l'héliotrope pour ses
petits bouquets. Elle consentit à se laisser photo-
graphier, et avec succès. Mais M. Craven, très habile
photographe lui-même, ne fut pas très satisfait de
l'arrangement des dentelles posées sur les cheveux de
sa femme.
Tous deux soulevèrent d'intéressantes questions
sur la possibilité de rendre avec la photographie, non
seulement la vérité de la forme, mais la beauté du
caractère. Mme Craven avait tellement étudié les por-
traits italiens du XVIe et du XVII siècle, que le détail
et l'exactitude de la photographie ne lui plaisaient pas.
Pour une artiste comme elle, l'idée principale était
de représenter !a beauté dans la vérité, plutôt que la
vérité dans la beauté. Quant à son aspect personnel,
elle ne s'en inquiétait nullement, mais voulait au
moins posséder cette beauté de la vieillesse, dont plus
ou moins de dentelle est l'accompagnement obligé.
Cependant, la photographie n'était pas mauvaise et
donne bien l'idée de son énergie et de sa force, à
328 MADAME CRAVEN (1883)
une époque où elle avait déjà soixante-quinze ans.
Pendant cette visite, elle lut à ses amis le premier
chapitre de son dernier roman, « le Valbriant », et leur
en expliqua le canevas.
Comme toujours, sa parole était plus délicieuse en-
core que son style. La vision d'une réconciliation en-
tre le travail moderne et les vertus du moyen âge, de
la manufacture sanctifiée parle travail, tenait ses au-
diteurs sous le charme. Elle semblait ouvrir dans le
domaine de la fiction une tranchée nouvelle et fertile.
Mais ce rayon de joie fut court.
Avant que Mme Craven quittât White-House, sa
femme de chambre dévouée, Elisa Thorpe, tomba gra-
vement malade. Mme Craven se hâta de retourner à
Londres pour consulter un bon médecin. Le choc fut
très douloureux pour elle quand les médecins décla-
rèrent qu'Elisa était atteinte d'un cancer, et qu'il était
trop tard pour espérer quelque bien d'une opération,
excepté peut-être avant sa mort, pour adoucir son
agonie. On verra d'après les lettres suivantes quel
fut le résultat de cet événement sur les projets de
M. et Mme Craven.
A M" Bishop.
Herbert-House, 1883.
Nous avons pris une décision : c'est d'épargner à Elisa la
douleur de se séparer de moi avant sa mort. Donc, pour le
moment, nous ne pensons pas à quitter l'Angleterre.
Quand je lui ai dit que je serais près d'elle, et dans la
possibilité de la voir souvent, son visage s'est éclairci et
elle a paru si heureuse que j'ai été un peu consolée, à lé
pensée que je pouvais faire au moins cela pour elle. Je m
m'en serais pas séparée, même si elle s'y était résignée.
Comment nous arrangerons-nous et comment ferons-nous
pour le moment? Je ne sais pas.
A Mrs Bishop.
Ayrlield-Bornemouth,30 novembre 1883.
La vie est ici agréable et reposante. J'en jouis infini-
ment, et je suis aussi bien qu'il m'est possible de l'être
LES (( RÉMINISCENCES )) DE LORD GOWER 329
désormais. (Je ne me sentirai jamais plus forte, c'est cer-
tain.) Le repos étant plus nécessaire est d'autant plus
délicieux, et j'en possède ici la perfection. Je suis abso-
lument éblouie par l'éclat de la mer.
A M. Grant Duff.
Ayrfield, 29 décembre 1883.
Votre très bonne lettre du 5 m'est arrivée hier, et m'a fait
comprendre combien j'étais coupable. C'était réellement
une réponse à ma dernière. Vous avez dû me trouver bien
négligente ! Et maintenant mes souhaits de bonne année
vous arriveront avec vingt jours de date. Pardonnez-moi...
J'ai beaucoup joui de mon long et tranquille séjour à
Bornemouth. Lady Georgiana Fullerton est la plus par-
faite des femmes et des amies. Je n'ai jamais connu per-
sonne si complètement exempt d'imperfection, et en même
temps, elle est tellement simple, si indulgente, si bonne de
toute façon et si intelligente! Nous vivions ensemble très
agréablement, tout en différant sur bien des points.
Par exemple, elle est beaucoup plus radicale que moi en
Angleterre. Néanmoins, nous avons été toutes deux très
heureuses de notre réunion dans cet endroit charmant, et
le temps a été d'une beauté exceptionnelle. Je ne crois
pas que même à Gundy, vous ayez eu une plus belle veille
de Noël. Depuis Naples, je n'avais jamais vu un semblable
24 décembre.
Ce que vous me dites du calendrier1 du « Récit » me
touche beaucoup, et plus encore la fidélité que vous lui
gardez. C'est assez pour me faire comprendre que vous
êtes un ami différent de tous les autres. Nul n'a mieux
compris que vous ce moment de mon existence, excepté
les quelques rares personnes vivant encore qui en faisaient
partie. Et sûrement, aucune ne garde comme vous ces
chers souvenirs, si ce n'est moi-même.
Vous ai-je dit (je le crois) que Lord Ronald Gower. en
décrivant dans ses « Réminiscences » une réunion à Wrest
Park, dit « qu'il y a rencontré une Française remar-
quable, aufc un beau visage dantesque»? (j'appelle cela
une belle laideur), bien connue pour avoir écrit plusieurs
l. Dessiné par M" Ambrosc Awdry, femme du major Awdry,
R. E. secrétaire particulier pour le gouvernement de Madras.
330 MADAME CRAVEN (1883)
livres, « C.oody Goody » entre autres le « Récit d'une
sœur » ; qu'il a essayé de le lire, mais qu'il n'a jamais pu
le terminer. Naturellement, je n'approuve pas ce jugemi nt,
mais le livre est plein de beaucoup de choses qui m'ont
bien amusée.
Albert de Mun est venu hier, à ma grande joie. Il apassé
la journée avec nous.
CHAPITRE XLIII (1884)
La reine d'Angleterre demande toutes les œuvres de Mme Craven.
— Claridge. — Brook-Street (Londres). — Maladie de M. Craven.
— Angoisses de Mme Craven. — Regret de quitter l'Angleterre
probablement pour toujours. — M. Stead, éditeur du Pall Mail
Gazette. — Les sœurs de Charité catholiques. — Maladie de Lady
Georgiana Fullerton. — Douleur de Mme Craven. — Admiration
pour Gordon. — Pètes données dans le faubourg Saint-Germain
aux princes d'Orléans. — Paris. — Inquiétudes croissantes. —
Monabri. — Une monarchie visionnaire.
A M" Bishop.
Ayrfield, 2 janvier 1884.
Vous désirez que je vous parle de Y envoi de mes livres à
a Reine. L'histoire est jolie, bien qu'elle soit longue. Je
roulais vous la raconter, mais j'ai oublié, et puis je n'ai
îlus eu le temps.
Lli bien, au commencement de décembre, j'ai envoyé,
ion la collection tout entière, mais dix volumes, nombre
suffisant, me semblait-il, pour la bibliothèque de Sa Majesté.
le laissai de côté (d'après le conseil de Lady Georgiana
Fullerton) « Anne Séverin » et « Natalie Narischkin »,
contenant trop de controverse, disait-elle. J'avoue'que cette
sonsidéralion ne m'avait point frappée comme valant, la
peine de s'y arrêter. (J'oubliais de vous dire que tout cela
a\ venu d'un message delà Heine, qui m'a été communi-
qué à Londres par Etliel Cadogan, quand elle est revenue de
332 MADAME CRAVEN (1884)
son service auprès de la Reine.) Sa Majesté désirait avoir
tous mes ouvrages, et me demandait d'écrire mon nom
sur chacun d'eux. Comme je vous l'ai dit, les volumes sont
partis, et huit jours après, je recevais une lettre d'Ethel
(revenue auprès de la Reine), me disant que Sa Majesté
demandait «Anne Séverin » et<c Natalie Narischkin ». Elle
lisait pour la première fois le « Récit d'une sœur », avec le
plus grand intérêt, et voulait avoir « tous mes livres »,
avec mon nom sur chacun. Naturellement, j'ai ohéi à se<
ordres, et j'ai envoyé tous les volumes qui manquaient. (Je
le croyais du moins.) Quelques jours après, une nouvelle
lettre d'Ethel réclamait les « Méditations ». Je ne m'atten-
dais pas le moins du monde à ce que Sa Majesté s'en sou-
vînt. Je les ai fait demander à Paris, et je les ai envoyées à
Osborne où se trouve la Reine, il y a dix jours. Vous qui
connaissez ma vanité, vous comprenez à quel point j'ai été
flattée ; et plus encore vendredi dernier, en recevant un
paquet de la part de Sa Majesté, contenant son portrait et
trois de ses ouvrages (dont l'un n'est pas publié). L'autre
n'est imprimé que pour la circulation privée. Ce sont les
lettres que sa sœur, la princesse Hohenlohe, lui a écrites. Mon
nom et le sien seront écrits par Sa Majesté au commence-
ment de chaque livre. C'est très gracieux, n'est-ce pas?
Tout cela était accompagné d'un mot de sa dame d'honneur,
me disant qu'il fallait écrire à la Reine pour la remercier,
et que « Sa Majesté serait contente que ce fût en français »
Je l'ai fait samedi, et voilà où nous en sommes.
A Mrs Bishop.
Claridge, janvier 1884.
Je compte tellement sur votre affection, que je veux vous
dire un mot aujourd'hui d'une nouvelle épreuve, plus
grande que toutes celles déjà traversées. Mon pauvre
Auguste n'est pas dangereusement malade, mais sérieuse-
ment fatigué. Hier, il passait dans le Strand (se portant
mieux que jamais), quand, tout à coup, sa vue s'est obscur-
cie. Il ne s'est pas senti défaillir cependant. Il a appelé une
voiture, et il est rentré, très calme, très tranquille, mais l'air
horriblement malade... Aujourd'hui, le docteur Chepnell
dit que c'est une paralysie de l'œil gauche... Il voit très
clairement avec le droit, mais quand il regarde avec les
MALADIE DE M. CRAVEN 333
eux, les objets deviennent confus. Il faut qu'il porte une
isière sur l'œil malade, et s'abstienne de se servir de
autre. Il ne pourra donc lire, et il n'y a pas à espérer que
3tte défense soit de courte durée.
Mes chers amis, vous comprenez tout ce que cela signifie
our lui : la perte de son unique plaisir au monde, et pour
loi, du seul bonheur qui m'ait aidée à traverser tout ce
ue j'ai subi dernièrement — la certitude qu'il était fort et
ien portant, et près de moi, pour me soutenir. Je lutte
utant que possible contre la désolation qui parfois s'era-
are de moi. Je me confie entièrement à la miséricorde de
lieu, et j'espère qu'il me donnera lalorce dont j'ai besoin,
.uguste vous envoie à tous deux son meilleur souvenir.
1 est très courageux et très calme, bien que le choc ait été
iolent et inattendu. Il se sentait et paraissait si bien !
A Mrs Bishop.
49, Bvook-Street, Londres, 7 février 1884.
Nous n'avons pas communiqué depuis longtemps, mais
e n'est pas faute, j'en suis sûre, de songer l'une à l'autre,
luand je pense comment nous aurions pu passer ce moi s si. . .
Enfin ! j'ai tort de dire cela après tant d'inquiétudes, et
vec tant de raisons de remercier Dieu.
Auguste est vraiment mieux, et bien que le progrès de
on pauvre œil soit très lent, il existe cependant, et j'ai
lus d'espoir pour l'avenir.
Je viens d'apprendre que les Irlandais étaient arrivés à
mrs fins à Rome. Il n'y a pas de secours à attendre contre
mt de force et d'entêtement. Si les fous recouvraient assez
.e raison pour réfléchir entre eux, et qu'on leur rendît la
iberté, ils seraient plus sages que le reste des hommes.
Je vous dis cela sans aucun scrupule, car Mme La Touche
t vous ne pouvez avoir la prétention d'être de véritables
rlandaises. Je dois dire, cependant, que je n'ai pas encore
ompris tout à fait où on commence et où on finit d'être
rlandais ou Irlandaise. On me dit, par exemple, que Lord
)'Hagan et Lord Emly ne sont plus considérés comme tels
- et ainsi de tous ceux que j'aime.
Que Dieu vous bénisse tous ! Comme vous le voyez, je
uis dans de meilleures dispositions, bien que je ne puisse
>as dire pourquoi, et le naturel revient au galop.
334 MADAME CRAVEN (1884)
A M. Grant Duff.
Paris, 22 février 188 i.
L'état d'Auguste fait de grands progrès, et je suis sure
qu'il se remettra. Cependant, nous com| renons qu'il est
difficile à notre âge de se [établir complètement de quoi que
ce soit. Nous essayons plutôt de nous souvenir que les
infirmités de la vieillesse nous ont épargnés pendant bien
longtemps, sans nous plaindre de ce qu'elles s'emparent
enfin de nous... J'ai quitté l'Angleterre avec tristesse, sen-
tant bien que c'était probablement pour toujours. Tout
m'y intéresse tellement plus qu'ailleurs!
C'est peut-être parce que j'y vois surtout ks personm s
qui dirigent les affaires publiques, et que je vis
tandis qu'ici, on est tellement séparé du monde officiel et
politique actuel que rien n'arrive jusqu'à nous, si ce n'est
un simple bavardage sur tous ces sujets.
A M™ Bishop.
Paris, 16 mars 1884.
Nous sommes très émus des victoires des Anglais au
Soudan. J'espère que ces braves bédouins, qui combat-
tent d'une façon si remarquable, comprendront enfin qu'ils
pourraient très bien s'entendre maintenant avec les Anglais
s'ils voulaient seulement s'arrêter et écouler. J'ai la plus
entière confiance dans Gordon.
C'est une véritable consolation de trouver un homme
comme lui, à une époque où nous sommes entourés de
tant de médiocrités.
J'espère, comme Lady Georgiana, qu'on lui laissera la
bride sur le cou. Cependant, je comprends ce qu'elle dit
en même temps (et ce qui était aussi l'opinion de I. ii
Granville quand il était chez elle), qu'il est difficile à des
h immes d'État pratiques d'avoir une entière confiais
quelqu'un qui cherche la direction des affaires politiques
et militaires dans le livre d'Isaïe.
Gordon est pratique aussi, pourtant! Et j'espère qu'on
le laissera faire comme il l'entend.
Au mois de mars, M. Stead, l'éditeur du Pull Mail
Gazette, avait demandé à Lady Georgiana Fullerton,
LES SOEURS DE CHARITÉ CATHOLIQUES 335
par l'entremise de M. Lilly, de vouloir bien contribuer
à une série d'articles sur le « travail des femmes » qui
paraissaient alors dans son journal. Il en demandait
un, en particulier, sur le bien accompli par les sœurs
de Charité catholiques. Soit à cause de sa mauvaise
santé, soit. qu'elle ne fût pas disposée à écrire à ce
moment, Lady Fullerton conseilla à M. Lilly d'offrir
gfrs Bishop pour la remplacer. Mme Craven s intéressa
beaucoup à ce travail, et chercha à réunir tous les
documents nécessaires. Avec beaucoup d'autres, elle
envoya à son amie les articles de Maxime Ducamp.
Mme Craven rappelle cette circonstance dans la vie
de Lady Georgiana Fullerton, et dans une autre lettre,
Lady Georgiana supplie Mme Craven d'écrire ses sou-
venirs personnels.
Elles en avaient fait le plan pendant l'hiver, à Bor-
nemouth, et cette dernière œuvre devait se nommer:
« Le chemin parcouru ».
Malgré la valeur littéraire de tous les autres, combien
devons-nous regretter qu'un travail différent ait empê-
ché Mme Craven de laisser à ses amis de si précieux
souvenirs !
A Mrs Bishup.
Paris, dimanche, 23 mars 1884.
Je vous envoie les numéros de la Revue des deux Mondes
contenant les très intéressants articles de Maxime Ducamp.
Ils me paraissent fournir d'abondantes matières pour ceux
du PallMall. Jusqu'à présent, il ne m'a pas été possible de
démêler à quelles circonstances Lady Georgiana fait allu-
sion à propos de sœurs du Soudan. Mais je saurai ce qu'il
en est, et je vous le communiquerai.
Tant de choses vont mal qu'il est bon de rappeler au
public les preuves de dévouement données par des femmes
catholiques que personne encore n'a égalées (bien qu'on
ait beaucoup fa t eu Angleterre pour les imiter).
Mou pauvre cher Auguste supporte toujours avec pa-
tience l'inconvénient auquel il est sujet, et qui change et
attriste notre vie.
33G MADAME CRAVEN (1884)
A Mrs BlSHOP.
Paris, 14 avril 1884.
Avez-vous appris les nouvelles concernant Lady Geor-
giana?
Je crains bien que nous ne devions nous attendre à la pire
de toutes, après une rechute suivant un mieux tellement
extraordinaire. C'est un bien grand chagrin pour moi.
Ces six semaines à Ayrlield avaient été si douces. Elle
paraissait tellement bien et si forte, qu'en dépit de ce que
je redoutais, je comptais sur la vigueur extraordinaire de
son tempérament. Ma bien chère amie, je voudrais pouvoir
vous parler. Les nuages qui ont si souvent obscurci ma vie
s'amoncellent autour de moi. J'espèreque nous conjurerons
comme avant Forage menaçant. Mais quand l'âge a détruit
la santé, quand il serait si nécessaire de se préparer tran-
quillement à la mort qui s'approche, le repos prend un
tout autre aspect, et l'on ne peut s'en passer. C'est comme
si l'on essayait de vivre sans nourriture.
Mardi 15. Je viens de recevoir quelques mots au crayon
bien touchants de la chère G. Fullerton. Elle est admira-
blement aidée et soutenue, et son exemple sera, j'espère,
une force et un appui pour beaucoup d'autres. Humaine-
ment parlant, elle a certainement bien des consolations :
une maison des plus tranquilles, la certitude que son
mari est soutenu, non seulement par sa foi et ses senti-
ments religieux, mais par ses actes de piété continuels
et persévérants. Elle a près d'elle un confesseur qui est son
meilleur ami et le plus grand bienfaiteur de son âme. Ce
sont d'heureuses conditions humaines. Mais elle a en plus
ce secours divin et particulier, qui n'est jamais refusé, dit-
on, à ceux qui ont voué leur existence au service des pau-
vres. Elle m'a envoyé dans sa lettre quelques lignes (cou-
pées, je le crois, dans un journal irlandais) ayant pour
titre : « L'école de la douleur » ; les paroles qu'elle y a ajou-
tées en font pour moi un véritable trésor. J'attends beau-
coup de grâces des prières de cette amie bien-aimée.
A Mrs Bishop.
Paris, 29 avril 1884.
Un mot seulement pour vous demander où vous êtes.
ADMIRATION POUR GORDON 337
Cela me préoccupe de rester si longtemps sans nouvelles...
... Je puis vous dire réellement, comme Mme de Sévigné
à sa fille : « j'ai mal à votre poitrine ». Dites-moi donc
comment vous êtes.
A Mrs Bishop.
Paris, 18 mai 1884.
Je reçois à l'instant votre lettre écrite après votre départ
de Lourdes. Je vous envie ce pèlerinage. Il m'est pénible
d'avoir vécu d ms cette période de pieux enthousiasme,
sans avoir jamais pu m'y associer. Ce n'est pas que ma dé-
votion soit influencée par ce genre de manifestations: j'au-
rais redouté de faire partie de ces grands pèlerinages,
mais j'aurais voulu y aller seule.
Nous sommes très surpris de voir que Gordon vous oc-
cupe si peu, et tout ce qui se passe en Angleterre à cause
do lui. Nous ne pensons pas à autre chose. Depuis qua-
rante-huit ans que je connais et que j'aime l'Angleterre,
je n'ai rien vu de pareil à l'attitude du gouvernement à son
égard. Et quant à Gordon lui-même, je l'élève très haut...
Et plus que jamais, depuis que j'ai lu ses étonnantes « Etu-
des en Palestine ».
Il y avait de nombreuses années que Lady Herbert
était l'amie de Mme Craven. Elles s'étaient connues à
l'époque où M. et Mme Craven avaient une maison
dans Berkeley Square, et quand le salon de Lady Gran-
ville et de Lady Palmerston étaient le rendez-vous de
la société politique et diplomatique la plus distinguée.
Jusqu'en 1877, elles n'avaient pas entretenu une cor-
respondance suivie. Mais à l'occasion de la maladie
d'Elisa Thorpe en 1883, Lady Herbert offrit l'hospitalité
à Mme Craven. Dès lors, les liens d'une affection in-
time se resserrèrent entre elles. Grâce à la complai-
sance de Lady Herbert, Mrs Bishop a pu choisir quel-
ques lettres de Mme Craven et les insérer dans ce mé-
moire.
A Lady Herbert.
Paris, 25 mai 1884.
Le Nonce (qui était là hier au soir) paraît fort étonné de
MADAME CRAVEN. 22
338 MADAME CRAVEN (1884)
la presque impossibilité où il se trouve de se faire écouter
par V Univers qui s'acharne (même maint nant que le blas-
phème et l'athéisme nous entourent de tous côtés] à atta-
quer et à détruire la réputation de l'évèque d'Orléans.
Quelle étrange folie ! J'ai fait une courte revue du livre du
général Gordon « Etudes en Palestine ». Il m'a paru inté-
ressant de faire remarquer tout ce qu'il renferme de foi et
despiritualitecalholiques.il n'y a pas beaucoup d'hommes
comme lui dans cette génération, et c'est bien heureux
qu'il ait tant de catholicisme dans l'âme (qu'il le sache ou
non). Puissions-nous le compter tout à fait comme un des
nôtres, avant la fin de sa vie si dévouée et si courageuse.
J'ai tous les jours de meilleures nouvelles de Lady
<i. l'ulleittin. Mais sa guérison est très lente, bien qu'elle
soit hors de danger depuis plusieurs semaines.
Adieu, très chère et très bonne amie, écrivez-moi bien-
tôt.
L'enthousiasme de Mme Craven pour le général
Gordon révèle les sentiments intimes qu'elle exprimait
si rarement. Qu'il fût ou non catholique, elle voyait eu
lui un frère, qui avait reconnu le Seigneur « à la frac-!
tiondu pain ». Elle comprit qu'il n'était pas seule
un héros, dans l'acception ordinaire du mot, mais un
véritable chrétien. Son courage et sa simplicité l'uni-
raient. Sa noble devise : « Ni honneurs, ni honneur »]
touchait son cœur plus profondément encore. ;
qu'elle exprimait le désintéressement au servir
Dieu. Mais ce qui lui fil prendre la plume, ce ne fut pad
seulement son admiration pour Gordon. Ce fut le sent»
ment mystique plus encore que catholique, avec lequel
il parlait du Saint Sacremenl dans ses « Etudes en
Palestine ». qui excita son enthousiasme. <iordon « le
chinois ». Gordon << le pacha du Soudan ■ parlait du
plus sublime des mystères avec l'éloquence de Mgr
Gerbe! dans son dogme générateur. Gordon voulait
nous apprendre comment Dieu vil en nous; « c'est le
grand secret », disait-il '.
i. Les « Etudes en Palestine » du général Gordon furent pu.Miées
INDÉCISIONS 339
Si le lecteur s'est identifié à la vie spirituelle de
Mme Craven, il comprendra que de telles paroles lui
parurent une réponse vivante à ses aspirations, et
l'engagèrent à s'en faire l'écho dans le Correspondant
du 10 juin 1884.
A Mrs Bishop.
Paris, 11 juin 1SS4.
Quoi que nous fassions plus tard, nous ne songeons pas
à bouger pour le moment. Selon toute probabilité, nous
resterons à Paris jusqu'à la fin de juillet. Nous avons pro-
mis d'aller en Suisse, et la princesse Wittgenstein compte
nous y garder jusqu'au lb septembre. Mais tout cela dépend
de la santé d'Auguste et de la mienne. Nous nous effrayons
maintenant de tant nous éloigner de chez nous. Nous nous
déciderons quand le moment d'agir sera venu. Nous sommes
bien, grâce à Dieu. Nous devons même nous joindre samedi
prochain à une réunion de famille, pour faire la connais-
sance de la fiancée du duc de Blacas (Mlle de Civrac).
Dans cette saison, je crois que nous pouvons nous risquer
à prendre quelques distractions de ce genre. Elles feront
peut-être plus de bien que de mal à Auguste. Il me sem-
ble quelquefois qu'un changement d'air lui serait favo-
rable... On vient parfois nous voir dans la soirée. Mais on
dine si tard maintenant, que ces visites sont plus fatigantes
qu'agréables. Dans peu d'années, elles ne seront même
plus possibles à Paris, et on en parlera comme d'un plaisir
d'une autre génération, absolument inconnu à celle-ci.
(Gomme on parle des petits soupers d'il y a cent ans.)
Je vois que vous n'avez pas été gordonisée au même degré
que nous. C'est toujours mon héros, et si vous lisez le
Co respondant, vous y trouverez un article de moi.
J'enverrai un exemplaire du « Récit » à votre Altesse
Sérénissime l. Mais vous lui expliquerez que je le fais sur
en 1864, pendant qu'il était à Kartoum. Quand on lui demanda s'il
approuvait le titre du livre, il écrivit ces paroles citées par Mme
Craven : « Ce livre m'occupe beaucoup, car il peut servir à expli-
quer la présence de Dieu en nous. C'est le grand secret (Ps. XXV).
Il nous a créés pour avoir une demeure (Naos) en nous. Sans nous,
il est sans asile. Il nous a laits, et que nous avons besoin de lui! »
1. Son Altesse Sérénissime la princesse Amélie de Schleswig-
Holstein.
340 MADAME CRAVEN (1884)
votre demande, et pas démon propre mouvement, ce qui,
je crois, me rendrait un peu ridicule...
Ma belle-sœur (la mère d'Henri) a eu dernièrement
beaucoup de succès et de satisfaction. Elle a donné la pre-
mière réception à laquelle aient assisté le comte et la
comtesse de Paris et leur fille. (Roi et Reine de France
maintenant, aux yeux de tous les légitimistes, car les
exceptions ne valent pas la peine d'être nommées.) Leurs
Majestés (qui ne le seront jamais, hélas!) ont paru beaucoup
s'amuser. C'était parfaitement réussi (dit-on), carnaturel-
lement nous n'y sommes point allés : un bal superbe et
liés animé, avec la fine fleur des royalistes et de la bonne
compagnie, qui, je dois le dire, sont synonymes. Les
vieux Orléanistes étaient là aussi, mais pas en très grand
nombre, à cause de la mort de M. d'Haussonville qui, avec
celle de M. d'Harcourt, met en deuil les meilleurs et les
plus importants d'entre eux. J'ai cependant entendu dire
qu'ils étaient un peu froissés de la faveur évidente que le
comte de Paris a témoignée aux légitimistes. Il paraît les
considérer comme les seuls vrais royalistes, et dans un
sens, il a raison.
Marie, ma nièce, était délicieuse. Elle a beaucoup seconde
sa belle-mère, par sa beauté et ses manières charmantes.
La même chose s'est répétée lundi chez le duc de la Ro-
chefoucauld Bisaccia. On a dansé jusqu'à sept heures, et le
comte et la comtesse de Paris se sont rendus directement
la gare, pour rentrer à Eu par le train de huit heures.
Qui pourrait croire que la France est dans un aussi triste
état, à la vue de tant de gens se livrant à cette dissipa-
tion, bien plus grande encore qu'on ne se l'imagine (car
enfin, ces fêtes au moins ont une signification)? De tousles
côtés, on n'entend parler que de plaisirs fous. On n'a jamais
vu (paraît-il) une saison aussi brillante.
A M. Grant Duff.
Paris, 1er juillet 1884.
Quant à Didier, je n'ai plus rien à vous apprendre, vous
ayant dit dans ma dernière lettre qu'il s'était re* "é, et que
son successeur avait accepté tous ses arrangements avec
moi. Ledit successeur m'a tranquillement demandé, l'autre
jour, si je ne pourrais pas lui écrire un autre livre comme
INQUIÉTUDES CROISSANTES
341
le « Récit ». J'ai répondu que c'était impossible. Mainte-
nant, il me presse de finir le pauvre remplaçant que je lui
prépare sous la forme d'un roman. Il ne sera pas ter-
miné avant la fin de l'année.
Mrs Bishop et Florence (qui sont ici dans le moment,
venant de Pau et des Eaux-Bonnes) ont dîné chez moi
lundi avec Albert. Elles l'ont trouvé charmant. Thérèse est
venue après dîner. Elle a paru ce qu'elle est toujours,
délicieusement aimable. Mais elle avait l'air très malade,
et cela lui arrive bien souvent.
A Mrs Bishop.
Paris, 8 juillet 1884.
J'ai relu votre très chère lettre, et je comprends à peine
ce que vous voulez dire. J'ai eu si peu de chose à vous offrir
en échange de la joie que m'a donnée votre présence ! Vous
m'aimez tant, je le sais, que vous auriez été peinée en ap-
prenantcombien je me suis sentie triste après votre départ.
Vous m'avez dit un jour que je ne parlais pas assez, ce
qui m'a étonnée, car je ne me croyais, au contraire, que
trop expansive.
Depuis, j'ai réfléchi, et je sais ce que vous voulez dire.
Le fait est que je rencontre si rarement ceux avec lesquels
je puis parler de mon véritable moi, que je ne sais plus le
faire quand j'en ai l'occasion, comme avec vous. Et je n'ai
pas eu le temps cette fois. Je ne vous ai même pas parlé de
tout ce que j'ai souffert à Londres au moment de l'accident
de mon pauvre cher Auguste, alors que je vous désirais
tant.
Pendant ces trois jours, le triste passé lui-même a été
oublié (même la partie qui est toujours présente, hélas!).
Oh! si je pouvais revoir ses chers yeux tels qu'ils étaient
autrefois! Vendredi, il s'est trouvé si bien pendant quelques
heures qu'il s'est cru guéri. Pensez-vous que ces alterna-
tives de mieux soient de bon augure?
Cependant, nous sommes peut-être plus forts que nous
ne le croyions, car nous avons accompli vendredi, sans
trop de fatigue, et malgré la chaleur, un petit voyage assez
compliqué. Deuxheures dechemin de fer pour aller, autant
pour revenir, une demi-heure dans un omnibus cahotant,
une demi-heure de marche à midi. Nous avons quitté Paris
342 MADAME CRAVEN (1884)
àneuf heures du matin, nous sommes revenus à cinqheures.
Pas mal, n'est-ce pas, pour un vieux couple aussi re-
table? Le but de noire voyage était de visiter (dans un eu-
droit nommé Chaumes) une petite maison que nous avions
l'idée de louer pour l'été et l'hiver prochain, et définitive-
ment si elle nous convient.
Il faut bien préparer quelque chose dans le cas où nous
échouerions dans un arrangement avec Perrin. Mais cette
maison ne fait pas notre affaire. J'ai constaté cependant,
avec plaisir, que nous n'étions fatigués ni l'un ni l'autre de
cette expédition à la chaleur brûlante de jour. Je ne sais si
c'est cela qui a donné à Auguste le courage d'envisager un
plus long voyage, ou l'impi ssion de tristesse qui a suivi
votre départ, celui d'Albert et de tout le monde, mais il
s'est tout à coup décidé à partir pour Monabri. Nous nous
sommes donc annoncés, et je pense que nous nous mettrons
en route le 18 ou le 20 de ce mois.
A Mrs Bishop.
Monabri, 28 juillet 1884.
Voici votrf lettre, elle est la bienvenue. Vous apprendrez
avec plaisir que nous ne sommes pas mal, et que nous
jouissons entièrement de notre séjour dans ce pays déli-
cieux. Auguste supporte assez bien cette vie hoi
lui. il est rarement abattu et d \ '. de cette façon qui
me trouble l'esprit. Généralement parlant, il est mieux et
plus content ici que je n'osais l'espérer.
La princesse voudrait nous garder indéfiniment, c'est-à-
dire jusqu'en novembre. Mais c'est impossible. Cependant,
je ne tais aucun projpt, et ne prévois rien. Il e-t probable
que nous serons de retour à Paris (au moins pour quelques
jours) au commencem ~nt de septembre. J'ai reç*' ici de
es lettres d'Albert. C'est une chose étrangi
dont je suis reconnaissante, qu'il ait découvert que nous
pouvions être une consolation et un appui l'un pour l'autre,
aussi bien qu'une agréable société...
J'ai rencontré ici une femme charmante, que je connais-
sais déj-i, mais pas intimement. Elle est plongée dans les
œuvres d<js cercles catholiques. Elle m'a prêté des journaux
que je n'avais jamais lus, et qui m'ont fait mieux com-
prendre leur but, leurs désirs et leurs rêves. Je vois en
UNE MONARCHIE VISIONNAIRE 343
quoi nous sommes d'accord, et en quoi nous différons.
Quant à l'importance du but, à l'utilité de se dévouer à
son étude et au soulagement de tous les malheureux dans
la classe ouvrière, etc.. il ne peut y avoir deux opinions.
Hême s'ils se trompent, même s'ils échouent, leur existence
n'aura pas été inutile. Mais je ne puis ni les comprendre,
ni les suivre d'ans leur idée d'une « monarchie chrétienne ».
Tout cela vient du moment malheureux de la naissance
ou du rétablissement des cercles, alors qu'on regardait les
catholiques libéraux comme les seuls ennemis à combattre,
et l'application libérale duSyllabus aux événement s actuels,
comme la chose la plus nécessaire. Naturellement, les
mots « liberté », « gouvernements constitutionnels » et, par-
dessus tout, « institutions parlementaires » doivent être
non seulement évités, mais absolument interdits. De sorte
que l'unique pouvoir désiré et voulu est cette monarchie
visionnaire, à laquelle je ne crois pas du tout. Une monar-
chie chrétienne implique naturellement un roi chrétien,
investi d'une autorité sans contrôle. — Et alors? — Si
Bous, loyalistes comme nous le sommes, nous voulons que
ce monarque ait des successeurs, faut-il donc compter sur
une série de rois très religieux? S'ils ne le sont pas,
gu'arrivera-t-il ? Où a-t-on jamais vu une succession de
rois absolument digues de confiance sous ce rapport? On
n'avait point abjuré le christianisme quand Louis XV était
roi de France, il était même le Roi très chrétien par excel-
léne . Comment auraient-ils soutenu leurs idées, alors?...
Où et quand pourront-ils y arriver, s'il leur faut pour cela
le rétablissement ou l'institution d'un gouvernement de ce
genre, dans le temps où nous vivons? Je suis presque sûre
que tôt ou tard ils comprendront leur erreur. Mais je n'es-
saierai pas de la leur démontrer...
Hier, nous avons eu ici, dans l'église, une cérémonie tou-
chante, l'ordination de deux jeunes prêtres, par .Mgr Mer-
millod. C'est la première qui ait eu lieu à Lausanne depuis
la Réforme.
CHAPITRE XLIV (1884)
Monabri. — M. Craven est frappé d"une attaque de paralysie. —
Lettre à Mrs'Bishop. — Journal et Notes. — Les noces d'or de
M. et de Mme Craven. — Résignation chrétienne. — Angoisses.
— Nouvelle attaque. — Mort de M. Craven le 4 octobre 1884.
A Mrs Bishop.
Monabri, 24 août 1884.
La grande épreuve dont la pensée me hantait continuel-
lement s'est enfin abattue sur moi. et quand je me sentais
plus tranquille que je ne l'avais été depuis longtemps au
sujet d'Auguste. Le vendredi matin, le 22, il a été frappé
d'une attaque beaucoup plus inquiétante que la première.
Son bras et sa jambe gauches sont paralysés, sa parole est
confuse, mais son intelligence plus lucide que jamais. Très
chère amie, comprenez-vous ce que j'éprouve"?...
Je veux essayer de vous dire les choses exactement, sans
m'appesantir sur moi-même. Le docteur dit qu'il n'y a pas
de danger immédiat ; que son état (quarante-huit heures
après une attaque aussi sérieuse) est aussi satisfaisant que
possible, et que si les choses marchent comme cela trois
ou quatre jours encore, il surmontera cette crise.
J'ai bien des choses à vous dire, mais je ne peux pas. Je
veux être prête, je veux me soumettre. Jeudi prochain, le
28, on devait dire la messe et nous devions communier
ensemble, le jour de nos noces d'or, le cinquantième an-
niversaire de notre mariage. Au lieu de nous plaindre, il
LES NOCES D'OR DE M. ET DE Mme CRAVEN 345
faut remercier Dieu de ces nombreuses années. Je fais mon
possible pour me contenir, car il me veut toujours près de
lui. Mais je suis très faible, et jusqu'à présent, Dieu ne
m'aide pas comme il le fera certainement quand le moment
en sera venu. Que Dieu vous bénisse. Ecrivez ici. La prin-
cesse est la .bonté même. Rien ne nous manque, nous
avons un bon médecin et un excellent prêtre. Il n'y a pas
à regretter d'être venu. Nous avons fait ce que nous croyions
le mieux.
Dans les passages suivants de son livre de notes,
Mme Craven marque les événements de la semaine
précédente jour par jour.
Monabri, 1884.
Il y a aujourd'hui cinquante ans que nous sommes mariés.
Nous voulions célébrer nos noces d'or en communiant
dans la chapelle. Cela paraissait aussi facile à faire qu'à
projeter, il y a seulement huit jours.
Le 21, mon cher Auguste se portait bien, et je n'avais
aucune inquiétude à son sujet, en dehors de celle qui est
toujours présente depuis le mois de janvier. Mais vendredi,
le 22, une nouvelle crise plus sérieuse est venue renouve-
ler tout°s mes terreurs.
Mon Dieu! que votre volonté soit faite, dans cette dou-
leur, la plus grande de ma vie ! Je ne sais ce qui arrivera,
car Dieu peut encore me laisser le cher ami et le compa-
gnon de tant de longues années. L'heure de notre sépara-
tion peut être reculée, mais je l'attends. Fortifiez-moi,
aidez-moi, aidez-moi à n'aimer que vous et votre volonté.
J'écris maintenant, car je sais par expérience que tout de-
vient confus dans la tête quand la douleur l'égaré, et je ne
voudrais rien oublier de ce qui se passe pendant ces jours.
Vendredi 22. J'étais à la messe, Luigi est venu me cher-
cher en courant. « Il signor e maie, molto maie. » Pendant
qu'on allait chercher le médecin, Auguste me dit : « Je vou-
drais être prêt, faites appeler... » Je compris et je lui de-
mandai s'il désirait voir l'abbé Calpini (le chapelain auquel
il s'était confessé la semaine précédente) ou M. le curé. Il
répondit : « Monsieur le curé de Lausanne. » Puis il m'em-
brassa en disant: « Chère, très chère, je ne regrette qu'une
.y*G MADAME CRAVEN (1884)
cbose sur la terre, c'est de vous quitter. » Le médecin
arriva, et voyant qu'il avait l'usage complet de toutes ses fa-
cultés etque ses membres, bien que paralysés, conservaient
encore beaucoup de sensibilité, m'assura qu'il pouvait
revenir en partie de cette attaque, bien qu'elle fût très sé-
rieuse, r
Peu de jours avant, Auguste avait donné sa cbambre
à M. Mercier qui était venu passer quelque temps et qui
était malade. Auguste se sentant bien avait insisté pouf
que M. Mercier la prit, util en occupaitune autre. Maison
le remit dans celle qu'il avait quittée. Elle s'ouvrait dans
la mienne, et j'eus au moins le bonbeur d'être près île lui,
nuit etjour. Quand il fut installé; dans son lit, je m'age-
nouillai près de lui. H était parfaitement calme et serrait
et baisait ma main, en me disant les paroles les plus dou-
ces et les plus tendres, répétant : « Dieu sait mieux que
nous, il fait tout bien. » Et beaucoup d'autres choses
pieuses et tendres, que ma mémoire troublée ne me retrace
pas. M. le curé vint dans l'après-midi, et resta un
tant avec lui. 11 avait apporté les saintes builes pour les
derniers sacrements, mais il le trouva mieux qu'il :
attendait; et comme le médecin lui assuiaii qu'il n'y avait
plus de danger imminent, il avait seulement entendu sa
confession et causé ensuite avec lui. Il me dit qu'An
était parfaitement calme, qu'il ne craignait pas la moi t. et
demandait seulement la grâce d'être prêt. M. le curé était
ému et édifié de ses bonnes dispositions. Il me dit que mon
pauvre cber lui avait demandé s'il avait tort de prier pour-'
que je ne reste pas longtemps sur la terre quand il sérail
parti.
Le jour suivant, le samedi, le médecin le trouva mieux.
Mais Auguste secoua la tète et me dit : « Je n'en reviendrai
jamais, » et puis, voyant que je m'agenouillais près de lui,
il répéta, les yeux pleins de .armes, « que c'était moi qu'il
ne pouvait quitter, qu'il ne tenait à rien sur la terre ». Il
prit son crucifix, le baisa et le plaça où il pouvait ton
le retrouver, sous sa tète. Je l'embrassai. Alors, il me re-
tint un instant contre lui, et me dit: « Je vous embrasser
rais toujours, restez là que je vous voie. » 11 ni expliqua
où étaient ses papiers, etajouta : « Je voudrais être en
à lîoury. » « Oh! cher, cher, oui, c'est là, s'il plaît à Dieu,
RÉSIGNATION CHRÉTIENNE 347
ue nous trouverons ensemble le repos côte à côte. » Il ne se
[àignàit jamais, remarquant simplement qu'il ne pouvait
is du tout remuer sa main droite.
Le dimanche, il y eut un léger mieux. La paix de son
ne continuait. Matin et soir, nous fimes nos prières en-
imble, et dans la journée je lui lus un chapitre de l'«Imi-
tion » et la belle prière du Père de la Colombière. Il baisa
crucifix et l'emporta sur le sofa où on lui permettait de
isser la journée, en disant : « Mon cher crucifix! je ne
iux pas m'en séparer un instant. »
Le lundi, le mardi et le mercredi, le mieux continua;
ais son état élait tellement incertain que je perdais par-
is tout mon courage. Ne m'abandonnez pas, mon Dieu !
jeudi 28 août. Fête de saint Augustin, et l'anniversaire
; notre mariage. Le jour de nos « noces d'or ». Il a voulu
ire la communion dans son lit, puis je suis descendue
ins la chapelle pour la recevoir à mon tour et entendre
messe. Pourrai-je dire ce que j'ai pensé et senti? Vous
savez, mon Dieu! La douleur s'emparait de moi, mon
xuvre cher me regardait si tristement! Et je sentais ma
rce physique m'abandonner. Il élait sur sa chaise longue,
i me jetai sur son lit. Tout à coup, je l'entendis soupirer.
! courus à lui, et il me dit : « Oh ! très chère, l'épreuve
>us trouve très douce et très courageuse. Que Dieu ait
tié de vous ! » 11 m'avait déjà dit souvent : « Dieu est si
>n ! Il fait tout bien. » Et c'est Dieu qui nous a conduits
i, où une amie parfaite nous soutient dans cette épreuve,
, ne veut pas que nous regrettions d'être loin de chez
jus. Nous cherchons tous deux à chasser les inquiétudes,
accepter comme une miséricorde de Dieu cette bénédic-
on de la paix et du silence que nous possédons ici, et
stte solitude tranquille. Les visites nous auraient beau-
)U|> fatigués. Il répète constamment: « Tout est bien, ne
ouvons de défaut à rien. »
Et moi, mon Dieu, me voilà devant vous, entrée dans ce
ide et dernier sentier de la vie. Que votre main m'aide,
le soutienne et me guide 1
Mon Dieu! s'il vous plaît, donnez-moi de la force. Mais
l'un de nous deux doit être abattu, et l'autre courageux,
issez-lui le courage, et donnez-moi l'abattement. Nous
ous jetons dans vos bras, ne nous laissez pas tomber.
348 MADAME CRAVEN (1884)
Dimanche 34 août. Il était mieux aujourd'hui, et parlait
plus distinctement. Ce matin, après notre prière, je lui ai
lu la messe, puis il m'a demandé un chapitre de la « Pré-
sence de Dieu »', en me priant de l'ajouter désormais tous
les jours à notre chapitre de 1' « Imitation ». J'avais été
inquiète toute la journée, et je ne pouvais pas me maîtri-
ser. Que Dieu me rende le calme, je ne lui en demanderai
pas davantage, car je ne puis l'obtenir sans son amour et
sa grâce, et c'est tout ce que je désire.
Lundi '/er septembre. Un peu plus faible, ce matin. Mais
dans la journée il était mieux qu'hier. Comme à l'ordi-
naire, nous avons lu ensemble. Il écoute toujours avec une
extrême attention, plaisir et piété. Plus tard, je lui ai fait
la lecture dans un livre d'Ethnographie et de Phrénologie
qu'il avait choisi. Ensuite, je me suis étendue, n'en pou-
vant plus. Je suis malheureuse d'être si faible, parce que
je souffre beaucoup physiquement quand ma vie est agi-
tée. Seigneur, donnez-moi la force de faire tout ce que je
dois.
Mardi 2 septembre. Pour lui, une bonne nuit et une jour-
née passable. C'est lui qui décide tous les jours quelles
seront nos prières et nos lectures. Il a la parole un peu
plus claire, mais sa main est toujours pareille.
Vendredi 6 septembre. Il est triste aujourd'hui, et plus
impatient. Que c'est terrible de ne pouvoir ni le remonter,
ni l'aider! Il redevient calme et serein quand je recom-
mence à prier avec lui, et que je lui lis quelque livre
pieux.
Nous venons de réciter notre « Psautier de Jésus », qu'il
m'a demandé, ainsi que le chapitre de la « Présence de
Dieu » un peu plus tard ; puis 1' « Imitation » et la prière
du Père de la Colombière.
Mme Craven écrit encore dans son journal :
Vendredi 12 septembre. C'est aujourd'hui l'anniversaire
de l'abjuration d'Auguste. Si nous avions prévu d'avance
que nous serions encore ensemble à la fin de ces cin-
quante années, qu'elles nous auraient paru longues, et j
1. Probablement le livre intitulé « La présence de Dieu » du
Père Gonnelieu; bien connu comme un des traducteurs de Y « Imi- i
tation de Jésus-Christ ».
ANGOISSES 349
maintenant qu'elles sont passées, elles nous semblent un
rêve. Pourtant elles représentent une longuo vie. Ne nous
plaignons de rien, acceptons tout.
Dimanche ii septembre. Fête de l'Exaltation de la Sainte
Croix, anniversaire de ma première communion en 1819,
et de la sienne quinze ans plus tard. Il a communié dans
son lit, avec sa piété et sa connaissance ordinaires. Je suis
ensuite allée à la messe, et, à mon tour, j'ai reçu la com-
munion en souvenir de ce jour. Ce jour, au seuil de la vie,
célébré maintenant à son déclin, suggère d'inexprimables
pensées! Ob ! si Dieu nous permettait de les saisir, de les
comprendre et de les réaliser, elles seraient toutes conso-
lantes et douces. Nous n'avons cru, vécu, esp'ré, commu-
nié que dans l'attente de ce dernier jour. Plus nous en
approchons, plus ces pensées devraient nous combler de
joie.
Lundi 29 septembre. Fête de saint Michel, archange. Pen-
dant la messe, j'étais heureuse et calme. Le matin, quand
je l'avais quitté, Auguste m'avait dit de remercier Dieu du
mieux qu'il éprouvait. J'ai béni et remercié Dieu qu'il ait
prononcé ces paroles, car, en vérité, je ne vois pas le sou-
lagement dont il parle. Mais s'il l'éprouve, cela me suffit. Je
ne vis pas au jour le jour, mais d'une heure à l'autre, de
minute en minute.
Ce sont mes derniers pas dans la vie. Dieu veuille que je
la finisse bien. La semaine dernière a été remplie de tris-
tesse et de difficultés. Mon pauvre Auguste, mieux sous d'au-
tres rapports, a paru comprendre plus distinctement l'avenir
probable qui lui est réservé. Cette perspective abat quelque-
fois son courage, et semble une plus grande épreuve que la
mort prompte à laquelle il s'était préparé. Je l'ai souvent vu
triste et silencieux pendant de longues heures... Que de
fois mon cœur a été déchiré... De plus, ma chère amie,
si tendre, si secourable, mon appui dans cette grande dou-
leur, est tombée tout à coup sérieusement malade elle-
même. Elle a eu la fièvre, des évanouissements soudains.
Elle est horriblement changée, et si faible qu'i! lui est
aussi difficile qu'à Auguste de quitter sa chaise longue.
J'allais de l'un à l'autre, le cœur rempli d'angoisse et sans
secours. Une fatigue terrible me dominait, j'ai cru que
j'allais perdre toute force et tout courage, au point de tom-
350 MADAME CRAVEN (1884)
ber malade, et de ne plus pouvoir les aider. Oh ! mon Dieu,
j'ai voulu vous dire : « tout ce que vous voudrez », mais
j'ai eu des moments d'inquiétude et de cette tristesse que
vous connaissez, qui aggrave tout, au point de m'accabler,
et sans laquelle tout me paraît facile à supporter.
Dieu! maître de ma vie, laissez ou ôtez-en les épines selon
votre volonté, mais acceptez ma souffrance comme une
prière, une prière ardente, pour que l'àme qui m'est, chère
demeure toujours calme et lumineuse ! Au nom de Jésus-
Christ notre Seigneur.
4CT octobre. Hier matin, une nouvelle alerte imprévue
s'est ajoutée à mon inquiétude perpétuelle. Vers huit heu-
res et demie, j'étais près de son lit, pour voir s'il était
éveillé, car il s'était endormi après une nuit sans som-
meil. 11 me dit: « Faisons notre prière. » Je m'agenouillai
sur-le-champ, je la récitai, puis j'allai m'habiller. Mais
quelques minutes après, je l'entendis qui m'appelait. Je
courus à lui. Il étouffait. Il était pâle et haletant et res^
pirait avec bruit... J'étais épouvantée. « Priez, priez, priez
pour moi. » Et je dis tout haut le Memorare et Sume Domine1
et toutes les prières qui me venaient à l'esprit. Je détachai
le crucifix qui était toujours à son côté. Il le saisit, en
s'éciïant: « Oh oui! donnez-le-moi, je l'aime, » et il
deux ou trois fois les pieds du Christ avec ferveur. Je lui
demandai s'il désirait voirie chapelain. — M. le curé était
absent. — « Oui, oui. » Sa parole était entrecoupée, mais
distincte. Il ne murmurait que des prières, disant que
Dieu avait toujours été si bon pour lui, et à moi : « Oh !
très chère, je vous aime tant! » Peu à peu, cependant, le
spasme se calma, et quand l'abbé Calpini arriva, il était
mieux. Le chapelain fut étonné de la disposition dan- lai
1. Le Memorare (Souvenez-vous, ô très douce vierge Marii
et le Sume Domine est une prière de saint Ignace de Loyola : « Re-
cevez, Seigneur, ma liberté sans restriction, daignez accepter
ma mémoire, tout mon entendement, toute ma volonté: je u'ai
rien, je ne possède rien qui ne soit un don de votre libéralité, je
vous remets le tout, j'abandonne le tout sans réserve à votre vo-
lonté, afin que vous en disposiez comme il vous plaira; l'unique
chose que je vous supplie de m'accorder, avec votre grâce, c'est
un véritable amour pour vous. Si je l'ai, je suis assez riche et je
ne demande rien de plus. »
NOUVELLE ATTAQUE 351
quelle il trouva Auguste, et lui donna l'absolution. Enfin,
quand le docteur arriva, sauf l'altération de la parole, il le
trouva à peu près comme à l'ordinaire. Dans la soirée, il
était presque comme toujours. Mais mon cœur avait été
torturé. J'étais complètement épuisée, et cependant, à dix
heures je ne dormais pas. Je me levai pour commencer le
mois d'octobre, consacré à des prières spéciales. Je pou-
vais unir mes intentions personnelles à celles de l'Eglise.
Je demandai pour lui la grâce dont il a besoin, et pour
moi-même toute la force morale et physique qui m'est né-
cessaire. Que rien n'ait été perdu pour nous dans ces jours
de souffrance et d'agonie. Ce sont des jours de grâce, pen-
dant lesquels vous permettez, mon Dieu, d'expier les fautes
de notre vie.
CHAPITRE XLV (1884)
Mme Craven reprend son journal le 31 octobre. — Récit des der-
niers jours de son mari. — Retour à Paris. — Inquiétudes pour
l'avenir. — Extrait du journal de miss O'Meara. — Mme Craven
se rend à Menou. — Lettres à Mr£ Bishop et à M. Grant Dufî.
Dans le passage suivant du journal de Mme Craven,
il n'y a qu'une date, 4 octobre 1884, et puis une croix.
Le 31, elle écrit :
Ce n'est qu'aujourd'hui que j'ai pu rouvrir ce livre. Qua-
tre semaines depuis le dernier jour passé avec lui sur la
terre ! Je n'ai pas écrit, mais je ne crains pas que le plus
petit incident de ce jour puisse jamais s'effacer de mon
esprit. Cependant, je veux mettre ces chers souvenirs à
l'abri d'une défaillance de la mémoire, qu'amènent quel-
quefois l'âge et le temps.
5 novembre. Le vendredi 3 octobre, la journée com-
mença comme à l'ordinaire. La nuit précédente avait été
bonne. J'allai à la messe, et en revenant, je m'agenouillai
à côté de son lit et nous récitâmes notre prière. Vers dix
heures du malin, je lui fis notre lecture ordinaire dans le
petit livre que nous avait envoyé Mgr Capeccelatro, « Sur-
sum corda». Ce jour-là, le chapitre que je lus était intitulé:
« Bienheureux ceux qui pleurent ». (Beali coloro chc pian-
ÇfOno.)ie le terminai difficilement, et je ne sais pourquoi,
car je n'étais ni plus triste, ni plus inquiète, et cependant
à chaque instant ma voix était coupée par les larmes. Je :
DERNIERS JOURS DE M. CRAVEN 353
pris sur moi autant que possible, pour ne pas l'affliger. A
onze heures et demie, je descendis pour déjeuner, et quand
je remontai vers midi, on l'avait transporté comme tou-
jours de son lit à la chaise longue. Je commençai à arran-
ger ses cheveux et sa cravate; je vis bientôt qu'il était plus
fatigué qu'à l'ordinaire.
Il avait eu un moment d'impatience pendant l'opération
difficile de sa toilette, et il était très contrarié. Je l'étais
aussi, car rien ne me peinait davantage que de voir sa
chère âme en proie à cette sorte de trouble, dans ces jours
de douleur. Je comprenais combien ils étaient solennels,
mais j'étais loin de prévoir à quel point l'épreuve serait
courte.
Je lui proposai de lire le chapitre de 1' « Imitation ». Il
me dit d'attendre, qu'il n'était pas prêt à m'écouter. Je
m'assis en silence près de lui, et j'écrivis une longue lettre
à Mrs Bishop, m'interrompant pour élever vers Dieu
l'ardente supplication de dissiper ce nuage. Si j'avaismieux
compris, j'aurais appelé cette impatience du matin une
feltic culpa, car elle fut l'origine du redoublement de fer-
veur dans lequel il passa le reste du jour, et dont le sou-
venir demeure en moi comme un trésor de consolation.
Quand j'eus terminé ma lettre, pendant laquelle il avait
paru sommeiller, je lui demandai s'il voulait écouter ma
lecture. « Oui, certainement, je suis prêt. » Il suivit avec
attention le chapitre où nous étions arrivés, car nous re-
lisions le livre. C'était le quarante-huitième sur la béati-
tude éternelle. Je ne lus pas sans émotion cette page ad-
mirable, dont chaque mot m'allait au cœur et semblait
lui produire le même effet. Quand je l'eus terminé dans la
traduction anglaise dont nous nous servions générale-
ment, il me dit : « Quel beau chapitre ! Voulez-vous me le
relire en italien ? » Je fus un peu surprise de ce désir
inaccoutumé, mais je lus immédiatement en italien la tra-
duction de ce chapitre magnifique.
Je m'étendis sur la chaise longue dans ma chambre, la
porte de la sienne était grande ouverte. Au bout d'un
quart d'heure, on apporta les lampes, et j'entendis en
même temps la voix d'Auguste ; il parlait avec calme, na-
turellement et gaiment, à quelqu'un qui entrait.
C'était M. le curé de Lausanne. Il arrivait du Synode de
MADAME CRAVEN. 23
354 MADAME CRAVEN (1884)
Fribourg, où il était allé passer une semaine, et venait
tout droit de la gare pour lui faire une visite. Je me levai
pour lui parler, et je retournai dans ma chambre, fermant
la porte pour les laisser seuls. Une demi-heure après,
M. le curé me dit qu'Auguste lui avait demandé s'il pour-
rait se confesser. Comme il l'avait fait très récemment.
M. le curé fut un peu surpris, mais il l'entendit et lui
donna l'absolution. Il parla de L'état de son âme avec beau-
coup d'édification, et fit la réflexion que sa parole était
aussi libre que sa tète.
Plus tard, le curé me dit qu'Auguste lui avait parlé de
son désir de faire une confession générale, mais qu'il lui
avait répondu que c'était inutile. Ensuite ils causèrent du
Synode. Au moment du diner, je trouvai la princesse très
faible et à peine revenue d'un évanouissement qu'elle avait
eu dans la journée. Elle me dit cependant qu'elle était
décidée à faire une visite à Auguste dans la soirée. $ien
que nos chambres fussent tout près de la sienne, il y avait
quatre jours qu'elle n'avait pu faire les quelques pas qui
l'en séparaient.
Dieu permit qu'elle put faire cet effort ce soir-là. Elle
revit Auguste. Il eut encore une fois la joie de tenir clans
la sienne la main de cette fidèle anue. Elle lui parla ^ai-
ment un instant sans voir en lui aucun changement.
remarqua combien sa voix était forte et claire, et l'es
sien animée de sa physionomie. Elle retourna dans sa
chambre et s'évanouit, ce qui me retint presque vingt
minutes. Auguste fut saisi quand je le lui dis. Il m'envoya
deux ou trois fois demander de ses nouvelles, et ne me
laissa commencer ma lecture que lorsque je lui dis qu'elle
était tout à fait remise. Il avait choisi un ouvrage de
M. Lilly : « La religion ancienne et la piété moderne .11
me lit lire un long chapitre sur .Xew.nan. et le premier in-
cident du mouvement d'Oxford. Après cela, j'allai trouver
la princesse pendant qu'on le préparait pour la nuit, el
qu'on le remetta t dans son lit. Je revins et je m'agenouil-
lai près de ui pour faire nos prière-....
Quand elles furent terminées, il me dit : « Récitez, je
vous prie, un autre acte de contrition. » Je fus touch
cette demande, et pensai que c'était sans doute la m
raison qui lui avait inspiré le désir de se confesser, quel-
DERNIERS JOURS DE M. CRAVEN 355
ques heures auparavant. Mon Dieu ! si près de paraître
devant vous, j'ose croire que sa conscience était pure de
toute autre faute volontaire. Je me remis à genoux, et réci-
tai de mon mieux cet acte de contrition final. Il s'y unit
avec beaucoup de ferveur. J'allai me déshabiller, et un
quart d'heure après je revins, comme toujours, pour lui
dire un dernier adieu. Le dernier ! oui, cette fois c'é-
tait bien le dernier. Il paraissait très calme et je pensai
qu'il allait passer une nuit tranquille. Je me baissai, je lis
le signe de la croix sur son front, et je l'embrassai en di-
sant : >< Bonne nuit, très cher, que Dieu vous bénisse. » Il
me répondit : « Que Dieu vous bénisse, chérie. » Si j'avais
su ! Ah ! si j'avais deviné que c'étaient ses dernières pa-
roles ! Si j'avais su que jamais, jamais plus en ce monde,
je n'entendrais sa chère voix... Mais je n'eus pas ce pres-
sentiment, car je ne l'entendis ni appeler, ni agiter sa pe-
tite sonnette, et je m'attendais à ce qu'il passât une bonne
nuit.
Kntre deux et trois heures, je fus réveillée par LuL'i.
« Signora, venite, venite,non sa bene. » Je courus, et pour
rassurer Luigi, je lui dis de ne pas s'effrayer, que c'était
sans doute une crise de faiblesse comme le mardi précé-
dent, et de préparer tous les remèdes que le docteur avait
alors prescrits. En même temps, j'étais près de lui, je te-
nais sa main — sa main gauche — et je m'aperçus qu'elle
était inerte comme l'autre. Il était pâle, ses yeux étaient
complètement fermés. Il ne répondait pas et ne donnait au-
cun signe de connaissance. Cependant, quand je m'incli-
nai pour lui parler, et que je commençai à prier, un léger
mouvement passa sur son visage, comme un sourire.
Peut-être m'a-t-il entendue... Peut-être a-t-il compris
au moins que j'étais près de lai. Il respirait vile, mais
sans biuit. Mon inquiétude augmentait, mais je ne perdais
pas espoir. J'approchai le crucifix de ses lèvres, son clier
crucifix qu'il saisissait toujours avec tant d'ardeur. Il ne
pouvait plus ni le tenir, ni le voir.
Pendant ce temps, Luigi avait appelé tous ceux de la
mai-on qui pouvaient venir. On avait envoyé chercher le
chapelain, ainsi que M. le curé qui, demeurant à quelque
distance, ne pouvait arriver avant trois quarts d'heure.
Le chapelain lui donna une dernière absolution. Je savais
3.*)G MADAME CRAVEN (1884)
à peine ce que je disais et ce que je faisais. Je récitai
toutes les prières auxquelles il s'unirait s'il m'entendait.
Le chapelain me le conseilla, disant qu'il saisirait mieux
ma voix que la sienne. Auguste ne paraissait ni souffrir,
ni lutter. Avant quatre heures, M. le curé arriva, appor-
tant les saintes huiles. Je tenais la main d'Auguste tout le
temps, son visage appuyé contre la mienne. Il me semblait
l'entendre respirer doucement. Je regardai M. le curé,
dont les yeux étaient fixés sur lui. Au bout d'un instant, il
prit sa main, et chercha son pouls. Je m'imaginai qu'Au-
guste revenait à lui, mais M. le curé s'agenouilla, et la
prière qu'il commença tout haut fut le lie Profanais. Oh !
mon Dieu! à quel moment cette âme chérie s'est-elle exha-
lée si doucement ? A quel moment avons-nous été séparés
par ce grand et mystérieux abîme ? A quel moment m'a-
t-il quittée et suis-je restée seule ? Je ne puis le dire. La
paix et la douleur même de ces moments suprêmes,
m'ont empêchée de comprendre quel avait été le der-
nier.
Ce qui se passe dans l'âme à de pareilles heures ne peut
se décrire. Les mots qui exprimeraient de telles profon-
deurs de sentiments n'existent pas dans notre pauvre lan-
gue humaine. Quel mystère, dans cette force même qui
nous aide à traverser de semblables abîmes! Quand cette
horrible crainte est réalisée, quand la mort écrasante et
irréparable est là, une paix iuexptimable, une certitude
que le bonheur entièrement perdu triomphe quelque part,
remplissent le cœur, et ces moments horribles contiennent
le germe et la promesse de ce bonheur.
Oh! mon Dieu, mon Sauveur, soyez béni, béni, béni, des
grâces que vous m'avez accordées.
Pendant tout ce premier terrible jour, n'ai-je pas cons-
tamment entendu au fond de mon cœur la voix de Dieu
qui me disait : « Que m'avais-tu demandé... te l'ai-je ac-
cordé oui ou non ?... » Oui, oui, mon père et mon Dieu, je
ne vous ai demandé qu'une chose pour lui : la grâce, la
loi et la paix jusqu'à la fin. Vous m'avez entendue, et je
vous remercie à genoux. Je sens cette grâce infinie des-
cendre sur nous. Je veux tout souffrir et tout accepter.
Samedi le 4 et dimanche. J'ai pu passer encore un jour
près de lui. Jamais le repos de la mort ne m'avait paru
MORT DE M. CRAVEN 357
aussi doux à contempler que sur ses traits, restés abso-
lument les mêmes. Ni la maladie, ni la mort n'avaient
laissé de traces. De bons amis sont venus, des prêtres, des
religieuses. Je n'ai éprouvé près de lui que du calme et
de la confiance. Une certaine impression fait redouter
aux vivants le contact des morts, même leurs plus chers,
mais je ne l'ai pas éprouvée auprès de lui, pas une se-
conde !
Lundi, Albert et Henri sont arrivés; la cérémonie a eu
lieu dans la magnifique église. S'il avait pu tout prévoir et
tout diriger d'avance, ses désirs eussent été absolument
remplis. Cette pensée m'a été douce. Et quelle douceur, en
regardant en arrière, de sentir que je l'ai réellement sou-
tenu dans son dernier combat !
11 est resté vingt jours près dé la chapelle, dans un en-
droit où l'on a donné l'autorisation de le garder, et chaque
jour j'ai pu aller prier à son côté. Puis le 25 octobre on
l'a emporté. La tombe qu'on nous prépare à Boury n'est
pas terminée. 11 est dans le caveau d'Alfred ; mais il re-
posera là où je le rejoindrai, comme il l'a désiré et me l'a
demandé le jour où il est tombé malade. Cher, cher mari,
toutes les paroles que vous m'avez dites ne sont-elles pas
une preuve de votre amour, de votre courage, de votre
résignation et de votre foi?
La mort d'Augustus Craven fut annoncée dans plu-
sieurs journaux dans son pays et à l'étranger, avec de
bienveillants commentaires sur sa carrière et sa per-
sonnalité.
Il fut le petit-fils préféré de la margravine d'Ans-
pach. Très jeune encore, on lui acheta une commission
dans un régiment d'infanterie. En 1830, quand il en-
tra au Ministère des affaires étrangères, il fut nommé
secrétaire de la légation anglaise à jNaples, pendant
que M. Hill, depuis Lord Berwick, était ministre de
Ferdinand I. Ce fut alors, sans doute, qu'il connut la
famille de la Ferronnays après qu'elle eut quitté Rome.
En 1833, il fut attaché pendant quelque temps à la lé-
gation de M. Cartwright à Francfort, mais on le ren-
voya à Naples, au mois de décembre de la même
398 MADAME CRAVEN (1884)
année. Il alla ensuite à Lisbonne et à Bruxelles. De
] S 43 au mois de novembre 1851, il fut secrétaire de
la légation à Stuttgafd sous Sir Alexander Malet, ac-
crédité auprès du Wurtemberg et de Bade, et pendant
quelques mois secrétaire particulier du marquis de
Normanby, ambassadeur d'Angleterre à Paris. En
1851, la mort de son père augmenta considérable-
ment son revenu. Un peu froissé de ne pas avancer
plus rapidement, et désireux d'employer ses facultés
puissantes dans une sphère plus vaste, il consentit à
se porler pour le comté de Dublin, dans l'intérêt du
parti wliig, espérant que les recommandations de ses
amis catholiques, appuyées par Lord Palmerston, lui
gagneraient un siège au Parlement. Il échoua et ne
reprit pas complètement sa profession, bien qu'il lût
attaché temporairement à la mission napolitaine de
1855 à 1856, et encore une fois de 1859 à 1860 jusqu'à
l'annexion de la Sicile à la Sardaigne. Il entra alors
dans une série d'occupations sans but qui ne remplis-
saient pas son existence et ne satisfaisaient pas ses
aspirations, bien que sa vie sociale lût pleine de suc-
cès. C'était un grand honneur d'être le mari de Pau-
line de la Ferronnays. Mais Augnstiis Craven avait
d'autres titres à la considération. Il était extrêmement
heau, d'une beauté dramatique, si l'on peut employer
cette expression en décrivant ses yeux magnifiques,
ses sourcils mobiles et bien arqués. Une certaine
expression de tristesse, à laquelle ses traits se prê-
taient, lui donnait facilement, l'air tragique.
Il était toujours sérieux, même dans ses meilleurs
jours. Le mystère de sa naissance l'attrista toute sa
vie. Mais s'il éprouva les souffrances des natures pas-
sionnées et concentrées, il en eut aussi toutes les
jouissances. Cette nature entrava plutôt qu'elle ne fa-
vorisa sa carrière diplomatique. Pour bien des rai-
sons, il fut très répandu dans le monde, mais rien n'é-
galait pour lui le cercle de Boury. Alcxaudrine et
MORT DE M. CRAVEN 359
Eugénie l'aimaient comme un frère, on en voit la
preuve à chaque instant dans le « Récit ». Mais ce
l'ut peut-être à Eugénie qu'il s'attacha le plus. Si
Alexandrine était la sainte de la maison, il compre-
nait qu'Eugénie en était l'ange. Il portait toujours un
petit cachet en cristal qui lui avait appartenu et sur
lequel étaient gravés ces mots : « Amo, Credo, Spero. »
De tous les amis de Mme Craven, ce lurent les Mon-
talembert qu'il préféra toujours. Comme les leurs, ses
sympathies appartenaient au parti du Correspondait/.
Il fut choisi par Mme Cochin pour traduire en anglais
la vie de M. de Falloux. Sa traduction en deux vo-
lumes du livre de la Reine, la« vie du prince Consort »,
sert aux écrivains français comme documents d'his-
toire politique, et sa vie (en français) de Lord Palmers-
ton est probablement plus appréciée à l'étranger que
ne le sont en Angleterre les Mémoires de M. Evelyn
Ashley et de Lord Dalling.
Shakespeare et Dante étaient ses études favorites.
Il a laissé en manuscrit une traduction soignée de la
« Vita Nuova ». Il en était arrivé à cette conclusion,
qu'il valait mieux s'en tenir autant que possible à la
signification littérale de Dante, en évitant le sens po-
litique et quelquefois prophétique qu'on attache sou-
vent à ses paroles.
De tout temps, M. Craven fut généreusement hos-
pitalier. Il jouissait de l'affection et de la société de ses
amis, mais ses goûts l'entraînaient vers l'étude et le
disposaient à et lie concentration particulière à la pas-
sion, passion qui se révèle toujours, soit dans l'amour,
soit dans l'agitation des grands projets ou la recherche
de l'inconnu. Pour en donner un léger exemple, il est
certain qu'en poursuivant son projet de fournir Naples
{l'eau potable, il voulait, surtout justifier sa croyance
dans une rivière qui avait autrefois coulé à travers la
ville. Sa brochure très intéressante et très savante,
exposant les motifs de sa confiance, était en quelque
360 MADAME CRAVEN (1884)
sorte destinée à se donner raison à lui-même, bien
que sa fortune eût été gravement compromise dans sa
poursuite de la « rivière perdue ».
Même dans la dernière année de sa vie, le roman de
l'Hon Lewis Wingfield, « Lady Grizel », avait excité son
indignation, par ses attaques contre l'amie de son
père, la reine Caroline. Il avait réuni pour les publier
quelques-unes de ses lettres à M. Keppel Craven, des-
tinées à la justifier, au moins en partie, des accusa-
tions de M. Wingfield.
Il est facile de lire entre les lignes, et de compren-
dre combien M. Craven fut malheureux de la perte de
sa fortune, surtout parce que sa femme en souffrit.
C'était un gentilhomme courtois et raffiné, fidèle à
toutes les traditions de la société telle qu'elle exista
de 1820 à 1840. Dans ce changement de fortune, on ne
lui faisait pas facilement accepter l'économie que dé-
sirait sa femme, et qu'il repoussait surtout à cause
d'elle. De là cette indécision qui fut souvent une si
dure épreuve pour Mme Craven ; mais de là aussi son
inaltérable attachement pour elle, soit qu'il travaillât
pour augmenter ses ressources, ou qu'il se retirât
silencieusement dans son cabinet dans ses moments
de tristesse, n'ayant pour toute consolation que l'uni-
que pensée qu'elle était mieux loin de lui, quoiqu'il
pût souffrir de son absence momentanée.
A Mrs Bishop.
Monabri, 3 novembre 18S4.
Je me rappelle maintenant que dans une de vos lettres,
vous me demandiez si la Reine n'avait écrit. Oui ! Une
lettre très bonne et très gracieuse, et à laquelle je ne m'at-
tendais certainement pas.
Je voulais aussi vous dire, et j'avais oublié, que Mac
Carthy ' s'est montrée parfaite. Je n'aurais jamais cru que
Ja place de ma chère Elisa put être remplie par quelqu'un
1. La femme de ebambre de Mme Craven, plus connue ensuite
de ses amis sous son nom de baptême, Nora.
INQUIÉTUDES POUR L'AVENIR 361
qui lui ressemblai autant. Et c'est encore une des misé-
ricordes de Dieu pour moi.
Le 5 novembre, Mrs Bishop quittait White-House,
pour se trouver à Paris quand Mme Craven arriverait
de Monabri. Le lendemain matin, après une nuit de
voyage, elle entrait dans sa maison solitaire. Sa
maigreur et sa pâleur étaient effrayantes. Ses che-
veux étaient plus blancs, et son visage avait cette
teinte grise que donne seule la douleur. Mme Craven
fut surprise de trouver pour l'accueillir avant toute
autre, une amie d'Angleterre. Mais quand le premier
moment d'émotion fut passé, elle se sentit peut-être
moins désolée, au souvenir de l'affection que M. Cra-
ven avait toujours témoignée à Mrs Bishop. Ce fut en-
core un moment de profonde douleur, quand elle
entra vivement dans la chambre de son mari, où le
bureau était arrangé pour écrire, comme à l'ordinaire.
Elle ne pleurait pas, mais le tremblement de ses
mains, quand elle saisit quelques papiers pour les
baiser, révéla l'intensité de son émotion. Ses grands
yeux semblaient chercher de la sympathie même
dans les choses inanimées, et s'adoucissaient quand
ils rencontraient son crucifix. Sa solitude était bien
grande, mais l'affection et le dévouement de son amie
la consolaient un peu. Aussi fatiguée qu'elle fût par
le voyage et l'agitation, elle ne voulut pas se reposer
ce premier jour, considérant comme un devoir pres-
sant d'établir de suite son existence à venir sur de
nouvelles bases, tout en exécutant chaque volonté de
son mari. Le jour suivant, M,s Bishop la trouva dans
une grande inquiétude.
Elle ne savait plus si elle pourrait rester dans son
cher appartement. Elle ignorait si les mesures né-
cessaires avaient été prises pour assurer l'annuité
[étrangère, son unique ressource en dehors du profit
qu'elle relirait de ses livres. Elle ne pouvait avoir
362 MADAME CRAVEN (1884)
une réponse positive que du prince Hohenlohe, am-
bassadeur d'Allemagne à Paris. Dans cette poignante
incertitude, elle n'avait que des paroles de confiance
sur les lèvres, craignant qu'on pût accuser son mari
de négligence, sinon d'êgoïsmé. Le comte et la com-
tesse Albert de Mun arrivèrent bientôt, et le jour sui-
vant, sa sœur et son beau-frère, le vicomte et la vi-
comtesse de la Panouse, dînèrent avec elle. Peu à peu
la vie se reforma autour d'elle, comme on le verra
par les lettres suivantes. En retrouvant son foyer
désolé, la pauvre veuve dut cruellement souffrir à la
pensée que même la consolation de ses souvenirs
pouvait lui être ravie ; et pendant quinze jours, on ne
retrouva aucun papier de nature à la rassurer.
Elle ne connaissait même pas alors le chiffre de la
petite somme laissée par son mari entre les mains de
son banquier de Londres.
Elle fut prise d'accès de fièvre, et ses lettres, en ré-
vélant son ignorance des affaires, prouvent en même
temps à quel point M. Craven lui avait toujours
épargné, sinon les inquiétudes, au moins le souci per-
sonnel.
Quand elle apprit que son annuité de Bavière lui
était conservée, sa première pensée fut de pourvoir
aux nécessités urgentes de sa femme de chambre Elisa.
Avant de revenir à Paris, elle avait vendu ce qu'elle
appelait « un bon nombre de jolies choses et de baga-
telles ».« Mais », écrivait-elle, « on a découvertque mes
belles tables n'avaient pas de valeur, pas assez, au
moins, pour qu'il vaille la peine de s'en séparer, .le
garde pour moi son bureau et tous les objets dont il
se servait, excepté trois bibliothèquesetleurs contenus
qui n'étaient pas ceux qu'il préférait. Deux mois sont
déjà passés depuis qu'il m'a été enlevé, et tout me
semble fini ! Priez pour moi ! »
Extrait du journal de Miss O'Meara, I ï novembre :
« Je suis retournée chez Mme Craven, je l'ai trouvée
Mme CRAVEN SE REND A MENOU 363
très pâle, très faible, mais si douce ! C'est plus triste
que la mort de la voir dans cette maison vide, ne le
trouvant nulle part, l'attendant en vain clans tous les
endroits familiers où les dieux du foyer le lui rappel-
lent à chaque instant. Elle souffre de la solitude, plus
même qu'elle ne le craignait. Il y aune sorte de doux
désespoir dans la façon dont elle dit :
« Je ne puis le supporter toute seule, c'est trop af-
freux, et les longues nuits me tuent. Je suis tellement
effrayée de tout, et j'ai tant de choses à faire qui me
semblent cruelles pour lui ! Remuer ses chers livres,
chercher dans ses papiers. Et puis je me sens si ma-
lade, si agitée ; et il n'est pas là pour venir s'asseoir
à côté de mon lit, s'inquiéter et envoyer chercher le
médecin, prendre soin de moi et penser à moi. »
Mais au souvenir des miséricordes qui ont rendu la
séparation si belle, le sentiment de joie et de consola-
tion qu'elle éprouve augmente de plus en plus. C'est
comme la fin d'une allégorie de voir la Pauline du
« Récit », la dernière de ce groupe privilégié qu'elle
nous a appris à aimer, seule maintenant, attendant
l'heure d'être appelée pour rejoindre Alexandrine et
Eugénie... »
A Mrs Bishop.
Château de Menou, 19 novembre 1884.
Je ne pouvais mieux vous prouver à quel point je compte
sur votre affect on qu'en vous télégraphiant de suite le
résultat de l'enquête du prince Hohenlohe à Munich.
J'a^aU raison dès le début, la conces>ion votée par la
Chambe de Havière était pour nous deux. Tous mes noms
y sont donnés, et mon pauvre Auguste savait bien pour-
quoi il était si tranquille. Les bons amis qui s'agitaient
Ignoraient tout. La bonne Impératrice d'abord, le prince
Hohenlohe ensuite. Tout en prenant mes intérêts dans cette
affaire, ce dernier avait complètement oublié le texte de
la proposition qui fut acceptée par la Chambre, après sa
nomination d'ambassadeur à Paris... Celte nomination
nous tit bien du chagrin, à cette époque, car son absence
364 MADAME CRAVEN (1884)
fut considérée comme un désavantage pour nous. Il a été
très bon cependant l'autre jour. Il avait écrit à son ami,
le ministre des affaires étrangères à Munich, pour avoir le
texte précis. Quand il a reçu sa réponse — claire, simple
et positive — il en a été si content, qu'il est venu me le
dire le soir très tard (la veille de mon départ pour ici),
quand j'étais déjà dans ma chambre, me préparant à me
coucher. Il y a de bien bons amis...
... Je suis venue ici deux jours plus tôt que je ne le vou-
lais, parce que je ne pouvais plus rester à Paris. J'espère
me calmer et reprendre ma vie telle qu'elle doit être,
quand je serai tout à fait installée, et que l'ordre sera
rétabli autour de moi. Mais dans le moment, j'étais trop
faible et trop ébranlée.
A Paris, je ne supportais pas la fatigue des visites, et je
ne pouvais en refuser que très peu. J'espère rester dans
cette retraite six semaines ou deux mois. A cette époque
de l'année, il est impossible de préparer rapidement le
lieu de son dernier repos, et avec ce froid et cette neige
on m'aurait empêchée d'y aller.
Puisqu'il faut attendre, et que pendant ce temps il est
avec les miens, la translation sera renvoyée au 9 février,
anniversaire de la mort d'Alexandrine. Je vous écrirai
encore à ce sujet, et sur tous ceux auxquels -vous vous in-
téressez avec tant de bonté.
A M. Grant Duff.
Château de Menou, 1" décembre 1884.
Je voulais vous écrire depuis longtemps, mais j'en étais
incapable. Je vous remercie de votre sympathie, et vos
lettres m'ont fait du bien. Vous n'auriez pu choisir des pa-
roles mieux faites pour me consoler et me fortifier que
celles d'Alexandrine. Je sais tout ce que vous ressentez
pour moi, dans cette douleur, la plus grande de ma vie. Je
vous suis très reconnaissante de votre amitié. En cette
occasion comme dans beaucoup d'autres, je l'ai sentie
chaude, sincère, fidèle à jamais. Que puis-je dire de moi?
Je pense que Mrs Bishop vous aura écrit après notre ren-
contre, à mon retour de Lausanne. Elle n'a pu vous parler
de mon courage. Il n'était plus le même qu'à Monabri,
oùj'étais soutenue par le sien. La vérité, c'est que je n'é-
LETTRES A Mrs BISHOP ET A M. GRANT DUFF 365
tais pas assez forte pour rester à Paris dans ma solitude.
Ici, je suis presque seule, mais pas tout à fait, et c'est
juste ce qui me va. Je n'éprouverai pas de longtemps le
désir de me joindre à une réunion nombreuse. Bertrand
et sa sœur viendront ici avant la fin de décembre, et je
serai contente de les voir. Et puis, en janvier, je ferai un
nouvel effort, et je tâcherai de m'installer (pour quelque
temps au moins) dans cet appartement que je ne puis
abandonner, et où il m'est si dur de vivre seule. J'espère
dominer cette impression, peu à peu, et me sentir de nou-
veau at home. Ecrivez-moi toutes les fois que vous le pour-
rez. Vos lettres m'intéressent et me consolent toujours. 11
me semble, maintenant, que vous avez connu mieux que
personne tous ceux que j'ai aimés, mieux que mes plus an-
ciens amis. — Cela seul me sufiirait, même si je n'avaispas
mille raisons personnelles d'apprécier votre amitié.
Le 18 décembre, Mme Craven écrivait à Mls Bishop
au sujet d'Elisa :
La souffrance est certainement le plus grand, et peut-
être l'unique mystère ici-bas. Mais combien plus mysté-
rieuse encore est la façon dont certains sont préservés,
tandis que d'autres sont accablés de douleurs trop lour-
des, semble-t-il, pour les forces humaines ! Tout vient de
Dieu, et ceux qui l'aiment peuvent en dire comme Alexan-
drine, en parlant de la mort, « qu'elle cache un délicieux
mystère », d'autant plus brillant quand il se révélera
qu'il aura été plus sombre.
Je suis de votre avis, l'existence que je mène dans le
moment est la seule qui me convienne, calme et pas tout
à fait solitaire. Mais cela ne peut durer. L'espérance dont
vous parlez de visiter souvent mes amis ne se réalise pas
longtemps à mon âge... Ce serait peut-être même agir
contre la volonté de Dieu, que je compte bien accomplir,
avec son secours. J'ai décidé de me rendre d'ici à la Ro-
che-en-Brény (chez Mme de Montalembert) le 7 janvier.
Je resterai jusqu'au 7 février avec ces chers et tendres
amis d'Auguste, et ce jour-là, j'irai à Boury. Les chers
restes de mon Auguste y seront transportés le 9, anniver-
saire de la mort d'Alexandrine. Il est impossible d'arriver
de Paris à cinq heures pour la messe. Je quitterai donc
366 MADAME CRAVEN (1884)
Paris dans la soirée du 8, avec ma chère nièce Berthe de
Di eux-Bréze, pour coucher à Gisors chez d'excellentes
personnes (qui m'ont déjà reçue dans de bien tristes cir-
constances) ; ceci me permettra de faire le petit voyage du
lendemain jusqu'à Boury, sans trop de fatigue.
Le 30 décembre, Mme Craven écrivait à Mrs Bishop :
Je vous envoie le petit agenda ordinaire, qui vous arri-
vera, je l'espère, bien que je ne me fie pas trop à l'exacti-
tude du bureau de poste de Varzy.
Dites-moi si vous l'avez reçu. J'y ai mis quelques mots
en latin tirés de l'office que je lis tous les jours, et qui
contient tant de paroles d'espoir et de consolation.
Vous souvenez-vous de la réflexion de ma sœur Eugénie
disant que le De Profundis était la plus joyeuse, de tout* s
les prières, et celle qui contenait le plus d'espérance ?
CHAPITRE XLVI (1883;
Triste commencement d'année. — Nouvel arrangement avec le
successeur de Didier, M. Emile Perrin. — Menou. — Aime
Craven relit le « Récit d'une sœur ». — Paris. — Mort de Lady
G. Fullerton. — Paris. — Translation des restes de M. Craven à
Boury. — Mme Craven en danger de mort. — Nécessité d'une
opération immédiate. — Son courage et sa confiance en Dieu.
— Legs de Lady G. Fullerton. — Lettre à M. Fullerton.
Le premier janvier de l'année 1885 fut triste pour
Mme Craven. Elle était inquiète de M. de Meaux qui
|tail malade à la Roche-en-Brény. Elle parle encore à
M" Bishop de son chagrin, au sujet des « deux autres
chères amies, comme je puis les appeler, qui se meu-
rent en Angleterre ».
En même temps, le successeur de Didier, M. Emile
Perrin, mourut, et il fallut songer à un nouvel arran-
gement. Elle lui avait abandonné ses droits d'auteur
en échange d'une rente viagère. Il était nécessaire de
connaître exactement son âge ; Mrs Bishop chercha et
trouva son extrait de baptême dans la chapelle fran-
çaise de Ring Street, Portman Square.
A M. GliANT DUFF.
Château de Menou, 20 janvier 1885.
J'ai reçu, il y a peu de jours, votre lettre écrite la veille
3G8 MADAME CRAVEN (1885)
de Noël, ainsi que le précieux calendrier. 11 ne pouvait
arriver à un moment plus opportun, car vous apprendrez
avec surprise (ou sans surprise) que dans ces jours de la
plus grande douleur demavie,j'airelu mon propre « Récit».
Comme disait Alexandrine : « je revis ma vie ». Et nul
mot ne peut rendre ce que j'éprouve. Eugénie se trompait
quand elle écrivait: « Si vraiment nous devons vivre jus-
qu'à soixante ans, que deviendront alors dans nos souve-
nirs ces deux courtes années si lointaines ? » (Celles de
l'amour et du mariage d'Albert et d'Alexandrine.) Moi qui
ai maintenant vécu bien au delà de cet âge, qui paraissait
à sa jeune imagination l'extrême limite de la vie, je sais
bien qu'il est impossible que ces souvenirs s'effacent. Ils
me paraissent, au contraire, plus vivants que jamais,
maintenant que j'arrive au terme. Et cependant, tout est
si complètement cbangé autour de moi! Il me semble que
vingt générations ont passé, sans apporter à la génération
présente la plus petite tradition de tous ces événements
intimes de ma jeunesse. Imaginez alors ce que je dois
penser de tous les bons amis, connus et inconnus, qui ap-
précient ces souvenirs. Le calendrier de Mrs Awdry est
pour moi sans prix.
J'ai essayé de la remercier moi-même, et j'espère que
vous aurez la bonté de lui remettre ou de lui envoyer cette
lettre.
J'ai reçu aujourd'hui la triste nouvelle de la mort de
Lady Georgiana Fullerton. J'avais depuis longtemps cessé
d'espérer saguérison, mais cette espèce de préparation ne
diminue pas le chagrin et n'adoucit pas même le saisis-
sement d'apprendre que tout est fini !...
Afin de ne pas perdre courage complètement, je me
souviens de ce que j'ai pu traverser, soutenue par une force
plus puissante que la mienne.
A Mrs Bishop.
Paris, 11 février 1885.
Je n'ai pas eu la triste et dernière consolation que
j'attendais et que j'espérais. Mon cher mari a été transporté
hier à Boury, et je n'étais pas là pour baiser encore une fois
son cher cercueil. Le jour même de mon retour, i'ai pris
Mme CRAVEN EN DANGER DE MORT 3t)9
froid et je suis retenue maintenant par de la bronchite et
de la fièvre. «
Tout s'est passé hier à Boury aussi simplement que pos-
sible et de la manière la plus touchante. M. le curé a prononcé
quelques mots qui ont ému tout le monde, et on m'a dit que
de toute façon c'eût été trop pour moi. En tout cas, puisqu'il
a plu à Nôtre-Seigneur de m'envoyer cette maladie quand
tout était décidé et ne pouvait être remis, il n'y a qu'à se
soumettre. Je n'ai pas pu répondre plus tôt à la lettre dans
laquelle vous émettez l'idée d'un mémoire sur Lady Geor-
giana. Vous ne vous rendez pas compte que je suis main-
tenant incapable d'un travail de ce genre, travail qui doit
être parfait. En outre, il ne pourrait se faire qu'en anglais,
ce qui est absolument au-dessus de mes moyens. Si je
retrouve assez de force, et que je ne sois pas devancée, je
tenterai une petite esquisse dans le Correspondant.
Le jour suivant, un très sérieux accident mit Mme
Craven en danger de mort, et lui causa ce qu'elle
redoutait le plus, une violente douleur physique.
Le 1:2 février, elle avait encore de fortes quintes de
toux. A peine était-elle couchée, qu'une de ces crises
survint et amena un déplacement interne nécessitant
une opération immédiate. Elle n'aurait pas eu long-
temps la force de supporter la douleur qu'elle endurait.
Son médecin, appelé à la hâte, fut d'avis, après une con-
sultation avec M. Berger, le célèbre chirurgien, qu'elle
devait subir l'opération dès que le jour serait levé. Il
fut impossible de le lui annoncer avec les précautions
usitées en pareil cas. On n'en avait pas le temps. Sa
nièce, Mme de Dreux-Brézé, étaitarrivée et avait donné
son consentement. On alla chercher les instruments, et
on les posa sur la table dans la chambre de Mme Craven,
sans plus de cérémonie que pour un soldat blessé en cam-
pagne. Douze jours plus tard, miss Katheleen 0' Meara
fut admise auprès d'elle, et son récit décrira mieux que
tout autre le courage et la sérénité de la malade.
Miss 0' Meara écrit dans son journal :
J'ai vu i ujourd'hui Mme Craven pour la première fois
MADAME CU AVEN. 24
370 MADAME CRAVEN (1885)
depuis sa terrible opération. Elle n'est pas abattue, paraît
bien, mais très faible. Elle est absolument dominée par le
sentiment de la miséricorde de Dieu, et de tout ce qu'il a
fait pour elle dans cette extrémité. « Je suis tellement
lâche, » disait-elle, « moi qui ai eu toute ma vie une telle
horreur de la souffrance sous toutes ses formes, et de l'idée
seule qu'un couteau pourrait m'effleurer, j'ai subi celte
terrible opération avec autant de calme que si c'eût été le
remède le plus ordinaire.
Tout était calculé pour m'épouvanter : cet accident subit
dans la nuit, ce médecin étranger, l'annonce sans prépa-
ration de ce qu'il fallait subir pour sauver ma vie, l'autre
médecin arrivant pour aider ; tout cela était effrayant 1
Et cependant, je les ai vus préparer la chambre, le lit près
de la fenêtre, la table couverte de tous les instruments,
le chloroforme. Ils ont écouté mon cœur, pour voir s'il n'y
avait aucun danger de ce côté, et j'ai regardé tout cela
aussi froidement que si ces préparatifs m'eussent à peine
concernée. Quand je pense que c'est pour moi que Dieu a
été si bon, je ne puis vous exprimer ce que j'éprouve !
C'est comme une nouvelle union avec lui!
Lorsqu'elle eut recouvré sa santé habituelle, Mme
Craven riait doucement des inquiétudes de sa garde-
malade, que Mme de Gabriac, son amie, était allée
chercher dans un couvent le jour de l'opération. La
bonne sœur était très inquiète à la pensée que la ma-
lade avait écrit des livres. « Et qui peut dire quelles
horreurs ils ne contiennent pas ! » Elle se tranquillisa
quand elle découvrit que Mme Craven s'étail confessée
et ne manquait pas de secours religieux
Mme Craven conservait encore un air de jeunesse
extraordinaire, et cette même sœur garde-malade ne
pouvait croire que ses dents admirables fussent réel-
lement les siennes.
Elle rengagea môme à s'en débarrasser pendant sa
solitude.
Le médecin qui avait fait l'opération se trompa lui-
même sur son âge. Il le demanda à Mme de Dreux-
Brézé. « Ah ! » s'écria-t-il, en apprenant qu'elle avait
LEGS DE LAD Y G. FULLERTON 371
soixante-dix-sept ans, je croyais qu'elle n'en avait que
soixante! Si j'avais su cela, je n'aurais pas tenté l'o-
pération. »
Dans une lettre adressée à Mrs Bishop le 2 mars,
Mme Craven explique en partie les raisons de son
calme et de son courage.
J'ai vu la mort de près, tout à coup, au milieu de la nuit,
et d'une façon terrible, quand j'étais absolument seule.
Lorsque je pourrai tout vous dire, vous comprendrez que
tout était combiné pour épouvanter une personne aussi
lâche que moi, et qui a frissonné de tout temps à la seule
pensée d'une opération. Mais la main ferme et bien-aimée
de Notre Seigneur m'a tellement soutenue, que j'ai pu voir
tranquillement ce qui se préparait. Je répétais intérieure-
ment : « Cher Seigneur, je suis toute seule, aidez-moi. » Et
il répondait si clairement: « Je suis là, sois tranquille,
laisse-toi faire. »
Quand tout a été fini, et que je suis revenue à moi, je
n'avais pas eu un instant de frayeur. On me disait que
j'avais été très courageuse, et toutes sortes de sottises,
mais j'étais remplie de joie à la pensée de ma propre fai-
blesse, parce qu'elle m'avait fait sentir et comprendre
qu'une main douce et ferme qui tenait la mienne avait été
I toute ma force.
Je ne puis encore fixer mon esprit sur le sort de Gordon.
On a essayé de m'en lire quelque chose hier, mais je n'ai
, pas pu le supporter. C'est mon seul ennui pour le moment.
Lady Georgiana Fullerton avait désiré laisser une
petite rente à Mme Craven ; celle-ci la refusa d'abord,
mais elle écrivit ensuite à M. Fullerton :
, Paris, 15 mars 1885.
Je suis restée longtemps sans vous accuser réception de
la somme placée par votre ordre entre les mains de mon
banquier. (Je l'accepte avec une très profonde reconnais-
sance, comme le don d'une sœur très chère.) Je voulais
vous envoyer mes remerciments moi-même, et jusqu'à
présent je n'en avais pas été capable. Je fais tous les jours
des progrès, mais il y a encore bien des hauts et des bas,
372 MADAME CRAVEN (1885)
et je suis loin d'avoir repris toutes mes forces. La princesse
Wittgenstein m'a montré la lettre dans laquelle vous
renouvelez l'offre que la tendre bonté de Lady Georgiana
voulait me faire accepter. Quand vous m'avez révélé cette
preuve de son affection, j'ai pu vous répondre, avec mes
plus chauds remercîments, que je ne me trouvais dans
aucune difficulté de ce genre, et que nulle inquiétude de
cette sorte n'était venue s'ajouter à ma grande douleur.
Depuis, j'ai été frappée d'un coup inattendu. Il me faut
faire face maintenant aux dépenses occasionnées par qua-
rante jours de visites de médecins, dont un chirurgien
célèbre. Mais, par-dessus tout, il me faut prévoir qu'à mon
âge, et après ce choc, il me sera impossible de retrouver
assez de force pour travailler continuellement comme
autrefois, afin d'augmenter mon revenu.
Puisque les événements qu'elle avait si tendrement pré-
vus se sont accomplis, je suis disposée à accepter de sa
main la paix qu'elle voulait assurer à mes dernières an-
nées. Je ne puis vous dire à quel point mon cœur déborde
pour elle de tendresse et de reconnaissance, pendant que
je vous écris cela. En tout, je sens tellement sa présence,
sa pitié et son affection, que je me tourne vers elle sans
plus d'hésitation, le cœur plein d'amour et de gratitude.
Que Dieu vous aide et vous bénisse, comme il le fait, j'en
suis sûre.
Ainsi qu'il est d'usage parmi les catholiques. Mme
Craven avait fait faire des gravures en souvenir de son
mari. Elles représentaient le beau tableau d'Ary
SchefFer, saint Augustin et sainte Monique à Ostie. De
l'autre côté, on avait écrit le nom de M. Craven et la
date de sa mort, les paroles dites par Olga sur son lit
de mort, et répétées par lui: « Je crois, j'aime, j'espère,
je me repens », et enfin: « In te, Domine, speravi, non
confondar in œternum » et « Mon Jésus, miséricorde ».
A M" Bisiiop.
Paris, 25 mars 1885.
Je vous envoie, ainsi qu'à la chère Florence, les imayes
ci-jointes. Je crains qu'elles ne soient pas approuvées en
COURAGE ET CONFIANCE EN DIEU 373
Angleterre. On ne les trouvera pas assez austères. Mais
cette dernière conversation de saint Augustin avec sa mère
a pour moi une grande signification. Saint Augustin était
le patron révéré et bien-aimé de mon cher Auguste. C'est
la première raison de mon choix. La seconde, c'est que les
parolesde cette conversation expriment, en d'autres termes,
toutes les pensées contenues dans le chapitre de 1' « Imita-
tion » qui fut notre dernière lecture spirituelle ici-bas.
Telles qu'elles sont, mettez-les dans vos livres de prières,
en souvenir de lui et de moi.
CHAPITRE XLVII (1885)
Lettres à Mrs Bishop. — Mort de M. de la Panouse. — La Roche.
Mme de la Panouse
A Mrs Bishop.
Paris, 12 avril 1885.
Je viens de lire un numéro du Irish Monthly que m'a en-
voyé Mrs Taylor, et qui contient son article sur Lady Geor-
giana Il est simple, très pieux et très touchant.
J'ai parcouru les autres, dans ce même numéro. Ils ren-
dent tous cette note éternelle. Comment les pauvres gens
pourraient-ils être impressionnés et se conduire autrement,
quand tous ceux qui devraient les instruire aiment mieux
les tromper? Je viens d'apprendre par le nonce, chez lequel
je suis allée entendre la messe pour mon soixante-dix-
septième anniversaire, que le clergé catholique avait re-
fusé en masse de témoigner la moindre courtoisie au prince
de Galles. Le nonce a secoué la tête d'un air désapproba-
teur. 11 y a vraiment quelque chose de lâche dans l'atti-
tude du clergé irlandais, lorsque, même en France, il est
défendu au nôtre de se mêler en aucune façon à la poli-
tique, et qu'on lui ordonne de respecter le gouvernement
dans tout ce t^ui n'est pas opposé à la foi catholique.
Avez-vous su que M. Fullerton voulait me confier la tâche
d'écrire la vie de la chère Lady Georgiana ? Je ne puis y
songer pour le moment, et je doute de jamais pouvoir l'en-
treprendre.
LA ROCHE 375
A Mrs Bishop.
La Roche, 29 juin 1885.
Je ne saurais assez vous remercier du Journal de Gor-
don, que je désirais tant et que je possède grâce à vous.
D'après certains extraits, il me paraît écrasant pour les mi-
nistres... Que signifie la nomination du docteur Walsh ?...
Et pourquoi le docteur Moran est-il fait cardinal ? Tôt ou
tard, il me faudra prendre la détermination de m'abstenir
de toute pensée et de toute parole sur ces sujets... Ils me
troublent et mettent ma conscience et ma raison mal à
l'aise. S'il faut s'attendre à ce que, même en Angleterre,
les catholiques suppriment la vérité, je ne veux plus dési-
rer y retourner... — Personne ne peut s'y soumettre, ex-
cepté ceux qui, n'ayant jamais quitté l'Angleterre et ne sa-
chant pas ce que les catholiques ont à souffrir ailleurs,
peuvent faire bon marché de la liberté illimitée dont ils
jouissent, et se donnerle luxe de griefs imaginaires.
Vous le voyez, chère amie, j'ai retrouvé assez de force
pour me mettre en colère. J'en ai assez maintenant pour
n'importe quoi. Ce changement d'air m'a fait le plus grand
bien, et les longues promenades en voiture découverte me
conviennent parfaitement.
Cette sensation de retour à la vie me fait éprouver une
grande reconnaissance ; mais elle me fait comprendre, et
très péniblement, que peu de choses m'attachent encore à
l'existence. C'est même une aide au détachement que d'a-
voir recouvré la faculté de penser. Cependant, le plus par-
fait eût été d'accepter l'impuissance, l'inaction côtoyant la
faiblesse d'esprit momentanée. Mais que cette soumission
est difficile, même quand on lit et relit son « Abandon à la
divine Providence », et qu'on espère en acquérir un peu!
Je ne sais quand et comment je pourrai commencer la
Vie de G. Fullerton. Tous les documents sont entre les
mains de la duchesse de Norfolk. Elle commence seule-
ment à les parcourir. En tout cas, je ne puis songer à un
travail sérieux, et je pense quelquefois qu'il me faudrait
aller en Angleterre pour entreprendre celui-là... Mais c'est
tns incertain... Je partirai d'ici le 6 juillet. Je resterai
deux ou trois jours à Paris, et le 9 je serai à Ussé, près de
Tours.
376 MADAME CRAVEN (1885)
A Mrs Bishop.
Ussé, 18 juillet 1885.
Je ne serais pas restée si longtemps sans vous écrire, si
je n'avais pas été écrasée par un événement aussi doulou-
reux qu'inattendu: la mort, après trois jours de maladie,
de mon beau-frère, M. de la Panouse. Je l'avais vu avant
son départ de Paris, et il m'avait dit qu'un médecin, qu'il
venait de consulter, lui avait déclaré qu'il avait une ma-
ladie de cœur. Cependant, j'étais loin de m'attendre à une
aussi prompte catastrophe. Elle a eu lieu dans la nouvelle
maison où ma pauvre sœur s'était installée avec tant de
répugnance, il y a quelques mois, quittant Paris, ses amis
et ses pauvres avec un regret infini. Mais, grâce à Dieu, la
population de ce petit village du Poitou est si bonne, si
pieuse, si sympathique, et paraît tant l'aimer déjà, qu'elle
n'aurait trouvé nulle part, croit-elle, autant de consola-
tion. Dans cette circonstance, j'ai été bien frappée de nou-
veau de la miséricorde de Dieu qui arrange les circons-
tances extérieures, et envoie des soutiens et des consola-
tions auxquels n'auraient jamais pensé d'avance ceux qui
ont une croix à porter et qui se confient à lui. Il conti-
nuera à l'aider, je l'espère, car elle a en perspective bien
des difficultés dont je m'inquiète beaucoup. Et je suis dans
l'impossibilité de lui être utile. En cela encore, il n'y a que
l'abandon absolu. Si je peux faire quelque chose, le moyen
m'en sera indiqué...
Je suis toujours dans l'embarras pour la Vie de Lady
Georgiana. Je n'ai pas un seul des documents qui me per-
mettraient de commencer, et si je m'y mets une fois, je
sens que je ne resterai pas longtemps sans aller en An-
gleterre, ce qui me paraît de plus en plus impossible ! Y
songer est tout simplement un rêve 1
CHAPITRE XLVIII(1885)
Difficultés et inquiétudes au sujet de la Vie de Lady G. Fuller-
1on. — Impossibilité d'aller en Angleterre pour l'écrire. — Tours.
— M. Fullerton offre sa maison de Londres à Mme Craven. —
Détermination de partir pour l'Angleterre. — Séjour à Roche-
cotte. — Mme Craven termine « le Valbriant ». — Maladie grave
de M. de Falloux. — Pèlerinage à Boury. — Lumigny. —
Départ pour Londres.
Mme Craven écrivait à Lady Herbert, au sujet de la
Vie de Lady Georgiana :
Château d'Ussé, 28 juillet 1885.
Mon cœur bat d'inquiétude quand je pense augrand travail
que j'ai entre les mains, et que je ne puis même pas tenter
de commencer, car on ne m'a envoyé aucun document. Ce-
pendant, comme je suis assez bien maintenant pour travail-
ler, et que ma guérison me paraît le signe de la volonté de
Dieu, je commencerai le plus tôt possible. Mais je ne sais
trop si je le pourrai avant deux ou trois mois. Je n'ose songer
à l'Angleterre. Je ne crois pas que mes forces me le permet-
tent désormais. Je suis bien maintenant, aussi bien que je
pourrai l'être jamais. Cependant la moindre fatigue m'a-
bat, et comme c'est le résultat de l'âge et non de la maladie,
je ne vois aucun espoir d'amélioration. Priez pour moi.
A M. Fullerton.
Tours, 7 août 1885.
Je vous écris de l'appartement que vous occupiez il y a
378 MADAME CRAVEN (1885)
trois ans, quand nous nous sommes retrouvés ici. Je n'ai
pas besoin de vous dire que je pense constamment à elle
et à vous, et combien tout me rappelle notre réunion d'alors.
Je suis venue au-devant de ma pauvre sœur qui arrive de
sa petite habitation du Poitou. Je l'ai trouvée calme et rési-
gnée comme je m'y attendais, et mieux portante que je
n'aurais osé Tempérer. Elle est pleine d'espoir, de foi et de
confiance. Elle aime beaucoup le petit village où se trouve
sa maison, et loin de vouloir la quitter (comme tout le
monde le pensait), elle paraît très disposée à s'y fixer et à
ne revenir à Paris que deux ou trois mois par an. Je répète
donc plus que jamais et en toutes circonstances: « lasciamo
fare a Dio », si nous voulons être sages et heureux.
Et maintenant, cher ami, après l'avoir tournée et retour-
née dans ma têle, je dois vous dire qu'il me faut renoncer
à l'idée d'un voyage en Angleterre. A mon âge, il n'est pas
raisonnable de s'en aller si loin de chez soi. Je me porte
aussi bien maintenant que je puis l'espérer, mais je suis
et resterai toujours très faible, et incapable de supporter
la moindre fatigue.
En Angleterre, je ne peux pas comme en France réins-
taller pendant des semaines au même endroit, et je ne
puis circuler, parce qu'alors je ne travaillerais pas. Et c'est
cela que je doisassurer à tout prix, car je n'ai pas detemps
à perdre, et je suis îenle au travail.
Pour essayer mes forces, et voir jusqu'où je pouvais
compter sur moi, j'ai voulu finir (afin de tenir une pro-
messe) quelque chose que j'avais commencé depuis deux
ans et abandonné avant l'année dernière. J'espère main-
tenant qu'avec méthode et en me reposant de temps en
temps, je pourrai me hasarder à commencer la chère vie
vers le 15 seplembre. Pourrez-vous m'envoyer alors les do-
cuments promis? je veux dire tout ce qui n'est pas déjà
entre les mains de la duchesse de Norfolk, à laquelle j'é-
cris par le même courrier. Oh ! cher ami, que je suis in-
quiète en songeant à ce que doit être cette vie, et combien
il est peu probable que je la fasse comme elle doit l'être!
Cependant, si ce cher travail passe entre mes mains, Dieu
m'aidera à l'accomplir. Il m'a conservé la vie pour cela.
11 me donnera, je l'espère et je le crois, la force dont j'ai
besoin, et un peu du talent que je possédais autrefois.
TOURS 370
A M. FUIXERTON.
Tours, 7 août 1885.
Ma lettre était écrite et fermée quand on m'a remis la
vitre datée de Walmer. Je ne puis vous exprimer la sur-
prise qu'elle me cause, ni combien je suis touchée et
frappée de laproposition qu'elle contient. G'estune réponse
à nies doutes, à mes difficultés et à mes inquiétudes. C'est
la facilité de travailler en repos ce qui m'eût été impossi-
ble en Angleterre, comme je vous le disais. Vous savez que
je demande toujours à Dieu de me guider dans les grandes
e! petites choses. Eh bien ! je ne pu;s m'empêcher de voir
la Providence dans votre idée. Je comprends naturellement
tout l'avantage qu'il y aurait pour moi à travailler de cette
façon, entourée de son influence, près de tous ses amis, et
avec la possibilité de consulter souvent le Père Coleridge
et d'être guidée et conseillée par lui.
En réponse à quelques questions inquiètes sur les
détails de sa vie journalière, Mme Craven écrivait le
l.j août à Mrb Bis hop :
Je suis ici depuis le 10, lundi, dans un repos absolu, et
je compte y rester au moins jusqu'au 15 septembre. Ma
chambre est à côté de la chapelle où se trouve le Saint
Sacrement. Je fais un peu d'exercice tranquille, et je mène
la vie la plus régulière, ne me couchant jamais plus tard
■que 10 heures 30. Quant à ma nourriture, elle est préparée
par le célèbre Guérin, un des rares survivants des cuisi-
miers de l'ancien régime. Que votre esprit soit donc en re-
pos sous tous les rapports. Vos bienveillantes questions
reçoivent, vous le voyez, une réponse satisfaisante.
/ai vu ma chère sœur à Tours, et j'ai eu la consolation
de la trouver calme, courageuse et soutenue d'une façon
merveilleuse...
Je vous avais dit qu'il me serait utile d'aller en Angle-
terre si je devais écrire la vie de Lady Georgiana. Tout
bien considéré, j'avais abandonné l'idée de ce voyage. Mon
âge, mes forces, tout, en un mot, me le rendait impossible,
à moins d'être installée quelque part, et je n'en voyais pas
le moyen. J'en étais là, et je l'avais écrit à M. Fullerton,
quand je reçus une lettre de lui qui se croisa avec la
380 MADAME CRAVEN (1885)
mienne. La chose qu'il me proposait semblait arriver si à
propos qu'elle m'a fait réfléchir de nouveau à ma résolu-
tion.
Voilà ce qu'il dit, après m'avoir annoncé qu'il pas-
sera l'hiver soit à San Remo, soit à Lourdes : « J'ai pensé
que vous feriez bien de venir en Angleterre pour l'écrire
(la vie). Je vous prêterai ma maison de Chapel Street, que
vous connaissez, et vous l'occuperez aussi longtemps qu'il
vous plaira. Je ne l'habiterai plus jamais ! Vous n'aurez
qu'à amener vos domestiques, vous serez complètement
indépendante. J'espère que ma proposition vous convien-
dra. Comme vous le savez, c'est une demeure modeste,
mais elle est chaude, dans une situation exceptionnelle au
point de vue du bien-être et de la santé. Vous seriez en-
tourée de ceux qui pourraient vous aider, et qu'on trouve
facilement dans la journée. Il vous sera aussi très facile de
communiquer avec le Père Goleridge. Je crois que cela
vous fera plaisir d'écrire à sa table, où vous aurez tout le
soleil que Londres peut donner, » etc., etc.
Cela suffit pour vous faire juger de la nature de l'offre,
et vous comprendrez, sans aucun doute, que je ne pouvais
que l'accepter (conditionnellement au moins), car au mi-
lieu de toutes mes perplexités et dans mon incertitude,
elle m'a semblé une réponse que je n'attendais pas, une
solution que je n'aurais jamais imaginée; en un mot, un
quelque chose que je devais prendre en considération,
puisqu'il ne venait pas de moi. Me comprenez-vous?. ..Main-
tenant donc, si je conserve mes forces, et si ma santé reste
ce qu'elle est, je partirai vers le 15 décembre, et je reste-
rai trois mois en Angleterre. C'est un projet bien éloigné,
mais il simplifiera ma tâche, et m'aidera dans ce dernier
travail de ma vie, que je désire tant accomplir, et que je
crains tant de mal faire. Je laisse tout cela entre les mains
de Dieu. J'irai et viendrai selon sa volonté.
Je ne vous parle pas aujourd'hui de la joie que j'éprou-
verai à vous revoir souvent et à mon aise. Je veux seule-
ment vous dire que si vous deviez quitter l'Angleterre pour
l'hiver, je n'aurais pas le courage d'y aller.
Il y a aujourd'hui un an qu'il (M. Craven) est descendu
dans la chapelle, et que nous y avons communié ensemble
pour la dernière fois. J'ai reçu une très belle lettre de
DÉTERMINATION DE PARTIR POUR L'ANGLETERRE 381
M. de Vere. Je ne lui ai pas encore répondu, mais je le ferai
bientôt.
Le 22 août, Mme Oaven écrivait à M. Fullerlon
qu'elle acceptait définitivement l'offre de sa maison
de Londres.
Rochecotte.
Dieu suffit souvent, et doit toujours suffire d'ami et de
consolateur. Mais il est un secours qui vient aussi de Lui,
que nous trouvons en ceux qui nous aiment ici-bas, et que
nous devons accepter comme une de ses plus grandes mi-
séricordes envers ses pauvres créatures...
C'est uniquement pour me soumettre aveuglément à cette
volonté que je commets la grande imprudence, humaine-
ment parlant, d'un voyage en Angleterre, à mon âge. Je re-
pousse toute autre pensée, particulièrement dans cette cir-
constance où j'ai pour but d'accomplir la tâche pour la-
quelle, sans doute, Dieu m'a laissée sur la terre.
Aussi peu disposée que fût Mme Craven à écrire un
autre roman, elle voulait cependant obéir au désir de
son mari, en terminant « le Valbriant », sa dernière
œuvre mondaine. Elle l'acheva avant de commencer la
Vie de Lady Georgiana Fullerton. Quand on se sou-
vient de l'âge qu'elle avait alors et des paroles qui ter-
minent cette histoire, on se sent profondément ému.
^Ces paroles avaient été dites par Olga : « Lucie, adieu.
La vie est courte, la joie y passe si vite qu'on peut à
peine la discerner, mais les peines passent aussi, et
souvent accompagnées de joies célestes... » « Ce n'est
pas moi qui ai dit cela, c'est une autre, mais elle a
dit vrai. »
A Mrs Bishùp.
Rochecotte, 12 septembre 1885.
J'ai reçu hier votre lettre du 10, ce qui me prouve que
nous ne sommes pas, après tout, séparées par une si
grande distance, et qu'un voyage en Angleterre n'est pas
plus long que celui qui m'a conduite ici. Je m'appuie là-
382 MADAME CRAVEN (1885)
dessus, afin de garder tout mon courage pour la grande
entreprise que j'ai en vue, aller à Londres ! Mais comme
ce n'est que dans deux mois, n'y pensons pas pour le mo-
ment.
Mme Craven se sentait parfois découragée, comme
lorsqu'elle écrivait :
En attendant les documents dont j'ai besoin (et que je
ne reçois pas) pour commencer la Vie de la chère Lady
Georgiana, j'e-saie mes forces, et je termine l'histoire que
mon cher Auguste m'a aid ;e à corriger, presque jusqu à
la fin. Quand je suis tout à fait seule dans ma chamlue,
sans être dérangée par le bruit ou les visites, je vois que je
puis écrire à peu près trois heures, mais pas beaucoup
plus. C'est bien peu, mais c'est mieux que rien. Et l'on peut
faire beaucoup en travaillant régulièrement ce temps-là.
Seulement, ces deux conditions sont diïficiles à obtenir. Je
les trouve ici. Grâce à cela et à la chapelle, je jouis de mon
séjour...
Je ne vous ai jamais dit combien j'avais été charmée et
intéressée par l'article de Ryder, dans le Nineteenth cen-
lury... Et dans le même numéro, par celui de M. Hutton
sur le monde mélaphysique. Est-ce le poète S^niburue
qui a écrit cet article fou sur Victor Hugo?... article qu'un
Français (nul Français même), dans son bon sens, ne saurait
approuver.
A Mrs Bishop.
Rochecotte, 25 septembre 1885.
C'est très vrai, jusqu'à présent j'ai fatto da me dans l'ar-
rangement des documents de toutes mes biographies. Mais
cette fois-ci, je sens le besoin d'une aide, et je l'accepterai
avec la plus grande reconnaissance. Je compte la trouver
en Angleterre, parmi mes amis et les siens, et auprès de
vous... A moins d'empêchement, je me mettrai en roule
vers le lo septembre.
Je partirai d'ici le 1er octobre. J'espère et je compte ôtfé
àBoury pour le 4. Priez pour que cette consolation ne me
soit pas refusée!... Ensuite, je veux aller passer un mois
PELERINAGE A BOURY 383
à Lumigny. En attendant, je n'ai même pas pu commencer
mon travail. Comme documents, je n'ai rien reçu ; ni de la
du'hesse de Norfolk, ni de M. Fullerton...
J'ai cependant écrit une préface que j'ai envoyée au Père
Coleiidge. Je n'ai pas encore sa réponse, mais je suis sûre
qu'il ne la trouvera bonne que pour une édition française.
Mais alors, je crois qu'il devra en faire une pour l'édition
anglaise, — Vedremo,— nous avons bien le temps d'y penser.
Les premières pages d'un livre s'écrivent généralement les
dernières, et quand l'ouvrage est terminé.
M. de Falloux, qui était ici pour quelques jours, a été
retenu par une maladie as-ez sérieuse. II se remet, mais il
es' très vieilli et revient toujours (ne pouvant s'en empê-
cher sans doute) à ces anciennes querelles auxquelles je
ne pense plus.
J'ai parfaitement connu Mr8 Norton, dans un temps, et je
st-rais curieuse de lire le livre dont vous me parlez. Le mien,
bien que très vrai dansplusieurs parties, n'est pas le mo ns
du monde réaliste. Il se nomme « le Valbriant » et paraîtra
dans le Correspondant à la fin de novembre. Pas avant.
Le 21 octobre, Mme Craven écrivait de Lumigny :
J'ai eu le 4 la consolation d'accomplir mon pèlerinage à
Boury. l'y ai passé tout entier le premier anniversaire du
jour où nous avons été séparés ici-bas. Ma'gré le temps
sombre et menaçant, l'obstacle insurmontable de la pluie
qui m'aurait empêchée de monter à pied jusqu'à ce cher
^endroit m'a été épargné.
Tout cela m'a donné beaucoup de force et de paix. Ce
sont des preuves de la paternelle miséricorde de Dieu à
mon égard, et plus que jamais et dans toutes les occasions,
je prends la résolution de me jeter dans ses bras les yeux
fermés.
A Mrs Bishop.
Paris, 15 novembre 1885.
Je suis ici in partenza. Mercredi prochain, le 15, à moins
d'une tempête, je traverserai le détroit, et j'arriverai le
même soir, à 6 heures, à Walmer Castle, où je vais d'abord
pour quelques jours.
LordGranville me l'a demandé, et M. Fullerton m'y at-
384 MADAME CRAVEN (1885)
tend. Cet arrangement me permettra d'avoir une réponse
immédiate à plusieurs questions, et me donnera la facilité
de marcher régulièrement. Mais, oh ! chère amie, que ce
retour à Londres sera triste — et toute seule, et dans cette
maison dévastée aussi par la mort!
CHAPITRE XLIX (1885-1886)
Arrivée pénible à Londres. — Visite à Elisa mourante. — Décou-
ragement. — Visite au cardinal Manning avec Mrs Bishop. —
Aime Graven chez Lady Herbert. — Lettre à M. Grant DufT. —
M. PercyFfrench. — Mort de M. de Falloux. — S'-Anue's Hill.
— Herbert-Housc. — Betour à Ste-Anne'sHill. — M. Glads-
tone. — Mort d'Elisa Thorpe. — Départ de Londres. — Visite
à la duchesse d'Ursel à Mons. — Mme Craven est retenue à
Mons par une maladie. — Traduction du « Valbriant ». — M.
Wïlfrid Blunt. — Betour à Paris. — Lord Ashburnham et le
Home-Bule.
Mrs Bishop fut retenue en Irlande, et l'arrivée de
Mme Craven à Londres fut très pénible, plus même
qu'elle ne s'y était attendue. Le temps était humide et
triste, et dans cette maison si gracieusement offerte
par M. Fullerton, elle fut envahie de cette sensation
d'il bandon qu'on éprouve dans une solitude peuplée
des souvenirs vivants d'un passé désolé. Elle avait
amené son fidèle Luigi et sa femme de chambre. L'obs-
curité du mois de novembre ne diminuait pas les pe-
tits ennuis d'une installation à Londres. Mme Craven
arriva le 23, comme elle l'avait annoncé, et décida,
avec cette vivacité toujours si caractéristique en elle,
d'abréger son séjour. « Je ne vois pas la nécessité de
le prolonger, » écrivait-elle.
MADAME CRAVEN. 23
380 MADAME CRAVEN (1886)
Elle réalisa un de ses désirs, en allant voir à Peckham,
le 27, sa chère Elisa qui approchait rapidement du
terme de ses longues souffrances. La journée était
très humide et Mme Craven fut prise d'un des accès
de fièvre auxquels elle était sujette. Mrs Bishop la re-
joignit le 2 décembre, et la trouva fort attristée, crai-
gnant que son voyage en Angleterre ne réussît pas,
comme elle l'avait espéré, et que son âge et sa faible
santé ne l'empêchassent d'écrire la vie de son amie,
et même de réunir les matériaux nécessaires pour ce
travail. Il était évident qu'elle n'avait pas la force
de supporter la fatigue qu'elle avait voulu s'imposer.
Mrs Bishop fut donc très heureuse de lui voir accepter
l'hospitalité d'Hcrbert-House, où elle devait trouver,
non seulement un appui moral, mais l'aide matérielle
pour l'œuvre qu'elle avait entreprise.
Les lettres citées dans ce mémoire témoignent de
sa tendre reconnaissance vis-à-vis deLady Herbert qui
l'avait déjà reçue pendant l'hiver de 1883, au début de
la maladie d'Elisa. La belle chapelle faisait les délices
de Mme Craven. La société qu'elle rencontra réveilla
tout son ancien amour pour l'Angleterre, et les sou-
venirs du temps où elle se retrouvait si unie de cœur
et d'âme avec Lady Georgiana Fullerton.
Il fut rapidement décidé qu'on transporterait Elisa,
dans une voiture d'ambulance, de l'hôpital de Peckham
à celui du Saint-Sauveur, Osnabrugh Street, aucun
autre n'acceptant les personnes atteintesde sa maladie.
Mme Craven y plaça sa fidèle amie, et lui procura tout
le bien -être qu'elle put, dans une chambre particulière
Et par tous les temps, aussi souvent que possible, elle
allait la voir et prier avec elle. Le visage de la mou-
rante ravagé par la souffrance, et les grands yeux si
bons de sa maîtresse rayonnaient alors de cette lu-
mière qui ne s'éteint jamais.
Le 11 décembre, Mme Craven, accompagnée de M13
Bishop, fit une visite au cardinal Manning. A ce mo-
DÉCOURAGEMENT 387
ment de si grande agitation politique, la sympathie
de l'illustre prélat pour l'Irlande et le Home-Rule
était bien diversement jugée. Le lecteur se souvient
du violent antagonisme de Mme Craven, non contre
le peuple, mais contre ceux qui l'égaraient et qui
jouissaient évidemment de la bienveillance du cardi-
nal. Bien souvent, à Rome, en 1870, il l'avait profondé-
ment attristée en désapprouvant ses amis. Cependant
elle le respectait, et voulait suivre ses avis dans toutes
les questions spirituelles. Au milieu de beaucoup de
paroles d'affection pour les Irlandais, il avait dit :
« La colère de l'Irlande est comme la vague de l'Atlan-
tique ; aussi menaçante qu'elle soit, elle n'a jamais que
trente pieds de haut. »
Pendant qu'elle était encore souffrante et découra-
gée, Mme Craven écrivait à M. Grant Duff le 15 dé-
cembre :
Tout le plaisir que j'éprouvais autrefois en Angleterre a
disparu. Je suis comme une àme en purgatoire revenue au
lieu de son ancienne vie et de son bonheur. La principale
raison de mon voyage était de réunir les renseignements
et les documents nécessaires pour la Vie de Lady G. Ful-
lerton. J'espère les avoir bientôt, et alors, vers le 15 jan-
vier, je m'en irai. Pendant un aussi court séjour, il est
impossible d'agir posément. Il me faut attendre d'être chez
moi, d'autant plus que je ne suis pas très bien, ayant
éprouvé les mauvais effets du triste climat de ma cara
quasi patria. Ils sont à peu près dissipés maintenant.
Et les Irlandais ?... Je commence à les détester, ce qui
me met tout à fait mal à l'aise. Mon seul espoir pour l'An-
gleterre est dans la pensée qu'elle n'a eu depuis un
demi-siècle que de nobles et pures intentions, et que
si les motifs qui l'ont placée dans le péril présent ont été
erronés, ils ont été généreux aussi. Ce n'est pas dans ces
conditions qu'un pays tombe dans une décadence réelle et
sans espoir.
Au commencement du mois de janvier 1886,
388 MADAME CRAVEN (188(>)
Mme Craven se rendit à S'-Anne's Hill, chez Lady
Uoiland. Elle écrivait le 6 à M,s Bishop :
Mon fidèle ami, M. Ffrench1, m'attendait l'autre jour à la
gare pour me conduire ici. Je lui ai permis de monter dans
mon compartiment, à la condition qu'il ne me parlerait
pas, car j'étais très fatiguée, et je voulais dormir.
Et à Lady Herbert :
Merci de vos deux lettres que je viens de recevoir, et
du télégramme dont j'avais, hélas! trouvé le contenu dans
les journaux du soir. C'est une perte irréparable pour
Mme de Castellane 2.
A Mrs Bishop.
Herbert-House, samedi, janvier 1886.
J'ai joui de mon séjour dans ce petit paradis 3, et si j'a-
vais pu y rester (comme le désirait la pauvre Lady \\.\
j'aurais beaucoup avancé mon travail. Elle est bien malade,
je le crains, et m'a fait promettre de revenir encore une
fois avant son départ définitif.
1. M. Robert Percy Ffrench, de Monivea Castle en Irlande,
avait été de longues années dans la diplomatie, en Europe la plu-
part du temps. Il fut attaché à Naples, et venait d'y arriver quand
les affaires d'Italie se désorganisèrent complètement. Il écrii
1872 que « la casa Craven était toujours ouverte ». 11 y allait fré-
quemment, et il appréciait et vénérait Mme Craven, comme tous
ses amis. En décrivant la vie de Naples dans ces années-là, il dit :
« Mme Craven était une artiste consommée, et je puis dire que
toute sa vie, le secret de son charme fut dans «l'étincelle divine
de l'art », qui était chez elle la clé de tout. Elle mettait tout i
dîne dans ce qui l'intéressait, la religion, la politique et la vie mon-
daine, particulièrement dans la première partie de son existence,
dans laquelle je comprends la période de 1859-18ol, époque à la-
quelle je la vis intimement. Et pour cette qualité même, elle était
souvent mal jugée par ce qu'il est convenu d'appeler le monde,
il y a dans sa vie des pages où la chaleur de son cœur et la lar-
geur de ses idées et de son jugement révèlenl l'élévation de son ca-
ractère. Je ne la vis en Angleterre que plus tard, quand nous nous
rencontrions à Holland-House et à S1 Anne's-Hill, et que nous
causions des jours passés. »
2. La mort de M. de Falloux.
3. S'-Anne's Hill.
M. GLADSTONE
389
J'aurais voulu que vous me vissiez mercredi, allant à la
messe dans un ouragan de neige, portée par mon Napoli-
tain et celui de Lady Holland. On n'aurait pas trouvé
deux Anglais dans les trois royaumes pour me rendre ce
service. Si vous m'aviez vue, vous auriez été épouvantée.
A M. Grant Duff.
8 Prince of Wales Terrace, 16 février 1886.
Vous vous demandez ce qui se passe ici, et j'espère que
M. Gladstone est pour vous, comme pour nous, une épreuve
et une énigme. Je doute que vous approuviez la nomina-
tion de votre ami M. Morley.
L'Angleterre n'a jamais été dans une situation pareille,
au moins depuis que je lui appartiens.
Les hésitations et les vacillations des libéraux, et toutes
les sottises qu'ils disent en présence d'une conspiration
aussi clairement organisée que la ligue, me renversent
absolument.
Je me demande souvent à quelle preuve d'enfantillage
et de faiblesse nous devons nous attendre de la part de ce
cher vieux grand homme étourdi, qui même maintenant
demande aux gens de lui dire ce qui se passe en Irlande.
J'espère que je ne blesse pas vos sentiments. Les miens
sont très agités, je dois le dire, et il vaut autant que je
m'en aille. Je quitte l'Angleterre le 23, et je serai installée
à Paris au commencement de mars. Mon séjour a été utile
et intéressant à la fois, et j'ai bien supporté le climat.
li est inutile de vous dire comment j'ai été soignée sous
ce toit hospitalier. Ma chère et bonne amie m'a procuré
tout le repos nécessaire, et autant de société que je pouvais
en supporter. Votre fils Evelyn a diné ici hier, ce qui m'a
donne le grand plaisir de le voir et de lui parler. Mais,
bêlas ! je crains de quitter l'Angleterre sans avoir vu la
chère Clara. C'est un grand regret pour moi.
Je vous enverrai mon nouveau livre, il se nomme « le
Valbriant ».
Pendant que Mme Graven était à S'-Anne's Hill,
elle apprit qu'Elisa s'affaiblissait rapidement. Dès
qu'elle le put, elle retourna à Londres chez Mra Bishop.
Le temps était froid, il tombait une pluie lourde et
390 MADAME CRAVEN (1886)
serrée, le jour où Mme Craven se rendit auprès d'Elisa.
Elle s'agenouilla à cùté du lit de la pauvre femme à
peu près sans connaissance. « Récitons les prières
qu'elle préfère, » dit tout bas Mme Craven. Et tandis
qu'elle les commençait de; sa belle voix claire, Elisa
proféra quelques sons inarticulés, montrant ainsi
qu'elle s'unissait aux ferventes prières de sa maîtresse.
« Elle comprend, » murmura Mme Craven, le visage
rayonnant de joie. Les parents et les gardes de L'hô-
pital qui entouraient le lit d'Elisa pensaient que le
danger était passé. Mais, pour elle, la mort ne pouvait
être qu'une délivrance. Déjà épuisée par sa journée,
Mme Craven regagna cependant Kensington. Elisa
avait compris, elle avait exprimé par un dernier effort
et une faible pression de la main sa foi et son espé-
rance. Mme Craven la quitta presque heureuse, la
laissant seule avec son Dieu. Elisa vécut encore*deu\
jours, et le 24 février, Mme Craven quitta Londres
pour se rendre en Belgique chez le duc et la duchesse
d'Ursel.
Elle écrivait le 7 mars à Mrs Bishop :
Mons.
Vous me demandez où j'ai pris ce rhume, très chère
amie. Il valait mieux me demander comment j'aurais pu
l'éviter, quand il fait ici deux fois plus froid que de l'au-
tre côté de la Manche ; quand nous avons tous les jours un
ouragan de neige, et un temps pire qu'à Paris. Je suppose
que je n'avais aucune chance d'y échapper. J'aime autant
l'avoir ici, où je suis parfaitement tranquille, qu'à Paris,
où il y a tant de personnes à voir et tant de choses à faire.
Cependant c'est un ennui et une terrible humiliation.
On ne dira pas à Paris, comme en Angleterre, que je suis
une belle vieille Je suis encore au lit, éternuant et
toussant, mais j'ai moins de fièvre. J'ai passé une meilleure
nuit et je suis très bien soignée par un bon médecin ho-
méopathe. Je n'ai pas la plus petite idée du jour où il me
permettra de continuer mon voyage.
VISITE A LA DUCHESSE d'uRSEL 391
Je regrette ce retard, parce qu'il éloigne le jour de ma
rencontre avec Monsignor Di Rendi.
Madeleine de Grùnne est venue passer une journée :
nous avons eu une longue conversation sur l'Irlande. Elle
est la seule, de ce côté du détroit, qui comprenne quelque
chose à ces affaires.
Ici, ma chère petite duchesse est dans son lit pendant
que je suis dans le mien ; incapable de l'aider de ma com-
pagnie, et d'être aidée par la sienne. Son mari va et vient
entre nous deux. Que Dieu vous bénisse, et, je vous le ré-
pète, écrivez-moi tout.
A M" Bishop.
Mons, 16 mars 1886.
Je suis toujours là, incapable de dire quand je pourrai
remuer Je voudrais que Ffrench puisse et veuille tenter
de diminuer le mal que causera la visite de W. Blunt en
Irlande. Il faut vraiment lutter contre trop de choses à la fois.
Et quand on voit des Anglais courir au secours d'Irlan-
dais tels que les chefs de ce mouvement, il semble qu'un
sort soit tombé sur ces deux pays pour amener leur perte.
Comment des gentlemen, des nommes d'Etat peuvent-ils
traiter sérieusement avec des hommes tels que Parnell,
secondé par Biggar, Kealy et G0, après avoir lu leurs dis-
cours en Irlande ? C'est une chose incompréhensible qui
ne s'explique que par le sort dont je parle. Quand un répu-
blicain français écrivait: « Fusillez-moi tous ces gens-là, »
les autres mêmes en ont été honteux. Mais M. Biggar dit :
« Je ne vous conseille pas de tirer sur vos landlords, parce
que vous les manquez souvent, et que vous en tuez d'au-
tres à leur place. » Et M. Gladstone trouve qu'il n'est pas
indigne de la politique anglaise de chercher à satisfaire
l'homme dont M. Biggar n'est que Y Aller crjo.
Adieu, chère amie, j'ai manqué M. Fullerton à Paris, et
voilà qu'il s'est écoulé des semaines et des semaines sans
que j'aie pu travailler. Quand vous verrez le Père Coleridge,
dites-lui tout cela, et demandez-lui de prier pour moi.
A Lady Herbert.
Mons, 16 mars 1886.
Vous allez me trouver bien ennuyeuse avec mon titre '.
1. Lady Herbert avait traduit « le Valbriant ». Les éditeurs,
392 MADAiME CRAVEN (1886)
Mais je trouve que c'est réellement dommage d'avoir
débaptisé l'histoire. De fait, c'e^t un héros et pas une hé-
roïne. Le livre a été écrit dans le but de dépeindre le ca-
ractère d'un homme, et ces noms, Lucie, Lucy ou Lucia,
sont tous faux. C'est maintenant (seulement maintenant,
hélas !) qu'il me vient à l'idie qu'on aurait pu l'appeler :
« Le maître de Valbriant ». Cela aurait tout arrangé. Est-ce
trop tard ? C'est bien le cas de dire : « Muck ado about no-
thing. » Tout le monde lit le nouveau roman de miss Bronti',
« Villette », c'est simplement le nom d'un village de Bel-
gique. Pourquoi donc est-il si difficile d'accepter celui
d'un village français? C'est un mystère que seuls Mrs llurst
et Blackett peuvent expliquer. Je suis fâchée que vous
ayez eu tant d'ennuis et de tracas à ce propos. Pardonnez-
moi d'y avoir contribué.
Pour donner un exemple de la grâce et du charme
avec lesquels Mme Craven se servait de sa propre lan-
gue, les deux lettres qu'elle écrivait à M. Fl'rench n'ont
pas été traduites.
L'anglais n'était qu'un vêtement d'emprunt pour
des idées si françaises, car il ne se prête pas à la cor-
respondance aussi facilement que la langue mater-
nelle de Mme Craven.
Très populaire dans le monde cosmopolite ,
M. Ffrench était toujours appelé ainsi par ses amis
hommes et femmes de tous les pays.
Mon.s (cliez le duc d'Ursel, gouverneur
du Hainaut), 17 mars 1886.
Dear Ffrench,
You used to write in english, and so di J I, bul, si vous
préférez mon propre idiome, restons-y. Vous n'avez pas
l'air d'avoir compris l'étendue de ma mésaventure, et que
j'ai été saisie par une grippe (il y a 20 jours) dont je ne
suis pas quitte encore, et que, venue à Mous pour y voir
ma très chère et très gentille nièce la duchesse d'Ursel
M" Hurst et Blackett, trouvaient difficilement un litre qui leur
convint. Finalement, on décida qu'il se nommerait « Lucie » dans
l'édition anglaise.
M. W1LFRID BLUNT 393
(née de Mun), dont le mari est gouverneur du Hainaut, et
donner à Luigi le temps de préparer mon appartement à
Paris, afin de ne pas m'enrhumer en y revenant, j'ai
trouvé ici tout ce que je cherchais à éviter là-bas, et j'ai
appris une fois de plus ce que valent toutes les prévisions
et les précautions humaines. Je vais mieux cependant ! La
toux a disparu, la fièvre aussi, mais il me reste une fai-
blesse extrême, qui, pour lf moment, me rend absolument
hors d'état de bouger, et je n'ose prévoir qu'il me soit pos-
sible de regagner mes foyers avant le milieu, et peut-être
la fin de la semaine prochaine !
Je n'ai pas écrit à Lady Holland tant que j'ai eu par
vous de ses nouvelles, et je ne le ferai pas encore, préci-
sément parce que je connais son exactitude, et que je ne
veux pas lui donner la peine de me répondre. Je désire de
tout mon cœur que le retours du printemps, si délicieux
à St-Anne, lui ramène avec ses forces la possibilité de
songer àMarienbad pour le mois de juin. Je compte sur vous
pour continuer à me donner exactement de ses nouvelles.
Je pense à elle bien souvent, avec grande tristesse, à la
distance qui nous sépare, et qu'il est bien certain que je
ne franchirai plus jamais.
Non, je n'approuve pas du tout votre faible trop encou-
ragé pour votre petite coterie artistique et dramatique
(quelque agréable qu'elle soit, je n'en doute pas). La belle
recommandation, du temps qui court, auprès d'un Irlan-
dais pur sang, tel que vous l'êtes, ce dont je vous loue, et
qui devrait être un « up and doing » comme un bon loyalist,
sans un moment de trêve ou de repos !
Etudiez vos aimables cousines et tâchez de les imiter.
En tout cas, de grâce, ne perdez pas l'sccasion de rendre
aussi inolïensive que possible la mission que se donne
W. Blunt, et s'il est capable de comprendre l'Irlande hon-
nête et raisonnable, trouvez moyen de lui faire apercevoir
qu'elle n'a absolument rien de commun avec la ligue. Mais
j'ai peu d'espoir; vous avez réussi avec Moliniari,mais c'é-
tait un homme d'esprit et un homme raisonnable, tandis
que W. Blunt croit, et « Arabi croit à l'Islam régénéré »,
croit surtout à M. Wilfrid Blunt, et par-dessus tout, dé-
teste l'Angleterre. Sur ce, je vous quitte, ne pouvant écrire
longtemps sans fatigue ; quoique je sois très bien soignée
31H MADAME CRAVEN (1886)
sous ce toit hospitalier, je n'ai pas besoin de vous dire si
j'ai hâte de retrouver le mien, et d'atteindre enfin le terme
de ce très ennuyeux épisode. Donnez-moi de vos nouvelles
et croyez-moi affectionately yours.
P. L. F. Grave*.
P. S. J'espère apprendre bientôt que votre fille vous est
revenue saine et sauve. Parlez de moi le plus tendrement
possible à Lady Holland.
A M" Bishop.
Paris, 29 mars 1886.
Enfin ! me voici chez moi depuis samedi soir, beaucoup
mieux de ce changement d'air, et en train deme débarras-
ser des restes d'une maladie sinon grave, au moins très
ennuyeuse. Je ne me doutais guère, en vous quittant à Cha-
ring Cross, que je mettrais deux mois pour arriver à Paris.
Je suis heureuse d'être ici, bien que chaque retour dans
cette maison me plonge dans un nouveau désespoir. Mais
il me tardait de revenir là, où je pouvais rester définitive-
ment, malade ou bien portante. Cela m'a coûté cependant
do quitter la duchesse d'Ursel pendant qu'elle était si in-
quiète de son mari et de tout le reste d. Le duc est parti
pour Charleroi vendredi dernier, se rendant à peine compte
de l'étendue du danger. Il n'a pas pu revenir depuis. La
force armée est impuissante à réprimer ce terrible soulè-
vement.
Le duc a été obligé de demander d'autres troupes a
Rruges et à Bruxelles. Les nouvelles sont toujours très
alarmantes Je me trouvais lâche de partira ce mo-
ment-là, mais le médecin a déclaré que je devais changea
d'air, et la crainte d'ajouter la moindre inquiétude
préoccupations m'a décidée à partir samedi coûte que
et bien que je ne me sentisse guère en état de voyager. Ici,
je suis bien loin de la plus petite nouvelle de tout ce qui
m'intéresse et m'intéressait en Angleterre. Personne ne
sait rien, ni ne tient à savoir quelque chose. Il me tarde
d'autant plus d'apprendre ce que vous avez à me dire.
Quand j'ai reçu votre dernière lettre, je n'étais pas assez
1. Il y avait eu plusieurs émeutes d'ouvriers dans la province
gouvernée par le duc d'Ursel.
LORD ASHBURNHAM ET LE HOME-RULE 395
ien pour vous répondre ; j'espérais que vous auriez écrit de
ouveau, mais je n'ai rien reçu, à mon grand désappointe-
ient. Lord Bury a bien répondu à la lettre de Lord Ash-
urnham, mais il n'a pas assez démontré l'absurdité de ses
iradoxes. Ce Tory des Tories et des légitimistes à ou-
ance, prêcliant l'adliésion à la plus éhontée des révolu-
ons Quelle bénédiction que le cardinal ait eu le cou-
tge de soutenir vos « Primrose leaguers » ! C'est une
jréable surprise.
CHAPITRE L (1886)
Lettres à M" Bishop, à Lady Herbert. — La duchesse d'Ursel.
— Lettre à M. Ffrench. — Bal chez la comtesse de la !
Ferronnays. — Puissance de M. Gladstone pour semer la dis- |
corde. — Défaite du Home-Bule. — Expulsion des Princes. —
Indignation de Mme Graven. — Protestation du comte de Paris
— Séjour à la Roche.
A M" Bishop.
Paris. 1" avril 1886.
Eh bien ! je suis ravie de ma conversation avec le nonce !
Il me parait avoir saisi l'ensemble de la situation en Irlande,
et l'avoir comprise telle qu'elle est. C'est peut-être trop tard!
Mais comme je le dis toujours, il ne serajamais trop tard
pour montrer au monde que des catholiques de cette sorte
ne pactisent pas avec la basse révolte qui entraine l'Irlande
loin de toute loi divine et humaine. Le nonce a beaucoup
ri de l'excommunication prononcée contre les « Primro-
ses » par l'évêque de Nottingham. Il a dit « que ce bon
évoque paraissait avoir oublié que pour être dûment
excommunié, il était absolument nécessaire d'avoir commis
une faute très grave. El les fautes ne se créent pas selon
les imaginations et les opinions des gens ». Je lui. ai montré
la lettre de l'archevêque de Clifton, il m'a dit que le pape
avait déjà prononcé sur ce point.
LA DUCHESSE D'URSEL 397
A Lad y Herbert.
Paris, 11 avril 1886.
Je reçois à l'instant « Le Valbriant », avec son nouveau
titre et sa belle reliure anglaise. Je l'ai déjà parcouru, et j'ai
apprécié votre grand talent et votre fidélité. En me sou-
venant une fois de plus avec quelle rapidité ces pages ont
été écrites, je vous ai envié ce don que je suis si loin de
posséder.
Ainsi, tout est fini : cette éloquence fatale ' a fait son
œuvre. Ces dangereuses propositions ne seront pas accep-
tées, mais le mal qu'on a fait en les exprimant dans ce
puissant langage ne se réparera jamais. Je voudrais pres-
que maintenant qu'on en fit l'expérience, car le résultat
remettrait les gens dans leur bon sens, et ce chef aveugle
lui-même ouvrirait les yeux. Mais je veux cesser de penser
à tout cela. (Le cardinal Manning dirait que c'est ce que
j'ai de mieux à faire.) Une de mes raisons, c'est qu'il n'y
a personne à Paris avec qui je puisse en causer, et qui com-
prenne un mot de ce sujet.
A M. Grant Duff.
Paris, 12 avril 1886.
Votre lettre du 15 mars contenant vos bons souhaits pour
aujourd'hui m'arrive à l'instant, et le moins que je puisse
faire est de vous remercier sans attendre même une heure.
Je ne crois pas qu'il y ait au monde une autre personne qui
se soitsouvenuedemon soixante-dix-huitième anniversaire,
et certainement je ne compte sur le souvenir et les souhaits
d'aucun, autant que sur les vôtres. Vous apprendrez avec
plaisir, je le sais, que j'ai atteint Paris saine et sauve le
27 mars, après avoir été retenue à Mons par un mois de
maladie. Vous me demanderez ce que j'y faisais... J'étais
allée voir ma très chère nièce (ainsi nommée) la duchesse
d'Ursel, née de Mun (la fille aînée du second mariage de
mon beau-frère). Depuisson enfance, ellea toujours eupour
moi une affection extraordinaire, et on ne pouvait jamais
lui faire comprendre qu'étant la tante de ses frères, je
n'étais pas la sienne. C'est ainsi qu'ils m'appellent tous les
quatre « tante Pauline ». J'ai été contente de rentrer chez
1. L'éloquence de M. Gladstone.
398 MADAME CRAVEN (1886)
moi, bien que ce retour soit toujours pénible. Il faut du
temps aussi pour s'habituer au silence de cette maison vide
et à la solitude complète, après avoir passé deux mois en
Angleterre, dans la société des vrais amis qui m'entou-
raient. J'éprouve aussi une impression singulière de les
avoir quittés dans l'inquiétude et l'attente des déclarations
menaçantes des Irlandais gladsloniens, pour me trouver
tout à coup au milieu de gens qui ne s'en soucient pas plus
que d'un fétu de paille, et auxquels je ne peux même pas
en parler. Les Français sont bien étranges dans leur indiffé-
rence de ce qui se passe au delà de leurs frontières. Sous ce
rapport, ils ne sont pas comme les autres peuples. Mais
cela ne signifie rien. Qu'est-ce qui signifie quelque chose,
hélas ! maintenant que notre « ami d'autrefois » a dit le
meilleur et le pire? Son discours est bien remarquable dans
sa beauté et sa folie. Cependant, je répète que ces paroles
ne peuvent être effacées; et comment prévoir ce qui arri-
vera? Il y a autant de danger à repousser ces mesures qu'à
les accepter. L'anarchie et la guerre civile d'un côté, la
dynamite de l'autre, le sang répandu de toute façon ; ce
n'est pas une perspective réjouissante, et l'Angleterre que
vous retrouverez sera bien différente de celle que vous
avez quittée. C'est une grande joie, cependant, d'attendre
cette arrivée dont la date approche. Quand vous êtes parti,
je me demandais si je serais encore de ce monde à votre
retour. Je puis maintenant me livrera l'espérance de vous
revoir, car ma santé est rétablie, pour le moment. J'ou-
blie mon âge, parfois. Faites moi connaître vos projets
d'avance.
A M. Ffrench.
Paris, 29 avril 1886.
Pas du tout — rien de tout cela — mon silence n'a été
causé par aucune des mauvaises raisons auxquelles vous
l'attribuez, mais uniquement parcelle qui embrasse toutes
les autres: je suis à Paris, je ne sors à peu près jamais j
ne vois à peu près personne, et cependant mon temps esl
dévoré sans qu'il me soit possible de me rappeler à la fin
de la journée de quoi il a été rempli. Il faut pourtant donc,
comme justification réelle que je travaille maintenant le
plus que je puis à ce denver ouvrage de ma vie que j'ai
LETTRE A M. FFRENCH 399
hâte de poursuivre, puisque Dieu m'en laisse le temps et
les forces et que mes yeux ne me refusent pas encore leur
service. Ajoutez cela aux « empêchements » de la bonne
ville de Paris, et vous n'irez plus chercher midi à quatorze
heures pour deviner pourquoi je ne vous écris pas.
Quant au « Valbriant », il est vrai que j'ai un peu oublié
de vous l'envoyer, et un peu pensé que vous n'y pensiez
plus, et qu'un homme aussi mordu que vous parla littéra-
ture actuelle ne lirait ce simple récit que par politesse
pour une vieille amie. Mais je suis heureuse et llattée de
votre insistance, et toute prête à réparer mon tort, ainsi
que vous le connaîtrez presqu'en mémo temps que vous
recevrez cette lettre.
Vos meilleures nouvelles de Lady Holland me réjouissent
le cœur. Je voudrais tant qu'elle pût aller à Marienbad au
plus tôt! Le marquis de Juigné (père de Madeleine de
Castellane) est parti il y a un mois déjà pour Carlsbad, avec
une maladie de foie si avancée qu'il était devenu mécon-
naissable, son teint couleur d'acajou, et dans un malaise
indescriptible. J'avoue que ce départ, et dans cette saison,
me semblait une folie. Eh bien ! le voilà sensiblement
mieux, et reprenant force et bonne humeur.
Je voudrais que notre chère « my Lady » pût suivre cet
encourageant exemple ; dites-lui en attendant mille et
mille tendres choses de ma part. Je ne vous dis pas un mot
de politique, ne voulant pas ajouter mes lamentations à
vos gémissements. Your friend, M. Wilfrid Blunt has gone
anddone, ail the mischief he could, mais il n'y a plus rien
à gâter ni à détruire. Tout est fait I Votre G. M. s'en est
chargé, et même qu'après ses derniers discours il se tairait
pour toujours, la puissance destructive de ses paroles
durera bien longtemps après lui.
God bless you I Je suis heureuse de vous savoir rétabli,
et aussi que pendant cette maladie votre chère et charmante
fille ait été auprès de vous. Mais faut-il vraiment qu'elle
reparte si tôt?
Encore une fois, croyez-moi
Ever affectionately yours.
P. L. F. Craven.
Gombe Abbey l J'y ai été un an après mon mariage, il y
400 MADAME CRAVEN (1885)
a 52 ans ! Cela m'a plu alors par sa singularité. Et les por-
traits du prince Rupert et du prince Maurice? Ils y sont
toujours, j'imagine.
A Mrs Hishof.
Paris, 24 mai 1886.
M. Fullerton a été mon hôte tous les jours de cette se-
maine. Il m'a été très agréable et fort utile qu'il puisse lire
mes chapitres finis. J'ai dû, bien à contre-cœur, enlever
certaines choses, mais je ne pouvais pas lui désobéir...
Quand les principaux intéressés vivent encore, c'est tou-
jours difficile d'écrire une biographie. Lorsque j'ai publié
le « Récit d'une sœur », vingt ans et plus s'étaient écoulés
depuis la mort de ceux dont j'écrivais l'histoire. Cepen-
dant, ce n'est qu'un petit ennui et je me sens très soulagée
qu'il ait approuvé Vensemble et le ton que j'ai adopté. Il ne
l'a pas trouvé trop mondain, et puisqu'il est satisfait, je
suis contente, et j'espère continuer rapidement, quand je
serai débarrassée de mes accès de fièvre.
On dirait que Lord Hartingtou et M. Chamberlain se sont
jet'és à la tête des chevaux emportés que M. Gladstone
fouettait si vigoureusement à la descente. S'il en est réel-
lement ainsi, c'est un acte de courage et d'énerui .
Oui! ma belle-sœur a paru dans toute sa gloire aux fêtes
du mariage royal. Pas plus que beaucoup d'autres cepen-
dant, si ce n'esL la satisfaction personnelle d'être pour
quelque chose dans cette brillante alîaire matrimoniale '.
Et c'est un succès aussi grand qu'inattendu. On n'avait
jamais vu en France une semblable manifestation de
toutes les classes de la société. Les royalistes étaient tous
là, sans l'ombre des anciennes divisions. Le monde litté-
raire et commercial était également bien représenté. Tous !
excepté le monde militaire, que le comte de Paris n'avait
pas invité. Il ne l'aurait pas fait pour ses amis les plus in-
times, car la discipline militaire doit être avant tout respec-
tée dans l'armée. Tous ceux qui seraient venus, s'ils avaient
pu, se sont arrangés pour envoyer leurs souhaits et l'ex-
pression de leurs regrets. La princesse était ravissante, et
tout si bien combiné que 3000 personnes ont pu circuler
1. Le mariage de la princesse Amélie, fille aînée du comte de
Paris, avec le fils du roi de Portugal, roi lui-même maintenant.
LE HOME-RULE EST REJETÉ 401
lans les appartements sans le moindre désordre. Ce qu'il
f a de plus extraordinaire, c'est qu'à travers toute la
France, et partout où le train s'est arrêté, on est venu of-
rir des bouquets aux princes et leur témoigner toutes
lortes de respects.
Mais je ne le sais que trop : tout en représentant les sen-
iments d'une grande partie de la France (et la meilleure),
;ette manifestation ne rapproche pas la chute de ce hon-
eux régime...
Remerciez Mrs Molesworth et Juliet de leurs très aima-
bles lettres... Je suis contente qu'elles aiment « le Val-
>riant ». Les caractères et les incidents auxquels je fais
illusion sont tellement français, que je ne m'attendais pas
i le voir remarqué en dehors du terroir.
A Mrs Bishop.
Paris, 11 juin 1886.
Et maintenant disons un mot de ce grand événement. Il
ne tarde de recevoir une lettre de vous. Ecrivez-moi, je
rous en prie, et dites-moi ce que vous éprouvez, et si l'é-
tonnante puissance que possède M. Gladstone pour semer
a discorde n'amènera pas un changement d'impression,
rendant le tumulte dans lequel il va noyer sa défaite '.
Et me voyez-vous obligée de me taire dans un moment
Dareil?... M. Fullerton est encore mon hôte, et nous som-
ues dans les meilleurs termes, à la condition de ne jamais
sarler de la politique irlandaise. Cependant, je n'ai pas pu
n'empêcher de dire (avec beaucoup de calme) : « Le Bill
3st rejeté avec une très grande majorité. » II m'a répondu :
< Oui, et c'est un très grand malheur, nous voilà plongés
lans la révolution. » J'ai riposté que si le Bill avait passé,
nous y serions plus sûrement encore. « Vous souvenez-
vous, » m'a-t-il dit, « de l'insolente réponse de Lord Bea-
consfield aux évêques ? »
J'ai changé de conversation à la hâte...
A M. Grant Duff.
Paris, 12 juin 1886.
Les paroles que vous n'avez pas trouvées sont dans une
lettre de la chère Olga, après la mort d'Eugénie, page 323
1. La défaite du gouvernement, quand le Home-Rule fut rejeté.
MADAME CRAVEN. 26
402 MADAME GRAVEN (1886)
du second volume ; les lettres sont, à mon avis, les plus
ravissantes qu'elle ait écrites, et me reviennent à l'esprit
plus souvent que beaucoup d'autres dans le livre.
Merci de votre indulgence. « Le Valbriant» n'a pas reçu
beaucoup d'éloges en France, et M. de Pontmartin a fait sa
sortie ordinaire contre lui et contre moi. Mais il est lu, je
crois, par beaucoup de personnes très tranquilles, ne fai-
sant point partie de ce grand monde des lecteurs Daudet-
Zola, car il a déjà eu sept éditions.
Ce matin, la république française s'est déshonorée par
une nouvelle iniquité aussi ridicule qu'odieuse, vu les cir-
constances. Le pauvre comte de Paris regrettera, avec
raison, de s'être si vite séparé de York House1. J'imagine
cependant que cet exil ne sera pas long. Il n'y a qu'une
opinion sur son compte, et les royalistes se sont énergique-
ment ralliés. Hier, àla Chambre, Albert a très bien parlé
à ce sujet.
J'espère que vous lirez son discours... Je suis très absor-
bée par mon travail - qui sera, je l'espère, plus intéressant
que ne le croyaient bien des gens. Il est toujours agréable
d'étudier un beau caractère, et elle vivait dans un temps
et dans un milieu si intéressants!
Pour en revenir à votre discours 3, les paroles que vous
avez citées me touchent, non seulement parce qu'elles
prouvent que vous vous souvenez où et quand vous les avez
lues, mais encore par le conseil qu'elles renferment. Que
sont réellement la science, l'éducation, la civilisation, si
une pensée plus élevée ne les domine? « Tout ce qui finit
est si court ! » Que Dieu vous bénisse, ainsi que votre chère
femme, dont j'attends les discours avec impatience. J'es-
père qu'elle lira celui d'Albert (sur l'expulsion des princes)
et je suis sûre qu'elle le trouvera très noble et très remar-
quable. C'est étrange, mais M. Floquet semble l'avoir pris
en amitié. Il se montre plus qu'impartial, et le protège ou-
vertement contre ses ennemis les plus acharnés (son pro-
pre parti) et les oblige à l'écouter en silence.
1. Résidence du comte de Paris à Twickenham. Elle appar-
tient maintenant à M. Grant Dufî.
•,'. La vie de Lady G. Fullerton.
3. Un discours prononcé par M. Grant Dufî, comme chanceliea
de l'Université de Madras.
EXPULSION DES PRINCES 403
A M" Bishop.
Paris, 29 juin 1886.
De ce côté du détroit, nous sommes encore sous l'im-
pression très vive du départ triomphal de M. le comte de
Paris, départ suivi de sa remarquable protestation que tout
le monde lit, et qui a produit énormément d'effet. Tous les
miens étaient là, à Eu et au Tréport. Us disent que ce qu'ils
ont vu dépasse toute description. La république a rendu
service à la monarchie française, et le comte de Paris a su
proliter de l'occasion qui lui était offerte. Pour la première
fois depuis des années, j'ai quelque espoir de vivre assez
longtemps, aussi vieille que je sois, pour voir la fin de ce
méprisable régime.
N. B. En France, il y a des gens qui traitent de méprisable
tout régime qui ne leur convient pas. Je n'ai jamais fait
cela, aussi peu que j'aie pu aimer ce qui était; mais dans
le moment, c'est la seule épithète qui lui convienne.
Le 22 juillet, Mme Craven, se trouvant à la Roche,
terminait par ces mots une lettre à Mrs Bishop :
Je suis arrivée mardi, et je jouis de cet air de la véri-
table campagne, bien que j'aie quitté mon petit coin avec
une certaine répugnance.
Mais j'aime beaucoup ce pays et la société de ma bonne
amie1.
1. Mme Cochin.
CHAPITRE LI (1886)
Lumigny. — Mme Craven continue la vie de Lady G. Fullerton.
« Chez Paddy ». — Paris.
A Mrs Bishuf.
Lumigny, li novembre 1886.
Il n'y a rien à dire de la France. Tout ici devient plus
triste, plus désespérant chaque jour !...
Il y a environ trois semaines que je suis ici, et je me
trouve beaucoup mieux de ce changemenl d'air. Le genre
de vie que je mène me convient 1 Mais le revers de la mé-
daille, c'est que personne ne s'intéresse aux différentes
choses qui m'occupent
Néanmoins je suis contente d'être ici. Ils sont tous bons,
intelligents et gais, et avant de venir, j'étais restée seule
très longtemps. De plus, j'ai beaucoup de loisirs pour tra-
vailler, la messe tous les matins dans la chapelle, et une vie
très agréable dans son ensemble.
Au Père Coleiudge.
Liinii tobre 1886.
C'est un travail très difficile, mais très intéressant '. Je
m'inquiète cependant de la quantité de documents que
j'ai encore à examiner. Le livre ne doit pas dépasser une
1. La Vie de Lady G. Fullerton.
« CHEZ PADDY » 405
certaine limite. J'ai déjà écrit 400 pages (qui en feront 300
d'imprimerie), et je n'en suis qu'à lb51.
A M" Bishop.
Lumigny, 27 novembre 1886.
Votre lettre est un véritable régal (assez rare, permet-
tez-moi de le remarquer). Je me trouve ici tellement en
dehors de la sphère des intérêts dans laquelle vous vivez, que
je crois entendre des sons d'un autre monde. Gela ne veut
pas dire que ^e sois dans un milieu endormi où on laisse
tomber la conversation. Mais c'est inouï à quel point tout
le monde est indifférent à ce qui se passe au delà des
frontières françaises, à moins qu'on ne craigne d'être en-
traîné dans une querelle européenne. Mais nos misères
intimes absorbent toutes les pensées. J'ai eu cependant
une petite conversation avec Denys Cochin, qui est venu
chasser pendant deux jours. 11 arrivait de Paris où il
avait vu Lord Emly, leur vieil ami, qui lui a dit tout
ce qui pouvait confirmer sa très raisonnable opinion sur
les affaires d'Irlande et toutes les autres. Lord Emly l'a
supplié d'écrire quelque chose dans le Correspondant. Il va
le faire. Je lui ai donné les « notes » sur l'Irlande, et je
lui ai promis de lui envoyer tous les renseignements utiles
que je pourrais découvrir. Dans le numéro du 15, il y a un
nouveau « Chez Paddy » qui est excellent. Cette fois-ci,
M. de Grancey a évidemment cherché à bien parler du
clergé.
Les exploits de Florence m'ont amusée L Ils s'élèvent
presque à la hauteur des héroïques actions guerrières.
Les femmes capables de les accomplir me paraissent sur-
naturelles, et je ne les juge pas comme Mme La Touche.
Que diriez- vous, ainsi que Florence, si vous étiez ici où
trois familles sont réunies, femmes, jeunes filles, hommes
et enfants, en tout vingt-deux? Et pas un d'entre eux n'ayant
la plus petite idée d'une promenade à cheval ! De fait, on
ne trouverait pas ici un seul animal sur le dos duquel on
pourrait l'accomplir. Cela paraît étrange, même à moi !
Les Anglais ne le supporteraient pas.
En revanche, il n'y a pas un cercle en Angleterre qui
i. A la cliasse, avec les meutes de Kildare.
406 MADAME CRAVEN (1886)
s'assoierait autour d'une table, les hommes dessinant
les femmes travaillant, pendant que je fais la lecture de'
mes chapitres finis. Tout cela prouve à quel point les deux
nations diffèrent, ce n'est pas étonnant qu'elles n'arrivent
pas à se comprendre.
CHAPITRE LU (1887)
Mort du comte Robert de Mun. — Désolation de Mme Graven.
Mort du comte Stanislas de Blacas. — Le cardinal di Rendi.
Opinion de M. Greville sur l'Irlande. — Souvenirs de Rome.
A Mrs Bishop.
Rochecotte, 22 janvier 1887.
Je lis Charles Greville J : oh ! quelle histoire 1 Et quel
malheur que la pitié et l'indignation qu'elle soulève soient
devenues inutiles, — dangereuses même à entretenir.
C'est trop s'appesantir sur des souvenirs qui ont fait de
M. Gladstone Vami mortel de l'Irlande. Ce passé est odieux,
on ne le haïra jamais assez ; mais il ne peut changer une
révolution en un remède, ni les chefs actuels des Irlan-
dais en hommes et en gouvernants sûrs et honnêtes (dans
la véritable acception des mots).
L'Angleterre, qui a déjà fait tant de mal à l'Irlande, n'a
plus maintenant qu'à lui faire tout le bien possible, avec
patience, persévérance et fermeté.
Je resterai ici jusqu'au 31, et puis je m'installerai défi-
nitivement à Paris. Mon travail m'intéresse, mais je suis
pressée par l'inquiétude de n'avoir pas assez de temps pour
le finir.
Le comte Robert de Mun, obligé de subir une opé-
1. « Le passé et le présent de l'Irlande », publié en 1845.
408 MADAME CRAVEN (1887)
ration ù Munich, ne se rétablit jamais. La lettre sui-
vante, adressée à Lady Herbert, exprime le sentiment
général de tous ceux qui le connaissaient. Dans une
touchante notice sui son neveu, Mme Craven nous
rappelle les prières d'Eugénie avant la naissance de
son fils l. Elle demandait à Dieu « que le don de son
amour lui soit accordé en même temps que le don
de la vie, et, je l'avoue, je voudrais qu'il fût beau,
qu'il eût des yeux tels que je me les figure ». Le9
prières de sa mère furent entièrement exaucées.
Il quitta l'armée en épousant la princesse de Beau-
vau, en 18G7. Au moment de la guerre de 1870, il re-
prit du service sous les ordres du général Gudin à
Rouen. Quand les deux frères se retrouvèrent, une
nouvelle voie s'ouvrit pour eux. sur les ruines de la
société. Secourir leur patrie affolée et panser ses
blessures, devint le but de leur vie et de leurs désirs.
Il fallait pour cela, non seulement de la bonne vo-
lonté, mais de l'étude et de la réflexion et la charité
qu'inspire la foi chrétienne. Appelé aux devoirs que
lui imposait son éloquence, le comte Albert de M un
n'aurait pu donner tout son temps à un travail qui de-
vintla part de son frère Robert dans leur œuvre com-
mune, et le désintéressement de ce dernier l'aida
peut-être plus que tout le reste. Mme Craven écrit :
« Le père Lacordaire a dit : « Ce n'est ni le génie, ni la
« gloire, ni l'amour, qui mesurent l'élévation d'une
« âme, c'est la bonté ». Robert fut la réalisation vivante
de cette parole. »
A Lady Herbert.
Paris, 27 février 1887
Oui ! c'est un grand malheur auquel je n'étais pas pré-
parée2. J'ai eu jusqu'à la fin beaucoup d'espoir, et la con-
viction très profonde (et bien souvent trompeuse) que
1. Voir le « Récit d'une sœur ». II, 221.
2. La mort du comte Hubert de Mun.
MORT DU COMTE ROBERT DE MUN 401)
c'était trop affreux pour arriver. Mais, hélas ! ce ne sont
que des espérances et des calculs humains. Dieu sait
mieux que nous, et on ne trouve la paix en ce monde
que dans la pensée que sa volonté est une volonté ado-
rable. Pour sa femme et pour ses enfants, pour son pauvre
frère, c'est une perte irréparable, et je ne crois pas que
son père lui survive. C'est le brisement final et soudain de
ce cercle de famille, le plus heureux du monde, il y a seu-
lement trois mois. Et je crois pouvoir dire que c'est un
malheur pour toute la France catholique. Son travail était
si actif, si persévérant, si généreux et si humble en même
temps! Il était tellement indifférent à la louange, si pro-
fondément heureux du succès d'Albert et de sa réputa-
tion !
Oh ! chère amie, c'est une horrible douleur, et je ne
me sens pas encore calme et résignée comme je devrais
l'être. Depuis mon retour à Paris, je n'ai eu que des cha-
grins. Au moment même où je recevais la nouvelle de la
mort de Mme di Rendi, j'apprenais que M. Baude, un vieil
ami de ma famille (et notre ambassadeur à Rome), était
mort subitement dans la matinée. Et c'est quand je reve-
nais de ses funérailles que cette affreuse dépêche de Mu-
nich m'a été remise.
A Mrs Bishop.
Paris, 7 mars 1887.
Rien n'est plus triste que mon existence dans le moment.
Ce malheur a tout obscurci pour nous. « Il assombrira
Lumigny », disiez-vous dans votre dernière lettre. En
dehors de cela, il y a encore bien des tristesses. Mon uni-
que consolation, c'est que je me porte assez bien pour tra-
vailler, et que je ne crains pas de rester seule. Les Monta-
lembert sont venus, et le nonce est encore ici, de sorte que
de temps en temps j'ai quelques visites agréables le soir.
La tristesse et la fatigue de ces trois dernières semaines
avaient interrompu mon travail, mais je le reprends main-
tenant.
A Mrs Bishop.
Paris, 22 mars 1887.
L'hiver est vraiment bien triste! Les amis et les parents
410 MADAME CRAVEN (1887)
m'ont été enlevés si rapidement, que j'éprouve une espèce
de stupeur de me voir encore sur la terre, moi la plus
vieille et la plus inutile de tous, (le n'est pas Bertrand qui
est mort vendredi, mais mon très cher cousin germain
Stanislas de Blacas, l'ami dévoué du comte de Cham-
bord, bien connu pour cela, et respecté de tous les
partis.
....C'était un membre important de notre famille. Hélait
bon, aimable et désintéressé, unissant tous ceux qu'il ai-
mait et dont il était aimé. On sentira bien longtemps sa
perte
Chère amie, je crains que vous ne soyez fatiguée de
m'entendre toujours parler d'une personne que vous ne
connaissiez pas, aussi chère qu'elle me fût. Mais vous rece-
vrez, la semaine prochaine sans doute, quelques pages que
j'ai écrites sur Robert, et qui sont adressées aux lecteurs
du « Récit d'une sœur », à des lecteurs comme vous, comme
notre cher Sir M. et les autres. Voici comment c'est arrivé.
Sa pauvre femme n'était pas contente de ce qu'on avait
écrit sur lui ; elle me dit un jour très tristement : « C'est
vous, vous seule qui pouviez dire quelque chose qui me
plaise et me fasse du bien. » 11 m'a semblé que je me trou-
vais auprès d'une personne malade ou dans le désespoir,
me suppliant de la calmer par le son d'un insti ument dont
je pouvais jouer. Je me suis donc décidée à la satisfaire, et
j'ai dit, en quelques mots, ce que je pensais. On a tant
parlé de lui, qu'on fera bien quelque critique. Mais qu'est-
ce que cela fait? Que peut me faire tout ce qu'on dit, ou
tout ce qu'on pense de moi, maintenant ?
Je n'ai pas encore vu le cardinal di Rendi. Mais je sup-
pose qu'il porte sa pourpre aussi tranquillement que tout
le reste. Il me manquera beaucoup. Ce n'est pas tous les
jours qu'on retrouve comme nonce du Pape et cardinal
de la sainte Eglise, un homme qu'on a connu quand il
avait cinq ans, et pour lequel on a toujours eu beaucoup
d'amitié.
Je retourne par ce courrier 1' « Irlande » de (ire vi lie.
Les vingt, dernières pages méritent d'être relues et repu-
bliées maintenant. En 1842, il trouvait déjà que c'était de
la sottise, de la folie et de la bigoterie de ne pas avoir de
représentant à Rome.
SOUVENIRS DE ROME 411
A Miss 0' Me ara.
Paris, 25 mars 1887.
Comme c'est étrange de lire cette date « Rome », écrite
ir vous ! Cela m'a vivement rappelé le jour où je l'écrivis
oi-même pour la première fois, le 2 mai 1830. Il n'y a que
îelques années, comme vous voyez ! J'arrivais dans une
orne bien différente de celle qui existe maintenant,
uand je l'ai vue pour la dernière fois (en 1870), elle était
\jà changée. Ce n'était plus la ville calme et majestueuse
; ma jeunesse, car l'ombre des événements prochnins pla-
nt déjà sur elle, et de plus l'année du concile, la plus in-
ressante de ma vie, n'était pas une période de paix.
Je n'éprouve aucun désir de la revoir telle qu'elle est, et
ême si je pouvais retourner dans Roma Capitale, je m'y
ifuserais. Je veux conserver intactes mes anciennes im-
essions. Pour vous qui êtes jeune et qui appartenez au
'ésent, vous trouverez encore, je le sais, beaucoup à ai-
er, à vénérer, et bien des choses qui vous charmeront,
i ne serais pas surprise si, même maintenant, vous trou-
ez difficile de vous fixer ailleurs, après avoir habité
ome quelque temps. Autrefois, il en était ainsi. Chacun
ait retenu par un charme différent, selon son caractère
i sa nationalité. Tout le monde le subissait et l'expliquait
3 mille manières; mais il m'a toujours semblé que nous
suis catholiques comprenions absolument d'où. il venait,
ous me demandez s'il n'y a pas un endroit ou une église
ie je préfère"? Si ! En dehors de Saint-Andréa délie
ratte, que j'aime mieux que tout autre, naturellement, et
3ur des raisons qui n'ont rien à faire avec son mérite
îrsonnel, et où je vous remercie de' vous être souvenue
b moi, il y a une église que j'aime tendrement. Si elle
'est pas désaffectée, l'endroit où elle se trouve a complé-
ment perdu, m'a-t-on dit, toute sa poésie et sa beauté.
5 veux dire Santa Croce di Gerusalemme. Elle est main-
pant sur un boulevard.
Eternel Del ! S'il en est ainsi et que l'on ne puisse plus
îonter le sentier pittoresque et solitaire y conduisant de
aint-Jean-de-Latran, alors n'y allez pas. Au moins n'y
liez pas pour penser à moi. Réservez vos pensées et vos
rières pour les nombreux sanctuaires qui heureuse-
412 MADAME CRAVEN (1887)
ment restent encore à visiter, et où vous vous souviendrez
de moi, j'espère.
La mort de Mme di Rendi m'a profondément peinée.
C'était une de mes plus vieilles amies, et nous avions en
commun tous les souvenirs de notre jeunesse. La suur
d'Adélaïde Minutolo est morte depuis. Elle était presque
l'umique souvenir vivant des heureux jours du passé. La
vie prend un étrange aspect quand on reste seule à mar-
cher sur la route aussi longtemps que moi. Comme on t;ï-
che et comme il vous tarde de réaliser ces paroles que
Mme Swetchine disait, parmi tant d'autres, si belles : « Ce
n'est pas la destruction seule qui se hâte, mais aussi la
liberté, la gloire, la perfeclion d'une âme toujours pins ra-
dieuse à mesure que le spirituel absorbe ce qui ne l'est
pas. » C'est la grâce qu'il faudra demander, quand vous
vous souviendrez de votre vieille amie dans ces sanctuai-
res bénis.
CHAPITRE LUI (1887)
Le Jubilé de la reine d'Angleterre. — Le nonce du Pape en An-
gleterre. — Tendres regrets de Mme Graven à la pensée qu'elle
ne re verra plus l'Angleterre et ses amis. — Maladie et conver-
sion de Lord Lyons. — Rochecotte. —L'abbé Couvreux.
A MrsBisHOP.
Paris, 9 juin 1887.
Comment recevra-t-on le légat du Pape ' ? C'est une
îtrange époque pour renouveler l'usage d'envoyer les sou-
haits du Saint-Père à une reine pour laquelle les évêques
irlandais refusent de prier. J'ai vu avant-hier le duc de
\orfolk. Il rentrait à Londres pour préparer Norfolk House,
jui va recevoir Monsignor Ruffio Scilla. C'est un important
avènement, qui serait très heureux si tant de sujets catho-
liques de Sa Majesté n'étaient pas aussi en colère.
A Lady Herbert.
Paris, 14 juin 1887.
Ne regrettez-vous pas de manquer le Jubilé, et de ne pas
juger par vous-même de l'effet que produit un nonce du
Pape en Angleterre? Je suis contente que le Saint-Père ait
ordonné des prières dans nos églises. C'est plus, je sup-
pose, que n'en feront aucun des évêques irlandais. Mais
cela seul n'est-il pas une désobéissance flagrante à la loi
1. Envoyé à Londres à l'occasion du Jubilé de la reine.
414 MADAME CRAVEN (1887)
que l'Eglise impose, et qui est appuyée, même ici, par notre
gouvernement incrédule et persécuteur?
Mrs Bishop traversa Paris au mois de juin, se rendant
aux Eaux-Bonnes, au grand étonnement de Mme Cra-
yon qui ne pouvait comprendre qu'elle quittai l'An-
gleterre au moment du Jubilé de la reine. «A cette épo-
que, dit Mrs Bishop, Mme Craven se portait bien, elle
était dans de bonnes dispositions et très active. Elle
nous lut une grande partie de son travail sur Lady
Georgiana Fullerton. Ei quand le livre l'ut publié, nous
vîmes avec regret que les pages les plus caractéris-
tiques, et les incidents intimes donnant une si grande
vérité au caractère qu'elle dépeignait, avaienl
enlevés. »
Comme toujours, sa voix prêtai! un charme infini à
ses paroles, et avec un tact affecl!i"ii\. elle savait ac-
centuer les passages qui devaient plaire à ses audi-
teurs.
A Mrs Bishop
Paris, 24 juin 1887.
L'immense et incroyable succès du Jubilé me fait d'au-
tant plus regretter que vous l'ayez manqué, un peu par
ma faute, je le crains. C'était un spectacle à voir el u:
inoubliable. Une fête semblable n'avaitjamais eu lieu nulle
part et ne se renouvellera pas. Je compte toujours partir
pour Monabrile 29. M. Fullerton vient tousles jours, je lui
ai donné six chapitres bien copiés. Katheleen O'Meara m'a
rendu ceux qu'elle a lus, avec très peu d'enthousiasme je
crois. Je suis loin de m'attendre à un succès, mais cela ne
signifie rien.
A Mrs Bishop.
Paris. 1 1 septembre 1887.
Mon voyage en Angleterre n'existait que dans la bien-
veillante imagination de Lady Herbert. Si j'y avais r<'- t-lle-
m -nt songé, ma dernière crise m'y aurait fait réfléchir
deux fois. Je ne peux plus m'exposer à être arrêtée ohes
SÉJOUR A ROCHECOTTE 415
des amis, et comme le risque d'être malade devient une
difficulté croissante, il est évident que je ne dois plus
m'éloigner de chez moi. C'est bien triste de dire un der-
nier adieu aux personnes et aux lieux que j'aime autant
que l'Angleterre et les amis que j'y possède. (De même en
Italie, à quelques-uns que je ne reverrai plus.) 11 n'en est
pas ainsi pour tout le monde, même à mon âge, et je paie
maintenant le bonheur de m'être trouvée athome dans trois
pays différents. Le résultat, c'est qu'on ne se sent chez soi
nulle part. (C'est-à-dire, là où vivent et où vivaient ceux
que nous aimons le plus.) La raison ou plutôt le prétexte
de mon voyage eût été la nécessité de voir le Père Cole-
ridge avant la publication de notre livre (si réellement il
réussit à en faire un avec le mien). Ce prétexte n'existe
plus maintenant, puisqu'il arrive à la fin du mois pour que
nous examinions ensemble nos deux manuscrits. Si ma
mauvaise santé ne m'arrête pas comme depuis un mois,
j'espère arriver au bout de mon difficile travail dans un
peu moins de six semaines. Merci et encore merci des
Spectators. Ils sont ma consolation et me prouvent seuls
que le bon sens honnête n'a pas tout à fait abandonné cette
chère vieille Angleterre de mi corazone, comme cela paraît
souvent le cas.
Voyez-vous quelquefois M. Grant Duff, ou entendez-vous
parler de lui ? Depuis que nous ne sommes plus aux deux
extrémités du globe, il me semble l'avoir perdu. Mais je
sais comment le temps passe dans notre pays. Et mainte-
nant qu'il n'est plus un grand potentat, il ne doit plus en
avoir du tout.
A Mrs Bishop.
Rochecotte, 29 octobre 1887.
Si ma chère et sainte amie pouvait seulement mener une
vie calme, qui lui conviendrait autant qu'à moi, ce serait
délicieux de venir ici de temps en temps jouir d'une
aimable société, ainsi que d'un climat bienfaisant et d'un
changement d'air qui m'est toujours bon. Il n'y a pas sur
la terre une créature meilleure et plus sainte que Mme de
Castellane. La chapelle avec le Saint Sacrement, une ou
deux messes par jour, deux excellents prêtres vivant dans
la maison, tout cela suffit à mon bien-être età mon plaisir.
416 MADAME CRAVEN (1887)
Beaucoup de gens vont et viennent. Ils ont une grande
quantité d'amis. Saumur et Tours, en plus de Paris, leur
fournissent des hôtes continuels, que ma chère vieille amie
est toujours prête à recevoir avec la courtoisie et la bonté
d'un autre temps, et... un cuisinier comme, hélas! on n'en
trouve plus souvent, dans ces temps de décadence. Vous
comprenez aisément que je ne suis guère disposée à sup-
porter ce genre de bruit absolument vide. Il me fatigue et
ne m'offre pas le genre de distraction qui me ferait du
bien après une longue solitude. Mais... la chapelle, le
bien-être de ma chambre, l'air délicieux des plateaux très
élevés qui couronnent les bois au-dessus de la Loire (dont
je n'appre'cie pas le voisinage) et sur lesquels on se promène
en voiture dans toutes les directions, tout cela me repose
en partie, et j'emploie mon temps à continuer mon der-
nier chapitre.
A miss O'Meara.
Rochecotle, 30 décembre 1887.
Je reçois à l'instant de Lord Ralph Kerr une lettre qui
m'émeut profondément. Il m'écrit que le pauvre cher Lord
Lyons vient d'être frappé d'une attaque et m'annonce en
même temps une nouvelle dont vos cœurs se réjouiront,
c'est qu'il était au moment d'abjurer. « Il étudiait », dit-il,
« depuis longtemps sous la direction du Dr Butt (l'évêque de
Southwark). Il allait tous les jours à la messe, mais ne
voulait prendre aucune détermination sans une certitude
plus complète, ne souffrant aucune interruption pouvant le
distraire de son examen. Il a différé son voyage à Paris
(pour prendre congé du président et des ministres) dans la
crainte des distractions que pourraient lui causer les affaires
politiques. Il a été frappé ce matin. On a envoyé chercher
le Dr Butt. Lord Lyons ne parlait plus, mais quand on lui
a demandé s'il voulait être reçu dans l'Eglise catholique, il
a incliné la tête ;ivec effort pour en témoigner son désir...
Ce n'est pas une décision s mdaine, au lit de mort, ou la
conséquence d'un état mental. C'est un acte délibéré, ré-
solu depuis longtemps et qui n'est avancé que par celte
maladie subite et imprévue. Je l'ai vu hier, et je l'ai trouvé
dans des dispositions et dans un état de santé étonnant-:.
Mais l'unique sujet de conversation qui l'intéresse, c'esl la
l'abbé couvbeux 417
doctrine catholique, etc. Le DrButt était près de lui, atten-
dant le moment de le confirmer. Il aurait dit dernière-
ment à son secrétaire particulier, M. Sheffield, que « rien
ne l'intéressait plus maintenant que la religion, et que
la religion catholique seule avait cette puissance ».
Je n'ai pas le temps de vous en dire plus long, si ce n'est
que j'ai fini mon travail aussi bien que j'ai pu, tout en
voyant avec tristesse ses défauts et ses omissions.
A Mr3 Bishop.
Rochecotie, 21 décembre 1887.
Enfin, je vous reviens ! Votre lettre de ce matin ne con-
tient pas de reproche, mais vous remarquez très justement
la longueur inusitée de mon silence. Sa cause principale
était ma détermination de ne rien faire avant d'être arri-
vée au bout de mon travail. Je l'ai terminé le 30 novem-
bre. Après cela, j'ai dû le relire, le corriger, écrire les titres
des chapitres ; bref, je ne l'ai envoyé chez l'éditeur que
mercredi dernier. Que Dieu bénisse ce dernier essai, qu'il
fasse du bien et point de mal, c'est la prière à laquelle
vous vous unirez, je l'espère.
Ceci ne m'occupant plus l'esprit, pourquoi n'ai-je pas
5crit plus tôt ? Uniquement pour une triste raison qui
vous fera de la peine... Le pauvre abbé Couvreux est mou-
rant sous ce toit dont il est l'hôte depuis tant d'années, et
le chagrin de ma pauvre amie est immense !...
MADAME CRAVEN. 27
CHAPITRE LIV (1888)
Paris. — Discours du duc de Broglie à l'Académie. — « Les Mé-
moires d'un royaliste » de M. de Falloux. — Le copiste de
Mme Craven. — M. Gladstone approuve la Vie de Lady G.
Fullerton. — Satisfaction de Mme Graven. — "Visite du général
Clarmont. — Lettre d'un pasteur alsacien. — Lettre de l'impé-
ratrice Aueusta.
A M. Fullerton.
Paris, 10 janvier 1888.
Vous êtes vraiment un homme digne d'envie. N'est-ce
pas une grâce dont il faut remercier Dieu toute son exis-
tence, d'avoir été à Home et à Saint-Pierre le premier jour
de l'an, et témoin de celte splendide manifestation?
Si on nous avait dit, il y a vingt ans, que le Pape célébre-
rait sa messe à Saint-Pierre, dans la plus solennelle des oc-
casions, et se servirait à l'autel d'un bassin en or envoyé
par la reine d'Angleterre (c'est le duc de Norfolk qui a été
chargé de porter le présent), nous ne l'aurions pas cru. Et
nous aurions appris avec un étonnement presque égal que
le duc de Cumberland, la personnification vivaule du pro-
testantisme, offrait respectueusement ou plutôt restituait
une précieuse relique au chef de l'Kglise à laquelle elle
appartenait. Et entin, que le Gzar lui-même, entraîné par
la force de cette impulsion générale, ajoutait, sinon ses
présenta, au moins sa voix à toutes les autres. C'est un mi-
racle plus éclatant que tous ceux dont le siècle a été té-
moin, et qui donne espoir et confiance pour l'avenir.
LE COPISTE DE MADAME CRAVEN 419
Ce qui vient de s'accomplir était difficile et même im-
possible à prévoir d'avance.
A Mrs Bishop.
Paris, 24 janvier 1888.
Oui, chère amie, j'aurai quatre-vingts ans le 12 avril de
cette année. Vous voyez qu'il faut me faire jouir le plus
possible de votre chère société. Bien des plaisirs de mon
existence sont finis. Les mots « jamais plus » s'appliquent
à la plupart d'entre eux, et dans ma grande imperfection
je m'accroche d'autant plus à ceux qui me restent.
J'ai repris ma vie parisienne accoutumée : des heures
et des jours de solitude et de silence. (Je m'y fais avec
peine après deux mois de séjour à Rochecotte.) Mainte-
nant que les uns et les autres rentrent peu à peu, beaucoup
de « casuals » donnent parfois un air de vie à mon salon,
mais, en réalité, ils me fatiguent souvent, et quand ils
me font plaisir, je n'ai jamais la certitude de les revoir.
Un ami ou une amie qui viendrait sûrement deux ou trois
fois par semaine, voilà ce qui a toujours été le rêve que je
n'ai jamais pu réaliser, le soir en particulier, et quand
une petite conversation serait un si grand soulagement
pour les yeux! Mais c'est très difficile, car on dine main-
tenant à huit heures comme en Angleterre, au lieu de
6 heures 30 comme dans ma jeunesse.
J'espère que vous avez lu le magnifique discours du duc
de Broglie à l'Académie, pour la réception du successeur de
M. deFalloux. Vous ètes-vous assuré la revue du livre de ce
dernier, « Les Mémoires d'un royaliste » ? Faites-le, chère
amie, votre article sur M. Canning me fait croire que vous
lui rendrez justice.
A M. FULLERTON.
Paris, 30 janvier 1888.
A propos de mon copiste, il faut que je vous raconte
une histoire qui vous fera plaisir, j'en suis sûre. Je dois
d'abord vous dire que c'est un excellent homme, très reli-
gieux, très pauvre, très honnête, et dont l'existence très
difticile est exemplaire. Il y a des années qu'il a perdu sa
femme, et qu'il vit, ainsi que son fils unique, avec une
sœur beaucoup plus âgée que lui.
420 MADAME CRAVEN (1888)
A mon retour deRocbecotte, je l'ai envoyé chercher pour
copier les deux derniers chapitres de la chère vie que j'a-
vais terminée là-bas. Quand il est entré, j'ai été saisie de
son aspect, qui était celui d'un homme au désespoir. J'ai
bientôt appris que son malheureux enfant l'avait quitté
(entraîné par une mauvaise femme qui habite en face chez
eux). Tous ses efforts pour le ramener ont été inutiles.
C'était déjà bien assez triste comme cela. Mais ce que j'ai
trouvé plus désolant encore, e'est l'effet produit sur l'esprit
du père par ce malheur. Depuis que ce coup l'a écrasé,
m'a-t-il dit, il lui a été impossible de s'agenouiller pour
prier ou de mettre les pieds dans une église. J'ai fait na-
turellement tout ce que j'ai pu pour le consoler et l'encou-
rager, mais j'ai vu qu'il élait hurs de lui, et incapable de
quoi que ce soit.
Quand il est parti enfin, j'avais presque peur de lui con-
fier mes chapitres, et je craignais de le blesser en ne les lui
donnant pas. Il a compris mon hésitation et m'a dit de ne
rien craindre, qu'il ferait son travail comme à l'ordinaire,
aussi attentivement que possible. « Au fait, » a-t-il dit,
« ceid m'occupera et me fera du bien. » Quand je l'ai revu
à la fin de la semaine, ce n'était plus le même homme. 11
n'avait plus l'air désespéré, il était revenu à lui. Je pensais
qu'il avait retrouvé son fils. Pas du tout ! Il est toujours
aussi malheureux sous ce rapport, mais le dernier chapitre
de la chère vie l'avait rendu à lui-même.
« C'est une sainte, une vraie sainte, madame, jamais je
n'ai rien lu qui m'ait autant touché et édifié. Je me suis
arrêté dans mon travail pour la prier, et je suis sûr que
c'est elle qui m'a obtenu le calme que j'ai retrouvé. »
Voilà qui vous fera plaisir et vous consolera, j'en suis
sûre. Pour moi, c'est comme la promesse bénie que son
exemple et ses douces paroles feront du bien à plusieurs.
J'ai reçu une lettre de Lord Granville, il m'écrit après
avoir lu le livre, et ce qu'il me dit me touche et me llatte
beaucoup. Qu'il fût entièrement satisfait, c'était tout ce
que je désirais et plus que je n'espérais. Deo gratins.
A Mr3BisHOP.
Paris, 13 mars 1888.
Vous ne me dites pas ce que vous pensez des Mémoires
VISITE DU GÉNÉRAL CLARMONT 421
de M. de Falloux. Ici, on les discute toujours avec fureur.
Mais j'imagine qu'il faut être français pour s'y intéresser
beaucoup. C'est trop local, sans doute, et trop plein d'es-
prit de parti.
A Mrs Bishop.
Paris, 2 juillet 1888.
C'est le 27 que le Figaro (qu'on lit universellement en
France) a annoncé le livre dans les termes les plus flatteurs,
informant en même temps ses lecteurs queLady Georgiana
Fullerton était l'auteur du « Récit d'une sœur», « Natalie
Narischkin » et « Adèle Capece Minutolo ». Perrin a pro-
testé, et, le 29, un autre paragraphe paraissait dans le
même journal, pour expliquer que le « Récit », « Nata-
lie » et « Adèle »... et le dernier roman publié par Perrin,
intitulé : « Lady Georgiana Fullerton », étaient tous de
Mme Augustus Craven, et non pas de Lady Fullerton, ainsi
que notre article d'avant-hier pouvait le faire croire.
Voilà ! J'espère que vous êtes satisfaite de ma réputation
parisienne ! Si vous ne l'êtes pas, il faut vous consoler
comme moi, en vous disant que je suis plus connue dans
la Nouvelle-Zélande.
A M. Fullerton.
Paris, 28 juillet 1888.
Je viens de recevoir le général Clarmont. Sa visite m'a
fait plaisir et m'a beaucoup touchée. Vous le connaissez à
peine sans doute, et vous ne vous seriez pas plus attendu
que moi à le voir si profondément ému par la chère vie,
qu'il a pris des renseignements pour savoir qui j'étais, et
pouvoir me dire tout ce qu'il en pensait. Je vous assure
qu'il m'a semblé presque miraculeux de l'entendre me ra-
conter qu'il avait lu chaque ligne très lentement, mais
qu'il avait cependant bien vite terminé le livre, parce qu'il
n'avait pas pu le laisser après l'avoir commencé. Il a
ajouté : « J'ai senti le besoin de vous dire tout cela, et,
en particulier, qu'il est impossible de lire ce livre sans
éprouver le désir de devenir meilleur. » Je suis sûre que
vous apprendrez cela avec bonheur, et que vous m'ai-
derez à en remercier Dieu.
J'ai encore reçu une lettre très curieuse d'un pasteur
alsacien. Elle est remplie de bénédictions pour elle et pour
422 MADAME CRAVEN (18S8)
moi. Il espère que Dieu la récompensera d'avoir donné un
si bel exemple, et moi de l'avoir rappelé. Est-ce étrange
que des gens qui paraissent si éloignés de nous éprouvent
toutes ces impressions, et c'est une consolation de le sa-
voir. C'est la vérité se montrant dans une nouvelle lu-
mière à tous ceux qui ne sont pas volontairement aveuglés.
J'oubliais de vous dire que j'ai depuis longtemps envoyé
la Vie à l'impératrice Augusia, et que je lui ai écrit en
même temps. Elle m'a répondu elle-même avec la plus
grande bonté, me remerciant du livre, qu'on lui a lu, et
dont elle est charmée. J'en ai aussi envoyé un exemplaire
à notre reine, après en avoir demandé la permission, et
j'ai reçu la plus gracieuse réponse par l'intermédiaire du
général Ponsonby.
A M™ Bishop.
Paris, 10 août 1888.
Vous apprendrez avec plaisir que ma seconde édition a
paru vendredi dernier, et que lundi on avait vendu 1000
exemplaires. De sorte que je ne tiens plus beaucoup main-
tenant à avoir ou non l'appui de la presse française.
CHAPITRE LV
Séjour à la Roche. — Le général Boulanger. — Lumigny. —
Mort de miss Katheleen O'Meara. — Chagrin de Mme Craven.
— Rochecotte. — Mort de la duchesse de Galliera. — Son tes-
tament.
A Mrs Bishop.
La Roche, 29 septembre 1888.
Je jouis de mon séjour auprès de ma chère et bonne
amie, Mme Cochin, et de ses six charmants petits enfants.
Il est assez rare de rencontrer une véritable union de fa-
mille et un milieu intellectuel d'une si réelle supériorité.
Son fils aîné, Denys Cochin, est un homme très remar-
quable. Mais que ses espérances politiques sont découra-
geantes ! Il repousse absolument toute tentative de fusion
avec le boulangisme (c'est aussi mon avis). On soupçonne
Albert de Mun de le favoriser, de sorte que la discorde at-
teint dans le parti des proportions sans précédent.
A Mrs Bishop.
Lumigny, 11 novembre 1888.
Chère amie, je suis anéantie et incapable de penser à
autre chose aujourd'hui qu'à la mort de cette pauvre
Katheleen O'Meara.
J'y crois à peine encore. Je n'ai aucun détail, si ce n'est
qu'elle est tombée malade le jour de la Toussaint, qu'elle
424 MADAME CRAVEN (1888)
n'a pas pu aller à la messe, et qu'une congestion pulmo-
naire s'est déclarée.
Jamais un événement ne concernant pas mes plus chers
et mes plus proches ne m'avait bouleversée à ce point !
Pauvre, pauvre Géraldine ! La voyez-vous seule au monde
maintenant! En moins d'un an perdre sa mère et sa
sœur! Je ne puis rien imaginer déplus triste.
A miss Géraldine O'Meara.
Rochecotte, 15 novembre 1888.
Je vous renvoie cette admirable lettre. Elle exprime ce
que nous éprouvons tous, ce que j'éprouve plus que per-
sonne, bien que je sois plus incapable que jamais de vous
l'exprimer. Je suis pétrifiée de ce coup dont la possibilité
ne m'avait jamais traversé l'esprit.
Pauvre chère Géraldine ! Quand vous aviez l'air si ma-
lade l'année dernière, et qu'elle était si inquiète de vous,
cette prière fervente était continuellement sur mes lèvres :
« Ah ! mon Dieu ! ne les séparez jamais. Comment Katheleen
pourrait-elle vivre sans elle ? » Elle est partie et vous res-
tez, très chère, parce que vous avez reçu le don de sup-
porter là souffrance et qu'elle ne l'avait pas. Nous ne sai-
sissons pas ces choses, mais Dieu les comprend, et nous
avons en lui une confiance absolue. Les paroles que vous
vous disiez l'une à l'autre sont constamment présentes
à ma mémoire. Quand vous me les avez répétées et que je
les ai retrouvées dans l'admirable récit que Marie de
Richemont a fait à son père de ses dernières heures, et
qu'il m'a envoyé, je me suis souvenue de ce que j'ai
éprouvé quand tout m'a été enlevé ! J'ai senti que je pou-
vais dire comme vous, du fond du cœur. « J'accepte entiè-
rement la volonté de Dieu ».
Et j'ai compris qu'une force plus puissante que la vôtre
vous soutenait, et ne vous abandonnerait pas. Elle n'avait
pas le courage de vivre parce qu'elle devait rejoindre celle
qui était partie la première
Chère Géraldine, continuez à m'aimer en souvenir d'elle.
A M™ Hishop.
Rochecotte, 24 décembre 1888.
J'ai très peu écrit dernièrement, et cependant j'aurais
MORT DE LA DUCHESSE DE GALLIERA 423
eu bien des choses à vous dire, si nous avions été en-
semble. Je me suis bien portée et j'ai joui de ce doux cli-
mat et de la facilité d'aller et venir tous les jours sans au-
cune des difficultés (ou plutôt des impossibilités) de Paris;
mais j'ai joui, par-dessus tout, de l'immense consolation
d'avoir la messe tous les jours dans une chapelle bien
chaude, au même étage que ma chambre, et où réside le
Saint Sacrement. C'est la véritable bénédiction de mes
séjours d'hiver dans ce lieu. Et puis je me sens utile à ma
chère vieille amie. Nous avons partagé dernièrement un
réel chagrin.
Bien que je ne fusse pas aussi intime qu'elle avec la
duchesse de Galliera, je l'avais connue toute ma vie et je
l'aimais beaucoup. Nous avions mille souvenirs en commun
et sa société m'était délicieuse. Cette maison si somptueuse
était la seule où nous allions encore après avoir complète-
ment cessé de sortir. Mon cher Auguste avait toujours eu
beaucoup d'affection pour elle, et elle l'aimaif. aussi. En-
fin ! c'est encore une lumière qui disparaît 1 Maintenant
la vie me produit l'effet d'une église brillamment éclairée,
dans laquelle on éteint successivement toutes le: lumiè-
res, excepté la lampe du sanctuaire, cette flamn-e qui
heureusement demeure toujours.
La duchesse avait donné quelque chose comme 60.000.100
aux œuvres de Paris, et cependant, quand les dispositions
assez étranges de son testament ont été connues, il s'esv
élevé une honteuse réclamation. Quelque usage qu'elle fit
de son argent, il n'y avait rien à dire, si ce n'est qu'étant
étrangère, elle s'était montrée royalement généreuse pour
la France. Mais le monde aime mieux critiquer qu'admi-
rer De sorte que non seulement j'ai eu beau-
coup de peine, mais j'ai été très en colère. Le legs énorme
qu'elle fait à l'impératrice d'Allemagne cause surtout
beaucoup de surprise et de mécontentement. Que fera-
t-elle dans cette circonstance (l'impératrice) ? on ne le sait
pas encore. Sa détermination, quelle qu'elle soit, ne fera
qu'augmenter cette flamme de haine si bien entretenue
par ses ennemis, même maintenant que leur méchanceté
est satisfaite au delà de tout ce qu'ils pouvaient espérer.
Cela encore m'indigne profondément.
CHAPITRE LV1 (1889)
Rochecotte. — Opinion de Mme Craven sur Lamartine. — Lettre
à miss Géraldine O'Mcara. — Vision du ciel et de ses morts
bien-aimés. — Mme de Castellane. — Le prince de Talleyraud.
— Retour à Paris. — Le comte Hiibner.
A lady Herbert.
Rochecotte, 1er janvier 1889.
Avdc quelle joie n'aurais-je pas accepté votre tentante
inv-tation il y a seulement quelques années! Dans l'état
d/s choses, je n'ai pas changé d'avis. Je dois m'en tenir à
/a résolution naturelle et prudente de ne pas abuser de la
force et de la santé qui me restent encore (grâce à Dieu)
pour accomplir mes devoirs journaliers, et laisser de côté
tout le reste. Mais quand je pense à l'Angleterre, cela veut
dire pour moi le sacrifice de quelques-uns des plus chers
plaisirs qui me restent encore dans cette vie. Vous n'ima-
ginez pas avec quels tendres regrets je pense à tous les
bons amis que j'y possède et que je ne reverrai jamais.
La chère Lady Newburgh, en particulier. Dites-le-lui, avec
tous mes vœux les meilleurs et les plus chaleureux pour
1889. Je n'ai pas besoin de vous dire de répéter la même
chose à votre chère Mary, avec bien des tendresses, et le
ferme espoir que je la reverrai encore, ainsi que vous, de
ce côté du détruit.
Je suis ici depuis le 14 novembre, et je pense rester en-
core un mois pour ne pas laisser Mme de Castellane seule
LAMARTINE 427
quand tout son monde sera parli. La mort de la duchesse
de Galliera lui a fait beaucoup de peine, et à moi aussi.
Elle a été accompagnée des plus tristes circonstances, en
dehors de celles (les plus importantes après tout) qui ont
révélé la profondeur de ses sentiments religieux et sa sou-
mission, je dirais presque son bonheur, de quitter ce monde.
On n'a rien su depuis de son malheureux fils.
A MISS BlSHOP.
llochecotte, 3 janvier 1889.
La lettre de Mme La Touche est comme les autres:
exquise ! De toutes celles que j'ai lues, ce sont les seules
qui me rappellent Mme de Sévigné, avec plus de poésie.
Si votre mère veut savoir pourquoi j'aime Lamartine,
dites-lui délire « le Lac ». Dans ces vers, il est parvenu à
rendre notre langue quelque peu froide et compassée, tout
à fait harmonieuse. Lisez tout haut :
Que le vent qui gémit, le roseau qui soupiie,
Que les parfums légers de ton air embaun é,
et le reste. Vous voyez combien ces mots sont doux à
prononcer, et que la dernière ligne:
Tout dise: ils ont aimé.
résonne comme un chant (à mes oreilles, au moins). Dites-
lui aussi que j'admire beaucoup sa prose, et que dans l'en-
semble, je le considère comme un de nos meilleurs écri-
vains. 11 n'avait aucun jugement politique, c'était le plus
vaniteux des hommes, et son unique vertu publique était
le courage.
Je connais très bien, ou plutôt j'ai connu Lady Drogheda
et sa mère, Lady WharnclifTe ; et même sa grand'mère,
Lady Harrowby, était au nombre de mes plus chères amies
de jeunesse. J'ai toujours beaucoup aimé sa sœur, Lady
Henry Scott (maintenant Lady Montagu, je crois), et je la
rencontrais toujours avec plaisir. Cela m'est arrivé bien
rarement depuis longtemps. Quant à Lady Drogheda, je l'ai
perdue de vue depuis plusieurs années, et je croyais
qu'elle m'avait oubliée.
423 MADAME CRAVEN (1888)
A miss Géraldine O'Meara.
Rochecotte, 30 janvier 1889.
Je suis encore ici, éloignée par conséquent de tous nos
amis communs. Je veux vous demander de m'écrire quel-
ques lignes. Je comprends ce qu'a dû être pour vous ce
commencement d'année, oh ! oui, ma pauvre chère, je le
comprends. Il me tarde de savoir comment ce dernier mois
s'est passé pour vous, comment vous êtes, et quels sont vos
projets, si vous en avez. L'idée de retourner à Paris doit
être affreuse pour vous, et cependant, c'est là que vous avez
vos meilleurs amis, et s'il y en a parmi eux qui vous aiment
autant que moi, il n'y a personne qui vous aime davantage.
Je n'ai pas eu de nouvelles de ces bons Richemont de-
puis longtemps, ni des autres. Je suis perdue dans ce coin
de la Touraine. Ma grande consolation, c'est la chapelle.
Je sens que là nous sommes souvent ensemble. J'ai rare-
ment éprouvé avec autant de force la certitude de la paix,
de la joie et de l'union que nous dérobe le sombre rideau
de la mort. Quelquefois, dans des moments de grâce, il de-
vient transparent, et je crois voiralors sonradieux et joyeux
sourire, mon cher bien-aimé qui lui parle, et il me semble
que tous ceux que nous avons chéris nous soutiennent
et prient pour nous. Tout cela se comprend peut-être plus
facilement à mon âge, quand le temps s'enfuit et que l'éter-
nité s'approche, qu'au vôtre, où les années de séparation
peuvent être si nombreuses encore.
A sir M. Gbant Duff.
Rochecotte, 16 février 1880.
Nous avons appris hier au soir que le ministère était
renversé. La dépêche apportant les nouvelles ajoutait :
« Gâchis complet, » ce qui est, je suppose, l'exacte des-
cription de la situation.
Vous me demandez ce que signifie celte folie boulan-
giste ?... Sa raison d'être, autant qu'elle puisse en avoir
une, est dans l'intrigue, le gaspillage et la persécution qui
ont enfin suscité des ennemis au gouvernement de tous les
côtés. Cette folie est inconcevable, et il est presque impos-
sible d'espérer qu'il en sorte un bien quelconque. Depuis
cent ans, la France oscille de telle façon qu'on ne s'ima-
gine plus guère comment elle reprendra son équilibre.
MADAME DE CASTELLANE 429
M. Morley est-il toujours aussi sûr que la révolution n'ap-
porte jusqu'au bout que des bénédictions et le progrès '? Je
n'en doute pas, car il donne tous les jours la preuve de son
indifférence pour les faits qui contredisent ses théories.
A Mrs Bishop.
Rochecotte, 26 février 1889.
Voici ma dernière lettre de Touraine. Mon long séjour
se terminera jeudi, le 28. Après cela, je m'installerai de
nouveau dans mon petit home, et je compterai les jours
jusqu'à votre arrivée... Il me tarde de vous voir et de vous
parler de bien des choses impossiblesà écrire...
Les souffrances de Mme de Castellane sont immenses et
sans nombre. Je m'étonne sans cesse de cette étrange des-
tinée, et j'étudie avec intérêt ce caractère à part. Gomme
vous le savez, elle a été élevée sous le toit de son oncle, le
prince de Talleyrand. Elle a beaucoup contribué à sa con-
version, ou plus que personne (bien qu'elle n'eût alors que
quinze ans). Personnellement, elle conserve pour lui une
affection et une admiration passionnées. Chaque publica-
tion dans laquelle son nom parait est une cause d'inquié-
tude, elle craint toujours une nouvelle attaque, ou le re-
nouvellement des anciennes. Pour tout le monde, etmême
pour moi qui suis beaucoup plus âgée qu'elle, Talleyrand
est un nom qui appartient à l'histoire, et c'est étrange qu'il
puisse encore émouvoir quelqu'un. Mais il n'en est pas ainsi
pour elle, et cela, à un degré très original. Lorsque je la vois
rougir et pâlir en parlant de lui, et que je me souviens qu'il
est né il y a cent trente-sept ans, qu'elle n'en avait que quinze
seulement quand il est mort,il y a un demi-siècle, je com-
prends le charme qu'il exerçait autour de lui, et qui a fait
passer ses contemporains par-dessus les fautes et les crimes
si déplorables et si nombreux de son existence. Mais je com-
prends aussi que le bon sentiment qui était en lui a dominé
à la fin, grâce à la patience et à la miséricorde de Dieu.
A sir M. E. Grant Duff.
Paris, 4 avril 1889.
Je regrette toujours votre détermination de ne faire au-
cune allusion aux événements politiques actuels dans votre
journal. Gomment ne pas éprouver ce regret, quand on
sait tout ce que vous pourriez dire d'intéressant? Malgré
430 MADAME CRAVEN (1889)
cela, je vous suis très reconnaissante de me l'avoir envoyé,
et je l'attends toujours avec impatience.
Le comte Hiibner, qui est ici, et que je vois beaucoup, écrit
ses mémoires pour qu'ils soient publiés après sa mort. Je lui
disais de suivre votre exemple et de les faire imprimer en
attendant, pour que ses amis puissent les lire. Il m'a ré-
pondu que c'était impossible, qu'il n'en avait pas les
moyens. Nous pouvons être sûrs qu'il ne mettra pas la po-
litique de côté, mais nous pouvons aussi dire d'avance, je
le crois, qu'il nous racontera de vieilles histoires... et main-
tenant nous aimons mieux savoir autre chose. Et cepen-
dant, les publications de ce genre ne manquent pas. Elles
sont même bien souvent très inconsidérées. La jeune gé-
nération semble croire qu'elle n'a qu'à penser à elle, et
paraît oublier jusqu'à l'existence de ceux, plus âgés, qu'elle
doit respecter. Quelqu'un disait l'autre jour à M. Thouvenel,
qui vient de publier la correspondance de son père (très
compromettante pour lui et beaucoup d'autres en plus),
qu'il blesserait probablement les sentiments de bien des
gens. « Comment? a-t-il répondu très surpris, je ne croyais
a\oir à faire qu'à des cadavres. » Quelques-uns de ceux-là
n'ont pas encore cinquante ans.
A Mrs Bishop.
Paris, 16 avril 1889.
Mon anniversaire' a été brillamment fêté, et je voudrais
que vous puissiez voir mon petit salon arrangé et em-
baumé, comme en l'honneur de mon jeune printemps, au
lieu du dernier automne de ma vie. Le parfum inusité et
délicieux de toutes ces fleurs m'a rappelé les paroles de
Notre-Seigneur à Madeleine, que nous avons lues si souvent
cette semaine. Mais elles ne m'ont pas attristée, car elles
ne sont après tout que la promesse de celles plus douces
et plus brillantes qui ne se faneront jamais. En attendant,
les fleurs restent jusqu'à la fin une des plus grandes et
des plus innocentes joies de ce monde.
1. Mme de Castellane donna un dîner pour célébrer le quatre-
vingt-unième anniversaire de Mme Craven. Elle demeurait toul
près de chez elle, rue Barbet-de-Jouy. Le duc de Broglie, .Mme
Cochin, Lady Herbert, le comte et la comtesse Albert de Mun
étaient parmi les invités. Au dernier moment, la princesse "SVitt-
genstein tomba malade et ne put venir.
CHAPITRE LVII (1889-1890)
Paris. — Visite de Mlle Belloc. — « Le chemin parcouru ». — Le
Père Damien. — Succès de l'Exposition. — Mort de Lady Hol-
land. — Rocbecotte. — Paris. — Opinion de Mme Craven sur
Marie Bashkirtseff. — Retour à Rochecotte. — Les Mémoires
de Talleyrand. — Opinion sur Mérimée.
A M" Bishop.
Paris, 5 mai 1839.
Je dois aussi vous remercier de « Norine » *. C'est char-
mant, parfait, et le seul roman absolument pur que j'aie lu
depuis très longtemps... J'aurais voulu causer un peu plus
avec vous, l'autre jour, de l'étrange paix qui m'est accordée
après tant de douleurs, la paix de mes dernières années.
Je sens qu'il faut m'en contenter, et renoncer à tout le bon-
heur et le plaisir que je pourrais avoir encore en ce monde.
J'ai rencontré hier, de la façon la plus singulière, une
jolie jeune fille catholique dont la mère, que j'ai un peu
connue autrefois, était anglaise, et le père français. Elle
est venue chez moi, le matin de bonne heure, très agitée.
Devinez de la part de qui ?... De M. Stead, dont elle est
pour le moment l'aide, le correspondant et l'interprète. Il
l'avait amenée avec lui pour interviewer Louise Michel et
Clemenceau. Quand ils ont compris la haine qu'il portait
à la religion, M. Stead a été tellement scandalisé, qu'il
lui a fait dire combien il était désolé de lui voir de sem-
1. Un roman de Ferdinand Fabre.
432 MADAME CRAVEN (1889)
blables opinions. La jeune fille a ajouté l'expression de
son dégoût personnel, comme catholique.
Clemenceau a regretté d'avoir blessé ses sentiments,
mais a tout de même continué avec violence, disant que
les catholiques ne pouvaient être considérés comme Fran-
çais, puisqu'ils étaient soumis à une autorité étrangère.
Après cela, et beaucoup d'autres choses sur la laïcisation,
ses causes et ses effets, le bon et honnête M. Stead éprouva
un grand désir de connaître l'autre côté de la question.
C'est alors qu'elle a pensé à venir me trouver, parce que
je savais qui elle était. Je l'ai envoyée à Denys Cochin,
qui pouvait présenter M. Stead, non seulement à des ca-
tholiques, mais à des républicains sans aucunes tendances
religieuses et en particulier à des médecins. Ceux-ci lui
auraient exposé dans une vraie lumière tout ce qui con-
cerne l'histoire des hôpitaux. M. Stead était trop pressé, je
le crains, pour que quelque bien fût possible dans le mo-
ment. Cependant je voudrais qu'il pût voir Denys Cochin,
qui parle bien anglais, et qui connaît tout ce qui se rap-
porte au Conseil municipal dont il fait partie. C'est un vrai
libéral, aussi loyal que M. Stead lui-même. Mlle Relloc
(c'est le nom de ma jeune amie) m'a dit naïvement que
M. Stead avait été bien péniblement surpris, en apprenant
hier que Parnell avait avoué devant la commission qu'il
avait fait un mensonge délibéré au Parlement, afin d'em-
pêcher une des mesures du gouvernement ! Cela n'a-t-il
pas produit quelque effet à Londres?
Je vous en prie, lisez Mme de Duras i dans ces jours an-
niversaires de la Révolution. Cela vous fera comprendre
les sentiments de ceux qu'ils blessent. Je ne veux pas
dire les actes de 1789 soutenus par le roi, le clergé et
la noblesse, mais la décision insensée et méchante de
ceux qui président les fêtes destinées à glorifier les an-
nées qui suivirent, non moins que celle-là. La description
qu'on m'a faite de l'exposition d'une des galeries du
Louvre m'a rendue malade. On y voit les plus hideuses
reliques de la Révolution. Par exemple, le dernier bonnet
porté par Marie-Antoinette, le dernier habit de Louis XVI,
quelque partie de l'habillement du malheureux Dauphin,
à côté du vieux bonnet phrygien de Marat et beaucoup
1. « Les prisons de mon père. »
(( LE CHEMIN PARCOURU )) 433
d'autres souvenirs des terroristes. Parmi ceux-là, une
paire de boucles d'oreilles en forme de guillotine inven-
tées par Carrier, et qu'il obligeait les femmes, ou plutôt
ses victimes, à porter. Si M. Bishop et Florence sont allés
voir cela, comme tout le monde, je suis sûre qu'ils en ont
été dégoûtés. Comprenez-vous ce qu'éprouvent les gens
assez âgés pour avoir vécu avec les parents de ceux qui
ont tant soutfert à cette époque ? Mais est-il possible
d'imaginer un gouvernement ressuscitant à plaisir tous
ces souvenirs? Et puis on s'étonne que tous les souverains
d'Europe refusent de paraître officiellement, dans la per-
sonne de leurs représentants 1
A M" Bishop.
Paris, 23 mai 1889.
J'ai commencé « Le chemin parcouru ». Jusqu'où irai-
je'?... Nous verrons ! Je me suis arrêtée au bout de dix
pages, parce que quelque chose ou plutôt quelqu'un s'est
emparé de moi. Et c'est le Père Damien. Je suis peinée
qu'on ne s'occupe de sa vie et de sa mort héroïques qu'en
Angleterre. Cela s'explique par ce fait que, dans l'Église
catholique, le sacrifice de soi, aussi loin qu'il puisse aller
et quelque édification qu'il donne, ne cause jamais aucune
surprise.
Cependant je veux parler de lui quelque part, si la
puissance d'écrire ne m'a pas tout à fait abandonnée. Vous
seriez bien bonne de m'y aider, si vous le pouviez...
J'approuve tout à fait votre idée de publier une autre
édition de votre « Vie de prison de Marie-Antoinette ».
Cette année entre toutes !...
Si vous voulez vous rendre entièrement compte de la
destruction accomplie en France pendant la Révolution et
pendant les dix années qui ont suivi 1780, voyez dans la
Revue de* Deux-Mondes, du ilj mars, du 1er et du 15 avril,
les articles de M. Taine, intitulés : « La France en 1800 ».
M. Morley aurait dû les lire avant de signer (en si mauvaise
compagnie) l'adresse des libéraux anglais aux Jacobins
français, aujourd'hui régnants. Mais (comme M. Glads-
tone) je suppose qu'il lit uniquement ce qui peut nour-
rir ses illusions. Je dois dire que plus tard Taine a dé-
moli plus que personne l'empire de Napoléon.
MADAME CRAVEN. 28
434 MADAME CRAVEN (1889)
Mais on ne peut nier la grandeur de l'œuvre de ce der-
nier, lorsqu'au début de sa carrière, il a relevé la France
qui se mourait, et l'a ramenée à la vie.
J'ai cherché partout l'analyse d'un nouveau livre sur cet
inépuisable sujet. Je l'avais lue dans les Débats et j'y
avais trouvé quelques détails sur le malheureux Dauphin.
Comme à l'ordinaire, j'ai dû les sauter.
C'est un sujet sur lequel je n'ai jamais pu m'appesantir.
Cela vient, je suppose, de l'impression très profonde que
j'en ai reçue dans mon enfance. J'ai cru comprendre qu'on
y racontait de nouvelles horreurs inconnues de son mar-
tyre chez Simon... Je n'ai vu de l'Exposition que les expé-
riences de lumières, au sommet de la tour Eiffel. Pour des
yeux ignorants, ces effets sont très beaux, et suggèrent (à
mon imagination au moins) des pensées qui, je le crains,
ne dominent pas dans l'esprit de la foule affairée, vani-
teuse, riche et fière qui célèbre gaîment les tristes souve-
nirs du passé.
Le Père Joseph Daniien de Veuster naquit on 1841,
dans un village près de Louvain. Pendant qu'il était
encore dans les ordres mineurs, son frère aîné, Pam-j
phile, qui appartenait à la congrégation «les Pères de
Picpus, tomba malade, et ne put se rendre dans la
mission lointaine qu'on venait de lui assigner. Joseph
demanda la permission de remplacer son frère et ar-
riva au mois de mars 1864 à Honolulu, après quatre
mois de voyage.
Avec son enthousiasme ordinaire pour toul ce qui
esl beau, Mme Craven décrit l'œuvre admirable du Père
Damien dans l'île de Notokaï, réservée aux lépreux,
dans le groupe des Sandwich. La conclusion de cl
travail offrira un Latéral spécial quand on se sou-
viendra qu'il fut le dernier. « Elle consacra, dit le
vicomte de Meaux, « le dernier et peut-être le plus
heureux effort de sa plume à un pauvre missionnaire
mort lépreux par amour des Lépreux. »
« En terminant ce travail, » écrit Mme Craven, « je
regrette qu'il soit si incomplet, et j'avoue qu'il m'a
LE PÈRE DAMIEN 435
été très agréable. A notre époque, où tant de forces
intellectuelles sont employées à corrompre les cœurs
et affaiblissent les intelligences, dans ce temps de
haine où la justice semble n'avoir plus d'oreilles, où
nous ne sommes nourris que de mots vicies, et quand
celui de fraternité, le plus creux de tous, est associé
à cette vaine parole de liberté et d'égalité, il est con-
solant de se trouver tout à coup en face d'une action
qui est la réalisation pratique de ce mot, et qui nous
permel de traverser d'un bond l'espace qui sépare la
phrase sans signification de la réalité vivante et fruc-
tueuse.
« Voici un jeune prêtre belge, obéissant à un supé-
rieur français, qui, sans autre équipement que son
grand cœur et sa foi invincible, part pour l'extrémité
la plus éloignée du monde et s'y dévoue aux mal-
heureuses créatures qu'il aime plus que les autres
parce que leurs souffrances sont sans mesure. Dans
leur misère, il leur porte à la fois le soulagement du
corps et celui de l'âme, et cela au détriment de sa
propre vie.
« Tel est le fait : et il a retenti au loin ; à travers le
monde on n'entend qu'un cri d'admiration, de res-
pect, de pitié et de juste reconnaissance. Résonne-
rait-il avec la rapidité de l'éclair, ce serait déjà une
consolation de l'avoir entendu. Mais il est plus con-
solant encore de savoir que la source lumineuse d'où
jaillit cet éclair n'est pas de la terre et ne tarit ja-
mais. »
A M. FULLERTON.
Paris, 23 mai 1889.
Je suis désolée de manquer votre visite annuelle, mais
je crois que vous n'auriez pas supporté l'agitation folle qui
paraît augmenter tous les jours, car il arrive continuelle-
ment du monde des provinces et de l'étranger. Il y a tous
les soirs autour de l'Exposition une espèce de festival au-
quel se précipitent 120.000 personnes. C'est une fête per-
436 MADAME CRAVEN (1889)
pétuelle. Autrefois les habitants d'une grande ville, même
les Parisien?, se seraient contentés d'un amusement sem-
blable une fois par mois. Mais ils sont ivres de plaisir et
de surexcitation.
M. de Broglie,qui a passé hier une soirée tranquille avec
moi, dit qu'on s'alarme à la pensée de ce qui arrivera quand
il faudra revenir à la routine de l'existence. Je n'ai pas
encore donné un coup d'œil kV ensemble de l'Exposition, plos
curieux, paraît-il, que les détails. Je suis très contente de
me trouver à l'abri de tout cela, entourée des arbres et des
jardins de mon couvent, plus verts et plus calmes que ja-
mais. Je considère comme une grande miséricorde de
Dieu d'avoir été conduite dans cette partie du monde, si
reposante et tellement silencieuse. Pour en revenir à la
situation présente, vous n'imaginez pas à quel point toutle
monde est atteint de cette folie générale. Les plus tran-
quilles ont un peu perdu la tête. Un de mes amis, très rai-
sonnable, m'a demandé l'autre jour sérieusement de venir
dîneravec lui. Devinez où?... Ausommet de la tour Eiffel...
Pas tout à fait en haut, seulement à 150 mètres du sol.
Tout le monde le fait, maintenant, et si vous demandez en
quoi consiste l'attraction particulière de ce plaisir, vous ne
recevez que cette réponse : « Tout le monde y va ». Je n'ai
trouvé que M. de Broglie qui pensât, comme moi, que, vu
les circonstances, tout cela était insensé et lamentable !
Mais nous avons convenu de n'en rien dire, dans la crainte
de passer pour de mauvais patriotes.
A Lady Herbert.
Rochecotte. 7 octobre 1889.
La mort de Lady Holland me cause une profonde dou-
leur. Elle était bien souffrante depuis longtemps, mais j'a-
vais confiance dans la force de son tempérament, et j'es-
pérais que son existence se prolongerait des années. Même
malade, elle jouissait de la vie, et savait en faire jouir les
autres. Mais j'éprouve une grande reconnaissance au sou-
venir de la grâce qui l'a assistée à ses derniers moments.
La présence à ses côtés d'une aussi bonne catholique que
Minnie Throckmorton était aussi une inappréciable béné-
diction.
C'est une grande miséricorde qu'elle soit partie avec
MORT DE LADY HOLLAND 437
tant de résignation et de calme. Malgré mon chagrin, je
suis heureuse en pensant à tout cela, et à la paternelle
bonté de Dieu envers ses pauvres enfants dans les plus
cruelles épreuves. Elle avait une grande frayeur de la mort
et des souffrances qui l'accompagnent. Mais quand elles
sont venues, la main de Dieu et son amour étaient là, por-
tant la force et la paix. Pour moi, c'est le dernier coup
pour la société anglaise que nous avons connue.
J'espère que ma réponse, longtemps remise, n'est pas
arrivée trop tard pour vous informer que le livre dont vous
parlez : « La Mission de Talleyrand à Londres en 1792 »,
a été publié chez Pion, 10, rue Garancière ; et c'est à lui
qu'il faut vous adresser pour la traduction. Les Talleyrand,
et Mme de Castellane en particulier, s'intéressent vivement
à cette publication et à d'autres récentes sur leur grand-
oncle, mais ils n'y sont pour rien.
A Mrs Bishop.
Paris, 10 novembre 1889.
Vous avais-je dit que pendant son séjour ici, Lady Pon-
sonby m'avait décidée à poser pour mon portrait, chez
une de ses jeunes amies qui travaille dans un atelier de
Paris ?... Elle a obtenu comme résultat un dessin si bien
réussi, que je l'ai fait reproduire à Londres dans trois di-
mensions différentes
Vous aurez celle que vous aimerez le mieux. De toute fa-
çon, je vous en enverrai une petite dans ma prochaine let-
tre, et cela vous permettra au moins de juger de la ressem-
blance.
A M19 Bishop.
Rochecotte, 3 décembre 1889.
Ecoutez le peu que j'ai à vous dire de Mérimée. Il y a
des années, je le rencontrais chez les Holland à Paris. Ja-
mais je ne l'ai revu ailleurs depuis. Je le détestais. Ce que
j'ai lu plus tard de sa correspondance n'a fait que confirmer
mon opinion sur son compte. Mais c'est un bon écrivain
français, et on ne trouve pas dans son style les atrocités
courantes de notre époque.
C'est à peu près tout ce que j'en pense ! Je ne veux pas
438 MADAME CRAVEN (1889)
oublier de vous dire que j'aime beaucoup plus Marie Bash-
kii tseff que je ne m'y attendais. Elle était très, très i
mais elle avait énormément de ce charme qui rond la plu-
part de ses compatriotes si délicieuses.
A Lady Herbert.
Rochecotte. 12 décembre 1^80.
Il faut que je vous remercie sans retard de votre chère
lettre que je reçois à l'instant. Je sentais, comme vous, que
nous nous étions en quelque sorte perdues de vue.
Mon court séjour à Paris a été très bon pour ma fièvre,
dont j'étais complètement débarrassée avant de venir ici.
Maintenant que je puis sortir et faire un peu d'exercice,
quand le temps le permet, j'ai repris ma force et ma santé
habituelles, ce dont je suis très reconnaissante. Le contraire
eût été si naturel, à l'heure qu'il est 1
A mon retour, j'ai trouvé ici beaucoup de monde. Le
duc et la duchesse de Talleyrand le frère et la belle-sœur
de Mme de Castellane) et leur fille, la jeune princesse
Farstenberg. Plusieurs voisins et amis viennent les voir,
et nous avons été vingl personnes i diner pend mt plusieurs
jours. Vous savez si tout cela me convient peu main'en mt.
Cependant j'aime les Talleyrand et j'ai eu du plaisir à les
retrouver. Ils -ont tous parti-, même Madeleine. Elle nous
quitte pendant trois jours, pour aller assister au ma
de Luynes qui a lieu aujourd'hui.
Nous tous ici, et la princesse Wittgenstein, avons été très
saisis et très attristés de la mort de cette pauvre Zizi d'Ha-
noncelles (la fille de Charette). Vous avez dû aussi en être
bien peinée pour lui. 11 a perdu maintenant les deux en-
fants de son premier mariage. Il vaut mieux pour la pau-
vre chère duchesse de Fitz-James qu'el e soit morte l'année
dernière, et que ce malheur, le plus grand de sa vie trou-
blée, lui ait été épargné.
Vous savez qu'elle adorait cette petite fille qui ne l'avait
jamais quittée depuis sa naissance.
Tout cela a été bien prompt, bien douloureux, mais rien
n'a égalé le courage de cette jeune femme et sa soumission
à la volonté de Dieu. Son infortuné mari a le cœur brisé.
Je pense à vous tous bien souvent, et je revis continuel-
lement les jours passés en Angleterre avec vous et avec
LES MÉMOIRES DE TALLEYRAND 439
tous les autres chers amis disparus. Je ne pense pas m'en
aller avant la fin de janvier. Quand tout le monde est parti
et que Mme de Castellane se trouve seule, ma société lui
est fort utile, car elle déteste la solitude.
A Mrs Bishop.
Rochecotte, 13 janvier 1890.
Les nouvelles publiques et privées que nous porte ce
commencement d'année sont encore plus tristes.
Premièrement, la mort de la pauvre fille unique de M. de
Charette (elle venait de se marier) et dont nous avons eu
tous tant de chagrin. Ensuite la mort de Mme Thayer.
Bien des choses nous avaient séparées, vous le savez, mais
nous avions renoué, l'année dernière, les bonnes relations
de ce passé auquel elle était si intimement liée. Nous
avons appris ce matin la mort de la duchesse Pozzo di
Borgo. Ce sera une grande perte pour le faubourg Saint-
Germain.
Enfin, le roi d'Espagne, et, avant tout cela, la pauvre
impératrice du Brésil, que j'ai connue jeune fille, que j'ai
retrouvée femme heureuse et fière, puis mourante de
chagrin.
Lisez les intéressants « Mémoires de M. de Roche-
chouart ». Ils vous feront connaître un grand homme, un
grand Français et un très cher ami de mon père, le duc de
Richelieu d'il y a soixante ans.
Mon amie est douloureusement peinée du testament de
M. Andral, qui a laissé les fameux « Mémoires de Tal-
leyrand » au duc de Broglie. (Elle s'attendait presque à ce
qu'il les rendît à sa famille.) Ce dernier, tout aussi étonné
qu'elle d'avoir été choisi, lui a écrit une lettre charmante
qui l'a tout à fait rassurée. Il la consultera évidemment,
et se laissera guider par elle. Nous pouvons donc espérer
que la publication de ces mémoires, tant désirée, et si im-
patiemment attendue, aura lieu enfin. Dans tous les cas, le
manuscrit est maintenant entre les mains d'une personne
intelligente et sûre.
A Mrs Hishop.
Paris, 27 février 1890.
J'avais oublié de vous dire que le triste journal de
440 MADAME CRAVEX (1889)
Marie Bashkirtseff (que vous m'avez envoyé sur ma de-
mande) m'avait, en résumé, bien étonnée et beaucoup
intéressée. Comme étude d'àme, c'est un livre extraor-
dinaire, décrivant une créature étrange, si vaniteuse,
si folle, si douée, mais si pure, relativement (quand
on considère les sujets qu'elle ose étudier et les livres
qu'elle lit). Bref, je n'ai pas pu le laisser après l'avoir
commencé, et je vous ai remerciée en esprit de me l'avoir
fait connaître. Puis, j'ai lu votre article sur Mérimée. Vous
avez dit de lui tout ce qu'on pouvait en dire sans déguiser
son caractère. Vous avez fait comprendre qu'il avait des
amis et des admirateurs, et disposé ceux qui le détes-
taient le plus aie détester moins. Quant à Stendhal, je ne
puis rien en dire, ignorant absolument ce qui le concerne.
Je n'ai jamais lu aucun de ses ouvrages en entier, et je
n'en connais que des passages et des extraits.
Ici nous sommes très agités au sujet du duc d'Orléans '.
Je crois qu'il a produit une impression qui durera beaucoup
plus longtemps que d'autres choses en France. 11 y a des
années et des années qu'on n'avait eu l'occasion d'éprou-
ver l'ombre d'un enthousiasme quelconque. Il en a excité
dans toutes les classes, ainsi que dans l'armée. Tout le
monde parle de lui, et on attend avec curiosité ce qui va
se passer. Il n'a rien dit, ni rien fait de travers. Ses pa-
roles et ses actes sont exactement ce qu'ils doivent être.
C'est un petit rayon d'espoir, absolument inattendu, et
qui me fait croire que nous pourrons peut-être répéter
encore une fois, et avec plus de chance que le pauvre roya-
liste d'il y a vingt ans :
« Oh ! imprévu, notre sauveur,
« Viens mettre un terme à nos malheurs. »
J'espère maintenant trouver le temps et le talent néces-
saires pour ma chère petite esquisse de Katheleen ! Mais
les aurai-je ?...
1. Venu à Paris au moment de la conscription.
CHAPITRE LVIII (1890-1891)
Symptômes de maladie sérieuse. — Esquisse de la vie de miss
O'Meara. — Dernière retraite au Sacré-Cœur de Paris. — Maladie
grave. — Dernière lettre à M" Bishop. — Dernière épreuve,
la plus grande de toutes. — Dévouement du marquis de Mun. —
Séjour à Lumigny. — Consultation. —Retour à Paris. — Mort de
madame Craven le 1er avril 1891.
Cette question reçut une alarmante réponse, car
d'effrayants symptômes se déclarèrent bientôt, et
Mme Craven, avant même ceux qui l'entouraient, com-
prit que sa vie était menacée, et que sa mort pouvait
être aussi prompte que celle de son père et de son
frère Fernand.
Les quelques pages écrites par Mme Craven au
commencement de l'esquisse dont elle parlait, et qui
occupait tout son cœur et toutes ses pensées, ont été
réimprimées comme partie d'une préface à la traduc-
tion de la vie de Frédéric Ozanam de miss O'Meara, et
traduite par sa sœur Géraldine. Nulles paroles ne pou-
vaient mieux précéder l'histoire des travaux chrétiens
d'Ozanam que celles de Mme Craven. Les passages
que nous en donnons ici montrent, une fois de plus,
comment elle savait louer ceux qui avaient gagné son
affection comme miss O'Meara.
442 MADAME CRAVEN (1S9U)
« En commençant le dernier travail de ma vie ', il y
a quatre ans, j'écrivais : « Vivre longtemps, c'est sur-
vivre. » Cette triste vérité m'est constammentprésente,
et, même après avoir été frappée du dernier coup qui
pouvait m'atteindre, l'heure du repos mélancolique
dont je parlais alors n'a pas encore sonné. Il faut tou-
jours souffrir, et plus nous vivons, plus nous sommes
condamnés à éprouver l'amère surprise de voir mou-
rir ceux qui, par leur âge, nous donnaient l'assurance
que nous n'aurions pas à les pleurer. »
Après avoir parlé de leur affection mutuelle, malgré
la différence de leur âge, elle décrit les œuvres litté-
raires de miss O'Meara, et loue cette nature ornée de
toutes les qualités particulières à sa race, « garda ni
toutes les amours et repoussant toutes les haines de
sa patrie ». Elle rappelle tendrement sa douleur à la
mort de sa mère, douleur si profonde qu'elle « mina
sa vie, comme l'eau mine et ébranle les fondations
d'un bâtiment, le laissant si faible qu'un souille de
vent peut le renverser ».
Elle décrit comme un des plus grands maux de notre
époque, que tant « d'écrivains intelligents » savent si
bien entretenir, la sécheresse de tant déjeunes cœurs.
Elle continue par ces paroles énergiques :
« Je ne parle pas de ces régions où la sécheresse
conduit à la cruauté, la cruauté à la violence, et ta
violence au crime : je parle de la jeunesse que sa
situation abrite et protège contre l'atmosphère qui
l'environne. Et pourtant, elle est atteinte par ce souf-
fle empoisonné ; et de même qu'un vent brûlant dé-
truit la vie physique dans la nature, de même ce poi-
son malfaisant dessèche ceux qui subissent son in-
fluence.
« La jeunesse naturellement disposée à l'enthou-
siasme est, de nos jours, plus prompte à blâmer qu'à
admirer. Les plus saintes affections elles-mêmes sont
1. La vie de Lady G. Fulletton.
DERNIÈRE RETRAITE AU SACRÉ-COEUR 443
affaiblies ou paraissent l'être par d'étranges calculs que
ne retiennent pas le respect et les bons sentiments. Si
ce ne sont pas là les signes d'une sécheresse croissante
des cœurs, ils y ressemblent tellement que nous com-
mençons à croire qu'il n'y a plus aucune sensibilité
dans notre société actuelle. Le mot est passé de mode
sans doute, et il paraît en être de même pour le sen-
timent. Nous nous surprenons à le chercher parmi
ceux qui, ouvrant largement leurs cœurs à Dieu,
trouvent seulement dans cette source suprême d'un
inépuisable amour, un dévouement pour leurs frères
qui peut aller jusqu'à l'héroïsme, aussi bien que l'ou-
bli de soi qui fortitie l'amour non moins que le courage.
a J'ai donc pensé qu'il était à propos de révéler un
cœur resté aussi tendre qu'il était ardent. »
Dans l'état de santé où se trouvait Mme Craven, ce
fut un pénible effort de suivre la retraite donnée au
Sacré-Cœur pendant le carême. Elle se rendait à jeun
à la messe de huit heures et demie, attendait la médi-
tation qui suivait et rentrait épuisée à dix heures et
demie pour déjeuner. Le jour de la fête de Notre-Dame
des Sept-Douleurs, elle hésita quelques minutes. A
plusieurs reprises, sa femme de chambre la supplia de
ne pas sortiràjeun. Mais elle s'écria: « Si je me laisse
aller pour si peu de chose, que sera-ce à la fin ?... »
Elle partit, assista pour la dernière fois à la messe
des Enfants de Marie, et pour la dernière fois reçut la
communion avec les fidèles... A Rochecotte, elle avait
communié tous les jours. Quand il lui devint impos-
sible de marcher, elle aimait à s'étendre et à regarder
la lumière de la chapelle du Sacré-Cœur qu'elle voyait
de sa chambre.
Mrs Bishop se trouvait dans le midi de la France, au
mois d'avril, quand elle reçut une lettre de Mme de
Dreux-Brézé lui annonçant la maladie très sérieuse de
Mme Craven. Mais le jour suivant, une autre lettre de
Mme de Griinne apportait de meilleures nouvelles.
444 MADAME CRAVEN (1890)
A Mrs Bishop.
Paris, 17 avril 1890.
Notre chère amie, Mme Craven, n'étant pas bien dans le
moment, me prie de vous dire à sa place qu'elle a reçu
votre lettre et vous en remercie. Dès qu'elle sera mieux
elle vous écrira elle-même. Elle a beaucoup souffert de
crampes d'estomac, très douloureuses, mais sans danger,
Dieu merci ! Le médecin pense que c'est une forme de
l'influenza qui reparait ici dans le moment.
Quinze jours plus tard, Mrs Bishop retrouvait
Mme Craven, mieux qu'elle ne s'y était attendue. Elle
était couchée sur une chaise longue, son regard inter-
rogeait anxieusement, comme pour demander l'expli-
cation des douleurs qu'elle éprouvait dans la poitrine
et de l'enflure de sa main ; et surtout, pourquoi elle
avait tant de difficulté à s'exprimer, confondant les
mots et ne pouvant plus se faire comprendre avec son
ancienne précision.
Tous ses amis se trouvaient alors à Paris, et venaient
la voir. Mais on n'introduisait auprès d'elle qu'une
seule personne à la fois, et généralement deux ou
trois autres attendaient leur tour dans le salon.
Mme de Montalembert sortit un jour l'air très grave,
se demandant s'il n'était pas trop tard pour que son
amie retirât quelque bien d'une consultation.
Personne dans la famille de Mme Craven n'était
plus attentif auprès d'elle, plus prompt à satisfaire
tousses désirs, que son beau-frère, le marquis de M nu
En les voyant ensemble, on se souvenait avec atten-
drissement de ces temps lointains de Boury et de
Lumigny, et de ceux qui peuplaient un passé, vieux
déjà de cinquante ans.
Il était cependant difficile de croire que la mort
menaçait Mme Craven, quand on la voyait assise à
sa place ordinaire, habillée avec la même élégance
soignée, le même sourire affectueux et sympathique,
MALADIE GRAVE 445
éclairé de l'indescriptible rayon céleste qui illuminait
sa physionomie. Mais elle sentait qu'elle approchait de
son éternel repos : elle comprenait que la violente
douleur qu'elle éprouvait parfois était le présage
d'une mort rapide. Sa main et son bras droits étaient
enflés et douloureux. Cependant elle ne se plaignait
jamais, pas même des crises de souffrance et de fai-
blesse angoissantes qui revenaient chaque jour vers
l'heure du dîner. Les médecins déclaraient pourtant
que son état ne présentait aucun danger immédiat.
Ils le disaient au moins à ses amis, et ne prononçaient
pas les mots de paralysie et d'angine de poitrine.
Bientôt après son retour à Londres, Mrs Bishop reçut
de Mme Graven les quelques lignes suivantes. Elles
sont tracées d'une écriture tremblante, mais lisible
cependant.
A Mrs Bishop.
Paris, vendredi, mai 1890.
C'est le mieux que je puisse faire pour vous ! Merci mille
fois de votre excellent conseil que je suis fidèlement. Rien
ne m'a fait plus de bien jusqu'à présent '.Je suis si heureuse
de vous savoir en bonne santé pour le moment ! J'ai été
privée de voir Lord et Lady Reay, je l'ai bien regretté.
Faites-le leur savoir, si vous le pouvez, je vous en prie. Je
soutfre toujours le soir, et je ne me rétablirai pas avant
que ce malaise ait disparu.
Le 1G mai, après quelques jours de mieux apparent,
Mls Bishop recevait la dernière lettre de Mme Craven.
Elle la dicta à sa femme de chambre et la signa d'une
main tremblante, mais lisible encore.
Vendredi, 16 mai.
Je ne vous écris aujourd'hui que pour vous parler de
moi. Je suis mieux qu'à votre passage. Je continue vos re-
mèdes qui m'inspirent une grande confiance. Voulez-vous
1. M" Bishop avait conseillé à Mme Graven un genre de nour-
riture qui lui convenait parfaitement.
446 MADAME CRAVEN (1890)
expliquer à M. Grant Duff pourquoi je ne lui écris pas, et
pourquoi je n'ai jamais répondu à sa dernière lettre du
12 avril?
Vous me demandez si je m'intéresse à Stanley ? Mais
oui, certainement. Je m'étonne que vous en ayez douté.
Je lirai les aitirles du Spectator avec toute l'attention
que je leur donne habituellement. Chère amie, je voudrais
pouvoir vous écrire plus à mon aise. Que Dieu vous bénisse !
Pauline.
Pendant ces jours où la vie s'affaiblissait en elle,
Mme Craven fui torturée par une douleur incessante,
au point que sa femme de chambre écrivait avec joie
le 30 mai à M's Bishop, « qu'après une crise, sa mai-
tresse s'était endormie pour la première fois, débar-
rassée de toute souffrance ». Elle exprimait en même
temps l'espoir que Mme Craven pourrait encore se pro-
mener en voiture. A la fin de sa lettre, Nora ajoutait
ces mots saisissants : « Elle éprouve quelquefois une
grande difficulté à parler. Elle ne peut même pas dic-
ter une lettre. »
Le 5 juin, le dernier et le plus amer calice lui fut
offert... « Elle ne peut plus prononcer un mot », écri-
vait Nora, « et c'esl très difficile de comprendre ce
qu'elle veut. Ob ! madame, vous qui l'aimez tant, vous
savez quel chagrin j'éprouve à la pensée qu'elle peut
être enlevée d'un moment à l'autre. Le livre est arrivé,
je le lui ai donné, elle l'a maintenant sur son lit. Je
lui ai lu quelques passages des journaux. Elle me dit
de vous remercier et vous envoie toutes ses ten-
dresses. «
Le H juin. Noraécrivail encore :
« Elle continue à ne pas pouvoir parler ! Sa main
droite se paralyse complètement. Le médecin dit
qu'elle peut vivre ainsi très longtemps, et parler peut-
être un jour. »
Jusqu'à la fin, Mme Craven -arda autant que pos-
sible toutes ses habitudes. On l'habillai l et on la pla-
SÉJOrii A LUMIGNY 447
çaitcommeà l'ordinaire dans un fauteuil qu'on roulai l
dans la salle à manger aux heures des repas. Au mois
de juin, sa nièce, Mme de Dreux-Brézé, passa huit jours
auprès d'elle, puis elle reçut M. Fullerton et quelques
autres amis. Elle ne pouvait cependant « ni lire, ni
écrire, ni marcher, ni parler, » comme disait Nora.
Dans ses longues heures de souffrance, sa patience
était admirable. Elle essayait en vain d'exprimer ses
désirs par des gestes incompréhensibles.
Le 16, il y eut une consultation après laquelle les
médecins déclarèrent « qu'elle était atteinte d'une
névrose spasmodique du cœur, à forme de répétition.
Cet état pouvait s'améliorer, disparaître même pen-
dant un temps, mais aussi se reproduire ». En d'autres
termes, elle était atteinte d'une angine de poitrine, et
menacée de mort subite. Les médecins recomman-
dèrent de ne rien lui dire de son état, et parlèrent d'a-
ortite. Pendant ce temps, le marquis de Mun était resté
à Paris pour veiller sur elle, et lui épargner toute in-
quiétude sur ses affaires. Il attendait — comme tout
le monde autour d'elle — que la parole lui revînt,
ainsi qu'on l'avait annoncé.
Il lui offrit l'hospitalité de Lumigny, libre à ce mo-
ment, et où ses habitudes de malade ne seraient
pas changées. Elle put y faire quelques promenades
en voiture, et parut beaucoup mieux. Mais le 1er août,
le jour de son départ, Lady Herbert écrivait à
If™ Bishop :
Paris, 1" août 1890.
Ma chère M™ Bishop, ^
Notre très chère amie, Mme Craven, me fait signe de vos
écrire ! Mais que puis-je vous dire ?... C'est déchirant de
la voir ainsi, en possession de toute son intelligence, l'esprit
plus vivant que jamais, et dans l'impossibilité absolue de
s'exprimer, soit en parlant, soit en écrivant. Sa main droite
est terriblement enflée, sa jambe gauche aussi. Son visage
est à peu près le même. Le chagrin qu'elle éprouve de ne
448 MADAME CKAVEN (1890)
pouvoir se faire comprendre est navrant. Elle lève alors les
yeux au ciel et joint ses mains, comme pour dire que la
prière est son unique soutien. Sa résignation et son cou-
rage sont extraordinaires. Elle est partie hier pour Lu-
migny. La chaleur ici est écrasante, on espère que l'air
de la campagne lui fera plus de bien que tout le reste. Je
rentre lundi à Londres. Priez pour elle, et demandez des
prières et des messes à son intention.
Mme Craven passa une semaine de repos absolu à
Lumigny. Au bout de ce temps, M. de Mun et la du-
chesse d'Ursel vinrent la rejoindre. Le bon air de la
campagne parut la ranimer, et plus encore les chers
souvenirs qui l'entouraient : la chapelle où elle enten-
dait la messe tous les dimanches, où elle recevait la
communion deux fois par semaine, bien que ce fût
pour elle une grande fatigue de se lever ces jours-là
à huit heures.
Mrs Bishop lui envoyait de temps en temps les
journaux et les livres qui pouvaient l'intéresser. Nora
ci-ivait le 17 août : « Mme Craven ne veut pas les
perdre de vue, et elle les lit un peu tous les jours. Elle
a paru profondément touchée de ce qu'ils disent sur
Newman. Quand je lui ai donné votre dernière lettre,
elle l'a embrassée avant de l'ouvrir. »
En même temps, un médecin venu de Paris écrivait
à Nora : « J'espère que nous serons satisfaits avant
longtemps, mais il est impossible de dire quand. »
« Dieu le veuille, » ajoutait cette femme dévouée, «car
c'est trop triste de la voir ainsi. Elle est plus douce
et plus attachante que jamais. »
Les semaines passèrent, octobre arriva, et Mme Cra-
ven laissa toutes les consolations de Lumigny pour
rentrer à Paris. Elle arrivait à peine, que son amie,
la marquise de Castellane, mourut. On lui cacha cet
événement dans la crainte de lui causer un saisisse-
ment trop violent. L'air de Lumigny lui avait fait du
bien : son expression moins fatiguée avait repris son
MORT DE MADAME CRAVEN 440
doux charme d'autrefois. Elle pouvait lire un peu
tous les jours, on comprenait mieux ce qu'elle de-
mandait.
Noël revint sans rien amener de particulier, si ce
n'est que se trouvant un jour dans son salon, avec son
confesseur, le Père Matignon, elle tomba de son fau-
teuil et se meurtrit le genou. Le docteur attribua cette
chute à un simple accident, mais une poche se forma
au genou blessé, et pendant un certain temps elle dut
renoncer au pauvre effort qu'elle s'imposait tous les
jours pour faire quelques pas.
Février amena une aggravation, mais son intelli-
gence et ses sentiments ne s'affaiblirent jamais. Jus-
qu'à latin, elle conserva sa ferme volonté d'obéir avec
« une patience et une humilité courageuses », car ce
ne fut que par un effort énergique et continuel qu'elle
supporta jusqu'au bout ce long martyre.
Mrs Bishop se trouvait dans le midi de la France,
quand elle recul, le 1er avril, une dépêche lui an-
nonçant la mort de Mme Craven. Elle avait espéré
revoir son amie quinze jours plus tard, mais cette
consolation ne lui fut pas accordée ! Elle ne put que
réunir quelques lettres contenues dans le chapitre
suivant, donnant les détails des derniers jours de
Mme Craven.
MADAME CRAVEN. 29
CHAPITRE LIX (1894)
Lettre du comte de Richemont à miss O'Meara. — Lettres adres-
sées à M" Bishop sur les derniers jours et les derniers moments
deMmeCraven. — Lettre du marquis de la Ferronnays h M"
Bishop. — Les restes de Mme Graven sont transportés à Boury.
La lettre suivante fut écrite à miss O'Meara par le
comte de Richemont. Il parle du son inarticulé qui
S'échappait des lèvres de Mme Craven, et que ses amis
appelaient sa cantilène.
Paris, 2 avril 1891.
Notre chère amie, Mme Craven, a reçu les derniers sa-
crements avant-hier, avec toute sa connaissance et son
plein consentement. Mme Cochin qui est restée tout le
temps agenouille'e dans la chambre voisine, m'a dit qu'elle
n'oublierait jamais le son ému de sa cantilène quand le
prêtre lui a demandé si elle éprouvait un véritable désir
de recevoir le sacrement de la force. Cependant, elle n'a-
vait pas l'air de croire à l'extrême gravité de sa situation,
ni désirer l'application de la dernière indulgence pléniére.
Mais Nora, sa parfaite Nora, l'y engagea, et elle accepta.
La journée ne fut pas mauvaise, mais dans la nuit suivante
ses forces déclinèrent rapidement. A une heure du matin
elle prit une potion, à deux heures elle refusa son petit
repas ordinaire et à trois heures cette flamme brillante
s'éteignit pour ce monde.
LETTRE DE NORA 451
Je l'ai vue sur son petit lit blanc : calme et solennelle,
comme si elle priait. Au-dessus de sa tête une Madone de
Raphaël ; sur sa poitrine, un crucifix ; à côte de ses mains
jointes, un petit bouquet de violettes déposé, comme un
dernier hommage, par une amie d'Angleterre, je crois.
Que puis-je ajouter à ces tristes souvenirs ! On ne se con-
sole pas ici-bas d'une semblable perte. Je me souviens
que dans une de mes dernières visites, je la trouvai lisant
un magnifique article de Newman décrivant le «passage »
de la terre au ciel. Use terminait par ces mots : « le trône
blanc de Dieu, et la vision béatifique. » Ces expressions
la ravissaient. Et nous aussi, dans notre tristesse, il faut
essayer de nous réjouir en la cherchant et en la voyant
au milieu de ses amis éternellement heureux « devant son
suprême Seigneur et son Rédempteur ».
Comte de Richemont.
Nora, la parfaite Nora, comme l'appelait M. de Ri-
chemont, écrivait le 6 avril à Mrs Bishop :
Paris, dimanche.
Vous me pardonnerez sûrement de ne pas vous avoir
écrit plus tôt. Je suis tellement écrasée et désolée, que je
ne puis rien faire. Ma chère bien-aimée maîtresse enlevée
si rapidement, semble-t-il, à la fin. A trois heures du matin
elle n'y était plus. Je vous donnerai tous les détails quand
je vous verrai. Ses chères dépouilles ont été déposées hier
à Roury auprès de ses bien-aimés. Oh ! madame ! rien ne
peut vous décrire la désolation de cet appartement. Je ne
puis supporter la douleur de ne plus voir son visage
chéri. Et dans quelques jours tout sera dispersé 1 C'est
comme une profanation de déplacer tous ces objets pré-
cieux que touchaient ses chères mains. N'est-ce pas de
lY'soïsme d'avoir désiré la prolongation de cette vie de
martyre ? Et pourtant, je ne puis supporter sa perte. Je
l'aimais tant, mon service continuel à tes côtés pendant
cette triste dernière année, me l'avait rendue plus chère
que jamais. Je veux essayer de me résigner comme elle
à la volonté de Dieu ! Si elle avait seulement dit un mot
avant la fin, c'eût été une consolation I Elle paraissait &i
bien le mardi malin après avoir reçu les derniers sacre-
452 MADAME CRAVEN (1891)
ments... Je commençais à me tranquilliser ! Mais Dieu a
voulu la prendre.
La vicomtesse de Dreux-Brézé a Mrs Bishop.
Paris, 10 avril 1891
Je viens vous parler de celle que vous pleurez avec nous
et dont vous saviez apprécier la grande âme et l'intelli-
gence si élevée. Depuis mon arrivée à Paris le 15 mars, il
n'y avait plus d'illusion à se faire sur le déclin de ses
forces. Aucun accident nouveau ne se produisait, mais des
symptômes mauvais indiquaient la fin prochaine. Ses
yeux gardaient cependant leur vivacité et c'est dans son
regard que nous lisions sa pensée. La voyant si faible, le
lundi 30 mars, son confesseur nous avait conseillé de lui
faire recevoir les derniers sacrements; c'est le mardi matin
que cette touchante cérémonie a eu lieu, et je ne puis assez
dire la beauté de son regard au moment de la commu-
nion et de l'extrême-onction. La journée s'est passée pai-
siblement, son esprit restant toujours très présent, car en
lui demandant si elle désirait que j'allasse de sa part chez
la princesse Wittgenstein, il me semblait avoir compris
tout ce qu'elle désirait que je lui dise. Dans la nuit du 1er
avril, elle fut prise d'un léger spasme vers trois heures et
expira sans agonie ni souffrance plus grande. Elle n'a pas
pu s'apercevoir que nous n'étions pas près d'elle, car elle
s'est éteinte sans crise, et j'ai la confiance qu'une si longue
épreuve supportée avec tant de patience, lui a valu presque
aussitôt la grande récompense de la possession complète
de Dieu, et de la réunion avec tous ceux qu'elle a tant ai-
més. Samedi dernier nous l'avons conduite au cimetière de
Boury, où elle repose près de son mari et au milieu du plus
grand nombre des membres de sa famille, entre autres Al-
bert, Alexandrine, ma grand'mère de la Ferronnays et Olga.
Vous verrez dans le Correspondant qui parait aujourd'hui
un article sur elle, signé de M. de Meaux. Je ne l'ai pas
encore lu, puisque la livraison ne m'est pas encore par-
venue, mais je suis sûre que l'on ne pouvait confier à un
meilleur juge le soin de parler d'elle. C'est à mon cousin
Albert de Mun qu'elle a laissé tout ce qu'elle avait. Elle
possédait un grand nombre de souvenirs de famille et
LETTRE DU COMTE DE RICHEMONT 453
autres dont la dispersion a déjà commencé. Je ne suis
donc pas rentrée dans son appartement depuis le jour où
pour la dernière fois j'ai baisé le front glacé de ma pauvre
tante, et à vous dire le vrai, c'est un effort qu'il m'eût été
impossible de faire ! Sans elle, non seulement ce lieu me
devenait cruellement douloureux à revoir, mais il me
semblait aussi que les objets me disaient également un
adieu sans retour.
J'ai été heureuse, en parlant d'elle, de prolonger, ma-
dame, l'illusion qui m'empêche parfois de croire à la
réalité. Je sais que tous ces détails vous seront précieux.
Veuillez me garder en souvenir de ma chère tante un peu
de bienveillance, car vous devez savoir que mêlée à toute
mon existence, et restée presque la dernière de tous ceux
que j'ai aimés depuis que j'existe, elle était pour moi
comme une relique du passé et la plus chère affection qui
me restât ici-bas.
Croyez, madame, à mes sentiments d'affectueux respect.
La Ferronnays, vicomtesse de Dreux-Brézé.
Un jour ou deux plus tard le comte de Richemont
écrivait à Mrs Bishop :
Paris, 15 avril 1891.
L'article du vicomte de Meaux, dans le Correspondant, a.
dû vous plaire. Mais je suis certain que d'autres voix se
feront entendre en Angleterre et en Amérique où elle avait
tant d'amis, connus et inconnus. Elle était elle-même une
si fidèle amie de l'amitié 1 Le dernier souvenir que je con-
serve d'elle vivante est celui-ci : je la vis, deux jours en-
viron avant le suprême départ. Elle était couchée sur un
sofa, enveloppée d'un châle blanc, et abritée par un écran
de verre. Ses yeux et sa main gauche, plus vivants que ja-
mais. Après lui avoir parlé quelques minutes, répondant
comme je le pouvais à sa mystérieuse cantilène, ce chant
sans paroles que je n'oublierai jamais, j'ouvris une revue
placée sur la table, à son côté. Le premier article traitait
des « Mémoires de Talleyrand ». Je savais qu'elle s'intéres-
sait à cette publication, et je lui lus cette jolie pensée,
plus douce qu'on ne pouvait s'y attendre de la part d'un
homme tel que lui : « les affections lointaines sont un
asile pour la pensée ». Elle parut immédiatement frappée
454 MADAME CRAVEN (1891)
de ces mois. Ses yeux, sa main, tout parlait. Enfin, avec
un grand effort, elle dit, non point inconsciemment, mais
avec une volonté bien évidente : « Oui ». je me souviendrai
toujours de ces trois lettres, exprimant si bien un des
traits les plus caractéristiques et les plus chers de sa lon-
gue vie; je lui baisai la main, et je la quittai — jusqu'en
Paradis !
Dans toutes ces lettres chacun de ses amis touche
une note différente, témoignage de la parfaite harmo-
nie de la vie et de la mort de Mme Craven. Celle du
comte de Mun à Mrs Bishop est digne de l'un des fils
d'Eugénie, « nos fils », comme elle écrivait à Pauline
en parlant de ses enfants.
Paris, 11 avril 1891.
Chère madame Bishop,
J'ai été bien profondément touché de votre lettre qui
répond si complètement à nos douloureuses pensées. La
fin de ma chère tante a été, comme toute sa vie, pro-
fondément édifiante : après avoir supporté, avec un cou-
rage qui ne s'est pas un seul instant démenti, l'affreuse
torture que lui a infligée pendant toute cette année sa
cruelle maladie, elle a reçu en pleine connaissance et
avec une sérénité admirable les derniers sacrements, et
peu d'heures après s'est endormie sans agonie. Dieu, j'en
ai la ferme confiance, a déjà reçu dans son sein celte belle
àme, dont on peut dire que toutes les aspirations ont été
tournées vers lui. Je sais combien ma chère tante vous ai-
mait, vous et votre famille, et je ipus demande la permis-
sion, en souvenir d'elle, de vous envoyer ainsi qu'à .Miss
Florence un petit objet lui ayant appartenu.
Je vous prie, chère Madame Bishop, d'agréer avec mes
remerciements pour votre lettre si touchante, l'expression
de mes sentiments les plus respectueusement dévoués.
A. de Mon.
Le marquis de La Ferronnays ' écrivait aussi à
M. Bishop qui lui exprimait son chagrin de n'avoir
pas revu Mme Craven avant sa mort.
1. Neveu de Mme Craven. 11 était le fils de Fernaud de la Fer-
ronnays et représentant de la branche mâle de la famille.
LETTRE DU MARQUIS DE LA FERRONNAYS 455
A M. Bishop.
Oui, je comprends que vous et Mrs Bishop espériez re-
trouver ma tante au mois de mai. Elle s'est éteinte sans
que rien puisse faire supposer que sa fin arriverait ce
jour-là, plutôt qu'un autre
Vous devez comprendre quelle fut ma surprise lorsque,
le mardi de Pâques, on vint me prévenir que les derniers
sacrements allaient lui être administrés à 7 heures. Nous
nous hâtâmes, Mme de la Ferronnays et moi, vers le petit
appartement que vous connaissez, et nous y trouvâmes une
partie de la famille et un prêtre de Saint-François Xavier,
sa paroisse. La scène qui suivit est inoubliable !
Toute son intelligence, aussi vive qu'autrefois, avait passé
dans son vi-age, la seule partie réellement vivante de ma
pauvre tante. Ses beaux traits illuminés par ses grands
yeux brillants de foi, d'espérance, et j'ajouterai même de
joie, resplendissaient d'une lumière céleste ; quand la céré-
monie fut achevée, nous nous avançâmes l'un après l'autre
pou. l'embrasser, puis nous nous retirâmes, persuadés que
nous la retrouverions vivante, et nous demandant pourquoi
son confesseur, le Père Matignon, qui l'avait vue le mardi
de Pâques, avait jugé que le moment de l'administrer était
venu. Nous pensions si peu que ses derniers moments
étaient proches, que nous ne demandâmes pas à la revoir
dans l'après-midi, dans la crainte de la fatiguer. Cepen-
dant, le mercredi matin à 6 heures, son fidèle Luigi vint
me prévenir que tout était fini. Sans souffrance, sans la
plus petite agonie, ma tante avait rendu le dernier soupir.
Elle était partie souriante pour rejoindre ceux qu'elle
aimait, et dont la mémoire sacrée avait depuis si longtemps
absorbé toutes ses pensées et toutes les puissances de son
intelligence.
Elle n'était pas du tout changée : couchée sur son lit de
mort, blanche comme de l'ivoire, le crucifix entre les mains,
elle paraissait dormir.
CHAPITRE LX(4891)
Hommage rendu à la mémoire de Mme d'aven parle vicomte de
Meaux, dans le Correspondant. — Paroles de l'abbé Munier sur
les œuvres de Mme Graven aux étudiants catholiques.
La mort de Mme Craven réveilla quelques échos du
passé. Mais à Paris, la publicité se hâte. Tous les
journaux importants consacrèrent quelques lignes à
la fille de M. de la Ferronnays et à Fauteur du « Récit
d'une sœur ». Le seul honneur dignement rendu à sa
mémoire par la plume de M. d« Meaux, parut dans
le Correspondant, presque immédiatement après sa
mort. Il était bien juste qu'elle reçût ce dernier
hommage de la revue qui avait publié presque toutes
ses œuvres.
Après avoir esquissé les principaux incidents de la
vie de Mme Craven, et décrit son appartement de la
rue Barbet-de-Jouy, M. de Meaux nous la dépeint,
seule, au milieu des ruines de son passé. « Charmante
encore sous son bonnet de veuve et ses cheveux blan-
chis, avec ses traits imposants qu'animait la vivacité
des pensées et des émotions, son séduisant sou-
rire, ses grands yeux dont l'âge n'avait pas éteint
l'incomparable éclat, sa mise toujours soignée, ses
manières exquises, sa parole pénétrante. Voilà donc
DERNIER HOMMAGE 457
où s'est achevée la vieillesse de Mme Craven, voilà
comment elle a prié et travaillé jusqu'au seuil de son
éternité, comment, survivant à la plupart de ses con-
temporains et n'ayant jamais eu d'enfants, elle a connu
la solitude. Solitude interrompue pourtant à certaines
heures par les visiteurs de tout âge, de tout pays, de
toute condition, qu'attiraient soit d'anciens souvenirs
de famille ou d'amitié, soit sa renommée littéraire, et
que retenait l'irrésistible séduction de son entretien.
Jeunes et vieux, français et étrangers, écrivains obs-
curs ou illustres, hommes politiques de toute origine
et de tout parti, grandes dames et pauvres gens, dé-
vots et gens du monde se succédaient souvent et se
rencontraient parfois dans ce salon où la bonne grâce
de l'accueil rassurait ceux qu'aurait effrayés peut-
être la supériorité habituelle de la conversation.
Rarement le cercle devenait nombreux. Les meilleures
heures étaient sans doute celles qu'on passait en tête-
à-tête avec cette femme qui ne perdait rien de son
charme, à mesure que, par un travail assidu sur son
âme, elle approchait davantage de la sainteté. Quelle
variété dans ses informations, quelle richesse dans
ses souvenirs, quelle chaleur et quelle délicatesse dans
ses sentiments ! Comme, près d'elle, l'esprit s'ouvrait
et le cœur s'élevait! Comme, souvent aussi, la causerie
devenait amusante et gaie! Comme elle savait, selon le
précepte divin, tour à tour se réjouir avec ceux qui se
réjouissent et pleurer avec ceux qui pleurent! Comme
elle était prompte à pardonner, incapable de haïr!
Quelle constance dans son amitié et quelle douceur !
Quelle intelligente compassion pour les misères !
Quelle secourable indulgence pour les faiblesses de
quiconque l'approchait ! Et tandis que son regard se
fixait ainsi sur chacun en particulier, comme, au fond
de sa retraite, elle prenait encore souci du bien géné-
ral, du bonheur des peuples, de i l'avenir de l'humanité!
Le souffle généreux qu'avait respiré sa jeunesse, au
458 MADAME CRAVEN (1891)
temps où notre siècle était jeune aussi, ne cessait pas
de l'animer au déclin de sa vie, et toujours on la trou-
vait prête à s'intéresser, d'un bout du monde à l'autre,
à tout ce qui est, en effet, digne d'intérêt parmi les
hommes.
« La conversation, qui avait été son premier plaisir,
restait sa dernière jouissance, et cette jouissance, sa
vertu l'avait rendue non seulement innocente, mais
bienfaisante ; bienfaisante pour autrui, nous le savons;
bienfaisante pour elle-même : elle l'atteste dans ses
<( Méditations » en priant Dieu qu'il continue de lui ac-
corder ici-bas « les douces, bonnes, chères et saintes
causeries >. Dieu l'en sevra pourtant : avant de la
rappeler à lui, il voulut qu'elle ne pût, pendant quel-
que temps, converser qu'avec lui seul. Atteinte au
cerveau d'un mal étrange, et bientôt paralysée dans la
moitié du corps, elle qui avait toujours eu à sa dispo-
sition tant de langues diverses, et dont la parole était
si abondante et si expressive, on la vit ne plus trouver
les mots qui répondaient à sa pensée, en prononcer
d'autres qui ne la rendaient pas, et tandis qu'elle
parlait encore, ne plus être comprise ; puis "lie cessa
entièrement de parler, elle ne forma plus que des
sons inarticulés: elle ne pouvait pas davantage écrire,
elle entendait néanmoins et elle comprenait ; elle
avait perdu l'instrument de la pensée, et la p
subsistait en elle, la pensée et surtout le sentiment.
A défaut des mots qui lui manquaient, l'accent de sa
voix, le mouvement de sa main, l'expression de son
regard faisaient accueil à qui l'approchait et s'asso-
ciaient aux discours tenus devant elle. On voyait clai-
rement que ses affections survivaient à tout le reste,
mais l'échange des idées, la manifestation distincte
des volontés et des désirs lui étaient désormais in-
terdits.
« Il eût été difficile d'imaginer pour elle une privation
plus sensible, un tourment plus propre à l'éprouver,
PAROLES DE L'ABBÉ MUNIER 459
et ce tourment a duré dix mois. Pendant dix mois
d'intervalle entre sa vie et sa mort, ceux qui l'appro-
chaient ont eu comme une vision du purgatoire ; elle
en a longuement senti et comme savouré l'amertume.
Souvent ses larmes coulaient, le chagrin se peignait
sur son visage, mais jamais l'irritation ni la révolte.
Déjà, six ans auparavant, saisie au milieu de la nuit
par un mal terrible et soudain, elle s'était comme vue
mourir une première fois; puis elle s'était rétablie;
mais dans cette première rencontre avec la mort, elle
avait appris à ne plus la craindre, et depuis lors, elle
la considéra comme une amie. Elle n'eut pas de peine
à l'accueillir, elle l'appelait depuis longtemps, lors-
qu'arriva enfin le terme de son épreuve. Au moment
où on l'avertit qu'elle devait recevoir les derniers
sacrements, on entendit, en signe d'acquiescement, le
doux gémissement devenu habituel sur ses lèvres se
changer en une sorte de cri de joie. Quand la sainte
Hostie lui fut apportée, on vit son pauvre corps déjà
presque entièrement inerte faire effort pour se soule-
ver, ses yeux briller d'une dernière flamme. Tout était
consommé pour elle. Peu d'heures après, paisiblement
et sans secousse, elle rejoignait dans le sein de Dieu
les êtres bons et charmants dont elle avait retracé
l'histoire et rendu le souvenir ineffaçable. Dans sa lon-
gue carrière elle a mené la vie du monde, la vie des
lettres et la vie chrétienne, et dans ces trois vies si
différentes elle a pareillement excellé, rare exemple
et peut-être inimitable d'une harmonie surnaturelle
entre la beauté du corps, la beauté de l'esprit et la
beauté de l'âme. »
L'année suivante, en terminant quelques paroles
sur l'œuvre de Mme Craven, l'abbé Munier, vicaire de
Saint-Thomasd'Aquin, disait aux étudiants catholiques:
« Plus tard, quand on comptera les apologistes chré-
tiens de notre temps, on découvrira que ce fut une
simple femme sans prétention à la science théolo-
MADAME CRAVEN (1891)
460
gique, qui sut mieux que personne élever un impé-
rissable monument à sa foi, avec les matériaux fu-
gitifs et délicats des sourires, des baisers et des
larmes. »
FIN
TABLE DES MATIERES
CHAPITRE Ier (1808-1830)
Naissance de Mme Craven. — Sa famille. — Querelle avec le duc
de Berry. — Ambassade de Bussie. — La société française de
1825 à 1830. — Voyage à Borne. — Monsieur Bio. — Visite
aux Catacombes 1
CHAPITRE II (1830-1833)
Bévolution de 1830. — Castellamare. — Albert de la Ferronnays.
— La famille de la Ferronnays s'établit à Naples. — L'Avenir.
— Alexandrine d'Alopeus 13
CHAPITRE III (1834-1836)
M. Augustus Craven. — Sa conversion. — Mariage de Pauline. —
La famille de la Ferronnays s'établit à Boury. — Première vi-
site de Pauline en Angleterre. — Lamennais et l'abbé Gerbet.
— Mort d'Albert 22
CHAPITRE IV (1836-1848)
M. Craven est nommé attaché d'ambassade à Lisbonne. — Séjour
de Pauline à Boury. — Betour à Lisbonne. — Pauline revient à
Boury pour le mariage d'Eugénie avec le comte de Mun. —
M. Craven est nommé à Bruxelles. — Mort d'Olga chez Pauline.
— Mort de Mme de la Ferronnays 31
462 TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE V (1849-1832)
Visite à Broadlands. — Lord Palmerston. — L'agression papale.
— Attaque de M. Drummond contre les couvents. — Les cruau-
tés à Naples. — La duchesse Ravaschieri. — Mr Craven se
porte pour le Comté de Dublin. — Mme Swetchine. — Son af-
fection pour Pauline. — Mme Swetchine et le « Récit d'une
sœur » 34
CHAPITRE VI (1853-1855)
Retour à Naples. — La charité à Naples. — Mort de Lord Belfast.
— Représentations chez Mme Craven. — La casa Craven. —
Voyage en Angleterre. — Londres. — Oxford. — Retour à Na-
ples. — Séjour à Rome avec les Rio. — Leghorn. — Florence.
— Lettre à M. Monsell 47
CHAPITRE VII (1855)
Popularité de Mme Craven dans le monde. — Londres. — Naples.
— Difficultés de Mme Craven pour travailler à Naples. — Lettre à
M. Monsell. — Sympathie pour la réforme en Italie. — Libéra-
lisme de Mme Craven 59
CHAPITRE VIII (1856)
Séjour en Angleterre. — Visites à Ûssington, Clumber, etc. —
Séjour à Londres. — Rencontre avec M. Thiers à Holland-House.
— Lady Georgiana Fullerton. — La duchesse de Norfolk. —
Dangu. — Le comte Walewski. — Conseils du Père Gratry. —
Conseils de Mme Swetchine. — Lumigny. — Résolution de ter-
miner le « Récit d'une sœur ». — Paris. — Agitations politiques
— Retour en Angleterre
CHAPITRE IX (1857)
Séjour à Londres. — Incertitudes. — Séjour à Broadlands.
Découragement. — Opinion de Mme Craven sur Saint-Simon.
Pensées consolantes de Mme Craven sur ses morts bien-aimés
— Aldenham. — Londres. — Paris. — Impressions éprouvées
à Notre-Dame. — Maladie de Mme Craven. — Son chagrin de
voir s'approcher la vieillesse. — Son regret de n'avoir pas d'en-
fants. — Impressions d'automne 77
TABLE DES MATIÈRES 463
CHAPITRE X (1857)
Paris. — Derniers jours de Mme Swetchine. — Douleur de
Pauline 91
CHAPITRE XI (1857-1858)
Désir de retourner à Naples. — Séjour à la Roche -en-Brény. — Re-
tour à Paris. — Voyage précipité en Angleterre. — Retour en
France. — Lumigny. — Visions du passé. — Affection du comte
de Mun pour Mme Craven. — La grâce d'une vie calme.
— Tremblement de terre dans la Basilicata. — Retour de
Mme Craven à Naples. — Elle donne chez elle deux repré-
sentations pour les victimes du tremblement de terre. —
Semaine sainte à Rome avec la duchesse Ravaschieri. — Sou-
venir d'Eugénie aux jardins Pamphili. — Mme Craven continue
le « Récit ». — La cava di Terrini. — Castagneto. — Utilité de
la solitude 93
CHAPITRE XII (1858)
Tendresse de Mme Swetchine. — Le meilleur temps de la vie est
à cinquante ans. — Castagneto. — Pèlerinage avec Lina à
« Mater Domini ». — Lina à Castagneto. — Départ de Cas-
tagneto 105
CHAPITRE XIII (1859)
Retour à Naples. — Ultramontisme de Mme Craven. — Retraite
à Rome au Sacré-Cœur de la Trinité-du-Mont. — Sentiment de
sa faiblesse. — Inquiétudes pour Lina. — Lettre à M. Monsell. —
Affaiblissement de Lina. — Castagneto. — Séjour à Rome avec
les Rio. — Agitations politiques. — Séjour à Castagneto. —
Mme Craven lit la vie de Mme Swetchine de M. de Falloux.
— Impressions que lui cause cette lecture 112
CHAPITRE XIV (1860)
Mme Craven quitte la duchesse Ravaschieri et Lina pour venir en
France. — Lettre à la duchesse Ravaschieri. — Mort de Lina.
— Douleur de Mme Craven. — Visite à la Roche-Guyon, chez
la duchesse de la Rochefoucauld. — Mme Craven rejoint la du-
chesse Ravaschieri à Florence 121
464 TABLE DES MATIERES
CHAPITRE XV (1860-1861)
Séjour à Florence avec la duchesse Ravaschieri. — Lettre de Mme
Craven aux Montalembert. — Mme Craven quitte la duchesse
Ravaschieri et rejoint son maria Naples. - Lettre à la duchesse
Ravaschieri sur l'agitation politique à Naples. — Mgr Capeccela-
tro. — Mme Craven projette avec Alfonso Casanova d'établir des
asilespourles enfants à Naples. — Difficultés avec la municipalité.
— Elle fonde une crèche à ses frais. — Réussite de son entreprise.
— Lettres à M. Monsell et au Père Lacordaire. — Réponse du
Père Lacordaire. — Dépenses de M. Craven pour retrouver
la « rivière perdue >>. — Anxiétés de Mme Craven. — Cas-
tagneto 126
CHAPITRE XVI (1861)
Castagneto. — Lettre à M. Monsell. — La Marmora 137
CHAPITRE XVII (1863-1869)
Séjour à Rome. — A Rologne avec la duchesse Ravaschieri. —
Voyage en France. — Séjour à Paris. — Maladie du comte
Charles de la Fcrronnays. - Sa mort. — Retraite de Mme Craven
au Sacré-Cœur de Paris. — Séjour à Lumigny. — Souvenirs
du passé. — Retour à Castagneto. — « Anne Séverin. » — Mme
Craven vient à Paris pour soumettre le manuscrit du « Récil
d'une sœur -> à sa famille. — Difficultés. — Elle obtient enfin
l'autorisation de le publier. — Succès du livre. — Retour en
Italie. — Mort du comte Fernand de la Ferronnays. — Bataille de
Mentana. — M. Aubrey de Vere. -Séjour à Rome. — Audience
des dames étrangères au Vatican. — Opinion de Mme Craven
sur le roman français. — La princesse Wittgenstein 1-iu
CHAPITRE XVIII (1869-1870)
Dernière visite à M. de Montalembert. — Ses dernières paroles
à Pauline sur le concile. — Inquiétudes de Mme Craven. — S;i
crainte des opportunistes et des partisans de la définition. — Les
libéraux de 1850. — Soumission de Mm0 Craven aux décrets du
■ Saint-Siège. — Mort de M. de Montalembert. — Interdiction
d'un service funèbre pour le repos de son âme. — Mgr Mcr-
millod. — Retraite à la villa Lunti. couvent du Sacré-Cœur à
Rome. — Les Pellegrini 153
TABLE DES MATIÈRES 465
CHAPITRE XIX (1870)
Castagneto. — « Pieurange ». — Prompte obéissance de Mme Craven
aux décrets de l'Eglise. — Guerre de 1870. — Angoisses de
Mme Craven. — Ruine complète de M. Graven. — Dernier séjour
à Castagneto 159
CHAPITRE XX (1870-1871)
Séjour de Mme Graven à Bade chez la duchesse de Hamilton. —
Lettre à Lady G. Fullerton. — Mme Craven est retenue à Bru-
xelles par la Commune. — Inquiétudes pour la France. — Le
Correspondant publie « Pieurange » 169
CHAPITRE XXI (1872)
Voyage en Belgique et à Sigmaringen. — Succès de « Fleurange »
— Séjour à Paris. — Désir de revoir l'Angleterre. — Mort
de M. Cochin. — Voyage en Angleterre. — Holland-House. —
Miss Mary Fox 176
CHAPITRE XXII (1872-1873)
L'agnosticisme. — Retour en France. — Publication de la Vie de
Montalembert par M" Oliphant. — Jugement de Mme Craven.
— Monabri. — M. Oxenham et le Saturday. — Séjour à
Maiche. — Retour à Paris. — Fondation des cercles catho-
liques 183
CHAPITRE XXIII (1873)
Eloquence du comte Albert de Mun. — Mgr Strossmayer.. 193
CHAPITRE XXIV (1873-1874)
Monabri. — Paray-le-Monial. — La Boche-en-Brény.-— Lumigny.
— Publication du « Mot de l'énigme » 197
CHAPITRE XXV (1874-1875)
Amitié de Mme Craven pour Sir Montstuart Granl Duiï. — Opi-
nion de Mme Graven sur Don Carlos. — Lettre à M.Grant Duff
MADAME CRAVEN. 30
466 TABLE DES MATIÈRES
sur le « Mut de l'énigme ». — Lady Herbert of Lea. — Article
de M Gladstone sur « ie Ritualisme et le Rituel ». — Réponse de
Mme Craven à cet article, dans le Correspondant 201
CHAPITRE XXVI 1875)
Maladie de la comtesse Charles de la Ferronnays. — Séjour à
Monabri. — L'impératrice Augusta. — « Natalie Narischkin ». —
Séjour à la Roche-en-Brény. — Menou. — Visite de M. Grant
Duff à Menou. — Lumigny 210
CHAPITRE XXVII (4876]
Mort de miss Louisa Hardy et de la comtesse de la Ferronnays. —
Chagrin de Mme Craven. — Vie d'Ozanam, par miss Katheleen
O'Meara. — Intérêt que prend Mme Craven à cette publication.
— M. Le Play et l'Angleterre. — Le Kultur Kampf. — Le Cor-
espondanl publie les « Réminiscences ». — Lumigny.. . . 219
CHAPITRE XXVIII (1876-1877)
Lumigny. — Désir de revoir l'Angleterre. — Voyage en Angle-
terre. — Publication de « Natalie Narischkin ». — Prière
d'Alexandrine. — S'-Anne's Hill. — Chislehurst. — Retour en
France 227
CHAPITRE XXIX (1877)
Mme d'Harcourt. — Don Carlos. — Balthazar Gracian. —Publica-
tion du « Travail d'une âme » dans le Correspondant. — Ste-Anne's
Hill. — Monabri. — L'impératrice d'Allemagne. — Mgr Du-
panloup. — La marquise de Mun. — M. Grant Duff et Gam-
betta 232
CHAPITRE XXX (1877-1878)
Menou. — Lun.igny. — Le Correspondant publie la seconde par-
tie des «Réminiscences». — Le bal de M" Bellew. — Rochecotte.
— La marquise de Castellane. — La Roche. — Monabri.. 240
CHAPITRE XXXI 187 S
Voyage de Monabri à Maiche. — Lettre de M. Craven à sa femme.
— Lumigny 246
TABLE DES MATIÈRES 467
CHAPITRE XXXII (1879-1880)
Mgr de Dreux-Brézé au mariage de sa nièce. — Anxiétés et indéci-
sions. — Détermination de vendre les tableaux de famille. 248
CHAPITRE XXXIII (1880)
Paris. — Le Père Hyacinthe. — Le Père Ferrari et « le Mot de
l'énigme ». — La Roche-en-Brény. — Mort du Prince Impérial.
— M. de Radowitz. — Montalembert et l'infaillibilité. — Mo-
nabri. — Voyage inattendu en Angleterre, Stoke Farm. — Wind-
sor. — Le couvent anglican de Clewer. — Impressions sur
Windsor. — Tunbngda-Wells. — M" Jackson et M" Leslie
Stepben. — Lord Stratford de Redcliffe. — Frognal. — Visite à
Chislehurst à la tombe du Prince impérial. — York-House. —
M. Morley. — Wevbrîdge. — Glenbam. — Londres. — Joie de
retrouver Farm Strem. — M. Leslie Stephen et Newman. —
Mme La Touche. —Traduction des « Méditations » de Mme Cra-
ven. — Lumigny. — Les œuvres du vicomte de Meaux. —
Courage de Mme Craven au commencement d'une nouvelle
année , 252
CHAPITRE XXXIV (1880)
But de Mme Craven en publiant ses « Méditations ». — Difficultés
pécuniaires. — Projet d'aller habiter Versailles. — Mme de Val-
lombrosa. — Traité de Mme Craven avec son éditeur 269
CHAPITRE XXXV (1880)
Admiration de Mme Craven pour Fanny Kemble. — Publication
de « la jeunesse de Fanny Kemble ». — M. et Mme Craven
s'installent rue Barbet-de-Jouy. — Séjour à Rochecotte. —
Mme de Castellane et le prince de Talleyrand. — La vie de
Talleyrand, par Mgr Dupanloup. — Paris. — Expulsion des
Pères jésuites de la rue de Sèvres. — Opinions politiques de
Mme Craven sur les affaires d'Irlande. — Le Home Rule. —
Liberté des catholiques en Angleterre 273
CHAPITRE XXXVI (1880)
Notes de Mme Craven sur l'expulsion des Pères Jésuites. —
Manifestation chrétienne. — Les tableaux de famille vendus à
468 TABLE DES MATIERES
Lord O'Hagan. — La loi de Fructidor. — M. Craven chez le
cardinal Newman à Edgbaston. — La Lucazière. — Visite de
M" Bishop et de M. Craven au cardinal Newman. — Le cardi-
nal approuve les « Méditations ». — Amerois.— Monabri. 282
CHAPITRE XXXVII (1880)
Paris. — Propositions du clergé de Gloyne. — Lettre pastorale du
Dr Mac-Cabe. — Expulsion des Pères Barnabites. — Lumigny. —
Noël à Lumigny 288
CHAPITRE XXXVIII (1881)
Henri Cochin. — Scandales religieux en Irlande. — Parnell. — Sa
visite à l'archevêque de Paris. — Assassinat de l'empereur
Alexandre. — Emotion qu'en éprouve Mme Craven. — Les
sœurs de Charité de la rue du Bac 294
CHAPITRE XXXIX (1881)
Holland House. — Mme Craven rencontre M. Gladstone chez
Lord Granville. — Admiration de Mme Craven pour M. Glads-
tone. — White House. — Mme Craven termine « Eliane ». — Re-
tour en France. — Séjour à Rochecotte. — Retraite du Sacré-
Cœur de Marmoutiers. — Mme Catherine de Montalembert.
— Paris. — Mme Craven désapprouve la lettre pastorale de
l'archevêque de Dublin 298
CHAPITRE XL (1882-1883)
Opinion de Mme Craven sur Gambetta. — Chute de 1' « Union géné-
rale ». — Chagrin de Mme Craven pour ses amis. — Lettre à
M" Bishop sur la chute de cette société. — La presse française.
— Lettre à M. Grant Duff à propos de l'assassinat de Lord
Cavendish et de M. Burke. — Séjour à Schloss Sayn. — La
Roche-en-Brény. — Menon. — Rochecotte. — Mouchy. —
Paris 302
CHAPITRE XLI (1883)
Paris. — L'Armée du Salut. — Saint François d'Assise. — Ren-
contre de M. et Mme Gladstone et de Mme Craven chez Lord
Lyons. — Maladie de M. Craven. — Inquiétude de Mme Craven.
— Désir de M. Craven de retourner en Angleterre. — Le nonce
TABLE DES MATIÈRES 469
du Pape et les Irlandais. — M. Harrisson. — Succès de la Vie
du Prince Consort, traduite et publiée par M. Craven. — La
semaine sainte à Farm-Street. — Los pèlerins anglais à Lourdes.
— Le Père King 313
CHAPITRE XLII (1883)
Paris.— Pèlerinage à Boury. — M. et Mme Zendt propriétaires de
Boury. — La Roche-en-Brény. — Voyage en Angleterre. —
Holland-House. — Walmer Castle. — Tremblement de terre
à Ischia. — Lettre de Mme Craven dans le Morning Post. — En-
trevue avec la Reine à Osborne. — Retour à Holland-House. —
Mote. — Deal. — White-House. —Les princes d'Orléans expulsés
des funérailles du comte de Ohambord. — Indignation de
Mme Craven. — Maladie d'Elisa. — Retour à Londres. — Her-
bert-House. — S'-Anne's Hill. — Ayrfield. — Les « Rémi-
niscences » de Lord Gower et son jugement sur Mme Cra-
ven 321
CHAPITRE XLIII (1884)
La reine d'Angleterre demande toutes les œuvres de Mme Craven.
— Claridge. — Brook-Street (Londres). —Maladie de M. Craven.
— Angoisses de Mme Craven. — Regret de quitter l'Angleterre
probablement pour toujours. — M. Stead, éditeur du Pall Mail
Gazette. — Les sœurs de Charité catholiques. — Maladie de Lady
Georgiana Fullerton. — Douleur de Mme Craven. — Admiration
pour Gordon. — Fêtes données dans le faubourg Saint-Germain
aux princes d'Orléans. — Paris. — Inquiétudes croissantes. —
Monabri. — Une monarchie visionnaire 331
CHAPITRE XLIV (1884)
Monabri. — M. Craven est frappé d'une attaque de paralysie. — Lettre
à M" Bishop. — Journal et Notes. — Les noces d'or de M. et de
Mme Craven. — Résignation chrétienne. — Angoisses. — Nou-
velle attaque. — Mort de M. Craven le 4 octobre 1884... 344
CHAPITRE XLV (1884)
Mme Craven reprend son journal le 31 octobre. — Récit des der-
niers jours de son mari. — Retour à Paris. — Inquiétudes pour
l'avenir. — Extrait du journal de miss O'Meara. — Mme Craven
se rend à Menou. — Lettres à M" Bishop et à M. Grant
Duff 352
470 TABLE ^ES MATIÈRES
CHAPITRE XLVI (1885)
Triste commencement d'année. — Nouvel arrangement avec le
successeur de Didier, M. Emile Perrin. — Menou. — Mme
Graven relit le « Récit d'une sœur ». — Paris. — Mort de Lady
G. Pullerton. — Paris. — Translation des restes de M. Craven à
Boury. — Mme Craven en danger de mort. — Nécessité d'une
opération immédiate. — Son courage et sa confiance en Dieu.
— Legs de Lady G. Pullerton. — Lettre à M. Pullerton.. 367
CHAPITRE XL VII (1885)
Lettres à M™ Bishop. — Mort de M. de la Panouse. — La Roche.
— M""0 de la Panouse 374
CHAPITRE XLVIII (1885
Difficultés et inquiétudes au sujet de la vie de Lady G. Fuller-
ton. — Impossibilité d'aller en Angleterre pour l'écrire. — Tours.
— M. Pullerton offre sa maison de Londres à Mme Craven. —
Détermination de partir pour l'Angleterre. — Séjour à Roche-
cotte. — Mme Craven termine « le Valbriant ». — Maladie grave
de M. de Palloux. — Pèlerinage à Boury. — Lumigny. —
Départ pour Londres 377
CHAPITRE XLIX (1885-1886)
Arrivée pénible à Londres. — Visite à Elisa mourante. — Décou-
ragement. — Visite au cardinal Manning avec M" Bishop. —
Mme Craven chez Lady Herbert. — Lettre à M. Grant Duff. —
M. Percy Ffrench. — Mort de M. de Falloux. - Ste-Anne's Hall.
— Herbert House. — Retour à S'-Anne's Hill. — M. Glads-
tone. — Mort d'Elisa Thorpe. — Départ de Londres. — Visite
à la duchesse d'Ursel à Mons. — Mme Carven est retenue à
Mons par une maladie. — Traduction du « Valbriant ». —
M. Wilfrid Blunt. — Retour à Paris. — Lord Ashburnham et le
ilume-Rule 3«5
CHAPITRE L (1886)
Lettres à M" Bishop. — A Lady Herbert. — La duchesse d'Ur-
sel. — Lettre à M. Ffrench. — Bal chez la comtesse de la
Perronnays. — Puissance de M. Gladstone pour semer la dis-
TABLE DES MATIÈRES 471
corde. — Défaite du Home-Rule. — Expulsion des Princes. —
Indignation de Mme Craven. — Protestation du comte de Paris.
— Séjour à La Roche 396
CHAPITRE LI (1886)
Lumigny. — Mme Graven continue la vie de LadyG. Fullerton. —
Chez Paddy ». — Paris 404
CHAPITRE LU (1887)
.Mort du comte Robert de Mun. — Désolation de Mme Craven. —
Mort du comte Stanislas de Blacas. — Le cardinal di Rendi. —
Opinion de M. Greville sur l'Irlande. — Souvenirs de Rome. 407
CHAPITRE LUI (1887
Le Jubilé de la reine d'Angleterre. — Le nonce du Pape en An-
gleterre. — Tendres regrets de Mme Craven à la pensée qu'elle
ne reverra plus l'Angleterre et ses amis. — Maladie et conver-
sion de Lord Lyons. — Rochecotte. — L'abbé Couvreux. . 413
CHAPITRE LIV (1888)
Paris. — Discours du duc de Broglie à l'Académie. — « Les Mé-
moires d'un royaliste », de M. de Falloux. — Le copiste de
Mme Craven. — M. Gladstone approuve la vie de Lady G.
Fullerton. — Satisfaction de Mme Craven. — Visite du général
Clarmont. — Lettre d'un pasteur alsacien. — Lettre de l'impé-
ratrice Augusta 418 .
CHAPITRE LV
Séjour à la Roche. — Le général Boulanger. — Lumigny. —
Mort de miss Katheleen O'Meara. — Chagrin de Mme Craven.
— Rochecotte. — Mort de la duchesse de Galliera. — Son tes-
tament 423
CHAPITRE LYI (1889)
Hochecotte. — Opinion de Mme Craven sur Lamartine. — Lettre
à miss Géraldine O'Meara. — Vision du ciel et de ses morts
bien-uimés. — Mme de Castellane. — Le prince de Talleyrand.
— Retour à Paris. — Le comte Hûbner 426
472 TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE LVII (1889-18901
Paris. — Visite de Mlle Belloc. — « Le chemin parcouru ». — Le
Père Damien. — Succès de l'Exposition. — Mort de Lady Hol-
land. — Rochecotte. — Paris. — Opinion de Mme Graven sur
Marie BasbkirtsefT. — Retour à Rochecotte. — Les « Mémoires
de Talleyrand » . — Opinion sur Mérimée 431
CHAPITRE LVIII (1890-1891)
Symptômes de maladie sérieuse. — Esquisse de la vie de miss
O'Meara. — Dernière retraite au Sacré-Cœur de Paris. — Maladie
grave. — Dernière lettre à M" Bishop. — Dernière épreuve,
la plus grande de toutes. — Dévouement du marquis de Mun. —
Séjour àLumigny. — Consultation. — Retour à Paris. — Mort de
Mme Craven le 1" avril 1891 441
CHAPITRE LIX (1891)
Lettre du comte de Richemont à miss O'Meara. — Lettres adres-
sées à M" Bishop sur les derniers jours et les derniers moments
de Mme Craven. — Lettre du marquis de la Ferronnays à
M. Bishop. — Les restes de Mme Craven sont transportés à
Boury 450
CHAPITRE LX (1891)
Hommage rendu k la mémoire de Mme Craven par le vicomte de
Meaux, dans le Correspondant. — Paroles de l'abbé Munier sur
les œuvres de Mme Craven aux étudiants catholiques 456
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