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PHILIPPE GODET
Madame de Charrière
et ses amis
d'après de nombreux documents inédits
(1740- 1805)
AVEC PORTRAITS, VUES, AUTOGRAPHES, ETC.
TOME PREMIER
'I est à regretter qu'il n'y ait pas une
Madame df. Charrière complète, faite en
Suisse, à Neuchâtel.
Sainte-Beuve.
GENÈVE
A. JULLIEN, ÉDITEUR
Au Bourg-de-Four
1906
Madame de Charrière et ses amis
OUVRAGES DE M. PHILIPPE GODET
Premières poésies Epuisé.
Récidives »
Evasions »
Le Cœur et les Yeux, 3me édition.
Les Réalités, 2me édition.
Scripta manent, causeries à propos de la collection d'autographes de
M. Alfred Bovet.
Etudes et Causeries.
Pierre Viret (Etude sur le réformateur vaudois).
Art et Patrie, Auguste Bachelin d'après son œuvre et sa correspon-
dance.
Histoire littéraire de la Suisse Jrançaise, 2me édition (Ouvrage
couronné par l'Académie française).
Janie, Idylle en 3 actes (musique de Jaques-Dalcroze).
Les peintures de Paul Robert au Musée de Neuchâtel.
La marche des Armourins.
Trente a?is de souvenirs.
Neuchâtel suisse, Pièce historique en douze tableaux, réprésentée à
l'occasion du cinquantenaire de la République neuchàteloise.
Pages neuchâteloises.
Neuchâtel pittoresque. (Illustré). I. La ville et le vignoble. II Les
vallées.
Le Peintre Albert de Meuron.
L'Ame et Dieu (recueil de poésies religieuses de divers auteurs).
PHILIPPE GODET
Madame de Charrière
et ses amis
d'après de nombreux documents inédits
(1740- 1805)
AVEC PORTRAITS, VUES, AUTOGRAPHES, ETC.
TOME PREMIER
Il est à regretter qu'il n'y ait pas une
Madame de Charrière complète, faite en
Suisse, à Neuchâtel.
Sainte-Beuve.
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». , IIBRARIFS ^
GENÈVE
A . J U L L I E N , ÉDITEUR
Au Bourg-de-Four
I906
zuiî
pi
DÉDICACE
A MA FEMME
NATIVE DE COLOMBIER
A toi, qui vis, sans en être jalouse.
Pendant vingt ans, grandir jour après jour
L'œuvre touffue où j'ai mis tant d'amour,
Je t'en devais l'hommage, bonne épouse.
Elle eût aimé, celle que j'aime tant,
Ton esprit droit et ton âme sans feinte:
Son franc regard, sa cordiale étreinte
Auraient gagné ton cœur en un instant.
A Colombier finit sa destinée :
A Colombier la tienne a commencé :
Et je bénis le présent, le passé.
Pour la douceur que chacun m'a donnée...
Ph. G.
Voëns, septembre, iqo5.
AVANT- PROPOS
Il est à regretter qu'il n'y ait pas une
Madame de Charrière complète, faite en
Suisse, à Neuchàtel.
Sainte-Beuve (Lettre inédite à Charles Ber-
thoud, 17 avril 1868).
Voici vingt ans que j'aime madame de Charrière.
Tous ceux qui se sont occupés d'elle se sont pris à l'aimer.
Ce fut le cas de Sainte-Beuve, qui a tracé son portrait, comme
de Gaullieur, qui a publié une partie de sa correspondance.
Plus tard, Charles Berthoud, appelé à écrire pour la Galerie
suisse la biographie de l'auteur de Caliste, en devint à son
tour l'adorateur fervent : il ne l'appelait que « Notre-Dame de
Colombier. »
C'est grâce à lui, précisément, que mon attention fut attirée
sur Mme de Charrière. Il avait songé à écrire le livre complet
souhaité par Sainte-Beuve, et rassemblé à cet effet des docu-
ments et des notes !. Mais Charles Berthoud souffrait de cette
maladie des gens d'esprit que Benjamin Constant appelait la
procrastination : il renvoyait volontiers à demain ce qu'il
pouvait faire aujourd'hui. La vieillesse vint; et un jour, aban-
1 II en a tiré parti pour la rédaction de la notice consacrée à Mme de Char-
rière dans la Galerie suisse (Biographies nationales publiées par Eug. Secre-
tan, t. II), — une douzaine de pages qui sont, dans leur brièveté, une
merveille de précision et de justesse.
VIII MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
donnant son projet, il me remit le dossier qu'il avait formé :
« Faites, me dit-il, le livre que j'aurais dû faire. Mais dépêchez-
vous! Je n'ai pas le temps d'attendre. »
Il est bien malheureux que Charles Berthoud ait renoncé à ce
travail : outre l'avantage du talent, il possédait sur moi celui
d'avoir connu quelques-uns des amis intimes de Mme de Char-
rière. S'il se fût mis à l'œuvre il y a cinquante ans, que de
traits, de détails, d'éclaircissements il eût pu recueillir encore
auprès de ces derniers témoins d'un siècle envolé !...
Mais ces regrets ne servent de rien... Il ne me restait qu'à
tenter — un peu tard — l'entreprise que Charles Berthoud
avait différé d'accomplir. Je me mis en quête de docu-
ments nouveaux. En 1886, je donnai dans le Musée neuchâ-
telois le fruit de mes premières recherches. Deux ans plus
tard, je fis à Neuchâtel une série de conférences qui engagè-
rent plusieurs familles à m'ouvrir leurs archives. En 1891, la
Revue des Deux Mondes publia mon article sur la jeunesse de
Mme de Charrière, qui fut le point de départ de nouvelles trou-
vailles l. D'année en année, le cercle de mes investigations
allait s'élargissant : je voulais savoir tout ce qui se rapportait
à elle; mon intérêt passionné s'étendait à tous ses amis. C'est
ainsi que j'ai rassemblé de curieux documents sur le pasteur
Chaillet^ rédacteur du Journal helvétique: sur certains émigrés
qui furent en relations avec mon héroïne; sur Benjamin Cons-
tant, dont j'ai eu le bonheur de rencontrer à Lausanne un
manuscrit inédit; sur l'Allemand Huber et sa femme, à qui
Mme de Charrière avait écrit un grand nombre de lettres que
j'ai pu acquérir à Berlin. Plusieurs voyages en Hollande furent
l'occasion de découvertes intéressantes sur son éducation et sa
parenté... J'abrège cette énumération, me réservant d'indiquer
plus loin mes sources et d'acquitter plusieurs dettes de recon-
naissance.
1 1" juin 1891. Une jeune fille du XVIII"' siècle, d'après une correspon-
dance inédite. Cet article était tiré des lettres de Belle de Zuylen à Constant
d'Hermenches, conservées à la Bibliothèque de Genève, et que M. Eugène
Ritter, le maître toujours si obligeant, avait signalées à notre attention.
\V\NI PROPOS IX
Car j'ai rencontré partout un extrême bon vouloir, je dirai
même une sorte de compassion souriante : on me voyait si
épris de mon sujet, si ardent à tout savoir et à tout avoir, si
prêt à toutes les persévérances et aux pires importunités, qu'on
cédait à mes instances comme aux fantaisies d'un malade...
Depuis vingt ans, cette biographie de Mme de Charrière a été
la préoccupation maîtresse qui a persisté à travers tous mes
autres travaux et au milieu de la vie la plus diversement occu-
pée. Si j'avais eu des loisirs et des rentes, j'aurais poussé plus
vivement mon travail, mais je ne l'aurais pas fait avec plus de
soin, et peut-être ne l'aurais-je guère publié plus tôt.
On m'a raillé sur la minutie puérile et l'invraisemblable
longueur de mon enquête. Railleries légitimes, j'en conviens,
si l'on considère seulement le sujet qui m'occupe : oui, sans
doute, consacrer tant d'années à préparer deux gros volumes
sur une femme qui a écrit quelques romans oubliés et dont le
nom n'est jamais sorti du demi-jour de la célébrité, cela doit
paraître excessif. Mais j'avouerai sans détour que si mon' livre
ne devait avoir d'autre lecteur que moi, encore l'aurais-je écrit,
pour le plaisir de l'écrire.
Un grand peintre allemand, montrant à un visiteur ses
tableaux, lui en indiquait la destination : « Celui-ci est pour
le comte X...; celui-là, pour la baronne de Z... — Et celui-ci?
— Fiir mich », répliqua l'artiste.
Ainsi de ce livre. — Cela explique assez que je n'aie point
reculé devant une accumulation formidable de menus faits qui
risquent d'alourdir l'ouvrage au jugement des lecteurs indiffé-
rents. Cela justifie aussi à mes yeux les grands sacrifices que
j'ai faits pour illustrer ces pages par la reproduction de tous
les portraits connus de Mme de Charrière, par ceux des mem-
bres de sa famille, de ses amis; par des vues de toutes ses rési-
dences, par des autographes et des fac-similés. J'en avais besoin
pour ma satisfaction personnelle...
Mais, qui sait? mon Livre sera peut-être lu tout de même.
Et ceux qui le liront ne pourront se défendre — je le leur pré-
dis — d'aimer aussi Mme de Charrière. Quand je fis mes confé-
X AVANT PROPOS
rences à Genève, en igo3, une spirituelle auditrice m'écrivait :
« Prenez garde ! Vous vous êtes créé bien des rivaux. » — C'est
justement ce que souhaite un amour aussi désintéressé que le
mien...
Sérieusement, je crois que toute biographie écrite avec soin
est intéressante, indépendamment même du talent de l'auteur,
car elle contient la révélation d'une âme; toute destinée hu-
maine est un drame palpitant.
D'ailleurs, et si attachante que soit la personnalité de Mme de
Charrière, elle n'est pas seule en scène dans le tableau que
j'évoque et dont le cadre change avec les années.
Au début, nous sommes à Utrecht vers le milieu du 18e siè-
cle. C'est la vie hollandaise d'alors qui se reflète dans les pre-
miers chapitres de notre récit. Nous séjournons ensuite quelque
temps à Londres; puis à Paris dans les années qui précèdent
la Révolution. Les premiers romans de Mme de Charrière nous
initient à l'existence facile et douce qu'on menait dans nos
petites villes de la Suisse française. Bientôt, la présence de
Benjamin Constant à Colombier constitue un épisode dont
l'intérêt n'est pas simplement local. Puis la Révolution jette
dans notre pavs de nombreux fugitifs, quelques-uns portant
des noms connus, qui se trouvent un moment mêlés à la vie
neuchâteloise. Ce coin de l'Emigration, éclairé par des docu-
ments inédits, méritera l'attention des lecteurs français, tout
comme les lecteurs allemands suivront avec curiosité les aven-
tures de la comtesse Dœnhoff, épouse morganatique de Fré-
déric-Guillaume II, ou le roman singulier du littérateur Huber
et de Thérèse Forster. Mme de Staël apparaît à son tour dans
ce Colombier où les caprices du destin ont conduit tant de
personnages marquants et d'originaux de tous pays.
On voit que notre sujet est plus vaste qu'il ne le paraît tout
d'abord et que des lecteurs très divers ont chance de trouver
dans ce livre le chapitre ou la page propre à fixer leur atten-
tion.
Cela dit, nous prévenons loyalement ceux qui l'ouvriront
qu'en le composant nous avons pensé tout d'abord aux lecteurs
AVANT-PROPOS XI
neuchâtelois et suisses. C'est pour eux que nous avons multi-
plié les traits d'histoire et de vie locales. Il le fallait, si nous
voulions faire œuvre vraiment utile, en sauvant de la destruc-
tion ou de l'oubli une foule de renseignements, de traditions,
d'anecdotes qui ont leur prix pour ceux qu'ils concernent
directement.
Ainsi compris, notre ouvrage paraîtra terriblement touffu
aux lecteurs étrangers : c'est d'eux surtout que nous attendons
cette bienveillance qui incline le lecteur à entrer patiemment
dans la pensée et les intentions de l'écrivain. Mais nous ne
croyons pas avoir mis dans ces pages un seul détail, une seule
miette d'histoire qui n'ait de valeur pour personne. Que cha-
cun veuille bien y chercher ce qui devra lui plaire et l'ins-
truire.
Enfin, nous nous rassurons en songeant que cet ouvrage est
celui de Mme de Charrière elle-même : c'est elle qui va raconter
sa vie, peindre son entourage, évoquer son temps, puisque ses
lettres — la plupart inédites — forment la trame de notre
récit.
Et quelles lettres ! — Le lecteur dira s'il est possible de ren-
contrer un esprit plus vif, plus indépendant et plus ferme, une
distinction plus rare, un charme de naturel plus séduisant.
Peut-être jugera-t-il avec nous que Mme de Charrière mériterait
d'occuper une place à part dans la galerie des femmes célèbres
du i8me siècle et parmi les étrangers qui ont le mieux écrit
notre langue. Celle-ci était alors répandue partout où régnait
quelque politesse ; la France portait dans toute l'Europe, sur
les ailes de la prose de Voltaire, son esprit, ses idées et son
sourire ; et les pays voisins lui restituaient parfois, dans des
œuvres originales et neuves, une part de ce qu'ils avaient reçu
d'elle. Les écrits de Mmc de Charrière attestent cette « univer-
salité » de notre langue, cette expansion de la culture française
hors de France. Il nous plaît de mettre, une fois de plus, ce
phénomène en lumière, et d'ériger en même temps, à l'occa-
sion du centième anniversaire de sa mort, un monument à
celle qui, Hollandaise par sa naissance et Suisse par son ma-
XII MADAME DE CHARBIERE ET SES AMIS
riage, fut si Française par la langue et largement humaine par
l'étendue de son libre esprit.
Yoëns, près Neuchàtel, septembre igo5.
Philippe Godet.
Nous devons au lecteur un certain nombre d'explications et de rensei-
gnements. Et d'abord, il nous a été impossible d'indiquer, pour chaque docu-
ment cité, s'il est inédit ou s'il a été déjà utilisé par Sainte-Beuve, Gaullieur
ou d'autres. Il eût fallu pour cela hérisser notre livre de notes qui rebute-
raient le lecteur et dont la rédaction eût été difficile, car bon nombre des
lettres que nous réimprimons sont inédites en ce sens, que nous en resti-
tuons le texte authentique, librement modifié par nos prédécesseurs. Nous
parlons ici des lettres de M"" de Charrière insérées par Gaullieur dans la
Revue Suisse, la Bibliothèque universelle et de celles de Benjamin Constant
citées par Sainte-Beuve dans la Revue des Deux Mondes. En outre, si la
plupart des documents que nous publions sont inédits, il en est, dans le
nombre, que nous avons déjà utilisés en tout ou partie pour des articles de
revue. Indiquer tout ce détail serait vraiment aussi superflu et fastidieux
que compliqué. Il suffit de dire que la part faite aux documents nouveaux
demeure de beaucoup la plus considérable.
Nous avons unifié sans scrupule et modernisé les orthographes diverses
où se jouait la libre fantaisie d'autrefois; si le pittoresque y perd un peu, la
lecture en est rendue moins fatigante.
Il nous reste à adresser des remerciements spéciaux à notre collègue
M. Ch. Robert, professeur à la faculté des lettres de Neuchàtel, et à M. Gas-
pard Vallette, notre confrère de Genève : ces deux amis ont pris la peine de
relire tout notre manuscrit et nous ont suggéré nombre de retouches. Nous
exprimons aussi notre gratitude à M. Eugène Burnand, peintre, qui a bien
voulu nous donner aide et conseils pour l'illustration de l'ouvrage.
Il importe, à ce propos, de prévenir le lecteur que notre intention n'a
pas été de donner à ce livre une valeur proprement artistique : comme on
peut s'en convaincre au premier coup d'ceil, nous avons dû nous interdire
toute velléité de luxe dans l'impression du texte et l'exécution des gravures ;
c'est l'intérêt documentaire de l'ouvrage qui nous a surtout préoccupé, et
nous avons cherché, l'éditeur et moi, à l'offrir au public sous une forme
convenable et simple.
AVANT-PROPOS XIII
On peut voir, d'ailleurs, que les portraits de M"' de Charrière par LaTour
et par Houdon, qui figurent, l'un en tète du premier volume, l'autre en tête
du second, ont été reproduits avec tout le soin que méritent ces œuvres de
maîtres. Le pastel de LaTour, dont nous donnons une belle reproduction
en couleurs1, nous a été fort obligeamment confié par M"' la comtesse de
Saint-George : nous la remercions bien vivement de son obligeance, ainsi
que de l'intérêt qu'elle n'a cessé de porter à notre travail.
Et maintenant, nous abandonnons notre œuvre à la critique, non sans
appréhension, certes, mais du moins avec la conscience d'avoir fait de
notre mieux.
Ph.G.
M. Daniel Baud-Bovy a eu la bonté d'en surveiller ;
exécution.
CHAPITRE PREMIER
Belle de Zuylen
« Dans mon enfance, j'étais
passionnée pour toute espèce de
gloire, et il n'y avait rien de tout
ce qu'on applaudit que je n'en-
viasse.» (Belle de Zuylen à d'Her-
menches).
Le château de Zuylen et la famille de Tuyll. — La petite Belle. — Séjour à
Genève : M. Colondre. — M'" Prévost. — Lectures françaises. — Lettre
d'une gouvernante: choses et gens de Genève. — M. Catt et le Grand
Frédéric. — Mœurs neuchâteloises. — Le caractère de Belle; ses « va-
peurs»; ses doutes. — Ses occupations. — L'inoculation. — M"' Girard. —
Lettres de jeunesse.
Depuis plusieurs années je m'occupais de madame de Charrière,
lorsque, en 1892, une tournée de conférences en Hollande me
permit de réaliser le rêve, souvent caressé, de parcourir les lieux
où s'écoula sa jeunesse.
Une agréable route conduit en une heure de marche d'Utrecht
à Zuylen, en suivant la rive droite du Vecht. Dans un vieil album,
intitulé la Triomphante rivière de Vecht, publié sans date à
Amsterdam et qui Daraît être du milieu du XVIII ' siècle,
figurent diverses vues des châteaux et résidences que baigne ce
bras du Vieux-Rhin avant d'aller se perdre dans le Zuydersee ;
on y voit entr'autres le village de Zuylen : il égrène au bord de la
rivière, qui décrit une courbe gracieuse, ses maisons basses, ses
2 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
fermes proprettes et avenantes ; derrière le village, un clocher
émerge d'un massif d'arbres. La physionomie de Zuylen n'a
guère changé depuis cent ans ; seulement, l'église, reconstruite
après un incendie qui la détruisit dans la nuit de Noël 1846,
n'est plus celle où Belle de Zuylen fut baptisée, où fut célébré
son mariage.
Non loin de l'église, se dresse, imposant et superbe, le château
de Zuylen, qui fut, dit-on, épargné en 1672 par le grand Condé,
VUE DU VILLAGE DE ZUYLEN
en raison de l'amitié que ce prince portait à un van Tuyll, ancien
ambassadeur en France '. Malgré certaines transformations que
le père de Belle fit subir au château, celui-ci a gardé son aspect
d'autrefois, ou du moins sa silhouette générale. Flanqué de tou-
relles aux quatre angles, il est, selon la mode du pays, entouré
d'eau de trois côtés. On franchit un large fossé sur un pont à trois
arches, après avoir passé sous une poterne qui doit être de cons-
truction très ancienne, et où sont sculptées, avec les armes.
1 C'est là une tradition de famille, que nous recueillons, sans y insister.
Nous n'avons trouvé aucun van Tuyll ambassadeur en France, mais un
•an Tuyll peut avoir fait partie de la suite de quelque ambassadeur.
BELLE DE ZUYLEN
d'Utrecht et de Zuylen, celles des familles de Tuyll et de Weede '.
Non loin de l'édifice principal sont groupées les dépendances,
fermes, granges, remises. A travers le rideau d'arbres cente-
naires qui encadrent le château, le regard embrasse les vastes
perspectives de la plaine hollandaise ; à l'horizon, du côté de
l'ouest, on aperçoit dans la brume la haute tour de la cathédrale
d'Utrecht.
L'impression de large et vieille opulence que ressent le visiteur
en approchant du manoir, s'accentue lorsqu'il pénètre dans le
spacieux vestibule, d'où s'élève un double escalier de marbre.
Le corridor du premier
étage, qui règne sur la
longueur de la façade
principale, est décoré
d'une glorieuse suite
de portraits d'ancêtres,
parmi lesquels on re-
marque un chevalier
de Malte agenouillé. La
salle à manger, le grand
salon, les autres pièces
du château, contien-
nent également des tré-
sors iconographiques
dont le châtelain ac-
tuel de Zuylen a bien
voulu nous permettre
de profiter. Il nous a fait pénétrer aussi dans la salle des archives,
où sont conservés des documents de prix, notamment des lettres
du duc d'Albe. Mais c'est avec une curiosité plus vive encore que
nous avons visité la chambre bleue du second étage, où Belle de
Zuylen a passé tant d'heures de sa mélancolique jeunesse.
- twVb
ARMES DE TUYLL
1 Les armes de Tuyll sont : d'argent à trois tètes de braque de gueules.
Cimier : tête de braque de gueules. Support : deux sauvages ceints et cou-
ronnés de sinople, tenant, l'un de dextre et l'autre de sénestre, une rose de
gueules couronnée d'or. Cette rose, extraite du blason royal anglais et ornée
de la couronne royale britannique, fut concédée par Jacques I" à Philibert
van Tuyll, par lettre patente du i" février 1623. (Voir Rietstap, De wapens
l'an den Nederlatidschen Adel.
4 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
Les van Tuyll sont une très ancienne famille de la province
d'Utrecht, dont la noblesse remonte au XIIe siècle ; elle a joué
à diverses époques un rôle marquant dans l'histoire de Hollande.
Le père de Belle, — pour nous en tenir à lui, — Diederik- Jacob,
seigneur de Zuylen et de Westbrœk, baron de Serooskerken,
jnaréchal de Montfoort,né en 1707, remplit d'importantes charges
publiques: il fut entr'autres un des députés des Etats d'Utrecht,
c'est-à-dire, en fait, un des gouverneurs de la Province1.
Sa femme, Héléna-Jacoba de Vicq, née en J724 d'une famille
brabançonne établie en Hollande, avait seize ans à peine quand
elle épousa, le Ier décembre 1739, le baron de Tuyll. C'est par
allusion à ce mariage précoce que la gouvernante de Belle, appre-
nant les fiançailles d'une toute jeune fille, écrivait à son élève :
« Comment veut-on qu'une enfant en sache élever d'autres ?
L'exemple de madame votre mère en prouve la possibilité, mais
il n'en est pas moins rare. »
La jeune femme avait l'intelligence ouverte et le goût de la
lecture ; elle aimait fort Pamela de Richardson. Sa fille aînée
lui ressemblera par certains traits de caractère et surtout par
un tour d'esprit vif, enjoué et naturel : « Ma mère est aimable
quand elle veut ; elle a de l'esprit, du sens, et même de très jolies
saillies. » La famille de Vicq n'était point noble, mais apparte-
nait à la haute bourgeoisie d'Amsterdam, où elle était fixée.
Le père de madame de Tuyll avait amassé aux Indes orientales
une grande fortune, qui comblait la distance entre lui et l'aris-
tocratie hollandaise. Alors déjà, de telles alliances n'étaient pas
rares. Peut-être est-il permis de discerner, dans les idées très
libres, et même hardies, de Belle sur la noblesse, une trace d'héré-
dité maternelle et bourgeoise 2.
1 Le collège des Députés, composé de 12 membres et qui siégeait deux
fois par semaine, avait en mains toutes les affaires courantes. Seuls les
objets d'importance exceptionnelle étaient réservés à la délibération des
Etats, qui s'assemblaient deux ou trois fois par an. M. de Tuyll, entré aux
Etats en 1734, comme membre de la noblesse, fut nommé membre du col-
lège des Députés en 1741 et occupa cette charge jusqu'à sa mort. Ce n'était
pas une sinécure. Belle fait de fréquentes allusions aux soucis que causait à
son père l'inspection des digues (« Les eaux ont été fort hautes, et nos mes-
sieurs obligés de courir à la digue... »).
2 Nous devons cette remarque à M. S. Muller, archiviste d'Utrecht, qui
a secondé nos recherches dans cette ville avec la plus gracieuse obligeance
et un véritable empressement. Nous le remercions une fois pour toutes.
BELLE DE Zl'YLEN D
Madame de Tuyll donna à son mari sept enfants, que nous
devons énumérer, puisque plusieurs d'entre eux joueront un
rôle au cours de notre récit.
Isabella-A gncta-Elisabeth, née le 20 octobre 1740, au château
de Zuylen1, est celle qui fait le sujet de ce livre. Puis viennent :
Reinout-Gérard (1741) ; Willem-René (1743) ; Diederik- Jacob
(1744) ; J ohanna-M aria (1746) ; Vincent-Maximiliaan (1747) ;
Gertrude-Jacoba (1749).
Agée de vingt-sept ans à peine, et après dix ans de mariage, la
jeune mère se trouvait donc à la tête de sept enfants ; la cadette
mourut, il est vrai, à l'âge de trois mois, mais il restait à madame
de Tuyll la tâche d'élever quatre garçons et deux filles. Les
parents prirent au sérieux leur devoir d'éducateurs, comme
l'ancienne gouvernante le rappelait un jour à Belle :
<.< Que d'embarras et de soucis leur a déjà coûté l'éducation
de leur famille ! Leur zèle mérite bien d'être récompensé. »
Belle de Zuylen a dépeint en plus d'un endroit le milieu hon-
nête, d'une austérité un peu puritaine, où son destin l'avait jetée;
il lui est arrivé de regimber contre son entourage, mais elle n'en
a jamais parlé qu'avec respect et même quelque fierté :
«C'est une chose dont je veux me parer un moment que de tout
les Tuyll de ma connaissance, il n'y en a pas un d'avare, pas un
de fourbe, pas un homme lâche, pas une femme galante, personne
qui voulût faire une action basse pour quelque intérêt que ce fût,
personne même qui ne soit bienfaisant et capable d'actions géné-
reuses. (A Constant d'Hermenches, 28 octobre 1764). »
L'ami à qui s'adressaient ces lignes lui disait à son tour ■
« Il y a dans votre sang de l'héroïque, que j'aime beaucoup; cela
donne un peu d'emphase ou d'enflure, mais cela conduit et sou-
tient beaucoup de vertus ; il est certain qu'un Tuyll pense pour
un autre Tuyll tout autrement que pour un autre homme. N'est-
il pas vrai ? Et cela passe jusqu'aux autres ; dans une famille où
l'on se respecte, où l'on se soutient, c'est une atmosphère de
gravité et de noblesse qui en impose ; je connais dans le monde
deux ou trois familles comme cela. (D'Hermenches, 18 novem-
bre 1766). »
1 Le registre des baptêmes, conserve chez le maire de Zuylen, nous
apprend qu'elle fut baptisée le 3o octobre, et eut pour parrain le général
von Cronstrom, pour marraine madame de Lockhorst. La date de nais-
sance, 20 octobre, nous est connue par une lettré de Belle de Zuylen.
0 MADAME DE CHARR1ERE ET SES AMIS
La sœur cadette, Jeanne-Marie, devait être bien plus « Tuyll »
que notre Belle, et incarner mieux le caractère d'imposante di-
gnité qu'on vient de nous décrire :
« Ma sœur, dira dans sa vieillesse Mme de Charrière, ma sœur a
bien de l'esprit, mais elle est très froide et réservée à l'ordinaire.
Elle a pu très fort ne plaire pas, quoiqu'elle ait de grandes et
d'aimables qualités. Quoique ma cadette, je l'ai toujours trou
vée redoutable. (A M"° L'Hardy, 1791).
Vous avez raison, écrit-elle un jour, d'admirer mon père :
il n'y a pas d'homme dans le monde dont je respecte plus la pro-
bité, l'équité et la modération. Je n'ai vu dans qui que ce soit
une égalité d'âme si parfaite. Le chagrin, le plaisir, la colère, la
tendresse, ne changent jamais rien à sa conduite, n'influent
jamais sur ses décisions. Et cette héroïque impartialité n'est pas
accompagnée de la roideur d'orgueil qui lui est ordinaire ; point
de parade, pas un mot qui tende à annoncer ce qu'il est... Mon
père paraît si modeste et si doux, qu'on est toujours surpris de le
trouver si ferme. Pour ma mère, également généreuse et plus
vive, elle oublie quelquefois combien elle aime sa fille, mais elle
ne l'oublie pas longtemps... Les Romains des beaux temps de
Rome n'avaient pas plus de vertu, et, pour les choses essentielles,
n'avaient pas plus de grandeur. (A d'Hermenches, sans date1). »
Selon l'usage établi alors dans les familles hollandaises, les
enfants apprirent notre langue en même temps que celle de leur
pays; on peut presque dire que le français fut la langue de
nourrice de Belle, qui au jugement de Sainte-Beuve, écrivait
« dans la plus pure langue de Versailles » l.
Dès l'enfance, on lui donna ce petit nom, diminutif d'Isabelle,
sous lequel nous la désignerons jusqu'à l'époque de son mariage.
Ses lettres de jeune fille sont signées — quand elles le sont —
Belle de Zuylen. Plus tard elle signera I.-A.-E. de Tuyll de Char-
1 Sainte-Beuve ajoute, il est vrai : «Elle ne paie en rien tribut au terroir,
en rien ; pourtant je lis en un endroit de Caliste : « Mon parent n'est pas si
triste d'être marié, parce qu'il oublie qu'il le soit, au lieu de qu'il l'est.
Toujours, si imperceptible qu'il se fasse, on retrouve le signe. » M. Eugène
Ritter (dans les Quatre dictionnaires français, Genève, K.undig, igo5,
p. ioi-io3) a très justement remarqué que cet emploi du subjonctif,
dénoncé par Sainte-Beuve, n'est point une faute, mais un simple archaïsme,
dont il cite des exemples empruntés à Fontenelle et à Voltaire. Le prétendu
signe découvert par l'illustre critique prouve donc, au contraire, que Belle
de Zuylen écrivait parfaitement bien le français de son temps.
BELLE DE ZUYLEN
rière, ce qui donnera occasion à Benjamin Constant de plaisanter
sur ses A. E. I. O. U...
LE PERE DE BELLE
La famille ne résidait à Zuylen que pendant la belle saison, et
passait le reste de l'année à Utrecht. L'ancienne maison de Tuyll1
1 M. l'archiviste Muller a réussi à identifier cette maison, que j'ai pu
visiter grâce à lui.
s
MADAME DE CHABFIEBE ET SES AMIS
est située au cœur de la ville, dans la vieille rue silencieuse appe-
lée Kromme Nieuwe Gracht, dont elle porte les numéros 3 et 5.
Cette vaste demeure a été, il y a quelques années, partagée en
deux appartements distincts, mais on peut, en dépit du mur
mitoyen qui les sépare actuellement, se faire une idée de cette
belle résidence patrimoniale. La façade principale baigne dans le
canal qui occupe un des côtés de la rue; les maisons qui bordent le
canal sont reliées
à la chaussée par
de petites passe-
relles qui donnent
à ces demeures un
aspect bien hollan-
dais. Ce qui ajoute
à l'effet pittores-
que de la rue, c'est
la courbe qu'elle
décrit et qui lui a
valu son nom. La
maison de Tuyll
était d'un luxe so-
bre et cossu. Au
rez - de - chaussée,
un grand salon à
quatre fenêtres a
vue sur le canal.
D'autres salles
moins vastes, en-
core décorées de
hautes glaces à ca-
dres sculptés d'un
fort beau style et de
dessus de portes peints vraisemblablement au XVI I siècle, ouvrent
sur un jardin spacieux qui règne derrière la maison, et au delà
duquel se trouvaient les communs et les écuries. La belle rampe
en vieux chêne de l'escalier qui conduit aux étages a été respec-
tée. Nous croyons avoir reconnu la chambre de Belle dans une
des pièces que l'amabilité des propriétaires actuels nous a permis
de visiter. Cette demeure patricienne, que ne signale aucune
MAISON DE TUYLL A UTRECHT
BELLE DE ZUYLEN 9
décoration extérieure, mais confortable et riche au dedans,
répond à l'idée que nous nous faisons des honnêtes gens qui l'ont
habitée pendant plusieurs générations. La vie s'y écoulait égale,
paisible et digne. Belle a parlé du « triste Utrecht », et il est sûr
qu'à une jeune fille aussi vive, les hivers devaient paraître longs
et monotones, entre le jardin dépouillé et le canal à l'eau somno-
lente pailletée de feuilles mortes.
De sa première enfance, nous ne savons qu'une chose, impor-
tante, il est vrai. Elle fit à Genève, avant l'âge de dix ans, un
séjour assez prolongé, auquel ses lettres font de rares allusions.
La suivante doit être recueillie précieusement :
« J'ai appris le français chez monsieur Colondre '. J'y ai joué
Y Ecole des femmes. J'y ai été bien grondée, parce que je ne vou-
lais ni tricoter ni coudre, et que je faisais la raisonneuse. (A
M"1' de Sandoz-Rollin, Novembre 1799.) »
Le français lui devint si familier qu'elle oublia un peu sa lan-
gue maternelle, et, selon son propre aveu, ne s'en servit plus
qu'avec effort.
Est-ce après ce séjour que mademoiselle Prévost, de Genève,
devint la gouvernante des enfants de Tuyll, ou bien occupait-elle
déjà ce poste auparavant ? Nous l'ignorons. Maisjl^est certain
que Belle noua des relations intimes avec la famille de l'insti-
tutrice. Celle-ci avait de nombreux frères et sœurs, dont il est
souvent question dans les lettres qu'elle adresse à Belle après
avoir quitté Utrecht. Jacques, Augustin et Marc Prévost firent
de brillantes carrières militaires, soit en Hollande, soit au service
de l'Angleterre, où la descendance d'Augustin existe encore 2.
Mlk Prévost fait de fréquentes allusions à ses sœurs, toutes ma-
riées : mesdames Bontems, Mallet, Mussard et Agier. Cette der-
nière possédait sur la côte vaudoise, à Gilly, une campagne où la
petite Belle passa d'heureux moments. La gouvernante aimait
1 Pierre Colondre fut maître au collège de Genève de 1752 à 1764. Il est
probable qu'avant d'occuper ces fonctions officielles, il tenait un pen-
sionnat où Belle aurait séjourné, ou dirigeait un externat qu'elle aurait
fréquenté vers 1749. Suivant un renseignement donné plus tard dans une
lettre à M"" de Sandoz-Rollin, elle demeurait dans une maison Pictet, que
doit avoir remplacée le n° 20 de la Rue Etienne-Dumont actuelle.
2 Voir, sur les Prévost, le Dictionnaire biographique des Genevois et des
Vaudois, par Albert de Montet.
10 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
à lui rappeler le plaisir des vendanges et l'entrain avec lequel
la fillette « attaquait un cep ». Belle avait fait amitié avec la
jeune Marie Agier, qu'elle n'oublia pas : quelque vingt ans plus
tard, elle écrivait à son frère, qui, voyageant en France, y avait
rencontré Marie :
« Faites mille amitiés pour moi à M1U Agier, et assurez-la qu'elle,
nos jeux, Gilly, les raisins que je mangeai chez son père, sont
encore présents à ma mémoire '.»
1 Marie Agier, née en 1742, morte en 1820, n'est pas la première venue.
Pendant un séjour à Lyon, elle eut l'occasion d'v rencontrer Bonaparte,
alors sous-lieutenant d'artillerie, âgé de 19 ans : « L'éloignement qu'il mani-
festait pour tous les plaisirs de son âge, sa réserve dans la société, son
application constante à l'étude, piquèrent la curiosité d'une femme d'esprit;
une relation suivie s'établit entre eux, et Bonaparte, après son départ, corres-
pondit quelque temps encore avec celle qu'il avait pris l'habitude d'appe-
ler sa bonne maman. Il ne l'oublia point dans sa prospérité ; traversant la
Suisse en 1797, il la vit à Nyon ; une seconde entrevue eut lieu à son passage
à Chambéry après la bataille de Marengo. » M"' Agier ayant perdu sa for-
tune, ses amis lui conseillaient d'exposer sa situation à Bonaparte devenu
tout puissant. Elle ne le voulut pas. A son insu, une de ses amies lui
fit accorder une pension de 6000 francs. Elle se fixa alors à Paris.
M"' Agier vécut depuis auprès de la duchesse de La Rochefoucauld-Lian-
■court. Elle laissait un roman manuscrit, qui, selon son désir, parut après
sa mort sous ce titre: Eléonore de Cressv, par M"' Agier-Prevost (2 vol.
in-i 2, Genève, Paschoud ; Paris, même maison, i823). En tête du tome I
se trouve une notice non signée, à laquelle nous avons emprunté les ren-
seignements qui précèdent. Ajoutons que notre confrère genevois M. Ber-
nard Bouvier a eu la bonté de nous communiquer une curieuse lettre de _
Bonaparte à Marie Agier, qu'il se réserve de publier. Le roman d'Eléonore
de Cressy est d'une invraisemblance trop étrange pour offrir beaucoup
d'intérêt. Parmi les lettres de M'" Prévost à Belle de Zuylen, nous en
avons une qu'adressait à celle-ci Marie Agier (Genève, 22 février 1757);
nous y lisons ceci : «Je pense comme vous, Mademoiselle, que les plaisirs
de l'imagination sont imparfaits; malgré cela ils nous plaisent toujours, et
plus encore quand nous voyons l'impossibilité d'en avoir d'autres... Vous
êtes bien bonne de vous rappeler de votre petit séjour à Gilly; on l'a depuis
rendu plus agréable et plus commode... Vous me demandez des nouvelles
de M. Perronet : il n'a pas encore une église et le public ne profite pas de
ses rares talents, vu qu'il ne prêche point ; je le vois souvent, sa conversa-
tion m'instruit et m'amuse; il répond à mes questions avec une complai-
sance que j'admire... » — Nous accusera-t-on d'abuser des rapprochements
si nous constatons que dès son premier séjour dans le pays de Vaud, Belle
avait rencontré un jeune «proposant», et que plus tard elle traça avec
humour, dans ses Lettres de Lausanne, la silhouette, un peu caricaturée,
d'un candidat au saint ministère admiré et chové par son entourage ?
BELLE DE ZUYLEN I I
Son frère s'étant rendu en Suisse pour voir un ami, elle lui
écrit :
« Vous voyez donc ce lac, premier objet de mon admiration ;
mais à Genève, où je l'admirais, il est plus animé par les bateaux
qui viennent de tous ses bords et par les barques de pêcheurs.
J'ai mangé autrefois des raisins à Gilly, tout près de Bursins,
où vous en mangez. »
De ce séjour d'enfance, Belle avait conservé, au dire de
M le Prévost, « un peu de prévention pour la bonne ville de
Genève ». Elle se plut, en effet, à y retourner dans la suite, une
fois mariée, pour rompre la monotonie du séjour de Colombier.
Belle visita aussi la Savoie :
«J'ai vu Chambéry, écrit-elle vers 1765; je n'avais pas dix ans,
mais pourtant je me souviens de tout, du bon accueil que nous
reçûmes, de mille caresses qu'on me fit dans une jolie promenade
toute remplie de beau monde, et puis chez plusieurs personnes
de la première condition, où l'on me mena. Je me souviens d'une
grotte de verdure, d'une cascade naturelle, qui me firent un
plaisir infini. J'ai été deux fois aux bains d'Aix ; la pauvreté des
Savoyards m'affligeait, je gémissais quand j'entendais parler
des tailles et je maudissais le souverain, mais j'aimais les sujets,
qui me paraissaient les meilleurs gens, les plus polis, les plus offi-
cieux du monde. (A Constant d'Hermenches, sans date.) »
En regagnant son pays avec Mlle Prévost, la petite Hollandaise
eut la joie de traverser Paris, où nous la verrons séjourner à deux
reprises après son mariage. L'institutrice l'invitait plus tard à
noter les impressions et les souvenirs de cette première vision de
la France :
« Pouvez-vous vous rappeler les idées que vous fournissait la vue
des plus beaux bâtiments, des superbes promenades, enfin toutes
les beautés en différents genres que vous vîtes à Paris ! N'oubliez
pas les tableaux remarquables de l'Arsenal... (26 septembre
I754-) »
Près de quarante ans après, Mme de Charrière nous fera cette
confidence, à propos d'une petite bonne neuchâteloise trans-
portée à Berlin :
« Je pardonne fort à Rosette son peu d'étonnement. Etant
enfant, je ne fus surprise de rien à Versailles ni à Paris, si ce n'est
des décorations de l'Opéra, et en Angleterre rien ne m'étonna
que des brebis à cornes. En revanche, Amsterdam et son port
12 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
m'ont étonnée toutes les fois que je les ai vus. (A Mlle L'Hardy,
15 septembre 1791.) »
Elle avait donc visité aussi l'Angleterre avec MlIe Prévost.
Nous n'avons aucun détail sur les leçons que Belle recevait de
sa gouvernante ; mais l'enseignement méthodique paraît avoir
eu moins de part à l'éducation de ce jeune esprit que la lecture et
la réflexion. Vers la fin de sa vie, Mme de Charrière racontait
que son style s'était formé « presque uniquement de méditation »,
et ajoutait ces précieux détails :
« A onze ans, mes instructions ont fini, j'entends celles que j'ai
reçues. Le désir de parler un autre français que celui que j'avais
entendu à Genève, et un autre que celui que j'entendais en Hol-
lande, a été après cela mon maître, au secours duquel sont venus
l'anglais et l'italien. (A Mme de Sandoz-Rollin, 9 février 1798.) »
Son enfance fut nourrie de notre littérature classique ; on
en trouve la preuve dans un fragment d'élégie sur la France
qu'elle écrivit pendant la Terreur, et dont nous avons retrouvé
plusieurs brouillons, tous incomplets d'ailleurs. C'est un hommage
reconnaissant, un peu attristé, au génie de la France, et à ces
réfugiés protestants qui ont apporté dans les Pays-Bas un reflet
de la splendeur du grand règne :
Peuple jadis aimable et qu'on crovait si doux,
Qu'étes-vous aujourd'hui ? Bientôt que serez-vous ?_
Si dès mes premiers ans, au matin de ma vie,
Mon cœur rendit hommage au talent, au génie,
A la vertu sublime, aux aimables vertus,
C'est à vous, ô Français, à vous que je le dus.
Racine, auteur divin ! Souvenir plein de charmes !
Ton jeune Eliacin eut mes premières larmes ;
Athalie et Mathan gravèrent dans mon cœur
Pour ce qui leur ressemble une invincible horreur.
Quant aux autres leçons que demandait mon âge,
La Fontaine eût suffi, si j'eusse été plus sage;
Et qui sait quel chagrin ne m'a pas évité
La grenouille envieuse et le corbeau flatté !
...Mon jeune cerveau, grâce au sage Rollin,
Ne fut point surchargé de grec ni de latin :
Je dus tout aux Français. — En ma froide patrie,
On s'émeut cependant : on eut l'âme attendrie
Pour de tristes proscrits, victimes de leur foi,
Qui, malgré ses rigueurs, nous vantèrent leur roi.
BELLE DE ZUYLEN 10
Prenant leurs sentiments, adoptant leur langage,
A ce grand ennemi nous sûmes rendre hommage,
De son règne brillant admirer tout l'éclat.
...Oui, la froide Hollande adore vos écrits,
Auteur de Télémaque, âme sublime et tendre ;
Nos cœurs républicains surent bien vous entendre...
La correspondance de Belle avec Mllc Prévost commença au
moment où des raisons de santé obligèrent la gouvernante à
quitter Utrecht. La séparation, qui eut lieu le 4 octobre 1753,
fut douloureuse :
« J'ai tant de raisons, ma très chère Belle, de croire que vous
m'aimez, surtout par l'application que je vous ai vue depuis
quelque temps à me prévenir dans tout ce qui pouvait me faire
plaisir, que je ne doute pas que vous ne vous prêtiez de bonne
grâce à m'en donner une preuve dans cette occasion.... Il faut
s'accoutumer de bonne heure à prendre de l'empire sur soi. Mon-
trez ici une fermeté qui réponde à l'idée que vous éprouvez sou-
vent que l'on a de votre raison... J'aime à penser que la réflexion
aura diminué l'affliction que votre bon cœur vous a fait sentir
dans un moment où le mien n'était rien moins qu'insensible.
(4 octobre 1753 .) »
Une correspondance active s'établit entre Belle et sa gouver-
nante. Malheureusement nous n'avons que les lettres de la
seconde. Combien nous préférerions que celles de la jeune fille nous
eussent été conservées ! — Mlle Prévost était une personne de
parfait bon sens, d'un excellent cœur et d'une véritable éléva-
tion de sentiments. Elle aimait comme une mère les enfants de
Tuvll, son «bon ami» Reinout, la «bonne Mitie» (Marie), leurs
petits frères ; mais c'est l'aînée qui occupe la première place dans
ses affections. Sa sollicitude délicate, facilement alarmée, perce
à chaque page de ses lettres ; elle juge avec justesse le caractère
primesautier, fantasque, un peu déconcertant de Belle, et ne
craint pas de lui dire, avec une douceur relevée de malice, d'assez
piquantes vérités.
Il serait injuste de ne pas laisser un peu la parole à cette bonne
personne, type achevé d'une sage éducatrice d'autrefois, qui
aime à sermonner, mais qui s'en acquitte avec tant de bonne
grâce !
« Pensez que n'étant plus à portée de jaser avec vous, je vou-
drais m'en dédommager par de longues épîtres qui me communi-
14
MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
quassent tout ce que vous pensez et faites. Je connais votre bon
caractère et que vous avez une façon de penser au dessus de votre
âge. Cela n'empêche pas que je n'aie besoin d'être rassurée ;
ma tendresse pour vous n'entend pas raison sur le moindre soup-
çon d'indifférence de votre part. »
Mile Prévost regagna Genève par Paris, où elle vit le banquier
Necker, qui était un peu son parent. Une de ses lettres nous
apprend un détail curieux, à savoir que Belle, lors de son passage
à Paris, avait eu l'honneur d'approcher le peintre La Tour, qui
plus tard séjournera à Zuylen et fera son portrait :
« A notre retour à l'auberge, écrit Mlle Prévost, nous trouvâmes
le grand peintre M. de La Tour, avec qui vous avez dîné à
Bercy l. Je me réjouissais de recueillir quelque chose de sa conver-
sation touchant son art, pour en faire part à ma bonne amie ;
l'on toucha la corde de ce fameux musicien dont je vous ai parlé,
et dont le talent l'a ravi : il entra dans un enthousiasme de musi-
que qui fit tomber le pinceau de ses mains. Je regrettai de voir
employer son éloquence pour un talent qui n'est pas le sien,
quoiqu'il en parle pertinemment... Le résultat fut qu'il n'y a
de musique que l'italienne, et par conséquent point de musique
en France, que les beautés et les agréments que l'on a recherchés
dans les paroles de celle de ce royaume ont toujours ébloui au
point que l'on n'a pas aperçu les défauts delà musique2... (23 oc-
tobre 1753.)»
Sitôt arrivée dans son pays, Mlle Prévost reprend la plume.
Toutes les personnes qui ont connu Belle à Genève s'informent
d'elle avec empressement, à commencer par Mmes Bontems et
Mallet. Celle-ci va devenir mère et prétend nourrir son enfant:
« Son époux, ajoute l'ancienne gouvernante, prendra les mo-
ments que l'enfant pourra lui laisser ; car ils sont aussi empressés
l'un de l'autre que s'ils n'étaient pas mariés (c'est le style à la
mode) 3.»
Elle raconte à Belle la fête de l'Escalade de 1753, lui envoie
1 Sans doute au cabaret des Marronniers, à Bercy, où le beau monde
allait manger des matelotes.
2 II n'est pas sans intérêt de rappeler que Rousseau venait de soutenir
cette opinion dans sa Lettre sur la Musique, et que La Tour peignait préci-
sément à cette époque le portrait de Rousseau.
3 C'est en 1735 que La Chaussée faisait représenter le Préjugé à la mode,
où se trouve le vers connu :
L'hymen n'acquitte plus les dettes de l'amour.
BELLE DE ZUYLEN l5
copie des chansons composées à l'occasion du glorieux anniver-
saire, et ajoute un détail instructif : au dîner de famille chez les
Mallet, on a mangé « des pommes de terre, dont nous nous réga-
lâmes bien, en dépit des critiques ». Puis ce sont les menus faits de
la chronique locale : le mariage de M. Cramer, fils du syndic,
avec la jolie demoiselle Bertrand; les prédications de Noël, où les
pasteurs genevois ont tonné contre les « esprits forts », qui
prétendent établir la religion « naturelle » :
« Je n'aurais pas cru, ajoute-t-elle ingénument, qu'il y en eût
parmi nous un nombre qui méritât l'attention, surtout depuis
que nous avons le livre de M. Vernet '... Il me semble qu'après
l'avoir lu, l'on ne peut qu'avoir une pleine certitude sur les vérités
des saints Evangiles. Puisque je suis sur cette matière, j'espère
que vous voudrez bien me faire part des lumières que vous y
acquérerez ; je savais que vous tomberiez à cet égard en de si
bonnes mains, que j'ai borné là-dessus mes soins à des généralités
sur ce qu'il vous importait le plus de savoir pour votre
conduite.»
Puis elle l'engage à profiter sérieusement de l'instruction re-
ligieuse qu'elle va commencer avec M. Burmann :
« Vous verrez, conclut-elle, que ce n'est point la vraie piété
qui inspire l'air pâle et sombre de ce qu'on appelle les dévots. »
Cette phrase semble être une réponse à quelque doute expri-
mé par la jeune fille, qui bientôt s'affranchira des idées tradi-
tionnelles.
Vers ce temps, Mlle Prévost alla s'établir à Nyon, où elle avait
des amis, en particulier Mme Reverdil 2, femme distinguée qui
avait « mis tout son luxe à l'éducation de sa famille, en suppo-
sant, ce qui n'est pas, que c'en soit un ». Les deux dames — que
ce temps est loin de nous ! — lisaient ensemble les Principes
du droit naturel de Burlamaqui. On passait de douces après-midis
chez Mmï la baillive de Stùrler, et ce petit cercle féminin se
délectait des piquantes lettres de Belle. Celle-ci donnait souvent
1 Traité de la vérité de la religion chrétienne (Genève, 1730), par Jacob
Vernet, l'ami, puis le contradicteur de Rousseau.
2 Peut-être la mère de ce Reverdil, professeur à Copenhague dès 1758,
précepteur des princes de Danemark, secrétaire intime de Christian VII, puis
lieutenant baillival de Nyon (Voir le Dictionnaire, déjà cité, de A. de
Montet).
l6 MADAME DE CHARRIEPE ET SES AMIS
des nouvelles de « Monsieur Catt », avec qui M',e Prévost était
d'ailleurs aussi en correspondance.
Arrêtons-nous à ce nom, qui reparaîtra dans la suite. Natif
de Morges, Henri Catt devint plus tard presque célèbre en
sa qualité de secrétaire de Frédéric II. Il était étudiant en droit
à Utrecht, et précepteur des fils du seigneur de Zuylen. Belle le
rencontrait donc chaque jour à la table de famille. En 1755, le
roi de Prusse fit dans les Pays-Bas un petit voyage incognito,
qui ressemblait fort à une escapade clandestine. Le hasard voulut
qu'il rencontrât sur un bateau, entre Utrecht et Amsterdam, le
jeune Catt, lequel, ne connaissant pas son interlocuteur, causa
librement avec lui, et lui plut. L'impression produite sur le roi
fut assez vive pour que, trois ans plus tard, il proposât au jeune
Vaudois d'entrer à son service comme lecteur. Catt occupa le
poste de secrétaire des commandements du roi jusqu'en 1768, où
il tomba en disgrâce par suite d'une étourderie. Mllc Prévost,
qui dans toutes ses lettres envoie ses compliments à M. Catt,
remercie, le 24 juillet 1755, Belle de Zuylen de sa « jolie relation
de l'équipée du roi de Prusse en Hollande ». Catt avait évidem-
ment rapporté à la jeune fille les propos du monarque, entr'au-
tres certains jugements assez sommaires qu'il avait formulés sur
les Pays-Bas. Mllc Prévost s'en indigne :
« Comment peut-il prétendre, dans un si court espace, d'avoir
vu, connu et éprouvé tous les points qui ont fait le sujet de sa
déclamation vis-à-vis de M. Catt ? »
Nous verrons que Catt fut plus tard indirectement mêlé à la
destinée de Belle, qui s'exprime avec un franc dédain sur le
compte de ce personnnage :
« Je suis bien éloignée de le donner comme un homme d'esprit.
Si le roi de Prusse l'avait connu comme moi, il ne se serait pas
donné tant de peine pour l'avoir. Au commencement, il était
beaucoup avec le roi, qui même a fait de mauvais vers sur Mmc
Van Berchem, maîtresse infidèle de Catt. Il nous écrivait : « Le
roi a persiflé Mme de Limiers, et il me permet de vous envoyer
cette pièce. » En effet, c'était un vrai persiflage. Il lit tous les
jours une heure ou deux avec sa majesté, et quand il s'arrête
pour faire des réflexions : Lisez, M. Catt, lisez toujours ! lui
dit le roi. Pauvre garçon, il a été souhaité, demandé de la façon
la plus flatteuse ; on l'a ébloui.... et puis on l'a laissé se ruiner.
Des malheurs, et point de dédommagement ; des fatigues, de
BELLE DE ZUYLEN 17
l'attachement, et point de récompense ; un emploi, et presque
point de salaire ! Ce roi et cette cour ne sont bons qu'à être vus
de loin. Catt, pour seul bonheur, est devenu sans talents membre
de l'Académie. (A d'Hermenches, sans date '.) »
Mlle Prévost avait promis à sa jeune amie de lui donner des
nouvelles de Genève. Elle tint consciencieusement parole. Nous
cueillerons dans ses lettres quelques renseignements intéressants
et curieux :
«6 février 1754... Le Conseil a refusé une troupe de comédiens qui
demandait à passer trois mois dans notre ville. Les jeunes gens
en ont été fâchés, et les autres ont approuvé, disant que cela ne
nous convenait point, surtout dans la circonstance où nous nous
trouvons [les démêlés avec la Savoie]. Quoi qu'il en soit, nos
citoyennes donnent tant et plus de sujets à la République. La
jolie demoiselle Rilliet, qui était placée derrière vous à St-Ger-
main, et qui depuis un an est mariée avec M. Saladin, le syndic,
fit un garçon il y a huit jours. L'on a baptisé hier une fille à
madame Goy- Vernes. A propos de Vernes, le ministre -a fait deux
sermons depuis son retour, où l'on est allé en foule ; il a été très
admiré, tant par son savoir que par la beauté de sa morale...
11 mai 1754... Les représentations de Lausanne ont cessé.
Voltaire est aux Délices ; c'est le nom qu'il a donné à sa campa-
gne près de Genève. Si jamais vous venez, ce qu'il ne faudrait
pas différer, vu son grand âge, je vous promets qu'il vous sera
aisé d'avoir un rôle. M.™ Bontems est fort bien chez lui ; il la
trouve très aimable.
5 juin 1754... Nos disputes avec le duc de Savoie sont terminées
par un bon traité, qui a été ratifié dans notre Conseil général le
30 du mois dernier avec une approbation presque unanime, puis-
que d'environ 1400 citoyens ou bourgeois qui ont donné leur suf-
frage, il n'y a eu que 57 voix pour la réjection (il y en a un certain
nombre qui croiraient déroger à leur droit d'approuver quoi que
1 Voir, sur Catt, Mes Souvenirs de vingt ans de séjour à Berlin, ou Fré-
déric le Grand, sa famille, sa cour, son gouvernement, etc., par Dieu-
donné Thiébault, tome I et V (Paris 1804) ; le Dix-huitième siècle à l'étran-
ger^. II, par A. Sayous ; Gedenkschriften van GijsbertJan van Hardenbroek
(1747-1787), édités par le D' F.-J.-L. Krâmer, Amsterdam, Mûller, ic)Oi,T. I ;
Memoiren und Tagebùcher des Vorlesers Friedrich des Grossen Henri
de Catt (Publikationen aus den K. Preussischen Staats-Archiven), Leipzig,
Hirzel, 1884. T. XXII.
2 Jacob Vernes, bien connu par ses relations avec Voltaire, qui l'appelait
«le petit prêtre. » Il fut consacré au ministère en 1 75 1 . On connaît ses
•démêlés avec Rousseau, qui l'a si durement traité.
2
MADAME DE CHARBIERE ET SES AMIS
ce fût). Nous donnons bien plus de terrain que l'on ne nous en
rend. En revanche, nous en acquérons qui est plus à notre bien-
séance, et nos droits sont reconnus sur toutes celles (?) qui ne
l'étaient pas. Plus de terres de chapitre, qui étaient entre la Sa-
voie et nous un sujet de dispute perpétuelle où nous n'avions
pas l'avantage. L'on recule de 300 toises la capite de Carouge,
qui nous chagrinait souvent, étant au bout de notre pont d'Arve.
Le bureau de Grange-Canard, qui ne nous incommodait pas moins,
est transféré à demi-lieue plus loin du côté de Chêne. Bessinge,
Yandœuvres et les environs jusqu'à la Belotte au bord du lac,
sont à nous... Enfin, nous serons en paix, et nous sommes recon-
nus souverains par un prince qui nous regardait comme ses sujets:
ce n'est pas l'article qui nous touche le moins...
27 juillet 1754... Il est arrivé une triste catastrophe. Il y avait
une troupe de comédiens établis à Carouge, dans un endroit qui
nous est échu par le traité. Le Conseil, pour dédommager ces gens
des frais qu'ils avaient faits pour un théâtre, leur avait accordé
la permission de représenter jusqu'à la fin de juillet, car vous savez
que l'on ne souffre rien de cela sur nos terres. Dimanche dernier,
our où il y avait assez de monde, la galerie tomba tout à coup.
L'effroi fut très grand ; il 3T eut des membres fracassés, et le père
du jeune homme d'Amsterdam pour lequel je m'intéressais fut
étouffé... »
Vers la fin de 1754, Mlle Prévost quitte Nyon pour Neuchâtel,
où elle se met en ménage avec une amie, Mllc Perroud, ancienne
institutrice comme elle. Mais Neuchâtel n'est pas Genève : plus
de fêtes en mémoire de la « fameuse Escalade » ; il n'y a autour
de la ville, « ni arbres, ni oiseaux, rien que des vignes »; la cha-
leur est terrible en été ; le Seyon est à sec : plus d'eau potable ;
on est réduit à boire du vin, qui heureusement est fort bon. Au
reste, ajoute la Genevoise, cette ville «ne laisse pas d'avoir des
agréments, mais moins que ses habitants ne lui en croient.
Ne vont-ils pas jusqu'à croire que leur lac est plus beau que le
nôtre! Comme si Voltaire n'avait pas dit : « Mon lac est le pre-
mier ! »
Mllc Prévost faisait ainsi connaître à Belle de Zuylen la petite
ville où sa destinée devait conduire un jour Mme de Charrière.
«25 janvier 1755... H a fait dans tous ces quartiers un froid très
vif, et tel qu'on n'en avait point senti depuis 1709... L'on m'a
mandé de Genève que le Rhône avait gelé : on l'a traversé sur la
glace des Pâquis aux Eaux- Vives. Il y eut ici hier une belle par-
tie de traîneaux depuis 9 heures du matin jusqu'à la nuit. Le
BELLE DE ZUYLEN
dîner se fit dans une montagne ; l'on s'amusa beaucoup ; le
retour fut suivi d'une partie de danse.
...J'en restai ici pour me rendre à une invitation d'une dame
de Chambrier, avec laquelle j'ai été liée dans ma jeunesse lors-
qu'elle était en pension à Genève. L'assemblée fut très nombreuse;
l'on retint quatorze personnes à souper. Je m'y serais beaucoup
mieux amusée encore si je n'avais pas été traitée comme l'héroïne
de la fête... L'on joue tous les jeux de commerce et de hasard ;
sans y prendre beaucoup de goût, je fais comme les autres.
il février 1756... Vous me cherchez, dites-vous, sans me trouver :
je croyais vous avoir dit tout ce que je faisais. Le vendredi et le
dimanche, nous avons une société ; il y en a encore une le mardi...
L'on s'y rend environ vers les 4 heures. A peine a-t-on pris son
ouvrage et, le plus souvent, parlé de son prochain, que l'on prend
le thé, la collation et les cartes. Les parties finies, la maîtresse
du logis retient à souper toute la compagnie, ou une partie, et
le reste, sans de bons prétextes, ne peut se dispenser de retourner
veiller. Et puis, que fait-on ? L'on joue ! Les jours que l'on n'a
pas société, il y a des priés, qui ne diffèrent qu'en ce qu'ils sont
plus nombreux. Il y avait dernièrement dans une maison 14 tables !
C'est prodigieux pour une ville de 3000 habitants, où les gens
du bon ton restent séparés. Enfin, mon aimable amie, on mange,
on boit, on fait à peu près comme au temps de Noé... »
Elle mentionne la représentation du Glorieux, de Destouches,
puis celle du Devin du Village, données par des amateurs, et un
concert où a joué un virtuose de huit ans. Si la vie mondaine est
assez active, en revanche, l'éducation de la jeunesse neuchâte-
loise laisse fort à désirer, à cause de la coupable indifférence des
parents. Quant aux pensions, « elles sont à peu près remplies
par des jeunes gens de la Suisse allemande, qui ne sont presque
que des ours mal léchés, que l'on vient rarement à bout de civi-
liser. »
« 1758... Monsieur de Vattel * vit à Neuchâtel; il passe sa vie
à étudier et à voir les dames. Je le vois quelquefois : il est très
poli, d'une conversation bonne et agréable...
... Il me paraît que les jeunes gens hollandais ne sont pas plus
marieurs que ceux de Neuchâtel : un tous les ans, tout au plus.
Ce n'est pas qu'il manque de demoiselles ; tout en fourmille.
Il n'en est pas ainsi à Genève : on s'y marie tant et plus. »
1 Le célèbre Emer de Vattel, auteur du classique ouvrage le Droit des
gens, — mort à Neuchâtel en 1767.
20 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
Rousseau fit cinq ans plus tard, à Neuchâtel, la même remar-
que :
« Les jeunes filles se rassemblent souvent en sociétés, où l'on
joue, où l'on goûte, où l'on babille, et où l'on attire tant qu'on
peut les jeunes gens ; mais par malheur ils sont rares, et il faut
se les arracher l. »
Un autre trait du caractère neuchâtelois qui frappe jVî"e Pré-
vost, c'est le goût des discussions théologiques. Les ouvrages de
Marie Huber font grand bruit dans la petite ville et scanda-
lisent les chrétiens orthodoxes. Mais Marie Huber est genevoise,
et Mllc Prévost elle-même n'oublie jamais de l'être :
«L'on nous a proposé de faire cette lecture; nous n'y a\ons rien
aperçu de contraire à ce que dicte la raison ;... son système nous
a paru conséquent à l'idée que nous devons avoir de la divinité...
Il y a des gens si prévenus, qu'ils croiraient leur salut en danger
s'ils ouvraient seulement le livre. Cela occasionne plusieurs dis-
putes... Nous allons commencer la lettre de Rousseau2 ; j'en ai
vu quelques endroits qui m'ont enchantée. Je voudrais pouvoir
ôter 30 années à mon compatriote : il est une raison de plus four
moi d'aimer ma patrie.»
Ce dernier mot est presque beau. On se demande si cette fer-
vente admiratrice de Jean-Jacques alla le voir, lorsque, peu
d'années après, condamné à Paris et à Genève, il vint chercher
asile dans le pays de Neuchâtel 3.
Telle est la première idée que Belle deZuylen reçut de Neuchâ-
tel et des Neuchâtelois. Quelque vingt ans plus tard, elle put
vérifier la peinture tracée par son ancienne gouvernante. A son
tour, elle exerça sur nous son don d'observation, et publia en
1784 ces charmantes Lettres neuchâteloises, qui firent scandale
dans la petite ville. Mlle Prévost put les lire encore, puisqu'elle
mourut à Neuchâtel en mars 1785.
Avant de prendre congé d'elle, nous devons extraire de ses
1 Lettre au maréchal de Luxembourg, du 20 janvier 1763.
2 La Lettre à d'Alembert sur les spectacles.
3 En 1755 déjà, à propos du second discours de Dijon, M'" Prévost
écrivait à Belle : « Je n'ai point encore vu ce que Rousseau vient de donner ;
il est difficile de s'en procurer des exemplaires, parce qu'il en est très peu
venu d'Amsterdam... Si vous avez une occasion, et que vous puissiez aisé-
ment vous procurer l'ouvrage, vous m'obligerez beaucoup de me l'envoyer. »
BELLE DE ZUYLEN
lettres quelques renseignements précieux sur le caractère de Belle
et sa vie de jeune fille. Ce qui avait si fortement attaché la gou-
vernante à son élève, c'était la droiture parfaite de son esprit et
de son cœur :
« Vous êtes droite dans la partie la plus essentielle. Cependant,
faites votre possible pour acquérir la droiture que vous avouez
ne pas avoir... »
Cette exhortation est significative : la jeune fille s'efforçait
donc de réaliser un idéal de pleine sincérité. «Un cœur aussi bon
et aussi droit que le vôtre. » ...Cette expression ou d'autres ana-
logues sont fréquentes sous la plume de l'institutrice :
« La candeur de votre caractère m'a accoutumée, lui dit-elle,
à ne faire aucun doute de tout ce que vous dites. »
Devenue femme, Belle de Zuylen appellera la droiture « ma
vertu de préférence » ; elle mettra sa fierté morale à être vraie
en tout.
Mile Prévost loue en elle une autre disposition que nous aurons
maintes occasions d'observer : « J'aime à voir chez vous ce plai-
sir à rendre service.» Il est juste d'ajouter que pour Belle ce plai-
sir était sensiblement accru par l'extraordinaire besoin d'acti-
vité dont elle fut en quelque sorte possédée dès sa petite enfance.
Sa vieille amie la met souvent en garde contre cette espèce de
fièvre, qui est cause, dans ses lettres, de fréquentes négligences
d'écriture, d'orthographe et de style :
« J'ai vu, dit sévèrement Mlle Prévost, une certaine lettre qui
ne faisait pas honneur à une certaine écolière de M. Colondre. »
Son extrême vivacité d'impressions lui donnait un air d'incons-
tance ; on l'accusait, elle s'accusait elle-même, d'être changeante.
Mais cette mobilité d'esprit ne se manifeste « que dans des baga-
telles », et la jeune fille est constante dans ses affections. Elle
l'est beaucoup moins dans ses occupations. Il vaut mieux, observe
la sage Prévost, faire moins d'affaires dans un jour et les faire
mieux. Mais les journées sont trop courtes au gré de Belle. Ne
la voyons-nous pas, pendant l'été, à Zuylen, se lever à 6 heures
du matin pour aller prendre en ville une leçon de mathématiques,
dont elle raffole ? Trait bien éloquent pour qui connaît les habi-
tudes peu matinales de la société hollandaise. Sa vivacité s'allie
22 MADAME DE CHARRIEBE ET SES AMIS
à un sérieux piécoce sur lequel revient souvent sa vieille amie.
Celle-ci ne craint pas, à propos d'une mort îécente, de se livrer
à de graves considérations sur le vrai but de la vie ; puis elle s'en
excuse ainsi :
«Voilà toujours des réflexions, mon aimable Belle ; je ne les
laisse échapper de ma plume qu'en me rappelant que les conver-
sations sérieuses étaient de votre goût dans un âge où la réflexion
se fait à peine sentir. »
Avec les années, les lettres de Belle se font plus rares, mais sont
« plus longues, et toutes remplies de solides réflexions et de jolies
choses. » On peut causer avec cette fillette de quatorze ou quinze
ans, à la fois pétulante et réfléchie, aussi gravement qu'avec
une personne d'âge mûr. Pour son anniversaire de 1754, Made-
moiselle Prévost l'exhorte d'une plume assez ferme :
«Vous voilà donc entrée dans votre quinzième année... Les
dispositions que je vous ai vues dans votre jeune âge me répon-
dent de vous pour l'avenir, et m'assurent que lorsque, à la fin
de chaque jour, vous examinez l'emploi que vous en avez fait,
vous pouvez vous dire que vous avez fait un pas vers la perfec-
tion qui est recommandée si fortement aux chrétiens. Il est sous-
entendu que dans cet examen il faut être bien en garde contre
les pièges de l'amour-propre. Les tours qu'il vous a joués quelque-
fois doivent vous inspirer de la défiance sur son compte. Sur
toutes choses ne comparez jamais ce que vous êtes qu'avec ce
que vous devez être ; autrement, vous pourriez être satisfaite
de vous à trop bon marché. »
Belle était digne qu'on lui tînt ce langage ; elle avait du reste
besoin des exhortations de cette amie sûre et clairvoyante :
impressionnable à l'excès, elle traversait de fréquentes crises
d'abattement, de vague tristesse, et cherchait à y faire diver-
sion par une activité fiévreuse, qui la laissait insatisfaite, et qui
ne prenait pas toujours la direction souhaitée par son entourage.
De là, des conflits pénibles avec sa mère ; de là des révoltes,
des plaintes de la jeune fille. Cet état d'âme se peint par reflet
dans les lettres de son amie genevoise :
« Ce que vous me dites de votre sensibilité me fait de la peine.
Comme se peut-il que possédant tant de différents avantages —
je ne vous les détaillerai pas, vous les connaissez trop bien, et
j'ajouterai, sans vouloir vous faire un compliment, que vous
pouvez trouver plus de ressources dans votre raison que n'en
BELLE DE ZUYLEN 23
ont les personnes de votre âge, — comme se peut-il donc que
vous passiez des journées aussi sombres que celle dont vous me
faites confidence? Je comprends bien que vous ne pouvez qu'être
touchée lorsque vous avez mis madame votre mère ou les per-
sonnes de qui vous dépendez dans le cas de vous réprimander.
Mais, le premier moment passé, il ne faut plus s'en occuper que
pour éviter que cela n'arrive de nouveau. N'avez-vous point
examiné le motif qui vous fait couler des larmes si aisément ?
Je suis bien trompée, ma tendre amie, s'il n'y entre plus d'amour-
propre que de raison. Je conviens que vous êtes plus avancée
que cela n'est ordinaire à votre âge. Mais dites vous bien que
c'est aux soins de votre bonne et respectable mère que vous en
êtes redevable, qu'ainsi vous ne sauriez lui marquer assez de
soumission et de reconnaissance. ...Je vous en conjure, procurez-
moi la satisfaction d'apprendre que les choses sont à cet égard
comme elles doivent ;... c'est le témoignage de votre amitié
qui peut m'être le plus sensible. Vous savez combien tout ce
qui vous touche m'est cher ; ma tendresse pour vous le dispu-
terait à celle de bien des mères ;... je vous l'ai témoignée par
des endroits qui seraient équivoques pour un jugement moins
formé que le vôtre. Il m'en aurait bien moins coûté d'avoir plus
d'indulgence, mais vous ne vous en seriez pas si bien trouvée...
Dites-moi tout ce qui se passe dans votre petit cœur ; la
confidence sera enterrée. »
A ses doléances elle répond nettement :
« Vous ne sauriez nommer un bien dont vous ne vous trouviez
déjà en possession... Vous me dites que vous ne boudez plus
qu'un peu : j'espère que vous en viendrez à ne plus faire une mine
qui défigure le plus joli minois. Courage, ma chère Belle, encore
un effort, et vous voilà raisonnable ! »
L'état de santé de la jeune fille expliquait en quelque mesure
les variations de son humeur. Elle souffrait souvent des yeux,
qu'elle avait délicats ; elle était sujette à ces troubles nerveux
qu'on appelait alors des vapeurs :
« Dans ces moments, écrit Mlle Prévost, rappelez cette force
d'esprit dont vous avez fait usage autrefois et cette aimable
gaîté que personne n'a plus de raison de posséder que vous.
Cela vous sera d'autant moins difficile qu'elle vous est naturelle...
Je vous recommande de vous tenir gaie ; de bons éclats de rire,
quand ils ne sont pas hors de place, font un bien merveilleux ;
il faut faire des petites folies, s'amuser de tout ce qui se présente :
je me souviens d'un temps où vous possédiez cet art supérieure-
ment... Il paraît que vous êtes difficile à amuser : je veux bien
24 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
croire que la plupart des personnes que vous voyez ne sont pas
propres à cela. Mais examinez si cela ne vient point de vos dis-
positions intérieures... Qu'est devenue cette fille qui riait même
en dormant ? Ce ne peut être M. Burmann qui en est cause. »
Ce M. Burmann, que nous retrouverons tout à l'heure, était
chargé de l'instruction religieuse de Belle. Celle-ci devenait femme
et montrait une maturité de jugement dont on pouvait s'étonner.
A propos de la mort d'une de ses connaissances, elle parle « du
pouvoir que devraient avoir sur nous les événements qui arrivent
sous nos yeux,» et disserte avec détachement sur la vie, qu'elle
juge foncièrement « ennuyeuse. » Mlle Prévost répond : « Vos
réflexions sur l'ennui sont d'une praticienne. »... Ainsi se dessine
toujours plus nettement ce caractère fantasque, dédaigneux
des chemins connus. Elle donne même « dans le singulier »,
mais « cela ne va qu'à la superficie ; » aussi la gouvernante, qui
fait cette observation, ajoute-t-elle :
« Les nouvelles idées que vous me donnez de vous m'ont accou-
tumée à faire une distinction entre le fond de votre caractère et
la variété de votre manière d'agir ; le temps et l'expérience
mettront tout à l'unisson. »
Quant aux « vapeurs », elle ne les prend pas trop au sérieux :
« Les experts disent qu'elles ne se logent que chez les per-
sonnes d'esprit et susceptibles de sentiments délicats. »
Ce qui rassure la vieille fille, c'est que Belle, à ses doléances,
mêle des détails de toilette :
« Je trouve votre robe violette fort à mon gré : il y a un raffi-
nement dans les couleurs modestes... Une garde-robe aussi bien
composée que la vôtre doit avoir de quoi satisfaire tous les goûts,
et surtout pour assortir avec les variations de l'imagination...
Tant qu'il reste du goût pour la toilette, le mal est curable. »
Belle fut piquée d'être si peu prise au sérieux, car sa confidente
s'excuse et promet d'éviter à l'avenir « tout badinage sur les
vapeurs », qu'elle croyait imaginaires :
« J'avoue que comme vous m'aviez témoigné un goût décidé
pour la singularité, j'ai cru d'abord qu'elle y avait un peu de part.
Peut-être vaut-il mieux que ce soit effectivement le corps : il
sera plus facile de le guérir qu'un travers de l'esprit... Je vous
promets à l'avenir d'ajouter foi à tous les ridicules qu'il vous
BELLE DE ZUYLEN 25
plaira de vous donner. Je m'engage à beaucoup, ayant une très
grande idée de votre jugement et du pouvoir que la raison a sur
vous ; vous l'avez fait naître chez moi dès votre bas âge...
Savez-vous, poursuit-elle, que ce n'est pas un avantage d'avoir
le goût si fin et si délicat : il est trop souvent blessé. Il est vrai
que l'amour-propre y trouve son compte... »
Ainsi M11- Prévost, rendue clairvoyante par sa tendresse, discer-
nait fort bien le travail intérieur qui s'actomplissait en son élève :
cette « singularité » dont elle l'avertit, qu'était-ce, sinon l'effort
d'une individualité originale pour se dégager et s'affirmer ?
Elle atteignait ses quatorze ans ; son écriture se modifiait, et
aussi son style : Mllj Prévost craignait de n'être plus en état de
répondre à Belle « sans que cela sentît le galimatias », ce qui signi-
fie qu'elle trouvait quelque recherche dans le tour que, par peur
d'être banale, la jeune fille donnait à sa pensée. Et, de fait, M'11-'
de Charrière s'égayera plus tard au souvenir du temps où elle
s'appliquait à « montrer son esprit ». Ce goût d'originalité se
trahissait dans les caprices de son costume : Mllc Prévost la plai-
sante sur sa robe brune, son grand mouchoir et sa cornette ; et
Belle se défendant de mettre de l'importance à ses ajustements :
«Si j'ai soupçonné, réplique Mademoiselle, que votre toilette
vous occupait, ce n'a été que sur vos propres discours. Vous n'avez
qu'à parler : à la distance où nous sommes, je dois m'en rapporter
à vous. C'était aussi ma coutume lorsque j'étais plus près, parce
que vous étiez vraie. »
Sans être coquette le moins du monde, Belle de Zuylen aimait
l'élégance de la parure, elle y tenait pour sa satisfaction person-
nelle, et aussi par le désir, qu'elle ne dissimule point, de paraître
jolie. Elle conte à Mlle Prévost les petits succès que lui a valus sa
figure dans une promenade à la foire d'Utrecht, et, comme elle
lui confiait en outre son désir de revoir la Suisse, l'amie lui répond:
«Venez quand vous voudrez... Cependant j'ai quelque soup-
çon que vous ne vous y plairez plus comme autrefois. Vous étiez
dans un âge où presque tout plaît, surtout le nouveau ; votre
imagination conserve les objets très différents de ce que vous les
trouveriez en réalité. Ce que je dis ne regarde pas la constance de
vos amis, elle est la même ; mais chez la plupart vous ne trou-
veriez pas cette gentillesse après laquelle je crois que vous courez.
Vous et votre robe, dites-vous, Mademoiselle, ont été trouvées
fort jolies : je vous en félicite ; il est toujours flatteur de réussir
20 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
en pareil cas, lorsqu'on y a tâché. J'admire que tout, jusqu'au
soleil, seconde vos désirs. Quelle triste foire, si vous n'aviez pu y
briller ! »
Le coup de patte est assez gentiment donné. Mlle Prévost
ne voyait pas sans quelque regret sa naïve petite Belle prendre
goût aux plaisirs mondains. Pendant les mois d'hiver, à Utrecht,
c'étaient tous les jours .nouveaux amusements. Elle contait à
son amie ces menus incidents qui marquent dans une vie de
jeune fille. Mlle Prévost tâche de se mettre au ton voulu :
« Ne manquez pas de m'informer du cavalier qui boira le reste
de votre tasse ; au reste, je serais d'avis de n'y rien laisser de
longtemps. »
A quinze ans, Belle commence à fréquenter les salons d'Utrecht
et de La Haye. A en juger par les lettres de Mllc Prévost, celles
de la jeune fille devaient être bien curieuses par certain ton
détaché et précocement sceptique. Elle n'est pas un instant la
dupe des apparences. La danse l'amuse cependant ; elle aime à
jouer la comédie de salon. Nous la voyons tenir le rôle de la
baronne dans Nanine (on la verrait mieux dans le rôle de Nanine
elle-même) ; une autre fois elle fait Lisette dans la Mère confi-
dente de Marivaux, que représentent quelques jeunes amateurs,
entr'autres deux de ses frères.
L'été lui apporte d'autres distractions, et Belle déclare que
« les plaisirs de Zuylen valent pour le moins ceux d'Utrecht ».
Son jardin, qu'elle cultive avec zèle, l'aide «à se passer d'une
partie de danse toutes les semaines. » Sur quoi la gouvernante
remarque que Belle avait déjà toute petite « le goût de la douce
et charmante simplicité ». Elle eut toujours un secret penchant
pour la vie rustique et les bonnes gens de la campagne. Habile
de ses mains, elle se plaît à tout les ouvrages de son sexe, et
l'infatigable ouvrière confectionne jusqu'à des chemises. La
lecture est une autre de ses passions: elle se nourrit du Spectateur,
goûte surtout les ouvrages d'histoire, qui font « travailler son
jugement, » et ne craint pas de s'attaquer à VEsftrit des lois.
Un jour, il lui vient l'envie d'apprendre seule l'italien, qu'elle
finit par savoir fort joliment. Dans l'intervalle de ces graves
études, elle joue du clavecin, — nous verrons quelle place la
musique a tenue dans sa vie, — elle a un joli talent pour le dessin
BELLE DE ZUYLEN
27
et s'amuse à croquer la figure de ses frères. Elle fit même son
propre portrait, qu'elle envoya à Mlle Prévost et qui fut jugé
trop grave '.
Un beau jour, elle s'avise d'étudier l'architecture :
« Vous amusera-t-elle longtemps ? lui demande gaîment sa
correspondante. Faites-vous quelque projet de bâtiment ? Vous
souvient-il d'un que vous faisiez jadis au milieu d'un jardin qui
devait, cultivé par
vos propres mains,
vous fournir le né-
cessaire, ou de quoi
faire des échanges
avec vos frères ? »
Mais surtout elle
aime à écrire en prose
et en vers :
« Continuez, lui dit
son amie, à me faire
part de vos produc-
tions. Vous avez
trouvé là une façon
d'occuper votre esprit
aussi aimable qu'es-
timable. Je trouve
dans votre style une
simplicité charman-
te. »
Encouragée par cet
éloge, elle compose
pour Mllc Prévost une
épître pleine « de ten-
dres assurances de son attachement » et où elle envisage la
fin de sa vie « avec sérénité ». A quelque temps de là elle a
repris le goût de vivre, et, devenue modiste, fabrique pour
Mademoiselle un « cabriolet » :
PORTRAIT DE BELLE PAR ELLE-MEME
1 Peut-être était-ce une réplique du portrait que nous reproduisons,
d'après l'original appartenant à M"' van Tuvll, à Versailles, et qui doit avoir
été peint par Belle. Nous ne le donnons certes pas comme une œuvre d'art,
mais à titre de document.
28 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
« Vous voilà donc peintresse, musicienne, couturière, mar-
chande de modes, je veux dire assez adroite pour l'être, et par
dessus tout cela philosophe, le tout enveloppé d'une figure qui
n'est pas mal. »
Un amour-propre très vif, le besoin de cette satisfaction qu'on
éprouve à se rendre maître des difficultés, la soutenaient dans ces
travaux d'une diversité vraiment extraordinaire pour une jeune
fille de seize ans. « La gloire à laquelle vous aspirez... » — cette
expression de Mlle Prévost nous révèle qu'à ce moment de sa
vie Belle de Zuylen rêva de s'illustrer dans les arts ou les lettres.
Elle souhaitait surtout d'être un modèle pour le style sans qu'elle
parût en avoir eu.
« Il me paraît, ajoute un peu mélancoliquement la bonne
demoiselle, que vous visez à plus d'une sorte de gloire. Cette
ambition est d'une grande âme. »
Il est amusant de rencontrer plus tard sous la plume de Belle
l'aveu de ses ambitions de petite fille :
« Dans mon enfance, écrira-t-elle peu avant son mariage,
j'étais passionnée pour toute espèce de gloire, et il n'y avait
rien de tout ce qu'on applaudit que je n'enviasse. (A Constant
d'Hermenches.)
Elle avait jusqu'ici conservé la foi religieuse traditionnelle ;
sa pieuse amie l'en félicitait joyeusement. Mais l'heure n'est pas
éloignée où l'esprit d'examen mettra en question les enseigne-
ments reçus. Nous ignorons qui était ce monsieur Burmann, qui
lui donna l'instruction religieuse en vue de la confirmation ; nous
savons seulement qu'elle s'efforçait de prendre intérêt à ses
leçons; qu'elle était, comme on dit chez nous, «bien disposée. »
Elle prend la peine d'envoyer à M lc Prévost le compte-rendu
d'un sermon de M. Boullier, le prédicateur éminent, natif d'U-
trecht, « type complet du protestant conservateur, gardien
jaloux de la doctrine » '. Belle avait une intelligence trop active
1 Voir Sayous, le XVIII"' siècle à l'étranger, T. II, p. 397. Voir aussi
Ste-Beuve, Port-Royal, T. III, où Boullier est qualifié «d'écrivain ingénieux
et même élégant », qui avait « conservé hors de France la tradition du grand
siècle ». — Plus tard, Belle a fait une allusion à la famille du prédicateur,
dont les filles, en séjour à Lausanne, se vantaient de correspondre avec
M'" de Tuyll : « Je les voyais ici une fois tous les deux ans. Voilà notre
BELLE DE ZUYLEN 20,
pour ne pas s'intéresser à tout, même à un sermon bien fait. Mais
une des dernières lettres de MIU Prévost à son ancienne élève —
elle avait alors dix-huit ans — nous laisse deviner que ce libre
esprit ne prend plus de plaisir aux ouvrages de dévotion. Pour
les lire avec succès, remarque Mllc Prévost, « il faut y être porté
par goût ; sans quoi, continuez à les laisser de côté. » — C'est
sûrement ce que fit Belle. Par contre, elle lit avidement les auteurs
français les plus variés : madame de Sévigné, Marivaux (Marian-
ne), Pascal, Montaigne... D'ailleurs, le scepticisme de Bayle
n'était-il pas dans l'air que respirait cette jeune fille à l'esprit
curieux et délié ? Le fait est qu'un grand changement se pro-
duisit dans ses dispositions, à la suite d'une instruction reli-
gieuse insuffisante et maladroite. Elle en fit la confidence, tout
à la fin de sa vie, à M. de Chambrier d'Oleyres, qui écrit dans
son journal (inédit), le 12 juillet 1804 :
« Madame de Charrière a été admise à la communion par un
ecclésiastique très bigot, qui, voyant ses doutes sur des points
très obscurs, tels que le péché originel, la prédestination conciliée
avec le libre arbitre, n'en prit pas moins le parti de l'admettre
à la communion sans résoudre ses doutes, ce qui lui donna une
impression peu favorable à la religion de son pays, où l'acte
le plus solennel devenait une simagrée... Il est singulier que M,TK'
Du Deffand se soit trouvée à quinze ans dans le même cas que
Mmc de Charrière au même âge, au point que la supérieure de
son couvent en avertit l'évêque Massillon, qui, au lieu de caté-
chiser la jeune personne, lui recommanda la soumission et s'en
tint là. Les deux dames, mal instruites, ont conservé les mêmes
préjugés du doute, et ont pris une telle répugnance à examiner
ces matières, qu'elles les ont tenues toujours en gros pour incom-
préhensibles l. »
C'est ainsi que chez Belle de Zuylen un scepticisme un peu
triste remplaça pour tout le reste de sa vie la foi naïve de l'enfance.
Elle garda quelque ressentiment contre le pasteur qui l'avait si
peu comprise : bien des années plus tard, le littérateur Huber
connaissance. Le père Boullier était un homme d'un grand mérite, mais la
mère était arrogante, et notre famille, qui les avait d'abord accueillis, ne les
voyait plus. Si ces dames disent que je leur écris, elles mentent, mais cette
menterie est un compliment qu'elles me font ; ne les en punissons pas, et
laissons-les dire. » (A Constant d'Hermenches, 8 novembre 1767).
1 Archives de Chambrier.
30 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
ayant traduit en allemand une des comédies de Mme de Charrière
et baptisé un des personnages du nom de Burmann, elle le pria
de changer ce nom, qui lui était demeuré antipathique.
Mais il est curieux de constater qu'elle avait retenu de son
éducation calviniste le dogme de la prédestination, qui se trans-
forma pour elle en fatalisme raisonné. Elle avait près de cinquante
ans lorsqu'elle écrivait à Chambrier d'Oleyres :
« Je vous supplie de ne pas me haïr à cause de mon fatalisme.
Songez que j'ai été élevée dans le dogme de la prédestination
absolue. En lisant, à l'âge de treize ou quatorze ans, l'histoire
de mon pays, dans la langue de mon pays, que j'avais oubliée
à Genève, et que je n'ai jamais bien rapprise, je me trouvais fort
embarrassée entre Gomar et Arminius. J'aimais mieux les Armi-
niens, mais les Gomaristes me paraissaient plus près de la rai-
son. Depuis, j'ai compris la chose un peu autrement qu'eux, mais
je ne pouvais avoir la même répugnance que vous pour toute
opinion voisine du dogme enseigné dans toutes nos églises, et cru,
s'il m'est permis de le dire, de toutes les nations dans tous les
temps. Qu'est-ce que le Styx, qui, lorsqu'on avait juré par lui,
liait Jupiter lui-même ? Qu'est-ce que les ordres du Destin, aux-
quels aucune divinité ne pouvait désobéir, — ■ sinon la prédes-
tination et la nécessité ? Je crois que les différentes opinions sur
ce chapitre n'influent en rien sur notre conduite. Nous sommes
prédestinés à réfléchir, à délibérer, à choisir, à nous repentir quand
nous nous trouvons mal du choix que nous avons fait. Il est de
notre nature de fonder nos déterminations sur notre expérience,
sur notre prévoyance ; et les idées de devoir, des craintes et des
espérances pour un avenir par delà cette vie, enfin notre sensi-
bilité pour les sensations d'autrui, entrent nécessairement dans
le conseil qui se tient en nous quand il nous faut choisir entre telle
ou telle démarche. Mais, selon moi, aucun de ces conseillers ne
vient tout seul ; il est amené par un enchaînement éternel de
causes et d'effets, qui a commencé pour nous à notre naissance.
Voilà ma profession de foi sur ce point ; je vous prie de ne point
souffrir dans votre conseil intérieur, où vous vous croyez plus
libre de choisir entre les opinions, ou de les faire parler avec plus
ou moins de force, je vous prie, dis-je, de ne pas souffrir que ma
doctrine me rende odieuse à vous, jusqu'à ce qu'à vos yeux elle
m'ait rendue coupable.
J'avais une tante fort gomariste, dont la demoiselle de com-
pagnie était luthérienne et ne croyait point en Gomar. Comment,
disait celle-ci, se fait-il qu'infidèles toutes deux à nos principes,
Mme de Tuyll ne se console pas d'une porcelaine cassée et la par-
donne si difficilement, tandis que moi je prends mon parti et
BELLE DE ZUYLEN 3l
suis indulgente sur des malheurs et des maladresses beaucoup
plus graves ? (1790). »
La vie de la jeune fille, active et remplie comme on vient de le
voir, était coupée soit de courses à La Haye, où la famille se
rendait en carrosse quand quelque fête mondaine l'y attirait,
soit de séjours auprès d'une jeune cousine tendrement aimée,
qui devint plus tard lady Athlone.
Parmi les incidents qui marquèrent la jeunesse de Belle, il ne
faut pas omettre de mentionner l'inoculation. Au printemps de
VUE ANCIENNE DU CHATEAU DE ZUYLEN
1754, tandis que la famille était à Zuylen, une épidémie de variole
sévissait à Utrecht et l'on commençait, en Hollande, à recourir
à l'inoculation, que l'on pratiquait depuis quatre ans à Genève :
«Cette opération, écrit Ml!e Prévost, réussit toujours à merveille,
et l'usage a pris une grande faveur. L'on a commencé à Lausanne
pour quatre enfants de ma cousine Girard ; il y eut à ce sujet
une espèce de soulèvement pour les empêcher d'introduire cette
maladie, qui fut apaisé par l'éloquence du médecin qu'elle avait
fait venir de Genève ; le bon succès les a si fort ramenés, qu'ils y
ont au moins autant de foi que nous. »
La famille de Tuyll paraît n'avoir nourri aucun préjugé contre
l'inoculation. Les frères de Belle la subirent d'abord ; dès qu'ils
furent en convalescence, vint le tour de la fille aînée, dont Mlle
;2 MADAME DE CFURRIEKE ET SES AMIS
Prévost croit devoir admirer « l'héroïsme ». « La belle chose que
la raison ! » s'écrie-t-elle. Après quoi elle plaint fort sa jeune amie
de devoir, pendant de longs jours, négliger son jardin et ses cana-
ris; elle la plaint surtout de n'avoir pas auprès d'elle sa bonne
mère, qu'on a éloignée par crainte de la contagion. En revanche,
M. de Tuyll a montré sa tendresse pour sa fille en venant lui
tenir société auprès de son lit, dans les rares loisirs que lui
laissaient les visites des digues.
Mlle Prévost avait été, sur sa propre recommandation, rempla-
cée dans la famille de Tuyll par une dame Girard, qui avait,
entr'autres mérites, celui d'être genevoise. Mais cette nouvelle
gouvernante ne resta pas jusqu'au terme convenu : M1K" Prévost
l'accuse de s'être montrée « d'esprit léger et fort inconséquent ».
Nous nous demandons si ce jugement sévère ne se ressent pas
un peu de la vive sympathie que Belle aurait manifestée pour
la nouvelle venue. Ce qui est sûr, c'est que la jeune fille parlait
avec une affection singulière de cette dame Girard, lorsque, en
1767, elle la recommandait à un ami de Suisse :
«Il y a près de Neuchâtel, à Môtiers-Travers [le Môtiers de J.-J.
Rousseau], une madame Girard, qui a beaucoup d'imagination,
peu de netteté dans l'esprit, quelques lumières et du goût, sans
aucune mémoire, le cœur excellent, le style de Rousseau, avec
une orthographe détestable, une gaîté charmante lorsqu'elle
n'est pas accablée de chagrin, et l'attachement le plus tendre
pour moi, quoiqu'elle ait été trois ans sans m'écrire. Elle est d'une
très bonne famille de Genève, son nom est Trembley, elle était
veuve avec un enfant, sans aucun bien ; elle vint chez nous et
fut gouvernante de ma sœur et de mon frère cadet ; j'avais treize
-ans et j'étais à peu près la sienne [sa sœur]. »
Après un séjour à Bordeaux, « où elle a très bien réussi auprès de
deux petites élèves », M ne Girard s'est retirée à Môtiers, et paraît,
•sans qu'elle le dise, se trouver dans une situation gênée ; il fau-
drait lui procurer quelque place « agréable et douce dans une
bonne maison ». (A Constant d'Hermenches, 8 juillet 1767.)
C'était, il faut en convenir, une étrange institutrice que cette
dame :
« Elle sait à peine, avoue Belle, que 2 et 2 font 4 et qu'il y a 7
jours dans la semaine ; jamais elle n'a bien compris qu'il y eût
12 mois dans l'année ; toute son âme n'est qu'imagination et
sentiment ; elle est aimable et caressante, ainsi elle a besoin d'être
BELLE DE ZUYLEN 33
aimée ; c'esf une clause qu'une vieille dame d'Amsterdam qui
chercherait une jufrouw voor gezelschap (dame de compagnie)
n'entendrait pas ; elle ne la payerait qu'avec de l'argent, et pour
cet argent elle voudrait de tout autres services que ceux que
mon amie lui pourrait rendre... Il entre dans votre recette de
bonheur de faire du bien, et ceci est donc précisément votre
affaire. »
Moins sentencieuse, plus vive et plus spontanée que M"e Pré-
vost, Mme Girard avait conquis la sympathie de Belle par cer-
taines qualités, certains défauts peut-être, qui manquaient à la
sage personne qu'elle remplaçait. Est-ce un simple hasard ? Le
fait est que les lettres que nous avons de Mlle Prévost s'arrêtent
à la fin de 1758 ; la dernière se termine ainsi :
«Ma chère Belle, que je chérirai toujours, sans que les révolu-
tions des années y apportent d'altération, puissiez-vous être
aussi heureuse que je le souhaite. »
Belle croyait alors à la possibilité du bonheur ; elle écrivait :
« Notre bonheur dépend de nous-même ». Hélas ! elle ne sut jamais
être heureuse.
Quelques années plus tard, dans une lettre à son frère Ditie,
qui voyage en Suisse, elle supplie le jeune homme d'aller voir
Mlle Prévost, et de lui dire mille et mille amitiés :
« Déclamez contre moi devant elle sur la répugnance que j'ai
à écrire au loin, à moins que ces correspondances ne soient courtes
et que les gens ne retournent auprès de moi au bout de quelque
temps. Dites que vous ne seriez pas vous-même en sûreté contre
la manie que j'ai de laisser tomber un commerce de lettres
lointain au bout de deux ou trois ans. Faites qu'elle soit contente
de vous et contente de mon cœur, et point trop mécontente de
mon silence. »
Il paraît bien qu'elle avait négligé sa vieille gouvernante, et
•que sa bonté délicate en éprouvait du remords. Son frère lui
écrivait de Lausanne, le 20 août 1771, c'est-à-dire au moment
où elle allait elle-même se fixer en Suisse :
« J'ai vu Mlle Prévost, que vous aurez peine à reconnaître :
elle est beaucoup mieux qu'elle n'a jamais été. »
C'est la dernière mention qui soit faite d'elle dans les docu-
ments que nous possédons. Nous en savons assez sur cette hon-
nête Genevoise pour mesurer l'action qu'elle exerça pendant un
3
34 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
temps sur le fond de sincérité et de sensibilité qui formait le
naturel de son élève. Ses enseignements et ses préceptes n'ont
pu préserver Belle de plusieurs erreurs ; mais il est permis de
penser que ces erreurs auraient été bien autrement graves, si
dans sa première jeunesse elle n'avait subi l'influence de cette
amie, et l'ascendant de sa piété aimable et large, encore qu'un
peu sentencieuse.
Une autre source d'information sur la jeunesse de Belle nous
eût été bien précieuse : nous voulons parler de ces lettres à sa
mère et à une tante, que Sainte-Beuve dit avoir eues entre les
mains et dont nous avons vainement cherché à retrouver la
trace. Est-il vrai, comme on nous l'a rapporté, que la famille de
Tuyll, mécontente des publications faites, à partir de 1839, par
Sainte-Beuve et Gaullieur, aurait racheté de ce dernier les lettres
de Belle de Zuylen encore inédites ? En ce cas, elles auraient été
non seulement rachetées, mais détruites, car il n'en subsiste pas
une seule dans les archives de Zuylen, qui nous ont été libérale-
ment ouvertes par le châtelain actuel. La disparition de ces lettres
demeure pour nous une énigme, et nous sommes réduit à en citer
quelques-uns des rares passages transcrits par Sainte-Beuve.
Belle y parlait de ses lectures très variées ; elle peignait avec
enjouement la société hollandaise, s'égayait sur les demoiselles
à marier :
« Faites, je vous prie, mes compliments à cette freule
(Fraeulein). Ne trouverait-elle point, comme madame Ruisch,
que pendant un temps si pluvieux, où l'on ne sait que faire, il
faudrait, pour s'amuser, se marier un peu ? »
Ce sont des riens, remarque Sainte-Beuve, mais on a le ton.
Comme c'est net et bien dit ! De pensée ferme autant que de vive
allure, elle sait de bonne heure le monde, réfléchit sur les senti-
ments et voit les choses par le positif... C'est une demoiselle
Delaunay égarée devers Harlem. Quand elle se moque du Land-
dag extraordinaire à Nimègue, « où l'on délibère sur quelques
vaisseaux de foin, et qui occupe toutes les bêtes de la province »,
elle nous rappelle Mme de Sévigné aux Etats de Bretagne. Le
Téniers pourtant n'est pas loin ; il y a des caricatures d'intérieur
touchées d'un mot :
« Au déjeuner, M. de Casembrood lit d'ordinaire dans la Bible,
en robe de chambre et bonnet de nuit, et cependant en bottes
BELLE DE ZUYLEN 35
et culottes de cuir, ce qui compose en vérité une figure très risible
et point charmante. Sa femme paraît le regarder comme un autre
Adonis... Hier, il nous régala de la compagnie du baron van H...
gentilhomme très noble et non moins gueux. Le langage, l'habil-
lement et les manières, tout était plaisant. Je demandai : Qu'est-
ce que la naissance ? Et d'après ses discours, je me répondis :
C'est le droit de chasser. »
Ce ton détaché va souvent plus profond ; elle n'avait guère
que seize ans, à en croire Sainte-Beuve, lorsqu'elle écrivait à
son frère préféré :
« L'on vante souvent les avantages de l'amitié, mais quelque-
fois je doute s'ils sont plus grands que les inconvénients. Quand
on a des amis, les uns meurent, les autres souffrent ; il en est
d'imprudents, il en est d'infidèles. Leurs maux, leurs fautes nous
affligent autant que les nôtres. Leur perte nous accable, leur
infidélité nous fait un tort réel, et les bonheurs ne sont point
comme les malheurs ; il y en a peu d'imprévus. L'on n'y est pas si
sensible. La bonne santé d'un ami ne nous réjouit pas tant que
ses maladies nous inquiètent... Ne vaudrait-il pas mieux faire
tout par devoir, par raison, par charité, et rien par sentiment ?
Je vois un homme malade, je le soulage autant qu'il m'est possi-
ble ; s'il meurt, quel qu'il soit, cela me touche peu. Je vois un
autre homme qui commet des fautes : je le reprends, je lui donne
les conseils les plus conformes à la raison ; s'il ne les suit pas, tant
pis pour lui. Je crois qu'il serait heureux d'aimer tout le monde
comme notre prochain, et de n'avoir aucun attachement parti-
culier ; mais je doute fort que cela fût possible. Dieu a mis dans
notre cœur un penchant naturel à l'amitié, qu'il nous serait, je
crois, difficile ou même impossible de vaincre. Une bonté géné-
rale ne serait pas capable peut-être de nous faire avoir assez de
soin de ceux qui nous environnent, et Dieu a voulu que nous les
aimassions, afin que nous pussions trouver un plaisir réel à leur
faire du bien, même lorsqu'ils ne sont pas assez malheureux
pour exciter notre compassion. Pensez-y un moment, mon cher
frère, et vous me direz si vous trouvez autant d'avantage à pou-
voir verser notre cœur dans le sein d'un ami, à lui découvrir nos
fautes et nos alarmes, à recevoir ses avis et ses consolations, qu'il
y a d'amertume à pleurer sa mort ou à compatir à ses souffrances.
— Et en post-scriptum ajouté après la mort de son frère : « Il
m'a fait éprouver celle de ce premier chagrin ».
Ainsi, toute jeune encore, devisait, au courant de la plume,
cette extraordinaire remueuse d'idées.
CHAPITRE II
Fille à marier
« C'est en vérité une chose
étonnante que je m'appelle Hol-
landaise et Tuyll. »
(Belle deZuylen à d'Hermen-
ches.)
Constant d'Hermenches. — Une correspondance clandestine. — Le Noble. —
Les portraits de Zélide. — L'épitre A ma mère. — Aveux et pensées.
La petite Belle est maintenant une jeune fille, singulière-
ment affranchie de la tutelle morale que Mllc Prévost exerçait
sur elle à distance. Un peu plus d'une année s'écoule depuis la
dernière lettre de la gouvernante (décembre 1758) jusqu'à la
nouvelle série de documents que nous allons interroger. De cet
intervalle nous ne savons rien, si ce n'est que l'aîné des fils de
Tuyll, Reinout-Gérard, âgé de dix-huit ans, se noya en se bai-
gnant dans le Vecht. Les lettres de Mlle Prévost, qui aimait si
tendrement « son ami Reinout », auraient fourni sûrement des
détails sur ce tragique événement, auquel la sœur aînée n'a
jamais fait allusion, à notre connaissance.
Belle va se montrer à nous avec une sincérité presque exces-
sive, dans sa curieuse correspondance avec M. de Constant
d'Hermenches.
David-Louis, baron de Constant de Rebecque, seigneur de
Villars-Mendraz et d'Hermenches, était l'aîné des cinq fils du
général-major Samuel de Constant, qui avait conquis en Hol-
lande de brillants états de service. Né à Lausanne en 1723,
38
MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
d'Hermenches était entré à son tour au service des Etats-
Généraux, ce que firent, après lui, trois de ses frères. Le second
d'entr'eux, Arnold-Louis- Juste, fut le père de Benjamin Cons-
tant, qui nous occupera beaucoup dans la suite ; pour le moment,
c'est l'oncle, et non le neveu, qui va tenir une grande place dans
la vie de M'le de Tuyll.
Constant d'Hermenches, entré comme cadet dans le régi-
ment de son père, était capitaine à dix-huit ans ; il reçut une
blessure à Fontenoy. Au moment où nous le rencontrons, c'est-
à-dire en 1760, il a le grade de colonel. Il vit à La Haye, où sa
femme, Louise de Seigneux, lui a donné en 1750 un fils que
Guillaume IV, prince d'Orange, et la princesse Anne d'Angle-
terre, ont tenu sur les fonts baptismaux et qui, lui aussi, se
distinguera plus tard au service de Hollande '.
D'Hermenches, qui figure parmi les correspondants de Vol-
taire -, était un homme du monde très brillant, très spirituel,
1 Dans ses Souvenirs, Rosalie de Constant fait naître d'Hermenches en
1722, et non en 1723, comme le Dictionnaire de Montet: «Il réunissait, dit-
elle, à une très belle figure beaucoup d'esprit et tous les moyens de réussir;
une grande ambition et un grand amour-propre lui laissèrent peu de repos ;
il voulut allier ensemble tous les plaisirs et toutes les affaires, la philosophie
et la volupté, la plus extrême économie au faste et à la magnificence, sa
femme et ses maîtresses. Il voulut être tour à tour courtisan, auteur, mili-
taire, agriculteur, savant et même dévot, quoique toujours épicurien ; il eut
toutes les prétentions, toutes les ambitions, voulut dominer dans la société,
gouverner ses amis, écraser ses ennemis, l'emporter sur tous ses rivaux ;
il réussit quelquefois, mais beaucoup de choses lui échappèrent, et la fin de
sa vie a été moins heureuse que le commencement. Il avait épousé par
inclination à 2 1 ans M'" Seigneux, plus âgée que lui de 7 ans... Il se remaria
à l'âge de 55 ans à une riche veuve du Hainaut, catholique, nommée M"' de
Préseau... M. d'Hermenches mourut à Paris en 1785 avec le grade de maré-
chal de camp au service de France...» (Souvenirs de Rosalie de Constant
sur sa famille, Bibl. de Genève, Fonds Constant).
2 Voir les lettres de Voltaire à Constant d'Hermenches des 29 septembre
1772; 1773 (sans autre date); 25 janvier et g d'auguste 1775. Lorsque d'Her-
menches passa, comme il sera dit plus loin, au service de France, Voltaire
l'avait recommandé au maréchal de Richelieu : Ferney, 27 janvier i?65...
« Vous pouvez le faire votre aide-de-camp auprès de mademoiselle d'Epinay,
ou de mademoiselle d'Oligny, ou de mademoiselle Luzy, attendu que vous
ne pouvez pas tout faire par vous-même. De plus, je dois vous certifier que
c'est l'homme du monde qui se connaît le mieux en bonne déclamacion. J'ai
eu l'honneur de jouer le vieux bonhomme Lusignan avec lui. Il faisait Oros-
mane à mon grand contentement... » — Voilà un militaire bien recommandé !
FILLE A MARIER 3û,
assez entreprenant auprès des dames et, par là, un peu redouté
dans les paisibles cercles hollandais. Ses propres déclarations
nous apprennent que sa vie domestique n'était pas heureuse.
CONSTANT D HERMENCHES
«Vous ne savez que trop, écrit-il à Belle, que j'ai fait un mariage
mal assorti, avec une femme de sept ans plus âgée que moi,
sans bien, sans santé, peu d'esprit, et du caractère le plus insi-
pide, tout le monde le sait; malgré cela, j'ai couvert la faute du
jeune homme de vingt ans et la faute de parents peu zélés pour
40
MADAME DE CHARPIERE ET SES AMIS
le bonheur de leur fils, en rendant cette femme heureuse, en la
faisant briller, en pensant, écrivant, parlant pour elle ; en la
portant de son lit au bal, ou sur le théâtre, et de là à des soupers ;
je l'ai aimée parce que je suis aimant et qu'il faut que j'aime ;.
je l'ai ménagée parce que je suis sensible et délicat ; je l'ai sup-
portée parce que j'ai eu la folie de croire que je pourrais la
changer... Je n'ai jamais rien laissé paraître, parce qu'elle était
douce, vertueuse et décente ; mais l'âge donne de l'aigreur à
ma femme... (Lettre datée de Lausanne, 24 octobre [1766 ?] »
Ces confidences, que nous abrégeons, se poursuivent pendant
quatre pages ; elles répondent à une lettre de Belle où celle-ci
reprochait à d'Hermenches d'être mal avec sa femme et de vivre
à peu près séparé d'elle. C'est dans unefête mondaine, à La
Haye, que la jeune fille avait rencontré le séduisant d'Hermen-
ches, alors âgé d'environ trente-sept ans. Elle lui avait fait les
premières avances.
« Vous en souvenez-vous, chez le duc, il y a quatre ans ? Vous
ne rne remarquiez pas, mais je vous vis. Je vous parlai la pre-
mière : Monsieur, vous ne dansez pas ? pour engager la conver-
sation. Je ne me suis jamais souciée de l'étiquette, et quand
j'ai rencontré ce qui peut s'appeler une physionomie, j'ai tou-
jours eu la passion de la faire parler. »
Dès les premiers mots échangés, une vive sympathie les avait
unis. Au commencement de 1760, une correspondance régulière
s'établit entre eux. Pendant douze années, d'Hermenches va
tenir auprès d'Isabelle — qu'il nomme d'un autre de ses prénoms,
A gnès — le rôle de confident intime :
« Vous êtes, lui dit-elle, l'homme de l'univers en qui j'ai la
confiance la plus entière et la plus naturelle ; je n'ai point de
prudence, point de réserve, point de pruderie pour vous, et, ce
qui est plus extraordinaire, je n'ai plus de vanité vis-à-vis de
vous, de sorte que toutes les folies, tous les travers qui me rabais-
sent à mes propres yeux, je me sens toujours disposée à vous les
dire. Si nous vivions ensemble, je ne tairais rien. — Je vous
adorerais, lui dit-il à son tour, quand vous seriez laide et maussade.
Je puis vous dire sans exagérer que vous écrivez mieux que per-
sonne que je connaisse au monde, je n'en excepte pas Voltaire.
D'ailleurs, ce n'est plus parce que vous avez de l'esprit, que je
m'attache à vous, c'est parce que vous êtes bonne... J'ai bien eu
des malheurs dans ma vie, aimable Agnès, mais vous me les faites
tous oublier ; vous me raccommodez avec la vie, avec la société
des humains... — En me témoignant d'un air si vrai que mes
FILLE A MARIER 41
lettres vous étaient un plaisir, répond-elle, vous m'avez bien prise
par mon faible. Hier, un laquais me donna une rose qu'il avait
cherchée pour moi; je trouvai que cela rachetait vingt négligen-
ces, et que l'on était heureux et bon à proportion que l'on procure
plus de sentiments agréables à tout être capable de sentiment ;
n'importe que ce soit dans de grandes ou de petites choses, il ne
doit jamais être égal de donner un plaisir ou de ne le point donner.
Si un degré de bonheur de plus ou de moins n'est pas indiffé-
rent dans un chien, que sera-ce d'un homme ? S'il intéresse
dans un inconnu, que sera-ce d'un ami ? Mes lettres ne peuvent
vous faire un bien grand plaisir, ce n'est qu'un petit degré de
bonheur, c'est la rose qu'on me donna, mais je fus sensible à la
rose ; il y a peu de roses, il y a peu de plaisirs dans la vie... »
Elle faisait mieux que lui donner du plaisir ; elle lui donnait
au besoin les conseils d'une ferme sagesse. Lorsque d'Hermenches
songea à passer au service de France, il prit l'avis de Belle, qui
lui parla ainsi :
« Selon mes idées, servir des étrangers n'est jamais fort raison-
nable. C'est à votre patrie que vous devez votre sang... Servir
des étrangers qui ne vous ont fait aucun bien contre des étrangers
qui ne vous ont fait aucun mal, la coutume l'autorise, mais la
sagesse ne l'approuve pas. Si vous pouviez regarder la Hollande
comme votre patrie, je vous dirais : Refusez toutes les offres.
Mais vous n'y vivez qu'en étranger ; votre femme, vos biens
sont en Suisse ; vous y êtes vous-même le plus que vous pouvez ;
vous ne faites ici que des voyages. Cependant votre cœur ne
sent-il rien pour nous ? Demandez-vous ce que vous sentiriez, si,
étant guerrier du roi de France, il vous fallait attaquer la Hol-
lande, ou les alliés qui la défendraient. Si votre cœur ne répond
rien, ne s'émeut pas, acceptez la France. Adieu ; vous êtes si
occupé, que je pourrais vous embrasser sans que vous vous en
aperçussiez. »
D'Hermenches, notons-le en passant, n'avait guère plus de
goût pour la vie suisse que pour la vie hollandaise ; il médit de
Lausanne comme de La Haye ; pendant un séjour dans le Pays
de Vaud, il écrit à Belle :
« C'est une singulière chose que cette manie qui amène dans ce
petit trou de ville des personnes rares de tous les coins de l'Eu-
rope ; cela doit donner bien mauvaise opinion de la façon de
vivre de tous les autres pays, car celui-ci est rempli d'inconvé-
nients, de platitudes, de privations, et malgré cela tout y vient
(28 octobre 1766). »
42 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
Son amie séjournant avec plaisir dans le beau château de
Middagten, il lui dit rudement :
« En conscience, à ce Middagten, croyez-vous qu'on vous ait
appréciée ce que vous valez ? Vous les avez étonnés, peut-être
fait rire, parce que vous êtes excellente pour toutes sortes
d'êtres, parce que vous réchaufferiez des Lapons ; mais comment
les admirations de ces Lapons peuvent-elles vous satisfaire ?
{18 novembre 1766). »
Mais Belle n'est pas en reste de franchise avec lui ; un jour
qu'il s'est plaint avec amertume de ses « ennemis » de La Haye,
elle riposte :
« N'avoir point d'ennemis prouve contre le mérite ; mais
n'avoir point d'amis prouve contre le caractère, ou du moins
-contre l'humeur. »
Un jour qu'il avait exhalé ses plaintes contre la Hollande, à
propos d'un procès qu'il avait perdu, elle lui fait ainsi la leçon :
« ...Vous exigez trop des hommes; moi je n'en attends presque
rien. Vous vous fâchez contre eux ; moi je suis disposée à les
mépriser. Vos réflexions contre mes compatriotes sont trop
aigres. Par tout pays on perd des procès qu'on devrait gagner.
Il y a du bon, dans ce pays, que vous ne connaissez pas. Ici,
ce n'est pas la galanterie qui est le vice dominant, ce n'est pas
celui que les plus honnêtes gens tolèrent ; du moins veulent-
ils qu'on s'en cache : point d'aventures éclatantes, on ne les
pardonne et ne les oublie que bien difficilement. D'ailleurs,
les étrangers trouvent une sorte de prévention contre eux, et
s'il y a la moindre chose à dire sur leur compte, comme on n'a
point d'intérêt à s'en faire des amis, on n'approfondit rien,
on les laisse. Ici, l'on est pesant, on a le premier abord fâcheux,
effrayant, insupportable ; on néglige les agréments de la société ;
cela est vrai dans toutes les villes, dans toutes les maisons.
Mais on n'a pas partout le cœur insensible, vil, méchant, comme
dans le beau monde que vous voyez à La Haye. Je n'ai vu nulle
part des gens plus ridicules ni plus méprisables : vous seriez
injuste de juger par ceux-là de toute la nation. Je n'ose vous
prêcher ma profonde indifférence pour les vices qui m'environ-
nent de loin ; je la blâme, je la trouve criminelle, je voudrais
m'indigner plus souvent ; c'est un malheur de ne pas respecter
la société, de pardonner tout à ses semblables par pur dédain... »
Voici encore une piquante remontrance qu'elle lui adresse :
«Aucune des histoires dont on m'a régalée sur le chapitre de vos
galanteries ne m'a fait beaucoup d'impression ; une chose bien
FILLE A MARIER 43
légère me fit plus de peine. Ma tante, l'aînée, petit génie s'il
en fut jamais, se souvint, il y a quatre ans, au commencement
de notre connaissance, que dix ou douze ans auparavant, vous
maltraitiez un petit chien que Mm d'Hermenches aimait beau-
coup. Je ne l'ai pas oublié, parce que j'en fus fâchée. Aimer une
autre femme que la sienne, c'est moins un crime qu'un malheur ;
sacrifier la passion au devoir, c'est une chose difficile ; mais ne
pas battre le chien de sa femme est si facile ! Le battre est mé-
chant. En général, il y a plus de méchanceté à donner de petits
qu'à donner de grands chagrins (1764). »
Sa tendre sympathie pour d'Hermenches n'influe à aucun
degré sur ses idées ; elle maintient avec lui la pleine indépendance
de son esprit ; elle n'est jamais tentée de voir par ses yeux ;
elle affirme en toute occasion un jugement personnel sur les
gens et les choses. En voici un exemple caractéristique :
« 29 novembre 1763.... On me dit l'autre jour que Mlle de Mar-
quette l'aînée épousait un officier suisse et que vous aviez fait
ce mariage : j'en fus d'abord fâchée contre vous ; je trouvai
très mauvais que de sang-froid vous voulussiez causer un par-
jure et faire promettre un amour éternel à une personne qui ne
peut inspirer que du dégoût et de l'aversion. Que ces philoso-
phes ont une mauvaise philosophie ! me disais-je. Ils croient que
ce n'est pas acheter trop cher un peu de fortune que de se donner
pour l'acquérir une compagne désagréable, difforme, presque
monstrueuse, à laquelle les yeux ni le cœur ne pourront s'accou-
tumer ! Est-ce là la loi de la nature et de la raison ? Que ces gens
qui parlent de la vertu et qui s'en parent, disais-je encore, sont
de mauvais moralistes ! Ils croient rendre service à un ami
lorsqu'ils lui font prendre un engagement qu'il ne pourra, qu'il
ne voudra pas tenir ; ils font sans scrupule une femme malheu-
reuse, un mari coupable, une union ridicule et odieuse ! Qu'on
se laisse entraîner par ses passions, cela peut être quelquefois
excusable ; mais peut-on, de sens rassis, arranger le mal ? Oh !
que Julie et Emile font peu d'effet sur leur admirateur ! — Voilà
ce que je pensais hier ; aujourd'hui je vous ai à peu près par-
donné. On m'a dit que le galant était presque sexagénaire :
peut-être que n'aimant plus ce qui est aimable, il ne haïra pas
sa moitié. Je le souhaite pour lui, pour elle, pour votre honneur,
pour votre conscience, car je veux croire que vous en avez une
et que vous sentez un peu de ces regrets qui me tourmentent
si fort lorsque j'ai la moindre chose à me reprocher. En vérité,
quand ce ne serait que pour mon repos, je ne dois pas faire le
plus petit mal à mon prochain, car c'est m'en faire un terrible
à moi-même.... Dans ce moment j'ai tiré d'un coin de mon
44 MADAME DE CHARRIEKE ET SES AMIS
bureau une confession de foi écrite à quinze ans : on voit bien
à l'écriture, au style et à l'orthographe que cela est fort jeune.
Je l'ai relue ; j'ai presque envie de vous l'envoyer ; cela nous
mettra sur la voie de parler aussi religion. »
D'Hermenches, qui fréquentait chez Voltaire, professait pour
le ton et l'esprit français un enthousiasme que son amie jugeait
un peu aveugle. Certes, elle reconnaît tout ce qu'elle doit à la
culture française, mais son admiration n'ôte rien à sa clair-
voyance. Jugez plutôt :
« Mercredi 3 octobre [1764]... Je vous abandonne Mlle de Mau-
clerc, quelques-unes de ses phrases, les gestes de ses yeux (sic) :
c'est le tortillage allemand. Mais qu'elle ait l'esprit juste et fin,
les plus heureuses saillies et le cœur excellent, c'est ce que vous
pouvez croire sur ma parole... Il y a, je crois, un certain travers
auquel sont sujettes les femmes fort sensibles quand elles sont
honnêtes femmes : c'est une certaine langueur, un intérêt si
délicat, si détaillé, à tout ce qui concerne leurs amis et leurs
parents, des émotions, des inquiétudes ; il faut une double dose
de goût pour que cela soit agréable et ne paraisse pas affectation
et minauderies. Je me souviens qu'à Genève tant de femmes
parlent de sensibilité ! Je le disais l'autre jour à une Genevoise,
qui me comprit fort bien et me parla de quelques sociétés où
l'on était si sensible ! M1-' de Mauclerc a trop d'esprit pour ces
sottises ; cependant, elle est aussi de la classe des femmes sen-
sibles et honnêtes.
Vous ne voulez pas que les propos dont nous nous plaignons
soient venus de France, et moi je soutiens qu'ils en sont venus,
et je m'imagine voir leur origine dans l'ancienne chevalerie,
où la galanterie avait tant de part. Le ton de cette galanterie
a changé suivant les mœurs, mais n'a pas cessé d'être la plus
sotte chose du monde : voyez St-Evremond, les lettres de Chau-
lieu, les lettres de Fontenelle ! Il est sûr que les platitudes fran-
çaises deviennent cent fois plus plates dans les bouches hollan-
daises, mais, croyez-moi, sans les Français, nous n'aurions jamais
pensé à plaisanter une demi-heure sur un mot équivoque, auquel
celui qui l'a dit n'attachait aucun sens et auquel celle à qui on
le dit ne veut pas qu'on attache un sens ; nous ne parlerions
pas tant de conquêtes, de jalousies, etc.. Une femme qui ne
se soucie pas d'être aimée ne dirait pas mille choses de la passion
d'un homme qui ne l'aime point. Ces légers propos qui n'ont
ni tête ni queue, ni raison, ni vraisemblance, sans les Français
ne seraient jamais entrés dans nos grosses têtes. Madame de
Tuyll m'a dit qu'elle se désespérait à Spa d'entendre le général
de Chabot, guerrier assez inhumain et qui avait passé l'âge
FILLE A MARIER 45
d'être joli homme, parler éternellement du pouvoir des femmes,
de le voir toujours faire l'amoureux. Je suis convaincue que ce
n'est pas là le meilleur ton de France ; mais, sans prévention,
croyez qu'il en vient, et qu'elle nous envoie bien d'autres tra-
vers qui, entés sur les nôtres, nous font autant de mal que ses
belles manières et ses coiffures nous font de bien. »
Son correspondant la tient au courant des nouveautés litté-
raires : « Les brochures sur les Calas, lui dit-elle, m'ont fait
verser des larmes d'indignation et de pitié ». Il lui soumet une
tragédie de sa façon, Statira, qu'elle critique sans merci. Il
accepte et souffre tout de l'« adorable Agnès, être sublime et
presque divin ». Par moments, elle s'effraie d'une admiration
qui lui semble un peu trop exaltée :
« 9 septembre 1762. J'entends répéter sans cesse, même à ceux
qui vous admirent, que vous êtes le plus dangereux des hommes
et qu'on ne saurait être trop sur ses gardes avec vous... J'étais
bien éloignée de souhaiter que la possibilité de me revoir vous
fît quitter l'Angleterre. Un ami tel que je voulais me le conserver
n'est pas si empressé, ne s'exprime pas comme vous faites ;
je ne saurais prendre non plus tout ce que vous me dites pour un
simple langage de politesse ; il me semble, Monsieur, que vous
êtes ou que vous feignez d'être plus qu'un ami, et je ne voudrais
ni entretenir une folie, ni être la dupe d'une fausseté... Comment
voulez-vous que je vous regarde comme un homme qui ne peut
me donner que des conseils utiles, comme une liaison qui ne sau-
rait avoir rien de dangereux ?
...Vous êtes pour moi comme ces choses rares et précieuses
qu'on a la folie de vouloir acquérir et conserver à tout prix,
quoiqu'on n'en puisse faire usage. J'ai trop cherché à me faire
distinguer, ensuite estimer de vous, puisque nous ne gagnons
que bien peu à cela, que nous ne pouvons ni nous voir, ni nous
écrire... »
C'est qu'en effet — le lecteur l'a déjà compris — la corres-
pondance de Belle et de Constant d'Hermenches s'était établie
à l'insu des parents de Tuyll, dont la rigidité n'eût jamais admis
une relation de cette nature. Les lettres s'échangeaient par l'in-
termédiaire d'amies bienveillantes : c'était une dame Geelwinck,
qui est simplement appelée « la veuve » ; c'était une dame Hasse-
laer, femme d'un échevin d'Amsterdam, chez qui Belle fit plu-
sieurs séjours et dont elle a tracé le charmant portrait que voici :
« ...Après mille conversations sur tous les sujets imaginables,
je conclus que si je devais changer avec quelque femme que ce fût
46 MADAME DE CHABRIÈRE ET SES AMIS
de ma connaissance, de la tête aux pieds, d'esprit et de cœur,
c'est avec Mme Hasselaer que je changerais... Elle supporte les
sots, et c'est en quoi je lui porte envie. Mais elle ne les confond pas
avec les gens d'esprit. Elle sait faire la demande et la réponse ;
mais elle aime beaucoup mieux trouver des gens qui entendent
et qui répondent. Elle n'est point fausse, elle n'est point dissi-
mulée ; avec le public elle est polie et prudente ; avec ses amis
elle est confiante et sincère. C'est ne point la connaître que de
l'estimer médiocrement.
...Toutes les conversations lui sont bonnes, elle entend la plus
déliée, elle trouve de l'agrément à la plus solide. Vous auriez
le chagrin de la voir causer aussi avec les Villatte, mais elle ne
se méprend pas aux différences, elle écoute tout autrement.
Mlle de Mauclerc se plaignait avec moi l'autre jour de ce que MmC
Hasselser souffrait les plus insipides propos, s'accommodait de la
mauvaise compagnie, écoutait tout le monde. « Oui, lui dis-je,
mais son goût se venge par ses distractions... »
Bientôt, Belle eut dans sa famille un commissionnaire obli-
geant et discret. Le conseiller Cornelis de Perponcher-Sedlnitzki,
habitant La Haye, épousa en avril 1763 Jeanne-Marie de Tuyll1.
Ce grave personnage consentit, dans l'heureux temps des fian-
çailles,— le bonheur rend accommodant, — à faciliter l'échange
des missives entre Belle et d'Hermenches. Belle ne se livrait
qu'en tremblant, et avec des remords sincères, aux plaisirs de cette
correspondance clandestine. Elle le dit cent fois et sur tous les
tons :
« Si ce commerce venait à se découvrir, écrit-elle, il causerait
ici une si terrible indignation !... Ni mes parents, ni le public ne
me pardonneraient jamais cette étourderie.... Des saillies peu
glorieuses pour moi, passagères dans mon âme, ne devraient
pas s'éterniser dans votre cassette... Au nom de Dieu, Monsieur,
brûlez mes lettres !... Supposé même qu'il pût vous en coûter
quelque chose, il me semble que vous me devez un sacrifice si
nécessaire à mon repos. »
Mais d'Hermenches ne brûla rien. Il refusa même plus tard
de rendre à madame de Charrière les lettres de la trop confiante
Agnès 2. On conçoit qu'elle attachât un grand prix à sa relation
1 Sa mort fut prématurée : il se noya par accident quelques années plus
tard, en 1776. La famille de Perponcher a encore des représentants à Berlin.
2 Ces lettres, au nombre de 178, font partie du « Fonds Constant», à la
Bibliothèque de Genève. (Mec. 37.)
FILLE A MARIER
47
avec d'Hermenches : elle se sentait si complètement isolée dans
le calme et froid milieu où le ciel l'avait fait naître ! N'employons
pas le mot d'« incomprise », qui serait d'un romantisme déplacé ;
mais il est sûr que la jeune fille déconcertait son entourage par
MERE DE BELLE
sa fièvre d'activité intellectuelle et la hardiesse de son esprit.
Dépaysée dans sa famille, elle avait souffert de cette dissonance
dès ses plus jeunes années, et le tardif mariage qu'elle contractera
sera surtout pour elle le moyen de mettre un terme à ce long
malaise. Les lettres que nous allons transcrire montreront mieux
48 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
que toutes nos explications ce qui rendit sa jeunesse vraiment
malheureuse :
«23 juillet 1762... Mon père et ma mère me veillent de fort près,
parce qu'ils m'aiment beaucoup ; et parce que je les aime beau-
coup aussi, je suis au désespoir lorsque je leur donne du cha-
grin ou de l'inquiétude. La voie que je prends pour vous faire
tenir cette lettre ne me laisse rien à craindre de ce côté-là, et
pour ce qui s'appelle bienséance, comme elle n'est fondée que
sur l'opinion, je ne vois pas un grand mal à la violer lorsque cela
n'alarme point la vertu, ni ne trouble le bon ordre.
...Quelques jours après mon retour à Utrecht, comme j'étais
au bal, je voulus tirer quelque chose de mes tablettes pendant
le souper, et toutes mes lettres en tombèrent sans que je le visse ;
j'étais déjà retournée dans la salle où l'on dansait, lorsqu'un
jeune homme les releva. Ma mère les demanda aussitôt et elles
lui furent données... Je redemandai en badinant mes lettres,
je tâchai de conserver, tout en faisant des instances, un air riant
et tranquille ; rien ne me réussit. Ma mère, soit qu'elle eût des
soupçons, soit simple curiosité, ne voulut jamais me les rendre.
De retour au logis, je cherchai avec une fille de chambre qui
m'était affectionnée tous les moyens de les ravoir... Sincère et
délicate sur le chapitre de la probité comme je le suis, la nécessité
d'en imposer à mes parents ne fut pas ce qui me fit le moins souf-
frir ; j'en vins à bout sans beaucoup de peine, mais je fus pres-
que fâchée du succès.
Septembre 1762... Il n'y a que très peu de choses qui m'amu-
sent... Permettez-moi de ne vous rien dire encore de mon mariage ;
il est peut-être éloigné ; je n'ai point encore pris d'engagement et
je ne suis pas sur le point de me déterminer... On dit que je dédai-
gne toute conversation commune et que je crois mon esprit au-
dessus de tout. On trouve aussi mauvais que je veuille savoir
plus que la plupart des femmes, et on ne sait pas que très sujette
à une noire mélancolie, je n'ai de santé ni pour ainsi dire de vie,
qu'au moyen d'une occupation d'esprit continuelle. Je suis bien
éloignée de croire que beaucoup de science rende une femme
plus estimable, mais je ne puis me passer d'apprendre ; c'est
une nécessité où m'ont mise mon éducation et ma façon de
vivre... Si je ne suis point vaine, si je ne néglige point mes de-
voirs, que peut-on me reprocher ?
9 octobre 1762... Il suffira de vous dire que mes parents m'ai-
ment beaucoup pour vous engager à les respecter dans vos juge-
ments. Il me serait impossible de changer leurs idées, et ils ne
changeront jamais de conduite, tant que leurs principes ne chan-
geront pas. Leurs intentions sont pures, et ils sont fermes comme
ils doivent l'être à faire ce qui leur paraît bien. S'il y a quelque
FILLE A MARIER 4g
excès, je n'en dois pas moins me soumettre à leur volonté. Je
ne me pardonnerais pas de leur causer du chagrin pendant le peu
de temps que j'ai peut-être encore à dépendre d'eux.
23 octobre... Vous n'êtes pas le premier qui ait des regrets que
je ne sois pas un homme ; j'en ai eu moi-même bien souvent.
Je serais une créature moins déplacée que je ne le parais à pré-
sent ; ma situation donnerait plus de liberté à mes goûts ; un
corps plus robuste servirait mieux un esprit actif.
..Mon père est l'homme du monde le plus réservé dans ses
jugements ; vous ne fûtes pas même nommé dans l'histoire des
papiers surpris ; il ne m'a jamais dit du mal de vous. Ma mère
blâme aussi bien que moi, en plaisantant, le soin qu'on prenait
un jour de faire revivre un vieux conte à votre désavantage, et
ne trouva point mauvais qu'on m'appelât votre Don Quichotte.
Il n'est pas besoin de votre présence pour que l'un et l'autre
aient sans cesse les yeux sur moi : ils me croient, je pense, assez
aimable pour plaire et assez étourdie pour faire des imprudences,
en quoi ils n'ont pas si grand tort, puisque je vous écris. Eussiez-
vous la sagesse de Caton, un commerce de lettres condamné
par la bienséance leur déplairait, et si vous voulez être pour eux
digne d'une parfaite estime, il faut commencer par n'engager
plus leur fille à manquer à son devoir.
... Vos louanges me rendraient vaine, si je pouvais le devenir,
mais je me connais trop bien, je me fais trop peu de grâce pour
jamais l'être. Quand on s'examine avec soin et de bonne foi, on
trouve de quoi entretenir une sorte d'humilité malgré les éloges
les plus flatteurs. »
A propos de la mort de son oncle, Jean de Tuyll, frère cadet de
son père ', elle écrit :
«29 décembre 1762... J'ai réfléchi avec surprise à ce qu'il en coûte
pour mourir. Pourquoi, disais-je, la bonté de Dieu ne rend-elle
pas aisée une chose qui est dans la nature, qu'il nous faut tous
subir ? Pourquoi ne mourons-nous pas comme nous naissons ?
Il m'est venu dans l'idée que nos premiers pères ne faisaient
que cesser de vivre, et que si nous étions sobres, réglés en tout,
si nous vivions comme les sauvages de Rousseau, nous mourrions
peut-être sans agonie et sans douleur, seulement parce qu'un
long usage affaiblit et éteint enfin nos organes et nos facultés.
Notre machine ne ferait que s'user peut-être ; elle ne se démon-
terait pas. »
1 C'était le père de cette cousine qui devint M"" d'Athlone et fut une des
plus chères amies de Belle de Zuylen.
50 MADAME DE CHARRIÈRE ET SES AMIS
Un beau matin, une lettre que d'Hermenches avait confiée à
Perponcher fut interceptée par M™e de Tuyll. Belle raconte l'in-
cident à son beau-frère :
«.Fin 1763... J'ai été si effrayée de voir entrer ma mère dans ma
chambre, tenant d'une main votre lettre ouverte, de l'autre
celle de d'Hermenches, que dès que je les ai eues en ma puissance,
je n'ai fait qu'un saut du haut de l'escalier en bas, et les grosses
flammes de la cuisine ont dévoré en moins de rien mille jolies
choses. Ma mère voulait me retenir, mais je disais : « Non ! Je
soupçonne là quelque mystère aussi bien que vous, et ne me
souciant pas d'en être éclaircie ni de devoir vous en éclaircir,
pour vous prouver aussi que ce n'est rien qui me tienne fort au
cœur, elles iront droit au feu. » Quand je suis remontée, je n'en
pouvais plus d'agitation et de battements de cœur. Depuis long-
temps je suis si bonne fille, qu'il n'y avait pas moyen d'être mère
rigide ; j'ai raconté, j'ai caressé, je l'ai attendrie... «Que, pour
moi, si on me tourmentait trop, je pourrais toujours me consoler
par l'idée d'un prompt mariage... » J'ai ajouté moitié en riant
qu'on m'avait encore pressée hier sur le baron allemand, et que
je n'avais qu'à dire oui demain... Je crois que je lui ai fait peur,
j'ai ri, j'ai pleuré, je lui ai dit enfin que si je n'avais pas brûlé ma
lettre, je la lui lirais peut-être, que sûrement elle était jolie...
Enfin mon adresse et ma franchise ont obtenu tout ce que je
voulais de son amitié.
...N'allez pas croire que sérieusement une gronderie me fît
marier ; je serais fort surprise si, quoique pussent dire mon cher
père et ma chère mère, je prenais demain une si étrange réso-
lution. Entre autres folies, je disais ce soir : « Que mon mari se
garde d'être jaloux : selon toute apparence, il serait trompé ! »
Et je voulais faire avouer à ma mère que telle que j'étais, je valais
encore mieux qu'une autre.
10 janvier 1764. (A d'Hermenches) : ...Il n'y a, dites-vous, qu'un
homme d'esprit riche et aimé qui doive me décider jamais..
Croyez-vous que trouver cet homme soit une chose facile ? Peut-
être serai-je moins délicate ; peut-être qu'un honnête homme,
riche, pour qui je puisse avoir de l'estime, me décidera, peut-
être que non ; je n'en sais en vérité rien... Je n'ai point de systè-
mes ; ils ne servent, selon moi, qu'à égarer méthodiquement...
Je n'ai pas seulement hésité sur les partis qui se sont proposés
jusqu'ici, ils ne me convenaient pas. A présent, j'ai deux épou-
seurs en réserve au fond de l'Allemagne ; peut-être qu'il y en
aura un des deux que je pourrai prendre, il faudra voir ; peut-être
il s'en présentera un autre qui me conviendra mieux... Si j'étais
mariée, je ne donnerais pas tant d'heures au clavecin ni aux ma-
thématiques, et cela m'affligerait, car je veux absolument enten-
FILLE A MARIER 5l
dre Newton et accompagner à peu près comme vous. J'écris, je
travaille, mes parents m'aiment, on s'accoutume à me voir secouer
un peu l'esclavage de la coutume. On me dispense de perdre
mon temps avec des gens à qui je n'ai rien à dire et qui ne disent
rien que je ne sache par cœur. Voyez s'il n'y a pas là un grand
nombre d'avantages. La Sarraz ' me disait l'autre jour : « Quand
on me dira que vous vous mariez, je serai fort surpris, et si vous
vous mariez uniquement par goût, sur vos propres idées, sans
être déterminée par les circonstances et par les avantages d'un
établissement, votre mari sera un être si curieux que je ferai
très bien cinquante lieues pour le voir. » — Je lui dis qu'il avait
raison et que cet homme en vaudrait la peine. »
Dans la même lettre, nous rencontrons une allusion à son
premier ouvrage imprimé. Elle revient de La Haye, où elle s'est
fort amusée, et a particulièrement fréquenté une dame de Degen-
feldt, qui paraît s'être engouée d'elle. «On m'a beaucoup demandé
si j'avais écrit le Noble. » Elle a répondu oui et non, car, dit-elle,
« je veux que cela soit toujours un soupçon dans le public, mais
point une certitude. Vous l'avez lu sans doute, sinon il faut le
lire. La Sarraz me disait : Je voudrais l'avoir écrit. — Cela se peut
bien, mais pour l'auteur qu'il a, il y règne un air trop libre. » Puis
elle poursuit :
« On m'a reproché depuis peu d'être indolente sur les défauts de
mes amis, de ne pas reprendre chez eux avec assez de zèle les
travers dans l'esprit et dans l'humeur. En effet, je trouve que
c'est peine perdue ; que pour reconnaître ses défauts, il faut une
modestie, et pour les combattre, un courage qu'on ne trouve
presque jamais; et j'aime beaucoup mieux plier mon humeur aux
travers des autres, ce qui est pour moi profit tout clair, que de
me fatiguer en exhortations et en remontrances presque toujours
inutiles. »
Comme d'Hermenches lui reprochait de n'avoir pas dit à un
ami tel que lui qu'elle était l'auteur du Noble, elle répond par
de nouvelles et charmantes confidences :
1 La Sarraz était un camarade et ami de Constant d'Hermenches. Homme
d'une gaîté fort libre, assez lettré, il procurait à Belle certaines lectures :
« Ne pourriez-vous, écrit-elle à son frère Ditie, le 1 1 février 1765, demander
à La Sarraz les livres qu'il devait acheter pour moi ? Demandez-les mysté-
rieusement : ce sont les Rabelais qui doivent être mis sur le compte de
Mmt Bentinck. •>>
52 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
« Je vous assure que j'ai plutôt oublié de vous en parler que je
n'ai voulu vous en faire un mystère. C'est un badinage dont
l'auteur ne devait pas être connu ; vous verrez que ce petit livre
ne m'a pas plus coûté qu'une douzaine de lettres... Bientôt, dans
le Mercure ou dans Y Année littéraire, vous verrez un petit ouvrage
de la même plume. Je ne puis me résoudre à vous en dire le titre ;
il est trop étrange que j'écrive et que je fasse imprimer pareille
chose.
...J'étudie avec la plus grande application toutes les propriétés
des sections coniques. Mon maître, qui ne me flatte point, qui
n'est point poli, m'a dit n'avoir jamais vu de meilleures dispo-
sitions ni des progrès aussi rapides... Mon maître, avec l'air d'un
manant, est un très habile homme, et avec cela si heureux, si uni,
si modeste, qu'il donne bonne opinion de la science. Je le respecte
à proportion de ce qu'il s'oublie, et nous passons une couple
d'heures ensemble tous les jours. Ce que je voulais vous dire,
c'est que je ne m'aperçois point encore que mon esprit se rétrécisse,
que mon imagination devienne stérile, mais je sais bien qu'une
heure ou deux de mathématiques me rendent l'esprit libre et Ië~
cœur plus gai ; il me semble que j'en dors et mange mieux, quand
j'ai vu des vérités évidentes et indisputables ; cela me console
des obscurités de la religion et de la métaphysique, ou plutôt cela
me les fait oublier ; je suis fort aise de ce qu'il y a quelque chose
de sûr dans ce monde. Mais ce n'est pas pour le plaisir seul que
je m'occupe de ces vérités : je trouve que dès qu'on s'applique
à quelque chose, il est honteux de négliger la connaissance de la
nature. L'arrangement que Dieu a mis dans l'univers est trop
beau pour que je veuille l'ignorer ; je voudrais, comme Zadig,
savoir de la physique ce que l'on en sait de mon temps, et pour
cela il faut les mathématiques. Je n'aime pas les demi-connais-
sances. »
D'Hermenches ayant insinué qu'elle avait peut-être moins de
goût pour les mathématiques que pour le maître, elle réplique
prestement :
il mai 1764... Si j'ai parlé de lui comme d'un Saint-Preux,
j'ai parlé étrangement. Connaissez-vous rien de moins ressem-
blant à Saint-Preux qu'un petit homme de plus de 50 ans, coiffé
tout de travers d'une vieille perruque rousse, chaussé de gros
bas de laine en toute saison, aussi malpropre qu'un capucin, et
qui, dès qu'il ouvre la bouche, fait tomber une pluie sur moi et
sur mon papier !
« Dimanche (1764)... La cloche sonne 6 y2 heures, et déjà je
tiens une plume. ..Vous parlez de mon père: il dormirait moins que
moi s'il voyait mon cœur au grand jour... J'aurais beau dire, il
verrait des principes relâchés ; mais il n'imaginerait pas le feu
FILLE A .MARIER
53
des passions. Au reste, mon père n'est pas hérissé de cette gravité
de vertu dont vous parlez ; il ne déclame ni contre les vicieux,
ni même contre le vice, mais il semble les ignorer et ne les vouloir
pas connaître. C'est un homme accoutumé aux peintures d'un
paysage riant, où l'on voit la nature dans son bonheur et dans
sa beauté ; il détourne les yeux des horreurs d'une tempête,
de la grille de Saint-Laurent et d'un jugement dernier... C'est
une chose curieuse que les effets de ce caractère modéré, sage
et doux. Mon père a sur toute sa famille cette influence que doit
donner la supériorité d'esprit et la supériorité de connaissances,
quand on les emploie continuellement au service d'autrui.
Le dictionnaire de toute sa famille est formé sur ses pensées.
C'est-à-dire qu'il se borne aux expressions de la décence, de
l'honnêteté et de la vertu, d'une politesse sincère, mais froide.
Point d'exclamations, point d'expressions vives, point de chaises
percées l. Il n'y a que ma mère qui sache exagérer. Vous devriez
voir comme on m'entend peu quand je me laisse aller à mes indi-
gnations ou à mes enthousiasmes. C'est en vérité une chose éton-
nante que je m'appelle Hollandaise et Tuyll. Il faut que la Pro-
vidence ait absolument voulu que je fusse ce que je suis. Le phy-
sique et le moral semblent s'y être opposés de toute leur puissance.
Ils n'avaient pas tort peut-être, à le bien prendre; je ne dois rien
leur reprocher. Que sert tout ce feu pour le bonheur ? Mon frère
est, dites-vous, sans vivacité. Eh bien, tant mieux : que ferait-il
de vivacité dans sa patrie ? Ici, l'on est vif tout seul. »
Puis elle revient à son père, constamment occupé des intérêts
publics :
« Toute cette affaire des digues et rivières roule sur lui et sur
M. Brouwer dans cette province... La conclusion de tout ceci,
c'est que je veux que vous estimiez mon père. Eclairé, modeste,
laborieux, indulgent, plein de respect pour le Créateur, de bien-
veillance pour la créature, utile à ses amis, plus utile à sa
patrie, quelque paradis que vous imaginiez, mon père y entrera.»
Elle nous conte ensuite qu'elle lit Plutarque et Y Essai sur les
mœurs avec son frère cadet Vincent :
« Je veux, dit-elle avec infiniment d'esprit, je veux essayer de
toutes les façons de séparer chez lui l'idée de livre et l'idée de
peine 2... Dans toute la journée, il n'est point de temps mieux
1 Allusion à une plaisanterie rabelaisienne de La Sarraz.
2 Dans sa vieillesse, elle faisait cette réflexion: «Je crois que pour bien
des jeunes gens, il n'y a que deux sortes de lectures: les unes sont celles
auxquelles on les force ; les autres, celles dont ils se cachent. (A M"* de
Sandoz-Rollin, 24 juillet 1799).
54 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
employé que celui que je passe à lire ou à causer avec mon frère.
Il a seize ans, il est aimable, pénétrant, modeste, gai, mille fois
plus réfléchi et plus prudent que moi ; nous nous aimons beaucoup
et pas un de mes conseils ne lui est à charge. Du goût, de l'intel-
ligence, de la sensibilité, il a tout ce qui fait un aimable homme.
Voulant être quelque chose, il a prié qu'on le mît au service, et
dans un mois il va rejoindre son régiment à Bois-le-Duc. Je crois
que j'apprendrai à jouer du luth quand je n'aurai plus mon frère.
Ne voilà-t-il pas une plaisante compensation ? — Après notre
lecture, je vais chez mon maître de clavecin ; ensuite viennent
les mathématiques. Le reste de mon temps est donné à mon père
et à ma mère, à mon oncle, à ma toilette et à mes concerts.
Un homme de mérite, éclairé, fort honnête homme, m'accompa-
gne de la basse tant que je veux... Quand je vais à l'assemblée,
je cause et je joue avec un jeune Ecossais tout plein de sens, d'es-
prit et de naïveté. D'ordinaire, je me console très bien de l'espèce
de solitude dans laquelle je vis ; j'en ai plus de loisir et plus de
liberté.
5 mars 1764 ...Mon frère le marin n'avait vu depuis longtemps
que l'Océan et les côtes de l'Amérique ; il était surpris, en arri-
vant ici, d'une conversation à laquelle rien de ce qu'il avait
entendu ne ressemblait. Quoiqu'il n'eût pas 17 ans quand il
commença son métier, ce qu'il aimait alors, il l'aime encore plus
à présent, et pendant un mois qu'il a passé avec nous, il ne pou-
vait souffrir que je le quittasse, je ne pouvais, le soir, le faire
sortir de ma chambre, et quelquefois il restait jusqu'à 2 ou 3
heures assis sur mon lit. »
Un soir, elle scandalisa fort sa sœur en se déshabillant devant
le grave Perponcher. «Vous mettre en chemise! clamait la sœur,
cela m'a paru si affreux ! »...
« Il faut savoir qu'après cette toilette, j'avais dit à tous deux :
«Avouez que je me déshabille bien décemment!» J'ai appris
cela avec mes frères ; le marin, l'hiver passé, ne voulait sortir de
ma chambre que quand j'étais au lit, trop endormie pour pouvoir
parler. Si, au lieu de ma sœur et de son mari, vous aviez été dans
ma chambre, si Bellegarde avait détaché mon mouchoir, on ne
montrerait pas plus d'horreur ni de dédain. Que la signification
des mots décence et pudeur est arbitraire ! Que les idées touchant
la vertu sont différentes ! »
On vient de voir la première allusion au marquis de Bellegarde,
qui fut un des prétendants les plus sérieux à la main de Belle de
Zuylen. Mais arrêtons-nous un instant aux ouvrages qu'elle
composa pendant les années que nous venons de traverser. Outre
FILLE A MARIER 55
Le Noble, déjà mentionné, nous connaissons l'existence des écrits
suivants, — elle-même nous les indique dans la lettre du n mai
1764:
« Demandez à Bentinck l'Epître de Garcin et ma réponse, les
portraits de Zêlide, l'Epître à MmeHasselœr ; demandez à Perpon-
cher les vers que j'ai adressés à ma mère ; ils sont nouveaux. »
Ces petits ouvrages ne nous ont pas tous été conservés, mais
les plus importants subsistent, à commencer par Le Noble '.
Nous avons dit combien l'indépendance de son jugement et la
liberté de ses allures étonnaient et scandalisaient l'entourage
de la jeune fille. Ce fut bien pis quand parut ce petit conte ano-
nyme que la rumeur publique s'empressa de lui attribuer.
Voltaire eût certainement goûté le style alerte et le ton déta-
ché de ce badinage sur le préjugé de la noblesse. Le baron
d'Arnonville, d'une famille d'ancienne noblesse, « était très sen-
sible au mérite de cette ancienneté, et il avait raison, car il n'avait
pas beaucoup d'autres mérites ». Tel est le début. Ecoutons la
suite :
« Sa table était frugale, mais tout autour de la salle à manger
régnaient les bois des cerfs tués par ses aïeux. Il se rappelait, les
jours gras, qu'il avait droit de chasse, les jours maigres, qu'il
avait droit de pêche, et content de ces droits, il laissait sans envie
manger des faisans et des carpes aux ignobles financiers. Il
dépensait son modique revenu à pousser un procès pour le droit
de pendre sur ses terres ; et il ne lui serait jamais venu dans
l'esprit qu'on pût faire un meilleur usage de son bien, ni laisser
1 Le Noble parut, sans nom d'auteur, à Amsterdam, in-8", 1763. Une
nouvelle édition in- 12 en fut faite à Londres en 1770. Nous n'avons pu
réussir à retrouver nulle part un exemplaire de l'une ou l'autre édition.
Elles doivent avoir été tirées à un très petit nombre d'exemplaires, et nous
ne serions pas surpris qu'on en eût détruit le plus possible. Les archives de
Zuylen ne possèdent même pas ce libelle compromettant, qui n'existe à
notre connaissance dans aucune bibliothèque hollandaise. Mais nous avons
trouvé les deux éditions mentionnées dans le catalogue de la vente de
M. van Gcens, à Utrecht. Heureusement Le Noble a été réimprimé. Notre
ami M. Arthur Piaget l'a découvert à la Bibliothèque nationale, dans un
recueil publié en 1786-87. (Voir Bibliographie, à la fin du tome II). En
1 787, M"" de Charrière avait publié ses principaux romans, qui avaient eu du
succès : on conçoit que des éditeurs aient eu l'idée de réimprimer le premier
ouvrage de l'auteur des Lettres écrites de Lausanne et des Lettres neuchâ-
îeloises.
56 MADAME DE CHABRlÈRE ET SES AMIS
à ses enfants quelque chose de mieux que la haute et basse justice.
L'argent de ses menus plaisirs, il le mettait à faire renouveler
les écussons qui bordaient tous les planchers et à faire repeindre
ses ancêtres.
La baronne d'Arnonville était morte depuis longtemps, et
lui avait laissé un fils et une fille, qui s'appelait Julie. Le jeune
seigneur avait également à se plaindre de la nature et de l'édu-
cation : cependant il ne se plaignait pas ; content du nom d'Ar-
nonville et de la connaissance de l'arbre généalogique de sa
maison, il se passait de talents et de science ; il chassait quelque-
fois, et mangeait son gibier avec les filles du cabaret voisin. Il
buvait beaucoup et jouait tous les soirs avec son domestique.
Sa figure était désagréable, et il eût fallu de bons yeux pour
découvrir en lui ces traits qui, selon quelques-uns, annoncent
infailliblement une haute naissance. Julie, au contraire, avait de
la beauté, des grâces et de l'esprit : son père lui avait fait lire
des traités de blason qu'elle ne goûtait guère, et elle avait lu
en secret quelques romans qu'elle goûtait beaucoup. Le séjour
qu'elle avait fait chez une dame de ses parentes, dans la capitale
de la province, lui avait donné quelque usage du monde ; il n'en
faut pas beaucoup pour rendre polie une personne qui a l'esprit
pénétrant et le cœur bon.
Elle était fort vive et fort gaie, quoique tendre, et il lui échap-
pait quelquefois des railleries sur la noblesse : mais le respect
et l'amitié qu'elle avait pour son père les modéraient toujours...
Elle préférait une jolie et aimable bourgeoise des environs à une
demoiselle aussi laide et maussade que noble qui demeurait dans
le voisinage... Elle cédait toujours à l'âge, et aurait mieux aimé
qu'on la crût roturière qu'arrogante. Par étourderie, elle aurait
passé devant une princesse ; par indifférence et par civilité, elle
eût laissé passer tout le monde devant elle... Julie ne voulait
point avoir trop d'esprit, et voilà pourquoi ce qu'elle en avait
plaisait davantage ...»
Le hasard lui fait rencontrer le jeune Valaincourt : « Ils se
plurent dès qu'ils se virent, et ils ne songèrent d'abord ni à se
le dire, ni à se le cacher. » Le père de l'amoureux avait reçu la
noblesse pour prix de grands services rendus à l'Etat :
« Les sages diraient que quand c'est de cette façon qu'on a
acquis la noblesse, la plus nouvelle est la meilleure ; que le
premier noble de sa race doit être le plus glorieux d'un titre
dont il est l'auteur ; que le second vaut mieux que le vingtième,
et qu'il y avait à présumer que Valaincourt ressemblait plus
à son père que le baron d'Arnonville à son troisième aïeul ;
mais les sages ne sont pas juges compétents de l'ouvrage du
préjugé...»
FILLE A MARIER 5j
C'est pourquoi le père de Julie, qui attache tant de prix à
l'antiquité des parchemins, ne demande pas si le jeune homme
épris de sa fille est rangé, s'il a le cœur bon : il demande si sa
famille est « ancienne ». Et Julie lui ayant répondu, « par un
mouvement de gaîté », que les Valaincourt descendent de Renaud
de Montauban : « Quoi ! ma fille, s'écrie le père, de Renaud de
Montauban ! Mon Dieu, que tu seras heureuse ! »
Mais quand il apprend la vérité, il refuse naturellement de con-
sentir au mariage, puis enferme sa fille, de peur qu'elle revoie
son ami. Alors Julie décide de s'évader du château de ses ancêtres;
elle n'hésite même point à jeter leurs portraits dans le fossé pour
faciliter son évasion :
« Vous me rendrez au moins ce service, s'écrie-t-elle. Jamais
elle n'avait cru qu'on pût tirer si bon parti des grands-pères.
Ce nouvel usage la divertissait. »
Elle rejoint aussitôt son amant :
« Valaincourt prit un baiser à Julie, et Julie, qui n'aimait pas
à refuser ce qu'elle pouvait donner sans peine, le laissa prendre. »
Le baron d'Arnonville faillit mourir de douleur :
« En vain un homme raisonnable qui se trouvait là lui représen-
tait que tout au plus la noblesse était un préjugé pour le mérite,
et qu'un mérite reconnu, comme celui de Valaincourt, n'avait
pas besoin du préjugé ; qu'on ne peut jamais s'attribuer le mérite
d'autrui, et que quand on le pourrait, un noble ne s'en trouverait
souvent pas plus qu'un autre, celui à qui on a donné primitive-
ment son titre pouvant avoir été un malhonnête homme ou un
sot... Ce discours blasphématoire fut interrompu par une seconde
pâmoison plus longue encore que la première. C'en était fait, je
pense, du baron, si une lettre bien consolante ne l'eût rappelé à la
vie. Le sort le dédommageait de l'acquisition d'un gendre riche
et aimable, en lui offrant la bru la plus désagréable qu'on puisse
imaginer. Il accepta avec joie cette compensation. Il rendit grâce
au Ciel et admira la sagesse de la Providence, qui dispense avec
égalité les biens et les maux. Il n'est pas besoin de dire que la
demoiselle était complètement noble ; on n'envoyait pas son
portrait, mais son arbre généalogique, et il était tel, que le père
n'hésita pas ; le fils avait ouï dire qu'elle était louche et bossue,
mais l'honneur de joindre ses armes et ses quartiers aux siens le
fit passer sur tous les désagréments du reste ; il comptait bien
d'ailleurs se consoler avec des créatures moins nobles et moins
58 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
laides, et il avait trop de grandeur d'âme pour penser qu'il fallût
aimer celle qu'on épousait...
Le mariage fut donc bientôt conclu. Julie, en ayant appris
la nouvelle, s'informa du jour des noces. A la fin du repas, le père
d'Arnon ville, rappelant la vigueur de ses jeunes ans, célébra par
vingt rasades une union si bien assortie. Lorsque le vin commen-
çait à confondre dans sa tête l'ancienne et la nouvelle noblesse,
Valaincourt et Julie entrèrent dans la salle et se jetèrent à ses
pieds. Ayant perdu une partie de ce qu'il appelait sa raison,
il ne sentit que sa tendresse, et pardonna. Julie fut heureuse, et
ses fils ne furent point chevaliers.»
La satire ne laisse pas d'être piquante sous le plume d'une
héritière de la plus vieille noblesse hollandaise. Nous sommes à
Utrecht en 1763, c'est-à-dire en un temps où de si libres idées,
qui ne couraient pas les rues, couraient encore moins les salons,
et en une ville où, aujourd'hui encore, un noble nom n'est point
sans prestige. On se figure l'étonnement indigné des jeunes patri-
ciens, « grossiers, joueurs et chasseurs », que dépeignait au naturel
la plume frondeuse de Mlle de Tuyll ; la stupeur des douairières
compassées et des vieux papas, « un peu attendris par le vin »,
dont elle raillait les préjugés étroits et le ridicule orgueil ! Dès
lors, Belle de Zuylen fut classée parmi les créatures bizarres,
de société dangereuse et qui sont pour les parents d'un placement
difficile '.
Ses amis — elle en avait quelques-uns qui rendaient justice à
son talent — se passaient de main en main les productions de ce
vif esprit. Nous avons retrouvé en Hollande des copies de son
portrait, sous le nom de Zélide, et d'une poésie adressée à sa
mère. Le portrait est tracé avec une grâce piquante qu'on eût
certainement goûtée chez M11-' de Montpensier et que Mme de
Staal-Delaunay n'a point dépassée. C'est un morceau capital,
une confession, un peu arrangée pour le monde, sans doute,
mais, à tout prendre, sincère et vraie.
1 Encouragée par le succès du Noble, elle écrivit le conte dont elle nous a
parlé plus haut, et l'envoya à son frère aîné, alors à Paris, pour qu'il l'offrît
au Mercure ou à V Année littéraire. Mais elle ne parvint pas à faire agréer
cet ouvrage, dont nous ignorons le titre, et où, déclare-t-elle, « la réputation
de la fille d'un roi de France est fort attaquée... Le public s'en passera fort
bien. Je m'amuse à présent à faire une comédie».
FILLE A MARIER 5û
Portrait de Mlle de Z sous le nom de Zélide,
fait par elle-même.
« Compatissante par tempérament, libérale et généreuse par
penchant, Zélide n'est bonne que par principe; quand elle est
douce et facile, sachez-lui en gré, c'est un effort. Quand elle est
longtemps civile et polie avec des gens dont elle ne se soucie
pas, redoublez d'estime, c'est un martyre. Naturellement vaine,
sa vanité est sans bornes : la connaissance et le mépris des hommes
lui en eurent bientôt donné. Cependant elle va encore trop loin
au gré de Zélide elle-même. Elle pense déjà que la gloire n'est
rien au prix du bonheur, mais elle ferait encore bien des pas pour
la gloire.
Quand est-ce que les lumières de l'esprit commanderont aux
penchants du cœur ? Alors Zélide cessera d'être coquette. Triste
contradiction ! Zélide, qui ne voudrait pas sans raison frapper un
chien, ni écraser le plus vil insecte, voudrait peut-être, dans cer-
tains moments, rendre un homme malheureux, et cela pour s'a-
muser, pour se procurer une espèce de gloire, qui même ne flatte
point sa raison et ne touche qu'un instant sa vanité. Mais le
prestige est court, l'apparence du succès la fait revenir à elle-
même, elle n'a pas plutôt reconnu son intention qu'elle la méprise,
l'abhorre et veut y renoncer pour jamais.
Vous me demanderez peut-être si Zélide est belle, ou jolie, ou
passable ? Je ne sais ; c'est selon qu'on l'aime ou qu'elle veut
se faire aimer. Elle a la gorge belle, elle le sait, et s'en pare un
peu trop au gré de la modestie. Elle n'a pas la main blanche, elle
le sait aussi, et en badine, mais elle voudrait bien n'avoir pas
sujet d'en badiner.
Tendre à l'excès, et non moins délicate, elle ne peut être heu-
reuse ni par l'amour, ni sans amour. L'amitié n'eut jamais un
Temple plus saint, plus digne d'elle, que Zélide. Se voyant trop
sensible pour être heureuse, elle a presque cessé de prétendre au
bonheur, elle s'attache à la vertu, elle fuit le repentir, et cherche
les amusements. Les plaisirs sont rares pour elle, mais ils sont
vifs, elle les saisit et les goûte avec ardeur. Connaissant la vanité
des projets et l'incertitude de l'avenir, elle veut surtout rendre
heureux le moment qui s'écoule.
Ne le devinez-vous pas ? Zélide est un peu voluptueuse ; son
imagination sait être riante même quand son cœur est affligé.
Des sensations trop vives et trop fortes pour sa machine, une
activité excessive qui manque d'objet satisfaisant, voilà la
source de tous ses maux. Avec des organes moins sensibles, Zélide
eût eu l'âme d'un grand homme ; avec moins d'esprit et de raison,
elle n'eût été qu'une femme très faible. »
ÔO MADAME DE CHARRlÈRE ET SES AMIS
Elle écrivit, quelque temps après, une Addition au portrait de
Zélide, où elle complète et rectifie sa première esquisse. Mais ce
second portrait, bien plus fouillé, devient une sorte d'apologie :
Belle se sent jugée, sottement jugée ; elle va s'efforcer de s'ana-
lyser impartialement, de se montrer sous son vrai jour; elle y
réussit à merveille, et tout ce que nous savons d'elle par les pages
qui précédent se résume en quelque sorte dans celles qu'on
va lire ' :
« Vous le voulez donc, il faut revenir à Zélide. S'il ne s'agissait
que de faire un autre tableau, la chose serait aisée : ses amis disent
qu'on en ferait vingt, tous ressemblants à l'original, tous diffé-
rents entre eux. Mais la tâche est plus difficile, il faut effacer
quelques traits d'une ancienne ébauche, fruit négligé du désœu-
vrement d'une soirée d'automne, et qui, faite pour une seule amie,
n'aurait jamais du être vue du public.
...Bien des gens pensent qu'on a fait tort à Zélide de dire
qu'elle n'est bonne que par principe. Elle-même appelle aujour-
d'hui d'un jugement qu'elle avait approuvé. Si l'on est bonne
quand on pleure sur les malheureux, quand on met un prix infini
au bonheur de tout être sensible, quand on sait se sacrifier aux
autres, et qu'on ne sacrifie jamais les autres à soi, Zélide l'est
naturellement et le fut toujours. Mais s'il ne suffit pas pour cela
d'une scrupuleuse équité dans une âme généreuse, compatissante
et délicate, si pour être bonne il faut encore dissimuler ses mécon-
tentements et ses dégoûts, se taire quand on a raison, respecter
les faiblesses d'autrui, faire oublier à ceux qui ont des torts qu'ils
nous affligent. Zélide souhaita toujours de l'être, et le devient.
Son cœur était capable de grands sacrifices ; elle accoutume son
humeur aux petits. Elle cherche à rendre heureux tous les moments
de ceux qui l'approchent, car elle voudrait faire le bonheur de
leur vie, et les moments font la vie. Trop sensible pour être cons-
tamment heureuse, ceux qui l'approchent gagnent à ses chagrins :
son existence ne doit pas être inutile, et moins elle lui paraît un
bien pour elle-même, plus elle veut la rendre un bien pour eux.
Quand elle voudrait pleurer, elle tâche de faire rire. Elle oublie
ses maux pour adoucir ceux d'autrui. Elle veut être heureuse
du bonheur des autres quand elle ne peut l'être du sien. D'ailleurs,
remplir son devoir est la première des consolations comme le
1 Gaullieur a publié le premier portrait (Revue suisse, novembre 1857),
mais il a transformé le nom de Zélide en celui de Zélinde et fait quelques
changements de détail. Nous ne reproduisons que les passages les plus
caractéristiques du second portrait, qui est une minutieuse analyse psycho-
logique.
FILLE A MARIER 6l
plus doux des plaisirs, et Zélide croit que le bonheur de ceux à
qui la Providence attache son destin, est une tâche qu'elle lui
confie.
Si on ne lui a pas fait assez d'honneur sur l'article de la bonté,
peut-être que sur celui de l'amitié on lui en fait trop. Il n'est
point d'amie plus zélée ; mais faut-il aimer beaucoup pour
s'empresser à rendre service ? ... Gaie et railleuse, on lui reproche
de se moquer de tout le monde. Elle voit sans prévention ce
qui est plaisant, elle en rit sans scrupule, l'amour même ne lui
attacherait pas son bandeau. Mais Zélide ne cesse pas d'aimer
ceux qui la font rire, elle ne s'attendait pas à trouver des humains
sans faiblesses. Un ridicule l'amuse, et ne peut l'indigner.
... J ' ai lu que les hommes ne savent pas garder leur propre secret ,
ni les femmes le secret d'autrui. Mais en ceci, Zélide n'est point
femme. Le secret d'autrui est un dépôt sacré ; le sien est à elle,
elle en dispose à sa fantaisie, ou plutôt Zélide n'a point de secret :
que n'avouerait-elle pas pour s'amuser et pour surprendre !
...C'est son peu de souci pour l'avenir qui fait commettre à
Zélide mille imprudences. Si elle eût réfléchi un instant, son
portrait ne courrait pas le monde, elle aurait bien senti que la
moitié des hommes sont méchants, et que cette moitié fait parler
l'autre, qui ne sait pas lire. Par bonheur, le blâme de mille sots
et de mille prudes ne vaut pas un regret. Tous les jours Zélide
est moins sensible au jugement d'une aveugle multitude. Elle
serait au désespoir si, la connaissant bien, on la quittait sans
chagrin, on la retrouvait sans plaisir, on parlait d'elle sans
estime... On ne l'aime pas toujours beaucoup, cependant on
se trouve toujours mieux près que loin d'elle. Ce sentiment lui
est précieux ; il doit l'être, il lui apprend qu'elle le mérite ; elle
est bien aise de le mériter... »
On ne sera pas surpris qu'en plein siècle de « métromanie »
Isabelle de Tuyll ait écrit des vers. Hâtons-nous de confesser
que nous préférons sa prose, encore que parmi ses poésies il en
soit de fort agréables. Nous n'y cherchons d'ailleurs que des
aveux et des confidences sur son état d'âme. Un jour, il s'agit
pour elle de rentrer en grâce auprès de sa mère, qui lui a fait
quelque scène un peu vive. Elle invoque les « doctes sœurs »,
comme il convenait alors, puis arrive à son propos :
...Par mes chants je veux de ma mère
Apaiser l'injuste courroux.
O muses, la connaissez-vous ?
Très peu de mères lui ressemblent,
Très peu de mortelles rassemblent
Tant de vertus et de raison ;
02 MADAME DE CHARR1ERE ET SES AMIS
De ses jours la belle saison
N'est pas, bien s'en faut, écoulée :
Puisse sa trame par Clothon
Etre longtemps, longtemps filée!
— Or, pourquoi je suis querellée ?
C'est que j'arrive tard partout,
Du premier de l'an jusqu'au bout.
Le soir, je fais la sourde oreille
Au dieu dormeur et ses pavots ;
Le matin encor je sommeille,
Quand
La suite contient vraiment trop de mythologie pour notre
goût. Mais Belle reprend bientôt pied dans la réalité et le naturel:
« Si c'était tout, me dit ma mère,
« On t'excuserait aisément ;
« L'aube du jour est un mystère
« Auquel moi-même, franchement,
« J'assiste aussi très rarement.
« Mais vingt cadrans, la grosse cloche
« Répètent inutilement
« Que l'heure d'assemblée approche ;
« J'v perds toujours conseil, reproche,
« Vous vous oubliez constamment ! »
— Ma mère, pensez, je vous prie,
Pensez qu'avec vous je m'oublie !
S'oublier avec un amant,
C'est là, dit-on, chose ordinaire ;
Mais s'oublier avec sa mère
N'arrive pas si fréquemment.
Quand l'oubli dont je suis coupable
Pourrait mille maux entraîner,
Il dit que vous êtes aimable :
C'est assez pour me pardonner.
... Il est des moments favoris
De liberté, de confiance,
Où les amis sont plus amis,
Où l'on dit mieux ce que l'on pense ;
Ensuite, on rêve, et ce silence
Vaut mieux que le meilleur discours.
Heureux moments, toujours trop courts,
Vous abréger, c'est conscience !
Quiconque sait bien vous goûter,
A pas trop lents peut-il quitter
Vos douceurs, son tambour, sa mère ?
Ah ! toujours tard je veux aller
FILLE A MARIER 63
Grossir une troupe étrangère,
Où par usage il faut parler,
Où par prudence il faut se taire l.
A ma mère que j'aime offrir
Ce que ma plume vient d'écrire !
Le premier succès où j'aspire,
C'est de voir ses yeux m'applaudir,
De voir sa bouche me sourire.
Graves, sombres austérités,
Pour moi vos rigueurs elle oublie,
Et des écrits que la folie
En son caprice m'a dictés
Elle aime les bizarreries ;
Elle pardonne à la gaité
Ses écarts, sa légèreté
Et ses imprudentes saillies.
Heureux favoris d'Apollon,
Je vous admire avec envie !
Ah ! de l'amante de Phaon
Que n'ai-je le divin génie !
Sapho, l'objet de ton amour
Est immortel par tes ouvrages :
Les miens loueraient dans tous les âges
Ceux de qui j'ai reçu le jour !
Ce gracieux et câlin plaidoyer ne dut pas être vain : de toute
la famille, sa mère était la personne la plus capable de comprendre
Belle, qui lui ressemblait par plusieurs traits :
«Je sais mieux la remuer et je lui parle plus vrai qu'à mon père.
Je fais ses chagrins quelquefois, mais je fais ses consolations,
ses joies, son amusement ; elle ne peut vivre sans sa fille...»
1 A la fin de sa vie, elle écrivait à une amie : « J'ai retrouvé des vers de ma
jeunesse. Il y en a, parmi beaucoup de ces vers courants dont on en peut
faire à la toise, quelques jolis, qui annonçaient presque du talent, et je
m'étonne quand je vois que cela se faisait dans mon froid pays et au milieu
d'une famille assez semblable à la vôtre, qui n'est pas trop encourageante.
Déjà alors je me fâchais contre la société, contre un monde
Où par usage il faut parler.
Où par prudence il faut se taire...
Adieu, ma chère Caroline ; vous deviendrez très prudente, vous, et vous
tairez ordinairement, et ne direz point votre avis de peur des disputes, et
vous aurez raison. » (A Mmt de Sandoz-Rollin, 6 janvier 1797.)
64 MADAME DE CHARRIEBE ET SES AMIS
Dans sa chambre, où. enfant, elle se réfugiait déjà volontiers,
toutes sortes d'occupations continuent à remplir ses journées ;
mais surtout elle lit avidement : c'est à ses lectures de jeune fille
et à ses réflexions solitaires qu'elle doit sa forte personnalité et
la liberté de son jugement. Elle s'est nourrie de Voltaire ; elle
cite fréquemment Saint-Evremond, Chaulieu, Hamilton ; elle
sait ses classiques par cœur : «Je ne voyage pas sans Racine et
Molière dans mon coffre et La Fontaine dans mon souvenir ».
écrira-t-elle plus tard. Elle adore Pascal et Sévigné. et revient
sans cesse à Plutarque. Mais, chose remarquable, il n'y a pas
trace de superstition dans ses admirations littéraires. Voltaire
ne l'a point conquise sans réserve, elle le discute librement.
Elle goûte surtout ce qui répond à son idéal de naturel et de sim-
plicité, et met au premier rang des romans français La Prin-
cesse de Clèves, Gil Blas et Manon Lescaut.
Recueillons ici, pour faire suite à ses Portraits, quelques décla-
rations qu'elle a faites sur elle-même :
« Je suis à la fois fort pénétrante et fort facile à duper; mon
esprit voit, mais mon cœur et ma conduite ne tiennent pas
compte de ses lumières. »
« La peur d'être méprisable m'occupe bien plus que la peur
d'être méprisée. -
« Je lis les enseignements des théologiens avec ennui, ceux
des esprits forts avec horreur, ceux des libertins avec dégoût. »
« J'admire comme je dois les héros et les martyrs, mais je trouve
dangereux de se mettre dans le cas d'avoir longtemps besoin
de l'être. »
«Un seul objet ne pourrait jamais satisfaire à toute l'activité
de mon âme. »
Ainsi éclate, à tout propos, son esprit libre, exempt de tout
préjugé : « Je voudrais être du pays de tout le monde », dit-elle
quelque part. Mot bien caractéristique et digne du siècle où le
Persan de Montesquieu s'écriait : « Le cœur est citoyen de tous
les pays ». — Mais on ne se met pas impunément au-dessus de
toutes les idées reçues et des conventions imposées par le monde :
d'Hermenches, qui avait passé l'âge où on se plaît à les braver,
avertissait doucement sa jeune amie :
« Je voudrais, aimable Agnès, qu'avec la réputation d'une per-
sonne d'infiniment d'esprit, on ne vous donnât pas celle d'une
personne singulière, car vous ne l'êtes pas. Vous êtes trop bonne,
GUILLAUME-RENÉ, FRERE AINE DE BELLE
66 MADAME DE CHABRlÈBE ET SES AMIS
trop honnête, trop naturelle. Faites-vous un système qui vous
rapproche des formes reçues, et vous serez au-dessus de tous les
beaux esprits présents et passés. C'est un conseil que j'ose donner
à mon amie à l'âge de 26 ans. Adieu, divine personne. »
Mais la « divine personne » répondait bien spirituellement :
« Quand je suis singulière, ce n'est que pour retourner de l'usage
à la raison ».
Ainsi se peint cette jeune fille, accoutumée de bonne heure par
l'isolement intellectuel à se replier sur elle-même, et qui remuait
tant d'idées à un âge où les femmes n'ont guère coutume d'en
avoir. Elle a surtout horreur de tout ce qui est pose, affectation,
rhétorique ; elle hait le « tortillage allemand » autant que le ton
de galanterie importé de France. Les fades adorateurs rencon-
trés dans le monde la mettent en gaîté ; elle préfère la société
des petites gens, et se fera une fête, par exemple, de partager
avec son frère le souper des paysans à la ferme de Zuylen, un
soir de moisson :
«Je viens de souper avec 90 paysans et paysannes. Les paysans
avaient battu tout le jour une certaine graine dont je ne sais pas
le nom ; jugez comme ils avaient chaud. Mais notre paysan,
le maître du logis, était si aise de me voir là assise à côté de lui,
il posait de si bonne foi ses mains suantes sur les miennes, sa
femme faisait avec tant de plaisir les honneurs à mon frère et
à moi, nos domestiques aussi trouvaient si plaisant d'être à table
avec nous, que cette fête n'a point laissé de me paraître agréable ;
je me suis comparée un moment à Julie avec orgueil. De danser,
pourtant, il n'y avait pas moyen. On s'embrasse avec une lenteur,
un sens froid, une innocence dignes du meilleur âge, dignes aussi
de notre flegmatique pays. On dirait que le galant et la fille se
parlent en confidence ; elle ne se défend point. Tout deux ne
bougent non plus que des piliers. Tout le bal était muni de petites
pipes ; c'était une fumée !... »
Comment trouver en Hollande un épouseur pour une jeune
personne aussi peu hollandaise ? — Rien n'est plus curieux que
le défilé des prétendants auquel nous allons assister. Belle aussi
y « assistait », en quelque sorte, avec un sourire désabusé, que
nous verrons se refléter dans ses lettres.
CHAPITRE III
Le Marquis de Bellegarde
«Vraiment, c est une chose
bien difficile que de me bien
marier. »
(Belle de Zuylen à d'Hermen-
ches.)
Les prétendants : le comte d'Anhalt, le marquis, etc.. — Libres confidences
de Belle. — L'obstacle. — Scènes de famille. — L'Ecossais Boswell. —
Les tergiversations de M. de Bellegarde. — Visite à l'évêque d'Utrecht. —
Le cousin amoureux. — A La Haye. — Bellegarde à Middagten. — Le
portrait de La Tour. — Les gaîtés de Belle.
C'est une histoire compliquée, mal aisée à conter, que celle
du mariage de notre amie. Avant de lui céder la parole, peut-
être est-il bon d'indiquer les phases de ce roman bizarre, dont
le dénouement fut si imprévu. Belle de Zuylen n'a pas eu moins
d'une douzaine de prétendants, qui ne le furent d'ailleurs pas
tous au même degré : il y en eut, dans le nombre, qui, comme
l'Ecossais Boswell, songèrent bien à épouser cette personne si
séduisante, mais son esprit les fit reculer... Il en est d'autres
qu'elle découragea d'emblée, tels son petit cousin de Tuyll, ou
ses compatriotes Pallandt et Obdam. Quelques-uns la connu-
rent de réputation seulement, l'admirèrent de loin, mais ne se
décidèrent pas à faire le voyage d'Utrecht. C'est le cas d'un
68 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
rhingrave de Salm, d'un baron d'Holstein, et plus spéciale-
ment d'un comte d'Anhalt, « cet homme, disait Belle, qui vient
de si loin pour m'épouser », et qui, en réalité, ne vint jamais.
Le fameux Catt lui avait rempli la tête des mérites éclatants de
Belle de Zuylen, qui raconte ce qui suit :
« M. Catt m'avait trouvée aimable, apparemment. Je sus, quel-
ques mois après son départ, qu'il avait trouvé le moyen d'avoir
mon portrait, ressemblant et joli ; peut-être l'avait-il montré
au comte d'Anhalt ; du moins lui parlait-il souvent de moi ; il
endormait aussi sa Majesté de la peinture de mes charmes. Le
roi aimait autant ce conte-là qu'un autre, il le faisait redire, et
un jour il me fit déconseiller Fénelon, que je lisais. L'imagination
du comte s'échauffe, il écrit, il fait écrire et parler, non par
M. Catt, qui tant que la négociation a duré, ne l'a pas seulement
nommé dans ses lettres. A présent, il sera le ministre de mes refus,
voilà tout ; mon père lui a écrit deux fois sous ma dictée. Mais
quand il aurait négocié cette affaire, qu'importe, si elle eût été
bonne ? « Je n'aurai jamais bonne idée, dites-vous, d'un mariage
fait par un gouverneur. » — Tout homme qui élève des jeunes
gens ne doit donc pas me trouver de mérite, parler de moi, ni
s'intéresser à ce qui me regarde ! D'Hermenches, un philosophe
devait-il avoir de pareils préjugés ? J'aimerais autant croire
aux esprits et consulter les Bohémiennes ! ...»
De tous ces prétendants, le plus sérieux fut le marquis de Belle-
garde. La jeune fille l'aurait volontiers agréé, mais il avait aux
yeux des parents de Belle le grave défaut d'être catholique.
M. deTuyll déclara qu'elle serait maîtresse de l'épouser lorsqu'elle
aurait atteint sa majorité (25 ans). En attendant, on fit agir à
Rome la diplomatie piémontaise afin d'obtenir une dispense du
pape en faveur de ce mariage mixte ; mais la chancellerie romaine
1 L'incident du portrait vu par le comte d'Anhalt avait fait quelque bruit
à Utrecht et à La Haye. Cela nous est révélé par les Mémoires de Harden-
broek, où on lit, à la date de 1762 : «Belle de Zuylen ayant envoyé son
portrait à Catt, autrefois gouverneur chez M. de Zuylen, actuellement lec-
teur du roi de Prusse, — ce portrait a été vu par certain jeune prince
d'Anhalt au service de Prusse, d'où il est résulté une correspondance et
une demande en mariage. D'après les uns, on aurait refusé poliment pour
cause de fortune insuffisante ; d'après d'autres, on ne savait encore ce qui
en adviendrait. Toute cette affaire a été menée dans le plus grand secret,
quoique Belle eût mis dans sa confidence madame la veuve Geehvinck et
le maréchal d'Amerongen.On a fait aussi à ce propos un voyagea Amsterdam,
qui a été tenu bien secret ».
LK MARQUIS DE BELLEGARDE 69
ne la voulait accorder qu'à la condition que les enfants seraient
catholiques. Bellegarde ne sut pas mener les négociations avec
assez d'adresse et de fermeté ; elles échouèrent, sans que nous
voyions bien exactement pourquoi. Belle se consola sans peine,
et probablement aussi Bellegarde, quoi qu'en ait dit Gaullieur '.
MADAME DE CHARRIERE
d'après le portrait peint par Humbert en 1774
Après un séjour en Angleterre, qu'elle nous racontera, Belle
reprit bravement l'affaire de son mariage : elle était décidée à
s'établir, c'est-à-dire à se libérer de l'espèce de contrainte que
1 « Tout fut rompu, et M. de Bellegarde eut, dit-on, bien de la peine à
s'en consoler. » Lettres-mémoires de M"" de Charrière, par E.-H. Gaullieur,
Revue Suisse, \%bj, p. 176,
70 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
lui imposait son entourage. M. de Charrière se mit alors sur les
rangs. Il fallut plusieurs années pour décider M. de Tuyll à con-
sentir à ce mariage sans éclat, d'autant plus qu'à ce moment il
était question de deux nouveaux partis, le comte de Wittgen-
stein, officier en Corse, et lord Wemyss, jacobite écossais exilé.
Mais Belle avait jeté son dévolu sur M. de Charrière et finit par
faire agréer à son père l'homme qu'elle aimait. Ce que nous venons
de conter en quelques lignes a rempli dix années de sa vie.
Si Constant d'Hermenches eût été libre, c'est lui, assurément,
que Belle de Zuylen aurait épousé. Le brillant officier lui déclara
un jour qu'il regrettait que son fils fût trop jeune pour qu'elle
pût devenir sa bru, ce qui du moins les aurait rapprochés ; il
se résigna à lui proposer en mariage son plus intime ami, le
marquis de Bellegarde. C'est à cette occasion qu'elle lui adresse
ces lignes d'une étrange sincérité :
« Ce que vous faites me paraît beau, grand, difficile ; une
personne qui ne saurait ce que c'est qu'aimer dirait : « Elle ne
peut être à vous ; ainsi, la vouloir donner à votre ami n'est pas
un sacrifice. » Moi, j'en juge bien différemment: je sens trop
bien qu'ajouter de ses propres mains de nouvelles séparations
aux anciennes, mettre un obstacle éternel et invincible à son
penchant, demande une générosité courageuse et sublime. C'est
bien autre chose de marier sa maîtresse à son meilleur ami, que
de la laisser se marier à tout autre homme.
...Vous me priez de vous rassurer : il me serait aisé de vous
dire tous les lieux communs de la modestie, de vous dire que
me voyant davantage, vous cesseriez de m'aimer; mais cela ne
serait pas vrai ; je crois au contraire que pour peu que vous
m'aimiez à présent, vous m'aimeriez beaucoup plus dans la suite.
...Permettez-moi, d'Hermenches, l'orgueil de croire que jamais
une autre femme n'occupera précisément dans votre cœur la même
place que j'y pourrais occuper. Mais de l'amour, tout ce qu'il en
faut pour être tranquille auprès de moi, vous le prendrez peut-
être, à la première occasion, pour une plus belle femme. Vous
en verrez mille de plus belles, dont les charmes, joints à un peu
de raisonnement, vous rendront à mon égard tout comme vous
voudrez être. Depuis que nous nous connaissons, votre estime
et votre goût me sont toujours restés, mais n'avez-vous pas été
amoureux bien des fois ? Pour un moment d'émotion que mon
image vous a peut-être donné, ne vous a-t-elle pas laissé dans
mille moments un cœur tranquille ?
...Mais, dites-vous, le Ciel récompensera la vertu. C'est déjà
une récompense de vos intentions de pouvoir dire ces paroles ;
LE MARQUIS DE BELLEGARDE 71
je crois qu'elles sont accompagnées d'un sentiment bien doux ;
je voudrais le connaître. Jusqu'ici, je l'avoue, j'ai eu peu de
droits aux récompenses du Ciel ; elles n'ont pas fait mes consola-
tions ni mes espérances.
...Il faut absolument nous moins écrire ; il faut que nous nous
occupions moins l'un de l'autre... J'éprouve qu'il n'est point
d'argument si puissant sur moi pour combattre le penchant qui
peut mener au désordre, que mon attention fixée sur la plupart
de celles qui s'y livrent. Je tremble de me trouver confondue
dans la classe de ce que je méprise. Ah ! Dieu, si jamais, comptant
sur vos doigts les femmes qui vous ont trop aimé, je me trouvais
entre la Martin et quelque autre de son espèce !... Mais pourquoi
ce qui paraît quelquefois si odieux ne paraît-il pas toujours
odieux ? Je ne sais comment les autres se tirent d'un profond
examen, mais moi, tant que je serai spectateur impartial de
mon propre cœur, je ne risque pas de devenir vaine. »
Né à Londres en 1720, François-Eugène-Robert comte de
Bellegarde, marquis des Marches et de Cursinge, commandait un
régiment au service des Etats-Généraux ' ; il n'était pas loin
de la cinquantaine ; les parents de Belle, qui l'avaient rencontré
aux eaux de Spa, lui trouvaient l'air passablement fatigué.
Belle fit à son tour connaissance du marquis par l'intermédiaire
de d'Hermenches. Elle voyait fréquemment alors l'Ecossais
James Boswell, dont elle disait :
« Il est fort mon ami et fort estimé de mon père et de ma
mère, de sorte qu'il est toujours bien reçu quand il vient
me voir. »
Mais si Belle l'amusait et l'intéressait, lui ne songeait guère à
l'épouser :
1 Grâce à l'obligeance de notre vieil ami Albert Metzger, à Chambérv, et
à l'érudition de M. André Perrin, de l'Académie de Savoie, nous sommes en
mesure de donner quelques détails sur le marquis. Il appartenait à la famille
Noël (ou Noyel, ou Noyelli), de Montmélian, qui prit le nom de Bellegarde
d'une maison forte située entre Montmélian et le château des Marches. On
peut voir à Chambérv l'hôtel de Bellegarde, rue Croix-d'Or, à l'angle de la place
du théâtre. Il n'appartient plus à la famille, qui n'a plus de représentants en
Savoie ; mais elle existe encore en Autriche. Le château des Marches a passé
à la famille Costa de Beauregard ; il est occupé aujourd'hui par un orphe-
linat de filles. — La famille de Bellegarde était brillamment apparentée,
ainsi qu'on le verra plus loin. (Voir l'Armoriai et Nobiliaire de la Savoie,
T. IV, à Noyer de Bellegarde, chez Allier, Grenoble).
72 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
« Boswell, écrit-elle avec ce détachement qui lui est particulier,
Boswell me dit l'autre jour que quoique je fusse a charming
créature, il ne serait pas mon mari, eussé-je pour dot les sept
Provinces-Unies ; et je trouvai cela fort bon. »
L'Ecossais lui plaisait par son franc parler, dont on verra plus
loin le témoignage dans une lettre qu'il lui écrivit et qu'elle
conserva précieusement jusqu'à son dernier jour ; mais elle le
trouvait terriblement raisonnable. Quant à l'ami de d'Hermen-
ches, il ne paraissait pas très inflammable au début :
« Je crois, dit-elle, que M. de Bellegarde n'est pas un homme
à marier. C'est dommage ; puisqu'il est si aimable, il n'aurait
qu'à me prendre pour sa femme en passant. Je m'ennuie
souvent de l'état de dépendance. Si j'étais libre, je vaudrais
beaucoup mieux. »
Elle n'en continue pas moins ses travaux littéraires :
«Je m'amuse à présent à faire une comédie. Je n'aime pas à
demander des conseils parce que je n'aime pas à les suivre. Mon
ouvrage doit être mon ouvrage. Je dis comme Rousseau : « Son
premier succès est de me plaire. »
Puis elle revient à Bellegarde, qui, sans avoir le solide mérite
du sage Boswell, lui paraît plus séduisant, et à qui elle a fait le
plus gracieux accueil :
« Je vous remercie, écrit-elle en juillet 1764, de la connaissance
que vous m'avez fait faire avec M. de Bellegarde. Elle est vrai-
ment fort agréable. Je suis charmée de lui. Racontez ce qu'il
dit de moi. Il n'est pas fort apparent qu'il ait envie de m'épouser,
et je ne sais ce qu'en diraient mes parents, mais pour moi, je
trouve qu'être la femme d'un honnête homme, homme d'esprit,
homme du monde, qui voyage, qui aime la bonne compagnie, qui
a de la naissance et du bien, serait une fort agréable chose. Mon
dessein est d'être honnête femme. Mais il y a cent mille maris
avec qui cela me serait si difficile, qu'il n'y aurait à répondre de
rien. Dieu me garde d'un sot ! Dieu me garde d'un mari jaloux,
à moins que je ne l'aime à la folie !... Dans ce moment, j'épouse-
rais de bon cœur le marquis, je lui plairais, je l'amuserais, je
vaudrais bien une maîtresse et je ne serais pas plus embarras-
sante. Il a bien des années de plus que moi, mais nous veillerions
tard, nous jouerions des trios... Vous voyez bien que je suis folle.
Ne me répondez pas sur le ton de folie ; demain je reprendrai
mon sérieux. Au reste, ceci est très sage ; mon cœur, en l'écri-
vant, n'est coupable de rien, mais entre sage et décent, il y a
beaucoup de différence. »
LE MARQUIS DE BELLEGARDE y3
Après quelques heures de repos, elle reprend :
« Quand l'on vient de parler à ses amis, c'est alors qu'on a le
plus de choses à leur dire... J'ai relu ce que je vous écrivais cette
nuit : la plaisanterie de veiller tard et de faire de la musique au
lieu de se coucher, est d'autant plus mauvaise, que le marquis
est jeune, tout aussi jeune qu'il le faut. J'en demande pardon à
lui et à la décence.
Vraiment c'est une chose difficile que de me bien marier, et
ce serait une terrible chose que de me marier mal. Quelle vie
je mènerais avec un homme que je n'aimerais point, avec un
homme grossier ou ignorant ! J'ai eu bien de l'aversion pour les
mariages qui m'ont été proposés jusqu'ici. L'année passée, je
disais à un jeune homme qui aurait voulu m' épouser : « Vous
connaissez Cinna ? — Oui, je l'ai lu en latin...» Actuellement, il
y en a un qui voyage ; on me disait : « Attendez un peu à dire
absolument non ; voyez-le à son retour, si vous n'êtes pas encore
mariée ; peut-être il se formera. » J'ai appris il y a trois jours
qu'il était un fort mauvais sujet et que celui qui nous l'avait
présenté et vanté avait agi en scélérat, et j'ai eu le mauvais cœur
d'être bien aise, tant j'avais de joie de pouvoir dire non sans
retour, avec l'approbation de tout le monde. Le comte d'Anhalt
tarde longtemps à venir ; les uns disent que ce n'est pas sa faute,
les autres pensent qu'il ne peut se résoudre à m' épouser ; il a rai-
sonne crois: pour un homme sensé et médiocre, ce n'est pas une
chose à désirer. D'ailleurs, je doute que j'eusse moi-même le
courage de l'épouser. Les sujets de son maître sont esclaves, et
tout ce que je souhaite le plus, c'est d'être libre.
Ce mercredi matin. Je n'ai jamais été plus flattée en ma vie :
le marquis me voit un moment, et je lui plais ; vous qui me con-
naissez et qui êtes son ami, vous souhaitez que je devienne sa
femme !
... Vous avez vu combien je respecte la vertu et la raison, —
et vous n'avez pu voir à quel point je pourrais les oublier; peut-
être le soupçonnez-vous, ma physionomie parle, l'expérience
éclaire votre pénétration, mais cela ne suffit pas aujourd'hui.
Peut-être mon langage ne sera pas celui de la décence, mais
qu'est-ce que la décence au prix de la probité ?
Eh bien, donc, si j'aimais, si j'étais libre, il me serait bien diffi-
cile d'être sage. Mes sens sont comme mon cœur et mon esprit,
avides de plaisirs, susceptibles des impressions les plus vives et
les plus délicates. Pas un des objets qui se présentent à ma vue,
pas un son, ne passe sans m'apporter une sensation de plaisir ou
de peine ; la plus imperceptible odeur me flatte ou m'incommode ;
l'air que je respire, un peu plus doux, un peu plus fin, influe sur
moi avec toutes les différences qu'il éprouve lui-même. Jugez
du reste, à présent, jugez de mes désirs et de mes dégoûts. Si
74
MADAME DE CHARPIERE ET SES AMIS
je n'avais ni père ni mère, je serais Ninon peut-être, mais, plus
délicate, et plus constante, je n'aurais pas tant d'amants ; si
le premier eût été aimable, je crois que je n'aurais point changé,
et en ce cas-là, je ne sais si j'aurais été fort coupable ; j'aurais
du moins pu racheter par des vertus l'offense que j'aurais faite
à la société en secouant le joug d'une règle sagement établie.
J'ai un père et une mère, je ne veux pas leur donner la mort, ni
empoisonner leur vie : je ne serai pas Ninon ; je voudrais être
la femme d'un honnête homme, femme fidèle et vertueuse ;
mais pour cela il faut que j'aime et que je sois aimée.
Quand je me demande si, n'aimant guère mon mari, je n'en
aimerais pas un autre, si l'idée seule du devoir, le souvenir de
mes serments, me défendraient contre l'amour, contre l'occasion,
une nuit d'été, je rougis de ma réponse ; mais si nous nous aimons,
si mon mari ne dédaigne pas de me plaire, s'il met un grand prix
à mon attachement, s'il me dit : « Je ne vous tuerai pas si vous
êtes infidèle, mais je serai d'autant plus malheureux de ne
pouvoir plus vous estimer, que je vous aimerai peut-être
encore, » — en ce cas, dis-je, je pense, j'espère, je crois ferme-
ment que je fuirai tout ce qui pourrait me séduire, que je ne
manquerai jamais aux lois de la vertu. Est-ce assez pour que
vous puissiez me donner sans scrupule à votre meilleur ami ?
Est-ce plus, est-ce moins qu'il ne saurait se promettre d'une autre
femme ? Sûrement, je lui serai vivement attachée ; s'il veut, je
serai son amie, sa maîtresse, je ne me négligerai jamais sur le soin
de lui plaire et de l'amuser ; sûrement aussi il m'aimera ; mais
fera-t-il quelque chose pour que ce bonheur ne s'éteigne pas ?
Supposé que je lui parusse capable d'une faiblesse, ne me trai-
terait-il plus qu'avec défiance et mépris, ou bien m'attacherait-il
à lui, me conserverait-il par des preuves de tendresse et de con-
fiance? Supposé que mon cœur, mon cœur seul eût été un moment
coupable, un aveu, un sincère retour, obtiendraient-ils grâce ?
« Ouvrez-moi votre cœur dans tous ses replis, » me dites-vous :
Ah ! vous devez être satisfait ! Comment trouvez-vous ce cœur
ainsi déployé ? Dites-moi sincèrement si vous le méprisez, si,
après cette lettre, vous me trouvez beaucoup au-dessous de ce
que vous avez pensé auparavant...
..L'article de l'humeur est presque aussi important que celui
de la vertu ; non, il l'est davantage : une femme galante est plus
supportable qu'une femme acariâtre, et j 'aimerais beaucoup mieux
un mari infidèle qu'un mari boudeur ou brutal. Je ne suis certai-
nement pas méchante, ni grondeuse, ni difficile, ni capricieuse ;
cependant, je ne suis point égale : ces organes si délicats, ce
sang si bouillant, ces sensations si vives, rendent ma santé et
mes esprits susceptibles de changements que je n'ai jamais vus
si grands, si rapides, si étranges, dans qui que ce soit. Si on ne
me reconnaissait à mon cœur et à mon visage, on pourrait d'un
LE MARQUIS DE BELLEGARDE jb
moment à l'autre me prendre pour deux personnes différentes,
pour six personnes quelquefois, dans le cours d'une journée.
Tout a droit de m'affecter ; pas un moment dans la vie ne m'est
indifférent, tous mes moments sont heureux ou malheureux, ils
sont tous quelque chose. Pourvu que je ne sois jamais injuste,
jamais aigre, jamais emportée, me pardonnera-t-il de l'étourdir
quelquefois à force de paroles, d'être quelquefois des heures
sans parler, de m'abandonner quelquefois pour un rien à une
gaîté immodérée, de pleurer quelquefois sans en savoir presque la
raison? Les vapeurs que me donne l'inaction, les vapeurs que
j'ai d'épuisement quand je me suis trop occupée, ne me rendront-
elles pas ridicule et insupportable ? Je puis bien me faire vio-
lence, faire taire mes joies et rire dans le chagrin, mais c'est
avec des étrangers que l'on se gêne à ce point, plutôt qu'avec un
mari que l'on aime. Au reste, quand je l'étourdirais, il n'aurait
qu'à m'imposer silence ; quand je lui romprais la tête d'un air,
d'un livre, d'un ton, d'un rien, il n'aurait qu'à se moquer de
moi, et me laisser seule m'amuser de ma folie. Tantôt musicienne,
tantôt géomètre, tantôt soi-disant poëte, tantôt femme frivole,
tantôt femme passionnée, tantôt froide et paisible philosophe,
peut-être aussi que cette diversité lui plairait; je suis bien sûre
du moins que je ne l'ennuierais pas, qu'il ne se lasserait pas de
moi ; et pour le fond de mon cœur, il le trouverait tous les jours
le même : mes impatiences sont rares et courtes ; la colère, je
ne la connais presque pas ; je suis douce et patiente quand je
souffre ; quand je pleure, je ne gronde point... Voilà qui est fini ;
j'ai tout dit, je pense ; vous pouvez juger de moi comme de ma
fortune ; si je ne vaux pas assez, si je ne suis pas assez riche,
dites-le sincèrement, sans ménagements, sans détour. Faites de
ma confession tout ce qu'il vous plaira.
Jeudi 26, après dîner. Quand nos projets échoueraient entiè-
rement, je n'aurais jamais de regrets à l'étrange lettre que je
vous envoyai hier ; au contraire, je serai toujours bien aise de
m'être montrée ce que je suis à un homme qui m'est si sincère-
ment dévoué. »
Mais la difficulté est d'engager les négociations avec ses parents.
Ils ne verront que l'obstacle de la religion. Les affaires d'intérêt
n'arrêteront pas M. de Tuyll, «le plus droit, le plus désintéressé
des hommes » ; mais comment lui faire accepter comme gendre
un catholique romain ? Belle pensait que le mieux serait que
d'Hermenches écrivît soit à elle, soit à son père, pour proposer
son ami.
« Vendredi soir, 27 juillet. ...Quand cela sera décidé, envoyez-
moi un brouillon de votre lettre ; mais il faut me permettre de
76 MADAME DE CHARRIEBE ET SES AMIS
changer, ajouter, retrancher à ma guise ; sans mentir, je suis
la première personne du monde pour manier les esprits que je
connais bien, quand je veux ; mais je veux rarement, parce que je
n'ai pas du tout l'ambition de gouverner. J'ai toujours dans
l'esprit qu'en parlant à mon père après qu'il serait déjà au fait,
vous avanceriez plus que par de simples lettres ; mais qu'il
s'engage sans connaître le marquis, c'est à quoi il ne faut pas
penser ; cela serait même absurde, et moi-même je ne le voudrais
pas ; et pourvu qu'il n'ait pas à faire le ridicule personnage
d'amant déclaré épouseur,... je ne vois pas ce qui l'empêcherait
de faire connaissance avec nous. Mon père et ma mère ne l'ont vu
qu'en passant, à Spa, il y a douze ans ; il y était avec Mme de la
Rive, et avait l'air si malade, et si usé, qu'on eut bien de la peine
à leur persuader qu'il n'avait pas quarante ans. On lui trouve
à présent l'air beaucoup plus sain et même l'air plus jeune. Je
puis m'en fier à vous du bien que vous dites de votre ami ;
mes parents ne le peuvent pas, car ils ne vous connaissent point
du tout ; et s'engouer du nom, des titres, des alliances, au
point de ne faire attention à autre chose, cela serait très indigne
de gens sensés comme ils sont. Voyez donc quel temps convien-
drait au marquis pour nous voir, et un peu avant ce temps vous
écrirez à mon père ou à moi... Je tiens la chose faite si mes parents
souhaitent de connaître le marquis. Il n'aura besoin d'aucun
effort pour plaire ; son ton naturellement poli, son cœur généreux
et bon, qui se montrera sans qu'il y pense, c'est tout ce qu'il
faut. Sûrement il ne fera ni ne dira rien qui révolte, qui persuade
que je serais malheureuse avec lui ; on verra toutes les apparences
du contraire, et on remettra la décision à mon propre goût.
...Je trouve fort à sa place que le marquis ne me pût souffrir
en qualité de merveille. Rien n'est si haïssable dans le monde.
Sa haine pour les prétentions d'esprit et pour la métaphysique
ne m'effraie point du tout. Il y a bien du temps que je ne m'oc-
cupe de toutes les choses que je n'entends pas, que dix minutes
par mois tout au plus. A quatorze ans, je voulais tout entendre,
mais j'y ai renoncé depuis. Boswell a tort de penser que je me
fatigue en spéculations. Une sorte de scepticisme fort humble
et assez tranquille, c'est là que j'en suis restée ; quand j'aurai
plus de lumières et plus de santé, je verrai peut-être des certi-
tudes ; à présent je ne vois tout au plus que des probabilités
et je n'éprouve que des doutes. Mais quand je serais passionnée
pour la métaphysique, cela n'incommoderait personne : de tous
les hommes que je connais, il n'y a que M. Castillon, professeur
à Berlin, avec qui j'en aime parler '. Les prétentions à l'esprit,
1 J. F. Salvemini de Castillon (ou de Castiglione, où il était né en 1709)
fut professeur de mathématiques à Utrecht ( 1 7 5 1 ) . Il devint membre de la
Société royale de Londres et de l'Académie de Berlin, où il mourut en 1 791 .
Il a traduit en français les Eléments de Physique de Locke.
LE MARQUIS DE BEl.LEGARDE 77
c'est aussi une enfance que je crois à peu près passée chez moi.
Je ne pense plus du tout à montrer une chose qui se montre
d'elle-même quand elle existe, et qui perd toujours la moitié
de ses grâces à être affichée, présentée aux écouteurs avec dessein,
avec empressement. Quelquefois on me voit parler d'un air
occupé, animé, avec un homme d'esprit ; on me croit remplie
du désir de lui paraître sublime, pendant que je ne songe qu'à
m'amuser et que l'intérêt seul du discours, la gaîté ou la dispute,
anime mon geste et mon teint. Ce qui me donne une grande
amitié pour mon esprit, c'est qu'il est excellent pour l'usage ordi-
naire, qu'il me rend l'âme de cette maison, qu'il s'amuse d'un
rien et amuse les autres, qu'il est chéri de mes frères, de ma sœur,
de mon beau-frère, en un mot de tous ceux avec qui il passe
sa vie : cela prouve certainement pour lui. Je vous prie de vous
rappeler si jamais, dans mes lettres, je vous ai dit de jolies choses
qui ne fissent rien au sujet, des pensées de parade, amenées
exprès pour vous apprendre combien je suis spirituelle. Quand
j'étais petite fille, cela ne manquait pas ; je plaçais vite où je
pouvais une belle idée, mourant de peur que l'occasion de la
dire ne revînt jamais. A présent, ma vanité est plus raffinée
et plus tranquille. Le marquis n'aura guère à se plaindre de ce
côté-là ; et puis l'on se moque de moi tous les jours sans que je
me fâche ni ne m'afflige. Pourvu qu'on me laisse aller mon train
de leçons, de lectures, d'écritures, comme je fais ici, un peu plus
librement encore, je serai contente ; et sûrement le marquis ne
pensera pas à me gêner là-dessus... Pour un trône je ne renon-
cerais pas à ce qui m'occupe dans ma chambre ; si je n'apprenais
plus rien, je mourrais d'ennui au milieu des plaisirs et des gran-
deurs. Songez que mes goûts ont tenu bon contre le préjugé,
contre le ridicule dont on a voulu me couvrir mille fois, contre
l'exemple de paresse et de stupidité que les trois quarts et demi
de mes compatriotes me donnent, contre l'air pesant de ce pays,
et vous conviendrez qu'ils tiennent à mon être. Si le marquis
aime à lire haut, j'apprendrai l'histoire en lui brodant des vestes...
29 juillet... Je ne suis pas tranquille, je suis inquiète, combattue,
non sur le fond de l'affaire, qui me paraît toujours bonne, agréable,
et dont je désire constamment le succès ; c'est sur les moyens
que ma pensée varie. Quelquefois, je hais le détour que nous
prenons, cet air de complot ; il me semble que je me rends coupa-
ble envers mon père, que je le trompe, que vous-même vous
trouverez que ma conduite porte atteinte à cette probité, à cette
droiture, ma vertu de préférence, par laquelle je voudrais racheter
mes faiblesses et mes défauts... Je vous prie, d'Hermenches, d'être
mon casuiste. Vous qui connaissez si bien les femmes et qui
savez si bien comment on les juge, empêchez-moi de rien faire
qui puisse m'avilir ! Je ne dois pas être méprisée, de l'homme
dont je voudrais devenir la femme, mais surtout je ne veux pas
qu'il me croie fausse, car je ne le suis point. »
/8 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
Un moment elle songe à prévenir sa mère, mais l'incertitude
de l'accueil réservé à sa confidence l'arrête :
« Vous ne savez pas, dit-elle, combien il est difficile de se con-
duire avec ceux dont on dépend, quand ils sont faits tout autre-
ment que nous et que cependant on les aime et les respecte,
quand enfin ils opposent une prudence toujours la même à notre
vivacité. Ma mère est venue lire dans ma chambre ; il n'y a que
la table sur quoi j'écris entre nous deux ; il ne s'en faut pas de
beaucoup que je ne lui dise tout. Peut-être la mettrai-je dans
ma confidence avant que votre lettre arrive, peut-être après.
Elle est plus vive, je sais mieux la remuer et je lui parle plus
vrai qu'à mon père ; mais elle est si déterminée contre le mérite
des œuvres ! »
Elle finit par convenir avec d'Hermenches qu'il écrirait à
M. de Tuyll. Mais pour être sûre qu'il s'exprimera sans mala-
dresse sur un sujet si délicat, elle rédige elle-même le brouillon
de la lettre, où elle n'hésite pas à entonner son propre éloge.
Voici comme elle fait parler son ami :
« ...Vous le savez aussi bien que moi, Monsieur, ces talents
que le Ciel a prodigués à votre fille et qu'une éducation distin-
guée a cultivés chez elle avec les vertus, sont des dons précieux,
qui valent des établissements, mais qui souvent les empêchent.
Il est peu d'hommes à qui ils ne fassent peur, il en est encore moins
qui puissent plaire à celle qui les possède, qui les apprécie et
qui s'y connaît. Mon ami a assez d'esprit pour souhaiter que sa
femme en ait beaucoup... C'est mademoiselle votre fille telle
qu'elle est, qui le charme, qu'il aime, qu'il désire, qu'il lui faut
pour être heureux... La différence de religion est le seul obstacle
qui puisse vous faire hésiter, mais cet obstacle est plus effrayant
pour le préjugé que pour la raison... »
Elle ajoute à sa belle rédaction cet avis :
« Si vous voulez mettre un mot de l'empressement, de la pas-
sion que le marquis montre dans ses lettres, c'est votre affaire ;
j'ai déjà assez souffert à m'encenser moi-même si ridiculement.»
M. de Tuyll éprouva, comme on l'avait prévu, la plus grande
répugnance à donner sa fille à un catholique, et d'Hermenches
le taxa d'étroitesse '. Il y eut des heures pénibles au château de
Zuylen.
1 II écrit à Belle: «Oui, les Tuyll sont de dignes gens, mais ils sont bien
froids, bien tristes, bien sauvages, et je les crois un peu imbus de leurs
LE MARQUIS DE BELLEGAHDE 79
« 16 août 1764... Le samedi matin je ne sortis presque pas de
ma chambre ; à table, point de paroles ; je me promenai avec
ma mère sans parler... Mon père vint le soir dans ma chambre ;
il me dit : « Je veux répondre à M. d'Hermenches ; je ne puis
rien dire pour mon propre compte, ni pour celui de votre mère,
sinon que l'obstacle de la religion ne peut être compensé par
aucun avantage, et qu'ainsi nous n'avons pas besoin d'éclaircis-
sements ; mais vous ne pensez pas de même, je puis le dire, et
demander pour vous ces éclaircissements qu'on nous offre...
Dans un an et quelques mois, vous serez majeure, vous n'aurez,
plus besoin de notre consentement... »
Mais Belle n'entend point devenir étrangère à ses parents
en se mariant contre leur gré : elle n'aurait, en ce cas, plus droit
à être traitée comme leur fille pour la fortune. Elle le déclare à
son père, qui la rassure généreusement :
«Le souper fut assez gai ; les esprits étaient assez libres ; je
me reprochai mon mécontentement, je me dis : Ils font ce qu'ils
peuvent. Nous ne parlâmes de rien tout le dimanche. Je fus
dévotement à l'église ; le ministre s'embrouilla si bien dans une
définition de la foi, que la mienne n'en fut point du tout éclaircie,.
ni mon cœur plus attaché à nos sermons. Lundi, pas un mot
de notre mariage; j'espérais beaucoup des pensées de mon père...
Hier matin, pendant que nous déjeunions, mon père renouvela
la demande qu'il m'avait faite samedi de mettre par écrit ce
que je pensais... Il avait toujours supposé que la différence de
religion était pour moi une difficulté aussi bien que pour lui,
qu'il n'y avait que du plus au moins. Je crus ma bonne foi inté-
ressée à ce qu'il sût la vérité. Je lui rappelai que dans un temps
où j'étais triste, accablée de vapeurs, l'esprit rempli des plus
inquiétantes incertitudes sur la religion, j'avais dit quelquefois
que je trouvais les catholiques romains fort heureux d'être
obligés à l'ignorance, de croire sur la foi de l'Eglise et de leur
curé ; que ce sentiment de leur sécurité, du repos de leur esprit
sur des questions épineuses, impossibles peut-être à résoudre,
me mettait à mon aise avec eux, que je partageais leur repos...
Mon père croyait que seulement je n'aimais pas à entendre
discuter des points obscurs de la religion, ni peut-être à en enten-
dre parler du tout ; mais je lui expliquai que ce n'était pas cela,
que dans notre religion, où l'on recommande à chacun de s'ins-
truire, voir des gens indifférents, négligents, qui se reproche-
vertus et de leur noblesse. » Des jugements pareils sont assez fréquents
sous la plume de d'Hermenches, qui ne peut souffrir les Hollandais et ne
s'en cache pas.
80 MADAME DE CHARRIEHE ET SES AMIS
raient quelque jour leur ignorance, ne me faisait pas plaisir non
plus. Quelqu'un entra et la conversation fut finie. Nous allâmes
à Utrecht. Mon père fut plus pensif en carrosse que je ne l'avais
encore vu. On me donna votre lettre, je ne la trouvai pas étrange,
mais injuste : je trouvai qu'il vous était permis de juger de mes
parents à peu près comme vous le faisiez, mais qu'il ne m'était pas
permis de souffrir patiemment ces condamnations... Nous revîn-
mes à Zuvlen (j'ai un peu l'air d'une vieille conteuse avec toutes
mes exactes circonstances), et à peine étions-nous dans la maison
que mon père me dit: «Vos discours de ce matin ont augmenté
mes craintes, pas de beaucoup, à la vérité. » J'avoue que cela
me mit au désespoir. Je tâchai de lui prouver qu'il ne m'avait
pas comprise, puisque sa conclusion était si opposée à celle qu'il
aurait dû faire naturellement ; je lui montrai que toutes ces
idées-lâ venaient d'une disposition, presque insurmontable chez
moi, à douter de tout ce qui n'a pas la dernière évidence, que je
n'aurais sûrement pas pour la religion la moins raisonnable
une persuasion que je n'avais pas pour la plus raisonnable, que
je n'adopterais pas plutôt des opinions contradictoires que des
opinions obscures ; que je n'avais pas même l'idée d'une persua-
sion si entière, si complète, qu'elle pourrait me faire quitter la
religion de mes pères, dans laquelle j'avais été élevée, et que, si
malheureusement mes doutes s'augmentaient au point de me ren-
dre les deux religions égales et indifférentes, encore je ne chan-
gerais jamais ; qu'aucun intérêt, aucune convenance ne m'enga-
gerait à une action qui paraît si lâche quand l'intérêt en est le
motif. ... Nous dînâmes en silence... Je montai dans ma chambre,
et je me mis à écrire à mon père. Il vint un moment après me
montrer le brouillon de sa réponse.... »
Après une courte conversation, elle se remet à écrire à son
père :
« Je déclarai nettement que la différence de religon n'était un
obstacle pour moi. qu'à cause que c'en était un pour mon père et
pour ma mère ; que, loin que ma conscience en fût alarmée, elle
en serait plus satisfaite que d'un mariage avec un homme de ma
religion ; que, doutant à peu près de tout et me trouvant pourtant
obligée à employer ce que j'aurais de lumières pour l'instruction
de mes enfants, j'avais toujours eu peur d'en faire de très mau-
vais protestants ; que, me trouvant au contraire obligée à ne
point instruire des enfants qui devraient être catholiques, il
ne me resterait de devoirs que ceux sur lesquels je n'ai aucun
doute ; que leur parlant raison, et tâchant de leur inspirer l'amour
de la vertu par mon exemple, j'espérais d'en faire des catho-
liques plus heureux, plus tolérants, plus éclairés, meilleurs
chrétiens, qu'ils n'eussent été sans moi... Je lui faisais solennel
LE MARQUIS DE BEL.LEGARDE 8l
lement la promesse de ne pas engager ma parole avant qu'il
ne le permît ou que j'eusse 25 ans. Je lui promis, au cas qu'il
consentît à présent, beaucoup plus de régularité pour les
exercices de la religion que je n'en avais ici, une conduite qui
ne donnerait aucun lieu aux mauvais jugements...
Ma lettre avait huit pages ; elle était aussi forte, aussi éner-
gique que le peut être une lettre pareille. J'avais refusé de me
promener, je n'avais pas voulu bouger de ma chambre, et je
m'étais tellement agitée, que cela fit peur à ma mère quand elle
vint me voir... Nous restâmes longtemps en silence. Ensuite, à
la première occasion de parler, je dis mille folies qui vous auraient
amusé malgré notre détresse. C'est une suite immanquable du
chagrin chez moi ; toujours, de l'agitation de mes esprits, du
feu de ma tête, naissent mille idées plaisantes dont je ne puis
détourner le cours et qui me feraient rire au milieu du déses-
poir. Je n'avais vu cette folie dans qui que ce soit ; elle n'est
pourtant pas unique, car Richardson donne précisément le
même caractère aux douleurs de Lovelace. De décider si c'est
une espèce de délire qui prouve la plus grande sensibilité, ou si
cela prouve au contraire une légèreté qui empêche mon âme
d'être jamais tout entière à un seul objet, c'est ce que je n'entre-
prendrai pas à présent. Ma chère mère, après m'avoir longtemps
écoutée, s'en alla. Je restai seule dans l'obscurité, couchée sur
mon lit ; j'aurais fort souhaité que vous habitassiez ma cassette
au lieu de vos lettres et qu'il n'y eût qu'à l'ouvrir pour s'entrete-
nir avec vous, mais à condition qu'à m'entendre et me répondre
se bornassent toutes vos facultés et vos talents. Tel que vous êtes,
et avec vos idées d'équité qui sont comme les lois des corsaires,
vous seriez un hôte fort dangereux. J'en étais là, lorsque les
éclairs vinrent porter la lumière dans ma chambre ; ma sœur,
effrayée du tonnerre, vint de son côté chercher compagnie ;
j'eus bien de la peine à lui persuader que dans l'obscurité il n'y
avait pas plus de danger qu'au milieu de vingt bougies.
...Ce matin, mon père avait l'air si chagrin, que j'en ai été sen-
siblement touchée... Voyant que réellement il ne pouvait accor-
der davantage sans croire manquer à son devoir, loin de le presser,
je l'ai assuré que je ne voudrais pas être heureuse aux dépens
de son bonheur, de son repos, ni qu'il eût à mon sujet un moment
de remords ni de repentir ; que je le remerciais, que je ne m'en-
gagerais pas.
Jeudi matin... Vous trouvez, j'en suis sûre, ma confession de
scepticisme bien inutile, bien déplacée... Mais devais-je dicter
à mon père des idées que je n'avais pas ? Devais-je lui faire écrire :
« Ma fille trouve comme nous que la différence de religion est
une difficulté »,... lorsque sa fille, au fond du cœur, ne trouve
aucune difficulté ?... Vous m'en aimeriez moins si, ne consi-
dérant que le succès, j'étais si peu délicate sur les moyens de
82 MADAME DE CHARBIERE ET SES AMIS
le procurer... J'ai fait à présent tout ce que je pouvais faire ;
prendre encore des mesures avec vous pour faire changer une
décision dont j'ai paru me contenter, serait contraire à la probité,
ou du moins à cette délicatesse précieuse qui fait qu'on regarde
dans son propre cœur avec estime, avec plaisir.
...Il me reste à m'expliquer sur la promesse que j'ai faite à
mon père de rester libre jusqu'à ce qu'il fût permis par lui ou
par mon âge de me marier. Je la tiendrai inviolablement cette
promesse, et je veux que le marquis soit aussi libre que moi: s'il a
dans l'esprit d'épouser une fille de 23 ans, et non pas une de 25,
s'il veut voir dans les parents de sa femme, comme dans sa femme
elle-même, une joie sans mélange, s'il prend goût pour une femme
plus aimable, ou si, consultant moins son cœur que les conve-
nances, il en veut une plus riche que je ne suis, s'il m'oublie, s'il
apprend quelque chose à mon désavantage, si sa sœur l'engage
à prendre une femme catholique, s'il perd l'envie de se marier, il
n'a qu'à vous écrire à l'instant, vous m'avertirez, et tout sera fini;
il n'aura pas seulement besoin d'une raison pour se dégager, le
plus léger caprice suffira, et loin d'être indignée, je ne parlerai
jamais de lui qu'avec distinction, je m'intéresserai toute ma
vie à son bonheur, et je serai toujours flattée de lui avoir plu
quelque temps. S'il m'épouse, je veux qu'il se trouve heureux,
qu'il ne regrette rien, qu'il me préfère à tout ; je n'ai point
d'autre prétention. De mon côté la chose sera égale, je pourrai
renoncer à lui, vous le dire, sans paraître coupable, sans m'at-
tirer vos reproches.
...Dans 15 mois, si mon père n'a rien rabattu de sa résolution,
et si je n'ai point changé, je vous écrirai que je suis au marquis,
s'il me veut encore ; et pour lors, point de délais, point de lon-
gueurs, point de préparatifs ; les habits, les parures ne retar-
deront rien ; je serai sa femme de ma volonté unique, et je le
rendrai, j'espère, le plus heureux de tous les maris.
Dimanche... Je crois que le marquis voudrait que je l'allasse
trouver, comme Ruth alla trouver Boaz ou Booz (je ne sais plus
son nom ; il ne s'éveilla pas seulement, cet honnête homme !)
Si j'étais près des Marches, qui sait si je n'irais pas glaner les
champs après les moissonneurs ; mais ici, cette manière de galan-
terie n'est pas praticable. J'espère que vous avez lu la Bible et
que vous m'entendez.
...Ecrivez-moi combien de fois vous m'avez haïe et combien
de fois vous m'avez aimée au cours de cette lettre. Dites-moi
toutes les injures, et qu'une fille ne doit pas imaginer des enfants,
ou du moins n'en pas parler avec cette liberté ; mais ces étiquettes
ne sont pas à mon usage, surtout avec vous. Sûrement vous ne
trouverez pas mauvais que je souhaite d'être mère et que je sup-
pose que je le serai. Eh bien, donc, mes enfants seront catholiques,
il le faut et je le veux bien, pourvu qu'on s'en fie à ma promesse
LE MARQUIS DE BELLEGARDE 83
de ne leur parler qu'avec respect de leur religion. Je serais déses-
pérée si on les ôtait à mes soins, si on se dériait de moi. Une de
mes plus douces espérances, c'est d'élever un jour mes fils.
J'apprendrai nuit et jour tout ce qu'on voudra, tout ce qu'ils
devront savoir, pour le leur enseigner ensuite. Je hais les gouver-
neurs. Me laissera-t-on en tenir lieu à mes fils ? Me laissera-t-on
tâcher d'en faire des hommes heureux, des citoyens utiles? Loin
d'empêcher que d'autres, quand il en sera temps, en fassent de
bons catholiques, moi-même, si l'on veut, je leur enseignerai
les dogmes de leur religion et je leur en prêcherai la morale ; ils
pourront ignorer longtemps que, dans leur maison, il est plus
d'une façon d'adorer Dieu... Dites-moi aussi que je serai bien
libre d'écrire des contes, des vers, des lettres, tout ce que je
voudrai ; que je n'entendrai plus parler sans cesse de prudence,
de bienséance, etc., qu'on ne me reprochera que ce qui sera mal ;
que content de me voir appliquée à corriger des défauts réels,
on me laissera du reste mon caractère tel que la nature me l'a
donné. A ces conditions, je jure de faire tout le bien dont je suis
capable. »
A une lettre assez gaillarde de d'Hermenches, elle répond avec
son sans-façon ordinaire — ou extraordinaire :
« Une chose m'a divertie. Vous dites : « Il vaut encore mieux
vivre vierge. » Puis vous effacez vierge pour mettre à la place
martyre, comme deux choses à peu près synonymes. Vous n'avez
pas si grand tort peut-être, et cette folie, en me faisant rire, a
interrompu le cours de ma mauvaise humeur. »
Ah ! si le marquis n'était qu'un cadet de famille, et n'avait
qu'une compagnie au lieu d'un régiment !
« Il dirait : « Je l'aime, donnez-la vite, ne réfléchissez pas trop
longtemps à l'éducation de nos enfants, ou bien je pourrais bien
la prendre.» On le verrait amoureux, moi médiocrement sévère;
s'il cherchait un tête à tête, on ne soupçonnerait pas ce que fût
pour parler du Pape ou de Calvin.
...Le marquis, selon vous, si vous lui dites qu'il peut se repré-
senter dans 15 mois, croira que cette époque a rapport au comte
d'Anhalt. Eh ! non, il ne le croira point. Quand je dis que je suis
née le 20 d'octobre 1740, il verra que l'époque des 15 mois n'a
rapport qu'à moi seule. Personne, dans cette maison, ne s'est
jamais soucié du comte d'Anhalt que moi ; dans un temps où je
m'ennuyais fort, on me fit cette proposition de la façon la plus
flatteuse, la plus éblouissante. Le roi, de meilleure humeur qu'à
présent et frappé des discours de Catt, souhaitait de me voir à
sa cour. J'ai même su qu'avant le dessein du comte, le roi pen-
sait à m'envoyer un autre épouseur. Je vis des lettres de la mère,
84 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
des sœurs, des amis du comte d'Anhalt. J'étais une divinité que
les hommes voulaient voir descendre du ciel (c'est à dire
d'Utrecht) pour habiter parmi eux. Sa Majesté a eu du malheur
et ne se soucie plus apparemment qu'on l'amuse ; le comte croit
peut-être qu'une divinité bel-esprit ne lui conviendrait pas ;
moi, j'ai vu ses lettres, j'ai vu des Allemands, je me suis moins
ennuyée au logis, et le procédé du comte ne m'a fait aucune peine.
Comme la chose m'était indifférente et que je ne suis point du
tout fière, je n'ai pas même eu de dépit ; je n'ai fait qu'en rire.
Ma mère voulait tout rompre ; j'ai prié qu'on laissât cette affaire
prendre d'elle-même le train qu'il lui plairait. Je suis convaincue
que si le comte venait, il s'en retournerait seul. Mais si l'on veut,
il ne viendra point ; je crois qu'il me sera obligé de l'avoir tiré
d'embarras. Il ne m'en coûtera qu'un seul mot auprès de mon père.
Songez que cette affaire-là ne fait aucun tort à l'autre. La tyran-
nie du maître, la corruption de la cour, ont toujours révolté
un homme qui a le cœur républicain et vertueux '. Ma mère n'a
jamais pensé sans frémir, sans pleurer, à cet éloignement ; trop
souvent, aujourd'hui encore, nous sommes mal ensemble, elle
est fâchée, elle ne me regarde pas ; mais elle m'aime, je fais ses
consolations, ses joies, son amusement, et elle ne peut vivre sans
sa fille qu'avec ennui, avec langueur. Je suis pour elle comme ces
favoris des grands, dont la liberté, après avoir réussi vingt fois,
déplaît la vingt et unième. On les disgracie, mais on les rappelle,
parce qu'on ne peut s'en passer.
J'aimerais mieux me marier à présent que dans un an ; mais
ce qui me console, si cela ne se peut pas, c'est de penser qu'avant
de me séparer d'eux, avant de leur donner une sorte de chagrin,
je pourrai faire passer encore à mes parents une année agréable,
avoir encore pendant une année leur bonheur pour premier objet
de mes soins.
Mon père, le plus froid, le plus circonspect, le plus sincère
des hommes, ne sera jamais que froidement poli avec ceux qu'il
ne connaît guère et ne se montrera jamais reconnaissant d'une
chose qui ne lui fait pas encore plaisir. Votre lettre d'hier lui en
a fait tout autant qu'une lettre sur ce sujet pouvait lui en faire ;
elle est très bien... Ce que vous dites, que s'il y avait du risque
pour un changement de religion, ce serait du côté du marquis,
l'a flatté et amusé. On lui fait plaisir de lui faire entrevoir que
1 Belle s'entendait bien avec son père sur ce point. Elle a déclaré un jour
avoir toujours haï et méprisé les espions: «Cette haine et ce mépris au-
raient suffi pour me rendre une cour quelconque tout à fait insupportable.
Mon père voulait, lorsque autrefois je faisais une pareille déclaration, que
j'exceptasse la cour du roi Pétaud, pour laquelle il lui semblait que j'étais
faite. » (Lettre à Henriette L'Hardy, 26 septembre 1794.)
LE MARQUIS DE BELLEGARDE 85
je vaux un peu plus qu'une autre ; il ne le sait presque pas. Mes
patentes de beau génie n'ont jamais été produites à ses yeux ;
le beau génie, s'il existe, garde presque toujours l'incognito dans
la maison paternelle. Encore me trouve-t-on souvent beaucoup
trop orgueilleuse, on exige de moi toute l'humilité d'une personne
fort ordinaire, et on a raison : qui m'avait priée d'être beau
génie? Cela n'oblige à rien et ne me donne aucune sorte de privi-
lège ; cela ne fait qu'augmenter les sujets de crainte : on voit
que je ne me soucie point de la considération, que peut-être
j'aspire à la célébrité, et que j'aime le plaisir... on tremble. Mais
précisément on fait assez de cas de moi pour n'être surpris ni
ébloui d'aucune recherche ; d'ailleurs, on ne met pas un prix
excessif à la grandeur. Me voir comtesse d'Anhalt ne faisait pas
le plus léger plaisir. On parlait de rendre aux comtes d'Anhalt
le titre de princes : cela eût fait de la peine. Un rang dans ma patrie
soutenu avec esprit et avec l'éclat que donne la fortune, eût peut-
être flatté. On m'aurait vue avec orgueil peut-être, la plus grande
dame de mon pays, et la plus aimable, en faire les honneurs, lui
donner un relief ; il entrait là-dedans autant de patriotisme que
de vanité.
Adieu. Comment dit-on à un homme qu'on l'aime, quand il
n'est ni amant, ni précisément un ancien ami sans conséquence ?
Lundi matin... Si j'avais eu affaire à des gens sans raison,
entichés de titres et de grandeurs, j'aurais dit : «Quel plaisir
d'écrire le dessus de mes lettres, de dire aussi souvent qu'il vous
plaira : Ma fille la marquise ! » Si mes parents étaient des bigots
fanatiques, j'aurais pu dire : « Il est visible que Dieu m'appelle
à convertir tous les Savoyards, depuis la haute noblesse jusqu'au
petit garçon portant une marmotte ou décrottant des souliers.
Que d'âmes gagnées au Ciel et à Calvin ! » Mais comme mes pa-
rents raisonnent, il me fallait répondre. Sans mes arguments et
tous les efforts de mon éloquence, on n'aurait pas laissé lieu à
renouer la chose quand je serai majeure... Vous êtes bien le
maître de ne dire au marquis que ce que vous jugerez à propos,
mais voici un métaphysique scrupule : il négligera, s'il ignore la
vérité, de penser à une autre femme ; il en passera une devant lui
qui lui conviendrait peut-être, et il ne la regardera pas, se croyant
déjà à moitié mon mari et engagé d'honneur à ne point former
d'autre projet... Moquez-vous, si vous voulez, de mes subtiles
distinctions, mais ne m'en corrigez pas ! Mes lettres sont si
libres, qu'elles ne sont presque pas décentes ; je dois conserver
du moins les délicatesses de la plus scrupuleuse probité. Si les
penchants de mon cœur ne sont pas purs, que du moins les
maximes de ma raison le soient. Mme d Avincourt, scandalisée
de mon air libre, de mes yeux qui n'étaient pas baissés, s'écriait,
après avoir appris qui j'étais : Une demoiselle, cela, une demoi-
selle ! Que dirait cette bonne femme si elle voyait mes lettres !...
86 .MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
Si, comme on le prétend, la réputation d'une femme est de tous
les biens le plus précieux, heureuses les femmes qui n'ont point
de cœur ! Plus heureuses celles qui n'ont point de sens ! Elles
acquièrent le plus grand des biens à fort bon marché ; elles
acquièrent sans vertu la réputation d'être vertueuses... Adieu,
mon ami ; quoique je ne sois point coupable, je rougirai en
vous revoyant. Ne me méprisez pas! Est-il plus vertueux d'être
né en Groenland qu'en Italie !
Envoyez-moi des trios : quand on joue du clavecin, on ne songe
pas à autre chose. Je lis tous les romans qui me tombent sous
la main. Engagez le marquis à être sage à tout hasard... De mon
côté, à tout hasa*d, je tâcherai d'être meilleure dans un an
qu'aujourd'hui, plus régulière, plus douce, plus égale, etc..»
Les lettres qui suivent sont trop pittoresques pour que nous
renoncions à les transcrire, bien qu'elles ne fassent que retarder
la marche du récit. La famille de Tuyll y est si bien peinte dans
l'intimité paisible de sa vie quotidienne !
« Hier matin, j'allai avec ma mère et mon père à Utrecht, où
je n'avais rien à faire, seulement pour être seule avec eux ; ils
ne parlèrent en carrosse que de choses indifférentes, et puis de
Boswell, qui a écrit une lettre pleine d'admiration pour moi,
dont il ne veut pas qu'on me dise un mot. Je leur racontai toutes
ses raisons pour ne pas m'épouser, je m'égayai, je leur fis des
contes (des contes vrais). Je leur dis que tout au plus si je deve-
nais plus raisonnable, plus prudente, plus réservée, Boswell
tâcherait, avec le temps, de me marier à son meilleur ami en
Ecosse. On était de fort bonne humeur.
...Après une petite leçon de mécanique, qui était le prétexte
de mon voyage, je me trouvai seule avec ma mère.
— Vous êtes pâle, me dit-elle ; qu'avez-vous ? Quelque chose
vous chagrine-t-il ?
— Non, dis-je, mais quelque chose m'occupe.
— Est-ce un secret ?
— Non. si vous voulez, ce n'en sera pas un pour vous. Vous ne
redirez que ce que je voudrai bien ?
— Je vous en donne ma parole, me dit-elle.
— Il serait inutile, lui dis-je, de vous cacher que j'ai été infor-
mée de bien des choses ; je n'en dirais rien pour un million à
mon père, mais à vous je puis vous dire que je me suis assurée
tant que j'ai pu sur l'article de l'éducation, et que mes enfants,
quoique catholiques, ne me seraient point ôtés, que je les verrais,
les élèverais...
— Pourquoi ne voulez-vous pas dire cela à votre père ? inter-
rompit-elle d'un air assez satisfait.
LE MARQUIS DE BELLEGARDE
8?
— Parce que, lui dis-je, cela lui apprendrait ma correspondance
avec M. d'Hermenches.
— Il la sait bien, me dit-elle, je crois du moins qu'il la sait ;
il a pu la savoir tout comme moi...
...Nous revînmes à Zuylen. Après dîner, ma mère me fit pro-
mener seule avec elle pendant fort longtemps ; il pleuvait, mais
elle ne s'en souciait pas ; elle s'amusait à me parler de toute chose
avec gaîté et confiance. Je lui parlai un peu de notre affaire ;
elle me dit que sûrement cela avait été prémédité de la part du
marquis ; je l'assurai que non, que tout au plus vous pouviez
CORRIDOR DE ZUYLEN
y avoir pensé [au mariage avec Belle] avant la visite, mais non
M. de Bellegarde.
— Ah ! si vous le croyez, dit-elle, vous êtes bien dupe ! Après
avoir eu cinquante maîtresses, il serait devenu amoureux de
vous dans un instant ! Mais qu'importe, d'ailleurs ! Vous seriez
plus flattée, mais pour moi cela ne fait rien.
...Après la promenade, mon père lui parla longtemps. Elle
m'appela lorsqu'elle l'eut quitté et me dit que je pouvais l'aller
entretenir... Je montai, je trouvai mon père dans le corridor,
je lui donnai le bras, et nous commençâmes la conversation
d'un ton doux et paisible, en nous promenant à pas égaux. Il
me parla de votre lettre, qu'il ne croyait pas nécessaire de me
montrer... Et nous nous mîmes à causer, évitant tous deux l'air
prévenu. La différence de religion est un obstacle; j'ai dit mes
80 .MADAME DE CHARR1ERE ET SES AMIS
idées là-dessus, je suis convenue qu'il vaudrait mieux que cela
fût autrement, mais un mari aimable et catholique valait
mieux, selon moi, qu'un mari désagréable et protestant...
— Peut-être le marquis a plus de dettes qu'il ne nous convien-
drait d'en payer...
— C'est une chose qu'on peut savoir au juste.
— Le marquis n'est pas riche, et il aime la dépense, les voya-
ges...
— L'âge et l'intérêt d'une famille changent ces goûts-là.
— Le caractère n'est pas connu...
— On peut s'informer.
— Vous priez de ne consulter personne !...
— C'est précisément en ne consultant point qu'avec un peu
d'adresse on apprend la vérité.
— Les mœurs...
— L'ne femme aimable et complaisante peut toujours espé-
rer de rendre son mari fidèle.
Nous en sommes revenus à l'article de la religion, des enfants.
J'ai dit que mes fils ne seraient pas faits prêtres et qu'on ne parle-
rait pas à mes filles de se faire religieuses ; qu'après 25 ans ils
feraient ce qu'ils voudraient, mais qu'auparavant, qu'ils fussent
pauvres ou riches, il n'en serait pas question, que je ne le souf-
frirais jamais, et qu'on pouvait faire ses conditions là-dessus.
En effet, je romprais dans l'instant sans retour, sans cette clause-
là. Pendant que tous les gens sensés parmi les catholiques crient
contre des vœux absurdes qui entraînent le désordre et dépeu-
plent le monde, moi protestante je n'aurai pas ma part à cet
abus. Non, quand on voudrait faire mon fils, encore enfant,
coadjuteur de Rome, je n'y consentirais jamais. Je sais qu'entre
les raisonnements et les actions de bien des gens il n'y a guère
de conformité ; que ceux qui déclament contre les couvents y
mettraient cependant leurs filles, si cela convenait à la fortune
d'un fils aîné. Mais je ne suis pas faite comme cela : je me mets
rarement en frais de raisonnements ; peu de principes fixes,
point de systèmes ; mais quand un raisonnement me paraît
juste, évident, indisputable, il devient aussitôt une règle inva-
riable de ma conduite. Quoique ma voix soit douce, mes résolu-
tions sont fermes. Ainsi, point d'abbés, point de moines, point
de nonnes. Qu'ils soient catholiques, mes enfants, cela ne me fait
aucune peine, cela n'est point contre mes idées '. Mais c'est assez,
on n'en doit pas exiger davantage. Et le marquis pourrait-il
exiger que je n'eusse aucun des droits d'une mère ? Si j'étais
capable de les abandonner, je n'aurais point de cœur, je serais
1 C'est donc par erreur que Gaullieur assure qu'elle rompit parce que ses
enfants devaient être catholiques.
LE MARQUIS DE BELLEGABDE 89
bien indigne d'être sa femme... Il faudrait n'avoir pas d'âme,
pas d'entrailles, pour ne point sentir combien il me serait dur de
voir mes enfants obsédés de gens qui ne leur parleraient de moi
qu'en leur parlant aussi des feux de l'enfer auxquels tout héré-
tique est éternellement dévoué. Mon père me disait : « Vous ne
pouvez éviter que les servantes, les parentes, tout le monde ne
leur dise : C'est bien dommage que votre mère soit damnée /... »
— Ah ! lui ai-je répondu, ils le croiront un moment, mais quand
je les caresserai, ils ne le croiront plus. Je ne serai pas obligée
du moins à voir une petite fille sortant d'un cloître, mal élevée,
une longue taille, l'imagination salie par tous les mauvais propos
de ces maisons et de ces écoles, me méconnaître, frémir de mes
erreurs, et demander à la Sainte-Vierge, d'un air gémissant et
dévot, qu'elle me convertisse! Au reste, si mes filles, malgré ma
tendresse et mes soins, sont bigotes et folles, si à 25 ans elles
veulent s'enfermer, ce sera leur affaire.
Après tous ces discours et beaucoup d'autres, toujours doux,
polis, modérés, raisonnables, je priai mon cher père de me laisser
faire une belle peinture de cet établissement. « Si j'étais heureuse,
sage, aimée, si mon séjour ordinaire en Savoie me plaisait, si je
venais de temps en temps vous voir avec tendresse, avec joie, si
mes enfants étaient aimables, si M . de Bellegarde se trouvait le plus
fortuné des maris, ne seriez-vous pas bien aise?» — Oui, mais quel
temps ne faudrait-il pas avant d'être assurés d'un si beau sort ?
On pourrait aussi faire d'autres peintures... Je lui dis : Je serais
fâchée d'être toujours fille, et même de l'être encore longtemps.
Connaissez-vous un homme qui me convienne ? Ceux qui sou-
haitent le plus ardemment de m'établir dans ce pays, comptent
jusqu'à deux partis que je pourrais accepter ; encore y a-t-il bien
des choses à dire contre l'un et l'autre. L'un des deux ne veut
pas se marier; l'autre, que je n'ai jamais vu, a des raisons essen-
tielles de chercher certains avantages qu'il ne trouverait pas
avec moi ; aussi ne se soucie-t-il pas de me voir, quoique ses
amis l'en sollicitent. Qui de 2 ôte 2, reste zéro. Voilà pour ce
pays. Voyons les étrangers. Le baron allemand ', je n'en veux
absolument pas. Supposé que ce qu'on nous dit de lui soit faux,
mon dégoût sera toujours un invincible obstacle ; la haine et
l'ennui qu'il m'inspirerait seraient d'assez grands malheurs,
et quand même je pourrais le faire vivre à Paris, ce serait
toujours un horrible mariage.
Le comte d'Anhalt est esclave de son roi, ou dégoûté de ma
réputation. Boswell ne m'épousera jamais ; s'il m'épousait, il
en aurait mille repentirs, car il est convaincu que je ne lui con-
viens pas, et je ne sais si je voudrais vivre en Ecosse. Son ami,
Le baron d'Holstein, apparemment.
90 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
•c'est une folie, et cette kyrielle de réformes, je ne la commencerai
pas pour un homme que je n'ai jamais vu. Mais vivre avec un
homme aimable, spirituel, qui me veut bien comme je suis,
qui sait le monde, qui ne serait pas jaloux sans raison, qui aime
la musique, qui m'aimerait... Mon cher père descendit comme
nous en étions là, pour expédier une lettre ; nous fîmes ensuite
une partie de comète ensemble de fort bonne amitié.
Minuit... Il faut bien nous entendre : je ne ferai pas envisager
le cloître à mes enfants comme bien odieux; seulement, je ne veux
pas qu'on le leur montre bien saint, bien agréable, qu'on leur
dise que de là on va droit au ciel, comme de l'hérésie on va
droit en enfer ; je ne leur défendrais pas de prier pour ma
•conversion. — Ma mère dit que ce n'est pas de ces enfants,
qui peut-être ne viendront jamais, qu'elle s'embarrasse. Je
tâcherai de persuader que je ne serai ni plus ni moins protes-
tante et chrétienne en Savoie qu'en Hollande. »
Deux jours après, la conversation reprend avec son père sur
un ton plus vif :
«Samedi matin... Lui voyant condamner l'accueil plein d'appro-
bation, de distinction et de plaisir que j'avais fait au marquis,
comme contraire à la décence, comme étant une manière de se
jeter à la tête des gens, comme devant déplaire aux hommes
mêmes, je me mis en colère tout de bon, et je déclarai que jamais
aucun motif ne me ferait prendre la peine de cacher un sentiment
dont je n'aurais pas à rougir ; qu'il n'avait pas été question
d'amour dans mon cœur, mais que tout homme aimable devait
me paraître aimable ; que s'il y en avait vingt ensemble, ils
me plairaient tous, que je le leur montrerais à tous, et qu'ils
ne croiraient pas apparemment que ce serait de l'amour.
...La grande objection, la grande crainte, c'est que je ne vive
avec des gens qui tôt ou tard se trouvent obligés d'employer tous
les moyens possibles pour me faire changer de religion, d'où il
arrivera que je changerai, ou que je me trouverai malheureuse.
J'ai dit qu'il n'y avait pas d'Inquisition en Savoie... J'ai dit cent
mille autres choses pendant vingt tours de jardin. ..On entendait,
j'avais raison, mais l'objection n'était pas détruite... Une chose
m'a touchée : « Pensez-vous à l'étonnement, au chagrin que
vous donneriez à tous ceux qui vous aiment ? — Peu m'importe,
ai-je répondu, si j'ai votre consentement et celui de ma mère.
D'ailleurs, je n'ai guère d'amis, et les discours des méchants,
des gens prévenus, je ne les entendrais pas. — Nous les enten-
drions pour vous, m'a dit tristement mon père. — Non, non,
lui dis-je, vous ne les entendrez pas non plus, on n'osera vous les
tenir. — Ce silence, a interrompu mon père, qu'on garde par
ménagement, qu'on affecte de garder, me serait bien sensible ».
LE MARQUIS DE BELLEGARDE QI
— Je me suis tue. Ce n'est pas aux dépens de son bonheur que
je veux être heureuse.
...Je lui ai rappelé tout ce qu'il a toujours dit sur la tolérance,
ses projets de réunion, impossibles à exécuter par des discussions,
des définitions et des traités, possibles si on laissait agir les influen-
ces naturelles de l'esprit, du sentiment, de l'habitude, entre
des sectateurs de différents cultes unis par l'amour et par le
sang... J'avais pris mon père par son faible, je dis mal, j'avais
touché la corde sensible de son cœur... Enfin, après deux heures
de discours et de pas précipités tout autour de ce jardin, nous
rejoignîmes ma mère, qui buvait le thé devant la maison. J'avais
chaud, le cœur me battait... Je montai dans ma chambre. Mon
père, inquiet et attendri, m'y vint aussitôt chercher ; il me trouva
à demi couchée sur mon lit, un Voltaire à la main... »
Et la conversation reprend encore, Belle plaidant pour ce
mariage qui inspire à son père une sorte d'effroi, mais qu'elle
réussit, par son éloquence, à lui faire paraître presque acceptable :
« Mon père aurait voulu céder ; il me dit : « C'est assez pour
aujourd'hui», d'un ton doux, incertain et tendre... Voilà où nous
en sommes. Je ferai encore tout ce que je pourrai ; si rien ne me
réussit, c'est que mon père et ma mère ne peuvent consentir
qu'en manquant à leurs principes et en altérant leur propre
bonheur : en ce cas-là, je ne dois plus désirer le succès. »
« Ce vendredi soir... Je donnerais je ne sais quoi pour oser
vous écrire, mais la fille de chambre de ma mère me dit hier que
tous mes amis ne valaient pas la santé que je perdais pour eux,
qu'il fallait dormir, que je maigrissais ; enfin, elle me fit promet-
tre que pendant quinze jours je serais au lit à n x/2 heures... Je
ne veux pas rompre mes engagements, je respecte le sentiment
qui les rend si chers à une femme de cette sorte. Je me plais à
éloigner les témoignages d'un froid respect, pour mettre à sa place
tout autour de moi l'amour et ses soins. Excepté la fille qui me
sert !, je ne commande à personne dans cette maison, je n'ai
jamais voulu prendre la moindre autorité, mais pour moi l'on
trahirait mon père et ma mère. ..Je ne me soucie jamais d'être
respectée ; je veux qu'on m'accorde beaucoup sans croire me
rien devoir ; je ne veux pas en imposer, je veux plaire. Boswell
trouvait cela fort mauvais. Il aimait mieux me voir en grand
panier avec une robe longue, des barbes pendantes, un air sérieux,
1 Belle nous saurait gré de fixer ici le nom de cette brave fille, qui plus
tard l'accompagna à Londres, Dorothée Pfhlûgerin, qu'elle appelait de son
petit nom hollandais, Dortie. Elle ne l'oublia jamais, et, vers la fin de sa
vie, fit des recherches pour avoir de ses nouvelles. (Voir chapitre XXIV).
92 MADAME DE CHARRIEBE ET SES AMIS
attendant qu'il m'abordât pour sourire, qu'avec des jupes courtes,
un air libre et gai. « Est-il possible, me disait-il, que vous négli-
giez de vous faire respecter quand cela vous serait si facile ?
Au lieu d'être toujours prévenante, laissez désirer quelque temps
que vous veuillez bien être aimable, plaire, amuser, vous livrer
à la compagnie, et puis, après quelque temps de liberté, reprenez
le ton de la réserve. Gardez toutes ces folies, que vous dites à
qui veut les entendre, qu'on ne comprend pas et qu'on interprète
mal, gardez-les pour moi, pour votre ami, dites-les en anglais !
Vous devriez ménager les jalousies de l'amitié, sentir qu'elle
veut des privilèges et qu'elle est offensée de voir tout le monde
traité comme elle. Tout le monde est à son aise avec vous ! Cela
est terrible ! »
...Je trouve pourtant qu'il a quelque raison, et si je ne crai-
gnais le ridicule de l'affectation, et encore plus le tourment de
la gêne, j'essayerais peut-être... Il respecte l'humanité, il veut
que ceux qui l'honorent se distinguent et qu'on leur rende hom-
mage ; il aime que la vertu s'annonce par un extérieur imposant.
L'austérité de sa morale ne lui fait pas condamner les plaisirs d'une
imagination vive, d'une conversation libre, mais il veut qu'on
les prenne en forme de récréation, que je me relâche avec lui,
que je me divertisse, comme un prince oublie la pourpre et le
pouvoir avec ses favoris. — Obdam, au contraire, me disait un
jour : « Ah ! laissez-là l'air grave que vous avez coutume de pren-
dre en entrant dans une salle ! Ne vous donnez pas tant de peine
pour gâter votre physionomie pendant quelques instants, et
croyez que si on vous aime beaucoup, on vous respectera toujours
assez !... »
Le moment est venu de donner la parole à ce Boswell, que
notre amie a si souvent mentionné, sinon avec enthousiasme,
du moins avec une particulière estime. James Boswell (1740-
1794) occupe une place honorable dans la littérature anglaise ;
il a écrit une excellente monographie de la Corse, dont il sera
question plus loin, et a laissé un livre classique sur Johnson,
l'auteur de Rasselas. Nous ignorons ce que Boswell faisait à
Utrecht, et combien de temps il y séjourna. De cette ville il se
rendit à Berlin, d'où il écrit, le 0 juillet 1764, à Belle de Zuylen,
qu'il intitule My dear Zelidc, une lettre en anglais de 17 pages !
Elle nous révèle qu'une correspondance assez active existait
entre eux : il n'en demeure que cette lettre, écrite sur le ton de
spirituelle franchise et de bonne camaraderie d'un ami qui renonce
à être un amant, et qui dit pourquoi. Ce ton simple et libre était
pour plaire à Belle. La lettre de l'Ecossais reproduit plusieurs
LE MARQUIS DE BELLEGARDE ()3
passages d'une lettre de son amie, que nous aurons soin de
recueillir.
« O toi, favorite de la Nature, écrit Boswell, écoute ce que te
dit ton ami : Que la Prudence soit ton conseiller. Apprends à
être maîtresse de toi-même ; apprends la vie ; et, je t'en supplie,
ne méprise pas l'Art : l'Art t'a appris à jouer divinement du cla-
vecin ! qu'il t'enseigne aussi à moduler les facultés de ton esprit
avec une égale harmonie !
Ma chère Zélide, laissez-moi vous persuader d'abandonner
votre attachement au plaisir et de rechercher le bonheur calme.
Croyez-moi, Dieu ne nous a pas destinés à goûter beaucoup de
plaisir dans ce monde. »
[Boswell fait à ce propos une confession complète de sa foi
chrétienne, puis il reprend] :
« Vous voyez que votre ami est très heureux en ce qui touche
l'important article de la religion. Prenez, je vous prie, la ferme
résolution de ne jamais vous préoccuper de métaphysique :
des spéculations de cette sorte, absurdes dans un homme, sont
plus qu'absurdes chez une femme.
...Considérez vos nombreux avantages matériels : vous êtes
la fille d'une des premières familles des Sept Provinces ; vous
avez de nombreuses et hautes relations ; vous possédez une belle
fortune, et je dois ajouter aussi que Zélide est belle. Vous avez
sujet d'espérer un mariage distingué ; vous pouvez tenir dans la
vie un rôle aimable et respecté. Vos talents et vos ouvrages
peuvent vous faire grand honneur. Mais prenez garde : si tant
de charmantes qualités ne sont pas gouvernées par la Prudence,
elles peuvent vous être très nuisibles.
...Si vous vous abandonnez à vos caprices, vous pourrez
éprouver çà et là une joie brève et fébrile, mais point de satis-
faction durable. Il me semble que vous pouvez m'en croire : je
ne suis ni un pasteur ni un médecin ; je ne suis pas même un
amant. Je ne suis qu'un monsieur en voyage, qui s'est pris d'un
grand attachement pour vous et qui a votre bonheur à cœur.
Ma chère Zélide, vous êtes très bonne, vous êtes vraiment
sincère... Vous avez de beaux talents d'un certain genre. N'y
en a-t-il pas d'autres qui vous manquent ? Pensez-vous que votre
raison vaille votre imagination ?
..Maintenant, permettez-moi de vous gronder sur vos senti-
ments trop libres, dont vos lettres fournissent maints exemples.
Vous dites que si votre mari et vous ne vous aimiez qu'un peu :
« J'en aimerais sûrement un autre ; mon âme est faite pour des
sentiments vifs ; elle n'évitera pas sa destinée. » J'espère que cet
amour pour un autre ne ressemblera pas à celui de plus d'une
94 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
belle dame. « Si je n'avais ni père ni mère, je ne me marierais
point, » et pourtant vous voudriez entretenir de tendres relations !
Ah ! Pauvre Zélide ! Ne voyez-vous pas que vous vous réduiriez
à la plus méprisable des conditions ?... Je sais que vous ne pensez
pas à mal ; vous donnez seulement cours à votre fantaisie :
Voyez pourtant où cela vous mène ! J'aimerais assez un mari
qui me prendrait sur le pied de sa maîtresse. Je lui dirais : Ne regar-
dez pas la fidélité comme un devoir ; n'ayez que les droits et la
jalousie d'un amant. Fi, Zélide ! Quelles idées avez-vous là ?
Le nom de maîtresse est-il aussi agréable de moitié que celui
d'épouse ?
...J'ai fait le voyage leplus agréable. Milord Maréchal était une
société des plus intéressantes, et la dame turque causait extrê-
mement bien quand son indolence ne la rendait pas silencieuse '.
J'ai trouvé M. Catt très poli. J'écrirai prochainement à M. de
Zuylen ; je l'aime et je l'estime. J'ai eu l'honneur d'être présenté
au comte d'Anhalt : vous pensez bien que je l'ai considéré avec
beaucoup d'attention. Il me paraît être un homme fort poli,
plein de sens et de manières très prévenantes. Je ne l'ai vu que
très peu de temps, mais d'après ce que j'ai vu et entendu dire,
je serais heureux de le savoir le mari de ma belle amie. Mais elle
doit mettre son honneur à se conduire selon les convenances.
Comme nous sommes, vous et moi, Zélide, parfaitement à l'aise
l'un avec l'autre, j'avouerai que je suis assez vain pour conclure
de votre lettre que vraiment vous avez été amoureuse de moi,
autant que vous pouvez l'être d'un homme quelconque. Je dis :
« vous avez été », car je me trompe fort si ce n'est passé mainte-
nant. Reynot 2 n'avait pas si mal jugé : vous n'avez point d'em-
pire sur vous-même, vous ne pouvez rien dissimuler. Vous sem-
bliez mal à l'aise, vous aviez une gaîté forcée, le dimanche soir
où je vous quittai, je m'aperçus bien que voas étiez émue.... Je vis
1 Lord Keith, maréchal d'Ecosse, qui prit part au soulèvement de ce
pays en faveur du Prétendant, dut s'exiler et fut nommé gouverneur de la
Principauté de Xeuchàtel par Frédéric II. On sait qu'il fut l'ami et le pro-
tecteur de Rousseau pendant son séjour à Môtiers-Travers. Lassé par la
turbulence des Neuchâtelois, il se retira à Berlin. Il avait adopté une jeune
Turque, fille d'un chef janissaire, nommée Emetulla, que son frère, le
général Keith, avait recueillie au siège d'Oczakow. Milord Maréchal la
maria avec M. de Froment, colonel au service de Sardaigne. Emetulla se
retira plus tard à Neuchàtel, où elle mourut, presque centenaire, en 1820.
(Voir Musée Neuchâtelois, 1864, Un Gouverneur de Neuchàtel, Milord
Maréchal, parJ. H. Bonhôte).
2 Nous ne savons de qui il veut parler. S'agirait-il peut-être de Reinout,
l'aîné des frères de Belle, mort quatre ans auparavant (voir chap. II), et
dont elle aurait rapporté un propos à Boswell ?...
LE MARQUIS DE BELLEGABDE g5
que j'avais une place dans votre cœur et que vous me témoigniez
une affection plus que simplement cordiale. Vos lettres m'ont
montré que vous étiez heureuse d'avoir enfin rencontré l'homme
pour lequel vous pourriez éprouver une passion forte et durable.
Mais je suis trop généreux pour ne pas vous détromper : vous
savez que je suis un homme de stricte probité, vous me l'avez dit
et je vous en remercie... Ne suis-je pas un peu sévère de n'avoir
pas meilleure opinion de vous ? Chère Zélide, reconnaissez que
votre vivacité mal gouvernée peut vous rendre de mauvais ser-
vices ; elle vous enlève un peu de l'estime d'un homme à l'opi-
nion duquel vous tenez. Vous me dites : Je ne vaudrais rien
pour votre femme ; je n'ai pas les talents subalternes. — Si par
ces talents vous entendez les vertus domestiques, vous trouverez
qu'elles sont indispensables à la femme de tout homme sensé.
Mais il y a des raisons plus fortes qui s'opposent à ce que vous
soyez ma femme, si fortes, que je vous ai déjà dit naguère que
je ne voudrais jamais vous épouser. Je me connais et je vous
connais ; je suis certain, si nous nous épousions, que nous serions
bientôt très malheureux l'un et l'autre... Vous pouvez compter
sur moi comme ami. Cela me vexe de penser au grand nombre
d'amis que vous avez. J'en connais plusieurs avec qui vous êtes
en correspondance ; c'est pourquoi je ne tire pas vanité du fait
que vous m'écrivez.
...Continuez à me montrer tout votre cœur. Je redoute votre
imagination ; j'ai peur que le cœur de Zélide ne soit introuvable,
qu'il n'ait été consumé par le feu d'une imagination excessive.
Pardonnez-moi de vous parler avec cet air d'autorité : j'ai assumé
le rôle de mentor, je dois le remplir. Peut-être que je vous juge
trop sévèrement : je dis que vous manquez de cœur, et pourtant
vous êtes très attachée à votre père et à vos f-ères. Défendez-
vous ! ...Dites-moi que vous ferez une très bonne épouse. Laissez-
moi vous le demander, Zélide : pourriez-vous soumettre vos
inclinations à la volonté, peut-être au caprice d'un mari ? Pour-
riez-vous le faire joyeusement, sans rien perdre de votre douce
bonne humeur ?... Pourriez-vous vivre paisiblement à la campa-
gne pendant six mois de l'année ? Vous rendre agréable à de sim-
ples et honnêtes voisins ? Pourriez-vous causer comme n'importe
quelle autre femme, et commander à votre fantaisie aussi bien
qu'à votre clavecin ? Pourriez-vous passer les six autres mois
dans une ville où il y aurait une fort bonne société, mais qui ne
serait pas à la dernière mode ? Pourriez-vous vivre ainsi et être
heureuse ? Pourriez-vous trouver une abondante source de joie
dans votre propre famille ? Sauriez-vous rendre la gaîté à votre
mari quand il serait mélancolique ? J'ai connu de telles femmes,
Zélide : qu'en pensez-vous ? Pourriez-vous être ainsi ?... Adieu.
Que la religion ne vous rende pas malheureuse. Pensez à
Dieu tel qu'il est réellement, et tout vous paraîtra gai. J'espère
ç6 madame de charrièbe et ses amis
que vous serez une chrétienne. Mais, ma chère Zélide, adorez le
soleil plutôt que d'être calviniste : vous savez ce que je veux
dire '.
Je ne comprends pas un mot du mystère que vous faites au
sujet d'un certain monsieur auquel vous pensez trois fois le
jour.. Que voulez-vous dire par-là ? Ecrivez-moi en toute liberté,
et avec votre charmante humilité. Que le Ciel vous bénisse et
vous rende raisonnablement heureuse ! Adieu. »
A quelque temps de là, le comte d' Anhalt revient sur l'eau de
façon imprévue :
« Il y a huit ou dix jours que mon père me donna une lettre de
M. Catt où il parlait fort du comte d'Anhalt. Le bruit avait couru
à Berlin que j'épousais un autre Allemand ; il y avait eu là-
dessus de la surprise et un peu de consternation. Catt avait dit
au comte qu'il devait s'assurer de moi, qu'il aurait beau chercher,
qu'il ne trouverait rien qui fît son bonheur comme Mllc de Zuylen.
Ce style de me recommander me parut réjouissant. Le comte
avait bien compris, mais sa situation est embarrassante. Catt
envoyait un billet du comte à lui, où il parlait d'arrangements
déjà faits depuis leur conversation, de lettres qui partiraient,
etc., l'obscurité même pour moi. Je rendis un moment après les
lettres à mon père en lui disant : « Il manque une pièce au recueil,
c'est la réponse de M. Catt au comte : j'y ai suppléé. » En effet,
j'avais écrit que le comte pouvait avoir l'esprit en repos, ne point
voyager et ne point écrire, que je n'épouserais ni lui, ni le baron
d'Holstein... Le lendemain, je dis à ma mère que mon parti était
pris, et qu'il me paraissait plus raisonnable et plus généreux d'en
avertir le comte et d'empêcher un long et inutile voyage. Ce
refus n'emporte pas, dis-je, une promesse à un autre ; j'ai promis
d'être libre, je le serai. — N'en dites pas un mot au marquis :
il croirait que c'est pour lui que j'ai rompu et que mon procédé
le lie... Le comte d'Anhalt n'est pas le dernier épouseur de la
terre ; et quand je ne me marierais jamais, qu'importe pour l'hon-
neur du marquis ? Vous ne sauriez croire combien je tiens à cette
formule de liberté : chaque matin le marquis doit s'éveiller avec
la liberté de ne plus vouloir ce qu'il a voulu la veille. »
Cependant Bellegarde était entré en correspondance avec
Mlle de Tuyll, et celle-ci conserva quelques-unes de ses lettres,
dont le style dut l'étonner un peu. Pendant un séjour qu'elle
fait à La Haye, il lui écrit :
1 II la veut sans doute mettre en garde contre ce fatalisme qu'elle pré-
tendait tirer du dogme de la prédestination (voir chap. I, p. 3o).
LE MARQUIS DE BELL.EGARDE <)-
« Je suis depuis quatre jours ici, et je n'ai pas plus le bonheur
de voir mon aimable amie que si j'étais à Paris... Vous convien-
drez que c'est une situation bien cruelle que d'être esclave des
bienséances et des préjugés au point de se priver de la société
d'une amie qu'on chérit parce qu'on avait désiré de l'épouser
et que des circonstances contrarient.... Si je ne puis avoir le
bonheur d'être votre mari, rien ne peut me faire renoncer à celui
d'être votre fidèle et dévoué serviteur et ami tant que je respi-
rerai... Ces lettres ne vous engagent précisément à rien ; séparez
ces deux êtres, l'ami et le prétendant. Le dernier ne paraîtra
que lors et qu'autant que vous le voudrez bien et que le premier
aurait aplani toutes les difficultés... Si même mes vœux étaient
rejetés, je me ferai toujours une gloire de les avoir formés.
... Je ne dois point me flatter de l'impression que fait l'amour ;
j'ai passé l'âge fait pour en inspirer, sans cependant avoir encore
atteint celui de la veillesse. Des sentiments plus solides auxquels
j'aspire me font espérer un bonheur préférable à celui que pro-
cure cette agréable ivresse toujours passagère ; la plus tendre
amitié, les égards, la complaisance soutenue, l'égalité, la douceur,
sont de mon côté les qualités dont je puis répondre pour rem-
placer celles des Corydons, et qu'étant assuré de trouver du
vôtre, suffisent à mon bonheur... »
Ces gauches déclarations sont accompagnées d'une note sur
l'état de sa fortune et sa parenté. Il compte sur la dot de Belle —
100,000 florins — pour payer ses dettes ; il lui donnera pour ce
montant hypothèques sur ses immeubles, qu'il énumère : le
marquisat de Coursinge, celui des Marches, un hôtel à Chambéry,
etc.. Quant à sa famille, il nous apprend qu'il est par sa mère,
— une Oglethorpe, — cousin des princes de Rohan, de Mme de
Brionne:Lorraine, etc. Son père était aide de camp du roi de
Sardaigne, son aïeul ambassadeur en France, son bisaïeul...
Mais l'intéressant est de savoir ce que Belle pensa de son corres-
pondant. Elle est plus indulgente que nous ne l'aurions attendu,
et se livre à des projets d'avenir, parmi lesquels un séjour à
Paris lui tient surtout à cœur :
« Sa lettre, dit-elle, m'a fait un grand plaisir: je l'ai relue trois
ou quatre fois, en y cherchant toujours les expressions de ten-
dresse, et les revoyant avec plus de joie encore que celles de
l'admiration... Ce qui refroidirait peut-être un peu cette envie
[de voir Paris], si j'étais la femme du marquis, c'est qu'il est
trop grand seigneur, et que ses parents ont de trop beaux noms ;
il faudrait peut-être se conf orner à leur bel air, et je n'aime point
les grands, ni le bel air, ni à me conformer. Ma passion serait de
g8 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
voir Paris à pied et en fiacre, de voir les arts, les artistes et les
artisans, d'entendre parler le peuple et déclamer la Clairon. Je
ferais par hasard quelques connaissances qui me plairaient,
quelques autres qui me feraient rire. Je paierais bien cher les
leçons de Rameau, et huit jours avant mon départ, pour voir de
tout, je ferais connaissance avec la coiffeuse et le beau monde.
Revenons à notre mariage et à mon économie. On m'a toujours
dit que je n'en aurais point, que mon mari serait fort à plaindre,
que je serais la plus mauvaise ménagère du monde ; il n'y a que
la vieille fille de chambre de ma mère, fille d'un grand sens,
qui m'a rassurée quelquefois. Elle me dit : « Il est vrai que
vous ferez de folles dépenses pendant quinze jours ou trois
semaines, mais ensuite, pendant trois mois, vous n'achèterez
rien, vous ne vous habillerez point, vous ne songerez ni à boire,
ni à manger, et vos amis auront tant d'esprit qu'ils oublieront
aussi ces choses grossières; et, au bout de l'an, ce sera tout comme
si vous aviez eu de l'ordre et de l'économie. » Cette fille a raison,
je pense : si je gouverne, il y aura du haut et du bas, comme
dans tout ce que je fais... Si le marquis avait des trésors, il est
bien sûr que je ne ferais pas tout ce que je ferai à présent pour
l'épouser ; mes motifs paraîtraient équivoques, et peut-être
qu'on mépriserait mes empressements.
3-4 septembre 1764... Si le marquis était plus âgé et moins
aimable, j'aurais peur que son mariage ne fût une retraite. Je
hais ces vieux épouseurs qui prennent une femme pour les aider
à passer l'hiver, qui l'invitent à se chauffer près d'un mauvais
petit feu, après qu'ils ont passé le printemps et l'été, cueilli des
fleurs et des fruits sans elle. Ils ne sont pas plutôt en ménage
qu'ils assujettissent tout à une règle austère, qu'ils n'avaient
pas connue auparavant. Je dis tout cela pour m'amuser, car il
est clair que ce n'est pas du tout le cas ici : votre ami est plus
jeune que je ne pensais, et il n'a pas plus l'air d'une retraite
que moi. Je serais charmée d'être sa femme. »
Elle passera volontiers une partie de l'année dans les terres
du marquis :
«Mais un peu de Chambéry et de voyage peut suffire... Je n'ai
pas besoin des capitales... Je suis un peu fâchée que mon ortho-
graphe soit plus correcte que celle du marquis, mais cela vient
de ce qu'il est si grand seigneur. A propos, sait-il bien que je
n'ai pas seize quartiers ?... Les situations de toutes ces terres
sont charmantes ; Lausanne n'en est pas bien loin ; alors nous
nous verrions sans gêne et sans blâme. Je crois comme vous que
je serais en paradis. Il faudrait pourtant être bien assurée qu'on
ne m'ôterait pas mes enfants pour les donner à des prêtres
ineptes et superstitieux. Je dis mes enfants sans circonlocution
LE MARQUIS DE BELLEGARDE ()()
et sans détour ; peut-être que cela n'est pas de la décence. Me
revoilà sur mon ancien ton de liberté excessive avec vous ! Il
ne sera pas dit que vous ayez ignoré une seule de mes idées
sur le mariage.
A i heure après minuit... Je viens de finir une largeur de ma
robe, le plus brillant entourage, la plus jolie chose...
...Je voudrais bien apprendre vite que Mlle des Marches 1
voit jour à obtenir un agrément du roi et une dispense du
Pape. Le Saint-Père, dit-on, ne se mêle de rien ; il n'est ques-
tion que de lui présenter les choses du côté où il faut qu'il les
voie. A Rome, on obtient tout cela avec de la faveur et de
l'argent... »
Qui l'avait si bien renseignée ? — L'évêque d'Utrecht, à qui
elle alla incognito, et accompagnée d'une amie, demander une
consultation 2. Ce prélat fit quelques difficultés pour recevoir
les visiteuses, ainsi qu'elle le conte à Bellegarde dans une
lettre dont elle a conservé le brouillon :
« Comme la domestique qui était venue nous ouvrir n'avait
pu dire nos noms à son maître, elle revint les demander.
— Dites-lui que deux dames ont à lui parler.
— Mais il demande toujours comment on se nomme.
— Dites-lui que nous sommes bien mises, et que nous avons
l'air d'honnêtes gens.
— Mais ne pouvez-vous donc pas dire votre nom ?
— Vous voyez bien, lui dis-je, que nous n'en avons pas envie.
Nous étions toujours à la porte, pendant cet entretien, dans
un petit vestibule obscur. Enfin, elle appelle en grondant sa
camarade, à qui elle avait dit d'apporter de la lumière, et fai-
sant quelques pas pour la chercher, elle la trouve qui écoutait
derrière une porte. Aussitôt, force criaillerie, et quelques injures
qui me divertirent beaucoup : elle sacrifia sa propre curiosité
au plaisir de pester contre celle d' autrui, elle contrefit la per-
sonne sensée et discrète, elle monta à la fin, à la fin le prélat
descendit. Il ne s'accommodait pas mieux de notre incognito
que ses servantes, et la première chose qu'il nous dit en entrant
dans la chambre où nous étions, fut une espèce de question qui,
1 La sœur de Bellegarde, dont il est plusieurs fuis question dans les lettres
de Belle à d'Hermenches.
2 On sait que le diocèse d'Utrecht constitue une petite église janséniste
séparée de Rome et qui, protégée par le gouvernement hollandais, fut
maintenue à travers les siècles, malgré les excommunications des papes.
De 173g à 1767, le siège d'Utrecht fut occupé par l'évêque Jean-Pierre
Meindartz.
ÎOO MADAME DE CHABRIERE ET SES AMIS
quoique faite avec politesse, avait le même but que les précé-
dentes. Je n'y satisfis pas davantage ; ensuite, j'entrai en
matière, je proposai la question comme si elle ne m'eût pas
regardé et de façon qu'il pût me croire catholique aussi bien
que protestante. C'est un homme d'esprit ; il nous répondit
bien, et après quelques discours sur le schisme qui le sépare
de Rome, il nous dit que son autorité comme évêque, toute
légitime qu'elle était, n'était pas reconnue par le Pape, et qu'ainsi
il ne pouvait nous être d'aucune utilité ; que les curés avaient
dans ce pays le pouvoir de marier des gens de différentes reli-
gions, que quand c'était des gens de condition, il demandait une
dispense au nonce de Bruxelles, et que celui-là, pour qu'il en
coûtât davantage au demandeur, en écrivait au Pape ; qu'à
mesure qu'on était plus riche et d'une plus grande naissance,
il fallait payer plus cher. Je lui demandai si le pouvoir de dis-
penser du nonce allait plus loin que ces Provinces : il me dit
que non. Ainsi ne lui écrivez plus : il irait à Rome ; nous pouvons
écrire à Rome tout droit. En passant, il avait parlé du crédit
qu'ont les Jésuites par l'intimité de leur général avec le secré-
taire du Pape qui est son favori, qui a tout pouvoir et qui dirige
tout ; j'ai demandé le nom de ce secrétaire, il est allé chercher
une liste des cardinaux, celui-ci s'appelle Torregiani. Notre
évêque a fort approuvé l'idée de lui écrire sans autre forme de
procès. Alors, pour lui faire grand plaisir et le récompenser de
sa politesse, je lui ai dit qui nous étions, mais non pas que je
voulais me marier, et nous nous sommes séparés en faisant d'un
côté de grands remerciements et de l'autre de fort bons souhaits
fort chrétiens. Au retour, on a cru que nous nous étions prome-
nés, et nous nous sommes beaucoup divertis de cette équipée.
Mon cher marquis, suivez mes conseils : je connais la recti-
tude de mon père ; il lui faudra une dispense... Ecrivez, croyez-
moi, au cardinal Torregiani, secrétaire de Sa Sainteté ; envoyez-
moi ensuite la lettre ; je tâcherai d'engager mon père à l'envoyer
à M. Born, notre résident, pour qu'il achète la dispense à aussi
bon marché qu'il pourra. En passant je pourrai toucher quel-
que chose du peu de besoin que vous croyez en avoir, et nous
verrons ce qu'il dira : je suis scrupuleuse sur la bonne foi comme
les quakers. Vous dites dans votre lettre qu'il est presque impos-
sible d'obtenir une dispense : ne le disons pas, car, en vérité,
cela n'est pas du tout impossible. Mon père pourrait répondre :
« En ce cas là, il est impossible que vous vous mariiez ; n'en
parlons donc plus... »
On est frappé, à la lecture de ces pages si vivantes, de voir
Belle se divertir du spectacle des choses tout comme s'il s'agis-
sait d'une autre qu'elle.
Cependant, l'affaire Bellegarde commence à languir d'une
LE MARQUIS DE BELLEGARDE 10 1
façon inquiétante, et l'on dirait que Belle pense moins à ce pré-
tendant qu'à celui qui l'a suscité. Elle écrit à d'Hermenches :
« ...Nos lettres sont trop intéressantes. Depuis deux mois,
je n'ai aucun goût pour les démonstrations mécaniques, pour
ces calculs d'algèbre qui sont une si belle chose ; j'ai négligé
la harpe, j'ai négligé mes amies ; tant qu'il était question d'un
établissement qui devait fixer ma destinée, j'ai trouvé que je
pouvais tout négliger ; à présent, tout est dit sur cette matière.
Je dois nécessairement retourner à mon algèbre, à mes tran-
quilles amitiés... J'ai peur que vous n'ayez trop de part à mes
pensées, que je ne m'accoutume à m'occuper de vous avec trop
d'assiduité, avec un certain mouvement trop vif ; je ne veux
pas absolument que cela arrive. Quel serait le dénouement ?
Une passion peut-être ; peut-être une rupture !... Ecoutez-
moi, et approuvez mes résolutions. Il me paraît fort douteux
que le marquis se soucie encore de moi dans un an. D'ailleurs,
je suis persuadée que mon père ni ma mère ne donneront jamais
un consentement formel. Si le marquis veut qu'ils prononcent,
nous ne passerons point notre vie ensemble ; vous vivrez
dans ses châteaux sans moi. Alors, que faire de l'habitude qui
nous attachera l'un à l'autre ? Serez-vous content de m' écrire
toute votre vie et de ne me jamais voir ?... Après une corres-
pondance de feu, toujours vive, toujours tendre, on veut se
voir : d'Hermenches, nous nous chercherons, si nous ne nous
brouillons pas ; et puis gare la passion, la jalousie, l'instinct,
le délire et le désordre ! Si je ne suis pas à votre ami, si toujours
je m'occupe de vous, je serai un jour votre maîtresse, à moins
que nous n'habitions les bouts opposés du monde, ou que vous
ne m'aimiez plus du tout.
...Vous m'enverrez, quand vous le jugerez à propos, les lettres
du marquis, mais du reste nous laisserons reposer cette affaire
jusqu'à ce que lui-même la réveille... »
Entre temps, un amoureux plus vif a surgi :
« Vous allez aimer encore plus mon cousin quand vous saurez
qu'il m'aime avec passion l. C'est un secret entre lui et moi,
ainsi point de plaisanterie. Il a le cœur d'un roi. Adieu. Le mien
est à vous pour le moins autant qu'il le faut. »
Elle fut bonne pour le petit cousin, qui paraît avoir été un
adorateur ingénu et fervent. Il fallut bien le décourager enfin.
1 Probablement Frédéric-Christian-Henri de Tuyll (1742-1805), frère de
M"' d'Athlone. Il se maria en 1767 à M"" Proebentow von WilmsdorfYGe-
nealogie van het Geslacht van Tuyll van Serooskerken, par Ch. J. Pol-
vliet. Oisterwijk, Genealogisch-Heraldisch Arehief, 1894).
102 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
Nous avons sous les yeux une lettre que Belle lui adressait
au moment où le comte d'Anhalt reparlait de venir à Utrecht :
jamais on n'a évincé un amoureux avec plus de grâce délicate
et de gentille ironie :
« ...Le comte d'Anhalt m'écrit qu'il espère obtenir la permis-
sion de venir ici pendant les quartiers d'hiver. S'il vient, tout
pourrait être bientôt décidé, c'est-à-dire si je l'épouserai ou non.
Vous comprenez bien que tout ne dépend pas de là, et, comme
dit Agathe dans le Connaisseur, il n'est pas prouvé que toute
fille qui ne sera pas sa femme doive être la vôtre. Au cas que je
le refuse, il y aurait encore bien des choses à examiner... Si je
n'avais peur de vous fâcher, je vous dirais qu'une année
d'absence pourrait diminuer un peu votre prévention et votre
tendresse pour une personne qui vous est si chère à présent.
Ne croyez pas, mon cher cousin, que je rétracte ce que j'ai dit
sur vos protestations : je les crois parfaitement sincères, je suis
persuadée que j'ai à présent tout votre cœur ; mais ne faudrait-il
pas être bien présomptueuse ou connaître bien peu le monde
pour regarder comme impossible un pareil changement ? Toute
inutile qu'une pareille déclaration vous paraîtra, je ne puis
m'empêcher de vous assurer ici que, quoi qu'il arrive, je vous
regarderai comme aussi libre que moi, libre jusqu'au dernier
moment... Je vous le disais devant la porte de ma chambre un
moment avant votre départ, je ne veux point que le comte
d'Anhalt ni vous, vous croyiez engagés pendant que je suis
maîtresse de moi-même.
A propos de cela, je veux vous dire, puisque vous vous êtes
intéressé à mon sort, qu'on me fit hier des propositions de la
part d'un gentilhomme du Holstein, maître de lui et de sa
fortune, qu'on dit être considérable. Je l'ai vu il y a deux ans,
je suis très persuadée que je ne le prendrai pas, mais je compte
laisser à décider à mon père et à me mère si le refus doit être
absolu d'abord, ou si la chose doit être quelque temps en sus-
pens....
...Il me reste à vous prier, mon cher cousin, de brûler ou d'en-
fermer soigneusement mes lettres. Que diraient mes parents,
que dirait le comte d'Anhalt, que dirait le monde, si l'on appre-
nait notre correspondance ? Je ne me la reproche pas, mes motifs
ont été purs, mais je me la reprocherais si je la faisais durer plus
longtemps ; j'ai dit tout ce que mes lettres devaient dire, plus
de complaisance serait une faiblesse ; je vous ai fait voir assez
de confiance, d'estime et d'amitié : vous m'en estimeriez moins
vous-même si je faisais davantage.
Ecrive/.-moi encore une fois, si vous voulez, avant de venir
à Utrecht. Après cela, je ne veux plus de vos lettres. Nous nous
LE MARQUIS DE BELLEGARDE I o3
verrons, vous me parlerez, mais malgré le joli uniforme, le plaisir
de nCcmbrasscr ne s'obtiendra pas si aisément.
Adieu, ma chandelle s'éteint, ma fille de chambre s'endort,
il est une heure, je vais me coucher. Adieu, mon cher cousin,
je serai toujours votre amie. Vous croyez ne pouvoir être heu-
reux sans moi, mais c'est une illusion dont tant d'autres ont
éprouvé la fausseté! Je souhaite et j'espère que vous trouverez
le bonheur dans quelque état que la Providence vous place et
quelle que soit la compagne qu'elle vous destine.
Belle.
Utrecht, la nuit du 19 au 20.
Jeudi matin. La fin de cette lettre, plutôt toute la lettre, se
ressent bien de l'heure où je l'ai écrite. Je vous prie de ne pas
vous exposer pour venir ici au mal que vous fit le froid der-
nièrement ; attendez qu'il soit diminué, ou garantissez-vous
mieux. Quelque attention que j'aie eue dans mes lettres à dire
exactement la vérité, je crains quelquefois qu'elles n'aient
dit davantage, je crains que violer en votre faveur les lois de
l'exacte bienséance, n'ait été par soi-même vous faire espérer
plus que je ne devais. Je serais au désespoir si vous pouviez
vous plaindre de ma complaisance même comme d'une fausseté.
N'espérez guère, mon cher cousin, et cependant ne vous affligez
pas ; je vous l'ai déjà dit, vous perdrez moins que vous ne croyez...
Je n'aime point mon pays, il ne convient ni à ma santé, ni à
mon goût ; n'est-il pas apparent, ne sera-t-il pas raisonnable
que je me donne au comte d'Anhalt ?
Vous faites très bien d'apprendre l'allemand ; permettez-moi
de vous exhorter à vous appliquer aux mathématiques et à
l'histoire, connaissances si nécessaires dans la profession que
vous avez choisie. Quoiqu'il arrive, ce sera une satisfaction bien
flatteuse pour moi de voir un homme qui m'aime ou qui m'aura
aimée, distingué par son mérite et par l'estime générale. Si ce
motif ajoutait quelque chose à ceux qui, j'en suis sûre, vous
animent déjà, je pourrais me dire que si je vous ai fait du mal,
je vous ai aussi fait quelque bien. Je voudrais ne vous faire que
du bien.»
On aura remarqué qu'elle mentionne le comte d'Anhalt, à
qui elle ne pense guère, et ne dit mot de Bellegarde, à qui elle
pense beaucoup, bien qu'il se montre si peu empressé. D'Her-
menches ayant eu la cruauté ou la maladresse d'assurer son
amie que, si le projet de mariage échoue, Bellegarde survivra
à cette épreuve, elle répond avec une mélancolique ironie :
« Le marquis ne mourra pas de chagrin ». — Ah ! vraiment,
je le crois. Combien de quarts d'heure m'a-t-il vue ? Mais quand
104 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
je mourrais moi-même demain, je vous promets bien que vous
vivriez et que tout le monde vivrait, et que l'univers irait son
train le mieux du monde. Si pourtant il était des gens affligés,
ce serait ceux qui m'ont connue depuis que j'existe, avec qui
je ris, avec qui je pleure. Ils s'ennuyeraient quelque temps,
ils trouveraient un certain vide dans leur existence ; ils me cher-
cheraient encore, et puis enfin ils cesseraient de me chercher ;
vous et eux trouveriez mille autres choses, et bientôt il n'y
paraîtrait plus... Vous seriez étonné de voir combien il est facile
de prendre son parti de toute chose. Ne me pas épouser coûte-
rait tout au plus un dîner et une nuit de sommeil à un homme
raisonnable; tout au plus, je le répète. Jamais je n'ai cru que
cela fît un malheur tant soit peu sérieux. »
La lettre suivante est propre à scandaliser ceux qui pensent
qu'il y a des choses dont une femme ne doit pas parler; il est
sûr que le passage est un peu vif, — mais si spirituellement
tourné !
« J'ai trouvé, écrit-elle, que la différence d'âge était trop grande.
Vous avez beau dire, d'Hermenches, j'ai des sens, mes désirs
ne peuvent s'y tromper; dans dix ans j'en aurai peut-être encore.
Je voudrai alors, comme je voudrais aujourd'hui, tout en prê-
chant l'immortalité de l'âme, caresser mon disciple, recevoir
des caresses pour prix de mes sermons, et après avoir annoncé
les pures joies du ciel, éprouver les voluptés de la terre... Mais
pouvez-vous me rassurer contre les horribles suites que le liber-
tinage peut avoir sur une femme et des enfants ? Je suis bien
persuadée que votre ami est trop honnête homme pour m'y expo-
ser s'il croyait devoir les craindre ; mais depuis quelque temps
différents hasards m'ont appris là-dessus dez choses qui me font
trembler...
Ce 28 octobre 1764. Je viens de me quereller avec ma mère,
et si vivement, que j'ai refusé de l'accompagner à l'église; je
raccommoderai cela dans une heure ou deux, et je ne perdrai
pas mon temps à présent à me faire des reproches ni à m'affliger.
Nous avions besoin de quelques petites disputes un peu fran-
ches, pour nous remettre de sa cérémonieuse réserve, où l'affaire
du marquis nous mettait depuis trois mois. Avoir des torts et
se les faire mutuellement sentir fait plus de bien qu'on ne croit
à l'amitié et à la confiance. On dit que mon ton est aigre, impé-
rieux, en un mot offensant dans la dispute : je suis persuadée
qu'on a quelque raison, et je vais bien y prendre garde. En
attendant, au lieu de pénitence, je partage délicieusement ma
solitude entre vous et une tasse de café. Ne dites plus, je vous
prie, que je suis telle que vous aviez craint de me trouver,
toujours cherchant le plaisir et la perfection dans, ce que je
LE MARQUIS DE BELLEGABDE
io5
H
oS
AUTOGRAPHE DE BELLE DE ZUYLEN
ÎOÔ MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
n'ai pas. En vérité, j'ai très souvent ce que je cherche, la perfec-
tion des choses où je fais consister mes plaisirs se trouve vingt
fois le jour : un livre qui me plaît, un ouvrage qui devient joli
sous ma main, la liberté de penser sans rien dire, tout cela me
suffit pour l'ordinaire. Dès que je sens que je puis quitter ce qui
m'occupe, jeter mon livre, changer d'ouvrage, courir ou m'asseoir
selon ma volonté, je me trouve heureuse. Mais avoir devant soi
toute une journée de compagnie, devoir danser toute une nuit,
ou jouer pendant trois heures, voilà ce qui cause une satiété
insupportable ; on en a trop avant de commencer.
Dimanche soir. Au lieu de reproches et d'excuses, nous avons
éclaté de rire, ma mère et moi, quand nous nous sommes revues ;
elle m'a dit que je n'avais rien perdu au sermon. Nous sommes
ici, c'est-à-dire à Zuylen, tête à tête elle et moi ; je ne m'ennuie
pas un moment ; les journées sont trop courtes ; je trouve
aujourd'hui qu'il faut être fort sot pour s'ennuyer quand on
est libre et seul. Mais en compagnie, je ne suis pas comme vous :
au sentiment d'ennui se joint la réflexion de l'inutilité de mon
existence dans un cercle maussade ; ma chaise sans moi, me
dis-je alors, ferait tout aussi bien que moi... Cet hiver, à Utrecht,
je verrai le moins de monde qu'il me sera possible ; mais quand
j'en verrai, je tâcherai de surmonter mes dégoûts, d'amuser,
de plaire, afin d'adoucir tant soit peu les traits de blâme qu'on
lancera de toutes parts sur ma conduite, si j'épouse votre ami.
On dira toujours qu'elle est impardonnable, mais je voudrais
qu'on n'empoisonnât pas mes sentiments, que mille voix ne
criassent pas à l'unisson que je n'ai ni religion, ni principes,
ni attachement pour mes parents.
Fin 1764. ...Votre dernier grief, c'est Obdam et Pallandt. Je
n'ai pas dit que je voulusse épouser Obdam, je ne l'ai pas pensé.
Seulement je dis que lui et Pallandt sont les seuls hommes de la
République au sujet desquels mes parents pourraient exiger que
j'hésitasse, les seuls qu'ils pourraient me faire mettre, en quelque
sorte, en comparaison avec Bellegarde. ...Pour Pallandt, je vous
réponds qu'il ne fait pas lire mes lettres, ce n'est pas un malhon-
nête homme ; d'ailleurs, je ne lui ai écrit à peu près que pour le
quereller. Notre aventure lui fait peu d'honneur dans le public,
et à moi pas le moindre tort. ...Sûrement, il n'ira pas mettre le
comble à un mauvais procédé dont il avoue ouvertement ses
regrets.
24 Janvier 1765... J'ai un frère qui doit arriver au premier
jour de Londres ; l'année dernière il pensa à aimer ma cousine...
Mon frère est le plus joli garçon et l'homme le plus indolent du
pays... Ma cousine bien-aimée pourrait bien devenir ma sœur...»
Ce frère, de quatre ans plus jeune qu'elle, c'était Ditie, le
marin, son préféré. La cousine, que nous retrouverons aussi,
LE MARQUIS DE BELLEGARDE 1 07
est sa meilleure amie, la future madame d'Athlone, dont elle
fait ce portrait :
« Un cœur noble et ferme ; son esprit est peu cultivé ; cependant
elle saisit le bien et le mieux avec autant de discernement que
les connaisseurs, mais avec plus d'avidité ; ses impressions,
ses pensées, ses phrases, tout est original, tout est à elle. Elle
écrit et parle mal, avec une énergie étonnante quelquefois,
et toujours d'une façon où l'on reconnaît un sens droit et une
belle âme...
26 janvier. Bonsoir. Pour moi, rien ne m'empêche de vous
écrire qu'un tas de Tacites, de Sallustes et de dictionnaires ;
je les jette sous ma table, moyennant cela elle est débarrassée,
et j'écris... Ne nous disputons pas sur les Français et les Anglais l,
nous ne nous entendons qu'à moitié. Vous avez pris un peu de
ce que j'appelle du jargon. « Le cœur doit être le même, dites-
vous, chez des gens de même étoffe. » Je ne connais pas deux
cœurs qui soient les mêmes, et je ne sais ce que c'est qu'une même
étoffe de gens... Vous vivez avec des Français, il est heureux
que vous les aimiez. Je les connais à peine, je ne vivrai apparem-
ment jamais parmi eux, il est égal que je ne les aime pas beau-
coup. J'aimerais certainement les gens supérieurs en France,
peut-être plus que des gens d'un mérite égal de tout autre pays,
parce qu'ils sont plus communicatifs. Mais cette même pente
communicative m'impatiente chez les gens d'un mérite médiocre,
qui font partout le grand nombre, et je trouve terrible de me
voir poursuivie par des lieux communs, des fadeurs, des riens,
des empressements, quand j'aimerais mille fois mieux lire, écrire,
penser ou dormir en repos...
...L'affaire du marquis est moins désespérée que vous ne pensez ;
mon père lui a écrit mardi dernier... Je n'ai pas lu la lettre, mais
je sais qu'on se désiste des déclaratoires exigés d'abord, et que
parfaitement content du mémoire que le marquis a envoyé,
on me croira bien et dûment mariée moyennant une dispense
du Pape et une permission du roi. Quant au chapitre des finan-
ces, mon père a témoigné, je crois, qu'il ne se bornerait pas
opiniâtrement à ses premières offres... Je ne blâmerai ni le mar-
quis ni mon père, quelque parti qu'ils prennent. Je ne suis plus
que spectatrice. Pour essayer de les déterminer contre leur inté-
rêt, en faveur du mien, il faudrait que je ne fusse plus moi-
même.
Elle fit vers ce temps un séjour à La Haye. Elle écrit au retour :
« ...Au bal et dans les assemblées, c'est avec vos amis que je
causais ; Maasdam, La Sarraz, les Golowkin se sont distingués
1 D'Hermenches est alors à Paris.
IOS MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
par l'amitié qu'ils montraient pour vous. Je me suis liée d'amitié
avec le comte Pierre (Golowkin) ; ...j'aime son ton simple, sa
franchise, son bon esprit et son bon cœur... Il y a bien des sots
et des folles à La Haye.
...Mon frère arrivé, j'ai dit adieu. Quoique satisfaite de bien
des gens et de bien des choses, je n'ai pas pleuré, pas même
soupiré ; il me tardait de revenir amuser un peu ma mère.
J'étais d'ailleurs un peu lasse de ma sœur et de sa maison....
Tout en faisant mes visites, courant seule en carrosse et regar-
dant rues et maisons, je disais: «C'est ici la plus jolie ville,
la plus brillante de mon pays : eh bien, si je n'y revenais jamais
que pour quelques jours en qualité d'étrangère, y aurait-il
beaucoup de mal ? » Et je répondais non... Sans quelque cas
extraordinaire, je compte bien n'y retourner que mariée. Je
m'y suis bien conduite, je n'ai fâché qui que ce soit, j'ai fait
revenir de leurs préventions quantité de personnes sensées ';
cela suffit. Si je quitte ma patrie, on sentira peut-être qu'il
y eût eu quelque plaisir à m'y garder ; si j'y reste, un peu moins
de mauvais propos, de jugements faux et injustes m'en rendront
le séjour désagréable 2.
14 février 1765.... Il y a longtemps que je vous l'ai dit, vous
êtes un peu charlatan ; mais ce que j'aime en vous, c'est que
vous n'avez pas besoin de l'être. Vous avez des tons et des odeurs :
ce qui fait que je vous les pardonne, et que je ne vous en trouve
pas plus fat, c'est qu'ôtez vos odeurs et vos tons, on ne vous ôte
rien. Je vois bien des gens qui ne seraient plus si aimables si
on les défrisait. Défrisez-vous hardiment, je vous aimerai tou-
jours. ...Mille compliments au marquis. Si quelque jour cette
affaire éclatait, soit qu'elle manque, soit qu'elle réussisse, je
ne ferai aucun mystère du consentement que j'y avais donné.
Je souhaite que si elle manque, elle soit ignorée, mais si l'on sait
que le marquis ait voulu de moi, on saura en même temps que
j'ai souhaité d'être à lui et que la seule différence de religion
a fait obstacle de la part de mes parents.
25 février... Connaissez-vous le malheur d'une personne qui
1 Au moment où le Noble venait de paraître, elle écrivait à d'Hermenches :
« Les dames de La Haye me déchirent. »
2 Belle vit souvent à La Haye une dame de Degenfeldt, qui s'était engouée
d'elle et dont elle trace un portrait de la plus savoureuse ironie. Elle s'é-
gayait sur les plates lettres de cette noble dame, et M. de Welderen, ambas-
sadeur de Hollande à Londres, lui écrivait (3o mai 1768) : «Je suis flatté que
vous me traitiez différemment de madame de Degenfeldt, dont vous com-
pariez les lettres au premier chapitre de St-Matthieu... » Belle écrivit fré-
quemment à cette personne, qui réclamait instamment de ses lettres. Que
sont-elles devenues ?
LE MARQUIS DE BELLEGARDE I <)i )
apprécie les biens et les maux attachés à sa destinée, non d'après
les jugements de sa raison, mais au gré de ses organes, au gré
d'une imagination qui exagère tout ? ...Mille hypocondries
ridicules, mille chimères extravagantes éloignent le repos.
Je ne connais point de créature plus folle que moi... Soyons
humbles, d'Hermenches, nous sommes bien faibles ; ceux qui
ont bien de l'esprit ne diffèrent pas beaucoup de ceux qui
n'en ont point. Chacune des facultés de l'esprit a des inconvé-
nients qui contrebalancent ses avantages.... C'est un terrible
présent de la nature qu'une imagination vive et forte, c'est un
autre don bien fécond en douleurs qu'un cœur bien sensible.
Votre amie est folle ce matin, accablée des plus noires vapeurs,
n'espérant rien, ne souhaitant rien, détestant toutes choses.
Je cours chez mon maître. Je joue du clavecin un trio fait
pour le violoncello ; un mauvais violon m'accompagne. Je
trouve quelques mesures, dans ce trio, ou plutôt quelques
sons, quelques notes, qui me ravissent, mes sens et mon cœur
s'émeuvent, des larmes plus douces humectent mes yeux : je
reprends l'idée du plaisir et du bonheur.
28 février... Pallandt me paraît fort embarrassé. Il voudrait
bien, je crois, m'oublier ou me haïr, et il ne peut venir à bout
de l'un ni de l'autre ; et m'aimer sans réserve, il ne le peut ou
ne le veut pas non plus. La réflexion doit toujours être contre vous,
me disiez-vous un jour. Peut-être avez-vous raison ; mais Pal-
landt pense peut-être : « Si je ne l'ai, un autre la prendra ; on
peut n'être pas tout à fait fou et vouloir l'épouser. »
2 mars 1765. ...Dites-moi des nouvelles deMmcde Ségur;son sort
m'intéresse. Que ne s'est-elle fait inoculer ?... Je plaindrai moins
Mme de Ségur, si elle aime, de mourir que de perdre sa beauté
et de n'être plus aimée. Mourir jeune, c'est imprimer dans le
cœur de ceux qui nous aiment une image touchante, agréable,
ineffaçable. Si je mourais aujourd'hui, vous m'aimeriez toute
votre vie. On ne me déchirerait plus ; mes parents et le marquis
seraient d'accord à me regretter. En vérité, il ne serait pas si
dur de mourir. Cependant, je souhaite que Mme de Ségur vive. »
D'Hermenches perdit à cette époque son ami La Sarraz.
Elle lui écrit le 3 mai 1765 :
Qui l'aurait cru, quand nous l'entendions plaisanter, que
bientôt tout serait dit et que nous ne le reverrions plus ! J'ai
été frappée et touchée de cette mort si subite. Moi qui tiens
pour l'immortalité, je suis en peine de ce que fait actuellement
son âme dans l'autre monde, où il n'y a plus de princes à amuser,
plus de pots de chambre, plus de ridicules, plus de barons. Il
y a des gens qui ne semblent pas faits pour vivre, et d'autres
pas faits pour mourir ; par malheur, la mort est faite pour tous.
1 10 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
Celui-là serait bien habile qui serait jeune de bonne grâce, qui
aurait bonne grâce à l'âge mûr, bonne grâce dans la vieillesse,
et bonne grâce encore en mourant. Quoique j'aie fait, vous
n'avez pas voulu lire mon doctor Smith ' : si vous l'aviez lu,
vous sentiriez encore mieux mon idée, et vous imagineriez
the becomingness, the propHety que j'ai dans l'esprit. Rien ne
m'a jamais tant attristée que les lettres de St-Evremond devenu
vieux...
...Le chapitre teutonique s'assemble ici à la fin de ce mois.
Ma mère va à La Haye avec ma sœur dans douze jours. Je ne
serais pas trop fâchée que le marquis vînt pendant son absence,
qui durera bien cinq ou six semaines. Il m'a envoyé une lettre
pleine de discussions de finances ; cela est fort bien, la mienne
y avait donné lieu ; mais elle est si sérieuse qu'elle en a l'air pres-
que de mauvaise humeur... Entre nous, si l'affaire manque, je
crois que ce sera absolument sa faute... N'importe! Laissons-le
faire : au fond, l'avantage n'est pas pour lui si considérable ni
si certain qu'on doive le forcer à me prendre... Ne nous chargeons
pas plus qu'il ne faut de l'événement ; si notre erreur entraînait
des mécomptes fâcheux, on nous ferait des reproches. Et puis,
quelle femme donnons-nous au marquis ? La plus bizarre créa-
ture qui ait jamais existé... Mac Layne, renversant le bon mot
de Piron, me disait l'autre jour : « Vous qui avez de l'esprit comme
quarante... », mais on pourrait ajouter : « Et de la folie comme
cent. » Plus je me vois, plus je suis surprise ; plus je me regarde,
moins je me connais.
29 mai 1765... Si je n'aimais pas mon mari, ce serait le plus
malheureux de tous les êtres. Vous compreniez fort bien, me
disiez-vous un jour, comment je ferais mourir un mari de cha-
grin. Mais si je l'aime, si je l'aime ! Je ne sais rien faire à demi,
point de faible désir, point d'ambition bornée ; j'aurai le désir
et l'ambition de le rendre le plus heureux de tous les hommes,
de le voir bénir dans tous les instants le sort qui m'aura donnée
à lui... Etre toujours aimée, si je vis; longtemps pleurée, si je
meurs, c'est une gloire rare, touchante, à laquelle j'aspirerai,
pour laquelle je ferai tout, si mon mari le mérite, s'il sait aimer
et pleurer.
...Le marquis va venir. Dites-moi comment je dois me con-
duire... Supposé qu'il me priât de lui donner les moyens de me
parler seule en liberté quelques moments, trouverait-il mauvais
dans son cœur que je consentisse ? Me croira-t-il imprudente et
1 Elle lui écrivait en Mai 1764: « Je ne sais s'il n'est pas absurde de dire
que Dieu a créé des mondes et des hommes pour sa gloire. Ce sont là des
objets de spéculation fort curieux et fort intéressants. Lisez The theory of
moral sentiments du D' Smith... »
LE MARQUIS DE BELLEGARDE I 1 r
peu sage si je suis libre, franche, sans défiance avec un homme
qu'il n'est pas du tout certain que j'épouse ?
Jeudi 30 mai 1765... J'ai couru à 8 heures chez mon ami
M. Brown ' pour faire un tour de promenade avec sa femme et
sa belle sœur, deux aimables Suissesses, toutes bonnes, toutes
unies, les seules femmes que je voie dans tout Utrecht. Je suis
revenue à 9 V, heures pour avoir soin du souper de mon père ;
le mien n'a pris qu'un quart d'heure, j'ai arrangé sa chambre
pour la nuit, il s'est couché, et me voici. Si, par hasard, vous
croyez que je ne sache pas être soigneuse, vous me faites tort.
Mon père est fort content de mes soins depuis qu'il est malade...
Ma mère dit que depuis neuf ou dix mois elle commence à croire
qae je pourrai un jour être bonne économe et gouverner convena-
blement un ménage. Je l'ai bien remerciée d'un compliment
qui me faisait grand plaisir. Le désir de remplir mon devoir influe
donc sur mon esprit, sur mon attention, et me donne des talents.
Vraiment, cela me paraît de bon augure.
9 juin... De quelque façon que se conduisent mes parents,
je ne mettrai pas en doute qu'ils ne m'aiment, qu'ils ne soient
sensibles et qu'ils ne soient de bonne foi. J'ai des preuves là-dessus
qu'il serait difficile de renverser. Vous ne les avez pas, et je ne
saurais vous faire un crime de penser autrement que moi; mais
ce ne sera pas me faire plaisir que de me le dire. Au contraire,
c'est me faire très grand plaisir que de m'avertir de mes erreurs
et me faire craindre mes fautes... Un seul mouvement de zèle
m'est plus précieux que cent discours de flatterie.
17 juin... Je verrai Bellegarde, je suis impatiente de le voir.
Ah ! qu'il devra m'aimer, que l'hymen devra avoir de douceurs,
pour compenser ce qu'il me coûte ! »
Elle est, dit-elle, si découragée qu'elle voudrait être morte.
« On me ferait une épitaphe peut-être, on dirait que je valais
quelque chose et que je promettais de valoir encore mieux ;
1 Robert Brown, pasteur de l'Eglise anglaise d'Utrecht, n'est pas tout à
fait un inconnu. M. Eugène Ritter a consacré à ce personnage une curieuse
notice (Voltaire et le Pasteur Robert Brown) dans le Bulletin de la Société
d'histoire du protestantisme français, mars-avril 1904. Il séjourna à Genève
en 1760 et 1761, et signa la préface des Lettres critiques d'un voyageur
anglais sur l'article Genève, de Jacob Vernet : ce morceau est daté
d'Utrecht, 28 Juillet 1761. Voltaire s'en vengea dans son poème La Guerre
de Genève, où Brown est nommé avec une note très désobligeante. La
famille de Tuyll parait avoir été liée avec cet honnête homme, que Belle
aimait beaucoup et en qui elle trouvait un confident sûr. Il s'occupa de son
mariage et fut mêlé, comme on verra plus loin, aux négociations avec lord
Wemvss.
112 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
je serais hors de tout embarras, plus d'amant, plus de pape,
plus de conseils... Si je ne veux pas me jeter dans la rivière, je
puis me marier en Ecosse, épouser quand il me plaira un bon
protestant, un homme amoureux, qui héritera 26,000 florins
de rente. « Vous êtes jeune, dites-vous, une année est bientôt
passée ! » — Voudriez-vous que je fusse encore une année
comme à présent? J'aimerais mieux mourir. Et qu'avancerait
cette année? Est-ce qu'au bout de l'an, lèvent ou le pigeon de
Noé porterait aux pieds du marquis une dispense du Pape ? Si
je ne me remue pour la lui procurer, il ne l'aura certainement
que par un miracle ; or je ne sache pas qu'il en mérite un, ni
moi non plus. »
Bellegarde est alors en voyage en Allemagne : d'Hermenches
conseille à Belle de lui écrire «de courtes lettres», et cet avis la
rend fort perplexe :
«Si c'est pour lui plaire qu'il faut de courtes lettres à un homme
qui ne me voit jamais, j'aimerais autant épouser par procuration
le grand Mogol, et assurément il pourrait aussi bien prendre une
héritière d'Afrique que moi pour décharger ses châteaux d'hy-
pothèques.
...Certainement, je ne me marierai pas par désespoir. ...Mes
frères, et Horace et Virgile, vaudraient mieux qu'un mariage qui
ne serait pas entièrement selon mon goût. »
Elle fit, cet été -là, un joli séjour au château de Rosendsel,
chez M. et Mme Voorschoten :
« Il y avait de quoi s'amuser, écrit-elle à son frère le marin,
mais depuis longtemps je ne m'amuse point. ...Il me faut plus
que de l'amusement, il faut les joies du cœur pour me tirer de
l'état d'inquiétude, de soucis et de peine qui est à présent mon
état naturel.
Après le départ d'Annebetie [sa cousine tant aimée, dont Ditie
était amoureux], Bellegarde a passé huit jours à Utrecht ;
c'était pendant la kermesse ; j'y suis allée presque tous les jours
avec Vincent, et nous nous sommes promenés ensemble. Il a
été ici [à Zuylen], mais il n'a pas avancé grand chose.. Il est gai
il est aimable, il est simple ; son esprit est agréable, son expres-
sion naïve ; son cœur paraît sincère et bon. »
Elle est plus explicite avec d'Hermenches, à qui elle écrit :
« ...Je ne vois ni sûreté ni apparence touchant quoi que ce soit,
ni pour le oui ni pour le non... Nous nous sommes vus assez libre-
ment chaque jour un peu ; nous nous étions fort étrangers, et
pourtant nous nous parlions avec confiance ; et pourtant il
LE MARQUIS DE BELLEGARDE I 1 3
régnait entre nous certaine cérémonie ; et pourtant nous nous
plaisions et nous nous aimons... Une autre fois j'espère que le
marquis sera un peu moins poli ; pour lors je serai moins réser-
vée et plus à mon aise... Avec le marquis, je dansais un peu sur
la corde, le corps droit, tous mes mouvements mesurés, point
de gambades hasardées, point de distractions, ni de brusqueries,
ni de saillies de gaîté, ni de tons bien caressants ; nous étions
trop polis. A peine, le dernier jour, je commençais à prendre mon
allure ordinaire ; il est vrai que nous ne nous voyions pas assez
longtemps de suite pour nous familiariser beaucoup. Nos entre-
vues les moins gênées étaient à la kermesse, où mon frère, qui
nous accompagnait, nous laissait discrètement causer. Mais il
faut être plus familiarisés que
nous ne l'étions pour tirer
grand parti de ces tête-à-tête
au milieu de la foule ; il y avait
cent choses que je n'osais lui
dire ni lui demander, cent au-
tres pour lesquelles je médi-
tais l'exorde ; encore une fois,
nous étions trop polis. Vous
souvient il de notre connais-
sance ? Vous me fîtes je ne
sais quel reproche dès le se-
cond mot; au troisième nous
fûmes amis pour la vie. Vous
me connûtes bientôt, vous
me devinâtes, j'étais jeune et
vaine, j'aimais l'empire que
vous vouliez prendre sur moi ;
le marquis ne me devine pas, il m'estime plus que je ne
vaux, il y fait plus de façons que je ne mérite. Le bon de
l'affaire, c'est que nous trouvant dès à présent l'un l'autre fort
aimables, nous sentons bien que nous le serons beaucoup plus
quand nous aurons entière liberté... Jusqu'ici je ne trouve
pas de mécomptes, tout est comme vous me l'aviez dit :
cette finesse, cette prudence, cette conduite qui vont également
avec la bêtise comme avec l'esprit, Bellegarde ne les a pas du
tout ; il a cette simplicité qui va souvent avec l'esprit et qui ne
va jamais sans la franchise, la bonne foi, sans un cœur honnête
et généreux ; elle lui fait faire des bévues, mais elle plaît, elle
attache, elle éloigne toute défiance et dispose à l'amitié.
Voilà ce que je crois voir dans le cœur de ma mère : toujours
entre elle et moi la situation est singulière ; elle ne me pardonne
pas de vouloir que mes enfants aillent à la messe ; cependant elle
aime assez que je lui parle du marquis. Je lui dis l'autre jour :
«Si vous continuez à m'aimer, à me vouloir du bien, vous me
MADAME DE HERPONUIER
114 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
verrez tant que vous voudrez ; je hais mon pays, mais j'aime la
maison paternelle ; le marquis est complaisant, il me ramènera
ici quand je voudrai... » Tout cela lui fit un plaisir sensible. Ma
sœur est ici, et ses enfants seront protestants ; cependant, quelle
différence ! C'est avec moi que ma mère aime à lire, à causer,
à se promener, malgré mes hérésies ; on ne peut se passer de
moi, chacune de mes caresses est précieuse, malgré l'impatience
que je témoigne d'en faire de plus vives à un autre qu'à ma mère.
Ma sœur a beau être beaucoup plus orthodoxe et plus décente,
elle n'amuse pas, et on n'aime pas tant son cœur que le mien. Je
vous dis cela, non avec orgueil, mais avec joie et comme une
chose qui m'étonne.
...Laissons patiemment écouler deux ou trois mois, nous verrons
plus clair alors à ma destinée. Je me porte à merveille, j'engraisse,
je dors,... je joue du clavecin, je m'ennuie à la mécanique, et
pourtant je l'apprends : ne faut-il pas savoir pourquoi un levier
est un levier, et comment l'on fait une balance, et où Archimède
eût pris son point d'appui pour soulever la terre ? Je m'ennuie
aussi à l'assemblée, mais je fais semblant de me divertir, je prends
la peine de me parer, quoique je ne veuille plaire à personne,
je suis fort polie, je fais beaucoup de révérences, et dans mon cœur
je dis : « Adieu, adieu, c'est le dernier hiver ! »
Elle ne serait pas surprise que son amie Mme Geelwinck — la
veuve — épousât le colonel de Hardenbrœk x :
« Je le souhaite, c'est un honnête homme, et que fait-elle de la
liberté ? — Pauvre souris, je voudrais vous la rendre. — Je
parle à une souris enfermée derrière ma tapisserie, dont je partage
les angoisses... Dites-moi ce que vous faites de mes lettres. Je
ne me les reproche pas, elles ne sont pas coupables, mais elles
sont sincères ; ni un mari ni le public ne me les pardonnerait.
Quelquefois il me semble que tôt ou tard tout se dit, tout se sait,
et je tremble, malgré la parfaite confiance que mon cœur prend
au vôtre.
12 août 1765... Il s'est trouvé que Bellegarde ne savait abso-
lument point s'il pouvait m'avoir pour femme légitime dans
son pays, si mes enfants pouvaient hériter. Mon père lui a écrit
une lettre polie pour lui dire qu'avant d'aller plus loin, il fau-
drait éclaircir ce point-là. Votre ami n'a pas autant de méthode
que de bonne foi... Il a envoyé à mon père le contrat de mariage
de sa mère, long, je crois, de près de cent pages et que je le soup-
1 Ce colonel serait-il le même Hardenbroek qui a laissé des mémoires que
nous avons cités plus haut et que nous citerons encore ? Le passage que
nous en avons transcrit, p. 68, mentionne précisément la veuve Geelwinck,
de qui Hardenbroek tenait peut-être les détails relatifs à Belle de Zuylen.
LE MARQUIS DE BELLEGABDE ll5
çonne de n'avoir jamais lu... Mon père n'a pas du tout compris
de quelle utilité pouvait être cette pièce et n'en parle jamais
qu'en riant. Ce contrat a fait du bien par son inutilité même,
car quand on rit, on se dispose à être content, et quand on voit
que les gens n'entendent rien aux affaires qu'ils ont à traiter
avec nous, je ne sais comment il se fait qu'on les affectionne et
qu'on souhaite de faire tourner ces affaires comme ils le dési-
rent : leur incapacité semble nous charger du soin de leurs
intérêts.
22 août... Pareille affaire ne peut être en de plus mauvaises
mains... Je ferais de mon côté tout ce que je pourrais pour déci-
der entièrement mon père et ma mère. Et puis enfin tout serait
sûr ; et puis quelques mots de liturgie, et puis... Je serais si
aise d'être au dénouement, que je m'épargnerais toutes les petites
simagrées de pruderie, je ne perdrais pas de temps à pleurer,
comme c'est d'usage, après en avoir tant perdu à arranger, à
persuader, etc.... Je m'ennuie à un point inexprimable, car je
n'ai que cette seule affaire dans la tête ; pas le moindre esprit,
ni vers, ni prose ; je n'écris que de longues lettres de temps en
temps à Bellegarde... Mon activité ne sait que devenir ; je ne
fais pas seulement une petite note de musique. Tenir compagnie
à ma mère, travailler un peu au tambour, voilà mon journalier.
Ma sœur est une enfant prude et de mauvaise humeur ; avec
tout autant d'esprit et d'agrément qu'il en faut pour être aimable,
elle est de fort mauvaise compagnie. Les jours sont longs, les
semaines infinies. Il y a un an que je disais : C'est aujourd'hui
le Ier juin ; sûrement il y a un an ! C'est une chose étrange qu'une
année de trois mois ! ...Que faire dans ces temps d'ennui ? La
disette d'amusement est grande pour moi, et en attendant le
mariage, item il faut vivre.
...Jusqu'ici, je n'ai pas trouvé à redire que Bellegarde ne m'ai-
mât pas assez ; n'ayant pas de passion, je n'exige pas un violent
amour ; il m'a toujours écrit assidûment, il a paru fort aise de
me voir ; c'est bien, c'est assez. Je le dis du moins, peut-être je
le pense. Mais est-ce que je le sens? Mon cœur est-il satisfait ?
Est-ce qu'il trouve que j'aime assez, que je suis assez aimée ?
Cette question est embarrassante. A quoi servirait de la débrouil-
ler ? Il vaut mieux dire à bon compte : Nihil est ab omni. Il est
singulier de renverser ciel et terre, de combattre des monstres,
de combler des abîmes, pour un mariage sans passion ! Quand
je suis loin du marquis, mon imagination fait ce qu'elle veut de
lui, de son cœur, du mien, de nos jours, de nos nuits... Nous nous
parlons, nous nous entendons, nous nous aimons, je l'embrasse,
et j'attends le prix de ma sagesse, d'une pénible privation. Quand
je le vois, nous sommes étrangers, je suis polie et gênée, les rap-
ports que j'avais imaginés font place à toutes les disparités réelles
que la différence d'âge, de pays, de façon de vivre et de carac-
I 1 6 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
tère doit mettre entre nous. Il parle et je l'écoute, je ne suis pas
tentée de l'interrompre, et quand il a fini, je ne sais comment
reprendre... Je parle aussi, mais ce n'est pas ma voix naturelle,
c'est je sais quel fausset qui m'ennuie moi-même et que je prends
malgré moi de peur de l'ennuyer... Le matin, en me quittant,
il m'avait donné deux baisers que j'avais fort bien reçus, avec
quelque émotion et quelque plaisir ; l'après-dîner, nous étions
seuls : « il espérait que je lui ferais la grâce de lui écrire. C'était
bien de l'honneur pour sa sœur que je demandasse de ses nou-
velles... » Vous ne sauriez imaginer combien cette cérémonie
me désoriente, combien moi, si peu gauche d'ailleurs, si rare-
ment embarrassée, je deviens maladroite et stupide alors. Je
ne vois plus pour nous qu'un seul moyen de faire connaissance ;
j'espère qu'il nous réussira mieux que nos conversations.
...Bellegarde est assurément fort aimable... Je suis toujours
à brûler pour ce mariage ; tout autre me serait odieux et impos-
sible... Je serai libre, on ne viendra pas me prêcher pédamment
mes devoirs, et cela me donnera l'envie et la vanité de les rem-
plir. Je serai contente, je l'espère ; si quelquefois j'éprouve quel-
que vide, quelque langueur dans l'âme, je dirai : Nihil est... »
Au mois d'octobre 1765, sa cousine de Tuyll, dont Ditie était
si épris, finit par se décider en faveur de mylord Athlone, qu'elle
épousa le 29 décembre '. Belle consolait son frère par ces lignes
charmantes :
« Je suis bien aise de vous voir sensible, quand même vous êtes
malheureux... J'étais attachée à vos désirs ; je la suis beaucoup
plus à vous, à l'excellence de votre âme... Au fond, j'aime mieux
un mariage manqué, un succès de moins, et un degré de perfec-
tion de plus. Laissez-moi donc raisonner de vous avec sens froid
et à mon aise : je dis que je suis satisfaite de votre sensibilité
et de vos regrets ; une affectation d'indifférence et de légèreté,
qu'aurait pu dicter l'orgueil ou le dépit, m'eût été odieuse.
Mais à présent, regardez dans votre cœur : étiez-vous bien amou-
reux ? Non. Ma cousine est-elle la seule femme avec qui vous
eussiez pu vivre fortuné ? Non... Les circonstances semblaient
vous la destiner et vous invitaient à la désirer ; vous avez
1 Le comte d'Athlone n'était pas, comme Gaullieur l'a dit (Revue suisse,
1857, p. 489), envoyé de la Grande-Bretagne auprès des Etats-Généraux. Il
n'était pas même Anglais comme le ferait supposer son titre. Il s'appelait
van Reede Agrim, seigneur d'Amerongen. Le titre de comte d'Athlone avait
été donné par le roi Guillaume III à un van Reede, son ami, en récompense
de services rendus en Irlande, lors de l'expédition d'Angleterre. — Notre
mvlord Athlone était Hoofdschout, c'est-à-dire président de la Cour muni-
cipale de justice d' Utrecht.
LE MARQUIS DE BELLEGARDE 117
adopté avec plaisir un projet que d'autres avaient fait pour vous
avant vous ; votre imagination a embelli le projet, vos réflexions
l'ont approuvé, votre cœur s'y est attaché : voilà tout ; c'est
bien assez pour avoir des regrets. Vous espériez d'être heureux,
vous l'eussiez été, mais vous pouvez l'être encore... Qu'est-ce que
c'est qu'un plan détruit? Vous en pourrez faire tant d'autres !
Peut-être est-il bon, à votre âge, que l'imagination soit déçue :
on en devient plus sage, on en sent mieux le pouvoir de la fortune,
la dépendance où nous sommes de ses caprices, et la nécessité
de se faire un bonheur qu'elle ne puisse pas renverser... Vous êtes
si jeune ! Vous aimerez encore, et plus peut-être que vous n'avez
fait. En attendant, vous deviendrez encore plus aimable. Vous
êtes jeune, mon cher frère : pour l'être longtemps, résistez aux
écueils de votre métier, et n'étendez pas trop loin les privilèges
dont jouissent les hommes : il y a du plaisir à être jeune long-
temps et à donner à ce qu'on aime une sensibilité non encore
usée parce qu'on n'aimait point... En même temps que vous pren-
drez un peu du langage des Italiens, prenez un peu de leur viva-
cité. Revenez bien aimable. Je serais très fâchée que ma cousine
vous regrettât, mais je voudrais qu'elle dût vous regretter.
5 novembre 1765. (A d'Hermenches)... Le général Eliot ' et
sa femme me veulent mener avec eux à notre comédie hollan-
daise. Vive les Anglais pour la liberté du commerce, pour une
aisance qui n'est pas de ton, d'air, de convention, qui n'est pas
une sorte de contrainte comme chez les Français, mais vraie
aisance, vraie liberté. Ces gens-ci m'aiment, me caressent, me
veulent chez eux en Angleterre. Je parle anglais comme une
Anglaise.
6 décembre... Le mari s'est beaucoup distingué à la guerre,
sur les côtes de France, en Allemagne, en Amérique, partout
où l'on s'est battu. Il parle toutes les langues ; c'est un guerrier
fort humain, un homme éclairé, poli, aimable. Il n'est plus jeune ;
il vient de mener son fils à Brunswick, il caresse beaucoup sa
fille, qui est ici... Je n'ai jamais vu un mari avoir des attentions
plus convenables, plus agréables, mieux séantes, pour sa femme.
Elle l'écoute, l'admire, s'honore de sa réputation, de ses connais-
sances... C'est un ménage fort bon à voir... Ils n'aiment pas plus
que moi le jeu ni le cérémonial des grandes compagnies, de sorte
que nous sommes extrêmement bien ensemble... J'ai dans mes
folies assez de ce humour qu'ils ne trouvent guère que dans leur
île... Mrs Eliot me témoigne dans quelques caresses assez gauches
plus d'amitié cent fois qu'une Française ne m'en dirait dans
'Le général Georges-Auguste Eliot (1718-1790), aide-de-camp du roi
Georges II, s'illustra en 1782 par sa défense de Gibraltar, qui lui valut le
titre de lord Heathfield.
I 1 8 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
mille protestations superlatives. Si vous voyiez avec quelle
délectation elle imagine mon séjour chez elle en Angleterre, la
bière que je boirai, les oratorios de Hsendel où elle me mènera!...»
Pendant qu'elle cherchait ainsi à se distraire avec ses amis
anglais, de nouvelles complications avaient surgi entre Belle-
garde et la famille de Tuyll au sujet du montant de la dot de
Belle. Celle-ci, très piquée dans son amour-propre et sa dignité,
commence à désespérer tout de bon :
« il décembre 1765... Si je ne vis désormais que pour me divertir
et ne rien faire,... et qu'alors quelque personne sensée me repro-
che l'inutilité de ma vie, je répondrai : «Une fois, j'ai fait tout
ce qui était en mon pouvoir pour valoir mieux, pour être plus
utile, pour remplir mieux le but de mon existence. » Si l'on a
jamais quelque autre reproche à me faire, je répondrai : « Une
fois j'étais résolue à suivre l'ordre établi dans la société ; une
fois je voulais absolument être une honnête femme. » Si les liens
du mariage se refusent à moi la seule fois que je m'en fusse laissée
entourer avec plaisir, je me regarde comme à jamais libre...
Vous voudriez que mes parents fissent plus pour moi que pour
ma sœur : de quel droit prétendrais- je à une pareille préférence ?
Perponcher plaisait fort à ma mère ; il n'y avait aucune objec-
tion contre lui...
...Ne manquez pas d'écrire tout de suite à Bellegarde; égavez-
le, ne le laissez pas me regretter plus de huit jours. La belle
perte, en effet, qu'une femme ! Il y en a tant ! On en est si
souvent embarrassé ! Peut-être devrait-il bénir le ciel. Dites-lui
tout cela, et qu'il n'y songe plus.
...Si j'avais à recommencer ma carrière, je viserais à quelque
richard qui ne serait point aimable et à qui je ne serais point
fidèle. Où me mène ma belle délicatesse en fait de mariage ? A
rien qu'à mille peines. »
Sur quoi elle se remet au latin avec M. de Guifardieu, qui l'aide
à expliquer Tacite, Salluste et Cicéron. Puis elle se distrait en
l'aimable société de sa cousine :
«27 janvier 1766... Ma cousine de Tuyll, à présent milady
Athlone, a passé huit jours ici avec mylord, qui est bon enfant,
mais soucieux comme un vieillard ; c'est un sot, à mon avis.
Elle est toujours belle et charmante ; elle est contente de sa
situation ; avec un caractère comme le sien, on tire parti de tout,
on est satisfait partout. Après huit jours passés ici fort agréa-
blement, son mari veut qu'elle nous quitte pour aller communier
à Amerongen : elle est partie d'aussi bonne grâce qu'aurait pu
faire une vieille dévote. »
LE MARQUIS DE BELLEGARDE 11Q
Le marquis revint la voir quelques mois après :
«Il est parti ce matin, écrit-elle le 8 mai, pour aller à Bruxelles,
de là à Maastricht, de là en Allemagne, et puis à Chambéry, à
Turin, et puis, j'espère, dans ma chambre... Mon père l'a reçu de
fort bonne grâce ; ils ont causé poliment, gaîment, tout comme
je l'avais souhaité. Hier matin, mon père vint dans ma chambre
avant de partir pour une inspection de digues, me chargea de
faire ses compliments à Bellegarde et me dit que si ma mère ne
voulait pas recevoir sa visite, il fallait tâcher d'avoir quelqu'un.
A moitié endormie encore, je promis ce qu'on voulut, mais je
n'invitai personne. Mon père, en revenant le soir, nous trouva
causant tête à tête, mais nous avions l'air si sage, et même si
grave, assis aux deux bouts d'une grande table, qu'il n'en parut
pas du tout choqué ; même, après un peu de conversation, il
sortit et nous laissa seuls... Nous avons dit beaucoup de choses.
Il règne encore un peu de cérémonie entre nous... Il me raconte
ses plans; il voudrait bien que je fusse déjà à lui... Le Pape et le
nonce n'ont pas été oubliés ; mon père tient toujours à la
dispense... »
On se sépare de nouveau, et Belle recommence à écrire à Belle-
garde de longues lettres, que d'Hermenches lui reprocha, semble-
t-il, car elle lui fait cette vive déclaration :
«Je ne lambine pas, je crois, quand j'écris: si j'écris grand nom-
bre de choses, c'est que j'en ai grand nombre dans la tête et dans
Famé. S'il y en a trop de la moitié pour Bellegarde, je souhaite
qu'il cherche une femme qui n'ait que la moitié de ma tête et
la moitié de mon âme. Pour moi, je serais bien aise de les garder
dans leur entier pour quelqu'un à qui cela conviendra, ou pour
moi seule. Adieu... Oui, assurément, vous êtes un héros. Mais
ayez encore l'héroïsme de ne pas vouloir avoir toujours raison.
Pour moi, j'ai tort et je l'avoue vingt fois par jour, et pourvu
qu'on n'ait rien à reprocher à mon cœur, cela ne me fait rien.
Je trouve mon esprit plus sot que la sottise des autres, et mon
expérience égale à celle de l'enfant de ma sœur, c'est-à-dire
l'utilité que j'en sais tirer. Il n'y a que Bellegarde qui soit plus
malhabile que moi... (n juillet 1766). »
D'Hermenches lui écrit merveilles des plaisirs mondains de
Villers-Cotterets, où il séjourne ' :
1 Une des résidences du prince de Condé. Le château de Villers-Cotterets
avait été donné par Louis XIV à son frère le duc d'Orléans, dont les des-
cendants le possédèrent jusqu'à la Révolution. Il est aujourd'hui transformé
en asile.
120 MADAME DE CHARPIERE ET SES AMIS
«Nous y sommes souvent 70 personnes à coucher... Ah! comme
vous y seriez merveilleuse, Agnès ! La grosse madame d'Usson
y tient son coin... On joue la comédie, et puis des canevas, et
puis on fait des cafés. Oh ! la jolie chose que ces cafés : trente
petites tables dans un grand appartement bien éclairé ; des abbés,
des originaux, des poètes, des voyageurs, des auteurs. Mme d'Us-
son est la cafetière. [Il décrit cette vie de plaisir, de chasse, de
jeu, puis] : Il y a trois semaines que cela dure... Voilà trois pages.
Je ne sais si vous les trouvez trop folles, mais essayons comment
cela prendra auprès de votre philosophie, de votre métaphysi-
que, votre anglais, votre latin, eh ! parbleu, vos mathématiques. »
Cela ne prit pas du tout. Elle réplique :
«Zuylen,6 septembre 1766. J'ai beau me torturer l'imagination,
je ne puis obtenir d'elle de se plaire à votre description, toute
gaie, toute aimable qu'elle est. Vous croyez que j'y serais mer-
veilleuse : non, en vérité, j'y serais fort sotte, et je vous plain-
drais, si jamais j'y devais paraître, de m'avoir annoncée autre-
ment que comme une fort gauche étrangère... Et quels cris, si je
trompais toutes vos conjectures, si je ne disais ni couplets ni
contes à Villers-Cotterets, si je baillais au café de Mme D'Usson!...
Septembre...]' ai reçu votre lettre à Middagten, où j'ai passé
huit jours avec tous les plaisirs et tout le plaisir imaginable '.
Nous avions le comte de Hompesch, Henri Saumaise, Reede,
que j'ai toujours tant aimé, un jeune Bernois dont le nom est
difficile à écrire (cela revient à Charner), 2 mon frère le marin,
mon cousin le marin; tout cela faisait très bien ensemble, nous
jouions, nous chantions, nous courions... Il n'y a eu à Middagten
qu'un seul petit rabat-joie, c'est que j'ai pensé me rompre la
cuisse en tombant d'un tabouret sur lequel j'étais montée et
1 Le château de Middagten, avec sa célèbre avenue d'arbres séculaires,
est un des plus beaux de la Hollande, où il y en a tant. C'est une des rési-
dences de la famille Bentinck, qui y possède de précieuses archives. Nous y
avons goûté à plusieurs reprises la charmante hospitalité de la comtesse
Bentinck née Waldeck-Pyrmont, morte aujourd'hui, et qui avait bien voulu
nous confier les lettres de Voltaire à la comtesse Sophie Bentinck, que nous
avons publiées dans la Revue de Paris (i5 septembre 1896). A ce séjour à
Middagten se rattache le souvenir d'une fête à laquelle Belle assista : « M. de
Rosendael donnait cette fête au Prince, qui était à Arnhem pour la céré-
monie de son installation. Je crois que je suis dans une sorte de petite
faveur auprès du Duc, il me parle toujours beaucoup, et je danse et je joue
avec le Prince. Si c'est faveur, c'est un très petit degré de faveur ; je ne me
crois pas faite pour en obtenir une plus grande.» (A d'Hermenches, Zuylen,.
25 Août 1766).
2 II s'agit évidemment d'un Tscharner, officier en Hollande.
LE MARQUIS DE BELLEGAKDE 121
qui se rompit. Mais cela ne m'empêcha de rire qu'un petit moment,
et au lieu de me plaindre, tout le monde en était bien aise,
parce que je ne pouvais partir. On déjeunait, on jouait sur mon
lit... J'y serais encore sans M. de La Tour, qui avait recommencé
mon portrait et qui s'impatientait de m'attendre. Je revins
lundi et mardi... Ma contusion m'obligeait de voyager lentement.
Elle n'est pas encore guérie. L'enflure est opiniâtre, et toute la
cuisse d'une horrible couleur... J'écris dans mon lit en m'éveil-
lant. Tous les moments que je ne suis pas obligée de donner au
portrait, je les donne à la cuisse.
...Il me tarde de revoir mes deux frères, qui, après cinq ans
de séparation, se sont retrouvés hier dans ma chambre. Quand le
marin revenait de Terre-Neuve, l'autre était parti pour Paris.
Celui-ci revenait de Paris, l'autre était dans la Méditerranée.
Il revient de la Méditerranée précisément comme l'autre venait
de partir pour Aix ; Guillaume revient d'Aix jeudi soir, Ditie
était allé à Amsterdam jeudi matin. Tour à tour ils se désespé-
raient ; enfin, hier, ils se sont retrouvés : ils pleuraient, ils s'em-
brassaient, leur joie était touchante. »
Bellegarde était retourné à Chambéry, et ne paraissait pas
s'évertuer très fort à avancer l'affaire. Aussi d'Hermenches
s'avisa-t-il de mettre en mouvement ses amis français pour pro-
curer la fameuse dispense du Pape. Belle se montra furieuse de
cette intervention indiscrète :
« Je dois avoir l'air d'une fille de financier qu'on prend pour
déshypothéquer des terres, et que l'espérance de sortir d'un
séjour triste, jointe à l'appas d'un titre, engage à épouser contre
vent et marée un homme qui la néglige. Cet air-là ne me convient
point du tout, je ne suis pas assez riche et je suis trop fière.
Priez Mme d'Usson de verser son café à Villers-Cotterets et de ne
plus se mêler de mon mariage. Dites-lui cela sérieusement, non
pas joliment ni avec gentillesse... Et pas un mot, je vous prie,
ni de mes caprices, ni du marquis, ni d'Aix; je n'ai que faire des
réflexions de votre jolie nation légère comme du vent...
Dimanche matin. Depuis quinze jours, je passe toutes les mati-
nées chez mon oncle et j'y dîne avec La Tour quand il a travaillé
deux ou trois heures à mon portrait. Je ne m'ennuie point,
parce qu'il sait causer ; il a de l'esprit, et il a vu bien des choses,
il a connu des gens curieux; d'ailleurs, nous avons compagnie.
Je lui donne une peine incroyable, et quelquefois il lui prend
une inquiétude de ne pas réussir qui lui donne la fièvre, car abso-
lument il veut que le portrait soit moi-même... Mes frères sont
tous trois ici, chacun fort aimable dans son genre, et si empressés
à causer avec moi, que je n'ai presque pas le temps de me
coucher ni de me lever. »
122 MADAME DE CHABBIERE ET SES AMIS
A ce moment, comme on verra plus loin, elle était entrée en
correspondance avec M. de Charrière ; et l'incertitude la rend
perplexe. Elle ne s'explique pas clairement sur l'état de son cœur,
mais elle laisse entendre à son ami qu'elle ne souhaite plus aussi
vivement d'épouser le marquis :
« 25 septembre 1766. Votre lettre m'a bien fait rire ; j'en
avais grand besoin, car j'étais sérieuse et même fort triste. Il
y a des jours de récapitulation chez moi, des confessions géné-
rales de mes fautes, de mes imprudences, de mes bévues. Cela
ne finit point, et l'absolution, il n'est pas moyen de l'obtenir de
moi-même ; je suis un confesseur janséniste des plus rigides et
je ne veux entendre parler d'aucun relâchement jésuitique.
Croiriez-vous que pendant le dîner, quoique la compagnie fût
assez grande, cela était au point que je n'ai pu m'empêcher de
pleurer !... Voyez combien je suis faite pour le beau monde.
...Si vous allez aux Marches, peignez-les moi, mais point en
beau ni en laid, la vérité toute simple. Je suis curieuse de savoir
si ce sera un jour ma demeure. 77 se passe bien des choses étranges
dans mon cœur: j'ai longtemps exalté mon imagination, je
croyais désirer quelque chose ;... à présent que les longueurs,
vos avis, un intervalle d'absence et de silence, ont attiédi cette
imagination, je regarde autour de moi, et je ne sais presque
plus ce que j'ai désiré... Je vous dis cela en grande confidence.
Si je deviens marquise, il ne faut pas que Bellegarde sache que
pendant quelques mois je me suis beaucoup moins souciée de
l'être ; mais je me soucie encore moins d'être rhingrave de
Salm. Un titre console-t-il de quelque chose ? Remplit-il les
vides de l'âme ? Peut-être ne suis-je pas capable d'aimer. Cepen-
dant, je voudrais aimer, et surtout je voudrais être aimée ; la
reconnaissance m'attacherait ; je serais sensible aux caresses.
On se corrige de la vanité, mais la sensibilité reste. Un petit
chat qui vient filer sur mes genoux me fait plus de plaisir qu'un
bel esprit qui me loue. Ne dites pas un mot de ce rhingrave ;
on croirait que je me vante...
Nous menâmes dimanche La Tour à Zyst ', pour lui faire enten-
dre les Hernhutes : cela est admirable dans son genre. Nous vîmes
dans ce bois le coucher du soleil, des taches de feu sur ces beaux
arbres et entre les feuilles une lumière rouge et éblouissante ;
un moment après, la lune prit la place du soleil, les lumières
étaient blanches ; cela nous fit grand plaisir. Et puis, nous entrons
à l'église ; la propreté et le recueillement en font un spectacle
1 Ou Zeist, à deux lieues d'Utrecht, du côté d'Arnhem. Il y existe une im-
portante communauté morave, ou Hemutes (de Herrnhut, en Saxe, ber-
ceau de la secte fondée en 1722 par Zinzendorf).
LE MARQUIS DE BELLEGARDE 123
agréable, et cette dévote musique si douce des orgues, des vio-
lons, des flûtes, avec ce chant si juste, éloignent les passions du
cœur pour plus d'une heure, et font entrevoir un charme attrayant
dans la retraite et dans la dévotion. On est dans cette église
à mille lieues du monde... Mais ceci ne vous amusera pas plus
que Villers-Cotterets ne m'amuse.
...Il y avait de la bonhomie à Middagten; quoique vous par-
liez là-dessus très bien et plaisamment, je m'y trouvais fort à
mon aise et fort contente. Attendez que j'aie fait connaissance
avec tous vos admirables amis français et vos charmantes amies :
il y aura bien du malheur si je ne vous force à en rire vous-même...
Je ne dis rien à présent pour mes compatriotes ; cependant,
souvenez-vous de ce que j'ai dit mille fois : vous ne connaissez
que La Haye, et vous ne cessez de dire les Hollandais, votre
nation..
...Mon portrait de La Tour a été admirable, nous pensions
toucher à une ressemblance parfaite, tous les jours nous pen-
sions que ce serait la dernière séance ; il n'y avait qu'un rien à
ajouter aux yeux. Mais ce rien ne voulait pas venir, on cherchait,
on retouchait, ma physionomie changeait sans cesse ; je ne m'im-
patientais pas, mais le peintre se désolait, et à la fin, il a fallu
effacer la plus belle peinture du monde, car il n'y avait plus
ni ressemblance, ni espoir d'en donner. Cependant il recommence
tous les matins et ne me quitte de tout le jour non plus que son
ombre. Heureusement, il est fort aimable et raconte mille cho-
ses curieuses. Le voilà qui lit dans ma chambre à côté de moi ;
je n'avais que ce moyen pour qu'il me laissât écrire. Il a fait un
excellent portrait de mon oncle et vivifié celui que j'avais fait
autrefois de ma mère, de sorte qu'il est charmant et me fait un
plaisir infini. »
En octobre 1766, elle s'apprête à partir pour Londres avec
un de ses frères :
« A bon compte, dit-elle, je garde dans un tiroir, parmi mes
coiffures et mes colliers, la lettre qui était écrite pour Rome ' ;
le seul mal qui lui soit arrivé, c'est d'avoir habité quelques jours
le voisinage de ma cuisse, où elle s'est si bien imbibée d'eau
d'arquebusade et de drogues de toute espèce, qu'elle pourra
servir d'emplâtre au Saint-Père, si malheureusement il dégrin-
golait du Saint-Siège comme j'ai fait d'un tabouret.
...Je vais vous faire une confidence que je n'ai faite à personne :
1 C'était une lettre écrite par Bellegarde, qu'elle avait dédaigné de faire
parvenir à son adresse en constatant que Bellegarde semblait hésiter à pour-
suivre l'affaire. C'est du moins ce qui paraît résulter de la correspondance,
qui n'est pas très claire sur ce point.
124 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
ce n'est pas la jalousie qui me tourmente, ce sont les cent mille
florins'... Je vois mes frères, je trouve qu'ils ont plus de besoin
que moi d'une pareille somme. Il serait impossible à mes parents
d'en donner autant à tous. Ce n'était sûrement pas à M. de Belle-
garde que ma mère destinait son bien ; elle n'en achète pas un
gendre qui lui plaise. Je voudrais voir mes frères s'établir sans
être obligés de prendre des filles des Indes; plus je les vois désin-
téressés à mon égard, plus je voudrais être généreuse ; mes pa-
rents ne songent plus, je crois, à cette dot, mais mon tour est
venu, j'y songe pour eux. J'étais touchée, je le suis encore, du
plaisir de rétablir les affaires de M. de Bellegarde et de sa
maison, mais ce plaisir est troublé : le moindre faste me chagri-
nerait s'il coûtait quelque aisance à mon père et à ma mère.
... Quand je suis singulière, ce n'est que pour retourner de
l'usage à la raison. Hier matin, je voulais aller voir mes cousines
en ville ; il y avait quelque difficulté à avoir le carrosse ; mes frères
ne songeaient pas à m'offrir de me mener en chaise ; il faisait
très beau, le chaud ne m'incommode jamais : je me mets en
marche à pied, avec la fille de chambre de ma mère et le pale-
frenier, et fort lestement, sans aucune fatigue, j'arrive en une
heure à Utrecht2. Cela n'est-il pas fort bon, fort sain, ma visite
fut-elle moins agréable que si j'étais arrivée en carrosse ? Mme
d'Athlone me pria de l'habiller; ma robe était relevée comme
pendant mon voyage; Mmc Bentinck s'écrie sur ce que mes jupes
étaient si courtes : je regarde, et je vois qu'ayant oublié ma jupe
de dessus, je n'avais que mes cotillons ! On trouva cette distrac-
tion fort plaisante. Nous nous mettons à table ; au dessert,
on me fait raconter je ne sais quelle histoire ; dans un endroit
intéressant, je me jette contre le dossier de ma chaise pour me
dandiner comme à mon ordinaire : elle n'était pas construite
de façon à soutenir un geste aussi vif; les pieds trop rapprochés
glissent en avant, le pesant dossier penche et m'entraîne, et je
tombe entièrement, et me relève, et me retrouve à ma place assise,
tout cela dans un clin d'ceil et sans que ma cuisse ait seulement
remarqué l'aventure qui la mettait à deux doigts d'une rechute.
...Nous nous sommes pâmés de rire. Mme Bentinck rit encore.
Depuis quelque temps, je ne fais que tomber.
7 octobre 1766... Mme de Hammerstein sort d'ici. Elle avait un
petit chapeau qui nous a fait mourir de rire. J'ai dit que son
1 Que Bellegarde demandait comme dot.
2 Très vive, très agile, malgré ses névralgies et ses vapeurs, Belle (qui
plus tard devint si casanière) aimait alors la marche et l'exercice. Elle dit,
dans une lettre à d'Hermenches de la même époque : «Hier, nous fîmes,
M. Bost et moi, à qui courait le plus vite. Sans vanité, il n'est point de
femme qui coure comme moi. »
LE MARQUIS DE BELLEGARDE 125
mari est bien heureux qu'elle ait une vertu de cinquante ans
avec un chapeau de quinze ; par malheur, le visage va avec la
vertu, et laisse le chapeau si loin en arrière, qu'on ne peut trop
s'étonner de les voir ensemble. Je lui ai demandé des nouvelles
de ma « ressemblance », car elle vient de Spa : elle m'a dit qu'en
effet il y avait une dame du Hainaut qui la faisait toujours sou-
venir de Mlle de Zuylen ; au reste, elle prétend que je suis plus
jolie. Il n'y a qu'à prendre garde quand on me parle de ressem-
blance : je suis devenue d'un orgueil insupportable là-dessus,
depuis que La Tour voit souvent Mme d'Etiolés ' dans mon visage
et la belle princesse de Rohan dans mon portrait. Depuis deux
mois il en est au second, et me peint tous les matins toute la
matinée, de sorte que je ne fais rien du tout que m'informer de
la cour de Versailles et de toutes sortes de choses de Paris. Nous
parlons aussi raison : c'est un homme d'esprit et fort honnête
homme. J'ai dit le second portrait : je veux dire le second achevé ;
je vous ai dit, je crois, que le premier était détruit. J'espère qu'il
laissera vivre celui-ci ; car en vérité il vit ; l'effacer serait un
meurtre. Sa manie, c'est d'y vouloir mettre tout ce que je dis,
tout ce que je pense et tout ce que je sens, et il se tue. Pour le
récompenser, je l'entretiens quasi toute la journée, et ce matin
peu s'en est fallu que je ne me laissasse embrasser.
...Nous avons la belle Mme de Schœnenburg. Son visage est
charmant, et le mérite de sa belle-mère est surprenant. Je n'ai
jamais rien vu qui approchât tant de la perfection ; vous seriez
étonné et charmé de sa raison, de son esprit, et de la gaîté aima-
ble, de mille propos plaisants et naïfs qui, malgré tant de mal-
heurs et un fond de noire tristesse, animent la conversation et
divertissent tout le monde. Si j'étais prince d'Orange et que
j'épousasse une jeune princesse, je prierais Mme de Schœnenburg
de prendre un appartement près de la cour, sans titre, ni aucune
gêne ; je rendrais cette place si bonne, que l'intérêt de sa famille
la forcerait d'accepter, et ma femme irait causer tous les jours
une heure ou deux avec elle. Cela vaudrait un peu mieux que
ces bégueules d'honneur, femmes et filles, avec leurs étiquettes,
leurs bêtises et leurs adulations. La princesse en serait un peu
plus sensée, et les petits princes un peu mieux élevés. »
D'Hermenches avait laissé à La Haye son fils, dont Belle
parle souvent avec sollicitude, et il chargea Bellegarde, revenu
1 II n'est peut-être pas superflu de rappeler que M"" Le Normand d'Etiolés
est la marquise de Pompadour, dont La Tour avait peint le portrait en 1 754.
(Voir La Tour, par Maurice Tourneux ; M"" de Pompadour et La Tour,
par Charles Magnier).
I2Ô MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
de Chambéry, d'exhorter à la sagesse cet adolescent. A ce propos,
Belle lui écrit :
« Vous avez donné de grandes commissions à Bellegarde :
c'était bien choisir l'exhortateur ! Je le vis préparer son discours .«
Ce serait bien bon signe si votre fils en avait profité : il fallait
pour cela d'admirables dispositions ! Je ne connais pas de ton
moins persuasif dans le monde. Je crois que les femmes qu'il a
gagnées étaient gagnées d'avance, et assurément, à sa place, je
ne mettrais pas la séduction au nombre de mes péchés. Pour
moi, si mon imagination m'avait séduit pour lui dans son absence,
son ton me déséduirait. »
C'est là qu'en était Belle de Zuylen, et le cas qu'elle faisait
maintenant du marquis, — lorsqu'elle partit pour l'Angleterre.
Il sera sans doute encore question de Bellegarde dans les pages
qui suivront ; Belle le reverra à plus d'une reprise ; mais on
sent que ce n'est pas sur lui qu'elle jettera son dévolu. Un
autre prétendant l'emportera sur ses rivaux plus brillants,
mais moins aimés que lui.
Belle va nous raconter son séjour à Londres.
CHAPITRE IV
A Londres et à Zuylen
« En attendant le mariage
item il faut vivre. »
(Belle de Zuylen à d'Hermen-
ches.)
Séjour en Angleterre. — Caraccioli. — Un dîner avec David Hume. —
Mœurs anglaises. — Mélancolie. — Boswell et la Corse. — A Ameron-
gen : un Chérubin anglais. — Christian VII à Zuylen. — La visite du
prince Henri de Prusse. — Mort de Mm< de Tuyll.
C'est à la fin de 1766 que Belle partit pour l'Angleterre, où
l'attendaient ses amis Eliot. Dès le Ier décembre, elle est ins-
tallée à Londres, d'où elle écrit à son frère Ditie pour le dissua-
der de quitter le service de la marine. Car Ditie, redevenu amou-
reux, comme sa sœur l'avait prédit, songeait à s'établir après
avoir épousé Mitie de Reede. Mais ce projet échoua :
« Je n'y ai aucun regret, lui écrit Belle ; si elle peut se passer de
vous, vous pouvez vous passer d'elle. Elle était bien jolie, mais
il me semble que cette image laisse le cœur en repos aussitôt
que la raison l'ordonne. Vous voudriez bien, dites-vous, prévoir
l'avenir de votre marine : j'espère que vous lui ferez honneur
et qu'elle fera honneur à la nation. En votre faveur, il me semble
que je pourrais être assez mauvaise patriote pour souhaiter un
peu de guerre. »
128 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
Elle continue à écrire abondamment à d'Hermenches.
« Curzon street, Max fair, 2e janvier 1767. [Elle commence
par constater qu'elle a presque oublié Bellegarde.]
L'ancienne pensée que je serais tranquillement et agréable-
ment heureuse dans ce vieux château, et plus libre que dans
tout autre, reste encore et combat mes froideurs et ma mauvaise
humeur. Mais je suis heureuse et libre à présent... Je ne puis me
résoudre à écrire au marquis, je ne sais que lui dire. Je crains le
oui du Pape ;... je crains le non... Je crains tout, ou plutôt je
craindrais, si je voulais penser, mais à quoi sert de penser ?
D'ailleurs je n'en ai pas le temps : je m'amuse très bien, on me
fait beaucoup d'accueil, les étrangers, les Anglais, tout le monde,
et je suis à tous égards extrêmement contente de mon voyage...
Mme de Welderen m'a chargée de vous dire que vous l'aviez
oubliée comme si elle n'avait jamais été naître. Il n'y aurait pas
grand mal ; on se passerait d'elle fort aisément. Elle est fausse,
sotte et folle plus qu'il n'est permis d'être tout cela à la fois J.»
Les lettres suivantes sont des notes sur les choses et les gens
qu'elle voit à Londres :
« Réellement, je me trouve fort bien ici et je me conduis bien. Je
ne suis point sur le pied d'esprit, et je me tiens à cent lieues du
bel-esprit; si quelqu'un a quelque soupçon, je lui coupe aussitôt
la parole ; je n'ai ni réputation à soutenir, ni préjugé fâcheux
à combattre ; on ne sait rien de moi qu'à mesure que je parle...
D'ordinaire, je questionne et j'écoute. Il me semble qu'on me
trouve assez généralement jolie, bonne et de bon sens. Je viens
de l'assemblée de Mmc de Welderen... Nous avions deux Français
dont j'ai déjà oublié les noms, quoiqu'ils fussent beaux. Mme de
Masseran 2 était enchantée ; on ne cessait de parler ; on faisait
de grands éclats de rire sans savoir pourquoi; enfin, c'était un
bruit affreux qui me rendait muette, et je m'amusais à comparer
cette partie française avec les tables qui étaient autour de nous,
où l'on ne disait rien parce que l'on n'avait rien à dire. Je ne
sais, mais il me semble que j'aimerais mieux la nation qui me
laisse comme je suis et ne m'amuse guère, que celle qui m'impor-
tune encore plus souvent qu'elle ne m'amuse.
Un peu plus de politesse ferait fort bien ici : hier, j'étais toute
1 C'était la femme de l'envoyé des Etats-Généraux à Londres.
2 Victor-Amé-Philippe Ferrero de Fiesque, Prince de Masserano, grand
d'Espagne, ambassadeur extraordinaire auprès du Roi de la Grande-Bre-
tagne, avait épousé en 1737 Charlotte-Louise de Rohan-Guemenée. C'est
elle sans doute que Belle rencontra chez M™ de Welderen. (Voir La Ches-
nave-Desbois, Dictionnaire de la Soblesse).
A LONDRES ET A ZUYLEN 120,
seule sur l'escalier de l'opéra, fort en peine de ne pouvoir suivre
la dame avec qui j'étais venue ; sa chaise s'en allait, la mienne
ne venait point, l'embarras et l'inquiétude étaient dans ma phy-
sionomie, j'avais une foule de laquais et de flambeaux allumés
autour de moi ; je vis descendre vingt hommes galonnés qui
passèrent tous sans que pas un s'offrît à me tirer de peine, et
je remontai pour aller prier un homme de ma connaissance de
m'aider à sortir. C'est si bien l'usage, que les femmes se fâchent
quand on les traite autrement. Le général Langlois ', l'autre
jour, donne sa place à une femme dans une foule d'assemblée :
elle la prend et ne remercie pas ; il en voit une autre fort lasse
de se tenir debout, il va lui chercher une chaise, elle la prend et
ne le remercie pas !... A propos, il vous connaît, ce général
Langlois... Je le vois presque tous les jours.
29 janvier 1767, à minuit. Je suis dans une humeur de chien,
toute ma philosophie n'en peut venir à bout, je suis de mauvaise
humeur tout comme la femme la plus vulgaire, pour le sujet le
plus vulgaire. Tout le jour on a fait ma coiffure, je me suis habil-
lée ce matin pour courir les rues, ensuite coiffée et rhabillée et
coiffée pour le dîner et ce soir rhabillée et recoiffée pour le bal.
Tant de gens, tant de soucis, tant de peine pour me procurer
un billet ! Je n'ai point encore vu ce bal, ni cette salle de
Soho dont toute l'Europe parle ; Mme de Malzan m'écrit ce matin
qu'elle m'accompagnera ; elle a beau être une très bonne femme,
dans ce moment elle me paraît bien ridicule : à 11 heures, elle
me fait dire qu'elle n'a point de billet, qu'elle ne peut aller !
Pourquoi donc cette folle s'offre-t-elle à aller avec moi ? J'aurais
trouvé une autre dame, ou je n'aurais pas passé le jour à m'habil-
ler pour me déshabiller sans avoir quitté ma chambre. »
Elle goûte particulièrement le marquis de Caraccioli -, qui
a « de l'esprit comme les démons, — le seul esprit qui m'ait
frappée depuis longtemps. »
«Il n'est ni jeune ni beau, et il parle assez mal le français;
ainsi il ne séduit pas, et vous pouvez m'en croire ; il a cette dis-
traction et cette négligence que j'aime à voir avec l'esprit ;
il ne s'annonce point, il ne fait point de bruit de son esprit ;
cependant il parle beaucoup. Mme de Welderen me dit l'autre
jour : « C'est un grand bavard que ce Caraccioli ! — Pardon-
nez-moi, Madame, lui répondis-je. — Je le lui ai dit l'autre jour
à lui-même. — Vous aviez tort, Madame. — Eh bien, oui, c'est
vrai, il n'est pas bavard, mais il parle beaucoup. »
1 Nous n'avons pas réussi à identifier ce personnage.
2 Dominique Caraccioli (1 715-1789), né à Naples, ambassadeur à Londres
dès 1763, puis en France, où il fut lié avec les Encyclopédistes.
9
l3û MADAME DE CHARRlÈRE ET SES AMIS
Elle assiste à une séance de la Chambre des Communes, où
l'on discute sur l'importation des blés (sa lettre expose la ques-
tion avec une belle lucidité) ; puis elle soupe chez lady Harring-
ton :
« ...Nous attendons longtemps le souper, le souper vient, et le
propos devient si équivoque, ou pour mieux dire si peu équivoque,
que je ne savais où j'en étais ; je crus ne pouvoir garder un trop
profond silence. Je me levai plusieurs fois, tantôt pour mes gants,
tantôt pour un manteau ; enfin, à deux heures, je voulus abso-
lument m'en aller ; je courais comme me sauvant. Mylord
March courait après moi, et me proposait et me pressait de me
laisser ramener ; il avait un carrosse, moi une chaise, et il m'as-
surait très sérieusement et avec d'honnêtes intentions, je suppose,
que je serais mieux, plus vite au logis. Il ne manquait que d'ac-
cepter pour compléter la fête. Le lendemain, je le rencontrai et
lui dis qu'un pareil souper était bon pour une fois, pas davantage.
Les femmes, ici, sont très réservées et assez maussades en compa-
gnie ; les hommes sont faits à cela. Soyez un peu plus gaie, un
peu plus libre : on vous marche sur le pied, on vous serre la main
et le bras lorsque vous y pensez le moins, et cela peut-être dès la
première entrevue, — j'entends les élégants, les jeunes agréables.
Il y a une infinité de mœurs différentes dans Londres ; encore
n'en vois- je que le quart, et je ne devine qu'un autre quart...
10 février 1767. Je reviens de chez la princesse de Masseran,
avec M. et Mme de Welderen... Celle-ci était polie aujourd'hui ;
quelquefois elle est jalouse comme un tigre et me déchire des
yeux, et dit et écrit que je suis coquette, que j'aime les maris,
que je ne me soucie pas des femmes, et cent mille sottises.
D'autres fois on dirait qu'elle a quelque bonté dans le cœur.
Le roi la plaisanta hier sur ce que le comte me mène et me remène,
et lui demanda si elle n'était pas jalouse : aujourd'hui elle me
raconte tout cela en riant ]...
...Je suis appréciée de la façon que j'ai voulu l'être, d'une façon
qui m'est commode. Chacun ne me trouve d'esprit que ce qu'il
a envie de m'en trouver, parce que je n'en montre qu'autant
qu'on m'en prie, pour ainsi dire ; je n'en montre que de l'espèce
qu'on me demande, et sans que je me cache, on ne me connaît
pas plus qu'on ne veut. Il me semble que je ne déplais à personne
qu'à Mme de Welderen ; tous les hommes qui parlent sont autour
1 Belle avait été présentée au roi. Peu avant sa mort, elle écrit, à propos
du gouverneur de Neuchâtel, qui vint la voir et à qui elle ne sut que dire,
une fois ou deux, Monseigneur et Votre Excellence: «A cet égard, j'ai
gagné, car dans ma jeunesse je ne sus jamais appeler Sire le roi d'Angle-
terre. » (A M"' de Sandoz-Rollin, Mai 1800).
A LONDRES ET A ZUYLEN l3l
de moi dans toutes les assemblées ; ils voudraient être reçus le
matin chez moi, mais comme ce n'est pas l'usage, je les refuse. Le
marquis de Caraccioli surtout me sollicite instamment tous les
jours ; malgré tout son esprit, je le refuse. Il y a trois ou quatre
hommes qui dînent ici très souvent. L'un d'eux est musicien:
nous faisons de la musique ; l'autre entend parfaitement l'his-
toire du monde, l'histoire naturelle, l'histoire littéraire : je le
questionne sur le gouvernement, les productions et les auteurs
de ce pays. Un des amis de la maison sait par cœur tous les bons
poètes, il m'explique Shakespeare.
...J'ai été malade ; mon apothicaire est devenu amoureux de
moi ; mon médecin, le vieux sir John Pingle, ne parle que de moi
à la reine et à tout le monde. Quant à la curiosité qu'on témoi-
gnait au commencement, il me semble que cela se passe, les
duchesses ne me viennent plus voir... Les étrangères et quelques
vieilles douairières me restent. C'est bien assez... Demain, je vais
dîner avec des négociants de la Cité, dans un village près de
Londres... Je dînerai et coucherai chez d'honnêtes gens que je
n'ai jamais vus... Je vois l'Angleterre autant qu'une femme peut
la voir en hiver... Je trouve peu de gens à mon unisson, mais
tant mieux : j'apprends à me mettre à l'unisson des autres...
Quand je vois des gens qui ne sont pas gais et qui voudraient
l'être, je les égaie.»
Elle va au théâtre, entend Garrick, qu'elle trouve « admirable ».
Puis elle quitte Londres au mois de mars, pour passer quelque
temps à Hunger Hill, chez ses parents Bentinck, avec quelques
amis anglais.
«Hunger Hill, en Surrey, ce 20 mars 1767... Je suis tranquil-
lement à la campagne avec Mme Bentinck; elle s'appelle Tuyll ' :
vous dites que c'est un grand mérite aux yeux de tous les Tuyll.
Elle est bonne et aimable, je m'amuse fort bien, et j'ai la satis-
faction de voir ma femme de chambre, que j'avais amenée de
Londres fort malade, se rétablir et se porter mieux tous les
jours. Cela m'est fort sensible, parce que j'en étais prodigieu-
sement inquiète, et que si elle était morte, j'aurais cru toute
ma vie que le voyage, l'air de Londres et les veilles étaient des
armes avec lesquelles je l'avais tuée. J'ai un valet de chambre
de Paris, qui apprend l'anglais, et qui parle et qui fait des
réflexions sur le pays à me faire mourir de rire. Hier, je l'envoyai
à la comédie à Chertsey exprès pour qu'il en fît la description ;
il me divertit tous les jours au moins une demi-heure...
1 Ce devait être sa cousine, sœur de M"" d'Athlone et femme de Jean-
Albert comte Bentinck, capitaine dans la marine anglaise. (Généal. de Tuyll,
déjà citée).
1 32 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
...Le chevalier de St-Priest et le chevalier de Pontécoulant '
ont quitté Londres le même jour que moi pour retourner à
Paris. Ils étaient aimables. Le premier, quoiqu'il parlât beau-
coup, était agréable et amusant. Mais il y avait un monsieur de
Montausier qui était bien l'être le plus stupide que j'aie vu de
longtemps. La dernière fois qu'il fut à la Cour, il dit à la reine
qu'il était désespéré d'être obligé de quitter l'Angleterre, depuis
qu'il avait eu l'honneur de faire sa cour à Sa Majesté. La reine
fut embarrassée et se tourna pour parler à un autre. ..La plupart
des Français que j'ai vus sont très magnifiques en paroles et
très économes en effet. Les Anglais ne parlent jamais de leurs
dépenses, et la plupart en font d'enragées. »
Ce que ces lettres de Londres contiennent de plus curieux,
c'est le récit des relations de Belle avec l'illustre historien et
philosophe Hume.
« 26 avril 1767. M. Hume m'est venu voir, et quelques jours
après je lui ai donné à dîner. De quoi pensez-vous que nous ayons
parlé ? Du rostbeaf et du plumpudding ! Mais nous parlions
moins que nous ne mangions. Je suis dans des loggings avec
mes frères -, et on nous apporte à dîner de la taverne ; ainsi
nous n'étions pas servis régulièrement à point nommé : le rôti
vint avant qu'on n'eût pris congé du pudding ; en attendant,
on le mit auprès du feu. Un petit chien arrive, va droit à la
poularde, et l'aurait sans doute emportée, si David Hume ne
l'eût doucement retenu ; pour moi, vous voyez bien que je
l'aurais laissé manger et poularde et asperges, quoique je ne sois
pas un grand philosophe ni un historien. J'aimai beaucoup le
soin de M. Hume, et ses manières honnêtes et simples. Un de
ses amis, qui était du dîner, raconta quelques histoires fort
bonnes ; on n'eut point d'autre esprit. Après le café, nous jouâ-
mes trois robbers de wihst, et puis nous nous quittâmes. Il
me semble que j'ai du bon sens ici ; j'espère qu'il me suivra en
Hollande. Il est si doux de n'être pas haï, de n'avoir point de
prévention à détruire, ni d'imprudences à réparer. Il me semble
que je donnerais bien la petite réputation que j'ai acquise contre
la commodité de n'en avoir aucune. Quelqu'un me demandait
l'autre jour si je savais écrire en français : cette personne au
moins ne médit pas de mes lettres et ne dit pas que ce petit
1 Deux noms fort connus ; nous n'avons pu identifier ceux qui les por-
taient alors et que Belle rencontra. Il en est de même de M. de Montausier,
nommé plus loin.
2 Probablement ses frères Guillaume et Ditie, dont l'un paraît l'avoir
accompagnée, et l'autre, rejointe, vers la fin du séjour.
A LONDRES ET A ZUYLEN
i33
conte, que j'écrivis il y a trois ou quatre ans, soit horrible et
scandaleux \ Je ne suis point enthousiasmée du séjour de l'An-
gleterre ; cependant, si on me proposait de passer quelque
temps dans une jolie campagne sur le bord de la Tamise, avec
des livres et des gens qui sussent me les expliquer, j'accepterais
volontiers. »
Le même jour, elle ajoute :
« Je finis ma lettre dans un accès de mélancolie. J'ai été
oppressée d'un poids de mille sensations diverses pendant toute
LE CHATEAU DE ZUYLEN (ÉTAT ACTUEL)
la journée ; je finis par pleurer. Je suis trop fâchée de*partir.
Pourquoi en suis-je si fâchée ? Pourquoi si triste ? Ma situation
est précaire, incertaine, détachée de tout.. A propos, on a beau
écrire de Rome à M. de Bellegarde : il est sûr que même en Italie
ces mariages se font. Au reste, Dieu le bénisse... Pour moi, j'ai
passé mon temps à aimer Mme Eliot et Mme Bentinck et à caresser
la petite Eliot. Je me suis un peu amusée avec le marquis de
Caraccioli, j'ai un peu amusé la princesse de Masseran et deux
ou trois vieilles dames anglaises. D'épouseurs, je n'en ai pas
1 Le Noble.
1 34 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
seulement vu. Il y avait une fortune que je connaissais et sou-
haitais de réputation : un vieux général Pultney, âgé de quatre-
vingts ans, riche de 30,000 pièces de revenu : j'aurais peut-être
fait sa conquête, je plais toujours aux vieillards ; mais je ne
l'ai pas vu. Adieu ; voici une belle rhapsodie ! »
La lettre suivante est datée de Zuylen, où elle est rentrée
assez mélancolique :
«Zuylen, 29 mai 1767. Je ne sais plus que dire, mon cher
ami, sur notre vieux, vieux sujet... Je voudrais bien que sans
plus de lettres, de sollicitations, de raisonnements, d'examens
et de disputes, je m'éveillasse demain matin dans le château
du marquis, et qu'on me dît : Bonjour, Madame de Bellegarde.
— Mais j'ai tant marché pour arriver à ce château, que je suis
lasse à n'en pouvoir plus. Je ne pense pas à un meilleur parti ;
je ne sais ce que c'est qu'un bon parti.
Vous êtes content de ma façon de juger l'Angleterre et les
Anglais ; j'ai en effet assez bien vu ce que j'ai vu. Mais il y a
beaucoup de choses dont je n'ai pu juger. Les Anglais étant
moins parlants et montreurs que d'autres peuples, il faut plus
de temps pour les voir ; d'ailleurs, comme ils se mettent un peu
moins en peine des usages, on n'en trouve pas tant qui soient
formés sur le même moule ; le climat, le gouvernement, les
amusements publics ont comme ailleurs une influence univer-
selle, mais celle de l'usage est moins générale et moins absolue :
on aurait tort de juger de toute la nation par le petit nombre
d'Anglais qu'une femme peut voir à Londres en six mois...
J'ai admiré en Savoie et à Genève des vues encore plus pitto-
resques, plus romanesques qu'en Angleterre, mais je n'avais
jamais vu la nature si riante ni si bien embellie ; le peuple y est
riche, les ouvrages publics sont admirables, les voyages y sont
faciles ; les gens n'y sont pas extrêmement sociables, ils sont
réservés et selfish ; on pourrait avoir du mérite et n'être pourtant
pas fort recherché ; tant mieux peut-être. Ce qui me déplairait
davantage, ce sont les voleurs de grand chemin ; mais on en
a pendu un si grand nombre cet hiver, que je pense qu'il n'en
reste plus...
...Quand j'arrivai à Helvœt et sur le chemin de La Haye,
je trouvais les vitres et les rues bien propres, mais le pays si
monotone ! A La Haye, je trouvai des propos ridicules et fâcheux
établis sur mon compte ; cela me mit de plus mauvaise humeur
encore que la maussade campagne. « Une vache, un pré, un mou-
lin, voilà tout ce que nous voyons, » disais-je à mon frère ; mais
il me fit remarquer un ministre de l'évangile hollandais, et me
dit qu'on voyait aussi de grosses perruques et de longues robes
de chambre. Mais pour en revenir à La Haye, je fus si bien reçue
A LONDRES ET A ZUYLEN I 35
de Mme de Voorschoten, de sa belle-mère, de Mac Laine, de tous
ceux dont je me soucie à La Haye, que je me consolai des mau-
vais propos... Ensuite, je suis venue à Utrecht, et mon père,
ma mère et moi avons été fort aises de nous revoir ; à présent
je suis à Zuylen et j'y suis fort contente ; je ne regarde pas le
moulin, le pré, la vache, ni la grosse perruque qui anime le pay-
sage ; mais je m'amuse, je lis, je cause, je conte, on me raconte,
je vois tous les jours mon cousin de Tuyll et ma nouvelle cousine,
sa jolie femme ', et j'ai le plaisir d'être également bien dans ce
ménage avec la femme et le mari, ce qui ne m'arrive presque
jamais. Je suis si aise quand je me trouve un peu de mérite
pratique, qui soit bon pour l'usage ; j'ai peur souvent de n'en
avoir que de loin et dans mes lettres. Par exemple, je me demande
souvent, quand vous me louez et que vous me trouvez plus aima-
ble qu'une autre, si de près vous diriez la même chose ; si, après
deux ou trois mois passés tranquillement ensemble, mille petits
défauts n'effaceraient pas cette préférence que votre jugement
et votre cœur me donnent. Pope a érigé un monument à sa
mère, il y a gravé une épitaphe ; un des plus beaux vers de Y Essai
sur l'homme est à l'honneur de sa mère : Pope traitait sa mère
comme un chien. Shaftesbury était un brutal... »
Le 19 août 1767, elle apprend à d'Hermenches que le marquis
fait mine de reprendre les négociations. Puis :
« Il y a deux autres épouseurs, et depuis quelques jours j'ai
un amoureux ; je mens, c'est depuis six semaines. Que peut
faire de tout cela une personne qui n'aime point et qui se dégoûte
de la pensée du mariage ? J'avais fait deux plans de célibat,
de si jolis plans ! l'un pour un pays, l'autre pour un autre. Je
disais il y a quelques jours à mon père que je ne pourrais
presque pas me résoudre à sacrifier ma liberté, qu'avec elle je
valais peut-être quelque chose, et que dans la dépendance je
ne vaudrais plus rien, comme ces chiens qui chassent natu-
rellement, qui apportent en se jouant, mais qui n'apprennent
jamais à apporter par force. Voulez-vous que je fasse croix ou
pile pour le mariage et le célibat ? Si c'est croix, il faudrait
peut-être tirer au sort pour le choix d'un mari. »
La seule justification qu'elle pût donner de son mariage, c'est
qu'elle n'aimait pas son pays :
« Belle et glorieuse excuse, vraiment ! Est-il permis de haïr
sa patrie, un pays libre, le pays de nos amis ? Quand je trouve
Voir note p. 10 1 sur son cousin de Tuyll.
1 36 MADAME DE CHARRlÈRE ET SES AMIS
des amis, quand Mme de Rosendael et Mme d'Athlone se pendent
à mes bras pour que je les amuse et les caresse, et que je me
promène avec elles dans des champs bien cultivés, dont les culti-
vateurs sont libres et riches, en vérité je n'ose plus dire que je
n'aime pas mon pays, et cela n'est pas vrai. — Gardez pour vous
cette petite déclamation romanesque, qui n'est pourtant qu'une
peinture vraie et naturelle.
7 septembre ijôy... J'ai envoyé à Mme de Rosendael une robe
à l'anglaise, comme je les porte moi-même à présent, avec des
rubans et tout plein de choses que je me suis amusée à ajuster
moi-même, car il y a du plaisir à parer une si jolie femme et
à rendre service à ce que l'on aime... J'écris un conte de fées
que Mme de Rosendael me demandait ; je lui en ai envoyé le com-
mencement, où j'ai fait son portrait en faisant celui de la fée ;
cette bagatelle plaît et nous amuse, mais vous vous en moque-
riez : cela vient du pays des marais et des tourbes. Il est ridicule
de s'amuser et d'écrire ailleurs qu'à Chantilly '. Vous aurez
beau me prêcher l'ennui, je m'amuserai en dépit de vous. Je
vais deux fois par semaine à Utrecht ; je lis les poètes anglais
avec un vieux Anglais qui sait bien sa langue. J'ai repris les
mathématiques avec Praelder, et pour ne m'en pas laisser dis-
traire, j'ai résolu de n'aller pas à La Haye de tout l'hiver, si je
puis m'en dispenser. Il ne me manque qu'un excellent musicien
pour être parfaitement contente. Voilà mon dernier mot, — et
que j'attendrai d'être en France pour en raffoler.
...Mon frère le marin est parti ce matin pour se mettre en mer.
Cela me rend triste ; nous avions été près d'une année ensemble.
Il avait grande envie d'épouser Mllc de Reede, la sœur de mylord
Athlone ; mais elle exigeait qu'il quittât son métier ; il n'a pas
voulu...
...Je me promène tous les matins pendant une heure avant
que le soleil ait confondu les gouttes de rosée. On dirait qu'on
m'a donné l'inspection des ouvrages publics des araignées, tant
je les examine curieusement. Je croyais ne pas aimer la nature,
parce que je lis sans beaucoup de plaisir les descriptions de l'au-
rore et du printemps dans les poètes. Dieu merci, je me trompais.
La nature est fort au-dessus des descriptions ; elle parle au cœur
un langage que les poètes imitent mal, ou qui chez eux ne fait
plus son impression pour avoir été trop répété. Je voudrais voir
demain matin les araignées de Chantilly au lieu de celles de Zuy-
len, les voir avec vous, je veux dire. En vérité, vous avez tort
de dire que je dédaigne ce que je ne connais pas : je serais ravie
de voir Paris, Versailles et Lausanne. Mais n'exigez pas que je
1 Où d'Hermenches était alors, chez ses «amis intimes», le duc et la
duchesse d'Aremberg, dont il fait un pompeux éloge.
A LONDRES ET A ZUYLEN I 3j
me trouve mal de ce que j'ai. N'y a-t-il pas bien de l'insuffi-
sance à s'ennuyer ? N'y a-t-il pas une sorte d'humilité un peu
dégradante à avouer qu'on s'ennuie ? Ce pays a sans moi assez
de badauds qui n'y voient rien de bon et attestent leur mépris
pour tant de ridicules imitations de ce qui se fait chez nos voi-
sins ! Je répondis un jour à quelqu'un qui trouvait que ce n'était
pas vivre que de vivre en Hollande, et qu'il n'y avait de plaisir
ni de bonheur qu'en France, je répondis qu'il devait donc savoir
bien mauvais gré à nos pères d'avoir défendu ce pays contre
Louis XIV, et que c'était bien dommage que nous ne fussions
pas devenus une province française... »
Elle a repris sa correspondance avec le marin, à qui elle écrit
en octobre 1767 :
« Je n'ai presque point entendu de coup de vent qui ne m'ait
fait songer à vous avec regret. Il ne tiendra qu'à vous de voir
pendant le reste de votre vie que je vous aime encore plus à
Zuylen qu'au Texel. Pour ma sœur Mitie, je lui ai dit l'autre
jour que je l'aimerais mieux en Amérique qu'à Zuylen. Elle
gronde et boude de tout son cœur. Nous ne nous parlons plus
depuis plusieurs jours. Aujourd'hui, elle m'a couru après avec
une scène de réconciliation, mais je ne veux pas la voir pleurer,
ni pleurer moi-même ; ce n'est pas la peine ; de sorte que je me
suis esquivée. Ces fréquentes transitions d'humeur doivent se
faire avec moins de solennité.
26 octobre 1767. Me voici à Amerongen '. Ma cousine m'a
envoyé chercher, je suis venue. M. de Reede et les Randwyck
y sont aussi. Nous vivons tous comme frères et sœurs, et l'on
s'amuse... L'Ingénu - m'a fait plaisir ; il y a de très jolies choses,
qui rachètent les choses rebattues et froides. Il ne faut pas consi-
dérer le tout ensemble, ni vouloir que cela ait un but, mais à
mesure qu'on lit, on s'amuse, et si, après avoir fini, on fait des
critiques, on est fâché pourtant d'avoir fini... Je vous avoue que
la bonne fortune du Noble me fait grand plaisir 3. »
Au commencement de 1768, d'Hermenches fit passer à son
amie un billet de Bellegarde, dont nous ignorons le contenu,
1 Résidence actuelle du comte Godard Bentinck, qui nous a secondé
dans notre travail avec une rare obligeance, dont on trouvera les preuves
dans l'illustration de ce livre.
- Le conte de Voltaire, que d'Hermenches lui avait probablement envoyé.
3 D'Hermenches, avant fait lire Le Noble à ses amis français, avait com-
muniqué à l'auteur quelque appréciation flatteuse.
1 38 MADAME DE CHAKRIEBE ET SES AMIS
mais qui paraît l'avoir déterminée à rompre définitivement ;
elle écrit :
« J'ai vu beaucoup d'hymens, mais pas un ne me tente,
•dit LaFontaine ; et je le dis après lui... J'ai été triste et j'ai
pleuré ces jours-ci, mais, après tout, le moyen de s'y opiniâ-
trer encore... Ne me reparlez jamais d'un mari ; si j'en veux
un, je saurai le trouver moi-même. »
Elle part pour La Haye, soigner l'enfant de sa cousine d'Ath-
lone, qu'on venait d'inoculer. Au retour, elle annonce à son ami
qu'elle va commencer un cours de physique spéculative et
expérimentale : « Il y a longtemps que j'en mourais d'envie. »
Quelque temps après, elle est ravie de cette nouvelle étude :
« Ma leçon de M. Hahn est tout aussi intéressante que Plu-
tarque et ne me rendra pas plus pédante. Ici, l'on admire
les lois de la nature inanimée et l'usage que l'art en a su tirer ;
là, on considère la nature humaine dans les différents points
de vue où la société la met. La connaissance des hommes est
peut-être plus curieuse et plus satisfaisante ; et pourquoi exclure
l'une des deux, quand toutes deux amusent ? »
Puis elle s'enthousiasme pour la Corse, qu'elle vient de décou-
vrir dans l'ouvrage de son ami Boswell l, et pour Pascal Paoli,
chef de l'insurrection contre la domination génoise. Elle se
propose de traduire en français le livre de Boswell et traite à
ce sujet avec un libraire. C'est précisément alors que d'Her-
menches part pour cette expédition de Corse, qui aboutit à
la réunion de l'île à la France. Elle lui écrit le 2 juin 1768 :
« Je me décide contre les tyrans, en faveur de ces hommes
qui savent apprécier leur liberté et la défendre. Mes vœux sont
pour vous, mais contre votre troupe, si vous ne faites pas la
guerre avec Paoli contre les sordides Génois. »
Mais elle s'avisa de prétendre abréger le livre de Boswell,
et celui-ci n'en voulut pas entendre parler :
« L'auteur, écrit-elle, quoiqu'il fût dans ce moment presque
décidé à m'épouser, si je le voulais, n'a pas voulu sacrifier à
mon goût une syllabe de son livre. Je lui ai écrit que j'étais
1 An account of Corsica and Memoirs of Pascal Paoli.
A LONDRES ET A Zl'YLEN 1 3g
très décidée à ne jamais l'épouser, et j'ai abandonné la traduc-
tion '.
...Je vous ferai une peinture abrégée de la Corse et des habi-
tants. Auparavant, il faudra encore que le prince et la prin-
cesse (d'Orange) aient déjeuné samedi, que je les aie vus partir
de Zuylen, et que je sois revenue dans ma chambre d'Utrecht :
toute la Cour revenant d'Amsterdam, allant à Soest-dyk,
déjeune chez nous, c'est-à-dire y dîne, car j'appelle dîner man-
ger de la soupe, du rôti et de tout...
...Bellegarde m'a écrit un mot de politesse de La Haye, je
lui ai répondu : voilà tout. »
Puis, après avoir rappelé les souvenirs « très doux » qu'elle
conserve... de d'Hermenches, de ses attentions, «qui ont failli
l'ensorceler », elle s'écrie :
« Où me mènent ces souvenirs et ces douceurs ? — A vous
dire que Bellegarde n'est pas sorcier, ou qu'il ne veut pas user
avec moi de son sortilège. »
Cette fois, tout est bien fini, n'est-ce pas ? — Oui, sans doute.
Mais ce qui déconcerte un peu nos idées actuelles, c'est que
M,,e de Tuyll revit le marquis, le rencontra dans le monde, et
même le reçut dans la maison de ses parents. Elle écrit le 28
juin :
«J'ai passé deux jours et deux nuits sous même toit avec
Bellegarde à Amerongen. J'en étais surprise ; nous étions
tous deux contents. Je me trouvais mieux avec lui que je n'avais
pensé. Nous logions tous deux en bas, aux deux bouts d'un
immense corridor ; on me menait le soir dans ma chambre,
et je me souvenais, quoique pas bien vivement, du Pape, qui
ne voulait pas qu'il y restât. Je ne sais s'il y pensait, mais il
y avait mille petites choses qui vous auraient fait rire. »
Elle raconte, entr'autres, qu'il y avait en séjour au château
un petit Anglais de quinze ans, le plus joli enfant du monde,
« beaucoup d'esprit, de la raison, un cœur excellent et la poli-
tesse du cœur, avec des manières polies et charmantes. » Le
marquis aimait et caressait cet enfant, en qui on croit voir une
première esquisse du Chérubin de Beaumarchais :
1 L'ouvrage fut traduit en français et publié l'année suivante par M. S. D. C.
(M. Seigneux de Correvon), sous le titre : Etat de la Corse. Londres (Lau-
sanne), 1769.
I4O MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
« Un soir, conte Belle, pendant qu'on causait, il se cacha
dans mes rideaux ; on m'allait quitter, on le cherchait pour le
faire sortir... « Mais laissez-le donc, laissez-le donc, disait Belle-
garde ; elle saura bien le chasser ». Il semblait dire : « On ne
lui donne rien ; qu'on lui laisse au moins cet enfant ! Quel
soin cruel de lui tout ôter ! »
Sa cousine d'Athlone lui disait :
« Il a commencé par être sur le point de vous épouser, il
finit par vous aimer... Il est attentif, assidu, il vous dit de jolies
choses ; je vous jure qu'il est amoureux. »
Mais Belle n'y croyait pas. Ses parents la firent d'ailleurs
revenir d'Amerongen, « à cause de ce qu'on pouvait dire dans
le public de cette cohabitation » ; puis, quelques jours après,
toute la joyeuse troupe vint voir la famille de Tuyll, qui offrit
« de très bonne grâce » un fort joli dîner à ses hôtes.
« J'ai joué gaîment au whist avec M. de Tscharner, Bellegarde
et mon père, qui étaient le mieux du monde ensemble, et ma
mère polie, et même aimable. J'ai dit tout haut au marquis
que s'il me pouvait trouver un beau mouchoir des Indes, je lui
en broderais une veste. Enfin, je serai son amie à la face du
pubhc, et je saurai donner quelque bonne grâce aux ruines de
mon projet. Bonsoir, je vais me coucher. Je le dis avec vous,
le marquis est bien maladroit. Bonsoir. (28 juin 1768). »
Huit jours après, Bellegarde annonçait son désistement,
en prétextant qu'il se jugeait indigne :
« 77 n'est pas digne de moi ! — Que suis-je de si merveilleux
et que me faudra-t-il ? Il ne lui manquait qu'un peu de savoir-
faire et de savoir m'épouser. Je l'aurais, je crois, aimé et caressé
de bien bonne foi. (7 juillet). »
Ainsi finit ce pauvre rêve de bonheur, auquel, pendant quatre
années, Belle de Zuylen s'était attachée, faute de mieux- et
par désir de changement. Dès lors, Bellegarde disparaît de sa
vie comme de sa correspondance. Il épousa, deux ou trois ans
plus tard, une fort jeune personne, Marie-Charlotte- Adélaïde
d'Hervilly, qui, après lui avoir donné trois filles, mourut en
1776, âgée de 23 ans seulement. Bellegarde lui-même mourut
au service des Etats-Généraux en 1790 '. Ses filles acquirent
plus tard une assez fâcheuse renommée.
1 Renseignement de M. André Perrin. On trouvera de curieux détails sur
les aventures peu édifiantes des demoiselles de Bellegarde dans les articles
A LONDRES ET A ZL'YLEN I4I
D'illustres visiteurs vinrent, cet été-là, faire une heureuse
diversion aux contrariétés de Belle. Le jeune roi de Danemark,
Christian VII, qui faisait un voyage d'instruction à travers
l'Europe, séjourna quelque temps à La Haye ; il s'arrêta à
Zuylen juste le temps nécessaire pour que M1:e de Tuyll traçât
ce joli croquis :
« Ce 30 juin (1768). Nous avons vu hier le roi de Danemark.
Il ressemble au prince Adolphe de Hesse-Philippthal, mais
un peu plus joli, encore plus petit et plus mince. Il a l'air de
n'avoir que quinze ans tout au plus, quoiqu'il en ait presque
vingt. Il est blond et blanc à l'excès ; je ne sais quelle physio-
nomie il a, ni même s'il en a une. Il voudrait être poli, mais il
ne sait que dire. Nous nous promenions avec lui dans les jar-
dins de Termeer, chez ma tante de Lockhorst. Son favori,
le comte de Bolk, joli courtisan fort délié, aurait voulu qu'il
m'entretînt. Il avait plu ; je plaignais en riant le sort de mes
souliers, qui étaient fort jolis : Sa Majesté ne regarda plus
que mes souliers et ne me parla d'autre chose. On dit qu'il a
avec lui des filles habillées en pages ; mais il ne boit jamais de
vin. apparemment parce que le roi son père s'est tué à force
de boire ; celui-ci n'aurait pas besoin de faire de grands excès
pour se tuer. Le comte de Bernstorf, qui est, je crois, son pre-
mier ministre, nous a paru un homme de mérite et du monde ;
il a d'autres personnages assez graves à sa suite, mais il ne
peut les souffrir, à ce qu'on dit; il n'aime que ce jeune cour-
tisan. Sa femme et ses sujets sont très malheureux, et ses maî-
tresses ne sont pas mieux traitées, car il fit mettre, il y a quelque
temps, à la maison de force une femme qu'il avait aimée. Voilà
ce que j'ai vu et appris de S. M. danoise. Je n'oserais peut-être
vous envoyer toutes ces balivernes si cette lettre vous pouvait
trouver à Versailles ; mais à Bastia cela se pourra souffrir.
Songez que cet enfant mal élevé est tout puissant chez lui,
que c'est un despote. J'aime fort à voir de mes propres yeux
ces petits acteurs chargés des plus grands rôles. Vous verrez
sur le petit théâtre de Corse un personnage vraiment grand.
C'est bien dommage qu'on vous fasse son ennemi ! J'espère
que pas un de vos officiers n'a le livre de Boswell ]. Ces jolis
Français entendent-ils une autre langue que la leur ! »
D'Hermenches répondait en envoyant le récit des faits
d'armes de ces «jolis Français», et sa correspondante inséra
(réunis ensuite en volume) publiés par x\i. Ernest Daudet, Les Dames de
Bellegarde. Mœurs du temps de la Révolution. (Revue des Deux Mondes,
1" et i5 octobre iqo3).
1 Qui les eût trop bien renseignés sur la Corse et Paoli, qu'elle appelle
« mon héros ».
I42 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
un extrait d'une de ses lettres dans une gazette hollan-
daise '. Elle interrompt ces graves entretiens pour mander à
son ami qu'elle vient de se faire couper les cheveux par raison
d'hygiène :
« Je n'y pense plus, ajoute-t-elle. On m'a beaucoup dit à
La Haye que j'étais plus jolie que jamais ; j'ai pensé, comme
Mlle de Lude, que c'était un ridicule de moins, et voilà tout.
Un jour, voyant que j'avais le pied passable, vous me dîtes
aussi : Cest un ridicule de moins. Je rends très humblement
hommage à vos lauriers. »
Deux mois plus tard, M. de Tuyll recevait la visite du prince
Henri de Prusse, frère du Grand Frédéric, qui fit sur Belle
une impression plus favorable que Christian VII.
« Zuylen, ce 3 octobre 1768. Le 9 septembre au matin, nous
reçûmes une lettre qui nous annonçait le prince Henri de Prusse
pour ce matin-là même ; il n'arriva pourtant qu'à 3 y2 heures.
Heureusement, on avait un petit dîner élégant et simple à
lui offrir, et comme il me parut très aimable, je voulus lui
plaire, je m'égayai, je causai, — et je réussis. Il parla beaucoup
et me dit mille choses flatteuses. Il parle très bien, avec esprit
et avec autant d'aisance que de finesse. Après dîner, il témoigna
de 1 envie de voir ma chambre, et je l'y menai. Ma table était
couverte de livres ; il aurait voulu voir ce que c'était, mais il
n'osait les ouvrir, par civilité, ni moi, par modestie. Aperce-
vant à la fin votre grosse lettre, je lui dis : « V. A. R. ne soup-
çonne pas que c'est là une relation de la guerre de Corse ? —
Non, vraiment, me dit-il, je ne m'en serais pas douté. Mais
cela vous amuse-t-il ? — Oui, monseigneur, répondis-je, j'y
prends intérêt parce qu'un homme de mes amis s'y distingue.
Mais V. A. sera encore plus surprise de voir l'extrait de ma let-
tre dans la gazette. » Et en même temps je tirai la gazette de
ma poche et la lui donnai. Il lut l'extrait et prétendit que c'était
en faveur des femmes du château de Cavelli que j'avais rendu
cette relation publique. On s'en amusa fort : les courtisans s'em-
1 La chronique de la Revue suisse de Mai 1844 (rédigée par Juste Olivier),
mentionne le fait que Gaullieur vient de communiquer à la Société d'his-
toire de la Suisse romande des fragments des lettres de Constant d'Her-
menches à Belle de Zuylen sur la guerre de Corse. Nous ignorons ce que
ces lettres sont devenues et si Gaullieur les a imprimées quelque part. Nous
devons à M"' veuve Gaullieur la communication de 26 lettres de d'Hermen-
ches : c'est tout ce qui lui restait d'une correspondance qui dut être consi-
dérable, puisqu'elle alla bon train pendant 12 ans.
A LONDRES ET A ZUYLEN
l43
parèrent de la gazette, et le prince, en continuant de regarder ma
chambre, mon cabinet, mon bain, enfin tout ce qui, dans une
habitation, aide à connaître la personne qui l'habite, parlait
tantôt de moi et de mes amusements, tantôt de Paoli et des
Corses. Il me dit qu'apparemment Paoli était, comme les autres
hommes, un mélange de bien et de mal, qu'il l'avait regardé
jusqu'ici comme une espèce de partisan habile à se gagner la
confiance du peuple. Le prince parle mieux que cela ; je vous
dis négligemment le
sens de ses discours.
A cela je ne sus trop
que répondre, et j'a-
vouai combien j'é-
tais embarrassée à
fixer mon opinion,
car, sur la foi de
Boswell, j'avais re-
gardé Paoli comme
un grand homme,
comme un législa-
teur sage, habile et
généreux, mais l'en-
thousiasme de M.
Boswell nous en a
imposé sur tant d'au-
tres choses!... Enfin,
nous en parlâmes en
personnes sensées,
qui sont fort à leur
aise ensemble. Il fal-
lut se séparer ; le
prince ne nous quit-
tait pas avec plai-
sir. — « Ne venez-
vous pas quelque-
fois à La Haye ?
Pourrait-on se flatter de vous voir à Berlin ? » — L'envie
de nous revoir et le chagrin de nous quitter furent exprimés bien
des fois, et de l'air le plus flatteur, parce que c'était l'air le plus
vrai. Il partit enfin, et me laissa tout enivrée de ma petite faveur
et enchantée de lui : l'un augmentait l'autre mutuellement.
Vraiment, c'est beaucoup que d'être à la fois un grand prince,
un grand général si souvent victorieux, et un homme d'esprit
et de lettres, doux dans la conversation, poli et aimable. Les
gens de sa suite sont à leur aise avec lui, on ne voit chez eux
aucune contrainte, et l'on prétend qu'il est chéri dans sa mai-
son. Comme je ne pense pas que vous l'ayez jamais vu, il faut
LE PRINCE HENRI DE PRUSSE
i44
MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
encore vous dire sa figure : elle a quelque ressemblance avec
celle du général Cronstrôm ' (savez-vous qu'il vient de mourir,
mon pauvre cousin, cet honnête homme que nous aimions
tous ?) Le prince n'est donc ni grand, ni beau, ni joli; ses grands
veux fixes et pénétrants faisaient baisser les miens, qui ne sont
pas pourtant des plus timides ; mais le ton est si honnête qu'il
adoucit le regard ; la contenance est si noble et si fière qu'elle
rehausse la taille ; l'habillement a l'air de se trouver par hasard
et sans aucun soin riche et le plus convenable du monde ;
les manières sont sans apprêt et telles qu'il serait impossible
d'y trouver rien à redire. Ainsi tout va bien, et cette petite
figure se tire aussi bien d'affaire que la plus belle.
A son retour à La Haye, il parla beaucoup de Zuylen et de
moi. On donna une fête le 23 ; quelques jours auparavant,
il dit à ma sœur qu'il ne doutait pas que j'y vinsse, qu'il le sou-
haitait beaucoup, qu'il la priait de me l'écrire et de me faire
ses compliments. Il n'y eut pas moyen de résister. Nous arri-
vâmes, ma mère et moi, la veille du bal, et comme je vins au
bal fort tard, tout le monde me dit que le prince Henri n'avait
cessé de me demander et de me chercher. Le prince d'Orange
me mena auprès de lui, et il se leva de son jeu pour me dire
toutes les honnêtetés possibles. Vous auriez dû voir combien
les dames de La Haye étaient surprises, et combien Mmt de
Bosselser me trouvait importune quand le prince me parlait !
Les places à la comédie étaient prises pour le lendemain depuis
quinze jours, mais le prince de Prusse mit toute notre Cour
d'Orange en mouvement pour nous en trouver à ma mère et
à moi ; le paresseux Marcet courut de tous côtés à perdre haleine,
et nous fit recevoir enfin dans la loge de l'ambassadeur de
France, que nous n'avions jamais vu. Je fis donc connaissance
avec M. de Breteuil à la comédie, et j'en fus fort contente,
quoiqu'il n'ait pas voulu faire de visite au prince Henri, parce
que celui-là n'en veut point rendre. L'ambassadeur n'a pas
même voulu se faire présenter à lui pendant le bal, et le prince
le saluant d'une légère inclination de tête, selon sa coutume
(il était au jeu), M. de Breteuil, qui était debout, a eu soin,
dit-on, en rendant le salut, que sa tête ne se baissât pas
davantage. Cela me paraît puéril. Le prince me paraît fier,
mais d'une fierté pour ainsi dire innée, qu'on ne se donne pas,
mais qu'on a reçue avec le rang, qui n'annonce pas l'orgueil
et ne ressemble pas à l'arrogance. Je crois que M. de Breteuil
veut être haut et simple. Vous savez que ces sortes d'intentions
sont difficiles à cacher. De peur de me paraître doucereux,
et prometteur, il me tint rigueur sur une petite modeste solli-
C'était le parrain de Belle (voir en. I).
A LONDRES ET A ZUYLEN 1 45
citation que je lui adressais pour un jeune Français aimable et
malheureux, qui nous est venu voir cinq ou six fois : je ne deman-
dais rien pour lui, je faisais son histoire, et l'ambassadeur
l'interrompit de tant d'objections assez durement exprimées,
que je rougis et me tus, parce que j'étais en colère. Il se radoucit
cependant, et je revins; dans le fond, ses intentions étaient fort
bien, mais il avait voulu garantir la forme d'un air de politesse
française... « Monsieur l'ambassadeur se frise et se barbe lui-
même, » me disait l'Irlandais Onbrouck, descendant des roite-
lets d'Irlande ; cette frisure et cette barberie font grand bruit
à La Haye, et on répète partout que c'est son maître d'hôtel
qui lui coupe les cheveux. Vous savez comme on parle beau-
coup de peu de chose à La Haye. Il ne joue ni ne danse ; dites-
moi, avec qui causera-t-il ?
...Après avoir bien joui de ma faveur encore le lendemain
de la comédie, à un grand vilain concert qu'on donnait diman-
che à la maison du Bois, je partis lundi de La Haye en même
temps que le prince. Si je l'en crois, je ne me marierai pas :
«Ah! Mademoiselle, restez comme vous êtes!» Mais si je me
marie, j'ai promis de stipuler par contrat un voyage à Berlin. »
La Corse et Paoli inspirent encore à Belle de fort jolies ré-
flexions. Elle se demande, en particulier, « s'il profiterait à
la Corse de devenir française, » et si les impôts ne lui pèseraient
pas très lourd :
« Qui sait, dit-elle, s'ils n'auraient pas des juges comme à
Toulouse, un gouvernement avide et dur, et si le luxe d'une
femme de finance n'engloutirait pas le produit de leur stérile
terre. Toute la France ne joue pas la comédie à Villers-Cotte-
rets et ne fait pas des soupers fins dans de petites maisons.
Les provinces sont, à ce qu'on dit, pauvres et gémissantes.
Le droit du roi de France sur la Corse, c'est, ce me semble,
celui du plus fort, comme le droit du plus fin était celui des
Espagnols sur l'Amérique. »
Un malheur vint fondre soudain sur la famille de Tuyll.
Belle écrivait à d'Hermenches, le 28 octobre 1768 :
« Ma mère se prépare pour l'inoculation. Cela nous occupe
jusqu'à présent sans inquiétude. Mais si la maladie est un peu
sérieuse, je serai d'autant plus mal à mon aise que je crois
avoir contribué à la résoudre. De vrai danger, il n'y en a point;
cependant, pour plus de tranquillité, je parlerai encore au long
et au large à l'inoculateur, qui est un Anglais fort habile homme,
prudent et de bon sens. »
I46 MADAME DE CHARH1EBE ET SES AMIS
A cette occasion, elle adresse à son frère Ditie une lettre
charmante, où nous lisons entr'autres :
«7 novembre 1768, à Zuylen... C'est M. Williams, médecin
par étude plus que par métier, qui l'a inoculée... Il est habi-
tant de la maison depuis deux jours, et ne nous quittera point
tant que durera la maladie. L'inoculation a pris aux deux bras :
nous avons lieu de nous attendre au succès le plus heureux,,
et je suis tranquille et contente.
...Il me semble que ma mère à un peu d'humeur quelquefois,
et que de préférence cela tombe sur moi ; ce n'est pas de cela que
je me plains, mais je me désespère contre moi-même de ne
pouvoir acquérir, malgré les meilleures intentions qui entrèrent
jamais en aucun cœur du monde, de ne pouvoir acquérir,
dis-je, cette douceur, ce sens froid qui préviennent et écartent
tous les sujets d'humeur. Ma situation à cet égard n'est pas
trop facile, car souvent il semblerait qu'on ne peut se passer
de mon avis, et quand je le dis avec cette misérable vivacité
qui m'est naturelle, je déplais et je fâche. Tout cela ne serait
rien, si je me pouvais corriger !
...Pourquoi ne m'avez-vous plus donné de vos nouvelles ?
Nous ne devrions jamais perdre de vue ni vous ni moi que le
cœur de l'un appartient de droit et essentiellement et pour
toujours à l'autre, sans qu'aucune traverse passagère puisse
changer le fond de cette éternelle vérité. Je souffre tant de petits
chagrins de la part des gens que j'aime, qu'en vérité j'ai grand
besoin qu'on ramène et radoucisse quelquefois mon cœur,
qui à la fin s'effarouche et met en doute toutes les amitiés,
et prendrait volontiers le parti d'une insensibilité parfaite...
Excepté deux ou trois degrés de trop d'indolence chez l'un,.
et d'impatience chez l'autre (avouez le trop comme moi), je
ne vois aucune disparité dans nos caractères, je vois beaucoup
d'amitié dans nos cœurs... Si vous vous trouvez bien des eaux
d'Aix et que vous puissiez revenir et passer l'hiver à Utrecht,
ce serait une excellente chose. Nous y aurons Mme d'Athlone,
et de temps en temps Charrière, je pense... Si, après les eaux,
votre poitrine demande un pays chaud, croyez-moi, n'exami-
nez cette question qu'avec des amis sages, et qui aient de l'ex-
périence là-dessus, et point du tout avec mon père, dont plus
que jamais la sagesse et les excellentes intentions sont embar-
rassées dans d'étranges théories sur la santé, et qui tire de
ces théories d'éternelles maximes, qui reviennent sans cesse
avec une douceur la plus opiniâtre du monde. Depuis plus de
deux mois que je me baigne, mon père n'a pas laissé passer
une seule occasion de soutenir que cela était inutile et que la
promenade faisait le même effet, sans que tout ce que moi et
les autres avons pu dire et le bien étonnant que m'ont fait ces
A LONDRES ET A ZUYLEN 1 47
bains, ait changé la moindre chose à son raisonnement, ou
plutôt à son assertion, qui ne semble presque pas positive,
tant elle est doucement et modestement exprimée, mais auprès
de laquelle la mule du Pape n'a aucune fermeté. »
Le 27 novembre, elle écrit que sa mère, qu'on a inoculée
deux fois, a la petite vérole légèrement, « cinquante à soixante
gros boutons », qui vont sécher. Puis, une quinzaine plus tard,
cette lettre désolée à d'Hermenches :
« Vous demandez ce que je fais. Hélas ! je pleure ma mère,
je gouverne tristement une maison, je cherche à adoucir le sort
de mon père, qui est affreux. Mon frère le marin tousse, on
craint pour lui ; je l'importune du matin au soir pour lui faire
tenir la conduite qui peut le sauver. Voilà ce que je fais, mon
cher d'Hermenches; j'envie le sort de tout le monde.»
Puis elle raconte la mort de sa mère, qui paraissait rétablie,
lorsqu'un mal de gorge l'a prise, avec une fièvre violente, de
l'oppression, — et le lendemain à midi, «elle passa d'un sommeil
paisible à la mort. »
« Il serait impossible de vous dépeindre l'horreur et la déso-
lation où nous nous trouvâmes plongés. Chaque circonstance
nous était un poignard. Mon père a perdu tout son plaisir,
son unique amie, sa compagne et sa consolation. Nous perdons
tous, elle nous manque du matin au soir. On nous plaint, mais
on fait dans le monde mille contes qui nous accusent. Heureu-
sement, je ne les entends pas en détail, je puis me cacher; je ne
vois que des gens qui nous aiment. On vient nous tenir compa-
gnie les soirs. Mme d'Athlone vient à toute heure, et alors mon
cœur se rouvre. Je ne puis ni lire ni écrire ; ce peu de lignes
m'a coûté une peine infinie; je travaille quand je suis seule, ou
je vais pleurer avec la vieille femme de chambre de ma mère... »
Nous avions besoin de cette lettre, après tant de folles fan-
taisies, de cette expansion si vraie d'une douleur si naturelle.
) Isabelle aimait tendrement sa mère, qui la comprenait mieux
que le reste de la famille ; cette perte était la plus douloureuse
qu'elle eût encore faite ; elle fut longtemps à se ressaisir. Le
19 janvier suivant, elle écrit :
«Je suis paresseuse, découragée, abattue, mélancolique,
incapable de tout. Je n'aime ni la maison, ni ma chambre,
ni mes livres. Je cours dehors, je les fuis, et quand c'est auprès
de Mme d'Athlone que j'arrive, je suis contente, mon chagrin
est au moins adouci ; je l'amuse, elle me caresse ; je passe la
I40 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
matinée au chevet de son lit, les soirs j'y retourne, je ne la
quitte jamais qu'elle n'arrange le moment de me revoir ; sans
elle, je mourrais d'ennui et de tristesse ; je l'aime par-dessus
tout. »
Elle déplore de voir son père si distrait sur son propre bien-
être, auquel il oublie de songer :
« Faites-lui connaître imperceptiblement, dites-vous, le plai-
sir de ne se plus gêner et de ne se rien refuser. » — Oui, cela
serait très bien s'il n'aimait pas à se gêner, s'il voulait ne se rien
refuser... Il ne veut point de feu dans sa chambre; il aime mieux
aller à pied qu'en carrosse et s'asseoir sur une chaise dure que
dans un fauteuil ; tout est comme cela ! Vous voyez que les
complaisances et les prévenances n'ont pas beau jeu. Après
l'amour de ses devoirs et de l'ordre, je ne lui connais d'autre
passion que celle de bâtir ; j'espère que l'occasion de la satis-
faire se présentera : les Etats méditent un bâtiment dont il
aurait la principale direction... Si nous avions de la bonne com-
pagnie à Utrecht, il la goûterait et il s'y attacherait, mais notre
ville n'offre aucune ressource intéressante... « Soyez en deuil,
dites-vous, mais ne soyez pas désespérée. » Je ne sais si vous
ne ririez pas en voyant mon deuil : je n'ai cessé d'y ajouter
et de le rendre toujours plus noir et plus lugubre, jusqu'à ce
que tout ce que j'ai fût noir nuit et jour. C'est une sorte de
superstition, qui m'en a fait comprendre d'autres. »
Un séjour à La Haye, chez sa sœur, ne la distrait guère de
ses sombres pensées. Le Ier avril, elle dit :
« Je retourne tristement au triste Utrecht. J'ai l'imagination
noire, avec des moments de folie qui égaient les autres beau-
coup plus que moi-même. Je laisserais bien volontiers à ceux
qui me regrettent l'esprit qui les amuse, s'ils me voulaient
donner en échange un peu de sérénité dans l'âme... Je me
flatte que tout cela s'éclaircira un peu quelque jour. »
Par ces derniers mots, elle prépare d'Hermenches à des
confidences nouvelles. Durant son séjour de La Haye, elle a
fait plusieurs fois une rencontre qu'elle a notée :
« Lundi, écrit-elle à d'Hermenches, je fis prier M. votre fils
de venir passer la soirée chez moi ; j'avais lady Athlone,
M'le Fagel et M. de Charrière... J'ai été ces quinze jours presque
enfermée avec ma sœur, qui est en couches ; pour me voir,
il fallait épier les moments, et se mettre de mes promenades
avec M"1L d' Athlone, Charrière et Rendorp... Je n'ai vu que
mes amis, gens aussi sauvages que moi. »
CHAPITRE V
Monsieur de Charrière
« Je l'aimai de tout mon
(Belle de Zuylen à d'Hermen-
ches.)
Tristesse domestique. — Belle correspond avec M. de Charrière ; elle se
prend à l'aimer. — M. de Wittgenstein et lord Wemyss. — M. de
Saïgas. — Le père de Belle se résigne. — M. de Charrière amoureux;
ses lettres. — Le mariage. — Ce qu'on en pensait à l'trecht.
L'heure était venue pour Belle de prendre un parti, nous
allions presque dire de faire une fin. Assez de prétendants
avaient défilé devant elle, assez d'années mélancoliques s'étaient
écoulées dans le « triste Utrecht ». Elle touchait presque à
la trentaine, et bientôt il ne serait plus temps de songer au
mariage. Or elle devait y songer plus que jamais dans la soli-
tude de la vieille maison, d'où venait de disparaître sa mère :
« La maison et mon père, écrit-elle à Ditie, ont grand besoin
d'un peu de compagnie aimable. Vincent est bien ; il va et
vient et fait son devoir avec activité... Pour Guillaume, il
est toujours à la chasse, à moins qu'il ne soit malade pour
avoir trop chassé ; alors il reste dans sa chambre et dans la
mienne, et puis il va porter sa convalescence dans les champs
i5o
MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
avec Jean Shœk, etc.. Depuis hier matin il est chez Bottesteyn.
Dat kan my geen zier meer schelen 1 (2 novembre 1769).
Vous ne pouvez vous figurer notre ménage aussi triste qu'il
l'est. Je suis mieux pourtant avec mon père que nous n'avons
été il y a quelques semaines. Nulle société entre mes frères et
moi que celle que la nécessité nous impose. Vincent est civil,
froid et systématique ; Guillaume, inégal, souvent dur et impoli.
J'ai brûlé cruellement mon pauvre Zéphyr, par malheur, avec
de l'eau bouillante ; vous jugez si j'ai été désolée : j'ai pleuré
sur mon chien, je lui ai demandé pardon, je l'ai veillé plusieurs
nuits ; il était permis à mes frères de rire de moi, mais ils ont
brusqué Zéphyr et m'ont fait durement un crime de ma ten-
dresse. On dirait qu'ils la voudraient pour eux, et cependant
ils en seraient bien embarrassés, car ils n'aiment que leur liberté
et la chasse. (27 novembre 1769.) »
C'est à ce moment qu'un nouveau parti se présenta pour
elle. Parmi les personnes qu'elle aimait à voir à La Haye, elle
vient de nommer en passant M. de Charrière. Elle le retrouva
six mois après dans un séjour qu'elle fit à Spa avec sa cousine.
Elle écrit à d'Hermenches le 18 septembre 1769 :
«Nous nous y sommes bien amusées. Je logeais chez
M,1K' Thélusson, de Paris, l'amie de mon frère (Ditie). J'étais libre
et contente. Nous étions toujours ensemble et avec notre ami
M. de Charrière, quand nous ne voulions être avec tout le monde.
Je n'ai fait connaissance qu'avec deux Français, M. de Serent
et le vicomte de Chabot, aimables tous deux dans des genres
différents 2. M. de Serent, voyant qu'on m'en avait dit des
merveilles, se laissait souhaiter et rechercher ; j'y allais renon-
cer quand, à la fin, il s'est laissé un peu trouver.
... Vous voudriez que je quittasse mes foyers : ah ! je le
voudrais bien aussi. Mais le moyen de quitter mon père ! Il
faudrait me marier ; et le moyen de me marier ! Je voudrais
bien vous voir... Nous causons mal à présent : je ne vous dis
pas tout ce que je pense, ni des demi-plans, avec leurs avanta-
ges et leurs inconvénients. Cela est si inutile de loin, on voit
les choses d'une manière si différente ! J'avais mes raisons pour
vous demander quelques détails sur les gens que vous aviez
autour de vous. Mais ce n'est pas la peine de les détailler et
1 « Cela ne peut plus rien me faire. »
2 Nous retrouverons M. de Serent, plus tard précepteur des fils du comte
d'Artois. M. de Charrière, qui paraît avoir été lié d'ancienne date avec lui,
l'avait sans doute présenté à Belle de Zuylen. Quant au «vicomte de Cha-
bot», ce nom désignait, dès i~Si, le vicomte de Rohan.
MONSIEUR DE CHARRIERE I 5 I
de questionner, parce que tout cela est très vague, très incer-
tain, très peu intéressant. »
Ces réticences cachent quelque grave perplexité ; nous allons
voir ce que signifie l'allusion à l'entourage de d'Hermenches.
« 13 mars 1770. Je ne puis rien vous dire de moi, sinon que
•depuis un mois j'ai repris mes pastels, oubliés pendant douze
ans, et j'ai fait quatre portraits ressemblants et dessinés ;
pour le coloris, il est encore bien éloigné de la nature. Six semai-
nes de leçons d'un peintre habile me rendraient un peintre
passable. Cela m'amuse et m'occupe. Du reste, je suis comme
toujours gaie et triste, tour à tour, sans raison, assez bizarre,
mais bonne personne pourtant, un peu plus ignorante que de
coutume, trop paresseuse pour les sciences abstraites, trop
raisonnable pour achever de me tourner la cervelle par de la
métaphysique, et très dégoûtée de tout ce qu'on appelle livres
de goût. Je suis assez bien avec mon père, et j'ai un angola '
et une levrette, qui, après Mme d'Athlone, sont mes amours
les plus chères et mes plus grandes délices. »
Cela dit, elle s'informe d'un comte de Wittgenstein, qui doit
commander un • régiment en Corse :
« C'est de lui que je voulais que vous me parlassiez de vous-
même, sans savoir que j'y prenais intérêt ; je n'y prenais qu'un
intérêt bien faible ; je n'en prends plus du tout à présent. Il
projetait de m'épouser : je n'entends plus parler de lui ; sans
doute il a quelque autre projet. C'est égal, je pourrais bien
me marier un de ces jours pour mettre fin aux incertitudes,
aux projets, aux contradictions. Mon étoile est étrange ! Si
vous étiez assis au coin de mon feu, je vous raconterais bien
■des choses... »
Elle écrit plus librement à son frère Ditie :
« 25 janvier 1770. On m'a fait une nouvelle proposition de
mariage, je l'ai communiquée à mon père, et j'ai pris cette
occasion pour lui parler de M. de Charrière avec toutes les
instances et la vivacité que j'ai cru pouvoir me permettre ;
je n'ai rien obtenu. Mon père cependant n'est point dur ni mépri-
sant sur le chapitre de Charrière. Si je ne puis obtenir l'homme
1 On disait souvent alors un angola, pour un angora, — par erreur;
car, comme le remarque Littré, les chats que ce nom désigne (sans parler
des chèvres angora) nous sont venus d'Angora, ville de l'Asie mineure, et
non d'Angola, région de la côte occidentale de l'Afrique.
1 52 MADAME DE CHARRIÈRE ET SES AMIS
que j'aime, j'épouserai le dernier proposé, à moins que je me
sente pour lui une répugnance invincible.
31 janvier... Mon père s'est fâché contre moi tout à l'heure ;
il avait raison et tort, mais il m'a dit des choses qui m'ont
attendrie, affligée, qui m'ont fermé la bouche, et qui m'ont mis
dans une situation à me faire compter tout mon bonheur à
venir pour rien et ma vie pour un fardeau. Si nous avions des
carmélites, je m'y mettrais.
Février -mars 1770... Je suis tranquille et résignée, quoique
je ne sois pas consolée ; je pleure doucement, je ne me plains
de rien, et je fais des portraits en pastels ; celui de Vitel [le vieux
majordome de M. de Tuyll] et du petit Amerongen ressemblent
très bien ; l'ébauche que j'ai faite ces jours passés de M. de Reede
est frappante l. J'ai fait depuis le portrait de Mme d'Athlone,
que personne encore n'a méconnu... Si La Tour l'avait entre
les mains une seule matinée, ce portrait ne le céderait peut-être
qu'à bien peu... Ne parlez à mon père de rien de ce qui me
regarde ; il en faut laisser le soin à la Providence, à lui et à moi.
16 mars. Je n'ai reçu aucune nouvelle de M. de Charrière
depuis cinq semaines ; l'homme dont je vous ai parlé viendra
au mois de mai. Vous ai-je dit son nom et son état ? Mylord
Wemyss, autrefois rebelle, un des chefs des rebelles d'Ecosse,
on attainted lord, établi moitié en Suisse, moitié à Paris... Il
est l'oncle de ce M. Charteris, que vous avez vu chez M. Brown 2.
19 avril. Ce n'était pas pour jamais que M. de Charrière se
défendait de m'écrire : j'ai reçu trois de ses lettres en douze
jours ; j'avais été près de deux mois sans en recevoir ; un gros
rhume, un mélange d'incertitude, de délicatesse, de chagrin,
avaient causé ce long silence... Tout ce que vous dites de mes
1 M. de Reede est mylord Athlone, qui avait épousé cette cousine de
Belle que celle-ci aimait si tendrement. Le portrait dont il est ici question
existe encore au château d'Amerongen ; il porte cette mention: «Com-
mencé en 1771 [c'est, en réalité, 1770] par M"" de Charrière; achevé par
Liotard en 1773 ». Dans cette espèce de collaboration, on discerne moins la
part du grand artiste genevois que celle de Belle de Zuylen... Le portrait de
Mm° d'Athlone, qu'on trouvera plus loin et qui est de Liotard seul, est
beaucoup plus intéressant.
2 Le comte de Wemyss, pair d'Ecosse, baron d'Elcho, colonel des gardes
du Prétendant, était un ami et un compagnon d'armes de mylord Maréchal.
11 vivait à la Prise de Cottendart, au-dessus de Colombier (Neuchàtel).
C'est à lui que Du Peyrou a adressé sa fameuse Lettre de Goa, où il prend
avec tant de vivacité la défense de J.-J. Rousseau contre le pasteur de
Môtiers (1765). Si Belle de Zuylen avait épouse lord Wemyss, sa destinée
l'eût conduite dans la contrée même où la fixa son mariage avec M. de
Charrière.
MONSIEUR DE CHARR1ERE
i53
amants m'a bien divertie. Il n'y a de bon à cela que les plaisan-
teries qu'on en peut faire. »
Dans la lettre à d'Hermenches du 13 avril, elle ne cache
plus rien... que le nom de celui qu'elle aime :
« Puisque vous me parlez d'un si bon ton, si vrai, si ami, je
m'en vais vous détailler mon histoire sans crainte et sans réserve.
Il y a dix-huit mois ou davantage, que mon père et ma mère
me parlèrent de M. de Wittgenstein et me montrèrent une de
ses lettres, écrite à je ne
sais qui. Sa lettre était
honnête et simple ; il y
parlait de ma dot et de-
mandait que mon père la
rendît plus considérable
qu'il ne se l'était d'abord
proposé, ce qui a été ac-
cordé, si je ne me trompe.
On me dit du bien de sa
personne et de son carac-
tère ; mais souvent le mé-
rite, aussi bien que le
démérite, de bouche en
bouche va croissant, de
sorte que je ne pris à
cela qu'un intérêt assez
tiède. J'ai eu tant d'a-
mants allemands en pers-
pective !
Dans ce même temps,
mon imagination ' s'at-
tachait à un homme que
j'avais vu de loin en loin,
pour qui j'avais toujours
eu de l'amitié et de la
sensibilité, et qui en avait pour moi. Une figure noble et
intéressante, quoique un peu maladroite; un esprit juste,
droit et très éclairé ; un cœur sensible, généreux et stric-
tement honnête ; un caractère ferme avec une humeur égale
et facile, et une simplicité comme celle de La Fontaine,
voilà mon amant à mes yeux et aux yeux de tous ceux qui le
connaissent. Il y a quelquefois des maladresses dans son esprit
comme dans ses manières, qu'on lui reproche, et dont on badine
tant qu'on veut, car personne jamais n'eut moins de vanité.
MONSIEIR DE OHARRIERE
D'après une miniature d'Arlaud 117811 appartenant
à M™' Picot-Rigaud. à Genève).
Ecrit au dus : Un des plus sincères amis de Made-
moiselle Moula. Peint, le 2 mars /781/.
C'est nous qui soulignons ce mot significatif.
1 54 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
Nous nous écrivions ; la correspondance s'anima. Seule, oisive,
à la campagne, pas un homme qui intéresse dans tout un pays...
la correspondance s'anima. Mon père et ma mère avaient bonne
opinion de M. de Wittgenstein et en parlaient quelquefois.
Des affaires l'arrêtaient à Paris, disait-on, et il devait venir
dès qu'il serait libre... Je perdis ma mère, je ne pensai plus au
mariage, je me fis un crime de l'amour, et je cessai d'écrire. »
Cependant Wittgenstein ne se pressait pas de venir, et Belle
se dégoûta de ce vague projet :
« L'homme des lettres s'approcha. Tantôt à Utrecht, tantôt
à La Haye, nous passâmes beaucoup de journées ensemble ;
la retraite dans laquelle je vivais, la confiance et la liberté
dont j'avais pris l'habitude avec lui, vous imaginez bien où
cela nous mena. N'imaginez pas trop, pas tout, cependant ;
vous vous tromperiez, je vous le jure. Je finis par où d'autres
commencent, je l'aimai de tout mon cœur. Ma meilleure amie
me conseilla de l'épouser. Il soutint que c'était le plus mauvais
•conseil du monde : « Je n'ai, disait-il, ni rang, ni fortune ; je
ne suis qu'un pauvre gentilhomme ; je n'ai point assez de mérite
pour vous tenir lieu de tout ce que vous sacrifieriez. Votre atta-
chement n'est pas de nature à pouvoir se soutenir ; vous désirez
du plaisir, et vous ne savez pas en prendre ; vous prenez pour
de l'amour un délire passager de votre imagination. Quelques
mois de mariage vous détromperaient, vous seriez malheureuse,
vous dissimuleriez, et je serais encore plus malheureux que vous.»
Je n'entendais plus parler de M. de Wittgenstein... Quelque-
fois, dans les chagrins de toute espèce que j'éprouvais, je voulais
vous en écrire et vous prier de lui parler de moi de façon à le
faire venir ici d'abord après la campagne... Et moi, qui voulais
l'épouser pour sortir d'ici, non m'amuser à apprécier spécu-
lativement son mérite, je ne vous en parlai point du tout ;
seulement je vous priai de me parler des gens avec qui vous
étiez, croyant qu'un mérite distingué ne serait point passé sous
silence.
...L'été se passa et l'homme que j'aimais s'éloigna. Tant
que je l'avais eu près de moi et que j'avais espéré d'oser et de
pouvoir accorder demain ce que je refusais aujourd'hui, contente,
ou du moins distraite et occupée, je n'avais pas prévu ce que
je souffrirais de son absence. Je la trouvai affreuse. D'un autre
côté, mes frères me chagrinaient. Le comte de Wittgenstein ne
venant point, je crus que ses émissaires lui avaient dit que
j'aimais un autre homme, et je demandai enfin à celui-ci s'il
refuserait sérieusement et absolument de me prendre pour femme.
Il me détailla ses anciennes objections avec une force qui me
le fit souvent accuser d'indifférence ; il me dit que mon père
MONSIEUR DE CHARR1ERE 1 55
ne consentirait jamais, et que je l'aimais trop sans doute pour
le faire entrer dans une famille où il serait méprisé... J'en par-
lai donc à mon père, qui me répondit comme il l'avait prévu
et me reparla du comte de Wittgenstein... Quelques semaines
après cette conversation, on me proposa un autre mari, lord
Wemyss, rebelle, condamné, ami de mylord Maréchal... J'écou-
tai la proposition et je courus tout de suite la dire à mon père.
Il est plus riche, lui dis-je, que M. de Wittgenstein ; il n'est
pas jeune: c'est un bien quand on n'est pas aimé; accordez-moi
la permission d'épouser un homme que je connais, que j'aime,
que vous-même vous estimez, que personne ne surpasse pour
l'honneur, le mérite et les vertus, dont la naissance ne vous
fera pas rougir et dont j'aurai le plaisir d'améliorer la fortune ;
ou bien j'accepte et j'épouse lord Wemyss ; qu'il me plaise ou
non, n'importe ; je suis lasse de vivre dans un climat où mes
nerfs souffrent, où je suis sans cesse malade et mélancolique ;
je suis lasse de projets et d'incertitudes. Vous êtes le maître :
choisissez de ces deux hommes, décidez quel des deux sera mon
mari.
Mon père ne fut pas ému de ce discours pathétique : il me
reparla tranquillement de M. de Wittgenstein ; mais je lui
dis qu'il était clair qu'il ne se souciait plus de ce mariage, que
je ne voulais pas être refusée, que supposé que je fusse encore
la maîtresse de le faire venir pour en juger par mes yeux comme
mylord Wemyss, cette revue serait trop ridicule. Il exigea que
je ne m'engageasse point à lord Wemyss avant de l'avoir vu. »
Alors, on invita lord Wemyss à venir ; il devait arriver au
mois de mai. Le préféré d'Isabelle en fut très alarmé pour elle ' ;
connaissant lord Wemyss, il représenta à son amie qu'elle ne
pourrait l'aimer, qu'il ne lui laisserait pas la liberté rêvée ;
il est, dit-il, débauché, emporté, despotique... Elle lui fit cette
réponse déconcertante :
« Une personne comme je suis à présent mérite tout au plus
un lord Wemyss ; ce serait un trop mauvais présent à faire à
un autre. »
L'humble ami s'attacha à combattre cette résolution déses-
pérée, représentant à Belle « qu'il n'y aurait plus de bonheur
1 «Il me semble, écrit-elle à son frère Ditie, que Mmt d'Athlone, M. de
Charrière et M. de Saïgas (voir note ci-après) frémissent à la pensée du
mylord. » — Le mariage écossais faisait fré mir tout le monde : « Quant à
l'Ecosse, lui écrit d'Hermenches, je frémis seulement à cette pensée. C'est
un pays perdu et de mœurs féroces, où je ne voudrais jamais laisser aller
le plus misérable des êtres auquel je m'intéresserais. »
1 56 MADAME DE CHARBIERE ET SES AMIS
pour lui si elle se rendait irrévocablement malheureuse, » et
la suppliant d'étudier au moins Wemyss avant de l'épouser :
« Peut-être le public et moi lui faisons tort : mais voyez,
connaissez-le vous-même. »
Sur ces entrefaites arrive une lettre d'Hermenches pleine
d'éloges sur Wittgenstein :
«Sans doute, je le connais; je l'ai reçu chevalier du Mérite
en Corse, et c'était une distinction pour lui et pour moi... Il
est de maison souveraine, très bon, très brave, très honnête
garçon. Il a de la fortune ou du moins des rentes, et je le crois
rangé. De tous les maris possibles, c'est celui que je vous sou-
haiterais le plus, dès que l'on ne peut plus penser à Bellegarde.
Vous auriez tout de même un rang, vous joueriez un rôle...
Puisque je suis assez infortuné pour ne pouvoir pas vous épouser,
je veux au moins vous voir unie à quelqu'un qui vous convienne...
Que mon fils n'a-t-il quatre ans de plus et une compagnie aux
gardes ! Je vous l'offrirais pour votre mari... Vous seriez au
moins ma belle-fille, et nous passerions notre vie ensemble
comme des patriarches. C'est toujours la conclusion de mes
vœux et de mes prières de pouvoir me rapprocher un jour de
vous, incomparable amie. Ayez-moi comme admirateur, comme
adorateur (car je le suis), vous n'y courez aucun risque. Mon
propos est quelquefois lourd, et je ne laisse pas que d'avoir
déjà des cheveux gris... »
Sans s'arrêter à ces regrets un peu saugrenus, Belle ne répond
que sur l'article Wittgenstein :
« Il me semble que c'est trop tard et qu'il faut suivre ma
destinée. Si je pouvais encore épouser l'homme que j'aime,
ne serait-ce pas la meilleure fortune de toutes ? »
Elle se reproche sa « faiblesse ridicule » à l'endroit de Witt-
genstein : elle risque de compromettre les dispositions favorables
qui pourraient naître dans le cœur de son père pour son « véri-
table amant, celui que son cœur préfère, et qu'une délicatesse
d'honneur lui ordonne aussi de préférer. » Cependant, elle fait
ce raisonnement bizarre :
« Je ne me trouve qu'un parti très médiocre pour un homme
que j'aime beaucoup et qui n'a point de fortune, parce qu'il
méritait quelque chose de bien meilleur que moi. Mylord Wemyss
ne mérite pas mieux peut-être. Mais M. de Wittgenstein, qui
a un nom et des espérances considérables, qui est bon, aimable
et brave, je le plaindrais, ce me semble, de m'avoir. »
MONSIEUR DE CHARRIKRK
i57
Quant à Wemyss, si son père l'agrée, « je l'épouse tout de
suite, dit-elle, à peu près dans la même disposition avec laquelle
on se fait religieuse ; je ferai vœu de sagesse et d'indifférence ;
mais je ferai vœu aussi d'être laborieuse et utile, si je puis...
Si j'ai des enfants (je n'en aurai pas un grand nombre, je pense),
je les élèverai avec soin, je travaillerai, je ferai travailler de
pauvres jeunes filles avec moi, je ferai lire haut, j'aurai de la
musique, non des opéras, mais les chœurs d'Esther et d'Athalie ;
je demanderai à Dieu une dévotion raisonnable, douce, indul-
gente, charitable, qui
me tienne lieu d'amant
et de plaisir... Je vous
demande si vous ne
trouvez pas qu'il faille
laisser M. de Wittgen-
stein à sa destinée,
sans l'entortiller dans
la mienne. »
Elle était vraiment
sans illusion sur le lord
écossais, dont elle écrit
à son frère (23 avril
1770) :
« Vous me demandez
quel homme est lord
Wemyss. En attendant
que je l'aie vu, je puis
vous dire que sa répu-
tation n'est pas faVO- de Neuchâtel
rable quant à ses goûts
et ses plaisirs et son caractère ; mais n'importe, il ne me battra
pas sans doute. Je ne sais pas encore l'histoire de ses exploits
ni de ses dangers, mais dans la fureur de son zèle de rébellion,
il opina pour qu'on coupât un doigt à tous les soldats anglais
prisonniers et qu'on les renvoyât ainsi mutilés dans leur
pays. On dit qu'après une bataille, on trouva dans les poches
des Ecossais tués une défense de lui et d'un autre chef de faire
quartier à aucun Anglais: il n'avait pas vingt et un ans alors,
et on est furieux jusqu'à la démence dans une guerre civile ;
ainsi, ces traits ne sont pas décisifs pour son cœur... »
LORD WEMYSS
D'après un portrait conservé au Musée historique
M1
- d'Athlone la dissuadait avec larmes d'épouser cet homme
1 58 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
farouche. Alors elle se retourne vers « l'amant qu'elle aime »
et qu'elle n'ose encore nommer à d'Hermenches, de peur de
ses railleries. Elle s'efforce de les prévenir :
« 8 mai 1770. Je le connais depuis longtemps et très bien,
je suis parfaitement au fait de sa situation ; vous ne le connaissez
que de vue, et si d'après quelque préjugé ou des ouï-dire vous
ne m'en parliez pas selon mon estime pour lui, je sens que je
ne vous le pardonnerais pas aisément. Voilà pourquoi je m'obstine
à ne le point nommer. »
Il est sûr que M. de Charrière ne devait point passer pour
un cavalier très brillant. Aussi, que de précautions oratoires
pour préparer le beau d'Hermenches à apprendre ce nom :
« Si vous l'avez vu, ce n'a été qu'en passant, et en ce cas, ou
vous ne l'avez pas remarqué, ou il a dû vous déplaire ; vous
ne pourriez vous plaire l'un et l'autre qu'à la longue : je le sais,
j'en suis sûre, et pourquoi m'exposer à vous voir vous récrier
sur mon choix ? J'estime trop votre goût pour que cela ne me
fût pas désagréable... Mylord Wemyss doit être parti aujour-
d'hui de Paris pour venir à Utrecht. Ce que vous me dites de
lui est exactement conforme à ce que m'en a dit l'homme que
je ne nomme point. »
Elle ajoute quelques détails peu édifiants sur une sœur de
Wemyss et constate qu'à tout prendre, Wittgenstein, si chau-
dement recommandé par d'Hermenches, vaudrait mieux :
« Ses enfants seraient fiers et pauvres comme des comtes
allemands ; je n'ai pas seize quartiers, ni même huit, de sorte
que ses filles ne pourraient entrer dans les chapitres ; ses fils
n'auraient apparemment d'autre ressource que les services
étrangers, ce qui est une manière d'établissement estimée et
fort noble, mais qui me paraît fort désagréable en ce qu'on
n'a point de patrie et qu'on répand son sang pour l'ambition
d'un souverain que l'on ne saurait respecter avec cet enthou-
siasme aveugle qu'ont pour lui ses sujets. »
Après quelques plaisanteries sur les enfants probables de
lord Wemyss, elle s'interrompt :
«Je ris, mais le fond de mon âme est lugubre... Pour me
donner à moi une chance d'être plus heureuse, j'en fais courir
une à l'homme que j'épouserais d'être très malheureux ! Lord
Wemyss est précisément celui qui m'inspire le moins de scru-
pule, parce qu'il est celui qui a le moins de mérite, le moins de
sensibilité apparemment, et le moins de droit à un bon mariage.
MONSIEUR DE CHARRIÈRE I 5o,
Si tous ces moins me déterminent, ce sera assurément le plus
étrange motif de détermination que l'on ait jamais eu. Quant
à l'homme que j'aime, il me connaît si bien, je l'ai tant de fois
averti depuis qu'il est question de l'épouser, je lui ai tant de fois
exagéré mes travers, ma mélancolie et les risques qu'il pouvait
courir, lui conseillant, pour ainsi dire, de renoncer à moi, que
puisqu'il persiste, c'est son affaire. S'il était riche, je n'oserais
pourtant l'épouser ; mais il est pauvre, il m'aime et je l'aime.»
Seulement, elle veut l'approbation de son père :
« Si je réussissais, et que je visse ensuite mon père chagrin,
mécontent, affligé, malade peut-être, — et, vu son âge, mes
craintes peuvent aller plus loin encore, — je me haïrais moi-
même, je détesterais le bonheur que j'aurais obtenu aux dépens
du sien... Vous ne sauriez croire combien je suis lasse de cette
maison ! Mon père croit que j'y suis fort bien, parce que je sors
et rentre quand je veux, que je m'occupe comme il me plaît
et que j'ai des chevaux et des domestiques à ma disposition.
Mais croyez que sans Mme d'Athlone, je serais morte il y a long-
temps d'ennuis et de déplaisirs, et que j'aimerais mieux être
blanchisseuse de mon amant et vivre dans un taudis, que toute
l'aride liberté et le bon air de nos grandes maisons. Mon père
n'a garde de deviner cela, et quand je le dis, il croit que j'exa-
gère, que je me livre à un moment d'humeur, que je déclame,
qu'il faut me laisser dire, qu'une heure après je serai aussi gaie,
aussi parlante que jamais. Il n'a pas tort : je parle, je ris, je joue
aux échecs, je peins, je ne boude jamais, et il est plus commode
de me croire consolée et contente, que d'approfondir et de con-
sulter mon âme et mes pensées. »
Ces mélancoliques réflexions sont datées d'Utrecht : il semble
qu'elle fût plus sombre à la ville qu'à Zuylen, où mille objets
la venaient distraire. Elle s'y retrouve peu de temps après.
« Zuylen, ce 14 juillet 1770. Je trouve fort bon que vous ayez
deviné l'homme que j'aime, et j'ai souri avec satisfaction en
lisant tout cet article. J'ai souri surtout à cette phrase : «Ce
sont précisément de ces goûts des têtes comme la vôtre. » Quelque
sens que vous ayez voulu y attacher, je la prends pour un éloge
flatteur. Quant aux amis que je pourrai perdre par cette union,
je vous assure que je ne les regretterai pas. Au reste, M. de
Charrière en parle à peu près comme vous lorsqu'il en parle...
Si je l'épousais, ce ne serait ni par l'ennui de mon état présent,
ni pour finir les persécutions; je n'attendrais pas deux ans,
ni deux mois, ni deux jours, s'il était en mon pouvoir d'être à
lui tout de suite... Le besoin d'aimer enthousiasmait et échauffait
IÔO .MADAME DE CHARBIEBE ET SES AMIS
mon cœur de loin pour Bellegarde : quand je le revoyais, je
cherchais l'homme à qui j'avais écrit ; je l'aurais épousé avec
une satisfaction froide et réfléchie, sans aucune émotion de
plaisir... »
Mais d'Hermenches, qui ne pouvait goûter son choix, lui
adressait des lettres peu réconfortantes, comme le montre cette
réplique :
« 12 octobre 1770. Je n'ai pas répondu à votre dernière lettre,
parce qu'elle m'a paru aussi affligeante qu'un chapitre de Candide,
et tout aussi peu raisonnable. Pourquoi chercher à démontrer
que les choses les plus désirables et les plus désirées, quand elles
sont obtenues, ne font pas notre bonheur ? Si cela est, je veux
l'ignorer, je veux espérer. Quand cela serait, que me servirait
d'en être persuadée ? Quelle conclusion en tirerais-je ? Qu'il
faut rechercher ce dont on ne se promet rien et se déterminer
pour ce qui déplait ? »
Avec son frère Ditie, qui la comprend et l'aime mieux, elle
ouvre librement son cœur :
« M. de Charrière pense que lord Wemyss est ici, et point
du tout : il attend à Paris une promotion de croix du Mérite,
où il espère avoir part. Voilà une ambition bien puérile pour
un attainted lord, qui n'a rien fait d'essentiel pour la France.
On m'a dit qu'un petit prince allemand l'avait déjà décoré
d'une très grande étoile. Sera-ce là mon mari ? (9 juillet 1770).
...On n'entend point parler de lui. J'irai demander demain à
M. Brown ce que cela peut signifier... Mon père devrait bien
me laisser épouser l'homme que j'aime !... Je ferme souvent les
yeux, comme on fait dans un danger auquel on ne peut point
opposer de prudence... (23 août 1770). »
M. Brown. qui s'est entremis auprès du noble lord, se montre
très piqué de son manque d'égards. Nous avons une lettre
de lui au baron de Brackel, seigneur de Chamblon, ami de lord
Wemyss, où Brown se plaint vivement des procédés de ce dernier:
« Il a fait écrire que M"c de Zuylen devait lui envoyer une
spécification exacte de ses biens, qu'il en ferait autant à elle
par rapport aux siens, et s'ils trouvaient, l'un et l'autre, qu'ils
auraient assez de fortune pour vivre sur le pied qu'ils souhai-
taient, que Mlle de Zuylen n'avait qu'à nommer quelque ville
en Flandres ou dans les Pays-Bas, où elle lui donnerait rendez-
vous four V épouser. Cette proposition a été rejetée de la façon
qu'elle le méritait... Je ne puis que mépriser tout homme,
MONSIEUR DE CHARRIERE
161
de quelque rang que ce soit, qui est capable d'en faire de pareilles,
et mon temps m'est à présent trop précieux pour m'occuper
des gens que je méprise. Si on parle à cette heure, et peut-être
avec fondement, d'un mariage pour cette dame qui ne sera pas
à tous égards extrêmement convenable, ça ne peut justifier en
rien la conduite de mylord Wemyss. (15 janvier 1771). »
Le dénouement
était proche. M. de
Saïgas, grand ami
de Charrière et fort
estimé en Hollande,
n'y avait pas été
étranger. Cadet de
la maison de Nar-
bonne-Pelet, le ba-
ron de Saïgas vivait
au pays de Vaud,
où sa famille s'était
réfugiée à l'époque
des dragonnades. Il
avait été gouver-
neur du duc de
Glocester ; le roi
Georges III le te-
nait en grande es-
time et amitié. C'é-
tait (ainsi dit une
inscription qui fi-
D'après un pastel peint par M"" de Charrière (propriété
du comte G. Bentinck. à Ameroneen).
gure au dos de son
portrait « un homme de grand esprit et de grande droiture
et simplicité de caractère ». Il fut un des plus fidèles amis de
M. et Mme de Charrière, et mourut à Rolle, en 1813, dans un âge
très avancé. Nous retrouverons quelquefois à Colombier ce
parfait galant homme, dont les lettres nous fourniront plus
d'un renseignement utile '. Impatient de voir souffrir son ami,
1 M. de Saïgas laissa à Rolle, où, d'après une de ses lettres, datée de
Genève, il parait s'être fixé vers 1785, le souvenir de grandes vertus et de
hautes capacités. Roverea, qui s'était retiré à Rolle, raconte dans ses
IÔ2 MADAME DE CHARRIEBE ET SES AMIS
M. de Saïgas écrivit à Mlle de Zuylen pour « exiger » qu'elle prît
un parti. Elle tergiversait par égard pour son père, contre le
sentiment duquel il lui répugnait d'agir, « quand même je serais
assurée, disait-elle, d'être malheureuse sans M. de Charrière
jusqu'au dernier de mes jours. » M. de Welderen prit aussi fait
et cause pour Charrière dans une lettre dont elle parle ainsi à
Ditie :
« Il me disait, parmi beaucoup d'autres choses : « Prenez un
parti ; épousez M. de Charrière, si vous ne pouvez être heureuse
sans lui. » Ce mot me parut comme la remarque d'un homme
qui jette un regard impartial, neuf, non encore fatigué, sur
un tableau sur lequel le peintre à presque perdu les yeux...
Je médite, j'arrange des discours à mon père ; je m'arrête enfin
au projet de lui dire : « Quand pourrai-je épouser M. de Char-
rière ? »... Voilà où j'en étais de mes pensées quand la lettre
de M. de Saïgas arriva... Le conseil de me décider m'aurait
paru très bon en lui-même, mais comme c'était la première fois
qu'il m'eût été donné, les reproches qui l'accompagnaient me
parurent très durs et très injustes. M. de Charrière, bien loin
de me presser de résoudre, dit dans sa dernière lettre : « Ne
pourriez-vous rester encore quelques mois comme vous êtes ?
Qu'est-ce que quelques mois, un an, au prix de la vie entière ?... »
Mémoires (III, p. 271) l'entrevue qu'il eut en Septembre 1802 avec MM. de
Séverv et de Seigneux, au sujet de la situation du Pays de Vaud : «Notre
conférence, dit-il, eut lieu en présence de M. de Saïgas, que son âge, son
savoir, sa longue expérience, la solidité de ses principes jointe à l'austérité
de ses mœurs, semblaient appeler à remplir en quelque sorte parmi nous
le rôle de Nicolas de Flue.» — Dans son Précis historique de la Révolution
du Canton de Vaud (II, p. 1451, G. de Seigneux mentionne le même fait
et nous dit qu'une députation «alla consulter un philosophe, un sage,
M. de Saïgas, vieillard septuagénaire qui vivait à Rolle retiré du tourbillon
du grand monde, et qui, par ses connaissances, ses vertus et sa longue
expérience, ne pouvait donner que d'utiles conseils. Cet homme respectable
avant approuvé le projet qui lui fut soumis, le;colonel de Roverea fut invité à
se rendre à Lausanne...» De Seigneux cite, parmi les actes de bienfaisance
de M. de Saïgas, un legs de 25,ooo livres de Suisse en faveur de l'établis-
sement, à Lausanne, des écoles de charité pour l'instruction du pauvre et
de l'orphelin. — Nous sommes heureux de pouvoir reproduire le portrait
de cet homme de bien, d'après le pastel que mentionne Belle de Zuylen
dans sa lettre à Ditie du 10 Mai 1770: «M. de Saïgas, notre loyal ami, a
passé cinq jours avec nous. J'ai fait son portrait, c'est-à-dire une ébauche
fort ressemblante, malgré lui, à la sollicitation de M"' d'Athlone. » Ce por-
trait est aussi conservé au château d'Amerongen.
MONSIEUR DE CHARRIERE l63
Il sait bien que je l'aime, il sait bien ce que c'est qu'une irrésolu-
tion mêlée de modestie et de défiance de soi-même... Mais ce n'est
pas lui qui écrit cette lettre, c'est M. de Saïgas, qui pourtant
n'est ni moins humain ni moins juste... Mais n'importe, je lui
pardonne s'il me sert, et quand il ne me servirait pas, je lui par-
donnerais encore. Toute fâcheuse qu'était cette lettre, à peine
l'eus-je achevée, qu'il me vint dans l'esprit qu'elle pouvait m'être
utile. Je la lus presque entière à mon père... (16 octobre 1770). »
M. de Tuyll prit encore un temps de réflexion !
« Mon père a paru goûter enfin le projet de mariage avec
M. de Charrière, sans que ce projet, commençant à s'établir dans
son imagination comme presque assuré et assez prochain,
lui ait rien ôté de son appétit, de sa gaîté, de sa tranquillité.
(25 octobre.) »
Elle écrit donc à Charrière, non sans lui représenter « pour
une dernière fois le pour et le contre. »
« Il m'écrit comme un homme content, dit-elle, mais non
pas tout à fait comme un homme assuré de son sort... Si quelque
chose le dégoûtait ou l'effrayait quand il sera ici, il pourrait
encore se dédire, je le lui permets. Je m'amuse en l'attendant
à lui faire des chemises et des mouchoirs... Guillaume est hon-
nête, doux, poli, prévenant même, depuis que mon mariage est
décidé. Cela ne me surprend point : dans le passé il peut trouver
quelques sujets de regret ; dans l'avenir, je pars. Mon père
me paraît content... Vincent est un étranger pour moi ; nous
ne parlons de rien. Mais nous vivons bien ensemble. »
M. de Charrière s'empresse d'accourir de Suisse, et Belle
adresse à son frère Ditie cette page d'une admirable sincérité :
« Ce 3 janvier 1771. M. de Charrière vous fait bien des amitiés :
il se promène à grands pas dans ma chambre... Je suis aussi
contente que je suis capable de l'être, car, outre tous ces biens,
j'ai une lettre de vous... Ma capacité d'être contente ne va pas
loin ce soir, malheureusement : j'ai au dedans de moi une enne-
mie acharnée, une noire imagination, qui empoisonne toutes
mes joies. Dans ce moment j'en avertis M. de Charrière, je le
lui raconte, je le plains : il me veut faire espérer que cela passera.
Mais vous m'interrompez pour dire : « Vous mariez-vous ?
Cela est-il sûr ? » — Oui, il me semble qu'oui. Depuis quand ?
Depuis hier matin. Jusque là, j'ai trouvé à M. de Charrière un
air soucieux, triste et refroidi ; j'ai épié, commenté, tristement
commenté ses regards et ses paroles ;... j'ai pleuré, grondé,
hésité ; à la fin, plus contente de lui, j'ai cessé de me disputer
164 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
avec moi-même. D'ailleurs, il me semblait que mon père, mes
frères et mes amis n'hésitaient plus à l'aimer, à l'approuver,
à le désirer pour moi et pour eux, et hier matin je lui dis oui de
très bon cœur. On dit qu'il faut que les bans aient été publiés
en Suisse et que nous en ayons la nouvelle avant de nous marier ;
cela pourra durer six semaines. Cela me paraît tantôt long,
tantôt court ; d'un moment à l'autre l'impression varie. J'aime
prodigieusement M. de Charrière, et cependant je lui dis dans
ce moment une chose désagréable : je me récrie sur la solennité,
sur l'indissolubilité... je dis que c'est une bonne chose que de
se marier en ce qu'on ne peut presque pas faire autrement. »
Le lendemain, M. de Charrière ^annonçait son mariage à ses
parents vaudois ; il écrivait, le 4 janvier 1771, à madame de
Charrière-de-Mex :
« Je vais vous apprendre, Madame, une nouvelle qui vous
surprendra, c'est que j'épouse mademoiselle de Zuylen, fille
de M. le baron de Tuyll de Serooskerken, président du corps
de la noblesse de la province d'Utrecht. Si j'en avais le temps,
Madame, je vous conterais le roman de mon mariage. Tout ce
que je puis vous dire en deux mots, c'est que Mlle de Zuylen
est mon amie depuis sept ans, c'est que depuis deux ans elle
s'occupe du projet de m'épouser, que malgré mon attachement
pour elle, je lui ai représenté toutes les objections qu'on pouvait
faire contre ce projet de mariage, et qu'elle a persisté à croire
qu'elle serait heureuse vivant avec moi tranquillement en Suisse.
Ne dois-je pas, Madame, me réjouir de ce mariage ? Je trouverai
dans ma femme beaucoup de qualités aimables, un attachement
éprouvé, enfin l'objet de mon choix ; il est vrai que pour moi elle
a trop d'esprit, trop de naissance, trop de fortune, mais il faut
bien se passer quelque chose... j »
De son côté, Belle mande à d'Hermenches, le 11 janvier :
« Il ne s'en est guère fallu que nous n'ayons signé mon contrat
mardi dernier ; mais j'ai tremblé, et frémi, et reculé, et M. de
Charrière n'a osé me presser, et m'a protesté qu'il me regarderait
comme étant libre et respecterait cette liberté jusqu'à l'instant
de la cérémonie dernière. Il m'aime sans illusion, sans enthou-
siasme ; il est sincère et juste au point de m'offenser et de me
chagriner souvent ; alors je dis qu'il ne m'aime point et que
1 Nous devons la communication de cette jolie lettre à M. W. de Char-
rière-de-Sévery, à Valency, près Lausanne. Il nous a fourni un certain
nombre d'autres renseignements tirés de ses archives de famille et a secondé
nos recherches avec une patience dont nous lui exprimons ici notre vive
gratitude.
MONSIEUR DE CHARRIÈRE 1 65
je serai malheureuse; mais je l'aime, je ne puis me résoudre à
vivre sans lui, et quand je le juge sans illusion et sans enthou-
siasme et sans emportement, je trouve encore que rien ne lui
est supérieur pour le caractère, pour l'esprit, pour l'humeur. Le
moyen de renoncer à cet homme ! »
Elle annonce à d'Hermenches ses fiançailles, en même temps
que celles de son frère Guillaume avec une amie, Mlk Fagel :
« 15 janvier 1771. Elle a l'humeur et l'esprit les plus propres
à plaire longtemps à mon frère... Son cœur est excellent, et
son esprit fin, singulier, aimable '. A propos de mariage, on m'a
fiancée hier. Il s'est passé bien des choses dans mon âme pen-
dant trois semaines, j'ai pensé cent fois que je ne devais et ne
voulais me marier jamais ; M. de Charrière ne me pressait point,
et disait et dit encore que jusqu'au moment du mariage, je suis
la maîtresse. Mais tout le monde l'aime, et je l'aime plus que
1 Guillaume de Tuvll, qui ne reparaîtra plus que rarement dans la suite de
cette histoire, épousa en 1771 (trois mois après le mariage de Belle), Jeanne-
Catherine Fagel. Il fut, après la mort de son père, seigneur de Zuylen,
président de l'Ordre équestre de la Province, et exerça diverses charges publi-
ques. M. et M°" de Charrière furent parrain et marraine de son tils Charles-
Emmanuel, qui figure comme héritier dans leur testament 1 voir ch. XXVI).
La femme de Guillaume de Tuvll était une Hollandaise d'un impertur-
bable bon sens, et d'un esprit singulièrement vif et décidé. Ses lettres à
M"" de Charrière, où elle apprécie les ouvrages de celle-ci, sont pleines de
réflexions très personnelles, exprimées en un français remarquable d'aisance
et de justesse. Nous en citerons une où, à propos d'une affaire de famille,
elle revendique bravement son indépendance contre M"" de Charrière, qui
l'avait traitée un peu cavalièrement. La petite belle-sœur se «retourne»,
comme on dit, avec une verdeur qui nous plaît, et qui ne dut pas déplaire
à Colombier :
« Je voudrais savoir, écrit-elle, pourquoi il ne me serait pas permis d'avoir
mes idées et pourquoi, lorsque je me trouve d'un avis différent du vôtre,
vous me raillez et vous traitez presque de ridicule ce que je dis. J'ai pensé,
puisque nous nous entendons si peu et que les piquanteries (sic) me bles-
sent et me troublent, qu'il vaut mieux ne point s'écrire; je vous aime pour
la vie, mais je ne puis m'engager en conscience à souscrire à toutes vos
opinions et assertions. Je déteste un certain ton que vous savez prendre
mieux que moi. Je ne garde pas mon sang-froid avec vous : vous n'êtes à
aucun égard une personne indifférente pour moi, et autant votre vraie bonté
me charme, autant votre manière sèche de me relancer quelquefois me
paraît dure et désobligeante. Il m'est aussi impossible de ne pas répondre
et saisir avec empressement ce qui vient de votre cœur, que d'être toujours
contente de votre esprit, quelque justice que je lui rende et quelque supé-
riorité que je lui accorde. »
i66
MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
personne, et je n'ai point vu d'homme raisonnable, doux, facile,
vrai comme lui... Enfin, avant-hier au soir, je dis que si l'on
voulait nous faire signer le contrat le lendemain matin et nous
fiancer, j'étais d'humeur d'y consentir... Je vous verrai, j'habi-
terai un pays agréable, je vivrai avec un homme que j'aime et
qui mérite que je Tairne, je serai aussi libre qu'une honnête
femme peut l'être ; mes amis, mes correspondances, la liberté
de parler et d'écrire me resteront ; je n'aurai pas besoin
d'abaissermon ca-
^- ^ ractère à la moin;
dre dissimulation;
je ne serai pas ri-
che, mais j'aurai
abondamment le
nécessaire, et je
sentirai le plaisir
d'avoir amélioré
le sort de mon
mari. Si, avec tout
cela, je ne suis pas
heureuse, je médi-
rai que Mme d'Us-
son. lady Holder-
nuss. Mmedu Cha-
teler, ne le sont
pas.....
Sainte-Beuve a
dit. à propos de la
mort de Mme de
Charrière : « Son
mari lui survécut :
c'est ce que j'en
ai su de plus vif. »
Le mot est aussi
injuste qu'amusant : ce n'est pas sans raison que Belle de
Zuylen avait distingué M. de Charrière parmi tant d'« épou-
seurs » qu'on lui proposa.
Charles-Emmanuel de Charrière, seigneur de Penthaz, appar-
tenait à une noble et ancienne famille du Pays de Yaud '.
MADAME DE TUYLL-FAGEL
(Original conservé au château de Zuylen)
1 La plupart des biographes de Mmt de Charrière intitulent son mari Saint-
Hyacinthe de Charrière : ce nom apparaît déjà dans la Biographie Univer-
selle, de Michaud, [" édition (i8i3); l'article consacre à M™ de Charrière
MONSIE l B DE I :il ARRIERE
67
Né à Colombier (principauté de Neuchâtel), le 28 avril 1735 \
il avait 36 ans lorsqu'il épousa Belle, qui en avait 31. Son aïeul
maternel n'était autre que Beat-Louis de Murait, l'auteur bien
connu des Lettres sur les Anglais et les Français et des Lettres
fanatiques. Murait avait été banni de Berne, pour cause de
piétisme, en 1701. N'ayant pu se fixer à Genève, où l'on persé-
cutait aussi les « sectaires », il s'était établi à Colombier, à une
lieue de Neuchâtel. Il y mourut en 1749, laissant de son premier
mariage avec Marguerite de Watteville, une fille, qui avait
épousé en 1728 François de Charrière, de Cossonay et de Pen-
thaz. Quatre enfants naquirent de ce mariage : un fils, mort
en bas âge ; puis Louise, Charles-Emmanuel et Henriette, qui
passèrent tous trois leur vie à Colombier, dans la maison de
leur aïeul.
Nous ignorons quelles circonstances conduisirent le fils en
(le premier qui ait paru, croyons-nous) fut rédigé par Usteri, de Zurich,
qui avait été en relations avec elle. Où le biographe a-t-il pris ce nom de
Saint-Hyacinthe, totalement inconnu dans la famille de Charrière ? Sainte-
Beuve s'est posé avant nous cette question. L'illustre critique, toujours
attentif au détail, avait indiqué le nom de Saint-Hyacinthe dans son article
de la Revue des Deux Mondes du i5 Mars i83q. Mais, le jour même où
paraissait ce <.< portrait », et en vue de la reimpression en volume, il écrivait
à Juste Olivier: «Une question encore par l'obligeante M'"c Forel, votre
amie, à M. de Brenles sur M"" de Charrière (qui a paru aujourd'hui),
mais c'est pour la réimpression. Le nom de son mari, quel est-il au long ?
Ce nom de Saint-Hyacinthe de Charrière qu'on lui donne, est-il à son
mari? Qu'est-ce que la Saint-Hyacinthe ? Est-ce comme le Clavel de
Brenles ? Y faut-il le de, de Saint-Hyacinthe ? Est-ce St. ou Ste ?... » (Lettre
du i5 mars i83o. Correspondance inédite de Sainte-Beuve avec M. et M'"'
Juste Olivier). Il est à croire que Juste Olivier s'informa auprès de M. de
Brenles, qui était un des survivants les mieux renseignés du 18"" siècle
vaudois. Or nous constatons que dans la réimpression de l'article, le Saint-
Hyacinthe a disparu, ce qui indique assez la réponse que fit M. de Brenles :
il déclara évidemment n'avoir jamais rien su de ce nom accolé à celui de
Charrière. Parmi les représentants actuels de la branche vaudoise des Char-
rière, personne n'en sait rien non plus. D'où vient cette dénomination
apocryphe et qui peut l'avoir imaginée ? Bizarre énigme, que nous n'avons
pu résoudre. Mais depuis la biographie de 1 8 1 3, Saint-Hyacinthe a passé
dans toutes les notices sur M"" de Charrière (avec une jolie collection d'au-
tres erreurs) : il figure dans le Catalogue du Brilish Muséum et en bien
•d'autres lieux.
1 Date indiquée dans une lettre du banquier Delessert à M. de Charrière,
Paris, 3o juin 1807.
l68 MADAME DE CHARRIEKE ET SES AMIS
Hollande. La plupart des biographes de Mme de Charrière
rapportent qu'elle épousa un ancien gouverneur de ses frères.
Nous n'avons pu trouver nulle part la confirmation bien pré-
cise de cette assertion. Mais tout paraît indiquer que M. de
Charrière connaissait Belle depuis plusieurs années et avait
vécu dans son entourage immédiat. Il est très naturel que, se
trouvant sans fortune, il se fût voué, comme tant de jeunes
gens de notre pays, à l'enseignement du français à l'étranger.
On peut supposer qu'il succéda à Catt comme gouverneur
des fils du seigneur de Zuylen ; Belle devait avoir alors environ
18 ans. Nul ne s'étonnera que M. de Tuyll ait eu quelque peine
à accepter comme gendre celui qui était d'abord entré dans
sa maison à un tout autre titre. Heureusement, Charrière était
loin d'être sans mérite. Le portrait que trace de lui Mlle de
Tuyll, toujours si clairvoyante, nous montre un homme doué
de qualités plus solides que brillantes ; très instruit, très cultivé,
mais timide jusqu'à en être gauche, et même bégayant un peu ',
il avait un jugement ferme, une haute distinction morale ;
ce qui avait surtout conquis Belle de Zuylen, c'est la parfaite
sécurité qu'inspirait le caractère de ce galant homme. Il avait
perdu sa mère en 1767 ; son père se faisait très vieux : il était
temps pour l'ancien précepteur de songer au mariage. Bien
qu'il aimât Isabelle, ou précisément parce qu'il l'aimait, il hési-
tait fort à l'épouser ; il avait trop de bon sens pour ne pas pres-
sentir qu'il ne pourrait la rendre heureuse, et que personne
d'ailleurs n'y réussirait jamais. N'était-elle pas, de naissance,
une désillusionnée ? Ce qu'elle demandait à la vie, ce n'était
point le bonheur, qu'elle savait n'y pouvoir trouver, mais de
quoi distraire et occuper son esprit, de quoi tromper son immense
besoin d'activité. Elle était résignée d'avance à demeurer insa-
tisfaite dans toutes les situations. Jeune fille, elle répétait,
en se promenant dans le grand corridor du château paternel,
ces vers de Gresset, dont elle avait fait sa devise :
Un esprit mâle et vraiment sage,
Dans le plus invincible ennui,
Dédaigne le triste avantage
De se taire plaindre d'autrui.
1 M. de Welderen écrit le 3o Mai 1768, à Belle, de Londres, où M. de
Charrière venait de séjourner : * J'ai eu le plaisir de m'entretenir avec M. de
Charrière, et vous ne doutez pas, Mademoiselle, que vous n'ayez été le sujet
de notre conversation. C'est grand dommage qu'il bégaie. »
MONSIEUR DE CHARRIERE 169
M. de Charrière la connaissait trop bien pour ne pas essayer
de se défendre du charme qu'elle exerçait sur lui. Il était épris,
mais avec crainte et tremblement, comme on le voit par sa cor-
respondance avec Belle avant le mariage. Ses lettres, d'un tour
délicat, trahissent l'émotion d'un cœur à la fois très épris et
très clairvoyant. La plus ancienne que nous possédions, datée
de Colombier, le 7 juillet 1766, fut écrite au retour d'un voyage
en Hollande. Voici ce que nous y lisons :
« ...Mademoiselle, vous êtes inconcevable ! Pourquoi me rap-
pelez-vous des souvenirs que vous m'avez défendu de conserver ?
Comment pouvez-vous dire que vous êtes mon amie, lorsque
vous troublez mon bonheur en me faisant apercevoir combien
il serait doux pour moi que vous fussiez quelque chose de plus.
L'article où vous parlez de la pruderie m'a transporté dans
votre chambre ; il était minuit, le silence régnait dans la maison,
et nous deux, tête-à-tête, nous causions. Vous, Mademoiselle,
comme un physicien qui fait des expériences, vous donniez à
votre cœur et au mien tantôt un plus grand, tantôt un moindre
degré de chaleur ; vous observiez, vous réfléchissiez, et nos
sentiments n'étaient jamais four vous que des phénomènes
Moi, je ressemblais assez, comme vous l'avez dit, à un jeune
écolier qui répète sa leçon remplie de belles sentences, et qui
à tout moment oublie que son rôle est celui d'un sage. Oh '
que j'ai joué ce rôle comme un fou !
Mademoiselle, je retournerai à Utrecht : au nom de Dieu
ne veillez plus avec moi ! N'ayez plus pour moi tant de bonté
si vous êtes décidée à ne pas en avoir davantage !
Voulez-vous savoir ce qui résulte de tout ce qui s'est passé
entre nous ? J'admire la finesse de votre pénétration, la jus-
tesse de votre discernement, l'honnêteté qui est pour ainsi
dire l'instinct de votre cœur. L'inconséquence de vos idées
m'étonne. Je me suis attaché à vous par tous les liens de l'estime
et de l'amitié, et sans doute je le suis pour toute ma vie. Enfin,
il faut tout dire, ces instants que j'ai passés avec vous me lais-
sent des regrets et des désirs... Oh ! Mademoiselle, veillerons-
nous encore ensemble ?...
...Vous m'ordonnez de vous donner des nouvelles de mes
amoureuses : méchante que vous êtes ! Vous voudriez me faire
gronder ; mais je n'oublie point les leçons qu'on me donne ;
d'ailleurs, je n'ai rien à vous en dire. Je vous parlerai de moi
tant que vous voudrez, parce que le plus souvent ce sera vous
parler de vous. Je vous entretiendrai souvent de M. de Saïgas :
il est si doux de parler de son ami à son amie ! Mais le ton de
Nous soulignons ce mot. Le malheur de Belle fut d'être trop consciente.
iyO MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
vos lettres formera le ton des miennes ; je chercherai dans vos
moindres expressions l'image de vos sentiments et je tâcherai
toujours de vous parler votre langue.
J'ai vu hier Mlle Prévost: elle m'a paru charmée d'avoir reçu
de vos nouvelles. Je vais écrire à M. de Tuyll, dont j'ai reçu
une lettre. Combien de semaines, combien de jours se passe-
ront-ils, Mademoiselle, avant que j'en reçoive une des vôtres ?
Aurez-vous pensé à moi dans cet intervalle ?
Adieu, Mademoiselle ; mes sentiments pour vous sont trop
réels pour que je les profane en les rendant une formule de con-
clusion*.
Charrière. »
La réponse dut être charmante. Pourquoi M. de Charrière
a-t-il négligé de la conserver, de conserver aucune lettre de sa
femme ?
« Votre lettre vous ressemble, écrivait-il le n octobre 1766.
Je vous y entends, je vous y vois, parce que je vous y touche...
Vous êtes un être unique dans l'univers. On ne pense avec
personne comme on pense avec vous. »
Puis il semble répondre à une objection que Belle aurait faite
à ses vœux :
« Il est vrai qu'une grande passion est un verre à facettes
qui centuple les charmes de l'amour, et que si vous attendez
une grande passion, vous n'aimerez jamais... M. de Saïgas arri-
vera en Hollande presque aussitôt que ma lettre ; il aura l'hon-
neur de vous voir ; peut-être parlerez-vous ensemble de moi.
Dites-lui que vous êtes mon amie ; il me le redira... Ne sauriez-
vous me procurer un exemplaire du Noble ? Vous me feriez le
plus grand plaisir. Il y a un autre grand plaisir que vous pourriez
me faire, mais je n'oserais le demander... Vous vous faites
peindre...
...Je souhaite passionnément de me trouver en Angleterre
avec vous. Je vous supplie de me donner avis des mesures
que vous prendrez à cet égard... Adieu, Mademoiselle. Aurez-
vous du plaisir à recevoir ma lettre ? Penserez-vous combien
j'en aurai à recevoir votre réponse ? »
« La correspondance s'anima », disait Belle à d'Hermenches.
On voit qu'elle avait fort bien commencé, mais nous ne savons
presque rien de la suite, les lettres n'ayant pas été conservées,
sauf deux ou trois.
Enfin, le mariage fut célébré, le 17 février 1771, dans la petite
MONSIEUR DE CHAH Kl KM I/I
église de Zuylen '. Nous connaissons le détail de la cérémonie
par la lettre, toute pétillante de gaîté, que l'épouse adressait
•à son frère Ditie le 28 février :
« Je suis mariée, mon cher Ditie, depuis un dimanche qui était
le 17, c'est-à-dire depuis onze jours, je viens de les compter
sur mes doigts. Sur ces onze jours nous n'en avons boudé que
deux — et heureusement tout le tort a été de mon côté, — c'est la
main de M. de Charrière qui a tracé cette phrase, il prétendait
dire que le tort était du côté de sa femme, dat laat ik tusschen
twee haakjes '-. »
Elle conte avec humour un voyage fait à La Haye, trois
semaines avant son mariage, puis le dernier repas en famille,
et reprend dans la lettre suivante (21 mars) :
« Où en étais-je de mon récit ? Je crois que nous sommes
sortis de table, après avoir dîné en famille le samedi, la veille
de mes noces. Je ne me portais pas trop bien; j'avais un peu
mal aux dents et un peu d'angoisse de nerfs. Nous soupâmes
chez M,Tie d'Athlone. Mlle Fagel et mon frère se querellèrent
un peu et puis se raccommodèrent. Dimanche matin, elle vint
me dire adieu ; elle pleurait... Je me portais ce jour-là encore
moins bien que la veille. A midi, j'allai me faire coiffer chez
Mme d'Athlone, j'y dînai, je revins m'habiller. Ma robe était
d'un beau satin des Indes blanc. Mon frère Guillaume me l'avait
donnée. A 3 heures et demie, nous nous mîmes en carrosse,
M d'Athlone et mon père dans le fond, M. de Charrière vis-à-
vis d'eux, et nous arrivâmes à Zuylen un peu après la fin du
sermon. Il y avait beaucoup de monde autour de l'église, peu
de monde dedans ; Mme de Tuyll et M. de Hees y vinrent.
M. de Charrière entra avec moi dans mon banc ; le ministre
nous lut la liturgie, j'écoutai pour deux afin de guider les oui
de M. de Charrière, et je promis pour moi. Quoique on se marie
sans cérémonie, c'est une grande cérémonie que de se marier !
Après qu'elle fut achevée, nous allâmes nous chauffer chez
M. de Tuyll, et puis nous revînmes ici, où nous trouvâmes une
partie de ceux qui y devaient souper, et les autres arrivèrent
bientôt après : c'était ma sœur et son mari, M. et Mme d'Athlone,
Mlle de Randwyk, M. de Hees, M. Warin, de sorte qu'avec les
gens du logis et le nouveau venu au logis nous étions douze. Cette
1 Un incendie l'a détruite en décembre 1846. Elle rïgure sur la vue du
village de Zuylen que nous avons donnée. L'église actuelle fut reconstruite
sur l'emplacement de l'ancienne, qui datait de 1620, si on nous a exacte-
ment renseigné.
- « Je mets cela entre crochets », — ou «. entre parenthèses. »
1/2 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
compagnie était agréable ; quatre femmes aux coins de la table
qui ne la déparaient pas. A minuit et demi, ils s'allèrent tous
coucher, les uns avec leurs femmes, etc. Le punch, sans respect
pour l'occasion, rendit M. de Charrière un peu malade, et mon
inexorable mal de dents vint me tourmenter vers le matin
comme si je n'eusse pas été une nouvelle mariée. Depuis, j'ai
été presque toujours souffrante et un peu malade, mais quand
je me porte bien, il me semble que rien ne manque à mon
bonheur. Mon mari vous fait mille amitiés. Nous nous faisons
une fête de vous voir au-dessus de toutes les fêtes... »
Le lecteur se demande sans doute quel effet produisit le
mariage de Belle à Utrecht et à La Haye. Mlle de Zuylen était
une des personnes les plus en vue de la haute société hollandaise ;
elle s'était acquis la réputation d'une créature bizarre, fantas-
que, inconséquente, pleine de malignité pour ses compatriotes,
de dédain pour les usages consacrés et les idées reçues. L'opinion
du monde ne pardonne jamais à ceux qui font d'elle le cas
qu'elle mérite : on n'avait aucune bienveillance pour Belle de
Zuylen. Elle avait d'ailleurs commis d'incontestables impru-
dences de plume et de parole. On savait qu'elle était en corres-
pondance avec des hommes variés, tous ses bons amis. Ses mor-
dantes épigrammes volaient de bouche en bouche et amusaient
tous ceux qu'elles ne visaient pas ; ses moindres aventures
étaient commentées et amplifiées ; on épiloguait avec ironie
sur cet étrange et interminable défilé de prétendants de tous
pays, dont aucun ne semblait assez intrépide pour assumer
la garde de l'enfant terrible... Et l'on disait : « La voici qui a
passé la trentaine ! Comment cela finira-t-il ? »
Un beau jour, le bruit se répand que Belle de Zuylen épouse...
M. de Charrière ! Le mot de d'Hermenches traduit exactement
l'impression générale produite par cette nouvelle : « Ce sont
précisément de ces goûts des têtes comme la vôtre ! » Pour ache-
ver de déconcerter l'opinion, cette étrange fille choisissait, parmi
tous les partis, le moins brillant; elle donnait sa main, sa dot —
et son cœur peut-être ! — à un homme qui n'était ni séduisant,
ni riche, à un petit gentilhomme suisse qui avait été le gouver-
neur de ses frères ! C'était bien la peine d'être une femme supé-
rieure à l'humanité commune, pour commettre une pareille
sottise !
Je n'imagine pas ces commérages, puisque j'en trouve
MONSIEUR DE CHARRIERE 1~3
l'écho dans les mémoires, déjà cités, de Hardenbrœk ' ; il
nous rapporte un mot significatif que le Stathouder prononça,
quelques années plus tard, à propos d'un autre mariage qui
plongeait La Haye dans la stupéfaction : « Aurais-tu jamais
cru, dit le prince, que la fille de Boreel épouserait MacLayne,
ou que la fille de M. de Zuylen épouserait Charrière ? » — La
mésalliance de Belle était demeurée proverbiale !
Mais qu'importaient à Belle ces sots commentaires, puis-
qu'elle quittait son pays ?
Nous avons longuement raconté la jeunesse d'Isabelle deTuyll,
ou plutôt nous nous sommes attardé à écouter ses récits. On ne
nous en saura pas mauvais gré, elle n'est jamais ennuyeuse ;
et puis, sa libre correspondance avec d'Hermenches nous l'a
révélée toute entière ; nous la connaissons maintenant ; c'est
assez pour l'aimer et prendre intérêt à toutes les circonstances
de sa vie. Nous l'avons vue grandir en une sorte d'isolement,
qui fut favorable au développement de son individualité si
riche. Elle nous est apparue à la fois plus gaie et plus triste
que les autres, naturelle avant tout, et singulièrement réfléchie
et consciente sous ses allures capricieuses ; sa franchise donne
souvent des armes contre elle ; car elle a « cette bonne foi dans
les goûts et les dégoûts » que Voltaire estimait si fort chez
Mmc du Deffand. Elle se croit faite pour l'amitié plus encore
que pour l'amour, et convient qu'elle ne saurait être heureuse
ni par l'amour, ni sans l'amour... A trente ans passés, elle con-
tracte « un mariage de raison qui avait l'air d'un mariage
romanesque », pour employer l'heureuse expression de Sayous.
Nous allons voir ce que fut et ce que fît Belle de Zuylen
devenue madame de Charrière.
T. II, p. 5i2.
CHAPITRE VI
Lune de miel
« Je serai libre, on ne viendra
pas me prêcher pédamment mes
devoirs, et cela me donnera l'en-
vie et la vanité de les remplir. »
(Belle de Zuvlen à d'Hermen-
ches).
Séjour à Paris. — La Tour et Houdon. — M"' de Charrière était-elle jolie ? —
Le ressentiment de d'Hermenches. — Arrivée à Colombier : la famille
de Charrière ; la maison du Pontet. — Occupations rustiques. — Séjour
à Lausanne. — Elle n'ira pas chez Voltaire. — M"' d'Athlone à Colom-
bier. — La société de Neuchàtel. — Correspondance avec Ditie. — Sa
mort. — Séjour en Hollande. — Dernières lettres à d'Hermenches.
Voir Paris, — mieux qu'elle n'avait pu le faire à l'âge de dix
ans, — c'était le rêve de Belle '. Son mari ne lui refusa pas ce
plaisir. Mais les époux ne se pressèrent point de quitter Utrecht ;
ils y demeurèrent quatre à cinq mois, pendant lesquels Mme de
Charrière souffrit presque constamment de névralgies, « tirail-
lement des nerfs », « battements », dont elle se plaint dans
ses lettres à Ditie :
1 Gaullieur dit qu'elle fit un séjour à Paris dans les années qui précédèrent
son mariage. Tout parait contredire cette assertion, dont nous n'avons
trouvé aucune preuve dans la correspondance.
I76 MADAME DE CH ARRIERE ET SES AMIS
« Utrecht, 13 mai 1771 : J'ai crié, pleuré et gémi,... essayé
toutes sortes de remèdes et avalé beaucoup d'opium... La
douleur une fois passée, j'ai aussi bon visage qu'auparavant,
mais il me reste un abattement d'esprit qui tourne souvent
en mélancolie et augmente les hypocondries auxquelles je suis
sujette. Le beau temps, la belle jeune verdure, les vaches nou-
vellement retournées dans la prairie m'égayent et me réjouis-
sent cependant un peu ; pour en jouir bien à mon gré, je fais
tous les jours des promenades en voiture ouverte avec
Mme d'Athlone. Il est bien juste qu'elle partage le plaisir de la
convalescence, après avoir partagé les maux et servi la malade
à toutes les heures du jour et quelquefois la nuit avec un zèle
admirable. Ces maux ont été depuis le premier jour de mon
mariage un rabat-joie bien cruel; j'espère qu'à la fin ils me quit-
teront et me laisseront jouir du bonheur d'être la femme du
mari le plus doux, le plus raisonnable et le plus tendrement
aimé qui soit au monde \ Vous m'écriviez un jour qu'un chan-
gement d'état changeait en quelque sorte la personne, et qu'il
faudrait se revoir pour reprendre le fil de la liaison et de la conver-
sation : cela est moins vrai pour moi que pour aucune autre
femme, parce que je ne suis gênée ni en pensées, ni en paroles,
ni en actions ; j'ai changé de nom et je ne couche pas toujours
seule, voilà toute la différence. Voulez-vous que je vous dise
sur quoi roulent nos uniques disputes : je trouve souvent
M. de Charrière trop ordentlyk, trop overleggende 2, et souvent
il me trouve trop le contraire. Point d'autres différends entre
nous ; il cherche à satisfaire mes goûts, il favorise tout ce qui
me fait plaisir, il partage mes attachements. »
Elle parle avec détails du ménage de son frère Guillaume et
de sa belle-sœur, qui paraissent vivre aussi dans la maison :
« Je crains, dit-elle, qu'ils ne soient pas comme ils devraient
avec mon père, et que mon père ne sache pas se mettre avec
eux sur le ton qui conviendrait le mieux à tous. Je plains mon
père, et quoique je ne sois jamais contente de moi vis-à-vis
de lui, je suis fâchée pour lui de mon départ, comme j'en suis
attendrie pour moi-même. C'est M. de Charrière qui se conduit
admirablement avec lui, et sans qu'il lui en coûte, mon père
l'approuve, et le recherche, et l'aime autant qu'il a coutume
d'aimer ce qui lui plaît le plus (cela n'est pas bien vif)... Vincent
1 Nous ne savons pourquoi Gaullieur a réduit la fin de cette phrase, très
significative, à ces seuls mots : « du mari le plus doux du monde».
2 Trop correct, trop méticuleux : il est amusant de l'entendre user d'un
mot hollandais pour qualifier un défaut aussi hollandais... que neuchàtelois.
LUNE DE MIEL 1 77
est plus lief [plus gentil] qu'à l'ordinaire ; M. de Charrière le
questionne, et il cause quelquefois à table... »
Le départ eut lieu au commencement de juillet :
«Je me porte bien depuis trois semaines et j'ai eu le
temps de faire mes préparatifs et mes adieux ; je pars, je pleure ;
j'ai bien des sortes de regrets et de tristesses, mais j'emporte
des espérances consolantes, parmi lesquelles une des plus douces
est celle de vous revoir (7 juillet 1771) 1. »
Les lettres écrites de Paris à son frère vont du 23 juillet au
16 septembre :
«Paris 23 juillet 1771... En quittant Mme d'Athlone, j'ai été
fort attendrie, mais en disant adieu à mon père, j'étais désolée.
...Quant aux amusements que nous trouvons ici, cela est très
médiocre ; tout le monde est à la campagne ; les bons acteurs
sont à Compiègne ou aux eaux. Je me suis un peu ennuyée
samedi aux Italiens, et beaucoup hier aux Français, pendant
qu'on jouait le Glorieux le plus mal du monde. Mais la petite
pièce m'a dédommagée ; c'était le Retour imprévu, dont tous les
rôles plaisants étaient rendus à merveille ; et au sortir de là
j'ai trouvé que la terrasse des Tuileries, éclairée par un reste
de jour et par la lune, et remplie de beau monde, était un spec-
tacle charmant. J'ai vu M. de La Tour, je peindrai chez lui,
c'est la grande affaire que j'aie ici. J'ai été à Marne, chez
Mme Thélusson ; la compagnie était nombreuse et assez bonne ;
je ne m'y suis point ennuyée... J'y dois demeurer quelques jours,
on doit me montrer à quelques personnes. J'aimerais bien autant
rester ici, où je suis chez moi et ma maîtresse ; mais d'anciens
amis de M. de Charrière qui sont remplis de politesse pour moi
méritent bien quelque complaisance. D'ailleurs, je verrai com-
modément de là Versailles, St-Cloud, etc. ; — je verrai St-Cyr,
je verrai Livry, comme vous avez vu Grignan... Nous comptons
rester ici un mois environ : d'ici, nous allons droit à Colombier.
«25 août... J'ai une grande impatience de vous revoir, et en
vérité je n'ai pas un trop grand, attachement pour Paris... Je
peins chez La Tour, et je sens que ce ne sera qu'avec chagrin
que je dirai adieu à ses instructions... Mais je partirai de bonne
grâce quand on voudra : pendant le voyage je ne regretterai
que La Tour, et quand je serai auprès de vous, je ne regretterai
plus rien et ne sentirai que de la joie. — Je n'ai point trouvé
•de peintre en miniature comme il le fallait pour nous satisfaire
Tissot
Ditie allait se rendre à Lausanne pour y consulter le célèbre docteur
iy8 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
vous et moi : ils ne font que des bijoux, au lieu de ressemblances,
et leurs portraits blonds conviendraient presque également à
toutes les blondes, les bruns à toutes les brimes. On peint
M. de Charrière en huile chez M. du Plessis pour M. de Saïgas.
La Tour préside à l'ouvrage. Je lui ai dit : « Gardez-vous
de la lèvre de M. du Plessis !» Il a une lèvre de dessous banale,
qui sert pour tous les visages ; d'ailleurs il fait très bien '. »
Au moment de quitter Paris, elle reçut de Ditie une lettre
qui l'inquiéta de diverses- manières. Les nouvelles du jeune
malade n'étaient guère rassurantes ; puis il l'entretenait de
certains commérages auxquels Constant d'Hermenches s'était
livré pendant un séjour à Lausanne. Ditie écrivait 2 :
« Lausanne, 20 août 1771... Je dois vous gronder un peu aussi,
ou plutôt vous exhorter à mettre plus de prudence dans votre
correspondance avec M. d'Hermenches. Il n'en fait pas un bon
usage. Sa vanité blessée de n'avoir pas réussi dans ses projets,
le fait, à ce qu'on dit, se venger de vous, même d'une façon
bien peu délicate. Il semble, en montrant quelques phrases
détachées de vos lettres, vouloir faire croire que, dans le fond,
c'est lui que vous aimez, que vous étiez pour quelque chose
dans ses manœuvres pour le divorce, et lui dans vos incertitu-
des et vos retards touchant M. de Charrière... C'est à Genève
qu'on m'a dit tout cela. On dit qu'il est allé faire de Colombier
une inspection locale et qu'il en a fait le portrait le plus hideux.
Cet homme me paraît indigne de l'amitié que vous avez continué
d'avoir pour lui, de la confiance d'une personne aussi franche
que vous l'êtes. Si vous lui parlez de tout cela, nommez-moi ;
je n'aime pas les mystères, et je me déclare l'ennemi d'un homme
qui sacrifie à sa vanité blessée une femme à qui il doit du res-
pect.... Vous ne direz sûrement rien de tout cela à votre mari.„
Ce qu'on m'a dit paraît vraisemblable, en ce qu'on m'a cité
entre autres cette phrase (après avoir parlé, je crois, d'arran-
gements relatifs au mariage) : « Mais ne croyez pas pour cela
que je sois encore mariée, » qu'il semblait interpréter comme
écrite pour lui donner des espérances. Au reste, il y a là-dedans
du manque de sens commun : pourquoi n'auriez-vous pas attendu
1 II s'agit, pensons-nous, de Joseph-Sifrède du Plessis (1725-1802), qui
passait pour un bon portraitiste. Il a peint Gluck, Franklin, Marmontel,
M. et Al"" Necker. Nous n'avons pu savoir ce qu'est devenu le portrait de
M. de Charrière.
2 Nous reproduisons le texte exact de cette lettre, que Gaullieur a modifiée
en plusieurs endroits. Notons-en l'adresse: «Chez MM. Thélusson et Necker,
banquiers à Paris. »
LUNE DE Ml
79
le résultat de ses affaires, si c'était lui que vous aimassiez,
surtout si vous étiez capable d'être pour quelque chose dans
sa manière de les pousser !... Je suis bien aise de vous donner
des raisons d'être circonspecte vis-à-vis d'un homme peu déli-
cat. En tout temps on se doit à soi-même une certaine prudence ;
à présent, vous la devez de plus à votre mari. Bonsoir. »
« Ier septembre... Je vous préviens que peu de pays sont plus
médisants, plus causeurs que celui-ci : cela est naturel, on n'y
a rien à faire. Vous y faites un grand événement, ainsi tous les
yeux sont fort ouverts sur vous ; ils le sont de même sur l'homme
en question '... »
A la lecture de ces lettres, Mme de Charrière fut atterrée :
« Je vous proteste, répond-elle, que je devins froide et toute
émue de dépit et de confusion. Ses chimères sur mes sentiments
sont d'une absurdité qui le rend plus digne de pitié que de
colère. Je pense qu'il n'en aura parlé que dans un premier mou-
vement, ne sachant ce qu'il disait, oubliant mes lettres, mes
phrases, leur signification naturelle, oubliant surtout que j'avais
blâmé sa conduite envers sa femme avec toute la force et la
véhémence possibles. De divorce, il ne m'en a jamais parlé ;
d'amour, il ne m'en a point parlé. Après que je lui eus dit mon
inclination et mes desseins pour M. de Charrière, il me décon-
seilla ce mariage d'une manière qui fit soupçonner quelque chose
à Mme d'Athlone : à la fin de sa lettre, il me disait que sa femme
était bien malade ; dans d'autres lettres qui vinrent après, il
se plaignit d'elle, je blâmai sa conduite à lui, je l'exhortai à
de bons procédés. Voilà tout ce qui s'est passé à ce sujet. Je
lui écrivais toujours, quoique je fusse révoltée des choses qui
me revenaient de tous côtés sur son compte ; je ne voulais pas
qu'il s'aperçût de mes soupçons, ni paraître m'apercevoir que
mon mariage fût un chagrin pour lui.... Je vous promets toute
la prudence que vous me recommandez. Je voudrais le ramener
quant aux apparences, paraître aussi bien avec lui que toujours,
du moins de ne pas rompre, parce qu'autrefois, surtout dans
le temps de M. de Bellegarde, je lui ai écrit avec une liberté dont
il pourrait abuser, s'il se croyait en droit d'être méchant. »
On sent combien elle déplore aujourd'hui ce commerce secret,
avec quelle anxiété elle songe à ces lettres imprudentes, demeu-
rées entre les mains d'un homme de caractère peu sûr et qui
1 Dans la même lettre, Ditie parle de son médecin en ces termes : « M. Tis-
sot vient d'être fort malade. Il a une grande impatience de vous connaître
et d'être connu de vous. Vous l'aimerez. Il se propose un voyage à Xeu-
chàtel. » Tissot vint en effet à Colombier quelque temps après.
l8o MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
semble s'aviser d'être jaloux. Nous verrons qu'elle fit de vains
efforts pour les reconquérir.
Cependant le séjour de Paris tirait à sa fin. Mme de Charrière
faisait ses dernières emplettes, et trouvait le temps de poser
chez Houdon pour son buste, destiné à Ditie et à sa chère cousine :
« On a mis la dernière main, écrit-elle, à une affaire qui vous
a pour objet ainsi que Mme d'Athlone : c'est un buste très bien
fait et très ressemblant. Vous en aurez un plâtre sur votre com-
mode. N'en dites rien chez nous ; je veux que Mme d'Athlone
ait le plaisir de la surprise, quand elle ouvrira la caisse et qu'elle
trouvera ma tête, de grandeur naturelle 1 »
Voici le moment, je pense, d'aller au devant d'une question
que nos lecteurs, peut-être surtout nos lectrices, doivent s'être
déjà posée : madame de Charrière était-elle jolie ? — « Médio-
crement », a répondu Sainte-Beuve, ce qui lui valut une petite
réprimande de Gaullieur, qui lui écrivait :
« Son buste, par Houdon, son portrait peint par LaTour
à l'époque de son mariage 2, et qu'on peut voir dans ma biblio-
thèque à Lausanne, témoignent de l'étincelante beauté de
Mme de Charrière : l'épithète est d'un de ses adorateurs. »
Puis encore :
« J'ai un magnifique portrait de Mme de Charrière peint par
La Tour, à l'époque de son mariage, durant un séjour qu'elle
fit à Paris... C'est, comme figure et comme ajustement, quelque
chose de très gracieux. J'ai aussi le buste d'Houdon, mais c'est
moins bien (28 juillet 1844). »
1 Gaullieur, en publiant cette lettre dans la Revue suisse, y a fait une
petite interpolation : aux mots très ressemblant, il a ajouté : par le sculp-
teur Houdon. Il s'y est cru autorisé par un mot de Benjamin Constant, qui,
en 1788, écrivait à son amie de Colombier: «Quand j'irai à Paris, vous
permettrez à Houdon de me donner un de vos bustes. » — Cet élégant et
spirituel ouvrage du fameux sculpteur, dont on trouvera une reproduction
en tête de notre second volume, est conservé au musée historique de Xeu-
chàtel, à qui Gaullieur en avait fait don. Il est assurément flatteur pour le
modèle d'avoir si bien inspiré Houdon après avoir si bien inspiré La Tour.
2 C'est «cinq ans avant son mariage» qu'il fallait dire. Dans ce passage,
comme dans le suivant, Gaullieur se trompe, parce qu'il ignorait la corres-
pondance avec d'Hermenches et les lettres sur le séjour de La Tour à
Utrecht. Il a naturellement supposé que M™ de Charrière s'était fait
peindre pendant son séjour à Paris en 1771.
LUNE DE MIEL IftI
Nous ne savons qui est l'adorateur dont Gaullieur veut parler.
Mais nous savons ce qu'il faut penser des preuves qu'il allègue
en faveur de la « beauté » de Mme de Charrière. Le buste d'Hou-
don — qui serait « moins bien » que le pastel de La Tour, -
est le portrait, infiniment spirituel par l'exécution, d'une figure
infiniment spirituelle aussi ; mais il n'autorise guère à parler
de « beauté ». Quant au portrait que possédait Gaullieur, sa
veuve le céda à
M. Gustave Revil-
liod, qui le plaça
dans son musée de
l'Ariana ; on peut
l'y voir. LTn exa-
men même très ra-
pide et la compa-
raison avec les por-
traits authentiques
de Mme de Char-
rière suffisent à
montrer avec la
dernière évidence
que ce portrait,
peint à V huile, n'est
point l'œuvre de
La Tour et ne re-
présente point Mme
de Charrière. Il n'y
a aucun rapport en-
tre cette figure assez
jolie, mais placide-
ment contemplative, et la physionomie moins jolie peut-être,
mais si vive, si animée de Mme de Charrière. Les traits, le
caractère, l'expression, tout diffère. Nous ne savons d'où Gaul-
lieur tenait ce portrait ; mais assurément il a été mystifié. Il y
a mieux : nous avons retrouvé le vrai pastel de LaTour : il
appartient à MM la comtesse de Saint-Georges, née de Tuyll,
arrière-petite-nièce de Mme de Charrière l. Cette superbe peinture
PORTRAIT DIT DE M DE CHARRIERE
(Propr. du Musée de l'Ariana. Genève)
Arrière-petite-fille de Guillaume de Tin
MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
provient directement du château de Zuylen, et fut donnée, il
y a plusieurs années, par Mme la baronne douairière de Tuyll,
à celle qui le détient aujourd'hui. La ressemblance avec les
autres portraits est manifeste, autant que la différence pro-
fonde qui sépare ceux-ci du portrait de l'Ariana l.
D'après tous les documents authentiques — que nous mettons
sous les yeux du lecteur au cours de cet ouvrage — nous pou-
vons déclarer hardiment : Sainte-Beuve a raison ; madame de
Charrière était « médiocrement jolie ». Il tenait son renseigne-
ment d'un homme qui avait bien connu et souvent rencontré
l'aimable femme. Voici, en effet, ce qu'il écrit à Gaullieur le
2 mars 1844 :
« M. de Brenles est coupable de m'avoir dit qu'elle était peu
jolie, et j'avoue que j'ai peine à croire qu'elle ait été ce qu'on
appelle une beauté. Elle était sans doute à cette limite où les
adorateurs peuvent dire le mot et les indifférents le refuser.»
La vérité est que Mme de Charrière n'était précisément ni
jolie ni belle : elle était charmante. Elle appartenait à cette
catégorie de personnes dont la figure séduit par la vivacité du
regard, la mobilité de l'expression, par l'animation piquante
qu'un esprit original répand sur tous les traits2. Rappelez-vous :
ce qui enchantait LaTour, lorsqu'il la peignait, mais ce qui le
désespérait presque, c'était cette extraordinaire intensité de
vie, qu'il s'efforçait de rendre et qui l'obligea de recommencer
plusieurs fois son ouvrage. Avec son grand front bombé, ses
cheveux blonds un peu rebelles, coupés assez court et libre-
1 Ce dernier a été reproduit en lithographie dans Y Album de la Suisse
romane, III, où il accompagne un article de Gaullieur intitulé : Les maria-
ges de M"' de Tuyll. — Un autre pastel de La Tour, conservé au musée de
Saint-Quentin, et portant la mention : Baronne de Tuyll, a passé aussi
pour le portrait de M"" de Charrière, et les Concourt ont accrédité cette
conjecture. Nous croyons que ce portrait est celui d'une tante de Mmc de
Charrière. Voir à ce sujet notre étude de la Galette des Beaux-Arts : Un
portrait inédit de La Tour, M" de Charrière, igo5, tome II.
2 Gaullieur a publié (Revue suisse de 1867, p. 291-293) une longue lettre
de La Tour à Belle de Zuylen, qui a été réimprimée plusieurs fois, et où il
lui donne des conseils techniques intéressants. Nous y renvoyons les
curieux, nous bornant à noter ces mots, qui montrent quel vif souvenir le
peintre avait gardé de son «. modèle » dTtrecht : «.Le cœur et l'esprit pleins
de vos charmes... »
LUNE DE MIEL
[83
ment rejetés en arrière, son nez assez fortement arqué, mais
d'un dessin très pur, aux narines frémissantes, ses lèvres au
sourire incertain, à la fois accueillant et désabusé, où brillaient
« les dents les plus blanches du monde ' », avec ses yeux surtout,
couleur d'eau de mer, au clair et franc regard, et dont l'un —
ce fait est caractéristique — semblait plein de malice, tandis
qu'elle caressait de l'autre, — Mme de Charrière était une appa-
rition si imprévue, qui annonçait tant de franchise, un esprit
si primesautier, tant de verve et de grâce réunies, que nul ne
pouvait ni la voir avec indifférence, ni en perdre le souvenir.
Combien de très jolies femmes, combien de classiques beautés
dont on n'en peut dire autant !
Les époux arrivèrent à Colombier vers la fin de septembre
1771, après un voyage fatigant, au terme duquel Mme de Char-
rière devait ressentir ses premières impressions de Suisse :
« Nous avons, dit-elle à son frère, passé une nuit dans les
montagnes, où les montées étaient si rapides et les précipices
si profonds, que j'étais mieux à mon aise à pied qu'en carrosse,
malgré un froid très vif, de sorte que M. de Charrière, Zéphir
et moi, nous avons fait plusieurs lieues à pied, souvent éloignés
du carrosse et de tout être vivant. Le ciel était clair ; c'était
une beauté et une horreur qui m'étaient inconnues.
«...Vous imaginez combien je serai touchée du plaisir de vous
voir ici. Cette maison est propre et jolie. La sœur aînée me paraît
bonne et raisonnable... »
M11' Louise de Penthaz 2, alors âgée de 40 ans, était en effet
une excellente vieille Me, bienveillante, active, oublieuse
d'elle-même pour penser aux autres ; elle s'occupait du jardin
avec un merveilleux talent, fleurissait chaque jour les chambres
du manoir et fut aimée de tous ceux qui y fréquentèrent. Quant
â Henriette, sœur cadette de M. de Charrière (elle était née,
comme Belle, en 1740), c'était une personne d'esprit étroit
et revêche 3 ; Mme de Charrière réserva pour son autre belle-
1 « Ce n'est que depuis peu qu'on m'a fait apercevoir que j'avais les dents
les plus blanches du monde. » (Lettre à d'Hermenches, 29 Mai 1765.)
2 Les Charrière de Penthaz sont très fréquemment désignés sous le nom
de Monsieur et Mesdemoiselles de Penthaz.
3 M. de Charrière écrivait un jour à sa femme, absente de Colombier :
« Henriette a été fort déraisonnable. Je me suis taché ; elle boude, elle est
malheureuse ; je crois être quelquefois aux petites maisons, et je suis tour-
184 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
sœur une affection que la maussade Henriette ne faisait rien
pour encourager. Le père de M. de Charrière vivait encore :
il devait avoir environ 75 ans (étant né vers 1696) et ne mourut
qu'en 1780 ; déjà très affaibli par l'âge, il ne jouait plus un rôle
actif dans le cercle de famille !.
La demeure des époux était celle où l'aïeul maternel de
M. de Charrière avait achevé sa vie. Charles Berthoud a fait
cette remarque intéressante :
« Le village de Colombier a eu la rare fortune d'être succes-
sivement, et pendant de longues années, le séjour de deux écri-
vains dont la place est marquée parmi ceux qui honorent le
plus la Suisse française au XVI IL siècle :... je veux parler de
Béat-Louis de Murait et de Mme de Charrière... Ces deux per-
sonnes d'un mérite si rare, d'ailleurs si différentes de caractère,
de sentiments, de pensée, et appartenant à deux familles d'es-
prit tout à fait opposées, ont habité tour à tour sous le même
toit et se tenaient de fort près par les liens de la parenté. Murait,
exilé de Berne par l'orthodoxie intolérante de l'Eglise et de
l'Etat, à la suite des troubles religieux de 1698-1701, vécut
à Colombier les quarante dernières années de sa longue vie,
et y mourut en 1749, dans une propriété que le mariage de sa
fille fit passer dans la famille de Charrière de Penthaz. Vingt-
deux ans plus tard, Mlle de Tuyll, devenue Mme de Charrière,
c'est-à-dire petite-fille par alliance de Murait, arrivait à Colom-
bier, où elle séjourna presque sans interruption jusqu'à la fin
de sa vie. Elle ferma les yeux, le 27 décembre 1805, dans la
maison même où Murait était mort un demi-siècle auparavant.
Il y aurait lieu de s'étonner du silence que garde Mme de Char-
rière sur les écrits de l'aïeul de son mari, si l'on ne se rappelait
toute la distance d'idées qui sépare ces deux écrivains, que leur
mente de voir chez les gens dont le sort est lié au mien, tant d'impressions
fâcheuses que je ne puis point écarter, et qu'avec la meilleure volonté
j'aggrave quelquefois. -J'aurais besoin pour être heureux de ne voir que paix
et raison autour de moi, et ce n'est le plus souvent que trouble et manie. »
(21 Juin 1784).
1 Le fait de l'existence de François de Charrière-de Murait en 1771 nous a
été révélé par une lettre de son fils qui le mentionne. Pendant les 7 ou 8
ans qu'elle a vécu sous le même toit, Mn" de Charrière n'a jamais fait
allusion à son beau-père dans sa correspondance. Ce silence permet de
supposer qu'il ne comptait plus beaucoup... A en juger par une lettre du
vieillard, datée précisément de 1 771, sa main tremblante ne traçait plus les
mots qu'avec peine. Nous verrons pourtant que le pasteur Chaillet se plai-
sait encore à causer avec lui.
LUNE DE MIEL
[85
distinction d'esprit, leur originalité, et surtout leur profonde
bonne foi, eussent semblé devoir rapprocher. Leurs chemins ne
se rencontraient nulle part, et, en cas semblable, les liens ou
les traditions de famille, loin d'amener un rapprochement,
ne font qu'élargir encore les distances. Il est étrange pourtant
que le nom de Murait ne soit pas même prononcé une fois dans
la correspondance de sa petite-fille.1 »
La maison de Colombier est aujourd'hui fort peu différente
de ce qu'elle était au temps de Mme de Charrière, et même de
Murait. C'est un beau spécimen de notre architecture du XVIIe
siècle. Elle porte la date de 1614 2. Trois corps de bâtiments en
double équerre forment une vaste cour, où l'on pénètre par
un porche au cintre surbaissé. Sous la galerie de bois intérieure,
que supporte un gros pilier fourchu, gazouille une claire et
abondante fontaine. L'escalier, selon l'usage du pays, grimpe
en colimaçon dans une tourelle qui constitue l'entrée principale
1 De Colombier à Solingen, voyage d'une famille suisse en 1740, Musée
neuchâtelois, 1868, p. 33-34-
2 En 1606, le capitaine Abram Mouchet (qui avait sauvé la vie à Henri de
Longueville à Ivry et que le prince avait, en récompense, nommé receveur
de Colombier), acquit de la Seigneurie cette maison qui « venait en ruynes. »
Il la répara et fit graver sur la porte d'entrée la date de 1614, qu'on y voit
encore. Ce n'est donc pas Mouchet qui a construit la maison (comme le
dit Ch. Berthoud dans l'article cite tout à l'heure). En 1639, la maison,
avec le domaine qui en dépendait, devint la propriété de François d'Arïry,
gouverneur de Xeuchàtel. Des d'Afïry, elle passa, en 1698, à Jacques Morel,
allié Bonstetten, de Colombier, capitaine au service de France, qui la
revendit en 1 7 1 3 à Albert de Bonstetten, capitaine en Hollande. De celui-ci
(et non par les Watteville, comme l'a cru Ch. Berthoud) le manoir passa en
1719 à Béat-Louis de Murait, qui le remit en 1738 à sa fille M"" de Charrière
de Penthaz. Après l'extinction de la famille de Charrière et pendant le
cours du XIX"' siècle, cette vieille maison historique fut successivement
une propriété DuPasquier, puis une propriété Meuron. Elle appartient
maintenant à M. Perrenoud-Jurgensen. (La plupart des renseignements qui
précèdent sont extraits d'une notice établie d'après les actes de propriété et
que nous a obligeamment communiquée M. Pierre de Meuron, à Neu-
chàtel). — Remarquons, puisque nous évoquons ces souvenirs locaux, qu'il
est étrange qu'aucune rue du village de Colombier — où Ton a tant bàtl
depuis vingt ans — ne rappelle par son nom le séjour de Murait, ni celui
de Mmt de Charrière, sans parler de milord Maréchal et de Benjamin Cons-
tant. En revanche, il y a une route de la Gare !... — Le nom de M"" de
Charrière s'imposerait d'autant plus, que les nouveaux quartiers de Prèlaz.
touchent au domaine du Pontet.
l86 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
de la maison. A l'étage, une enfilade de chambres s'ouvrent
sur un long corridor, et ont jour de l'autre côté sur un riant
jardin et un verger qu'arrose un petit ruisseau. Le manoir
est situé au nord et en contre-bas du coteau sur lequel s'élèvent
l'église, le château et la partie ancienne du village de Colom-
bier. Aussi la maison Charrière n'a-t-elle au midi qu'une vue
assez bornée ; mais elle est étendue et d'une harmonieuse beauté
du côté du Jura, dont les pentes adoucies, s'abaissant par degrés
vers le lac, sont semées de ces villages cossus et prospères,
tout à fait rustiques alors : Peseux, Corcelles, Cormondrèche,
Bôle ; plus près, des maisons de campagne où la nouvelle venue
trouvera des familles amies. De tous côtés, le vignoble s'étend
à perte de vue, sauf au midi, où des allées d'ormes, fameuses
dans la contrée, orgueil du village, descendent jusqu'au lac.
Pays charmant, même pour une personne habituée aux vastes
perspectives hollandaises, et rachetant par un caractère de
pittoresque intimité ce qui peut manquer à l'ampleur des
horizons.
La demeure était, pour l'époque, suffisamment confortable,
chauffée par ces grands poêles, en catelles vertes ou bleues,
qui furent une des industries artistiques du pays. De la chambre
de madame de Charrière, dont une fenêtre regardait sur le
verger à l'ouest, la vue se perd au loin sur une perspective de
verdure ; un escalier extérieur conduit du corridor au jardin,
où les hôtes du manoir passeront les longues après-midi de la
belle saison ; s'il pleut, le grand salon d'été à plafond cintré,
spacieux et frais, forme un hall favorable à la musique.
Mme de Charrière n'est pas grande promeneuse ; mais il y a
à l'écurie deux jolis chevaux qu'on peut atteler pour se passer
la fantaisie d'une course à Neuchâtel.
En face de la maison, de l'autre côté de la route qui monte
au village en une pente rapide appelée le Pontet, on aperçoit
un mur bas et crénelé : c'est le jardin potager, avec, au fond,
une pelouse qu'ombrage un bouquet de gigantesques maronniers.
Le «grand jardin » est le royaume de Mlle Louise, qui s'y rend
tous les jours pour soigner ses cultures, où fleurs et légumes
s'entremêlent à la mode de chez nous l. Tout à côté, dans un
1 Un récit de voyage dans l'Oberland bernois, par A. -H. Petitpierre,
manuscrit appartenant à notre ami le docteur Châtelain, de Neuchâtel,
LUNE DE MIEL
I87
bâtiment que protège un ample toit brun, est le pressoir, où
Mme de Charrière se divertira à considérer le « train des
vendanges » .
Ce cadre agreste, entourant une vieille et simple demeure
seigneuriale, a, aujourd'hui encore, un charme auquel l' étrangère
ne fut pas insensible: nous voyons qu'elle s'y accoutuma sans
effort.
LA MAISON DE CHARRIÈRE A COLOMBIER
D'après un aquarelle du temps, appartenant à M. A. Bandelier, à Berne
Aussitôt qu'elle y fut installée, son frère accourut de Lausanne
et séjourna quelques semaines à Colombier, avant de se rendre
dans le midi de la France et en Italie. Il cherchait un climat
moins rude que le nôtre pour sa poitrine gravement atteinte ;
car voici, l'hiver approche, avec ses terribles rafales de vent
contient cette note, à la date de Juillet 1783 : «Je fus enchanté surtout de
revoir le rhododendron ferrugineux, cet arbrisseau charmant dont les
rameaux sont toujours verts. Je l'avais vu cet été, couronné de fleurs purpu-
rines, dans le jardin de M"" de Charrière à Colombier.»
l88 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
d'ouest que les Neuchâtelois connaissent bien : « Nous ne voyons
que de la neige, écrit-elle ; il a fait cette nuit une tempête
affreuse.» La correspondance a repris aussi avec d'Hermenches,
qui a adressé à son amie, le 28 octobre, une lettre « respec-
tueuse et tendre », où nous lisons ces lignes :
« Votre adorable frère vous aura dit comme je pense sur vous,
sur votre bonheur, et de quelle trempe sont les vœux que vous
m'inspirez. Mais peut-être êtes- vous encore à Paris. Bellegarde
m'écrit qu'il a eu le bonheur de vous y voir. »
Bellegarde devait s'être marié à peu près à ce moment-là :
Isabelle et lui s'étaient donc rencontrés en voyage de noces ! —
Elle répond à Constant : « Ne retombez plus dans ces longs
silences. » Puis elle lui donne sur sa vie les détails que voici :
« 13 janvier 1772. Je compte faire un tour à Lausanne au mois
de mars. Je me porte assez bien, malgré la neige et la bise.
On n'est pas trop mécontent de moi. et je suis très contente
des autres. Je travaille, je joue aux échecs, j'écris et je reçois
beaucoup de lettres. Je découpe des profils, petit talent dont
je n'avais pas connaissance ; si je m'en fusse avisée plus tôt,
j'aurais dans mon portefeuille tous mes parents et mes amis
de Hollande. »
Dans une lettre du même temps, nous lisons un vif réquisi-
toire contre le divorce, auquel d'Hermenches pensait plus que
jamais. Que de ruines entraîne cette dissolution du mariage !
« Vaut-il la peine de se rendre heureux aux dépens des autres
dans cette courte vie ? Est-on heureux d'ailleurs, quand on
a voulu l'être aux dépens des autres ? »
Elle l'exhorte donc à rendre de bonne grâce à sa femme
son état, sa fortune et son repos ; à cette condition, elle regar-
dera tout ce qui s'est passé depuis une année « comme un délire
passager ». Sur cette lettre, d'Hermenches vint la voir, demeura
à Colombier jusqu'au lendemain ; et la visite dut être cordiale,
puisqu'elle lui écrit bientôt sur l'ancien ton familier :
« 11 mars 1772. Bonsoir, Monsieur d'Hermenches. Je ne vous
ai pas écrit parce que j'ai arrangé un coin de jardin et lavé du
linge à notre belle fontaine, comme une certaine princesse de
Y Odyssée : mais elle était princesse et ne lavait que des robes
de laine : moi, j'ai lavé de tout. C'est un des plaisirs les plus vifs
LUNE DE MIEL I 89
que je connaisse. J'ai été jardinière et laveuse avec une passion
et un excès qui m'ont rendue un peu malade.
...M. de Bonstetten et le professeur Wilheimi ont dîné ici...
Ils ont beaucoup parlé de vous. M. de Bonstetten est aimable ;
l'autre m'a paru avoir bien de l'esprit, mais si cet homme a le
cœur droit et vrai, il m'a trompée. Je ne fais plus assez de cas
de l'esprit pour qu'il m'aveugle sur le reste. »
On lui en veut d'être si brève et si froide sur ce délicieux
Bonstetten, qu'elle était digne de rencontrer et de goûter.
Mais Bonstetten n'était alors qu'un jeune homme de 27 ans,
et c'est dans sa vieillesse, comme on sait, qu'il fut surtout
séduisant, j'allais dire : surtout jeune *. Elle reprend :
« Notre cocher a reçu une ruade à la tête, dont il n'est pas
encore bien remis, et un de nos chevaux est enrhumé ; quand
ils seront guéris, nous nous hâterons d'aller à Lausanne.
M. de Sévery nous écrit là-dessus avec empressement et beau-
coup d'honnêteté. Il est fâché que les grands plaisirs tirent à
leur fin, et moi j'en suis bien aise : outre qu'ils ne m'amusent
que médiocrement, ils me rendent malade. J'aime, le matin,
un tour de promenade, un peu d'ouvrage ou de lecture, un dîner
et une toilette paisibles, et quand on m'a accordé cela, je soupe
aussi tard qu'on veut et en telle compagnie que l'on veut.
Il m'est encore moins malsain de laver tout le jour à la fontaine
que de parler et d'écouter tout le jour. »
Le mondain d'Hermenches répond indigné :
« Cette princesse de YOdyssée n'avait pas de l'esprit comme
vous. Je ne puis souffrir que vous fassiez la lavandière, ni la
1 Le Bernois Charles-Victor de Bonstetten (1 745-1 832), à qui Sainte-Beuve
a consacré une si charmante étude, est une des figures les plus originales
de notre histoire littéraire. — Il devint plus tard un des hôtes assidus de
Coppet. On lui doit, entr'autres, deux œuvres très distinguées : Voyage sur
la scène des six derniers livres de l'Enéide, rédigé en français sur le con-
seil de M"" de Staël, et l'Homme du nord et l'homme du midi, livre plein
de nouveauté dans les aperçus, de grâce dans le style, qu'il donna à l'âge
de 79 ans. Il n'est guère de Suisse allemand qui ait mieux écrit notre lan-
gue. — Quant à Samuel Wilheimi, né en 1730, pasteur à Berne, puis
professeur de grec dès 1758, enfin pasteur à Siselen, où il mourut en 1796,
il fit partie du cercle de haute culture où se rencontraient Wieland, Julie de
Bondeli, les Tscharner, Daniel Fellenberg, Kirchberger, Stapfer, etc. Il fut
un des fondateurs de la Société patriotique dont M. W.-F. de Mulinen a
retracé l'histoire {Neujahrsblatt des historischen Vereins des Kantons Bern
fur 1 go 1 : Daniel Fellenberg und die Patriotische Gesellschaft in Bern.
— Bern, Wyss, 1900, in~4°).
ICO MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
nymphe potagère. Vous deviendrez couperosée, vos dents
tomberont et vos cheveux aussi. Une jolie femme doit rester
tant qu'elle peut une jolie femme ', et un beau génie doit se
conserver une bonne santé. Vous ne connaissez pas le soleil
helvétique, et vous vous ferez du mal avec ces gaîtés agrestes. »
Sur quoi il cite un mot de Wilhelmi sur Mme de Charrière :
« Il me semblait que c'était une sylphide en dépôt au pied
de ces montagnes, en attendant que quelque sylphe vienne
l'enlever... »
Puis il la prévient de son mieux contre Lausanne :
« Ce ne sont que grimaces, tortillages, gauches politesses.
Vous ne verrez pas un seul homme d'esprit, et pas une femme
qui ait de la grâce naturelle, ni la moindre franchise. Avec cela,
vous pourrez les trouver charmantes, et vous serez bien per-
siflée ; car c'est le sort de tous les nouveaux venus. »
De telles diatribes ne pouvaient créer une prévention défa-
vorable dans un esprit aussi indépendant que celui d'Isabelle.
Son jugement sur Lausanne, bien plus mesuré, nous le trouve-
rons dans son œuvre. Elle lui répond gentiment, raille d'un
mot piquant les « fadeurs sylphiques » de Wilhelmi, et quant
à Lausanne, elle est résolue à s'y montrer aimable et confiante :
« Je serais comme eux, si, recevant leurs politesses, je les jugeais
méchamment. »
La réponse de d'Hermenches est intéressante, parce qu'elle
est datée de Ferney (23 mars 1772) :
« Je voudrais que vous y fussiez, au lieu de ce plat Lausanne,
où vous allez arriver quand je le fuis. Qu'est-ce que la vie ?
Il y a quelques années, j'aurais marché au travers d'un brasier
pour posséder Agnès à Lausanne ! Je me fais du bien ici : ce
vénérable et prodigieux vieillard écoute mes misères, s'entre-
tient de mes petites peines comme une bonne mère ; aussi je
le trouve grand dans ces moments-là, comme M'ne de Sévigné
1 II lui écrivait après sa visite : « J'ai été prodigieusement content de vous ;
l'espèce de dignité que donne l'état de madame vous va singulièrement
bien. Je suis tout étonné (?!) de vous trouver femme aussi merveilleuse et
adorable que vous étiez fille sublime et incomparable... Je vous apprends
que vous plaisez universellement et que vous avez surpassé tout ce que la
prévention et le prestige avaient annoncé de plus favorable pour vous. »
(7 février 1772).
LUNE DE MIEL ICI
trouvait Louis XIV un héros, après qu'il eut dansé un menuet
avec elle. Il faut absolument que vous veniez le voir ; il est
digne de vous écouter, et vous l'êtes infiniment de lui parler. »
Le 23 avril, elle répond en donnant tout d'abord ses impres-
sions sur Lausanne :
« ...Je n'en suis pas enthousiasmée, mais je m'y suis amusée.
On était si honnête que je ne pouvais résister à rien. De retour
ici, je me suis chargée de la conduite de la maison : me voici
ménagère et souvent cuisinière ; cela m'occupe et m'amuse...
Parlons des gens de Lausanne. J'ai trouvé Mme de Sévery extrê-
mement aimable '. Quand nous avons été à notre aise ensemble,
je lui ai trouvé bien de l'esprit et de la justesse d'esprit, une
gaîté fine et vraiment agréable, enfin tout ce qui est en droit de
plaire, et elle m'a beaucoup plu. Son mari est bon, franc, facile ;
j'en ai été très contente. »
Mais elle est surtout charmée de Mme de Villardin : celle-ci
rappelle Mme d'Athlone, «à qui le monde, dit-elle joliment, n'a
point donné d'usage du monde. » Elle loue le marquis de Gentil
de Langalerie -, qui se plaçait volontiers à côté d'elle à table :
« Il est un peu sale, mais il est gai, il est instruit ; il y a dans
tous ses discours de la bonhomie et une facilité d'esprit et d'ex-
pression que j'aime, au lieu que je déteste le précieux, le bel-
esprit et les beaux parleurs qui s'écoutent et veulent être écou-
tés. J'aime qu'on aille rapidement son train en discourant ;
je sais bien attraper au vol ce qu'on dit de bon... M. Tissot a
bien de l'esprit. Je l'ai trouvé tel que vous me l'aviez dépeint...
Votre dernière lettre était datée de Ferney : j'ai été bien aise
que vous y pensassiez à moi. Vous m'y souhaitiez : je ne m'y
souhaite point. C'est un méchant homme de beaucoup d'esprit.
Je le lirai, mais je n'irai pas V encenser . »
Nulle déclaration ne peint mieux ce quant à soi qui est un
des traits saillants du caractère d'Isabelle. Nous constatons
1 Mme de Charrière-de Séverv, sa cousine. Elle demeura en correspon-
dance avec cette aimable parente vaudoise. La famille de Charrière-de
Séverv, à Valency, près Lausanne, possède une quinzaine de lettres écrites
de Colombier, que nous avons eues entre les mains. Elles contiennent
quelques détails intéressants sur la vie de AL" de Charrière pendant les
premières années de son mariage.
2 Allié de Constant, beau-frère de d'Hermenches, et comme lui ami de
Voltaire (voir Perey et Maugras, La Vie intime de Voltaire aux Délices et
à Ferney, p. 124-129).
IÇ2 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
qu'elle ne fut fascinée ni par Voltaire, ni par Rousseau. Ce
devait pourtant, semble-t-il, être une forte tentation, pour une
femme d'esprit, d'aller recueillir les compliments dont Voltaire
n'eût pas manqué de se mettre en frais pour elle ; de briller
quelques moments à la petite cour de Ferney, de faire la con-
quête du roi... Mais il eût fallu «l'encenser». Mme de Charrière,
qui n'abdiquait point son droit de le juger, n'était pas femme
à dissimuler ses sentiments intimes pour plaire à Voltaire.
Elle dédaigna cette occasion d'être présentée au grand homme,
et celui-ci vécut encore six années, sans qu'elle éprouvât jamais
aucun désir de l'approcher. Plus tard, ayant lu les lettres de
Voltaire à Frédéric II, elle les jugeait ainsi :
« Pour ce qui est du poëte et de ses lettres, c'est de la gentil-
lesse d'esprit, de la grâce, de la malice, de la rancune, de la
puérile vanité, de la bassesse, de la hardiesse tellement mêlées,
qu'on aime et hait, qu'on admire et méprise, qu'on s'indigne
et qu'on rit tout à tour et presque à la fois... Je suis si vaine pour
mon sexe des lettres de la Margrave de Bareith, que je les lis
à tout le monde. Je n'ai jamais rien vu d'une femme qui prouve
aussi complètement que nous pouvons être tout ce que sont
les hommes. On dit que Sapho l'avait prouvé quant à la poésie :
la Margrave le prouve quant au grand et bon esprit ; c'est donc
un procès jugé. » (A Chambrier d'Oleyres, 6 décembre 1788.)
En arrivant de Lausanne, elle écrivait à son frère :
« 19 avril 1772... On m'a parlé et fait parler de vous jusqu'à me
fatiguer et m'impatienter : vous savez si j'en eusse parlé volon-
tiers à des amis ! Mais entendre, au moment de mon arrivée,
toutes les assemblées, les vieux, les jeunes, les Suisses, les Anglais,
les Français, dire et répéter : Votre frère est bien intéressant !
et devoir faire une histoire à des inconnus dont je voyais le
visage et dont j'entendais la voix pour la première fois de ma
vie, c'était à mon avis profaner le sujet et le héros de l'histoire,
et faire des lieux communs de ces détails qui me touchent si
sensiblement. Enfin, j'ai vu que vous étiez aimé de beaucoup
de gens et applaudi de tous. Cela m'a pourtant fait plaisir...
J'ai été très fêtée, j'ai soupe partout... Je me fais une grande
fête de vous voir. Sur la fin de mai, dites-vous. C'est bientôt.
Ah ! que cela est bon ! »
Ce séjour — il dura deux semaines et demie — est le plus
long qu'à notre connaissance Mme de Charrière ait jamais fait
à Lausanne. Si nous soulignons le fait, c'est qu'on lit en vingt
LUNE DE MIEL I C)3
ouvrages différents que M nc de Charrière « vécut » à Lausanne,
ou du moins y séjourna fréquemment, pendant un temps assez
long pour faire partie du « tout-Lausanne » d'alors. On lui assi-
gne une place dans la société lausannoise. C'est une erreur abso-
lue, née peut-être d'une simple confusion : on a souvent pris
Mme de Charrière de Bavois pour Mme de Charrière de Tuyll '.
La première, née de Saussure, avait un salon à Lausanne ;
ses samedis étaient fort spirituels au gré des uns, mortellement
ennuyeux au dire des autres. Quant à notre amie, ses visites
à Lausanne furent extrêmement rares et courtes. En revanche,
elle séjourna à plusieurs reprises et pour plusieurs mois à Genève,
qu'elle préférait manifestement. Elle y passa même quelques
hivers 2. Pour connaître Lausanne et en peindre la société
comme elle l'a fait, il lui a suffi d'y faire une ou deux courtes
visites ; mais, en somme, Lausanne a tenu une place infime dans
sa vie et dans sa correspondance. Elle avait d'ailleurs beaucoup
moins le goût de la société et le besoin des salons qu'on ne se
l'est figuré. Au moment de son mariage déjà, cette femme
trop clairvoyante ne croyait plus guère qu'à quelques amis
éprouvés, et les plus vifs plaisirs intellectuels ne balançaient
même pas à ses yeux les joies d'une affection partagée et sûre.
Aussi, quelle fête, lorsque sa meilleure amie arriva à Colombier,
le 20 juin 1772 ! Elle était paisiblement occupée à écrire à son
frère Ditie :
«Tout à coup, j'entends le bruit d'un carrosse; le cocher
fait hu-t, hu-t pour arrêter, je cours à la fenêtre, je vois deux
chevaux et, derrière, encore deux têtes de chevaux. Je cours
à la porte de ma chambre ; je crie : « Est-ce Mmc d'Athlone ? »
On répond qu'oui. Le moment d'après je me trouve au bas de
l'escalier, dans les bras de ma cousine, riant, pleurant, l'embras-
sant à la fois, aussi surprise que si j'eusse ignoré son voyage,
et n'en croyant qu'à peine mes sens, qui me disaient que c'était
elle, elle-même, à Colombier, chez moi ! Toute la journée du
1 Nous en pourrions citer maint exemple. Un des plus récents se trouve
dans une note du Journal de M"" de Ca%enove-d' Ariens (publié par A. de
Cazenove. Paris, Picard, igo3), où M"' de Charrière de Bavois — car il ne
peut s'agir que d'elle en cet endroit — est appelée «l'amie de Benjamin
Constant», ce qui désigne notre dame de Colombier.
2 En revenant de Genève à Colombier, il lui arriva plusieurs fois de passer
à Lausanne sans s'y arrêter. (Lettre de M. de Charrière à sa femme, 1 781 ).
i3
'94
MADAME DE CHAKKIERE ET SEs AMIS
lundi a été comme un premier moment, et il m'a fallu toute
la semaine pour me reconnaître et rasseoir mes esprits. Nous
sommes charmées, heureuses, contentes l'une et l'autre au delà
de l'expression. Mylord s'amuse, il est l'ami de tous les habi-
tants du logis ; il joue au piquet avec M. de Charrière, il arrose
le jardin de M,ie de
Penthaz, il plaisan-
te avec Henriette.
Leur logement est
joli et commode :
c'est dans la meil-
leure maison du
village. On trouve
notre établisse-
ment agréable, la
maison gaie, la vi-
gne d'un bon rap-
port. C'est moi qui
gouverne ma mai-
son depuis deux
ou trois mois, —
je la gouverne au-
jourd'hui avec un
plaisir nouveau. Ma
cousine n'a jamais
eu un plus beau
visage ni un plus
grand appétit. Le
voyage ne l'a point
fatiguée, la cha-
leur ne l'incom-
mode pas; elle dit
qu'elle serait ve-
nue quand ce n'au-
rait été que pour
(D après un pastel de Liotard appartenant au comte {■ r
G. Bentinck, à Amcrongen) slx JOUTS . »
1 M°" d'Athlone, très vive de nature, devint, avec les années, originale
jusqu'à l'excentricité. Vincent de Tuyll, dans une lettre à sa sœur, M"' de
Charrière (3o Juin 1702), appelait M™ d'Athlone «une personne qui, avec
le meilleur cœur du monde, est extravagante dans tout ce qu'elle fait
comme dans tout ce qu'elle écrit*. Ses fantaisies bizarres sont restées
légendaires au château d'Amerongen, où elle passa sa vie. (Elle mourut en
[819). .Mais on y a conservé aussi le souvenir de son excellent cœur — et
son portrait, qui fait pendant à celui de mylord Athlone. Nous reproduisons
le premier, en notant qu'il fut peint, précisément en 1772, par Liotard
(ainsi que M™ de Charrière l'écrit à Ditie). Ce beau pastel donne bien l'idée
LUNE DE Ml KL IO,5
Ce fut un heureux temps. Mais vers la fin de l'année, une fois
les amis partis, voici que ses anciennes inquiétudes au sujet
de d'Hermenches la reprennent. Il parlait alors de divorcer
et de se remarier : elle jugea opportun de lui adresser cette récla-
mation bien naturelle :
«Voici ce que j'exige, et mon frère, que vous connaissez,
que vous estimez, qui connaît les lois de l'honneur et de la probité,
et celles de la prudence, l'exige aussi : si vous vous mariez,
avant que votre contrat soit signé, vous me renverrez toutes
mes lettres, toutes. Une jeune nouvelle femme est la maîtresse
la plus séduisante qu'on puisse avoir ; auprès d'elle une ancienne
amie n'est rien. En un mot, je l'exige, et une personne qui vous
a si longtemps témoigné de l'amitié, avec tant de franchise,
de zèle et de constance, malgré l'absence, l'éloignement, malgré
tant d'oppositions et de discours, ne doit pas exiger en vain
une chose qui intéresse son repos... Nous ne vous demandons
si expressément ces lettres qu'au cas que vous vous mariiez,
parce que nous sommes persuadés que vous avez et que vous
aurez toujours, hors de ce cas-là, les soins nécessaires pour
qu'elles ne soient jamais lues de personne. Vous savez combien
elles paraîtraient sottes et ridicules. » (30 septembre 1772.)
Nous n'avons pas la réponse de d'Hermenches ; sans doute
il resta muet, car elle revient sur cette affaire dans la lettre
suivante, où elle lui conte qu'elle a reçu de ses nouvelles par un
de ses officiers, M. Chaillet :
« Il m'a trouvée seule avec ma femme de chambre, elle
ployant des chemises, moi faisant de la tapisserie... M. de Char-
rière faisait sa partie de tarot chez M. Chaillet, pendant que
son fils me parlait ici de vous. »
A ce moment, d'Hermenches avait obtenu son divorce,
assez superflu d'ailleurs, puisque sa femme mourait quelques
mois après, sans la permission du docteur Tissot l... Cependant
d'Hermenches ne rendait toujours pas les lettres, et la pauvre
femme les réclamera derechef, sans plus de succès.
de cette figure opulente, cordiale, épanouie, rayonnante de santé, que
Rubens eût aimé à peindre. — Dans le parc d'Amerongen, on voit encore
un joli pavillon que Mmc d'Athlone y avait fait édifier et qu'elle appela
Colombier en souvenir des jours heureux passés auprès de sa cousine ten-
drement aimée.
1 Dans une visite à Colombier, l'illustre médecin avait prononcé que
M"" d'Hermenches « qu'on disait fort malade, n'était ni morte ni mourante. »
196
MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
Vers le même temps, son mari la conduisit à Berne, où il
avait, par sa mère (née de Murait), de nombreux parents.
Elle fut vivement frappée de l'aspect robuste et cossu de cette
belle vieille ville ; elle y remarqua le bien-être du peuple, l'abon-
dance des marchés, la propreté des rues. « Ces gens-là, dit-elle,
gouvernent bien leur ménage, et cela fait plaisir à voir. »> Elle
trouve et retrouve des amis, une dame de Sturler, une dame
Frisching, « belle comme une sultane favorite », qu'elle devait
avoir connue en Hollande ; elle revoit Wilhelmi, qui gagne dans
sa sympathie, et l'aimable Bonstetten, « qui raconte les moindres
choses avec une grâce et une finesse qui plaisent ».
Mais ces courts séjours à Lausanne et à Berne ne firent que
de rares diversions à l'existence calme, un peu monotone, où
elle était entrée avec la résolution de s'en accommoder. Dès son
arrivée à Colombier, elle avait noué des relations avec la société
de Neuchâtel et pris intérêt aux détails de la vie locale.
Six ans auparavant, la présence de Rousseau dans la Princi-
pauté y avait soulevé une effroyable tempête : le gouverne-
ment de l'Etat et celui de l'Eglise avaient saisi une bonne occa-
sion de ranimer leur vieille querelle, et l'on s'était battu sur
le dos de Jean-Jacques, lequel se croyait «l'unique objet de
tant de sollicitude ! ». A ces jours orageux, avait succédé une
accalmie, et dans la société de la petite ville, que venaient
animer pendant leurs congés les officiers neuchâtelois au service
de France ou de Hollande, les distractions mondaines ne man-
quaient point. Mme de Charrière y prit part au début avec
un assez vif intérêt. Dès la première lettre écrite de Colombier
à son frère, elle mentionne Mme DuPeyrou, qui « devient plus
simple et plus aimable » — et que nous retrouverons tantôt.
Dans les somptueuses réceptions de DuPeyrou, ainsi qu'aux
bals et concerts donnés dans le petit théâtre, dont la ville venait
d'être dotée par quelques amateurs 2, Mme de Charrière put se
1 Fritz Berthoud : J.-J. Rousseau au Yal-de-Travers, Paris, Fischbacher,
1881, p. 247.
2 C'est, aujourd'hui encore, le seul théâtre que possède Xeuchàtel. Les
étrangers sans culture, qui jugent spirituel de mépriser une petite ville, et
quelques Neuchâtelois aussi, qui font chorus avec eux par une ridicule
fausse honte, — se moquent à l'envi de cet édifice, construit vers 1766, et
devenu trop petit pour une ville de 20,000 âmes; on ne songe pas qu'il
LUNE DE MIEL 197
livrer à ces observations de types, de mœurs et de langage qui
se condenseront dix ans plus tard dans les Lettres neuchâte-
loises. Elle aimait à voir jouer des comédies de salon, spectacle
assez nouveau pour elle :
« C'est la première fois, écrit-elle à d'Hermenches, que je
vois une troupe de société... Les opéras comiques prêtent un
peu plus à l'illusion que les comédies, où l'on voit d'un bout à
l'autre M. un tel et Mme une telle, et point du tout les personna-
ges de la pièce. On a joué la Gageure '. Mme DuPeyrou m'a éton-
née par la dignité, la finesse et l'aisance de son jeu ; sa figure
est noble et sa prononciation distincte, de sorte qu'elle a tout
ce qu'il faut pour une excellente Mmc Préville... Je travaille
beaucoup, je lis un peu... Je ne m'ennuie point : M. de Charrière
est trop aimable et je l'aime trop pour pouvoir m'ennuyer
auprès de lui. Si mes nerfs ne me faisaient souffrir bien souvent,
je serais encore plus heureuse. » (14 février 1773)-
De temps en temps, elle va passer quelques jours à Neuchâtel,
et recueille, pour les conter à son frère, les menus événements
du chef-lieu. Il en est qui font sensation, comme le duel du baron
d'Erlach avec « un jeune Sandoz, qui est brave et vif, et qui
était amoureux » : c'est Mme DuPeyrou qui fut la cause involon-
taire de cette querelle :
« Ils se sont battus dans nos allées de Colombier ; tous deux
ont été blessés. Sandoz, qui avait eu tort, l'a reconnu de très
bonne grâce. Quant à Mme DuPeyrou, on ne pouvait que faire
des conjectures sur son chapitre, mais elles ne lui ont pas été
favorables. Je vous verrais diriger la fumée de votre pipe du
côté de son visage avec plus de plaisir que jamais. Je l'ai vue
quelquefois dans trois petits séjours que j'ai faits à Neuchâtel
à l'auberge... On donna, il y a huit jours, un très joli bal de
souscription. Mme Bosset, des Gardes, en donna aussi un, où
je m'amusai beaucoup. Tout le monde ici danse bien;
Mme DuPeyrou danse très bien. Vous savez qu'on a donné très
souvent la comédie. J'y allais par curiosité et par politesse, et
d'ordinaire je m'y ennuyais comme une malheureuse. Mais que
j'ai été bien dédommagée par Mme de Montmollin et M. de
était fort spacieux pour une ville de 3ooo. Et l'on rit de son extérieur, qui
est insignifiant, sans se douter que la salle de spectacle est charmante, très
intelligemment conçue comme forme, proportions et disposition. Nos
grands architectes seraient peut-être fort empêchés de faire mieux aujour-
d'hui.
1 La Gageure imprévue, de Sedaine (1768).
19° MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
Chambrier ! Qu'ils ont bien joué Sylvain ', et que Sylvain est
une charmante pièce ! Jamais je n'ai entendu de musique mieux
faite ni mieux chantée. Ces deux personnes étaient ravissantes.
On pleurait, on admirait, leurs deux voix sont faites l'une pour
l'autre. On ne pensait à autre chose encore deux jours après
avoir vu Sylvain (23 mars 1773). »
Une des choses qui l'intéressa le plus, à son arrivée dans notre
pays, ce furent les vendanges, spectacle plus neuf encore pour
elle que le théâtre de société :
« 21 octobre 1772 (à Ditie). On fait ici une vendange prodi-
gieuse. Je suis bien fâchée que vous n'y soyez plus. Vous seriez
mal servi et mal nourri, mais vous vous amuseriez de la gaîté,
des embarras, du mouvement, de ce charmant air d'abondance...
...Dites-moi si votre ébullition, vos boutons, votre fièvre
n'ont point fait de bien au reste de votre santé. C'était déjà
la même disposition sans doute qui vous fit devenir tout à coup
si rouge chez M. DuPeyrou. Les bains du lac peuvent avoir
contribué à cela : si c'est un bien, j'en aimerai le lac. Je l'ai
vu encore ce soir : il était beau !
...Je ne vois personne et j'en rends grâce aux vendanges.
Les uns sont au Tertre, d'autres à Neuchâtel, d'autres ren-
fermés chez eux... Le prince de Darmstadt 2 a été à Neuchâtel.
On ne nous a point invités avec lui : c'est très bien fait ; les
chars de vendange barraient ces étroits chemins. Mme DuPeyrou
lui a déplu : c'est bien fait encore !
On parle toujours très bon français ici : M,le Charlotte Meu-
ron, parlant l'autre jour de M"»* Pourtalès, encore Mlle De Luze,
disait qu'elle aurait pu donner une fille qui aurait eu de V ouverture.
J'ai appris la phrase par cœur pour Noski et pour vous 3. Vous
souvenez-vous de ce pauvre enfant qui fut presque écrasé
au Bied ? Je vis l'autre jour sa mère et lui demandai s'il com-
mençait à donner des marques d'amitié et de préférence : Oui,
dit-elle, grâce à Dieu, il s'est remis à baiser. — Quel dommage
si cette lettre venait à se perdre ! Je vous dis de si belles choses.
Adieu, mon frère et ami Ditie. Vous dites : « Nous nous sommes
moins qu'autrefois. » — Peut-être. Mais nous nous redevien-
1 Le Silvain, comédie en un acte, mêlée d'ariettes, par Marmontel, musi-
que de Grétry, jouée aux Italiens en 1770.
2 Louis, prince de Hesse-Darmstadt, né en 1753, devint grand-duc en 1790.
3 Xoski est un surnom d'amitié qu'elle donnait alors à son mari, lequel, en
retour, l'appelait Xoska. Nous ignorons l'origine de ces sobriquets polonais.
LUNE DE MIEL
K)9
drons plus, à mesure que nous verrons mieux que nous avons
changé aussi peu que possible '. »
DITIE DE TUYLL
(D'après un pastel appartenant au comte G. Bentinck.
Amerongcn)
1 Le spirituel Ditie n'était pas en reste de drôleries avec sa sœur. Il lui
envoyait de Nice un récit qui la rit rire aux larmes et qu'on nous permettra
de glisser discrètement dans une note: «.La passion du jeu, écrit-il, a si
bien subjugué dans ces contrées toutes les classes des habitants, que ceux
qui ne jouent pas de l'or jouent de la m.... ; de mes yeux j'en ai vu l'exemple
aujourd'hui, tout comme je vous le dis, sans badiner; j'ai pensé étouffer
de rire. C'étaient trois ou quatre petits misérables qui ramassent ce que je
viens de vous dire, et qui avaient fait, chacun de sa récolte, des portions
égales : ces portions passaient de l'un à l'autre selon qu'en ordonnait la
fortune ; elle dispose d'un tas de m.... comme du sort d'un empire. »
200 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
A tout prendre, sa vie de jeune mariée n'avait rien de morose.
Mais une grande douleur allait la frapper. Son frère, à qui le
séjour du Midi convenait, avait été chargé par les Etats-Géné-
raux d'aller féliciter le roi de Sardaigne (Victor-Amédée III)
de son accession au trône. Il se promettait de visiter l'Italie,
puis de séjourner à Colombier au retour. Mais l'état de sa santé
ne s'améliorait pas. Sa sœur lui écrivait, le 10 avril 1773, une
lettre à la fois désolée et pleine de l'espérance d'un prochain
revoir :
«Nous avons eu froid aussi bien que vous... Malgré la bise,
le printemps va son petit train, les feuilles paraissent et se
déplient, les rieurs s'épanouissent, et sentent déjà bon. Je pense
que la saison sera bien agréable pour votre voyage. En revenant
du Midi vers le Nord, vous trouverez partout la première verdure.
...Aujourd'hui, j'ai pensé à vous moins gaîment. Je le répète,
votre lettre m'a affligée. »
C'est la dernière fois qu'elle écrivait à ce frère si tendrement
aimé, qui ne devait pas revoir le Nord, ni sa sœur, ni les siens.
Il mourut à Naples. Ses dernières dispositions, dictées au consul
de Hollande, sont datées du 21 mai 1773 *. Nous pouvons devi-
ner quel deuil cruel fut pour elle cette mort imprévue et loin-
taine. Elle n'avait, parmi les siens, d'intimité vraie qu'avec son
frère Ditie. Dans sa grande douleur, elle souhaita de revoir son
vieux père, accablé, lui aussi, sous le coup de la funèbre nouvelle.
En effet, nous la retrouvons à Zuylen l'année suivante :
« Zuylen 16 août 1774. {A (THermenches.) Votre lettre était
remplie de sensibilité sur la mort de mon frère. Je n'ai point
répondu, parce que j'ai été très longtemps hors d'état d'écrire...
Ma vie a été douce et uniforme dans ma famille, et n'était guère
troublée ni changée que par des maux de nerfs dont la peinture
1 C'est peut-être à l'occasion de cette mort que l'aîné des frères, Guillaume
de Tuyll, fit le voyage au retour duquel il s'arrêta à Colombier, en Juillet
1773. (Lettre à M"" de Charrière-de Séverv, à Lausanne). — Constatons ici
que la lettre publiée par Gaullieur comme adressée à Ditie le 8 octobre 1774,
devait être d'une date antérieure. Mais elle n'est pas même authentique, car
Gaullieur l'a composée de divers passages empruntés à plusieurs lettres.
Nous verrons d'autres exemples de ces procédés de transposition, de chan-
gement de date ou de texte ou d'attribution des lettres, dont Gaullieur a
souvent usé, — bien malheureusement, car ils enlèvent toute valeur docu-
mentaire aux textes qu'il a publiés. (Voir plus loin, chap. XV).
LUNE 1)K MIKL
vous aurait fait autant de pitié que celle de mes amusements
vous eût donné d'ennui. Je suis peut-être encore assez bonne
à voir pour des gens paisibles, accoutumés à m'aimer, mais il est
impossible que j'inspire le moindre intérêt au reste du monde.
C'est sans retour que je suis maussade, parce que je ne suis
point fâchée de l'être. Mon mépris pour les hommes ne va
point en augmentant, mais bien mon indifférence pour leur
suffrage; c'est-à-dire que je ne désire pas de les occuper, d'en être
regardée, ni applaudie ; mais je crains plus que jamais de les
blesser et d'en être blâmée. Vous voyez que de tout cela il ne
doit pas résulter une façon d'être qui vous parût aimable,
à vous qui êtes toujours tout vivacité, tout activité, tout ambi-
tion. Je vous divertirais comme un vieillard de 80 ans pourrait
divertir une fille de vingt...
...Nous sommes ici beaucoup de monde : ma sœur et son mari
avec tous leurs enfants, ma belle-sœur avec les siens et son mari,
et mon frère cadet [Vincent], qui n'a point encore de femme.
Mon père paraît fort content de nous voir ainsi rassemblés
et de bon accord, tous satisfaits les uns des autres. Mon mari
est estimé et chéri de toute ma famille, chacun applaudit à
mon choix et partage mes sentiments.
... Voilà bien des douceurs, ajoute-t-elle après avoir men-
tionné la présence de sa chère cousine, aux couches de laquelle
elle venait d'assister. Cependant, il faudra bientôt partir :
M. de Charrière voudrait être chez lui avant les vendanges,
et il a raison de le vouloir... Peut-être irons-nous à petites jour-
nées pour épargner de la fatigue à un jeune homme qui nous
sert et que nous aimons beaucoup.
...Une chose diminue mon empressement pour notre corres-
pondance : je ne puis penser à vous écrire sans penser à mes-
lettres d'autrefois, et cette pensée m'inquiète. Je ne me sou-
viens pas d'avoir jamais eu rien de malhonnête dans le cœur,
mais je sais en gros que je disais autrefois tout ce que je pensais-
et que j'ai dû penser beaucoup de folies imprudentes et sur-
tout ridicules à dire. Cela n'est pas assez sérieux pour vous
redemander positivement mes lettres, et cette demande aurait
l'air d'une défiance de vous, que je n'ai pas ; mais, d'un autre
côté, depuis que je suis mariée, tout ce qui pourrait blesser
mon mari le moins du monde m'étant devenu d'une extrême
importance, je vous écris moins volontiers, parce que je ne puis
vous écrire sans me rappeler des idées que j'aime mieux éloigner.
Voilà au vrai tout mon cœur, toutes les causes de mon silence,
car ma franchise est invariable, aussi bien que mon amitié. »
Cette lettre, à la fois tremblante et ferme, ne reçut pas la
réponse qu'on pouvait attendre d'un homme du monde aussi
accompli. Non seulement d'Hermenches garda les lettres, mais
MADAME DE CHARR1ERE ET SES AMIS
il se fâcha, se répandit en reproches contre l'inconstance de
son amie, qui lui répondit l'année suivante seulement l :
« Je me crois la personne la moins faite pour être accusée
d'inconstance qui soit au monde, et vous auriez grand tort
de porter le deuil d'un cœur très en vie et d'une amitié qui ne
mourra point. Ma morale vous a déplu... Vous n'en serez plus
ennuyé. Vous avez trouvé mauvais que je vous redemandasse
mes lettres : je ne vous les redemandais pas, je vous disais
seulement que je serais plus contente, plus en repos, et que je
vous écrirais plus volontiers si vous vouliez me les rendre.
Vous ne le voulez pas et vous avez été fâché de ce que je vous
disais là-dessus : je cesserai d'en parler, et moyennant cela j'es-
père que vous serez satisfait, que vous me croirez le sens commun
et une manière d'être à peu près comme je l'avais quand vous
m'honoriez de votre estime. »
Encore quelques paroles aimables, presque affectueuses ;
un compliment à d'Hermenches sur ses lettres, — « mélange de
gaîté et d'amertume qui rend toutes vos peintures si piquantes ;
des impressions exagérées dans un style plein de feu », — et
voilà la fin de cette correspondance qui avait duré tant d'années !
Du moins d'Hermenches a-t-il négligé de garder les lettres sui-
vantes, s'il y en eut. Nous pensons qu'il n'y en eut pas. Pour-
quoi auraient-ils continué à s'écrire ? Elle n'avait plus confiance
en lui. l'intimité ancienne était finie. Quant à d'Hermenches,
il n'avait plus rien de romanesque à attendre d'elle. Madame
de Charrière, épouse d'un mari placide et bon, n'était plus cette
« incomparable Agnès », qu'il avait aimée d'un sentiment si
particulier et si vif. Sa destinée, désormais fixée, n'était plus une
piquante énigme pour ce déchiffreur de cœurs féminins, pour ce
confesseur mondain cherchant la volupté des situations sca-
breuses et des confidences téméraires. Agnès était descendue
dans la prose d'un mariage raisonnable, et en somme heureux.
Assagie par l'expérience, éprouvée par un deuil profond, elle
ne demandait que le repos dans sa retraite, la paix du colombier...
Elle n'avait pour son ancien adorateur plus rien de l'héroïne
un peu troublante de jadis : ne renonçait-elle pas à l'être au
1 Cette lettre, du 23 Juillet 1775, est écrite de Hollande, où M" de Charrière
faisait un nouveau séjour. Ce fut sans doute la dernière fois qu'elle vit son
père, qui mourut l'année suivante (1" septembre 1776).
LUNE DE MIEL 203
point de lui réclamer prudemment des lettres qu'elle regrettait
d'avoir écrites ? D'Hermenches trouva cela chétif, et se détourna
de cette femme dont il avait attendu mieux. La correspondance
s'éteignit.
Et lorsque d'Hermenches mourut, dix ans plus tard, Mme de
Charrière, elle, allait se reprendre à vivre : le propre neveu de
d'Hermenches, Benjamin Constant, allait occuper cette âme à
la fois désabusée et ardemment aimante. Mais nous serions bien
surpris si, au moment de la mort de l'ancien ami, et pendant
tout le reste de sa vie, elle n'avait éprouvé un singulier malaise
à penser que ses lettres de jeunesse traînaient encore dans
quelque tiroir, livrées aux regards indiscrets. Sentiment d'autant
plus pénible, qu'elle ne pouvait tenter de les recouvrer sans
attirer précisément l'attention sur elles.
Et maintenant, ces lettres d'une jeune fille trop confiante,
nous les avons eues sous les yeux. Aurions-nous dû les ignorer
et les taire ? Nous ne pouvons le croire. Dans l'imprudence
même de sa franchise, dans la liberté excessive de ses aveux,
Belle de Zuylen nous est apparue si sincère, elle a si bravement
confessé ce que tant d'autres eussent dissimulé avec soin,
il y a, en un mot, dans cette âme tant de droiture, tant de vail-
lance à se montrer au vrai, que nous l'en aimons et respectons
davantage. Nous avons voulu tout savoir d'elle, et tout dire,
parce que, tout pesé, les cœurs droits n'ont rien à redouter de
la pleine lumière l.
1 D'Hermenches lui écrivait, au début de leur relation: «Je vous obéirai:
je brûlerai vos lettres ; mais je ne vous cèle point que je copierai tout ce
qui porte le caractère de votre génie. Ce sont des morceaux trop rares pour
les anéantir. Vos lettres méritent de passer à la postérité. » — 11 en était si
convaincu qu'il ne brûla rien. La postérité ne lui en voudra pas.
CHAPITRE VII
DuPeyrou et les Chaillet
«Lier ensemble desgensd'hon-
neur et de sens, dont l'esprit est
susceptible de lumières, et s'en-
tourer de ces gens-là, c'est en
vérité le plus grand service qu'on
puisse se rendre... »
(M"" de Charrière à Mmt de San-
doz-Rollin).
L'ami de Jean-Jacques. — L'hôtel DuPeyrou. — Les frères Chaillet : le
botaniste et Chaillet-de Mézerac. — Chambrier d'Oleyres. — Le pasteur
Chaillet, rédacteur du Mercure suisse ; son caractère; originalité de sa
critique. ■ — Son journal intime. — Mort du baron de Tuyll, père de
M"" de Charrière. — Vincent de Tuyll et sa femme à Colombier. —
Impressions d'un officier hollandais. — Les millionnaires neuchàtelois. —
Les sœurs Moula. — M"" de Charrière à Genève.
Nous avons rencontré, dans les premières lettres que Mme de
Charrière a écrites de Colombier, les noms de DuPeyrou et de
Chaillet : ils désignent les plus anciennes relations qu'elle ait
formées dans notre pays. Nous devons nous y arrêter un
moment.
Pierre-Alexandre DuPeyrou, dont la famille, originaire du
Périgord, s'était réfugiée en Hollande pour cause de reli-
gion, naquit le 7 mai 1729 à Paramaribo, gouvernement de
Surinam, où son père était conseiller à la cour de Justice. En
1739, l'enfant fut amené en Hollande ; il y fut élevé, ainsi qu'une
20Ô MADAME DE CHARRlÈRE ET SES AMIS
sœur, qui mourut jeune à Amsterdam. Sa mère, Lucie Droilhet,
devenue veuve, se remaria en 1743 avec Philippe Le Chambrier,
colonel au service des Etats-Généraux, commandant en chef
de la province de Surinam. Quatre ans après, Chambrier revint se
fixer dans sa ville natale, où il mourut en 1754. DuPeyrou,
qui avait suivi ses parents à Neuchâtel, y fut reçu bourgeois en
1748. Il jouissait d'une immense fortune, dont il fit l'usage
le plus généreux. Il avait d'importantes affaires en Hollande,
et se plaint souvent du tracas qu'elles lui donnent ; elles
accroissaient en même temps sa richesse.
Lié d'amitié avec le colonel Abraham Pury et mylord Maré-
chal, gouverneur de la Principauté, DuPeyrou rencontra chez
eux Jean-Jacques Rousseau et se lia avec lui d'une étroite ami-
tié. Il partageait les opinions philosophiques du gouverneur :
lorsque commença contre Rousseau la sotte persécution dont le
pasteur Montmollin, poussé par ses collègues genevois, fut
l'instigateur et dont les Lettres de la Montagne furent moins
encore la cause que le prétexte, Rousseau eut pour ardents
partisans mylord Maréchal, les conseillers d'Etat Pury et Chail-
let, et DuPeyrou. Celui-ci écrivit, pour confondre le pasteur de
Métiers, cette fameuse lettre « imprimée à Goa, aux dépens
du Saint Office », qui fut proprement de l'huile sur le feu. DuPey-
rou s'y montrait polémiste habile et incisif, et Montmollin eut
fort affaire à lui répondre. Vers le même temps, Rousseau s'était
passionné pour la botanique, et faisait, selon son expression,
des « caravanes » avec ses amis, le justicier Clerc, DuPeyrou,
d'Escherny, etc. Ces joyeuses excursions au Creux-du-Van, au
Chasseron, à Brot, avaient laissé à Rousseau un souvenir déli-
cieux, dont on retrouve la trace dans son œuvre l.
Les lettres de Rousseau à DuPeyrou sont au nombre de
cent treize et embrassent les années 1764-177 1. La corres-
pondance cessa donc sept ans avant la mort de Jean- Jacques,
mais celui-ci ne retira point à DuPeyrou la confiance qu'il
lui avait montrée en lui laissant, au départ de Neuchâtel,
une grande partie de ses papiers. DuPeyrou lui avait prouvé
1 Voir Fritz Berthoud, J.-J. Rousseau au Val-de-Travers. Voir aussi
les lettres de Rousseau à DuPeyrou du 1" août 1767 et du 16 septem-
bre 176g.
1)1 "PEYROC ET LES CHAILLET
20/
son attachement en s'occupant avec zèle du projet d'édition
générale de ses œuvres ; l'affaire ne put aboutir, mais, dès ce
moment, DuPeyrou devint le conseiller financier du philo-
sophe et s'occupa avec mylord Maréchal d'assurer le pain de
sa vieillesse :
« C'est de lui,
disait Rousseau
à Mme Latour-
Franqueville,
que je tiens ma
subsistance et
mon indépen-
dance. » (décem-
bre 1767.) — Il
écrivait à Du
Peyrou lui-mê-
me :
« Agissez pour
moi comme un
bon tuteur pour
son pupille. Je
vous vois avec
plaisir prendre
cette peine. Voi-
là, Monsieur, le
seul compliment
que je vous ferai
jamais.»
PIERRF-ALEXANDRE DU PEYROU
Philippe de Pury
(D'après un portrait appartenant à M
à Xeuchàtel)
Jl qualifie Du
Peyrou d'« âme
honnête» , d'homme « précieux à son cœur », et se demande si
ses malheurs ne l'ont pas conduit à celui que la Providence
« appelle à lui fermer les yeux ». C'est l'honneur de sa mémoire
que Rousseau entendait confier à DuPeyrou en lui remettant le
dépôt de ses papiers.
Dès 1764, Rousseau pensait à quitter Môtiers, dont il avait
pris les habitants en aversion, et inclinait à accepter l'hospi-
talité que lui offrait DuPeyrou dans une de ses maisons de
campagne, en attendant que fût achevée la construction de
sa belle résidence de la ville. Rousseau l'appelait déjà « mon
208
MADAME DE CHARFUERE ET SES AMIS
cher hôte ». Nous le voyons se rendre à Cressier ' avec Thérèse,
afin de juger de l'établissement que DuPeyrou possédait dans
ce village ; de Cressier, il alla avec son ami visiter l'Ile de
St-Pierre, ce qui plus tard lui donna l'idée de s'y réfugier.
Il y vécut alors quelques semaines, puis en fut chassé brutale-
ment : c'est à Du-
Peyrou qu'il crie
dans sa détresse,
et DuPeyrou
d'accourir. La
correspondance
entre les deux
amis se continue
pendant toute l'o-
dyssée de Rous-
seau, qui séjourne
à Strasbourg, en
Angleterre, à
Trye, à Bour-
goin... Rousseau
conserve long-
temps le ton af-
fectueux, familier
et confiant; il sa-
lue « madame la
commandante » ,
la « bonne ma-
man » de DuPey-
rou, la «reine des
mères ».
Celle - ci étant
morte en 1769, DuPeyrou, âgé déjà de 40 ans, épousa
Henriette-Dorothée de Pury, fille de son ami le colonel.
Très jolie, très vive, bon cœur et tête un peu légère, telle appa-
raît Mm2 DuPeyrou dans les lettres des contemporains. Mal-
heureusement, il y avait entre les époux une différence d'âge
1 D'apré
MADVME DU PEYROl
un pastc
ppartcnant à M" Philippe de Pury
à Ncuchàtel'
1 C'est dans cette course à Cressier que Rousseau trouva la pervenche
qui lui causa une émotion si vive en lui rappelant M"" de Warens.
DUPEYROU ET LES CHAILLET 209
qui aurait dû les effrayer l'un et l'autre. Née le 27 décembre
1750, Mme DuPeyrou n'avait que dix-huit ans et demi. Son
mari l'avait connue petite fille. Rousseau lui-même, qui l'avait
rencontrée à Mon-Lézi, retraite d'été du colonel, ne paraît pas
avoir particulièrement remarqué cette enfant. Sa lettre de féli-
citations à DuPeyrou est conçue en termes un peu vagues :
« Elle nous a paru fort aimable à l'un et à l'autre [Vautre,
c'est Thérèse Levasseur] et d'un fort bon caractère, autant
que nous en avons pu juger sur une connaissance aussi super-
ficielle... Vous avez, mon cher hôte, une grande et belle tâche
à remplir. La sienne est plus grande et plus belle encore. »
Cinq mois plus tard, il écrit :
« Les détails que vous me faites de la manière dont vous cul-
tivez le fonds de sentiment et de raison que vous avez trouvé
en elle, me font juger de l'agrément que vous devez trouver
dans une occupation si chérie, et me font désirer d'avoir la dou-
ceur d'en être le témoin. »
DuPeyrou s'appliquait de son mieux à sa tâche de mari-
Mentor ; mais bientôt la jeune femme fut appelée à celle de
garde-malade. DuPeyrou souffrait depuis longtemps de la goutte.
A maintes reprises, Rousseau lui avait prodigué de sages avis
et des conseils d'hygiène d'un caractère fort intime. Il connais-
sait la violence des attaques de goutte auxquelles était sujet
son ami. Celui-ci étant venu lui faire visite à Trye, à la fin de
1767, un fort pénible incident avait failli les brouiller à jamais :
DuPeyrou fut pris d'un accès terrible, compliqué d'une fièvre
qui le mettait hors de sens. Rousseau veilla trois semaines à
son chevet. Or, une nuit, DuPeyrou, dans son délire, refusa la
potion calmante que Rousseau lui présentait, et lui reprocha
de vouloir l'empoisonner ! Le malheureux Jean-Jacques, qui
se croyait déjà accusé de tous les crimes par ses ennemis conju-
rés contre lui, fut bouleversé d'un propos de fiévreux dont tout
autre que lui n'aurait tenu aucun compte. Il crut voir s'effon-
drer cette amitié qui était « sa dernière et seule espérance ».
Quand le malade revint à lui-même, tout fut oublié... à peu près :
DuPeyrou s'excusa, Rousseau pardonna. Il n'est pas certain
cependant que son affection pour DuPeyrou n'ai pas été ébran-
lée par ce déplorable incident. Néanmoins, il lui écrivit encore,
pendant quatre années, assez fréquemment. Il s'informait sur-
2 10 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
tout de cette maison somptueuse, qui s'élevait dans le faubourg
de Neuchâtel, parmi les jardins et les vignes :
« Comment va votre bâtiment ? Est-il -confirmé que vous
aurez de l'eau ? Quoique absent, je m'intéresserai toujours à
votre demeure et mon cœur y habitera toujours... Ah ! cher
ami, que ne vous ai-je cru, et que n'ai-je resté à portée de passer
mes jours auprès de vous ! »
Il caressa longtemps le projet de revenir à Neuchâtel : il vou-
drait s'occuper du jardin de son ami, il énumère les graines
qu'il y faudrait planter, et rêve d'en devenir l'intendant ;
il se promet de battre aux échecs l'« aimable Henriette », et
de lui faire sa cour au point de rendre jaloux son mari :
« Je suis pourtant un peu scandalisé, ajoute-t-il, de ne point
voir venir de petits hôtes qui lui aident un jour à me faire ses
honneurs. »
Les « petits hôtes » ne vinrent jamais, et Rousseau ne revint
pas.
La maison de DuPeyrou, dont une cheminée porte gravée la
date de 1767, ne fut complètement achevée qu'en 1771. La der-
nière lettre de Rousseau à son ami est de cette année-là. Il se
plaint que DuPeyrou néglige de lui donner de ses nouvelles.
La méfiance de Rousseau s'étend maintenant à- tous ceux qu'il
a connus, et la correspondance lui est devenue à charge. Il
n'attend plus rien des hommes, il vent les ignorer, même ce
fidèle ami, à qui il écrivait trois ans auparavant : « Vous serez
désormais tout le genre humain pour moi. »
C'est dans ces sombres dispositions que Rousseau achevait
d'écrire ses Confessions, ce livre « où, disait-il naguère encore,
je pourrai parler de mon cher hôte d'une manière qui contente
mon cœur ». L'imagination de l'infortuné, tourmentée par les
fantômes qu'elle enfantait, fit tort à son cœur, et le portrait un
peu dédaigneusement brossé qui figure dans les Confessions x ne
ressemble guère au DuPeyrou que vient d'évoquer la Correspon-
dance. Pour cet ami, comme pour plusieurs autres (d'Ivernois,
par exemple), Rousseau a été dur, après avoir été plein d'effu-
sion et de reconnaissance. Qui jugerait DuPeyrou sur cette
seule page serait injuste, comme l'a été Rousseau lui-même.
1 Livre XII.
DUPEYROU £T LES CHA1LLET 211
DuPeyrou fut le type accompli du galant homme ; et de tous
les amis du pauvre Jean-Jacques, il n'en est guère qui l'ait
mieux compris, ni plus patiemment supporté. Mmc de Lambert
disait : « Peu de gens savent être amis des morts ». DuPeyrou
fut de ce petit nombre d'hommes que ni l'injustice d'un ami
ombrageux, ni la mort, ni les années, ne sauraient refroidir à
son endroit. Il se constitua le défenseur obstiné de sa mémoire,
ainsi qu'on verra bientôt. Cela dit, transcrivons la page consa-
crée par Rousseau à son « cher hôte » :
« DuPeyrou, fils unique, fort riche et tendrement aimé de
sa mère, avait été élevé avec assez de soin et son éducation
lui avait profité. Il avait acquis beaucoup de demi-connais-
sances, quelque goût pour les arts, et il se piquait surtout d'avoir
cultivé sa raison. Son air hollandais, froid et philosophe, son
teint basané, son humeur silencieuse et cachée, favorisaient
beaucoup cette opinion. Il était sourd et goutteux, quoique
jeune encore. Cela rendait tous ses mouvements fort posés,
fort graves ; et quoiqu'il aimât à disputer, quelquefois même
un peu longuement, généralement il parlait peu, parcequ'il
n'entendait pas. Tout cet extérieur m'en imposa. Je me dis :
Voici un penseur, un homme sage, tel qu'on serait heureux
d'avoir un ami. Pour achever de me prendre, il m'adressait sou-
vent la parole, sans jamais me faire aucun compliment. Il me
parlait peu de moi, peu de mes livres, très peu de lui ; il n'était
pas dépourvu d'idées, et tout ce qu'il disait était assez juste.
Cette justesse et cette égalité m'attirèrent. Il n'avait dans
l'esprit ni l'élévation, ni la finesse de mylord Maréchal; mais il
en avait la simplicité : c'était toujours le représenter en quelque
chose. Je ne m'engouai pas ; mais je m'attachai par l'estime,
et peu à peu cette estime amena l'amitié. »
Dans ce portrait peu flatté, certaines touches sont justes,
et quelques-unes rappellent des reproches que Rousseau adres-
sait directement à son ami : son âme trop peu expansive, son
« goût solitaire et casanier », sa crédulité qui provenait non d'un
défaut de sa «judiciaire», mais de l'« excès de sa bonté». Sur
ce dernier point, Mme de Charrière est d'accord avec Rousseau :
elle assure que cet homme trop bon fut souvent trompé dans
sa vie ; quant à sa réserve, quant à son goût de la solitude, ils
ne s'expliquent que trop par la surdité dont il fut atteint de
bonne heure. On comprend aussi qu'il n'y ait jamais eu qu'une
intimité médiocre entre des époux si peu assortis que monsieur
et madame DuPeyrou. Cette femme jeune, brillante, amoureuse
212 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
du plaisir, n'avait pas tardé, grâce à son charme et plus encore
à sa fortune, à devenir l'idole de la société neuchâteloise, la
reine de tous les bals et de toutes les fêtes. Son mari, que l'état
de sa santé séparait du monde, se confina de plus en plus au coin
de son feu, tandis qu'on s'amusait à ses frais chez lui, et sans lui.
Il avait habité jusqu'à son mariage la maison confortable,
mais un peu exiguë, qui existe encore et porte le n° 20 de la
rue du Coq d'Inde. Sa nouvelle demeure l, vraiment princière,
excita dans la ville une telle admiration qu'un étranger facétieux
disait: « Neuchâtel, situé près de l'hôtel DuPeyrou... » — Ce
petit palais, dont nous voudrions bien connaître l'architecte —
de Paris probablement — a été conçu et aménagé avec un goût
charmant. La façade principale donne sur un jardin d'un dessin
très élégant ; deux avenues, dont le bas est décoré de pavillons,
montent sur les côtés du jardin jusqu'à l'entrée, située au nord
de l'hôtel : là régnait une vaste cour encadrée par les communs,
écuries et pressoirs, et par des jardins en terrasses, dont il ne
subsiste aujourd'hui qu'une fontaine ; la rue de la Serre et les
salles Léopold Robert ont été construites sur cette partie de
l'ancienne propriété DuPeyrou. Les salons et la salle à manger
occupent le premier étage, où l'entrée du nord conduit de plain-
pied. Le rez-de-chaussée, au midi, sur le jardin, où est installé
depuis 1859 le cercle du Musée, était alors utilisé comme serre.
La partie la plus remarquable de cette demeure somptueuse
est le salon d'honneur, style Louis XVI, avec son riche parquet
et ses boiseries rehaussées de sculptures dorées. Malheureuse-
ment, l'ancien mobilier fut vendu par la ville de Neuchâtel,
devenue propriétaire de l'hôtel en 1858 2. L'ensemble garde néan-
moins assez de son caractère primitif pour qu'on se figure aisé-
ment la splendeur des fêtes qui y furent données. C'est là, —
ainsi que dans la maison du richissime négociant Pourtalès, —
1 C'est en 1764, ainsi que l'établit un mémoire judiciaire imprimé (Infor-
mation très abrégée pour M. DuPeyrou, défendeur et intimé, contre les
hoiries des sieurs Jaques Borel et Abram Berthoud, actrices et appe-
lantes), que DuPeyrou stipula avec les entrepreneurs la convention par
laquelle ils se chargeaient de la construction de la maison.
2 II appartint successivement aux familles de Pourtalès et de Rougemont
(les armes de Rougemont ont remplacé au fronton celles de DuPeyrou).
L'impératrice Joséphine et la reine Hortensey logèrent en 1810, invitées par
M. Frédéric de Pourtalès.
DUPEYROU ET LES CHAILLET
2l3
que se concentra pendant une vingtaine d'années la vie mondaine
de la petite ville. Mesdames de Pourtalès et DuPeyrou éblouis-
saient par un faste inaccoutumé une société qui avait le goût
du plaisir plus encore que les moyens de le satisfaire. Elles
rivalisaient d'hospitalité, surtout envers les étrangers de marque:
nous en verrons plus loin quelques exemples.
Pendant les premières années de son mariage, Mme de Char-
rière prit part à ces plaisirs mondains, qui pour elle étaient
moins des plaisirs qu'une occasion d'observer la société neuchâ-
HOTEL DUPEYROU, A NEUCHATEL
teloise. Elle fréquentait surtout la maison de son compatriote
DuPeyrou. Plus tard, lorsqu'elle vécut retirée chez elle, DuPeyrou
l'y venait voir souvent et lui écrivait plus souvent encore.
Parmi ses plus anciens amis neuchâtelois nous rencontrons
deux hommes excellents, les frères Chaillet, dont elle avait distin-
gué d'emblée le caractère aimable et sûr. Elle ne se brouilla
jamais avec eux comme avec le pasteur du même nom, qui était
à peine leur parent et que nous apprendrons bientôt à con-
naître.
Jean-Frédéric et Georges Chaillet étaient les fils de ce loyal
et bouillant colonel au service du roi de Sardaigne, qui, devenu
membre du gouvernememt de Neuchâtel, fut un des défenseurs
les plus courageux de Rousseau. Georges, négociant à Lyon,
214 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMls
revenait chaque année passer quelques semaines au pays.
Il avait cette simplicité d'allures, cette humeur facile et cette
droiture d'esprit que Mme de Charrière prisait par-dessus tout.
Son frère aîné, Jean-Frédéric, que sa haute taille avait fait sur-
nommer le Grand Chaillet, fut vingt-quatre ans au service de
France. Capitaine dans le régiment de Jenner l, il passait le
temps de ses congés à Neuchâtel, faisant de la botanique,
dont il avait pris le goût pendant un séjour en Corse; cette étude
le consolait d'une surdité croissante, qui d'ailleurs, pour Mme de
Charrière, n'ôtait rien à l'agrément de son commerce. C'était
toujours un chagrin pour elle de le voir repartir pour son régi-
ment :
« Comment peut-on souhaiter, écrivait-elle à Benjamin Cons-
tant, d'étendre ses connaissances, ses liaisons ? On ne voit que
vilainies ! Mon envie de me resserrer, me renfermer, ne voir,
quand je ne puis être avec quelqu'un que j'aime, qu'un peu de
verdure et un peu de ciel, augmente tous les jours. Les nouvelles
de la France commencent à m'ennuyer beaucoup plus qu'elles
ne m'intéressent. Des nouvelles de société ne m'amusent pas
plus. J'aime à voir venir le grand Chaillet, qui rapporte des
plantes de ses promenades, caresse Jamant, joue avec moi à la
comète, que je lui ai apprise, et rit comme un fou quand il finit
par la comète et la met pour neuf -. Point de fiel, point d'ambi-
tion, point de bel-esprit. Le lendemain il retourne auprès de sa
mère et de son herbier. Je suis bien fâchée qu'il s'en aille dans
huit jours à sa garnison. » (29 mai 1790.)
Les lettres de ce bon géant, qui avait gardé une sorte d'enfan-
tine candeur, sont pleines de simplicité et de loyauté. En 1791,
âgé de 44 ans, il quitta le service, et. fixé à la Prise, au-dessus
de Colombier, se consacra à sa science favorite. M n- de Charrière
écrit à ce moment :
« M. Georges Chaillet et sa femme ont passé trois semaines
à Neuchâtel, ce qui fait que j'ai été tout ce temps sans voir le
grand Chaillet, et il m'en a fâché, car le meilleur, le plus doux,
le plus content des hommes est fort agréable à voir. J'ai beau
faire pour qu'il tâche de guérir de sa surdité, ce que je crois très
1 Plus tard de Chàteauvieux, dont la révolte à Nancy, en 1790, a été
flétrie par les vers fameux d'André Chénier. Chaillet se trouvait alors au
régiment.
- Voir Dictionnaire de Littré, au mot Comète, la description de ce jeu.
DUPEYROU ET LES CHAH.!. ET 2 1 5
faisable : il est si heureux, il est si passionné de sa botanique, il
est si sage, si raisonnable, que ce n'est pas la peine pour lui que
LE BOTANISTE CHAILLET
D'après un portrait de Reinhardt (1797)
(Propr. de la Bibliothèque de Neuchàtel)
de se débarrasser d'une petite incommodité. Je le vois très
content d'avoir quitté le turbulent et désordonné service de
France. » « ...Il n'ennuie ni ne s'ennuie, et je n'ai jamais vu sa
probité en défaut, ni un certain courage d'esprit sans ostentation
210 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
qui appartient à un caractère noble.» (Lettres à MUe L'Hardy
et à Mme de Sandoz).
Ce « courage d'esprit », cette énergie morale, qu'il avait hérités
de son père, allaient au besoin jusqu'à dire rudement la vérité
à sa capricieuse amie. Elle ne s'en offensait point, — et, au con-
traire, lui savait gré de cette sincérité \.
C'est aussi dès le début de son établissement à Colombier,
que Mmc de Charrière se lia avec le baron de Chambrier-d'Oleyres,
qui devait jouer un rôle important comme ministre de Prusse
à la Cour de Sardaigne. puis comme gouverneur de la Principauté
de Neuchâtel. Né en 1753, il avait vingt ans à peine lorsqu'il
notait dans son journal sa première rencontre avec notre amie :
« 1772. Dans le cours de l'été, je fis la connaissance du prince
de Hesse-Darmstadt, frère de la reine d'aujourd'hui. Je dînai
avec lui chez mylord Wemyss, avec lord et lady Athlone, qui
passaient l'été à Colombier chez Mme de Charrière, dont je fis
alors la connaissance 2. »
Aucune période de la vie de Mme de Charrière ne nous est
moins connue que celle qui va de son mariage à la publication
des Lettres neuchâteloises, c'est-à-dire de 1771 à 1784. Nous
1 L'éloge de Chaillet comme botaniste a été fait par l'illustre Pyrame de
Candolle, qui l'avait eu pour maître et pour ami. Il le range parmi «ces
hommes modestes, qui, sans publier aucun ouvrage, ont servi à l'avance-
ment des études par leurs recherches solitaires, par leurs communications
à d'autres savants, par leur influence immédiate sur ceux qui les entou-
rent. » (Mémoires de la Société neuchdteloise des sciences naturelles,
tome II). L'influence de Chaillet s'exerça aussi sur Ch.-H. Godet, auteur
d'un ouvrage classique, La Flore du Jura, et qui a écrit une notice sur
Chaillet pour la Société helvétique des sciences naturelles (1839). — Chaillet
étudia avec sagacité et une persévérance particulière les cryptogames.
Candolle (qui évalue à 148 le nombre des espèces dont la découverte est
due au capitaine Chaillet) aimait l'homme autant qu'il estimait le savant,
et loue sa bonté, qui ressemblait assez à celle du « bourru bienfaisant. »
2 On voudrait savoir si M"" de Charrière rencontra jamais le noble
lord écossais qu'elle avait failli épouser. Il habitait le manoir de Cottendartr
à deux kilomètres de Colombier. Mais jamais elle n'a fait allusion à l'ancien
jacobite. On comprend qu'elle ait évité, plutôt que recherché,, les occasions
de le voir.
DL'PEYROU ET LES CHAILLET 1\J
venons de raconter à peu près tout ce que nous savons de son
arrivée à Colombier, de ses premières relations avec la société
de Neuchâtel, de ses séjours à Lausanne et à Berne. Pour les
années suivantes, nous ne possédons que de maigres rensei-
gnements : elle a perdu son frère, qui était son confident le plus
intime ; elle vit d'une existence sans événements, dont la mono-
tonie commencera bientôt à lui peser. Elle ne soutient guère
de relations suivies qu'avec les amis énumérés tout à l'heure,
auxquels il est temps d'ajouter le jeune pasteur Chaillet, ministre
« suffragant » à Colombier. C'est à lui que nous devons les rares
détails dont il faudra nous contenter. Mais il convient tout
d'abord de présenter à nos lecteurs ce personnage d'une remar-
quable originalité.
Né en 175 1 dans le village montagnard de la Brévine, où son
père était pasteur, Henri -David Chaillet l avait embrassé la
même profession. Nous le voyons, à l'âge de dix-huit ans, se
rendre en bateau de Neuchâtel à Morat, pour y prendre le coche
qui doit le transporter à Genève 2. Tout en occupant une place
de précepteur, il commence ses études de théologie, se lie d'une
amitié spéciale avec un jeune homme « doux et sage », Pierre
Prévost, plus tard célèbre par ses travaux littéraires et scienti-
fiques3. Il voit fréquemment le philosophe Charles Bonnet,,
pour qui il se prend d'un naïf enthousiasme ; il se délecte aux
sermons des Jacob Vernes et des Romilly, aux doctes leçons
des Maurice et des Vernet. Mais surtout il lit et il pense. Son
journal d'étudiant, qu'une écriture microscopique, quoique
1 La famille Chaillet avait été anoblie et ce nom devrait être précédé de la-
particule. Mais les Neuchàtelois d'alors négligeaient souvent ce glorieux
appendice et disaient tout bonnement « monsieur Chaillet, monsieur Cham-
brier, monsieur Ostervald ». Nous n'étions pas encore en république...
2 Sur ce voyage compliqué, sur le séjour de Chaillet à Genève, sur sa
carrière pastorale et littéraire, voir nos articles : Un étudiant neuchàtelois
il y a cent ans et Un critique neuchàtelois il y a cent ans, Bibliothèque
universelle de janvier et juin 1890. Nous les avions écrits d'après les pré-
cieux documents inédits que nous avait libéralement confiés M. L'Hardy-
Dufour, petit-fils de Chaillet.
3 « C'est, écrivait Chaillet dans son journal d'étudiant, le seul homme de
mon âge avec qui j'aimasse à changer de cœur, — mats non pas d'esprit. »
Nous retrouverons Prévost au nombre des amis de M™ de Charrière.
210 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
fort nette, rend presque indéchiffrable , nous renseigne sur
ses vastes et fortes lectures des auteurs anciens et des classiques
français, infiniment étendues, variées, « délectables et profi-
tables », et surtout attentives, car il relit plusieurs fois chaque
ouvrage et consacre des heures régulières à la « méditation »
de ce qu'il a lu. Il prend ainsi l'habitude de penser par lui-même,
de concentrer son esprit, et conserve intact, au milieu de ses
camarades, son caractère fait de brusque franchise, de sévérité
stoïcienne et d'indépendance un peu farouche 2.
Lorsque, en 1771, il revient à Neuchâtel pour s'y préparer à
recevoir la consécration au ministère (1772), il trouve la petite
ville en grande rumeur : la Société typographique, fondée par
le banneret Ostervald et son gendre, le pasteur Jean-Elie
Bertrand, vient de donner un scandale effroyable ; elle a imprimé
et publié, sous le faux nom de Mirabaud, un livre fort hétéro-
doxe : Le Système de la nature, du baron d'Holbach. La Véné-
rable Classe (ou Compagnie des pasteurs) s'est émue, le magistrat
aussi : Bertrand va être destitué, Ostervald devra résigner sa
charge de banneret; le livre sera brûlé par la main du bourreau!...
Chaillet arrivait de Genève au plus fort de l'orage : il prit aussi-
tôt parti pour les persécutés, avec qui le liait la parenté, mais
plus encore la sjTnpathie. Il écrit dans son journal :
1 C'était évidemment une façon de décourager les curieux. Dans ses
lettres, les caractères sont un peu plus gros; mais ses sermons sont de
J'écriture du journal. Un Catéchisme de Chaillet tient tout entier sur le
revers d'une carte de tarot. 11 y avait aussi dans cette habitude singulière
une préoccupation d'économie. On raconte qu'à son départ pour Oenève,
il se fixa un certain nombre de règles de vie pratique, dont la première fut :
Ne jamais acheter de papier. — Ses comptes d'étudiant prouvent du reste
qu'il en achetait ; mais la légende signifie qu'il passait pour économe et
bizarre. — 11 confie à son journal les plus secrets mouvements de son
cœur, ses rêveries d'adolescent, qui se confondent avec les impressions de
ses lectures. 11 écrit, par exemple: «Il ne manque à mon cœur qu'un
cœur. Ah ! fripon de Tibulle, je crains fort d'avoir fait une sottise en vous
relisant».
2 La vivacité brusque, le don des reparties pittoresques, lui venait peut-
être de sa mère, Barbe Tribolet, femme -énergique et rude. Un jour, elle
adressait une réprimande à son fils, adolescent alors plongé dans l'étude
de la logique. L'écolier s'avisa de répondre: Negatur. — Applicatur ! riposta
Ja mère, en fermant d'un vigoureux soufflet la bouche du jeune logicien.
DL'PEYROU ET LES CHAILLET 2 19
«Tous ceux à qui j'en entendis parler braillaient comme
des bêtes ; et ma mère, et ma tante la châtelaine, et M. G. et
Mlle C, et le régent, tous ces saints criaient à pleine tête et
déraisonnaient à l'envi. »
Aussi Chaillet déclare-t-il qu'il se sent « étranger à ses com-
patriotes par ses mœurs et sa façon de penser ».
Bertrand était alors rédacteur du Mercure suisse ou Jour-
nal helvétique; Chaillet y collabora dès son retour. Nommé d'abord
suffragant du pasteur de Bevaix, M. Rognon, dont il épousa
la fille, puis suffragant, dès 1775, du pasteur Le Chambrier, à
Colombier, il occupa ce second poste douze ans l. Il résidait
dans le village, tout voisin, d'Auvernier, et pouvait, en un quart
d'heure de marche, se rendre auprès de ses amis Charrière.
Bientôt il ne compta plus ses visites. Bertrand étant mort en
1779, le Journal helvétique subit une éclipse de quelques mois,
puis reparut sous la direction du jeune pasteur Chaillet, qui
était, de son propre aveu, « beaucoup plus littérateur que théo-
logien ». Ses vastes lectures, sa puissance de méditation, son
esprit pénétrant, une plume agile et franche, certaine aversion
pour les idées courantes et la banalité, tout le destinait à être
un journaliste original et neuf.
Il rédigea à peu près seul le Mercure de 1779 à 1784. Ce
pauvre Mercure, fondé par l'illustre savant Bourguet —
Neocomi decus - — en 1733, était tombé bien bas au temps
où J.-J. Rousseau s'égayait de sa lourdeur prétentieuse :
« Les Neuchâtelois parlent très bien, très aisément, mais ils
écrivent platement et mal, surtout lorsqu'ils veulent écrire
légèrement, et ils le veulent toujours. Ils ont une manière de
journal dans lequel ils s'efforcent d'être gentils et badins. Ils y
fourrent même de petits vers de leur façon ;J... »
1 II fut ensuite diacre à Valangin, puis, de 1789-1806, pasteur à Neuchàtel.
2 Louis Bourguet, né en 1678, mort en 1742, tils d'un négociant de Nimes
établi à Neuchàtel lors de la révocation de l'Edit de Nantes, fut un savant
universel, correspondant de Leibniz, de Wolf, de Réaumur, du président
Bouhier, etc. Ses précieux papiers sont (comme ceux de Rousseau) con-
servés à la Bibliothèque de Neuchàtel. (Voir, entr'autres, sur Bourguet, les
études de M. Louis Favre et de M. Pierre Bovet, dans le Musée Seuchâ-
telois de décembre 1866 et de septembre-octobre 1904.
'•'■ Lettre au maréchal de Luxembourg, 20 janvier [763.
MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
Rousseau n'était point trop sévère : on est frappé, en feuille-
tant les années du Mercure auxquelles se rapporte son jugement,
du vide et de la niaiserie de ce journal, nourri de plates énigmes
et de madrigaux rances. Le meilleur poète neuchâtelois de ce
temps-là était l'ancien pasteur Garcin, qui avait séjourné en
Hollande comme précepteur et échangé des vers avec Belle
de Zuylen \ Il s'était retiré au château de Cottens, non loin de
Nyon, où Chaillet, à son retour de Genève, l'aperçut et le croqua
au passage :
«J'entrevis M. Garcin, qui avait une fois brillé comme un
feu-follet d'un éclat assez pâle et sans chaleur, et qui faisait
à Nyon le damoiseau. »
Les poésies de ce sous-Gresset indiquent assez exactement
le niveau du goût littéraire dans notre Suisse française, avant
Chaillet et Mme de Charrière. La critique ne s'élevait guère plus
haut : elle consistait en de simples « extraits » — ou analyses —
des ouvrages nouveaux. Chaillet rendit la vie à ce journal ané-
mique '-'. Il y affirma, y étala sa rude et abrupte personnalité.
Alceste journaliste, voilà le rédacteur du Mercure, avec son ton
bourru et ses brutales sorties. Mme de Charrière dut être bien
amusée quand elle lut la note que voici (Journal de mai 1782) :
« A des dames qui m'ont envoyé des vers. Vos vers sont mauvais...
Puisque l'occasion s'en présente, que je dise un mot de nos
pitoyables et impitoyables versificateurs suisses, et que je les
dégoûte, s'il se peut, d'inonder mon pauvre journal de leurs vers.
Quand il s'agit de juger les vers d'une femme, nous ne sommes
plus connaisseurs, nous autres hommes : nous prenons trop
aisément une Grâce pour une Muse... En général, je conseillerais
fort aux femmes de ne pas faire des vers : cela ne leur réussit
pas ; il vaut beaucoup mieux que nous en fassions pour elles 3. »
1 Voir chapitre II, p. 55.
2 Au début, il lui conserva son titre de Nouveau journal helvétique ou
Annales littéraires et politiques de l'Europe et principalement de la Suisse.
Dès janvier 1781, il parut, en format agrandi, sous le titre de Journal de
Neuchâtel, ou Annales littéraires de l'Europe et principalement de la
Suisse.
3 Chaillet en faisait, à l'occasion, pour elles. On trouve, dans le Journal
du 3i Janvier 1784, des Vers adressés aux fleurs du jardin d'hiver
de M"' de ***. Dans son exemplaire du Journal, que nous avons eu entre
les mains, Chaillet a complété le nom de la destinataire : M'" de Charrière
DUPEYROi: KT LES CHAILLICT 221
Quand, en 1784, Chaillet reprit la publication du journal,
interrompue quelque temps, il inséra en tête du premier cahier
(15 janvier 1784) une Lettre au journaliste, assurant le rédacteur
d'une vive sympathie. Dans son exemplaire du Mercure, Chaillet
a inscrit en marge de la lettre la piquante confidence que voici :
« Cette sympathie est bien réelle, car la lettre est de moi, comme
la réponse ». Réponse elle-même bien savoureuse : c'est une
dissertation en règle sur l'utilité du journal... pour son rédac-
teur ! — Chaillet savait à merveille l'art de piquer la curiosité
du lecteur, de la tenir en haleine. Qui résisterait à ce titre (N° de
février 1780) : Article qui n'aura vraisemblablement guère de
lecteurs ! — Ce sont à tout moment des sorties comiquement
bourrues, des coups de boutoir, des vues paradoxales proposées
d'un ton grave, une verve agressive tempérée par la drôlerie
de l'expression. Il y avait là de quoi agacer peut-être le lecteur :
l'ennuyer, jamais !
L'indépendance était, aux yeux de notre homme, la première
qualité du journaliste. C'est pourquoi il s'applaudissait d'écrire
loin de Paris, en un coin retiré du monde.
« Notre Suisse, s'écrie-t-il en une page que Sainte-Beuve eût
signée, notre Suisse, où nous pouvons parler librement de litté-
rature, sans être corrompus par l'esprit de parti, ni exposés à
l'indignation des grands et sublimes auteurs, qui probablement
ignorent que nous osons ne pas les admirer en tout, n'est-elle
pas faite pour produire de bons journaux ? »
Les « bons journaux », ce sont ceux où l'on dit ce qu'on
pense. Et pour le dire, il faut avant tout, selon Chaillet, ne pas
connaître les auteurs dont on juge les ouvrages. Quand il eut
fait la connaissance de Sébastien Mercier, qui, vers ce temps-là,
était en exil à Neuchâtel \ il remarqua avec effroi qu'il devenait
plus indulgent pour l'auteur du Tableau de Paris, ou plutôt
de tant de méchants drames.
l'aînée, et a signé le madrigal de son initiale. Mais, pour dérouter le lecteur,
il avait imprimé, à la suite de ses propres vers, cette note: «J'ai promis
l'indulgence pour les Fugitives; en voici la mesure: tout ce qui ne sera
pas moindre que cette petite pièce sera admis. Or, elle n'est que médiocre.
Son auteur ne s'offensera pas que je le dise ».
'Voir Léon Béclard, Sébastien Mercier, Avant la Révolution, (Paris,
Champion, 1903).
222 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
Dès 1781, il eut pour collaborateur Grimod de la Reynière,
qui faisait la chronique des théâtres parisiens. La Reynière
n'était pas encore le célèbre auteur de YAlmanach des Gour-
mands et du Manuel des Amphitryons ; jeune avocat de 23 ans,
riche, spirituel, démangé du besoin d'écrire, il fut heureux de
se faire la main dans un obscur journal suisse. Mme de Charrière,
qu'il était venu voir, dit-on, le mit en relations avec Chaillet.
Ses articles sont signés : Par M. G. D. L. R.
Mais la partie la plus intéressante de chaque cahier, c'est
l'article de Chaillet, c'est-à-dire l'analyse littéraire, si attentive,,
si serrée, de l'ouvrage nouveau, auquel il s'attache, selon sa
propre expression, « comme un vampire ». Il y montre la merveil-
leuse vivacité de son sens littéraire ; par son goût, sinon toujours
très pur, du moins toujours enthousiaste, par l'ardeur et le choix
de ses admirations, il fait parfois songer à Diderot. Cette remar-
que est de Charles Berthoud. Certaines de ses causeries, qui
firent sensation chez nous, auraient mérité un retentissement
plus lointain. Citons en particulier les articles sur Shakespeare,
à propos de la traduction de Le Tourneur \ Seul à cette époque,
Chaillet a su juger le grand poète avec un esprit dégagé de tout
parti pris traditionnel ; il s'est livré sans résistance à ce sombre
et profond génie :
« Elève de la nature, c'est dans son sein fécond qu'il a puisé
tous ses caractères. Aussi manquent-ils souvent de cette dignité
tragique que la nature ne leur donne point, dont nos auteurs
n'osent s'écarter et qui rend nos tragédies si monotones... Dans
le poète anglais, un roi ne ressemble point à un autre roi, un
amant à un autre amant, une femme à une autre femme et un
scélérat à un autre scélérat. Vous retrouvez en lui toute la variété,
toute la richesse de' la nature, parce qu'il la peint sans gêne,
dans sa simplicité, dans sa vérité, dirai-je dans sa nudité...
De tous les auteurs dramatiques, Shakespeare est le plus intéres-
sant pour moi.»
Quel autre critique parlait ainsi à cette époque, où les imita-
tions affadies, les « innocentes profanations » du bon Ducis
paraissaient encore trop hardies au public parisien ? Quelle
1 Le passage cité ci-après est tiré du numéro de mars 1780. Cet article fut
suivi de six autres, inspirés par la publication des volumes successifs de
LeTourneur (avril et octobre 1780; octobre 1781 ; février, avril, août 1782).
DUPEYROU ET LES CHAILLET 223
liberté aussi dans son jugement sur le théâtre moral, à propos
de Mmc de Genlis :
« Peignez seulement l'homme tel qu'il est ; ne songez qu'à
rendre vos peintures fidèles et variées : elles seront morales
sans que vous y ayez pensé ; vous m'aurez instruit sans m'avoir
LE PASTEUB CHAILLET
averti que vous vouliez m'instruire, et cela n'en vaudra que
mieux. Voulez-vous donc faire déserter les théâtres comme les
temples ! »
A l'abbé Delille, alors universellement admiré, il reproche
— et que cela résume bien les défauts du genre ! — de vouloir
tout dire avec esprit. Sur Voltaire, il s'exprime avec une hauteur
de vues qui dut déconcerter plusieurs pasteurs du temps (juil-
let 1780) :
224 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
« Je suis persuadé qu'il est avantageux pour la religion,
aussi bien que pour la société en général, que Voltaire ait existé...
Quand le nombre des incrédules s'augmenterait au point qu'il
ne restât dans l'église que des hommes dignes d'être chrétiens,
qu'y perdrait la religion ? Pour moi, je ne puis m'empêcher de
•croire qu'elle y gagnerait ; ce serait une espèce de régénération. »
Comme cela aurait plu à Vinet !
En 1782, Chaillet publia un recueil de ses Sermons. Il n'hésita
pas à en rendre compte lui-même, en trois articles, intitulés
"bravement Mes Sermons :
«Me voici donc auteur tout comme un autre. Oui. j'ai fait
des sermons ; et qui plus est, c'est ce que je crois savoir le mieux
faire... (15 avril 1784) ».
Toute la page est à lire, elle est unique en son genre.
Mais peut-être me soupçonnera-t-on de ne je sais quel engoue-
ment patriotique pour un écrivain qui nous tient de si près.
Eh bien, voici un juge plus compétent que moi, et assurément
désintéressé, M. Léon Béclard, qui, dans son excellent ouvrage
sur Sebastien Mercier \ rend le plus bel hommage « à l'esprit si
droit, si solide, si clair de Chaillet ». Le jugement du critique
neuchâtelois sur le fameux Tableau de Paris, est, selon M.
Béclard, de ceux « auxquels la postérité n'a rien à reprendre
ni à ajouter ».
« On ne peut, dit-il, se refuser à l'admiration pour une pensée
si nettement exempte et si pleinement avertie des défauts de
son temps, l'esprit de déclamation et les chimères de l'enthou-
siasme philosophique. C'est merveille d'observer comment cet
obscur écrivain d'une toute petite ville désigne d'un trait sûr
dans le Tableau de Paris toutes les parties faibles et destinées
à devenir caduques, comment, en revanche, il caractérise avec
la dernière précision et l'inspiration vraie, et la portée effective,
et l'originalité essentielle du livre... On ne saurait, je crois,
mieux comprendre ni mieux dire, pénétrer davantage toutes les
intentions d'un écrivain et lui rendre plus exacte justice. »
Tel est l'homme que Mme de Charrière allait voir presque jour-
nellement et qui, pendant plusieurs années, sera, si l'on peut
'Voir l'ouvrage cité plus haut. p. 63 1-2; 634-5. — Voir aussi Georges
Beaujon, Un critique neuchâtelois au 18' siècle, Henri-David Chaillet.
<Bâle, 1894, in-8°).
DUPEYROC ET LES CHAILLET 225
ainsi dire, la principale ressource de son esprit avide d'aliment
et de mouvement. Le journal intime de Chaillet nous apprend
qu'il devint dès son arrivée à Colombier, en 1775 (Mn e de Char-
rière y vivait donc depuis quatre ans), l'hôte familier de la mai-
son. Ce furent d'abord mesdemoiselles de Charrière de Penthaz
qui réclamèrent et accaparèrent le jeune ministre. Mais il ne
se plaisait que tout juste en la société un peu monotone des
deux vieilles filles, et c'est avec le vieux M. de Charrière qu'il
s'entendait le mieux. Il va nous faire ses confidences dans un
petit agenda où il notait au jour le jour ses impressions, de
son écriture microscopique.
« 1776, mars 10... Je restai mercredi tout le jour chez Mmes de
Penthaz, où je n'avais point été de tout un mois... Je n'y
retournerai de longtemps peut-être : on s'y ennuie, on y est
trop seul, et je crois presque, malgré tout son guyonisme, que,
de toute la maison, le père est encore celui que je trouve de
meilleure société *; au moins le voit-on, il se montre, on sait ce
qu'il est, ce qu'il pense, ce qu'il sent ; au moins a-t-il du plaisir
à vous parler, à être écouté. Ne me parlez pas de ces gens avec
qui l'on est sans les voir jamais, soit parce qu'en effet ils ne sont
rien, soit parce qu'ils n'osent pas être ce qu'ils sont.
Mars 11. Voilà M. de Charrière qui m'a engagé à entreprendre
la lecture de Locke, et comme son Essai sur V entendement
humain est un ouvrage qu'il faut avoir lu, je le lirai...
Juin 2. Je dînai ce jour-là chez Mme de Chambrier 2, selon
ma coutume, et, à mon retour, je me laissai engager par
Mme de Charrière à souper avec elle, ce que je n'avais point
fait depuis très longtemps, mais dont je ne me repentis point. »
Les personnes avec qui l'on pouvait échanger des idées n'étaient
pas alors, en notre pays, aussi nombreuses que nous nous l'ima-
ginons, dans notre besoin d'embellir le passé. On a parlé souvent
de la charmante et spirituelle société neuchâteloise d'autrefois :
ni Mme de Charrière, ni Chaillet ne l'on jugée si favorablement.
Alors comme aujourd'hui, les gens d'esprit étaient une mino-
rité, et les sots, ce « peuple nombreux » dont parle le fabuliste.
Nous trouvons sous la plume de Mme de Charrière de sévères
•épigrammes contre la conversation des salons, où le jeu seul
1 Le vieux M. de Charrière était sans doute pénétré du mysticisme de son
.beau-père Béat de Murait.
2 Probablement la femme du vieux pasteur de Colombier.
22Ô
MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
remplissait les heures lentes. Quant à Chaillet, voici ce qu'il
écrit :
«Juillet 1776. J'allai dîner chez M. Bertrand, avec qui je
passai fort agréablement quelques heures à causer de sermons,
de littérature et de morale. Cela vaut mieux que de jouer, sans
doute ; une partie de conversation est, pour un être pensant,
beaucoup plus amusante qu'une partie de piquet. Mais dans
ce chien de pays-ci, avec qui jaser de choses un peu intéressantes?
Il faut bien jouer, sous peine de s'ennuyer à la mort.
...J'allai dîner chez M. de Charrière, et je lui lus mon sermon
sur le printemps, dont il ne fut pas assez content à mon gré.
Le 6, il partit, et tant mieux ! Il me convient trop à divers égards
et je craindrais de m'attacher trop à lui, et ce serait un grand
malheur pour moi ; car quel retour d'amitié peut-on raisonnable-
ment attendre d'un homme mûr \ poli, marié, philosophe, et
qui vit dans le monde ?
Septembre... M. de Charrière est de retour, mais que m'importe l
Il ne paraît pas se soucier beaucoup de moi.
Octobre... J'allai dîner à Trois-Rods avec M. et Mme DuPeyrou-
Yoilà de nouvelles et brillantes connaissances. Mme DuPeyrou
est enthousiasmée de mes sermons. Serait-ce pour rien2} Je
n'en veux rien croire. Son mari s'en est fait lire deux par Meuron.
Et moi, je suis surpris que la beauté de cette femme ait pu
me causer une sensation si vive et presque une sorte d'émotion.
Le lendemain et quelques autres jours, il prit fantaisie à
M de Charrière de me faire inviter à y manger. En sorte que
je fus vagabond et dissipé, à mon vilain ordinaire, jusqu'au 8. »
Chaillet faisait justement alors connaissance avec Shakes-
peare, et il est probable qu'il en était souvent question dans les
entretiens de Colombier. Il note son impression toute fraîche :
« Qu'on fait bien de nous traduire Shakespeare ! Je n'ai rien
lu de plus véritablement tragique qu'Othello. Le dialogue y
est toujours parfaitement naturel, les passions y sont exprimées
avec une énergie dont je n'avais pas même l'idée ; tout y est
fort, animé, rapide. Je trouve Shakespeare bien plus grand,
bien plus admirable encore que je ne le croyais. A côté de cet
ouvrage du génie et de la nature, comment ai-je pu souffrir
sur ma table huit volumes de Sermons du P. Neuville ? Com-
ment ai-je pu les lire d'un bout à l'autre 3 ?
1 Chaillet avait alors 25 ans; M. de Charrière, 40 ans.
2 Ou « pour rire»: le mot est à peu près illisible.
3 Le P. Neuville, jésuite (1692-1775). Ses Sermons furent publiés en 1778.
DUPEYROU i;i LES CHUI.l.KT
227
...Nous avons eu dix louis à la loterie de la ville, sans y avoir
mis un billet, grâce à M. Pury de Lisbonne et à M,nc de Charrière.»
On voit que celle-ci avait pris à gré le jeune pasteur, après
s'être tenue d'abord avec lui sur une certaine réserve, qu'ex-
pliquent suffisamment ses idées très libres sur la religion. Elle
n'avait pas tardé à reconnaître en Chaillet un esprit fort libre
aussi, dont l'orthodoxie, encore que strictement traditionnelle,
ne se montrait point rébarbative. Il était trop ami des lettres
pour ne pas rechercher une conversation comme celle de cette
femme. Nous doutons qu'elle ait fait une seule fois au jeune pré-
rViS*
SALON DE
DE CHARRIERE A GENEVE
Maison DeTournes-Rilliet)
dicateur le plaisir d'aller l'entendre ; pas un mot dans ses lettres
ne nous autorise à croire qu'elle ait jamais franchi le seuil de
a petite église du village ; mais elle avait pour Chaillet une
sympathie d'ordre tout intellectuel, qui dura jusqu'à la rupture
et que des services réciproques fortifièrent au début.
«.Janvier 1777. J'ai reçu avec plaisir un présent de nouvel-an
de chacun de mes paroissiens. Il prend aussi fantaisie à Mme de
Charrière de me donner de l'étoffe pour un habit. A la bonne
heure. Pourquoi me ferais-je de la peine de la recevoir ? Pour-
quoi aurais-je le sot orgueil d'en être humilié ? Elle sait donner
et je sais recevoir. »
Nous apprenons par un autre passage de la même année
qu'au mois de mars 1777, M. de Charrière était à Genève, et que,
228 MADAME DE CHARRIEHE ET SES AMIS
pendant son absence, le pasteur mettait « au pillage » sa biblio-
thèque, que le brave homme avait laissée à sa disposition. Mme de
Charrière l'accompagnait dans ce séjour, tandis que les deux
sœurs gardaient la maison. Chaillet et sa femme allaient le
soir souper et lire avec ces demoiselles. Dès lors, les époux
Charrière passèrent plusieurs hivers à Genève, où ils avaient loué
un appartement dans la maison de Tournes- Rilliet. Cette maison
n'a guère changé depuis, et l'on y peut admirer encore un salon
décoré de tapisseries d'Aubusson, cadre charmant dans lequel
on aime à se figurer l'auteur de Caliste \
Il est probable qu'à l'aller ou au retour, Mme de Charrière
s'arrêtait quelquefois à Lausanne. C'est dans cette ville qu'elle
dut rencontrer Grimod de la Reynière, qui plus tard écrivait
à Rétif de la Bretonne :
« J'ai vu en Suisse deux hommes qui font de vous le plus grand
cas, le célèbre Lavater, qui m'a beaucoup questionné sur votre
compte, et M. Chaillet 2. Celui-ci vous met beaucoup au-dessus
de M. Mercier... Il faudra vous arranger pour venir passer trois
mois à Neuchâtel, où vous aurez, d'ailleurs, plusieurs beaux
sujets à traiter. Il y a en Suisse des femmes de lettres : Caroline
de Lichtfield et Caliste sont l'ouvrage de deux dames que j'ai
beaucoup connues à Lausanne en 1776. »
Comme on voit, il n'a pas tenu à Grimod de la Reynière que
Mme de Charrière figurât parmi les trop fameuses Contempo-
raines de Rétif.
Le 24 mai, les époux sont de retour, et Chaillet consigne
le fait dans son journal avec une satisfaction visible. Bientôt
il voit quotidiennement M. de Charrière ; le jeu les a rendus
indispensables l'un à l'autre. Les confidences humiliées de
Chaillet, sur cette passion qui le domine, abondent dans son
1 C'est le n' 6, rue Beauregard. Nous avons obtenu, outre la gracieuse
permission de le visiter, une photographie du salon, que nous reproduisons.
2 Lavater, étant venu à Neuchâtel, voulut voir Chaillet, qu'il connaissait
de réputation, et fut, dit-on, vaguement effrayé de ce qu'il lisait, au premier
abord, sur les traits décidément un peu gros du pasteur. Celui-ci le sollicita,
avec une malicieuse insistance, de dire son avis, puis confessa humblement
qu'en lui l'homme « naturel » confirmait le jugement de la physiognomonie ;
« mais, dit-il, j'ai beaucoup combattu ». On raconte une anecdote analogue
de Socrate: Similia similibus.
DUPEYROU ET LES CHAILLET
229
agenda. Mais le moyen de renoncer à un partenaire qui se
laisse battre de si bonne grâce !
« Octobre 1777. Dieu soit loué ! J'ai Werther /Je l'ai acheté,
il est à moi. Et puis M. de Charrière m'a donné un Ovide qui
me fait aussi plaisir. Et puis mes petits profits au piquet m'ont
encore fourni le moyen d'acheter YHistoire de Charles V, par
Robertson, en six volumes. »
La fin de l'année 1776 réservait un nouveau deuil à Mme de
Charrière : le Ier septembre, son père mourait âgé de soixante-
neuf ans. Il fallut procéder au partage de ses biens, selon les
dispositions qu'il avait prises ; Mme de Charrière dut vendre des
terres sises en Hollande : une ferme, un verger, des champs, —
que le défunt lui avait assignés pour sa part. Ainsi se brisaient
l'un après l'autre les liens qui l'attachaient à son pays natal.
Le 24 octobre 1778, nous la voyons faire avec son mari,
par devant le notaire Jeannin, factotum de DuPeyrou, un
testament disposant de leur fortune en faveur des héritiers
de celui des époux qui mourrait le premier. Puis ils vont passer
une partie de l'hiver suivant à Genève, et nous les y retrouvons
encore au printemps l. Trois mois plus tard, nouveau deuil :
1 Chambrier d'Oleyres note dans son journal qu'il a dîné chez M"" de
Charrière, à Genève, le 12 mars 1780. — M"" de Charrière donne une procura-
tion par acte fait à Genève, le 17 mai 1780, par devant M* Flournois, notaire.
230 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
le vieux père, François de Charrière, mourait à l'âge de quatre-
vingt-quatre ans, et ce fut Chaillet qui prononça le discours
funèbre.
Mais bientôt, — telle est la vie, — l'animation reprend dans
la vieille maison ainsi visitée par le deuil. A la fin d'octobre
1780, Mme de Charrière eut le plaisir très vif de recevoir des
visites de Hollande. Son frère cadet, Vincent de Tuyll, colo-
nel d'un régiment de cavalerie, à Utrecht, venait d'épouser
mademoiselle de Pagniet. Il eut l'heureuse pensée d'amener
sa jeune femme à Colombier. Les époux étaient accompagnés
de leur frère, M. Reinhold de Pagniet, officier hollandais, qui
nous a laissé, dans ses lettres à sa mère, des détails caractéris-
tiques sur Neuchâtel et sur Colombier. Il décrit avec une admi-
ration étonnée la petite ville construite en amphithéâtre, au
milieu des vignes, sur les coteaux qui dominent le lac, et la vue
magnifique dont il jouit de sa fenêtre à l'auberge de la Cou-
ronne l. Il se loue de l'hospitalité neuchâteloise, plus prévenante
alors qu'aujourd'hui, si j'en juge par ce trait :
« Il n'y a rien de public ici, écrit le jeune officier, pas même
un café, ce qui fait qu'un étranger doit toujours se trouver vis-
à-vis de soi-même, ce qui est encore mon cas... J'en étais ici de
ma lettre quand je fus interrompu par un monsieur, qui ne me
connaissait pas et que je n'avais jamais entendu nommer, et
qui. ayant appris que j'étais étranger -, eut l'honnêteté de venir
me demander s'il pouvait m'être de quelque utilité, et me pro-
posait de venir dîner chez lui, ce que j'acceptai d'abord ; et
cela me procurait le plaisir de faire tout de suite plusieurs con-
naissances. »
Les époux de Tuyll avaient gagné directement Colombier.
où M. de Pagniet fut les rejoindre :
« J'ai été reçu on ne peut plus poliment chez M. et Mme de
Charrière ; ils ont fait arranger une chambre et un lit pour moi.
de quoi je puis faire usage quand j'en ai l'envie ; ils ont trouvé
fort singulier que je ne me sois pas établi dès le premier moment
1 N°23 de la rue du Château. J.-J. Rousseau y logea en 1765, et Mirabeau
quelques années plus tard.
2 «Les étrangers sont très fêtés dans leur ville», dit Rousseau des Neu-
chàtelois.
DII'KVROU ET LES CHAILI.hï
23l
avec eux... Je prévois que je m'amuserai bien pendant le séjour
que nous comptons faire ici ; on ne peut se faire une idée de
l'accueil qu'on fait en général aux étrangers ; la ville, quoique
petite, est remplie de gens comme il faut, et il s'en trouve
parmi qui sont immensément riches. J'ai été un jour chez M. et
Mme DuPeyrou, qui occupent une maison si magnifique et si
-grandement montée, que j'aurais de la peine à trouver en Hol-
lande une maison particulière à qui la comparer. Ensuite, j'ai
été chez une madame
de Pourtalès \ qui est
encore à la campagne,
aux environs de Colom-
bier. C'est une jeune
femme de 24 à 25 ans,
qui est très jolie et qui
a un mari de soixante
ans, qui n'est presque
jamais avec elle, à cause
que c'est peut-être un
des plus grands négo-
ciants de l'Europe. On
dit qu'ils n'ont pour
tout bien que 3 à 4
millions argent d'Hol-
lande. Quoique ces deux
maisons soient les plus
riches de beaucoup, il
s'en trouve cependant
encore plusieurs fort à
l'aise, ce qui fait que
pendant l'hiver la so-
ciété est très brillante.
...Je suis allé à Co-
lombier, à dessein d'y
rester deux à trois jours, et je m'y trouvais si bien que j'y ai
passé trois semaines, et il aurait dépendu de moi d'y rester
plus longtemps, tant ces gens ont de la bonté pour moi. C'est
un charmant ménage, où chacun s'empresse d'être le plus
aimable ; aussi Dortie [sa sœur] y est très contente... Quand
quelquefois je m'ennuyais un peu, j'allais à une campagne à
peu de distance de Colombier, où demeurait la belle femme
M"" DE POURTALES-DE LUZE
1 Rose-Augustine née deLuze, fille de cette dame de Luze, demeurant au
Bied, près Colombier, que Rousseau appelait la «reine des femmes» et à
qui il a adressé plusieurs lettres. Rose avait épousé en 1769 Jacques-Louis
de Pourtalès, le fameux négociant.
232 MADAME DE CHARRIEBE ET SES AMIS
aux quatre millions. Elle fait beaucoup de politesses aux
étrangers en général et a pour nous beaucoup de bontés.
Je suis rétabli depuis huit jours à Neuchâtel, et j'ai passé ces
huit jours dans un tourbillon de fêtes et d'amusements comme
j'en ai peu vus. Et le tout pour amuser le prince de Hesse-Cassel,
qui a un régiment de dragons dans notre service et qui est venu
passer une semaine ici... Il est arrivé le lundi au soir et est des-
cendu chez M. et Mme DuPeyrou. Il était réellement logé en prince
Le premier soir, j'y soupai avec une nombreuse compagnie. Le
mardi, j'y dînai encore avec beaucoup de monde, entr'autres
M. et Mme de Charrière et Tuyll avec sa femme. Le soir, Mme de
Pourtalès nous donna un superbe bal, où tout le beau monde
était invité l. Le mercredi, j'étais encore d'un dîner chez Mme Du-
Peyrou, et le soir elle donnait un bal et souper. C'était, je l'avoue,
une des belles fêtes que j'avais encore vues de ma vie. Il est frap-
pant pour un petit endroit comme Neuchâtel de voir un si grand
nombre de femmes comme il faut, qui sont presque toutes jolies,
et montées sur un ton d'élégance auquel certainement on ne
s'attendrait pas. Le jeudi, il y eut encore un dîner chez Mme Du-
Peyrou, et le soir un souper chez Mme de Pourtalès. Le vendredi,
je fis le matin un grand tour de promenade avec le prince. Nous
dînions chez Mme DuPeyrou, et le soir la jeunesse d'ici donna
par souscription un bal et souper, ce qui faisait une charmante
fête aussi ; et quoique c'était le troisième bal de la semaine, cela
dura jusqu'à cinq heures du matin. Le samedi, nous avons été
tout le jour chez Mme DuPeyrou, dîné et soupe, et entre deux
un joli concert. Je vous demande, ma chère mère, s'il est possi-
ble de mieux recevoir un grand seigneur. Aussi m'a-t-il assuré
qu*il quittait cet endroit avec peine. »
Tel est le Neuchâtel, en somme fort animé, et plus mondain
qu'aujourd'hui, qu'a connu et observé Mme de Charrière. La
jeune Mmc Vincent de Tuyll écrivait de son côté, mais en hol-
landais, à sa mère. Ce qui rend piquante la naïve peinture de
ses impressions, c'est qu'elle arrivait un peu prévenue contre
sa belle-sœur, dont elle avait entendu parler en Hollande comme
d'une personne bizarre, capricieuse, pleine de malignité, —
et qui avait fait un mariage saugrenu. Mme de Tuyll éprouvait
un certain battement de cœur en arrivant au manoir du Pontet.
Ce qui l'y frappe d'abord, c'est la « manière libre de vivre dans
cette maison, où chacun fait ce qu'il veut ». Pas besoin de faire
toilette ; on peut rester en négligé tout le jour, même s'il vient
1 L'hôtel de Pourtalès, un des plus élégants que le XVIII' siècle ait vu s'éle-
ver à Neuchâtel, est le n° 8 actuel du Faubourg de l'Hôpital (Banque Pury).
DUPEYROU ET LES CHAILLET 233
du monde. Elle nous conte que Mme de Charrière fut fort émue
en revoyant son frère, et ajoute qu'elle surpassa de beaucoup
l'idée que la jeune femme s'en était faite :
« C'est, dit-elle avec une précision naïve, une personne intel-
ligente, aimable et gaie, qui a le meilleur cœur qu'on puisse ima-
giner. Je ne puis assez me louer des attentions qu'elle a pour
moi. Je remarque qu'elle est très considérée ici, mais, je crois,
un peu redoutée. Peu de femmes sont de force à lui tenir tête
en fait de science. Papa dirait : Cest un professeur ! Je n'ai
jamais vu sa pareille comme instruction ; mais son esprit est
un peu satirique et mordant, quand elle n'aime pas beaucoup
quelqu'un. Son mari est l'homme le plus excellent, le plus
honnête qu'on puisse voir; il sait énormément de choses; mais
il garde toujours un certain ton cérémonieux, si bien qu'on le
connaisse, ce qui fait qu'on ne devient jamais tout-à-fait fami-
lier avec lui. Mais il vaut la peine de l'entendre parler science ;
il est au courant de tout. Seulement, c'est dommage qu'il ait
de la peine à s'exprimer, parce qu'il bégaie un peu.
...Il y a beaucoup de gens distingués qui viennent ici ; quel-
ques-uns sont très aimables, parmi eux le suffragant d'ici,
qui prêche pour le vieux pasteur. Cet homme écrit une revue
ou journal qui se vend beaucoup, et c'est le gaillard le plus intel-
ligent et le plus gentil qu'on puisse voir. Je l'ai entendu prêcher
excellemment dimanche. Mais, le lendemain, il faisait tout de
même très volontiers sa petite partie de cartes avec nous, ce
qui ne paraît pas étrange ici, où tout le monde le fait.
Il y a encore dans la maison deux sœurs : l'aînée est la meil-
leure et la plus affable personne que j'aie rencontrée de ma
vie. Elle est très aimée et estimée de tout le monde, et a pour
moi une sollicitude et des attentions de mère. Elle ne sait qu'ima-
giner pour m'être agréable. C'est une personne d'une cin-
quantaine d'années. Il y a quelques jours, j'ai fait avec elle une
course charmante dans les montagnes. Nous dînâmes à Brot.
Je fus très étonnée de trouver dans ce coin perdu, où on s'atten-
drait à voir des gens presque sauvages, une jeune fille élevée si
bien, qu'on n'en trouve guère chez nous parmi les gens du monde ;
en outre elle était jolie et avait une conversation charmante.
Elle avait été très liée avec J.-J. Rousseau, qui avait passé
quelque temps ici1 ».
1 En 1765, avec DuPeyrou, Pury, le justicier Clerc et quelques autres
amis avec qui il herborisait : « 11 me semble, écrivait Rousseau à DuPeyrou,
le 16 septembre 1769, que, malgré la pluie, nous n'étions point maussades
à Brot ni les uns ni les autres ». Voir aussi, sur M'" Sandoz, fille de l'auber-
giste de Brot, que Rousseau avait remarquée, Aug. Dubois, Les Gorges de
l'Areuse et le Creux-du-Van (Neuchàtel, Attingcr, 1902), p. 1 16-120.
■234 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
Après un séjour de sept semaines dans l'hospitalière maison
•du Pontet, les jeunes époux durent songer au départ. Mme de
Tuyll s'était tendrement attachée à Mme de Charrière :
« La personne dont je me séparerai avec le plus de peine
et que j'espère bien revoir encore, c'est ma belle-sœur. Chaque
jour je la vois davantage : c'est la femme la pins aimable
qu'on puisse trouver, et c'est un vrai dommage pour moi qu'elle
soit établie si loin de nous. Je ne crois pas que je trouve jamais
dans toute la famille personne qui me plaise autant à la longue
que Mme de Charrière. Elle et son mari avaient eu l'idée de me
retenir pour l'hiver. J'irais à Genève avec eux et Tuyll vien-
drait me chercher après son temps de service. Toute la famille
insistait avec une affectueuse bienveillance, mais je n'ai pu,
tu le comprends, entrer dans ce projet... »
La raison qui décida la jeune femme à regagner son chez
soi, ce fut un commencement de grossesse : six mois après son
départ, elle mettait au monde un fils, Guillaume-René de Tuyll,
que nous trouverons à Colombier en 179g et qui paraît avoir
hérité de tout le charme de sa mère. Celle-ci était en effet une
femme délicieuse, à en juger par ses lettres à sa belle-sœur,
écrites en un français excellent, et qui annoncent un esprit
charmant et une âme d'élite. M!Tie de Charrière ne devait pas la
revoir, non plus que son frère Vincent, qui mourut dans un lazaret
de France pendant la campagne de 1794.
Ayant visité la Suisse, les voyageurs hollandais rejoigni-
rent, en janvier 1781, M. et Mme de Charrière à Genève, où ils
passaient, selon leur habitude, quelques mois d'hiver. Les trou-
bles qui agitaient alors la petite république ne les avaient point
arrêtés.
« Toute la ville, écrit Mme de Tuyll, est partagée en deux
partis très excités. Il y a quelques jours, la populace s'est sou-
levée, un homme a été tué. Les femmes même prennent parti.
Ici, tout pétille d'intelligence ; c'est étonnant comme on peut
se passionner. Heureusement, nous sommes dans un quartier
où l'on ne risque et n'entend rien. » — «M. et Mrae de Charrière,
écrit à son tour le mari, sont très bien logés, fort contents, et
toujours également aimables. Mlle Moula les a accompagnés ;
sa santé est un peu dérangée ; je me flatte que les soins de ma
sœur et la manière sage de se gouverner de cette jolie personne
la remettront entièrement. »
DUPEYROU ET LES CHAILLET 235
Nous n'avons pas encore rencontré cette amie de Mme de Char-
rière, que nous retrouverons souvent à Colombier et que Ben-
jamin Constant s'amusera à tourmenter sans merci. Acquit-
tons-nous de la présentation.
Marianne Moula, née à Neuchâtel en 1760, était fille d'un
homme distingué, le mathématicien Frédéric Moula. Elle avait
une sœur, son aînée d'un an, Suzanne, qui occupait à la cour
d'Angleterre la place de gouvernante des jeunes princesses
et devint quelques années plus tard Mrs Cooper \ Très bien
élevées, d'esprit orné, d'un caractère fort sociable, les deux
1 Frédéric Moula, né à Neuchâtel, d'une famille de réfugiés, originaire de
Filiastre en Vivarais, professa les mathématiques à Saint-Pétersbourg et à
Berlin, et fut, comme le célèbre Bernouilli, avec qui il était lié, membre de
l'Académie de Saint-Pétersbourg. Il passa ses vieux jours à Neuchâtel.
Mvlord Maréchal, qui avait fait amitié avec Moula, créa pour lui une charge
d'« interprète du roi», avec un modique honoraire. Moula mourut à Neu-
châtel en 1782 (et non en 1783, comme le dit la Biographie neuchâteloise.
— Voir R.egistre des décès de Neuchâtel.)
Sa fille Suzanne correspondait activement avec M"" de Charrière ; elle lui
parlait de la Cour d'Angleterre, où elle était «fort estimée de la reine
Charlotte», nous dit Ch. de Constant dans son Journal (Bibl. de Genève,
MCC. 2, tome I). Dans ses lettres, Suzanne use d'un langage conventionnel
pour désigner la reine et les princesses, qu'elle appelle la Mère aux Fleurs
et les Fleurs; les gouvernantes sont les Jardinières. En 1785, elle l'entre-
tient de son projet de mariage: un capitaine de la marine anglaise, M. Coo-
per, s'était épris de la belle Suzanne. M" de Charrière s'occupa fort de ce
mariage, avec le tuteur de la jeune personne, lequel n'était autre que Ferd.-
Olivier Petitpierre, le pasteur neuchàtelois qui avait été destitué pour avoir
prêché contre l'éternité des peines. Charles Berthoud dit à ce propos (Les
Quatre Petitpierre, Neuchâtel, i865, p. 2 5o) : «La famille Cooper, une
famille de dissenters, d'une sévérité un peu triste, comme cela n'était pas
rare à cette date chez les non-conformistes anglais, consentait bien à ce
mariage, mais à la condition qu'il n'aurait lieu qu'après une campagne de
deux ans que le capitaine devait faire aux Indes. De leur côté, M""* de
Charrière et Petitpierre opinaient prudemment pour que le mariage pré-
cédât cette longue absence, pendant laquelle la jeune mariée aurait vécu à
Colombier. La reine se rangea du côté de la famille Cooper ; mais le capi-
taine soutint victorieusement l'épreuve qu'on lui imposait, revint du bout
du monde plus épris que jamais et rien ne put désormais s'opposer à
l'union des époux. ». — A son retour, le capitaine reçut à son bord Ch. de
Constant (frère de Rosalie et cousin de Benjamin), qui revenait de Chine :
dans son journal, Constant dépeint le capitaine comme un homme aimable
et cultivé, aimant «avec passion» sa fiancée, qui est «protégée et tort
aimée de Mmc de Charrière ». Cooper connaissait de nom cette dernière, par
236 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
sœurs étaient devenues, dès l'âge de quinze ou seize ans, des
habituées de la maison de Colombier. Il est naturel de supposer
que M. de Charrière, qui avait la passion des mathématiques,
était en relations suivies avec Frédéric Moula. L'excellente
Marianne, que ses amis surnommaient Muson, avait de petits
talents fort appréciés : elle chantait bien, elle dessinait genti-
ment, surtout elle excellait à découper des silhouettes, genre
de portrait fort en vogue à cette époque. Nous avons retrouvé
bon nombre de ces petits ouvrages dûs aux ciseaux de Mlk Moula
et les avons recueillis pour en illustrer ces pages. Dans plusieurs
maisons de Neuchâtel, on conserve des groupes de figures artis-
tement composés, et qui évoquent, mieux que de brillantes des-
criptions, l'aspect de la société d'alors, sa grâce aimable et
fragile. Mlle Moula est l'auteur de ces jolies œuvres d'art, qu'elle
exécutait en se jouant et que se disputaient ses amis. Elle
était pour Mrae de Charrière une compagnie agréable et fidèle.
A Genève, au sein d'une société plus variée que celle de
Neuchâtel, Mme de Charrière trouvait le milieu intellectuel
que réclamait l'activité de son esprit. Durant les sept ou huit
hivers qu'elle y passa, elle y put former, ou renouer, des amitiés
précieuses. Elle y voyait les sœurs mariées de son ancienne
gouvernante, et leurs enfants. Sa « meilleure amie de Genève »
était Mme Achard-Bontems, nièce de Mlle Prévost, qui séjournera
plus d'une fois à Colombier. L'élite de la société genevoise
faisait fête à la spirituelle Hollandaise ; nous la voyons en rela-
tions cordiales avec le savant Pierre Prévost, membre de l'Aca-
démie de Berlin, avec Georges Lesage, ce « philosophe excen-
trique », à qui Sayous a consacré un piquant chapitre 1 ; avec
les récits de Suzanne, et se plaisait à entretenir Constant de M"' de Char-
rière. Constant crut qu'il s'agissait de sa tante, M"' de Charrière de Bavois (on
confondait déjà ces deux dames !), en parla avec affection : grâce à cette
méprise, le capitaine fut plein d'attentions pour son passager, «afin de se
faire une bonne note auprès de la protectrice de son amie». Constant
connut plus tard M"" Cooper et sa sœur à Londres et en parle dans son
journal (voir ch. XXIV).
2 Le Dix-huitième siècle à l'étranger, II, ch. i3. — M™ de Charrière
avait gardé un vif souvenir de cet original : « Ne pourriez-vous pas voir
Lesage ? C'est une véritable curiosité», disait-elle, en 1799, à une amie
séjournant à Genève. Chambrier d'Oleyres note ce qui suit dans son journal
(18 juillet 1802) : «Lesage, qui depuis 5o ans, médite son système de phy-
DUPEYR0C ET LES CHAILLET il)-]
H. B. de Saussure, que ses Voyages dans les Alpes mettaient
précisément en vue : il venait souvent voir Mme de Charrière,
et lui amenait sa charmante fillette, qui plus tard, devenue
Mme Necker-de Saussure, disait avoir gardé une vive impres-
sion de sa grâce et de son esprit.
« Ce souvenir, ajoute-t-elle, m'a fait lire avec intérêt tous ses
romans, et les plus médiocres m'ont laissé l'idée d'une femme
qui sent et qui pense. »
M,ne de Charrière était donc fort goûtée à Genève, et il n'eût
tenu qu'à elle d'y prolonger ses succès mondains ; mais elle y
attachait trop peu de prix pour les rechercher l.
Nous ignorons si M"e Moula fit aussi avec elle le voyage de
Plombières, où elle se rendit pendant l'été 1781 2. La pauvre
sique corpusculaire, pour expliquer les phénomènes de l'attraction par
l'impulsion des atomes, Lesage disait il y a vingt ans à M"" de Charrière
qu'il allait publier son ouvrage, qu'il avait promis de le dédier à la duchesse
d'Anville. mais qu'il était trop embarrassé à concilier les éloges qu'il devait
à cette dame dans l'épître dédicatoire avec la persuasion qu'elle n'entendait
du tout rien aux matières qu'il traitait. M" de Charrière lui promit de se
charger de faire une épître qui concilierait très bien tout cela. Lesage
promit de mettre l'impression en train; mais depuis vingt ans il est encore
à y travailler, et il mourra avant que son ouvrage voie le jour.» — Le
2 mars 1801, Lesage écrivait à d'Oleyres, à propos d'un service que celui-ci
lui demandait, une lettre où se trouvent ces lignes : «J'ai soixante dix-sept
ans, monsieur, et je n'ai pas encore rédigé la dixième partie des ouvrages
que j'avais eu la témérité d'entreprendre et l'imprudence d'annoncer.
Jugez donc, monsieur, s'il est possible que je m'occupe encore de ceux
d'autrui... » (Inédit, Arch. de Chambrier).
1 Ses ouvrages ne lurent accueillis nulle part avec plus d'intelligente
sympathie que parmi ses amis genevois ; ils lui demeurèrent toujours
fidèles. « On jouera un de ces jours à Genève la petite comédie qui a eu le
bonheur de vous plaire», écrit-elle le i3 janvier 178g, à d'Oleyres. Nous
ignorons quelle était cette comédie, où et par qui elle fut représentée ; mais
nous doutons que Neuchâtel ait jamais donné le même plaisir à l'auteur
des Lettres neuchâteloises.
2 Ce séjour nous est attesté par un passage des Lettres de Lausanne, où
elle fait une observation qui montre qu'elle connaissait Plombières. Sa
correspondance contient aussi une allusion à ce séjour, dont la date est
fixée par ces lignes que M. de Charrière adressait de Plombières, le 29 juil-
let 178 1, à son beau-frère Vincent : « Les bains de Plombières font un bien
marqué à ma femme; son ventre diminue et s'amollit, ses forces sont
revenues, et je me flatte que dans un mois d'ici elle se portera mieux qu'elle
ne faisait lorsque vous l'avez vue. »
238 MADAME DE CHARBIF.BE ET SES AMIS
femme, que ses nerfs avaient déjà tant fait souffrir avant son
mariage, continuait à éprouver toute sorte de malaises, qu'elle
appelait des vapeurs, faute de pouvoir leur donner un nom plus
précis. Elle ne jouit jamais d'une santé normale. Après sa mort,
on reconnut qu'elle était atteinte depuis l'âge de seize ans d'un
mal intérieur, qui, si nous en croyons certaines allusions, n'est
point étranger au fait qu'elle dut renoncer à la joie d'être mère.
N'est-ce pas le lieu de citer ces lignes mélancoliques et un peu
mystérieuses que M. de Charrière lui adressait précisément
en 1781 :
« Je ne vous dirai rien, ma chère femme, de mes pensées à
votre sujet ; cela est inutile, et j'ai résolu, dans cette absence,
que si je vous regrettais, si..., si..., de ne vous en rien dire.
Cela est convenu une fois pour toutes... »
Nous la reverrons, d'année en année, en divers lieux, deman-
dant à de nouvelles eaux, à de nouveaux médecins, le soulage-
ment qu'elle ne trouvera nulle part.
CHAPITRE VIII
Un Mystère
« Elle est malheureuse par le-
besoin d'être aimée passionné-
ment. »
I Le pasteur Chaillet)
M"" de Charrière et Cagliostro. — Le sourd-muet de Colombier. — Séjour
à Chexbres, « le plus beau lieu de la terre ». — Une lettre de M. de
Charrière. — M"" de Charrière jugée par le pasteur Chaillet. — Souvenirs
inédits de Benjamin Constant. — L'amant inconnu.
Le bon M. de Saïgas, qui avait connu Belle de Zuylen toujours
agitée par sa «noire imagination », écrit à son amie le 4 janvier
1782 :
« L'on m'a dit que vous aviez cessé vos remèdes. Dois-je
en inférer que vous vous en êtes lassée, ou que vous n'en avez
plus besoin ?... Vous seriez trop aimable si vous étiez heureuse.
L'êtes-vous ? Tâchez de l'être ! »
Elle ne l'était pas ; elle le sera toujours moins.
Pour l'hiver de 1781-82, Mme de Charrière céda à des amis
bernois, M. et Mme de Tscharner, le joli appartement de la maison
de Tournes ; elle n'alla l'occuper elle-même que pendant quel-
ques semaines du printemps. Elle se trouvait à Genève lors de
l'émeute du 8 avril, qu'elle mentionne dans ces lignes à sa
belle-sœur de Tuvll :
240
MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
« La prise d'armes de Genève ne me donna point d'émotion,
mais elle donna lieu à des émotions ; dans ce temps-là, fen eus
d'autres, causées par d'autres choses; je n'ai pu me remettre de
l'effet que tout cela produisit. »
Elle semble tout à fait désemparée, et nous la voyons, dans
les premiers mois de 1783, prendre un singulier parti, celui
d'aller à Strasbourg consulter un charlatan célèbre,... Cagliostro !
M. de Saïgas lui écrit de
Genève le 20 juin :
« Je souhaite que cette
lettre vous trouve arri-
vée à Colombier, mais
je n'ose pas trop m'en
flatter. L'on dit que le
comte Cagliostro aime à
retenir ses malades au-
près de lui ; je ne sais
si c'est tous ses mala-
des, ou seulement ceux
qu'il a du plaisir à voir.
Je crains, ma chère ma-
dame, que ce dernier cas
ne soit le vôtre et que
les plaisirs du comte ne
nuisent aux miens. Je
ne quitterai Genève que
lorsque j'aurai perdu
l'espoir de vous y voir...
Je suis enchanté des
bonnes nouvelles que
vous me donnez de vo-
tre santé; j'espère qu'elle
se perfectionnera ici. Ne voudrez-vous donc pas de moi pour
vous accompagner sur la Treille ? »
Le célèbre aventurier palermitain, de son nom véritable
Joseph Balsamo, né en 1743, éblouissait le monde par ses cures
merveilleuses. Il avait épousé, en 1773, une intrigante dont la
beauté contribua à sa fortune... C'est en 1780 qu'il apparut à
Strasbourg. Cinq ans plus tard, il était impliqué dans la fameuse
« affaire du Collier », mis à la Bastille, puis exilé. Il erra en
Angleterre, en Suisse, en Italie, où l'inquisition romaine le
condamna en 1791, comme illuminé et franc-maçon, à la peine
E^
LE CHATEAU DE CHEXBRES,
EN CBOESAZ:
UN MYSTERE 24 1
de mort, commuée en prison perpétuelle. Il mourut en 1795,
laissant le souvenir équivoque d'un charlatan de génie, en qui
les plus naïfs de ses contemporains avaient voulu voir un sor-
cier conseillé par le Diable !.
Mme de Charrière avait conçu pour lui une vive sympathie,
dont nous trouvons l'aveu dans les lettres qu'elle adressa plus
tard à Chambrier d'Oleyres, à l'occasion du procès instruit
en Italie contre Cagliostro. Chose à noter, elle le revit pendant
le séjour qu'elle fit en 1786 à Paris, comme on peut le conclure
de cette lettre, datée du 12 mars 1790 :
« Je suis toujours fort touchée de Cagliostro. Ce n'est pas un
méchant homme. S'il trompe, ce n'est pas pour nuire, c'est pour
s'occuper d'une manière intéressante et qui frappe les yeux.
Il est sensible et il fait souvent du bien. Quant à sa femme,
j'en ai, pour de bonnes raisons, la plus mauvaise opinion du
monde. Feu M. de Luternau m'en a assez dit pour me la faire
mépriser complètement. Recevant un jour une lettre de son
mari, elle la déchira et la brûla en présence de celui qui me l'a
conté, en disant : « Que ne puis-je en faire autant de celui qui
l'a écrite ! » Vous pouvez, Monsieur, dire cela hautement comme
une chose très vraie et très sûre, car M. de Luternau était aussi
incapable de mentir que moi. Il ne la trahit pas auprès de son
mari, mais quelques jours après, on convint dans la maison
(et je crois qu'il fut du nombre de ceux qui prirent ce parti),
qu'on avertirait Cagliostro que quelques-uns des procédés de sa
femme le décrieraient infailliblement ; il était question, je crois,
de présents qu'elle extorquait. Le lendemain, je le vis chagrin,
changé, pâle. Il me dit qu'il était très malheureux. Il ne parlait
pas à sa femme, qui avait les yeux très rouges. Cela dura deux
ou trois jours ; ensuite je la vis redoubler de cajoleries, de flat-
teries, de bassesse, riant sans nulle envie de rire, dès que son
mari avait l'air d'avoir voulu être plaisant, et je le vis tout à fait
radouci. Il disait à Luternau : « Voyez-vous, quand elle ferait
des choses peu convenables, il faudrait lui pardonner : elle
s'ennuie. Jamais je n'ai été moins riche que dans ce moment,
et jamais je n'ai pu lui fournir moins de parure ni moins d'amu-
sements ». Je l' allai voir à Passy dès qu'il fut sorti de la Bastille.
Il me toucha par un mélange de sensibilité et de courage qui
n'avait rien d'étudié ; ce qu'avait souffert sa femme me parut
l'affecter plus que ses propres ennuis. Pour elle, à un redouble-
ment d'embonpoint près, je trouvai comme à Strasbourg une
1 II est à peine besoin de rappeler ici les beaux travaux de M. Funck-
Brentano et le livre récent de M. d'Alméras sur Cagliostro.
16
242
MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
commune et" désagréable femme. C'est là que je vis Mme de
Flamarens et la Salmon, et un prêtre qui lui prêchait tout bas
je ne sais quoi. Cette chambrée ainsi composée reste dans ma
tête comme un des plus plaisants tableaux que j'aie jamais
vus. »
Le fait est qu'elle avait eu à se louer du traitement du char-
latan :
« Je dis toujours : Pauvre Cagliostro ! Je voudrais bien que
pour toute punition on l'obligeât à donner le secret de ses gouttes
blanches et de ses gouttes jaunes. Combien un peu des dernières
m'ont fait plaisir avant-hier, que j'avais une migraine enragée ! »
Suggestion, bien sûr ! Mais qu'importe, si le malade est sou-
lagé ! Elle reprend sa complainte quelque temps après, en
réponse à une lettre de d'Oleyres lui annonçant la prétendue-
mort du malheureux, où le public voyait un suicide :
« Pauvre Cagliostro ! Ce que vous me dites m'étonne assez.
Il m'a assuré que jamais il ne se tuerait, ne croyant pas qu'il
fût permis de le faire, et d'ailleurs ne s'en trouvant peut-être
pas le courage (c'est moi qui faisais ce dernier commentaire
sur sa résolution). Il m'a dit aussi qu'il ne demanderait pas
mieux que de mourir sur un échafaud à l'appui de quelques
vérités qu'il aurait soutenues, et que cela valait bien mieux
que mourir comme un sot de maladie et dans son lit. Mourir
pour mourir, pourquoi préférerait-il de se tuer ? Je doute un
peu de ses tentatives à cet égard ; elles ne sont pas d'une âme
commune, et c'est là ma grande objection, car je sais bien que
des propos ne signifient pas grand chose. Je ne crois pas
qu'on brûle ni qu'on roue à Rome, aussi que craindrait-il de
pire que la mort qu'on prétend qu'il veut se donner ?
Je voudrais savoir ce qu'on dit à Rome de sa Séraphine.
Elle s'est toujours dite une dame romaine. Si elle ne l'est pas,
elle et son mari seraient-ils allés à Rome, où l'imposture ne pou-
vait se soutenir un moment ? Elle avait pourtant bien plus
l'air et les manières d'une danseuse que d'une dame de bonne
maison. Vous m'obligerez beaucoup, Monsieur, si vous voulez
bien continuer à me parler de cet homme, pour qui j'ai de
l'affection, du faible et de la reconnaissance. Charlatan ou prince,
peu importe : il était sensible et souvent aimable ; il a eu pitié
de moi dans un temps où j'étais à plaindre. »
Ces impressions de Mme de Charrière ont leur prix, si l'on
veut bien admettre qu'elle n'était dénuée ni de psychologie
ni de clairvoyance.
UN MYSTÈRE 248
A ce séjour de Strasbourg, se rapporte une anecdote qu'elle
contait, bien des années plus tard, à son ami Huber :
« Je vous dirai qu'on a pensé une fois à me faire épouser
un comte de Wittgenstein que je ne connaissais point. Il ne
me trouva, je crois, pas assez riche, et c'était de l'argent qu'il
voulait. Il n'avait que cent ducats de revenu (d'apanage),
car il était cadet. Longtemps après, marchant dans les rues de
Strasbourg, je fus presque écrasée par un carrosse brillant
et qui allait grand train. Il y avait dans ce carrosse une grosse
petite dame qui me parut jolie. C'était la femme de mon
monsieur de Wittgenstein, dont la mère, très riche, par je ne
sais quel hasard, avait été blanchisseuse, ou bien la mère de
cette mère l'avait été. Elle ne me vit pas, et par conséquent
ne me salua point ; mais derrière son carrosse étaient plusieurs
laquais, dont l'un me saluait de toutes ses forces et très affec-
tueusement. Je crois que je le lui rendis un peu. Je ne savais
qui il était. A peine rentrée chez moi, le voilà dans ma chambre :
« Ah ! mon Dieu, Madame, ne me reconnaissez-vous pas ?
J'ai servi chez votre tante madame de Lockhorst. Vit-elle
encore ? Et ses filles ? Et M. de Zuylen ? Combien j'ai eu de
joie en vous revoyant ! » On me dit, lorsque je racontai mon
aventure, que ce comte était à Paris, et qu'il jouait. » (28 sep-
tembre 1800.)
Et maintenant, voici une amusante histoire que, sous la
date de juillet 1783, le pasteur Chaillet consigne dans son jour-
nal intime ; elle prouve que madame de Ch arrière pouvait être
mystifiée par un adroit imposteur :
« Pendant que M. de Charrière était à Strasbourg, un jeune
homme, domestique chez lui, qu'on y avait recueilli par com-
passion comme sourd et muet, auquel toute la maison s'inté-
ressait beaucoup, qui paraissait très intelligent, ingénieux à
comprendre et à se faire comprendre, instruit de tout ce qui se
passait et à l'affût des nouvelles du village, se trouva un beau
jour entendre et parler tout comme un autre. Il avait soutenu
ce rôle difficile environ onze ans, et l'avait commencé enfant ;
il avait eu des querelles, des batteries, des amourettes, et il
ne lui était pas échappé un mot, pas un son. Quand on sut
qu'il parlait, tous les environs s'en émurent, chacun voulait le
voir et le questionner ; on s'attroupait autour de la maison, et
pendant quelques jours, on ne parla que de cet étrange phéno-
mène moral. Le plus grand nombre me donna mauvaise opinion
de soi, en s'attachant surtout à blâmer ce dangereux silence,
propre à surprendre les secrets d'autrui, ce long mensonge
d'action, que selon eux il aurait fallu punir sévèrement ; ils
244 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
auraient trouvé fort bon que Dieu, pour lui faire expier ce péché,
l'eût rendu muet tout de bon pour onze autres années : tant on
hait et on craint jusqu'à l'idée d'être épié et fouillé ! Au reste,
il ne s'était tu que par crainte, pour être mieux déguisé, plus à
l'abri des recherches d'un père qui le maltraitait, peut-être
aussi pour exciter davantage l'intérêt et la pitié ; la curiosité
n'y avait aucune part, et le muet, car il conserve ce titre, était
un bon enfant. D'autres admiraient simplement une si grande
énergie de caractère.
...Ce muet, si intelligent pour un muet, se trouva moins
avancé qu'un enfant de quatre ans. Aucune de ses facultés
d'esprit n'était exercée. Je crains qu'en cessant d'être muet,
il n'ait cessé d'être intéressant... Je me suis dit encore : ne serait-il
point vrai presque toujours que l'énergie du caractère est en
raison inverse des lumières ? Si vous voulez un homme capable
d'une action de patriotisme, ne vous adressez pas à ceux qui
en discourent et en raisonnent le mieux... Cherchez parmi le
peuple. Qui ira, sans marchander sa vie, mourir pour ses
proches, ou pour sa maîtresse ou pour son ami ? L'homme
qui ne sait rien. Je parierais tout au monde que Winkelried
n'était pas un homme d'esprit. Plebeiœ Deciorum animes,
plebeia juerunt ftectora...
Quoi qu'il en soit, ce fut une scène pour nous tous que celle
où pour la première fois le muet parla, conduit devant nous
tout tremblant par MHe Henriette, qui l'entraînait convul-
sivement par le bras, tout essouflée et pouvant à peine lui dire
d'une voix effarée : « Est-il bien vrai que vous parliez ? Parlez
donc ! » Et le pauvre garçon tout troublé, les yeux baissés,
la contenance coupable, ne répondait pas ; il pouvait à peine
se soutenir ; il fallut qu'il s'assît pour reprendre courage. Nous
étions émus, nous pleurions ; qui n'aurait pleuré ? »
Sitôt revenue de Strasbourg, Mme de Charrière fit à Chexbres
un premier séjour, dont nous ne savons à peu près rien, sinon
qu'il lui donna un désir très vif d'y retourner. Pendant ce temps,
M. de Charrière allait aux eaux de la Brévine avec un ami :
« Ils ont voulu m'y entraîner, écrit Chaillet, mais je crains
trop la vie tumultueuse des eaux ». Ce scrupule, à propos d'un
village comme la Brévine, ne laisse pas d'être assez joyeux.
Il ajoute, et ces confidences ont leur prix :
« Je regrette nos buveurs d'eau, M. de Charrière surtout.
Je me suis accoutumé à vivre avec lui, à manger chez lui et à
gagner son argent. Je suis de la maison, confident de tout le
monde, chez moi dans leur famille. Mais quoique je voie très
bien que Mlle Louise est celle qui a le plus d'affection propre-
UN MYSTÈRE 245
ment dite pour moi, M. de Charrière me convient mieux. Lui
et sa femme, ils sont les seules personnes de ma connaissance
qui entendent et répondent toujours. Et il a de plus que sa
femme de la lecture ', de l'égalité dans le commerce, au lieu
d'une véhémence incommode, — et l'habitude de jouer,... et
celle de perdre, ce qui rend le jeu beaucoup plus rafraîchissant
pour moi... Mmcde Charrière, qui ne joue point et ne lit guère plus
qu'elle ne joue, a en compensation une vivacité, une vérité de
sentiment, que son mari n'a point, et une originalité dans sa
manière de penser qu'elle n'aurait vraisemblablement pas si
elle lisait et jouait autant que nous. Quand je suis longtemps
sans la voir, je sens qu'il me manque un des ressorts qui mettent
mon esprit en mouvement... En nous promenant le soir au
jardin, nous nous sommes, M. de Charrière et moi, plus familia-
risés que de coutume ; nous avons parlé de nos femmes,
d'amour... »
C'est sans doute dans ces années-là que Mme de Charrière
fit une cure à Louèche. Longtemps après, au moment de l'in-
vasion française, elle évoquait ses souvenirs du Valais.
« Je me console un peu en me rappelant l'horrible pays que
c'était : crétins, galeux, goitreux, puces, punaises, horrible
malpropreté, révoltante bigoterie, voilà de quoi se compose le
tableau. Ce pays est à plaindre, mais non à regretter. » (A Mme de
Sandoz-Rollin, mai 1801.)
Après un dernier hiver (1783-84) passé à Genève, elle se décide
à retourner à Chexbres. Le conseiller d'Apples, de Vevey,
qu'elle a consulté, lui recommande la vieille maison de Crousaz,
— le château — qui est à louer pour deux mois, avec écurie et
grange, pour le prix de cinq louis d'or neuf ; il y a à Chexbres
une bonne auberge d'où l'on peut faire venir les repas. Mnie de
Charrière séjourna dans cette riante contrée pendant trois
mois, dès le milieu de mai 1784. Saïgas lui écrit le 12 juin ces
lignes qu'il convient de peser :
« Je suis bien aise que Chexbres réponde à l'idée qui vous
en était restée. Je ne le suis pas tant de vous y savoir seule ;
1 Ce mot peut surprendre ; mais à ce moment déjà, Mme de Charrière,
qui avait dévoré tant de livres pendant ses années de jeunesse, feuilletait ou
parcourait les nouveautés plus qu'elle ne les lisait. Elle avait un fond de
lectures classiques dont elle se contentait. Chaillet, au contraire, était
encore dans la phase de curiosité active. Quant à M. de Charrière, c'était
un liseur infatigable.
246 MADAME DE CHARBIERE ET SES AMIS
mais je sens qu'il est très difficile d'imaginer une société qui
puisse vous y convenir dans votre situation actuelle. Je me vois
réduit à ne savoir plus que souhaiter pour vous. »
Remarquons que M. de Charrière ne partageait point ce séjour
de Chexbres, où sa femme avait évidemment souhaité d'être
seule. Il lui écrivait très souvent et s'efforçait de la distraire
par ses récits. En voici un qu'il dit tenir de Jaquet-Droz, le
fameux mécanicien, à qui ses automates firent une célébrité :
« Le grand Pourtalès, lorsqu'il est à Londres, invite souvent
de ses compatriotes à prendre le thé chez lui, et il les met à
écrire, à copier des comptes, sous prétexte qu'il fait encore trop
chaud pour la promenade. Un jour, il invita un M. Peter et
quelques autres, il les mit à l'ouvrage comme à l'ordinaire. La
nuit vint : M. Peter se plaignit qu'on n'y voyait plus et le pria
de faire apporter des lumières : « Mais, dit M. de Pourtalès,
si vous approchiez un peu de la fenêtre, vous pourriez écrire
encore un quart d'heure... »
Malgré sa mélancolie, Mme de Charrière dut sourire de cette
anecdote, qui montre comment se font les bonnes maisons.
Elle dut prendre intérêt aussi à la lettre où son mari lui raconte
la visite du prince Henri de Prusse à Neuchâtel, en juillet 1784 ;
mais elle manqua l'occasion de revoir son ancien admirateur '.
M. de Charrière vint un jour voir sa femme dans la solitude
qu'elle avait choisie ; de retour à Colombier, il lui adressa une
lettre vraiment étrange et poignante, qui peint au vif l'affection
mêlée de pitié douloureuse qu'elle lui inspirait :
« J'ai été rarement aussi triste que je l'étais en partant de
Chexbres ; l'air d'amitié que vous aviez eu avec moi pendant
1 Cette lettre a été publiée dans le Musée neuchdtelois de 1875, p. 2640,
mais avec la suppression de quelques détails concernant M"" DuPeyrou.
La conversation de cette sémillante personne parut impatienter le Prince,
qui prit le mari à part dans l'embrasure d'une fenêtre de la chambre voisine :
«M"" DuPeyrou s'approcha d'eux plusieurs fois pour offrir ceci ou cela.
M. DuPeyrou larenvovaavec humeur». — L'année suivante(i" février 1786),
M"' de Charrière elle-même écrit à d*OIeyres : « On prétend que M. et M.""
DuPevrou ne se parlent plus». — A propos de la visite du Prince à Neu-
châtel, Vincent de Tuvll écrivait à sa sœur : «Je vous prie de me marquer
si vous avez vu le prince Henri de Prusse, connaissance de Zuylen il y a
quelques années déjà, et ce qu'il est venu taire chez vous ».
l'N Ml SI KHI
247
le déjeuner, plusieurs mots d'amitié que vous m'avez dits
pendant mon séjour, des dispositions contraires que vous
m'avez témoignées, la pitié que vous m'avez inspirée, le désir
de vous revoir bientôt à Colombier, et la crainte que ce ne
fût pas pour notre bonheur commun, tout cela fermentait dans
mon cœur et me donnait un gonflement, une envie de pleurer,
que j'avais peine à surmonter; mon âme était remuée et trou-
blée jusqu'au fond ; enfin, je pris le parti de parler au voitu-
rier pour me distraire. »
Et voici que ce galant homme s'accuse de défauts agaçants,
de je ne sais quelle froideur méthodique et pédante, dont il
a conscience et qui excusent à ses yeux les brusques sautes
d'humeur d'une femme comme la sienne :
«J'ai oublié de vous dire une chose que j'ai résolu de vous
dire depuis longtemps : c'est que plusieurs défauts que vous
m'avez reprochés me frappent désagréablement chez Hen-
riette et qu'elle me fait comprendre votre pensée. Sa manière
soutenue de prononcer lorsqu'elle lit ou parle avec attention,
m'est insupportable, et me fait comprendre le trop bien lire
dont vous m'accusez. Elle réduit tout en maximes générales,
le cas particulier ne la touche que relativement au bon ordre ;
aucun sentiment simple et genuine ; enfin, je crois voir ma
caricature, et si cela est, je pardonne de bon cœur l'impatience
à tout esprit droit accompagné d'un cœur sensible (2 août 1784). »
Plus significative encore est la lettre qu'il lui adressait l'année
suivante (été 1785), pendant un séjour solitaire — nous allions
dire une cure d'isolement — qu'elle faisait à Payerne :
« Votre silence de mercredi passé m'a fort inquiété. Je vous
savais malade et je croyais qu'Esther [la femme de chambre]
me donnerait de vos nouvelles si vous ne pouviez pas m'écrire.
Je serais parti sur le champ pour Payerne, si je n'avais pas
craint que vous n'eussiez du chagrin de me voir arriver. Je me
suis imposé la loi de ne point vous parler de mes sentiments ;
cependant je ne puis pas m'empêcher de vous dire une fois
pour toutes que, malgré tout ce que foi souffert par vous depuis
quelque temps, votre départ m'a laissé un sentiment de triste
solitude qui ne se détruit pas... Adieu. Vous n'imaginez pas
combien vous me sortez peu du cœur. Adieu... »
Sainte-Beuve, qui a parlé de M. de Charrière comme d'un
homme insignifiant, ne connaissait pas ces pages, restées inédites
248 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
jusqu'à ce jour '. Elles sont tout à l'honneur du mari, et mon-
trent, hélas ! que la femme, avec tout son esprit et tout son
cœur, n'avait su ni être heureuse, ni donner le bonheur à son
entourage. Mais un autre témoin va nous instruire du déplora-
ble état où son âme se débattait alors : nous rencontrons dans
le journal intime de Chaillet, à la date de 1783, ces lignes curieu-
ses :
« Que j'ai changé de manière d'être dans cette maison !
J'y suis de la famille, tout comme l'un d'eux ; j'y vis tout
autant et plus que chez moi ; on m'y nourrit, on m'y habille,
on y habille mes enfants, on y entretient mon ménage... Et nous
ne sommes pourtant pas amis de cœur et d'inclination : à divers
égards je ne leur conviens pas, ni eux à moi. Ils sont incrédules,
frivoles, mondains, gens de luxe et à morale relâchée et commode,
tandis que je m'efforce de mériter le titre que j'ai choisi de
serviteur de Jésus-Christ. Mais au défaut de la communion des
saints, nous vivons au moins dans la communion des gens
d'esprit. C'est quelque chose, c'est beaucoup de s'entendre
et de se répondre toujours les uns aux autres, de savoir bien
précisément comment et jusqu'où on peut compter les uns
sur les autres. Il y a communion entre les bonnes gens, entre
les âmes sensibles, entre les bons et agréables joueurs même ;
et M. de Charrière et moi nous tenons aussi l'un à l'autre par
ce petit coin, plus essentiel, après tout, qu'on ne le penserait.
Tout cela ne vaut pas la communion des saints et ne saurait
être aussi intime, mais enfin ce sont toujours des points de
réunion...
...« Mme de Charrière m'intéresse cette année plus que jamais
et plus que je ne le veux. Tout ce qu'elle a de moi, c'est conquête ;
je ne lui ai rien accordé volontairement. Mais elle est malheureuse,
1 M. de Charrière ne changea point de ton avec les années, et demeura
jusqu'à la fin plein d'égards, de tendresse même, pour sa femme. En 1798,
pendant un séjour qu'il faisait au Pays de Vaud, il lui écrivait : «J'attends
de vos nouvelles avec plus d'impatience que toutes les nouvelles des
gazettes ; c'est beaucoup dire. Il me semble que je suis absent de Colombier
depuis bien longtemps. Je me fais une fête du moment où, demain matin,
on m'apportera une lettre de vous». Les nombreuses lettres qu'elle a
écrites à son mari pendant les absences de celui-ci n'ont malheureusement
pas été conservées. Tandis qu'elle gardait tout, M. de Charrière paraît avoir
eu l'habitude funeste de détruire les lettres qu'il recevait. L'inverse eût été
préférable pour nous, en ce qui concerne la correspondance des époux du
moins. Il subsiste un grand nombre de lettres de lui à elle, et pas une seule
d'elle à lui.
un mystlre
249.
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FAC-SIMILÉ D'UNE PAGE DU JOURNAL INTIME DE CHAILLET
25o MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
■et malheureuse si romanesquement, si fort comme je l'ai été1,
que je ne puis voir en elle sans la plus tendre sympathie une
créature de mon espèce Elle est malheureuse par le besoin d'être
aimée passionnément, par l'insuffisance qu'elle trouve dans les
amitiés vulgaires ; elle accuse les gens de bien d'aimer trop sage-
ment, trop raisonnablement, de tenir leurs amitiés trop au niveau
de leurs autres affections, et elle a bien raison... Elle aime autant
rien; dit-elle, que de n'être pas aimée de manière qu'on fasse
pour lui plaire ce qui n'est ni juste ni raisonnable. Qu'ils sont
à plaindre, ces êtres exaltés, qui errent dans le monde sans y
trouver une aide semblable à eux ! Je l'ai trouvé : Eurêka !
Mais le trouvera-t-elle ? Je ne le crois pas. Elle a trop du carac-
tère de Roxane et d'Hermione ; elle est encore plus exigeante
qu'aimante, à ce qu'il me semble : c'est la fatalité des personnes
qui ont ce besoin ; il y a souvent dans leur caractère une
véhémence qui fait qu'elles ne sauraient se satisfaire, qui empê-
che qu'on ne s'attache à elles. Quoiqu'il en soit, il me semble
qu'une vie amortissante produit insensiblement son effet,
et que sa mélancolie diminue. Dans un de ses accès, elle nous a
soutenu que la vertu n'était bonne à rien, qu'elle ne rendait
heureux ni celui qui se tourmente à l'avoir, ni ceux qui l'envi-
ronnent, qu'il ennuie et fatigue de sa raison, qui sont les victi-
mes de sa vertu... Il y aurait encore du bonheur au monde
pour Mme de Charrière, si Mme de Charrière avait de- la vertu.
Mais puisqu'elle n'en a pas, je lui sais gré d'avoir au moins le
courage de se déclarer contre elle. Que de gens n'ont pas plus
qu'elle à se louer de la vertu, et en disent du bien par bienséance
ou par bêtise ! »
Il est évident que quelque drame intime a dû alors bouleverser
sa vie. Les expressions énigmatiques recueillies sous diverses
plumes révèlent un état de profonde dépression morale, une crise
1 Chaillet fait allusion à une liaison, d'ailleurs toute platonique, qu'il eut
à cette époque avec une de ses paroissiennes, et qui fit gloser la malignité
villageoise : la Vénérable Classe jugea nécessaire d'exhorter le jeune pasteur
« à mettre fin à ses liaisons avec la demoiselle D , vu que ces liaisons,
quelque innocentes qu'elles puissent être et qu'on les suppose, deviennent
condamnables dès que le public en prend scandale». Chaillet n'ayant pas
tenu compte de cet avertissement fraternel, fut cité à paraître devant la
Classe assemblée, ce qui eut lieu trois mois plus tard. Mais, entre temps,
le bruit s'apaisa ; et le pasteur Chambrier, dont Chaillet était le « suffra-
gant», ayant rendu, ainsi que les pasteurs des paroisses voisines, le meil-
leur témoignage à son ministère, la Compagnie regarda cette affaire comme
terminée (Archives des pasteurs, Registre des procès-verbaux de la Véné-
rable Classe, 4 juillet, i" novembre 1780; 20 février 1781).
UN MYSTÈRE 25 I
de noire mélancolie '. Que s'est-il donc passé ? — Nous serions
réduits à des conjectures, si nous n'avions trouvé le mot de
l'énigme dans des pages — inédites — de Benjamin Constant,
qui reçut les confidences de Mme de Charrière, pendant le séjour
qu'elle fit à Paris de 1786-87. Bien des années plus tard, Benja-
min entreprit de rédiger un récit de sa vie, qu'il n'acheva d'ail-
leurs point, puisqu'il s'est arrêté déjà à 1787, c'est-à-dire au
moment de son arrivée à Colombier. Il décrit sa première édu-
cation, si décousue, livrée à des mains mercenaires ; puis son
séjour à Paris, chez Suard, et sa fameuse escapade en Angleterre.
Nous aurons bien des renseignements à emprunter à ce curieux
récit ; mais nous ne pouvons différer d'en reproduire le passage
suivant, qui est du plus haut intérêt pour le sujet qui nous
occupe 2 :
« Ce fut à cette époque que je fis connaissance avec la première
femme d'un esprit supérieur que j'aie connue, et l'une de celles
qui en avait le plus que j'aie jamais rencontrée. Elle se nommait
M,lie de Charrière. C'était une Hollandaise, d'une des premières
familles de ce pays, et qui dans sa jeunesse avait beaucoup fait
de bruit par son esprit et la bizarrerie de son caractère. A trente
ans passés, après beaucoup de passions, dont quelques-unes
avaient été assez malheureuses, elle avait épousé, malgré sa
famille, le précepteur de ses frères, homme d'esprit, d'un carac-
tère délicat et noble, mais le plus froid et le plus flegmatique
que l'on puisse imaginer. Durant les premières années de son
mariage, sa femme l'avait beaucoup tourmenté pour lui imprimer
un mouvement égal au sien, et le chagrin de n'y parvenir que
par moments avait bien vite détruit le bonheur qu'elle s'était
promis dans cette union à quelques égards disproportionnée.
« Un homme beaucoup plus jeune qu'elle, d'un esprit très
médiocre, mais d'une belle figure, lui avait inspiré un goût très
vif. Je n'ai jamais su tous les détails de cette passion ; mais ce
qu'elle m'en a dit, et ce qui m'en a été raconté d'ailleurs a suffi
1 M"" de Charrière était encore à Chexbres le 3 septembre, et M. de Saïgas,
étonné de ne recevoir aucune nouvelle, lui écrivait (Bursins, 3 septembre
1784): «Je ne vois qu'un épais brouillard entre vous et moi, grâce au
silence de M. de Charrière et à votre laconisme, dont je respecte la cause,
quelle qu'elle soit».
2 Ce manuscrit inédit, — un cahier rouge, — appartient à la famille de
M. Victor de Constant, à Hauterive, près Lausanne. II nous a été très
obligeamment confié, avec la réserve que nous n'en citerions que les pas-
sages intéressant la biographie de M"" de Charrière.
202 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
pour m'apprendre qu'elle en avait été fort agitée et fort malheu-
reuse ; que le mécontentement de son mari avait troublé l'inté-
rieur de sa vie, et qu'enfin le jeune homme qui en était l'objet
l'ayant abandonnée pour une autre femme qu'il a épousée,
elle avait passé quelque temps dans le plus affreux désespoir.
Ce désespoir a tourné à bien pour sa réputation littéraire,
car il lui a inspiré le plus joli des ouvrages qu'elle ait faits. Il
est intitulé Caliste et fait partie d'un roman qui a été publié
sous le titre des Lettres écrites de Lausanne... »
Nous avons vainement cherché à découvrir quel était ce
jeune homme, d'esprit médiocre et de belle figure, qui avait
ainsi surpris le cœur de la femme de quarante ans. Il nous paraît
vraisemblable qu'elle l'avait rencontré à Genève ; car elle n'y
retourna jamais plus à partir de 1784, et son mari, aidé de deux
domestiques, fut mettre en ordre l'appartement de la rue Beau-
regard, liquider la partie du mobilier qui lui appartenait, et
emballer le linge de corps et de table. Notons que dans une lettre
écrite quelques années plus tard à Benjamin, Mme de Charrière
parle d'un nom « qu'elle ne peut entendre prononcer », et que
son mari a laissé échapper devant elle. Etait-ce celui du mysté-
rieux inconnu ? Notre curiosité, nous le sentons, est bien vaine ;
elle paraîtra puérile à ceux qui, moins épris que nous de Mrae de
Charrière, n'attachent pas d'intérêt à ce petit problème senti-
mental. Quoi qu'il en soit, nous savons maintenant le secret de
cette vie troublée ; nous comprenons la solitude de ce séjour de
Chexbres, où la femme malheureuse conçut peut-être la première
idée de la douloureuse histoire de Caliste. Elle paraît s'être
souvenue de cette inclination mystérieuse, lorsque, près de
vingt ans plus tard, elle prêtait à l'héroïne d'un autre roman,
demeuré inédit \ cet aveu significatif :
« Quelquefois, j'avais été tentée de mépriser l'aveuglement
qui avait empêché mon mari de devenir jaloux ; à présent,
j'en estimai davantage un homme qui se rendant justice et
croyant que je la lui rendais aussi, n'avait pas soupçonné
mon engouement, ni pensé que lui ou moi nous eussions rien
à craindre, lui pour son honneur, moi pour mon repos, d'un
homme qui, à mon éternelle confusion, avait été si redoutable
1 Lady Francis, dans la Suite (inédite) du petit roman Sir Walter Finch
et son fils William (voir chap. XXIV).
UN MYSTÈRE 253
à l'un et à l'autre. » — A quoi un interlocuteur répond : — « Est-
ce par hasard ou par défiance que vous n'avez point nommé
encore cet homme autrefois digne d'envie... ? — C'est par fierté
répondit-elle. Qui plaît est tout, qui ne plaît plus n'est rien, a
dit je ne sais quel poète, et dans cette seconde époque, on est
un peu honteux de ce qu'on a pensé dans la première. »
Ces lignes, évidemment « vécues », fixent exactement la nature
d'une passion dont elle éprouvait plus tard quelque honte,
parce qu'elle en sentait le ridicule, mais qui ne l'avait pas entraî-
YUE DE CHF.XHRHS
née jusqu'au point où elle aurait dû en rougir devant celui
dont elle portait le nom.
Dans les dispositions où elle se trouvait à Chexbres, son seul
recours était l'activité de son esprit, et ce besoin, si vif chez
elle, de s'occuper de ceux qui l'entouraient. Nous la voyons
s'aviser d'enseigner la géographie aux bonnes gens du village.
M. de Saïgas lui écrit de Bursins :
« J'ai retrouvé ici un vieux globe délabré. Il ne peut être
d'usage qu'après quelques réparations, sans quoi je vous l'aurais
envoyé. Je ne conçois pas qui sont les gens de Chexbres à qui
vous voulez bien vous donner la peine de faire connaître la
figure de la terre. S'il y en a quelqu'un qui le mérite, je l'en
félicite, et vous aussi. »
254 -MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
Mais les petits méritaient toujours à ses yeux qu'on leur témoi-
gnât de l'intérêt. Elle ne s'en fit pas faute à Chexbres, et son
mari, touché, lui écrit (21 juin 1784) :
« Vous êtes toujours généreuse, le plus souvent bonne, quelque-
fois d'une bonhomie et d'une simplicité rares. Si l'on rencontre
bien, je défie les meilleurs connaisseurs de ne pas vous trouver
douce et de ne pas croire que c'est la faute de ceux avec qui
vous vivez si vous ne l'êtes pas toujours... J'aime à vous voir
habiller ces pauvres enfants : c'est une manière sûre de pro-
duire quelque bonheur ; toutes les autres sont si incertaines !
...Pourquoi ne faites -vous pas usage des lavements de
M. Cagliostro ? Ils vous ont fait du bien. Avez-vous raison de
manger si peu et si irrégulièrement ? Je vous ai vue quelque-
fois oublier de manger... L'intérêt que vous inspirez à tout le
village est si naturel ! Qui n'aimerait une étrangère qui ne se
fait connaître que par de la simplicité et des bienfaits ? »
On conçoit qu'elle ait effectivement laissé d'agréables sou-
venirs parmi ces paysans. L'année suivante, Mme de Crousaz
lui rappelle qu'elle avait parlé de revenir à Chexbres, « ce qui
fait, ajoute la bonne femme, que je regarde toujours toutes les
voitures, si je ne vois point madame Charrière, pour l'aller
recevoir dans son château de Crousaz, qui est toujours à la
même place que jadis l. »
Nous ne savons si elle retourna jamais à Chexbres, mais ce
qui est certain, c'est qu'aucun site au monde ne lui fit une impres-
sion plus vive. Elle renonça à regret au rêve qu'elle caressa
un instant — et auquel M. de Charrière se prêtait avec empres-
sement — d'acheter dans la contrée une « montagne », où elle
aurait passé chaque année la belle saison 2. Depuis ce temps, à
tous ses amis étrangers qui visitaient la Suisse, elle disait :
«Allez à Chexbres! Il n'y a pas de plus bel endroit sur la terre3.»
1 II y est encore, au haut du village, dans le quartier dit « En Crousaz».
2 « Décidez en souveraine», lui écrivait ce galant homme.
3 « Aller à Berne, v rester un jour; de là à Moudon, de là à Chexbres (où
il faut arriver par ce côté-là et i'après-midi, restant toute la soirée), en
repartir le lendemain, côtoyant le lac par Lutry et Lausanne, serait l'affaire
de cinq à six jours, et vous en rapporteriez des tableaux qui vous feraient
plaisir toute la vie, pourvu toutefois qu'il fasse beau temps». (A M"' de
Sandoz-Rollin, 1797). A son neveu (voirchap. XXIV) partant pour Chexbres,
sur son conseil, elle écrit: «Vous vous récrierez sur le plus beau spectacle
IN MYSTKRK
255
Au moment où elle quittait Colombier pour s'y rendre, elle
venait de publier, sans nom d'auteur, deux petits ouvrages :
Mistriss Henley et les Lettres neuchâteloises. Le second fit grand
scandale : sans doute elle l'avait un peu prévu, et cette perspec-
tive n'était point pour arrêter une personne qui cherchait par
tous les moyens à rompre la triste uniformité de son existence.
Quant à l'autre roman, il est moins connu et moins lu aujour-
d'hui ; mais, insignifiant comme peinture de mœurs et comme
intrigue, il reflète d'une façon très intéressante l'état moral
de l'auteur à cette époque de sa vie. Mistriss Henley n'est
guère autre chose que la plainte de son âme endolorie.
que la nature puisse offrir en aucun lieu du monde». (Août 1799). Nous
aimons à citer ces passages, qui montrent qu'elle était sensible jusqu'à
l'enthousiasme aux beautés de la nature. On en a déjà trouvé des témoi-
gnages (voir, en particulier, chap. IV, la lettre du 7 septembre 1767), et on
en trouvera d'autres dans la suite.
CHAPITRE IX
Mistriss Henley
« .le n'ai point apporté de bon-
heur ici. je n'en ai point trouvé.»
(Mrs Henley).
De qui est le Mari sentimental. — Ce que signifie ce roman. — Les sus-
ceptibilités de M"" Caillât. — Opinion de M."" de Charrière sur le mariage.
— Le roman de la femme incomprise. — La Justification de M. Henley.
— Un pamphlet contre M"" de Charrière.
Divers passages de la correspondance de Mme de Charrière
fixent assez exactement la date où parurent Mistriss Henley
et les Lettres neuchâteloises. Ce dut être dans la première
moitié de 1784 '.
On ne peut comprendre Mistriss Henley si l'on n'a commencé
par lire le Mari sentimental, dont elle est la contre-partie.
Mais, avant tout, dissipons une erreur : on a souvent attribué
à Mme de Charrière l'un et l'autre ouvrage - ; elle se serait amusée
1 A la fin de mars 1784, d'Oleyres écrit de Turin à Genève pour faire venir
le second de ces ouvrages, «qu'on y imprime». Il nous apprend en outre
que M™ de Charrière est en séjour à Genève et surveille l'impression de la
brochure, qu'il reçoit le 2 avril. Quant à Mistriss Henley, nous avons des
raisons de croire qu'elle fut imprimée un peu avant les Lettres. La mise en
Tente des deux ouvrages dut être simultanée.
2 Cela nous est arrivé à nous-mème dans la première édition de notre
Histoire littéraire de la Suisse française.
258 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
à soutenir tour à tour deux thèses contraires. Gaullieur l'admet
sans hésiter, ce qui est assez surprenant de la part d'un histo-
rien qui avait en sa possession tous les papiers de Mme de Char-
rière. Sur la foi de Gaullieur, Verdeil, à son tour, attribue le
Mari sentimental et Mistriss Henley à la même plume féminine '.
Il ajoute que Mme de Charrière avait consulté Samuel de Cons-
tant sur les questions économiques et financières et sur la condi-
tion des paysans vaudois, traitées dans ce petit roman, ce qui
le fit attribuer à M. de Constant lui-même. Et il déclare, comme
argument décisif, qu'il n'y a pas à se méprendre sur le style,
lequel est bien celui de Mme de Charrière...
Que faut-il croire ? — Constatons en premier lieu que madame
de Charrière, dans sa correspondance avec ses amis, parle de
Mistriss Henley, des Lettres neuchâteloises, de Caliste, de tous
ses autres ouvrages : mais jamais elle n'a mentionné comme
sien le Mari sentimental. Nous n'avons pas rencontré sous
sa plume un seul mot qui puisse faire croire qu'elle ait eu une
part quelconque à la composition de cet ouvrage. Ses corres-
pondants, qui sont des amis bien renseignés, ne songent pas
davantage à le lui prêter, et même n'en disent pas un mot.
Sainte-Beuve, qui a fait sa petite enquête et vu à Lausanne
M. de Brenles, écrit à Mme Olivier, le 2 juillet 1838 :
« Combien je vous remercie de tous ces soins et renseigne-
ments sur Mme de Charrière. Rien n'est de refus. Je n'ai que le
Mari sentimental, que je sais bien être de M. Constant. J'ai lu
la Femme sensible (Mistriss Henley), espèce de contre-partie par
Mmfi de Charrière... »
Un autre témoignage plus direct et difficile à récuser, est
celui de cette Rosalie de Constant dont Mlle Lucie Achard
nous a retracé la vie :
« Le Mari sentimental, déclare-t-elle, fut inspiré à mon père
par le désir de corriger les femmes de ce goût de perfection
dans les petites choses qui les entourent, qui tient trop à l'égoïsme,
et de leur apprendre que c'est dans les détails de la vie, dans les
1 Histoire du canton de Vaud, III, p. 3o5 et note : « Le Mari sentimental
est tout entier de Mrae de Charrière, comme l'attestent ses manuscrits, qui
sont chez M. le professeur Gaullieur». — Que penser de cette dernière
assertion de Verdeil ? Il ne dit pas avoir vu de ses yeux le manuscrit.
MISTRISS HKNLLY 25g
ménagements du sentiment, bien plus que dans les grandes occa-
sions de vertu et de sacrifice, qu'elles peuvent taire le bonheur
de leur époux '. »
SAMUEL DE CONSTANT
(D'après un crayon appartenant à M"* Rillict de Constant, à Genève)
1 Dans une notice sur son père, écrite peu de temps après sa mort, en
août 1800, elle dit encore: «Le Mari sentimental eut un succès qui, s'il
ne s'étendit pas loin, n'en fut pas moins complet dans le pays. Il était
anonyme, et comme l'auteur n'avait rien publié encore, il ne fut point
deviné. Ce que chacun venait nous en dire en le racontant avec plus ou
moins de vivacité nous amusa parfaitement». (Voir Rosalie de Constant,
par M " L. Achard, II, page 14). Ailleurs, elle parle du Mari comme de
l'œuvre de prédilection de son père. Citons aussi ces lignes de Ch. de Cons-
tant à sa sœur, du 2i janvier 1801 (Bibl. de Genève, MCC, [ 6) : «Je vais
faire réimprimer le Mari sentimental comme une bonne affaire. [Il renonça
d'ailleurs à cette entreprise]. De qui est la réponse ? Est-elle de mon père ? »
— La réponse, c'est Mistriss Henley : on voit que, loin d'attribuer le pre-
mier roman à M"" de Charrière, Constant se demandait si le second n'était
pas aussi de son père. Quant au Mari sentimental, depuis longtemps cela
ne faisait plus de doute pour personne.
2Ô0 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
Ce qui a accrédité l'erreur qui attribue ce livre à Mme de Char-
rière, c'est que le Mari sentimental fut réimprimé à Paris avec
sa contre-partie, les Lettres de Mistriss Henley, « publiées par
son amie, Mrae C. deZ. » On rapporta ces initiales aux deux ouvra-
ges, tandis qu'elles ne s'appliquaient qu'au second.
Mais voici qui nous paraît décisif. Dans son journal du 30 juin
1784, à propos d'un ouvrage de théorie politique, le pasteur
Chaillet, qui aime les rapprochements imprévus, compare les
gouvernements aux maris et cite en passant M. Bompré (le
« mari sentimental ») et M. Henley. Il croit devoir expliquer
ce dernier nom par une note ainsi conçue :
<< Avez-vous lu de certaines Lettres de Mistriss Henley, -publiées
-par son amie, beaucoup mieux écrites à mon gré que le Mari
sentimental, auquel elles servent en quelque sorte de réponse ?
Je ne sais si je ne parlerai point quelque jour de cet aimable
cruel petit livre, excellent en littérature, mais, selon moi, dange-
reux en morale à divers égards. »
— Qui s'exprime ainsi ? — L'ami, le confident de M,Be de
Charrière. Or les termes de la note indiquent assez la différence
que fait le critique entre elle et l'auteur du Mari. Mais le plus
joli, c'est qu'il applique à l'ouvrage de son amie les termes
mêmes donc celle-ci a usé, au début de Mistriss Henley, pour
qualifier l'ouvrage de M. de Constant. Elle débute en effet ainsi :
« Quel aimable et cruel petit livre que celui qui nous est arrivé
de votre pays il y a quelques semaines ! »
Pour Chaillet, le plus aimable et le plus cruel des deux livres,
c'est celui de son amie.
Quant au style, invoqué par Verdeil comme un argument
à l'appui de son opinion, Charles Berthoud a fait précisément
remarquer — après Chaillet — qu'on ne retrouve pas dans le
Mari sentimental « le tour simple, si facile et si net » de la langue
de Mme de Charrière. Rien n'est plus vrai que cette observation.
Un exemple ou deux suffiront :
« Il y a des moments où on se trouve bien seul, où on a là
quelque chose dans le cœur qui a besoin de verser dans celui d'un
autre... »
C'est là, confessons-le, du français de Suisse : Mme de Charrière
écrit d'une autre langue, plus alerte et moins... romande.
MISIKISS HKNLEY
2ÔI
Et qui s'aviserait de lui attribuer cette interpellation d'une
sentimentalité grotesque :
« Mon cher ami, où sont vos bras, que je m'y précipite ! »
{Mari sentimental, lettre XV).
Charles Berthoud, qui admet que Mme de Charrière peut avoir
eu quelque part à la composition de l'ouvrage, n'a garde d'insis-
ter et dit avec un grand bon sens :
« Le plus sûr est de ne pas trop s'arrêter à cette histoire,
singulièrement attachante, d'un mariage tardif, que la différence
des goûts rend malheureux et où le mari finit par le suicide.
Les romans de Mme de Charrière, non-seulement ne se terminent
guère par un événement décisif comme le mariage ou la mort,
mais ils ne se terminent jamais à la Werther, et il y a là un nou-
veau motif de ne pas lui attribuer ce petit récit, auquel il est
pourtant fort probable qu'elle a mis la main. »
La remarque est ingénieuse et vraie : madame de Charrière
ne cultive pas le roman dramatique ; mais la conclusion nous
semble hasardée, parce qu'il n'y eut jamais, entre Mme de Char-
rière et Samuel de Constant, des relations assez intimes pour
permettre de supposer entre eux une collaboration, dont rien
d'ailleurs ne fournit même un commencement de preuve. Pour
nous, la question est définitivement jugée, comme elle l'était
pour Sainte-Beuve et pour Chaillet.
Le Mari sentimental est un récit entraînant, conduit avec
un art de gradation assez remarquable et qui finit par produire
une impression presque poignante. C'est l'histoire d'un mari
sensible et bon, que sa femme pousse au suicide par son égoïsme
et ses tracasseries. Bompré, revenu du service étranger, vit pai-
siblement en célibataire campagnard dans quelque manoir du
pied du Jura. Il est un jour témoin du bonheur conjugal de
son ami Saint-Thomin, établi à Orbe, et voici qu'il prend goût
tardivement au mariage : il ne craint pas d'unir ses quarante-six
ans aux trente-cinq ans de mademoiselle de Cherbel, qui est la
belle-sœur d'un ancien camarade de service. Mais Bompré
devient bientôt le plus infortuné des hommes ; car, si sa femme
a des vertus, celle entr'autres de la fidélité, « son cœur n'a jamais
fait son bonheur de celui de personne ». Elle ne s'efforce pas un
instant de s'associer à la vie de celui dont elle a accepté le nom,
d'entrer dans ses convenances et dans ses habitudes. Au contraire,
2Ô2 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
elle s'empresse de tout réformer dans la maison, qui lui paraît
établie sur un pied trop modeste : elle change les meubles antiques
et les vieilles tapisseries; elle ôte, pièce à pièce, à cette demeure
familiale, son caractère de simplicité rustique ; elle enlève du
salon le portrait du père de Bompré, et le relègue dans la chambre
de son mari ; elle prétend contraindre le pauvre homme à
frayer avec les hobereaux du voisinage ; elle renvoie le vieux
serviteur Antoine, qui. dans sa maladresse, a cassé une porce-
laine précieuse, souvenir d'un parent riche. Par ses allures
hautaines, elle compromet les relations patriarcales que soutenait
Bompré avec les paysans du voisinage ; elle le contraint à vendre
son cheval de selle, auquel il tient, pour le remplacer par deux
chevaux de carrosse ; elle fait tuer le chien Hector, qui gâtait
les meubles, mais n'en était pas moins le compagnon et l'ami
de son maître. D'autres tribulations empoisonnent l'existence
de Bompré : il a un duel avec un insolent voisin qui a paru se
moquer de lui devant sa femme ; la calomnie s'attaque à sa
réputation, à propos d'un service qu'il a rendu, en tout bien
tout honneur, à une jeune et jolie paysanne... Son désespoir
et son dégoût sont au comble. N'ayant pas eu la force de préve-
nir le mal au début, il n'a pas celle d'y apporter remède. Il finit
par s'enfermer dans sa chambre, et se donne la mort. L'avant-
dernière lettre de Bompré contient la morale de l'histoire :
« C'est une femme comme, sans doute, il y en a beaucoup,
un mari comme il y en a mille, un ménage comme ils sont pres-
que tous. Quand on voudra la paix et le bonheur, ce n'est pas
dans la vie des maris et des femmes qu'on ira les chercher. »
Où l'art du romancier n'est pas méprisable, c'est dans la
peinture du désenchantement progressif de Bompré : chacune
de ses lettres à son ami Saint-Thomin annonce une déception
nouvelle : le crescendo est savamment marqué, depuis les naïfs
étonnements, les perplexités du début, où le pauvre mari, épris
sincèrement de sa femme, ayant encore une confiance parfaite
dans son esprit et sa raison, croit devoir se prêter à ses caprices,
s'efforce même de les justifier, jusqu'au moment où le voile est
tombé et où l'exaspération du mari rend le triste dénouement
presque naturel. Mme de Charrière qualifie ce roman d'aimable
et cruel : aimable et cruel, en effet, par le détachement aris-
tocratique du narrateur, qui laisse son héros peindre ses déboires
MISTRISS HENLEY 2Ô3
successifs et s'enfoncer peu à peu dans son intolérable souf-
france '.
L'auteur, qui se piquait d'idées économiques, a prêté à son
héros des considérations assez hardies sur la condition du paysan
vaudois : à en croire Samuel de Constant, ces digressions étaient
à ses yeux l'essentiel :
« Je regardais cet historique, dit-il en son style un peu parti-
culier, comme le canevas où je voulais enchâsser mes idées,
sur les affaires de Genève, sur le commerce des blés et des den-
rées du pays de Vaud et sur les lois criminelles : j'ai cru que
•ces objets intéressants éclipseraient le reste, et que, si on lisait
cette brochure, on s'occuperait plus à les discuter, à les critiquer,
qu'à faire de plates et mauvaises applications. »
C'est qu'en effet, le public s'empressa de chercher dans cette
fiction des personnages réels. Il y avait à Aubonne une brave
dame, née de Chapeaurouge, veuve du capitaine Caillât, lequel
s'était suicidé en 1780, dans un accès de mélancolie, après un
an de mariage. Par une coïncidence probablement toute for-
tuite, certaines circonstances de l'histoire de Bompré rappe-
laient celles de la vie intime des époux Caillât. La sotte malignité
de lecteurs encore peu accoutumés aux peintures de la réalité
locale s'empara de ces prétendues allusions : on en glosa si bien,
•que la veuve Caillât crut devoir présenter publiquement sa
défense '. Elle publia en 1784 une brochure d'un ridicule atten-
drissant, intitulée Lettre à M. Mouson, pasteur de Saint-Livre,
près d' Aubonne, ou supplément nécessaire au Mari sentimental.
On m'a dit, déclare cette bonne dame, « qu'il transpirait dans
le public que M. et Mme Bompré n'étaient autres que mon mari
1 Chaillet se montre plus sévère que son amie, lorsqu'il dit dans son
journal (3i mars 1784), après avoir reproché au style le manque «de coloris
et d'énergie»: «De là vient que l'ouvrage est triste sans être touchant; il
fait penser et ne donne pas le plaisir de pleurer». — C'est vrai : il y a dans
le Mari sentimental une sorte de sécheresse que le lecteur ressent à travers
l'intérêt — très réel — du récit.
2 Un anonyme, qui signe M***, prit sa défense aussi, sans la désigner
autrement que par les lettres C t, dans le Journal de littérature de
Chaillet du i5 janvier 1784. L'auteur de cet article, qui est vraisemblable-
ment Samuel de Constant lui-même, proteste contre une calomnie qui
.atteint à la fois Mmt C t et l'auteur du Mari sentimental.
264 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
et moi. » Elle ne veut pas croire que l'auteur ait songé à elle,
mais elle proteste contre « l'injustice du public », qui prête au
romancier « une intention aussi criminelle ». Puis elle réfute
point par point les applications qu'on a faites de l'histoire de
Bompré : les Caillât n'ont jamais eu de vieux serviteur du nom
d'Antoine ; mais un jeune domestique, âgé de vingt-trois ans,,
a demandé son congé six mois après leur mariage, parce qu'il
souhaitait d'habiter Genève. Son mari jugea lui-même néces-
saire de vendre ses chevaux pour payer certaines dettes ; il
n'a été fait dans la maison que les réparations indispensables.
Son mari avait un chien dont il se défit huit jours avant son
mariage, parce que cet animal avait gâté des meubles. Mme Caillât
n'a jamais vu le portrait de son beau-père, mais bien celui de
sa belle-mère : elle l'aimait tant qu'elle le plaça dans sa propre
chambre. Le vase de porcelaine n'a jamais existé. L'anecdote
du duel n'est pas plus réelle. Et Mme Caillât raconte au long les
entretiens conjugaux au cours desquels sa tendresse s'effor-
çait de combattre la mélancolie croissante du capitaine. Elle
reproduit une lettre de son beau-père, qui atteste l'excellence
de ses procédés envers l'infortuné Caillât, puis une lettre, non
signée, de l'auteur du roman, qui déclare qu'il est désolé de
l'acharnement avec lequel on l'accuse d'avoir fait l'histoire du
ménage Caillât ; il fait serment devant Dieu qu'il n'y a pas
songé, qu'il ne connaissait pas M. Caillât, « que les anecdotes
du portrait, de la porcelaine, du cheval, du chien, sont de pure
invention, ainsi que les domestiques », et il insiste, comme on a
vu plus haut, sur la portée économique de son ouvrage. S'il en
a placé la scène dans une petite ville vaudoise, qui peut être
Morges, Nyon, Cossonay, etc., c'est que là où manquent «la
philosophie accommodante et les distractions des grandes villes,
les mariages malheureux doivent l'être plus qu'ailleurs. »
Mme Caillât a eu soin de faire certifier par deux notaires le
texte de ces lettres ; elle les fait suivre d'une attestation signée
du banneret, du secrétaire baillival et du châtelain d'Aubonne :
« que les faits du roman ne peuvent être adaptes à ladite dame
Caillât. » Ces trois personnages officiels reprennent gravement
tous les faits, depuis le vase de porcelaine jusqu'au duel, pour
démontrer qu'on ne trouve rien de pareil dans l'histoire des
époux Caillât !
MISTR1SS HENLEY
265
Ce burlesque incident littéraire nous a paru digne d'être conté
avec quelque détail. Il montre l'état d'esprit qui régnait alors
dans nos petites villes et la situation faite aux romanciers
qui s'avisaient de peindre les mœurs du pays. Nous verrons
bientôt quelle indignation soulevèrent les Lettres neuchâte-
loises, où la scène est fixée, où les circonstances locales sont
indiquées, où les personnages sont individualisés avec bien plus
de précision encore que dans le Mari sentimental.
On conçoit que Mmc de Charrière ait eu la fantaisie de répondre
au livre de M. de Constant, c'est-à-dire de peindre la souffrance
d'une femme vive et impressionnable, unie à un mari calme,
méthodique et froid. Telle est l'histoire de Mistriss Henley.
Elle porte pour épigraphe cet hémistiche de LaFontaine :
J'ai vu beaucoup d'hymens, etc... — Il y a une assez jolie malice
dans cet et cœtera : du temps où, à Utrecht, les prétendants
défilaient sous ses yeux, Belle de Zuylen se plaisait à redire ce
vers du Mal marié :
J'ai vu beaucoup d'hymens, aucuns d'eux ne me tentent.
Et, vers la fin de sa vie, elle adressait à de jeunes époux un
épithalame peu encourageant, qui montre que l'expérience
n'avait point modifié son opinion sur le mariage : le « bonheur
conjugal » est affaire de « support mutuel » ; le tout est de trouver
un sage modus vivendi :
Qu'on ne pense pas
Que follement je vous annonce
Des fleurs naissant sous tous vos pas,
Sans nulle épine, ortie ou ronce :
Il v naîtra, je crois, de tout,
Comme dans d'autres hyménées ;
Mais quelquefois on vient à bout
De corriger ses destinées.
Le bien, il le faut recevoir
Avec grande reconnaissance;
Le mal, à peine il le faut voir,
Car il grossit lorsqu'on y pense.
2Ô6 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
Sur vos fautes et vos défauts
Jetez un voile salutaire :
On peut en parler à propos,
Mais le plus sur est de s'en taire.
De la discorde aux noirs tourments
Craignant les funestes approches,
Jusqu'au dernier de vos moments
Différez vos premiers reproches l.
Nous voilà fixés : elle n'a jamais cru aux mariages « délicieux »,
•dont LaRochefoucauld a douté avant elle. Le sien n'avait
pas beaucoup d'illusions à lui ôter. On se rappelle qu'une des
premières observations qu'elle faisait sur son mari, c'est qu'il
était trop raisonnable. Ainsi pense mistriss Henley de son excel-
lent époux, dans les lettres qu'elle adresse à une amie. Elle vient
de lire à Londres le Mari sentimental, qui, dit-elle, paraît depuis
peu traduit en anglais. Elle rend compte à sa confidente de l'effet
que cette lecture a produit sur elle et sur son mari. Vive et sensi-
ble, elle souhaite de tout son cœur rendre heureux son époux ;
mais elle se trompe souvent sur les moyens. Est-ce sa faute ?
Elle nous en fait juge en contant son histoire. Il est impossible
de ne pas voir les confidences de l'auteur dans ces déclarations
de la jeune femme :
« Moi aussi, je ne suis point heureuse, aussi peu heureuse
que le mari sentimental, quoique je ne lui ressemble point
et que mon mari ne ressemble point à sa femme ; il est même,
sinon aussi tendre, aussi communicatif, du moins aussi calme
et aussi doux que cet excellent mari... Je n'ai point de plaintes
graves à faire : on ne reconnaîtra pas M. Henley ; il ne lira jamais,
sans doute, ce que j'aurai écrit ; et quand il le lirait, quand il
s'y reconnaîtrait... »
Elle nous dit sa vie avant son mariage ; ici encore Mme de
Charrière n'invente pas tout : « Les dames de La Haye me
déchirent », écrivait-elle jadis à d'Hermenches. Sa jeune héroïne
en dit à peu près autant : elle a des talents, on l'admire :
« Je reçus des hommages, et tout ce qui m'en revint, fut
d'exciter l'envie. Une attention curieuse et critique me poursuivit
1 .Nous avons des raisons de croire que ces vers furent adressés à César
d'Ivernois, maire de Colombier, lors de son mariage (14 avril 1800).
MISTRISS HENLEY 267
dans mes moindres actions, et le blâme des femmes s'attacha
à moi. Je n'aimai point ceux qui m'aimèrent, je refusai un homme
riche, sans naissance et sans éducation ; je refusai un seigneur
usé et endetté ; je refusai un jeune homme en qui la suffisance
le disputait à la stupidité. On me trouva dédaigneuse ; mes
anciennes amies se moquèrent de moi ; le monde me devint
odieux... J'avais 25 ans, mon cœur était triste et vide. Je com-
mençais à maudire des goûts et des talents qui ne m'avaient
donné que des espérances vaines, des délicatesses malheureuses,
des prétentions à un bonheur qui ne se réalisait point. »
Alors, un veuf, père d'une fille de cinq ans, se présente.
Il ressemble beaucoup à M. de Charrière :
« Il m'entretint souvent de la vie qu'il menait à la campagne,
du plaisir qu'il y aurait à partager cette belle solitude avec une
compagne aimable et sensible, d'un esprit droit, et remplie
de talents. J'étais, sinon passionnée, du moins fort touchée...
De la raison, de l'instruction, de l'équité, une égalité d'âme par-
faite, voilà ce que toutes les voix accordaient à M. Henley...
Il me semblait parfois un peu trop parfait : mes fantaisies, mes
humeurs, mes impatiences, trouvaient sa raison et sa modération
en leur chemin... Je partis pour sa terre au commencement du
printemps, remplie des meilleures intentions, et persuadée que
j'allais être la meilleure femme, la plus tendre belle-mère, la
plus digne maîtresse de maison que l'on eût jamais vue... Nous
arrivâmes à Hollowpark. C'est une ancienne, belle et noble mai-
son que la mère de M. Henley, héritière de la famille d'Astley,
lui a léguée '. Ce séjour est comme son maître, tout y est trop
bien ; il n'y a rien à changer, rien qui demande mon activité
ni mes soins. Un vieux tilleul ôte à mes fenêtres une assez belle
vue : j'ai souhaité qu'on le coupât ; mais, quand je l'ai vu de
près, j'ai trouvé moi-même que ce serait grand dommage.
Ce dont je me trouve le mieux, c'est de regarder, dans cette
saison brillante, les feuilles paraître et se déployer, les fleurs
s'épanouir, une foule d'insectes voler, marcher, courir en tous
sens. Je ne me connais à rien, je n'approfondis rien ; mais je
contemple et j'admire cet univers si rempli, si animé. Je me
perds dans ce vaste Tout si étonnant, je ne dirai pas si sage,
je suis trop ignorante. J'ignore les fins, je ne connais ni les moyens
ni le but, je ne sais pas pourquoi tant de moucherons sont
1 Lisez : « héritière de la famille de Murait». — Charles Berthoud a ingé-
nieusement remarqué qu'il n'est pas jusqu'au nom de Hollowpark (cam-
pagne du ravin), si applicable à sa retraite de Colombier, qui ne corresponde
à la réalité. Ajoutons que le vieux tilleul, dont il est question ci-après,
existe encore.
2Ô8 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
donnés à manger à cette vorace araignée, mais je regarde, et
des heures se passent sans que j'aie pensé à moi, ni à mes puérils
chagrins. »
Rappelons ce que Sainte-Beuve a dit de Mistriss Henley :
« La mélancolie y prend parfois de la hauteur, et je n'en
veux pour preuve que cette page profonde [celle que nous venons
de transcrire]. Depuis que le panthéisme est devenu chez nous
un lieu commun, une thèse romanesque et littéraire, je doute
qu'il ait produit quelque chose de plus senti que ces simples
mots d'aperçu comme échappés à la rêverie d'une jeune femme. »
Celle-ci nous conte ses pénibles expériences. Son mari a sou-
vent sujet de désapprouver sa manière irréfléchie de parler
et d'agir ; il la reprend avec toute la douceur possible, mais
elle n'en est pas moins affectée de voir ses bonnes intentions
manquer leur effet ; elle préférerait presque un traitement brutal
aux observations qu'il lui fait sur un ton imperturbablement
calme :
« Ma chère amie, écrit Isabelle — je veux dire Mrs Henley —
ma chère amie, des coups de poing me seraient moins fâcheux
que toute cette raison. Je suis malheureuse, je m'ennuie, je n'ai
point apporté de bonheur ici, je n'en ai point trouvé ; j'ai causé
du dérangement et ne me suis point arrangée ; je déplore mes
torts, mais on ne me donne aucun moyen de mieux faire ; je
suis seule, personne ne sent avec moi, je suis d'autant plus
malheureuse qu'il n'y a rien à quoi je puisse m'en prendre,
que je n'ai aucun changement à demander, aucun reproche à
faire, que je me blâme et me méprise d'être malheureuse. »
Page remarquable, qui traduit à l'évidence, avec une scru-
puleuse exactitude, ce que Mme de Charrière éprouvait et ce
qu'était son mari pour elle : bon, irréprochable... et raisonnable,
désespérément ! Il n'était pas même jaloux, et elle lui en voulait
presque :
« Heureusement, je ne suis pas jaloux, a dit en souriant à
demi M. Henley. — Heureusement pour vous, ai-je repris ;
ce n'est pas heureusement pour moi ; car si vous étiez jaloux,
je vous verrais au moins sentir quelque chose ; je serais flattée ;
je croirais vous être précieuse ; je croirais que vous craignez
de me perdre, que je vous plais encore ; que, du moins, vous
pensez que je puis encore plaire. Oui ! ai-je ajouté, excitée à la
fois par ma propre vivacité et par son sang-froid inaltérable,
270
MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
les injustices d'un jaloux, les emportements d'un brutal, seraient
moins fâcheux que le flegme et l'aridité d'un sage !
...Quoi ! me disais-je, aucune de mes impressions ne sera
devinée ! Aucun de mes sentiments ne sera partagé ! Tout ce que
je sens est donc absurde, ou bien M. Henley est insensible et dur.
Je passerai ma vie entière avec un mari à qui je n'inspire qu'une
parfaite indifférence, et dont le cœur m'est fermé... »
Ainsi gémit et s'exaspère cette femme à l'âme blessée. Que
de fois ce langage fut tenu sans doute dans le manoir de Colom-
bier ! Mais Mme de Charrière ne mourut pas, comme Bompré,
de sa déception : ces choses-là n'arrivent guère dans la réalité ;
la réalité, on la subit, on s'en accommode, et la fin arrive une
fois. Ainsi de mistriss Henley, dont la dernière lettre se termine
comme le Misanthrope, par un point d'interrogation :
« Dans un an, dans deux ans, vous apprendrez, je l'espère,
que je suis raisonnable et heureuse,... ou que je ne suis plus. »
Il n'y a aucun événement dans ce récit par lettres, bien infé-
rieur en intérêt romanesque à celui de Bompré. Mais l'analyse
morale qui en forme toute la substance est d'une extrême
finesse, et le mal dont souffre l'héroïne est autrement subtil,
si je puis dire ainsi, que celui du mari trop sensible. Bompré
avait des griefs précis contre sa femme. Sous la plume de Mrs Hen-
ley, les tristesses du mariage ne revêtent pas même la forme
de griefs. Et la signification du livre n'en est que plus profonde :
le plus parfait des maris peut donc, sans en avoir conscience,
faire mourir lentement une femme qu'il adore !
Les amis de l'auteur ne s'y trompèrent pas : ils virent dans
ces pages une confession. La gouvernante des princesses d'An-
gleterre, Suzanne Moula, écrivait de Winsor à Mme de Charrière :
« Mrs Henley est charmante, nous en sommes tous enchantés.
J'ai aussi le Mari sentimental, mais quelle horreur que le fond
de l'histoire soit vrai et que cette vilaine femme existe... Nous
trouvons que vous vous êtes peinte vous-même à quelques
égards. »
Elle n'ose en dire plus. Mais voici comment Samuel de Cham-
brier s'exprime dans une lettre à son cousin d'Oleyres :
« Je ne suis pas surpris que les Lettres neuchâteloises ne plai-
sent ni ne frappent un étranger qui ne connaît ni nous ni notre
MISTRISS HENLEY
27]
ville... Je n'en dirai pas de même des Lettres de Mrs Henley :
je trouve celles-ci mieux écrites et plus soignées. Je n'y cher-
che pas de l'historique, du roman, il n'y a ni de l'un ni de l'autre,
mais beaucoup d'esprit, du tact, des nuances fines, délicates,
une manière vraie et juste de rendre le sentiment. J'y recon-
nais Mme de Charrier e dans l'inconséquence, dans sa facilité
de reconnaître qu'elle aurait mieux fait d'agir différemment,
dans quelques phrases vives, touchantes, dans son parti promp-
tement pris, dans ses peintures et coups frappés, dans son impa-
tience lorsqu'elle trouve du sang-froid. Je retrouve la tranquillité
de M. de Charrière, son sang-froid lorsqu'il refuse, répond à
madame. Cependant je conviens que ce caractère est exagéré
et que Mme de Charrière s'est plue à faire le plus beau que possible
son mari, l'a couvert avec soin dans quelques parties et a tout
sacrifié, elle-même, pour le faire ressortir avec avantage. Voilà
qui est généreux. »
On trouvait donc que M. de Charrière était plutôt flatté.
Mais, lui-même, que pensa-t-il de son portrait ? Nous l'ignorons.
Quelqu'un jugea cependant utile de défendre le mari de Mrs Hen-
ley : une plume inconnue écrivit une suite à ce petit roman,
la Justification de M. Henley, adressée à Vamie de sa femme
(Yverdon, 1784). L'époux, devenu veuf, raconte la fin de sa
femme, qui est morte en couches, après avoir, dans un discours
d'une humilité touchante, fait à son mari sa confession de
créature faible, nerveuse et malheureuse : ils comprennent tous
deux — alors qu'il n'est plus temps de mieux faire ■ — comment
ils auraient dû s'y prendre pour se donner réciproquement du
bonheur. Ces pages doivent avoir pour auteur une femme ;
tout n'y est pas absolument médiocre, et on y rencontre cer-
tains traits d'une concision assez expressive, celui-ci par
exemple :
« Mon ami, ne me haïssez pas si je vous dis que vous m'avez
aimée et que je n'ai pas été heureuse... Mon cœur demandait
encore du sentiment, et vous en étiez déjà à l'habitude... Sans
me consulter, vous aviez arrangé méthodiquement ce qui devait
faire mon bonheur ; suivant l'exacte raison vous deviez réussir,
mais avec nos cœurs, mais avec notre amour-propre, la raison
n'a pas toujours raison, et avec eux les nuances sont souvent
plus fortes que le fond. »
Mlle Julie de Mézerac, grande amie de Mme de Charrière,
lui écrivait au sujet de cette brochure :
272 MADAME DE CHARPIERE ET SES AMIS
« Je ne sais quelle espèce de chose peut être la Justification
de M. Henley. Il me semble que la manière dont on l'avait repré-
senté était tellement à son avantage, qu'il n'avait aucun besoin
d'être justifié. Moi, si j'avais voulu me mêler d'écrire, c'aurait
été pour justifier madame, qui, à ce que je trouve, ne s'est pas
fait voir du beau côté, comme elle l'aurait pu sans faire tort
à la vérité. On a précisément mis l'un dans tout son beau et
l'autre dans tout son laid. Mais je n'en veux pas plus de mal à
l'auteur pour cela : je vous prie de l'en remercier et de l'embrasser
mille fois pour le plaisir qu'il m'a donné. »
Lorsque, deux ans plus tard, le Mari sentimental et Mistriss
Henley, suivie de la Justification, parurent à Paris en deux
volumes, le Mercure de France l en rendit compte et déclara
que la Justification ne pouvait être de la même main que le
livre qu'elle prétend compléter. Le Journal de Paris, rendant
compte à son tour (13 mai 1786) du Mari sentimental, puis de
sa contre-partie, ajoute : « Ainsi, voilà, d'un autre côté, un
mari raisonnable convaincu d'avoir tort ! Enfin, l'on verra
dans la Justification que s'il y a beaucoup de mauvais ménages,
c'est la faute des maris, que les femmes sont presque toujours
sacrifiées, etc.. »
A la suite de l'article, figure cette note, que Mme de Charrière
avait envoyée au journal :
« L'auteur des Lettres de Mrs Henley n'est point l'auteur d'une
Justification de M. H. qu'on a imprimée à la suite de ces lettres.
Il ignore même absolument qui a fait cette justification et n'au-
rait pas cru nécessaire de la désavouer, si dans le n° 16 du Mercure
on n'avait paru la confondre avec les lettres qui précèdent.
C'est aussi sans son aveu qu'on a réimprimé cet écrit avec des
lettres initiales 2. »
Mme de Charrière connaissait maintenant les petits tracas
que rencontrent ceux qui deviennent auteurs ; mais elle allait
essuyer d'autres orages à la suite de la publication des Lettres
neuchâteloises. Avant d'aborder ce chapitre, citons, à l'intention
1 22 avril 1786.
2 Le roman est signé W C... de Z... — Si quelqu'un avait persisté à
croire que le Mari sentimental est de M" de Charrière.. cette opinion ne
pourrait décidément plus tenir en présence de la note que nous venons
de citer : les deux romans avaient été réimprimés ensemble, et M"' de
Charrière ne parle que du second, en se qualifiant : L'auteur de Mrs Henley.
MISTBISS HENLEY 2y3
des bibliophiles, un petit pamphlet dirigé à la fois contre Samuel
de Constant et Mme de Charrière. Il est intitulé Lettre de Salomé
à Jaqueline ou The sentimental tavern-wooman (Versoix, 1784),
avec l'épigraphe :
Ne forçons point notre talent,
Nous ne ferions rien avec grâce.
Mme Bernard, jeune épouse d'un aubergiste, après avoir
gémi sur ses petites tribulations domestiques, raconte qu'un
monsieur, passant à l'auberge, y a laissé un livre intitulé le
Mari sentimental. Elle l'a lu avec son mari, sa servante, et une
voisine, la DuPontet. Celle-ci était accompagnée d'un monsieur
«qui était son compère et qui est tant jovial». Puis chacun a
dit son avis sur le livre. La DuPontet s'est écriée : « Savez-
vous que nous avons un livre chez nous qu'on pourrait bien
marier avec le vôtre ; » Mrae Bernard trouve que celui qui a
fabriqué le Mari sentimental « a un esprit bien fin, bien agréable,
bien... constant. » — Si j'avais un galant, dit la servante, je
serais bien aise qu'il fut constant. — Oui-dà, riposte la DuPontet,
vous n'êtes pas dégoûtée, mon enfant... — Mesdames, interrompt
le monsieur, je vous demande pardon, mais n'est pas Constant
qui veut. — Sur quoi Mrae DuPontet reprend: «Peste, que vous
êtes badin ! Ce n'est pas comme M. Henley, qui est tant respec-
tueux. » — Les interlocuteurs lui demandent qui est cet original :
vexée, Mme DuPontet réplique que M. Henley « est bien une autre
paire de manches que M. Bompré, » et ajoute : « C'est un étran-
ger... Il n'est pas de ces quartiers. »
Suivent des allusions obscures, des mots soulignés dont le
sens nous échappe.
« En attendant, conclut Mmc DuPontet, si vous voulez venir
demain boire du cacao à la maison, j'en ai qui est parfait. —
A condition, dit Mme Bernard, qu'on lira votre livre. — Eh !
si j'en faisais un, moi qui vous parle! s'écrie la DuPontet. —
En ce cas, fait le monsieur, je dirais comme l'autre : Ramenez-
moi aux Carrières... »
La seule indication à tirer de cet obscur et laborieux badinage,
c'est que le Mari sentimental est attribué à M. de Constant,
et que Mme DuPontet lui oppose M. Henley. La propriété de
Charrière, à Colombier, s'appelle, aujourd'hui encore, le Pontet ;
274 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
on y buvait d'excellent cacao de Hollande... Quant au mot
Carrières, mis en relief par des majuscules, il est une allusion
grossière, mais transparente, à la dame du Pontet. Nous croyons
entrevoir encore d'autres allusions, d'ailleurs très voilées, aux
circonstances intimes de Mme de Charrière dont il a été question
dans le chapitre précédent. Mais tout cela a perdu pour nous la
signification et le piquant que les initiés purent y trouver alors.
La malveillance paraît avoir inspiré ces énigmatiques petites
lettres : c'est ce que nous y discernons de plus clair.
CHAPITRE X
Les Lettres neuchâteloises
« J'aime l'idée de faire des
Lettres neuchâteloises. »
(Le pasteur Chaillet).
Une petite ville en rumeur. — Juliane et M"c de la Prise. — Peinture de
mœurs locales. — Le parler neuchâtelois. — Pathétique familier. — Une
lettre de Suzanne Moula. — Les Lettres neuchâteloises défendues par
Chaillet. — Mm* de Staël réclame un dénouement.
Madame de Charrière avait été reçue dans la société de Neu-
châtel avec cet empressement que les habitants de la petite
ville ont toujours manifesté envers les étrangers de marque.
On l'avait invitée, entourée, fêtée ; elle s'était liée d'amitié
avec DuPeyrou, et entretenait les relations les plus cordiales
avec ses voisins de campagne. En un mot, elle faisait partie du
tout-Neuchâtel d'alors. Mais elle ne se mêlait guère à ce petit
monde qu'en observatrice doucement amusée, en spectatrice
des plaisirs dont elle ne réclamait plus sa part. C'est pour-
quoi, peut-être, on la jugeait «aimable... et capricieuse1! »
Un beau jour, lasse de la monotonie d'une existence sans but,
lettre de François de Chambrier à d'Oleyres (17 novembre 1777):
« Quelle vie mènent M. et M" de Charrière ? Les connaissez-vous ? On dit
madame fort aimable, mais un peu capricieuse. Qu'en pensez-vous ? »
276 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
elle prit nonchalamment sa fine plume et traça en se jouant
cette peinture à la fois légère et précise intitulée Lettres
neuchâteloises.
Le scandale fut grand ; les échos nous en arrivent de tous
côtés. Samuel de Chambrier se montre aussi dur que peut l'être
un galant homme, et, par son ton de colère contenue, nous devi-
nons le langage violent dont usaient des lecteurs moins bien
élevés :
« Mmc de Charrière, écrit-il à son parent de Turin, n'a pu se
refuser aux aperçus malins de son esprit ; elle n'a pu soutenir
l'idée que l'on prît le change sur la manière dont elle nous
jugeait ; plutôt que de ne pas faire de l'esprit sur notre compte,
elle aurait consenti à de grands sacrifices. Sa réputation ne la
satisfait pas ; elle veut l'étendre, la faire circuler par les moyens
typographiques ; mais on trouve qu'elle a fait pis en publiant
cet ouvrage qui nous couvre de ridicule. Elle a attaqué des
gens de la politesse et de l'honnêteté, de l'accueil desquels elle
avait à se louer ; elle a éloigné d'elle, pour satisfaire son esprit,
des personnes au milieu desquelles elle vit, et a prouvé plus
de vanité que de bon sens. »
L'indignation dura si longtemps, qu'une année après la publi-
cation des Lettres neuchâteloises, l'auteur jugeait prudent de
ne pas se montrer dans la petite ville dont elle avait si fort troublé
la quiétude. On le peut conclure de ces lignes, adressées à d'Oley-
res par sa mère, et qui ont évidemment pour but de le mettre
en garde contre une relation peu sûre :
, « Depuis les Lettres neuchâteloises, Mme de Charrière n'a point
quitté Colombier, non plus que son mari : ils ne viennent point
en ville. Quoiqu'elle ait beaucoup d'esprit, il faut être sur ses
gardes, autrement son commerce serait dangereux. » (5 mars
1785-)
C'est, comme on voit, le pendant — avec plus de culture —
de l'incident Caillât de Chapeaurouge : le roman cesse d'être
légitime sitôt qu'il cesse d'être imaginaire ; il constitue un
attentat aux mœurs dès qu'il s'applique à les peindre. Il n'est
pas permis à l'artiste d'étudier la vie dans les manifestations
qu'il en a sous les yeux, de montrer la réalité prochaine telle
qu'elle s'offre chaque jour à son observation : Mmc de Charrière
peut écrire des Mistriss Henlev, c'est son affaire ; mais des
Lettres neuchâteloises /...
LES LETTRES NEUCHATELOISES
277
LETTRES
NEUCh. ■ DISE
4&V&&
?
D'Oleyres. qui voit les choses de plus loin, et dont la tète
n'est pas échauffée par l'indignation ambiante, écrit dans son
journal :
« On m'a envoyé de Genève une brochure qui fait grand
bruit à Neuchâtel et y révolte toutes les têtes. On l'attribue
à Mme de Char-
rière, qui est à Ge-
nève actuellement.
Les Lettres neuchâ-
teloises, petit ro-
man fort trivial,
sert de cadre à des
observations fines
et justes sur nos
mœurs et usages
locaux. » (2 avril
1784.)
Ce jugement plus
calme est à peu
près celui de la
postérité. En ce
temps-là, on s'obs-
tinait sottement à
voir dans un pa-
reil livre une trans-
cription de la réa-
lité toute pure ; on
cherchait parmi ses
connaissances les
originaux des per-
sonnages, on
croyait retrouver
leurs aventures
réelles sous les épi-
sodes imaginés par
le romancier. Evidemment, les Lettres sont une image fidèle
de la société neuchâteloise, mais cette image n'est point
la plate copie qu'on y cherchait. Il n'est d'ailleurs pas certain
que les lecteurs d'aujourd'hui fussent beaucoup plus intelli-
gents ; du moins seraient-ils, grâce à l'accoutumance, un peu
moins susceptibles...
AMSTERDAM,
ii
1
i
M. DCC LXXXIV,
TITRE DE L EDITION ORIGINALE DES
Lettres neuchàteloises (bibl. de neuchâtel)
278 MADAME DE CHARRIEBE ET SES AMIS
Un jeune Allemand, Henri Meyer, fils d'un honnête mar-
chand d'Augsbourg, neveu d'un riche négociant de Francfort,
arrive à Neuchâtel, en 178., pour y faire l'apprentissage du
commerce. Il a de l'esprit, des sentiments, quelque instruction,
une certaine distinction naturelle. Un hasard lui fait rencontrer,
dans l'étroite rue du Neubourg, une jeune et jolie « tailleuse »,
Juliane C... Embarrassée de paquets, elle laisse tomber la robe
neuve qu'elle est chargée de livrer à M,le de la Prise. Meyer
porte secours à la couturière en détresse, la reconduit chez
sa patronne, explique l'accident, montre enfin de la bonté et
une sorte de courage. Mais la petite, qui n'en est pas à sa pre-
mière aventure, revoit, recherche le jeune homme... Celui-ci,
après quelques moments d'oubli, rompt avec elle, mais trop
tard, comme on verra.
Entre temps, il a rencontré au concert, puis au bal, la char-
mante Marianne de la Prise. Dès le premier regard, les jeunes
gens ont ressenti tous deux un trouble inconnu. Meyer peint
à ravir cette sorte de joie intérieure qu'il ressent auprès
d'elle :
« Ce qui me surprend, c'est l'espèce de confiance et même de
gaité qu'elle m'inspire. Il me semblait quelquefois, à ce bal, que
nous étions d'anciennes connaissances ; je me demandais quel-
quefois si nous ne nous étions point vus étant enfants ; il me
semblait qu'elle pensait la même chose que moi, et je m'atten-
dais à ce qu'elle allait dire. Tant que je serai content de moi,
je voudrais avoir M,le de la Prise pour témoin de toutes mes
actions ; mais, quand j'en serai mécontent, ma honte et mon
chagrin seraient doubles, si elle était au fait de ce que je me re-
proche. Il y a certaines choses dans ma conduite qui me
déplaisaient assez avant le bal, mais qui me déplaisent bien
plus depuis que je souhaite qu'elle les ignore. Je souhaite que
son idée ne me quitte plus et me préserve de rechute. »
Ces vœux sont des aveux. Bientôt, en effet, Juliane va être
mère. Que devenir ? Elle confie sa peine à Mlle de la Prise,
qui n'hésite point à apprendre à Meyer la situation de cette
malheureuse. Le jeune homme promet de remplir son devoir
envers son enfant ; Mlle de la Prise se charge de le représenter
auprès de la mère ; et en quittant Neuchâtel, il emporte l'assu-
rance qu'il est aimé : un rayon d'espoir éclaire la dernière page
du roman.
LES LETTRES NEtCHATELOlSES 279
Cet aride résumé, qui était indispensable, ne donne aucune
idée du charme de poésie répandu sur ce petit ouvrage. C'est,
comme l'a dit Charles Berthoud l, « une esquisse de mœurs,
où la familiarité des relations entre jeunes gens et jeunes filles,
due chez nous comme en Angleterre à l'éducation protestante,
est mise en saillie avec son mélange de liberté et de retenue,
mais où la visée essentielle de l'écrivain est pourtant toujours
l'analyse, ou plutôt l'observation des sentiments. Le premier
éveil de l'amour dans une âme vaillante et pure de jeune fille,
la première lutte d'un honnête cœur de jeune homme entre les
entraînements des sens et une affection relevée, sont retracés
■en quelques traits pénétrants et pleins de justesse, d'une main
délicate et ferme tout ensemble. »
Le cadre de cette aventure d'amour, c'est la vie neuchâte-
loise prise sur le vif, avec « quelque chose du détail hollandais,
mais sans l'application ni la minutie, et avec une rapidité bien
française ». (Ste-Beuve) 2. Meyer conte à un ami son arrivée à
Neuchâtel par un jour brumeux d'octobre. Ici, l'auteur se sou-
vient de ses premières impressions :
« Je suis arrivé il y a trois jours, à travers un pays tout cou-
vert de vignobles et par un assez vilain chemin fort étroit et
fort embarrassé par des vendangeurs et tout l'attirail des ven-
danges. On dit que cela est fort gai ; et je l'aurais trouvé ainsi
moi-même peut-être, si le temps n'avait été couvert, humide-
et froid, de sorte que je n'ai vu que des vendangeuses assez sales
et à demi-gelées. ...Les raisins versés et pressés dans des ton-
neaux ouverts, qu'on appelle gerles, et cahotés sur de petites
voitures à quatre roues qu'on appelle chars, n'offrent pas non
plus un aspect bien ragoûtant... La ville me paraîtra, je crois,
assez belle, quand elle sera moins embarrassée et les rues moins
sales. Il y a quelques belles maisons, surtout dans le faubourg ;
et quand les brouillards permettent au soleil de luire, le lac et
les Alpes, déjà toutes blanches de neige, offrent une belle vue ;
ce n'est pourtant pas comme à Genève, à Lausanne ou à Vevey.»
Quelques semaines plus tard, le jeune étranger constate que
les notables de la petite ville « n'ont plus l'air aussi soucieux et
1 Notice sur M"" de Charrière, Galerie suisse, II, p. 79.
2 Ce jugement, et quelques autres que nous reproduisons plus loin, sont
empruntés au grand article de la Revue des Deux Mondes du i5 mars i83g,
qui a été réimprimé dans les Portraits de femmes et en tête de l'édition de
-Caliste (Labitte, 1845).
28û MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
sont un peu mieux habillés que pendant les vendanges, lorsque
leurs gros souliers, leurs bas de laine et leur mouchoir de soie
autour du cou m'ont si fort frappé ». — On sourit d'apprendre
que cet innocent croquis blessa les Neuchâtelois de 1784. L'obser-
vation n'a pourtant rien de malveillant dans son exactitude ;
un poète du cru, ami de Mme de Charrière, n'a-t-il pas aussi
dépeint le Neuchâtelois,
Sortant enfin de son obscur cellier,
De vendangeur devenu petit-maitre1 ?
Alors surtout, quand les vignes enserraient de trois côtés
la petite ville, la vendange était une affaire capitale ; tout le
monde en était occupé. Puis, les pressoirs fermés, la vie mon-
daine reprenait ses droits. Meyer a noté cette brusque transi-
tion et la métamorphose des notables du chef-lieu : fallait-il
grande malice pour cela ? — Il remarque aussi qu'on nomme
chacun par son titre, ce qui amusait déjà Rousseau : « M. le
conseiller, M. le maire, M. le ministre...» Il voit, avec une sur-
prise que Mme de Charrière avait éprouvée, les dames de la
société jouer fort prestement la comédie, et il déclare — pour
notre étonnement à nous — que « presque tout le monde à
Neuchâtel a de la grâce et de la légèreté », et que les filles, « un
peu maigres, et un peu brunes pour la plupart », y sont jolies.
Il est frappé de voir certains noms de famille si répandus,
qu'il semble que tous les Neuchâtelois soient parents. Certains
d'entr'eux sont nobles, mais cette noblesse est de fraîche date,
si bien que le patron de Meyer, qui en est, n'y attache rien,
et ne met le de devant son nom « que pour faire plaisir à sa
femme et à ses sœurs ». Meyer s'égaie encore sur la fête des
Armourins, qui est fort belle, mais dont personne n'a pu lui
dire la signification ni l'origine.
Jusqu'ici, la peinture n'est pas bien méchante. Ne serait-ce
pas la description du dîner du jour de l'An qui aurait vexé nos
pères ? La page est de jolie satire, d'une piquante vérité ; chaque
trait porte :
« Mon patron a eu la bonté de me faire inviter à un grand
dîner, où l'on a plus mangé que je n'ai vu manger de ma vie
1 César d'Ivernois, Les jeux de société (voir plus loin chap. XXII).
282 MADAME DE CHARRlÈRE ET SES AMIS
[nierons-nous, à cette heure encore, ces dîners interminables ?]
où l'on a goûté et bu vingt sortes de vins [cela n'est-il pas encore
vrai ?] Bien des gens se sont à demi-grisés, et n'en étaient pas
lus gais ! » [On ne se grise plus, même à moitié, c'est entendu :
mais aurions-nous, par hasard, la prétention d'avoir le vin gai
— La suite est si vraie, que nous avons cent fois assisté à une
scène identique !] « Trois ou quatre jeunes demoiselles chucho-
taient entre elles d'un air malin, trouvaient fort étrange que je
leur parlasse et ne me répondaient presque pas... Les sourires
et les éclats de rire étaient tous relatifs à quelque chose qui s'était
dit auparavant, et dont je n'avais pas la clef. Je doutais même
quelquefois que ces jolies rieuses s'entendissent elles-mêmes,
car elles avaient plutôt l'air de rire pour la bonne grâce que
par gaîté. 77 me semble qu'on ne rit guère ici ; et je doute qu'on
y pleure, si ce n'est aussi pour la bonne grâce. »
Ce tableau de notre gaîté voulue, dissimulant à peine un
fond de maussaderie, est criant de vérité, j'en prends à témoin
tout Neuchâtelois sincère et conscient. La description de nos
conversations ne le cède en rien ; elles s'attardent trop volon-
tiers au prix, à la qualité, la vente et la mévente des vins :
« C'est une terrible chose que ce vin ! s'écrie' Meyer. Pendant
six semaines, je n'ai pas vu deux personnes ensemble qui ne
parlassent de la vente. Il serait trop long de t'expliquer ce que
c'est, et je t'ennuyerais autant que l'on m'a ennuyé. Il suffit
de te dire que la moitié du pays trouve trop haut ce que l'autre
trouve trop bas, selon l'intérêt que chacun y peut avoir ; et
aujourd'hui on a discuté la chose à neuf, quoiqu'elle soit décidée
depuis trois semaines. Pour moi, si je fais mon métier de gagner
de l'argent, je tâcherai de n'entretenir personne du vif désir
que j'aurai d'y réussir ; car c'est un dégoûtant entretien. »
Le dernier trait est dur. Est-il immérité ? Le terre-à-terre de
nos conversations n'a-t-il pas agacé d'autres gens d'esprit que
l'auteur des Lettres neuchâteloises ?
La description du bal de société est excellente aussi. Meyer
a reçu pour ce bal deux billets, à lui destinés tous les deux ;
il n'a pas compris le caractère strictement personnel de l'invi-
tation, et a offert étourdîment un des billets à son camarade de
comptoir. Cela amène une petite explication avec une des dames
patronnesses, qui conclut en disant: «Oh! bien, il n'y a pas de
mal... pour une fois », et quitte Meyer « en jetant de loin sur son
•camarade un regard d'examen et de protection ». C'est la même
LES LETTRES NEUCHATELOISES 283
dame — il nous semble la reconnaître — qui interroge Meyer
sur sa famille avec une sympathie... curieuse :
« J'ai répondu que j'étais le fils d'un marchand d'Augsbourg l.
— D'un négociant, m'a-t-elle dit. — Non, Madame, ai-je repris ;
et j'ai senti que je rougissais, — d'un marchand. Je sais bien
la différence ; mon oncle, frère de ma mère, est un riche négo-
ciant. — La dame voulait apparemment être polie ; mais assu-
rément ce n'était pas l'être que de montrer assez de mépris
pour ce qu'était mon père, pour se croire obligée de le supposer
ce qu'il n'était pas. »
Notre politesse n'est-elle pas souvent ainsi, un peu maladroite,
parce que la sensibilité n'y a pas assez de part ? Que d'exemples
j'en pourrais citer ! Voici comment Meyer résume son senti-
ment sur nous :
« Sociables, officieux, charitables, ingénieux -, pleins de talent
pour les arts d'industrie, et n'en ayant aucun pour les arts de
génie ; le grand et le simple leur sont si étrangers en toutes
choses, qu'ils ne le comprennent et ne le sentent même pas. »
En conscience, ce jugement me paraît la vérité même : il
ne suffit pas de quelques exceptions heureuses pour l'infirmer.
On trouve dans nos Lettres des boutades plus mordantes
encore, que Mme de Charrière n'a pas osé prendre à son compte :
elle les a mises dans la bouche d'un Neuchâtelois grincheux,
dont le type n'était point malaisé à trouver. Meyer l'appelle
le Caustique ; il aime à le rencontrer, car sous son ton persifleur
et bourru, on découvre un fond de bonté et un jugement sain.
Il a fait sa connaissance au bal, où le Caustique va de groupe
en groupe, observant, écoutant ce qu'on dit, et jetant ça et là
un mot amer ou narquois. Justement Meyer cause avec un noble
alsacien, le comte Max, venu à Neuchâtel pour y parfaire son
éducation, mais très déçu de n'y avoir « point trouvé, pour la
littérature et les beaux-arts, les secours qu'on lui avait fait
espérer ».
« Mais, Monsieur, interrompt le Caustique, comment a-t-on
pu vous envoyer à Neuchâtel pour les choses que vous aviez
envie d'apprendre ? Nous avons des talents, mais pas les moin-
1 Dans la première édition, on lit : « de Strasbourg..
2 Première édition : « ingénieux à demi... »
2«4 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
dres lumières ; nos femmes jouent joliment la comédie, mais
elles n'ont jamais lu que celles qu'elles voulaient jouer. Personne
de nous ne sait l'orthographe ; nos sermons sont barbares ;
nos avocats parlent patois ; nos édifices publics n'ont pas le
sens commun ; nos campagnes sont absurdes : n'avez-vous pas
vu de petits bassins d'eau à côté du lac ? Nous sommes encore
plus légers, plus frivoles, plus ignorants que... »
Heureusement, Mlle de la Prise vient interrompre ce terrible
homme. « Son fiel et ses exagérations m' on fait rire », ajoute
Meyer. Plus tard, il rencontre dans la rue le Caustique, lequel
a suivi du coin de l'œil le petit roman de Meyer et lui dit à
brûle-pourpoint :
« Monsieur l'étranger, nous ne sommes pas méchants, mais
nous sommes fins, et nous nous en piquons : chacun se hâte de
soupçonner et de deviner, de peur d'être prévenu par quelque
autre. Or, comme nous ne connaissons presque pas les passions,
nous ne saurions dans certains cas soupçonner qu'une intrigue... »
Le Caustique si redouté est le meilleur cœur que Meyer ait
rencontré à Neuchâtel, ce qui lui suggère cette réflexion que
« les gens caustiques ne sont pas nécessairement méchants ».
Les lecteurs de 1784 n'avaient pas assez médité cette pensée,
lorsqu'ils accusaient de méchanceté noire le spirituel auteur
des Lettres. Nous entendrons tout à l'heure Chaillet réfuter
brillamment cette accusation. Ce qui est sûr, c'est que le Caus-
tique n'est pas un simple homme de paille : il a été étudié sur
le vif ; nous avons nous-même connu tel original qui lui res-
semblait fort... et qui en descendait peut-être.
S'il est naturel que Mme de Charrière ait été en mesure de
peindre exactement la société de Neuchâtel, on peut s'étonner
qu'elle ait su tracer un portrait si exact de Juliane, la petite
couturière chercheuse d'aventures. Mais nous savons qu'elle
se plaisait à causer avec les humbles gens, à observer leurs
façons de penser et de dire. La place que tient Juliane dans le
roman explique l'épithète de trivial dont usait Chambrier
d'Oleyres. Dès la première lettre de cette fille à sa tante de
Boudevilliers, nous reconnaissons le vocabulaire et l'accent du
cru : « En me retournant, j'ai tout ça laissé tomber »... « Quand
j'eus tout ça raconté » : ce tour germanique est courant à Neu-
châtel. De même tant de mots allemands francisés : un bouëbe
LES LETTRES NEUCHATELOISES 285
{Bube, petit garçon) ; à fière-anbe (Feier-Abend : à la nuit tom-
bante). Et cette interjection : A la garde ! [sous-entendu : de
Dieu] qui amusait tant Mme de Charrière ; et ce joli verbe patois
jaubler (intraduisible : car préméditer n'est pas équivalent) ;
et les briques (pour : les morceaux) ; et les jours sur semaine ;
et nous deux ma cousine ; il s'est pensé ; nous avons été prêtes
(pour: nous eûmes fini),... ce parler est encore celui de nos arti-
sans, et même souvent le parler de ceux qui les occupent M...
La narration de Juliane, qui ouvre le roman, est un chef-d'œuvre
de couleur locale : on la voit trottinant « en bas le Neubourg »,
ou s'allant mettre en chambre chez un cordonnier des Chavan-
nes. Mais la finesse d'observation va plus loin que cette surface
pittoresque : Juliane est d'une vérité plus générale et humaine,
lorsqu'elle se livre à l'amertume de son ressentiment contre
le vilain horloger chez qui elle a été en service et sans qui elle
fût demeurée sage ; ou lorsqu'elle compare sa vie à celle de ses
clientes riches :
« Ces dames font toutes sortes [encore une expression bien
locale] pour se divertir ; et peut-être ne sont-elles seulement
pas aussi braves [honnêtes] qu'une pauvre fille qu'on laisse
pleurer en faisant son ouvrage, et qui n'a pas été à toutes leurs
écoles et leurs pensions et n'a pas appris à lire sur leurs beaux
livres ; et elles ont des bonnets et des rubans, et des robes
avec des garnitures de gaze, qu'il faut que nous travaillions
toute la nuit et quelquefois les dimanches... »
Ces sentiments sont de tous les temps et de tous les pays ;
mais alors ils ne s'exprimaient point tout haut ; il fallait en
quelque mesure les deviner par la sympathie : il est clair que
Mme de Charrière aime sa Juliane. Son talent a su, tout de même,
faire sentir que Juliane est la vraie coupable dans l'aventure
de Meyer : c'est elle qui, par ses larmes, ses airs désespérés,
son petit manège, a séduit ce brave garçon, à qui « les femmes
1 Comment avait-elle si bien appris à parler neuchàtelois ? Tout simple-
ment en prêtant l'oreille aux conversations de ses gens. Une personne âgée,
dont les souvenirs d'enfance confinaient au temps de M™ de Charrière, et
qui tenait à Colombier par sa parenté, nous contait, il y a vingt ans, que
M°" de Charrière se plaisait à aller s'asseoir au haut de la table où man-
geaient les domestiques du manoir, s'y attardait volontiers, les faisait
causer, et s'amusait fort des pittoresques locutions du cru qui émaillaient
leurs propos.
286 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
étaient étrangères ». — « Je crois bien, dit-elle, qu'il me serra
la main ou qu'il m'embrassa. » Elle a fait tout ce qu'il fallait
pour l'y amener ; aussi n'a-t-elle pas l'idée d'accuser Meyer,
mais est-elle seulement bien fâchée d'être grosse. N'était cet
inconvénient... D'autre part, Meyer, honteux de sa chute, a
bien vite coupé court à cette relation, où il s'est trouvé engagé
par surprise... Il fallait toute la délicatesse de main de notre
conteuse pour faire sentir ces choses, que nous précisons lour-
dement, qui ne sont qu'indiquées, et que le lecteur devine.
Mais il importait de les lui faire deviner, pour rendre acceptable
et plausible l'autre amour de Meyer, le vrai, le seul. Il n'a jamais
aimé que Mlle de la Prise ; il l'a aimée à première vue ; elle aussi
l'a aimé tout de suite. Ils le disent si bien ! Que d'expressions
ravissantes sous leur plume ! Que de « finesses d'âme subite-
ment révélées » (Sainte-Beuve) !
« Il me semble, écrit Marianne à une amie, que j'ai quelque
chose à te dire ; et quand je veux commencer, je ne vois plus
rien qui vaille la peine d'être dit.. Quelquefois, il me semble qu'il
ne m'est rien arrivé, que cet hiver a commencé comme l'autre ;
d'autres fois il me semble qu'il m'est arrivé mille choses, que
je suis changée, que le monde est changé. »
Une héroïne de Marivaux ne nuance pas mieux l'expression
de son « état d'âme » et y met peut-être moins de noble sim-
plicité.
« Tout est nature en ce roman, comme en quelque antique
nouvelle d'Italie, s'écriait Sainte-Beuve. M'le de la Prise a
la franchise de cœur. Elle ose aimer et se le dire ; elle sait regarder
en face l'éclair, dès qu'il a brillé. »
Cet amour la rend clairvoyante ; elle se fie désormais — et
cela est superbement dit — « à cette lumière qu'elle a trouvée
tout à coup dans son cœur. » Le monde est transfiguré pour elle :
« Ma mère a beau gronder, cela ne trouble pas ma joie. Mes
amies ne me paraissent plus maussades : vois-tu, je dis mes
amies, mais c'est par pure surabondance de bienveillance... Mon
clavecin, ma harpe, étaient tout autre chose qu'une harpe
et un clavecin ; ils avaient vie : je parlais, et on me répondait
par eux. »
Comme on sent bien que l'auteur avait lu, relu avec prédi-
lection la Marianne de Marivaux ! On le devinerait à certain
LES LETTRES NEUCHATELOISES 287
tour de réflexion, et à « ces aveux naïfs de la passion, qui a déjà
dit son secret quand elle croit le chercher encore h. Mais Mari-
vaux ne rencontre pas toujours des accents aussi justes et aussi
caressants.
Surtout, MIIe de la Prise est bien la jeune fille que pouvait
produire alors la simplicité, la liberté de nos petites villes. Les
jeunes gens, étrangers compris, avaient mille occasions de se
voir, aux assemblées, au concert, à la promenade, et de former
des attachements qui parfois étaient durables. Cette facilité
innocente, si bien mise en relief par l'auteur, lui a fourni des
situations d'un pathétique familier qui ailleurs ne seraient pas
vraisemblables. Son héroïne, élevée par son père dans une grande
liberté, est demeurée plus que toute autre naturelle et primesau-
tière. Elle se peint, avec sa franchise et son courage de cœur,
dans deux scènes capitales, qu'il faut rappeler.
Au retour d'une promenade au Crêt et au Mail, Meyer et le
comte Max ont rencontré Marianne et une de ses cousines.
Ils ont reconduit à la ville ces jeunes personnes. Mlle de la Prise
les présente à ses parents ; nous pénétrons avec eux dans le
modeste intérieur d'un ancien officier au service de France.
On fait de la musique, la soirée s'avance : « Neuf heures appro-
chaient. Mmc de la Prise nous en avertit par une certaine inquié-
tude et le soin de tout ranger autour de nous. » (Trait bien neu-
châtelois, soit dit en passant). Le père de famille, homme du
monde plein de simplicité et de rondeur, retient à souper les
jeunes étrangers : Mme de la Prise ne sait point cacher sa contra-
riété : « Encore si vous vous étiez avisé de cela de meilleure
heure ! » Au cours de la causerie, on en vient à parler d'une
jeune Vaudoise qui se résigne à épouser un homme riche, et
très déplaisant, alors qu'elle est passionnément aimée d'un étran-
ger plein de mérite, mais sans fortune. L'aime-t-elle ? dit quel-
qu'un. — Oui. — En ce cas-là, elle a grand tort, décide M. de
la Prise. Sa femme objecte : C'est un fort bon parti. Cette fille
n'a rien : que pouvait-elle faire de mieux ? — Mendier avec Vautre,
murmure Marianne. Ce mot scandalise sa mère, qui la traite de
folle. Mais le père approuve au contraire :
Sayous, Le dix-huitième siècle à l'étranger, II, p. 1 14.
288 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
— « J'aime cela, moi ! C'est ce que j'avais dans le cœur quand
je t'épousai. — Oh ! bien, nous fîmes là une belle affaire ! —
Pas absolument mauvaise, riposte le père, puisque cette fille en
est née. »
Et alors, scène d'attendrissement : Marianne, agenouillée
auprès de son père, pleure de douces larmes, puis sort, puis
revient avec un visage serein... Si Diderot avait connu ces
pages, a dit bien joliment Sainte-Beuve, il eût couru, le livre
en main, chez Sedaine.
Tous ces détails de vie intime, si naturels, si vrais, font pres-
sentir et rendent d'avance acceptable la hardiesse de la scène
principale. Ce qu'a risqué là Mme de Charrière est unique dans
le roman de cette époque ; il lui a fallu, pour traiter ce point
délicat, « des qualités supérieures à celles d'un talent simple-
ment aimable ». Si quelqu'un blâmait l'action de Mlle de la
Prise, il faudrait lui répondre avec Meyer :
« Je ne pense pas que vous soyez tenté de vous moquer d'une
jeune fille qui, par pitié pour une autre, entretient un homme
sur un chapitre qui devrait lui être à elle-même étranger. »
C'est, en effet, ce qu'osera Marianne, pour sauver Juliane du
désespoir. Grave, presque solennelle, la voici qui demande un
entretien au jeune homme. Et pour ne point attirer l'attention,
elle imagine d'inviter le comte Max à s'asseoir près d'eux.
Alors, placée entre les deux jeunes gens qui l'écoutent — scène
chaste, précisément parce qu'ils sont deux, remarque Sainte-
Beuve — alors, elle dit à Meyer tout ce qu'il faut qu'il sache :
que Juliane est grosse, ne sait que devenir, ne peut compter
que sur lui...
La pruderie neuchâteloise, qui n'était au fond que sécheresse
de cœur et défaut de sensibilité, jugea cette scène scandaleuse :
nous n'avons pas besoin de montrer qu'elle est superbe d'élé-
vation, de simple grandeur, de chasteté véritable. Cette jeune
fille pure, qui, sans hésiter ni trembler, sauve la fille-mère en
disant à l'amant : Faites-vôtre devoir ! est une des plus tou-
chantes inventions du roman moderne. Marianne n'est-elle
pas aussi noblement vaillante que Delphine, lorsque celle-ci
risque sa réputation pour secourir une femme qui a perdu la
sienne, mais qu'on accable d'un mépris injuste ? Et qui sait si
I.KS I.KTTBKS NKA'CHATKI.OISKS
289
Mmc de Staël, qui a si souvent relu les ouvrages de Mmc de Char-
rière, ne s'est pas un peu souvenue de Marianne dans Delphine,
comme elle s'est incontestablement souvenue de Caliste dans
Corinne ? Delphine se met au-dessus de l'opinion par les élans
de son cœur généreux. Que fait d'autre Mlle de la Prise dans la
scène émouvante qu'on vient de voir ? Elle apparaît d'une
droiture aussi fière qu'une autre héroïne, aimée de Mmc de
Charrière, la princesse de Clèves. Encore Marianne montre-t-elle
une âme plus hardie, puisqu'elle doit oublier ses pudeurs de
jeune fille, et faire taire des scrupules légitimes devant un devoir
supérieur. Mais aussi, l'accomplissement de ce devoir la trans-
forme : la jeune fille devient plus grave, plus réfléchie ; l'insou-
ciance et la vivacité d'enfant font place à un sentiment doux
•et sérieux : « elle a préservé une femme de la misère et du vice,
peut-être de la mort ». En même temps elle s'est convaincue
•de la sincérité de Meyer, de sa foncière honnêteté. Il n'a pas le
devoir de la réparation par le mariage, qu'il devrait à une fille
séduite ; mais il doit à Juliane et à son enfant de pourvoir
désormais à leurs besoins : c'est Mlle de la Prise qui veillera de
sa part sur ces deux pauvres êtres.
Ce qui rend cette situation irrésistiblement touchante, c'est
que Marianne aime Meyer et se sait aimée : « Il ne me l'a pas
dit ; mais il me l'aurait dit mille fois que je ne le saurais pas
mieux ». Qu'arrivera-t-il donc ? S'épouseront-ils ? Nous ne le
saurons pas. Mme de Charrière sentait ce qu'un dénouement
plus précis aurait de vaguement pénible. On lui reprocha de
tous côtés le fait que l'histoire demeurait en suspens. C'est
justement ainsi qu'il en devait être : Meyer va se former encore ;
il reviendra sans doute à Neuchâtel entièrement digne de
Marianne. N'a-t-il pas appris déjà, par une expérience humi-
liante, la loi si sérieuse de la solidarité, de la répercussion de
tous nos actes dans la vie d'autres êtres ? Cette loi, qu'il for-
mule avec une si heureuse concision : On ne fait rien tout seul,
et il ne nous arrive rien à nous seuls, c'est la morale du livre.
Les Neuchâtelois ne sentirent rien de tout cela, et justifièrent
le jugement de Mme de Charrière : « Le grand et le simple leur
sont étrangers en toutes choses...» Ils s'appliquèrent avec une
persévérance comique à chercher les noms véritables des per-
sonnages ; les Lettres ne furent à leurs yeux qu'un roman à
29O MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
clef plein de malignité. Les amis même de Mme de Charrière
n'y voyaient pas grand'chose de plus. Telle la bonne Suzanne
Moula, qui lui écrivait de Windsor (15 juin 1784) :
«Vous êtes une jolie personne de tarder ainsi à m'envoyer
vos œuvres et à les avouer pour telles. Il y a cinq ou six semaines
que Mlle C. Rougemont me les a envoyées de Neuchâtel : je
les ai lues, relues, je vous ai admirée, un peu blâmée, très goûtée...
Les Lettres neuchâteloises à présent courent la cité... M. Chauvet l
nous a appris l'auteur... En les lisant, je pensais à vous. Je rejetai
cette pensée en me rappelant la manière dont vous m'en aviez
parlé 2. Je ne croyais pas, surtout, qu'il vous fût possible d'écrire
aussi bien le français ou patois des laineuses. Moi qui devrais
le savoir dans sa perfection, je serais bien embarrassée. J'ai été
tentée vingt fois de vous écrire, depuis que je sais l'obligation
que je vous ai comme Neuchâteloise ; mais incertaine si cela
vous ferait plaisir ou non, j'ai attendu une lettre de vous. Je
crois que si j'avais écrit dans les premiers moments et que j'eusse
suivi les impulsions de mon cœur, je vous aurais grondée...
J'ai su que le public, à Neuchâtel, est très fâché contre vous ; mais
je crois que les gens vraiment raisonnables ne le peuvent être.
Voyez un peu la belle place que je m'assigne !... Votre livre m'a
amusée ; et puis, après tout, ce que vous nous reprochez ne
sont pas des crimes... M. Chauvet passait la soirée chez moi ;
M. et Mme G., Mlle de la F. y étaient aussi ; peut-être par hon-
nêteté pour moi, ils soupçonnèrent un peu d'exagération dans
ce que vous dites : que nous ne lisons que les comédies que nous
jouons. M. Chauvet répliqua : « Elles ne lisent pas même les
comédies qu'elles jouent, mais le rôle seulement qui leur est
assigné !
...Pour moi, j'ai été un peu comme les autres : j'ai cherché
les originaux des personnages du roman... »
Et la voilà qui les énumère tous, en mettant des noms de
Neuchâtelois en regard ! Puis elle poursuit :
« Vous m'avez divertie par le récit des discours qu'on tient
à N., mais je sais une épithète qu'ils donnent à votre livre que
je ne vous dirai pas : elle leur fait trop peu d'honneur et marque
leur dépit d'une manière peu judicieuse. Si je ne me trompe, M. de
G. trouve que vous avez eu tort de l'écrire, et moi je trouve
que vous n'avez pas eu tout à fait raison. Qu'en dit M. de C[har-
1 Sans doute Pierre Chauvet, de Genève, alors établi à Londres.
2 On serait curieux de savoir comment M" de Charrière parlait du petit
livre anonyme. Ses lettres à Suzanne Moula n'existent malheureusement
plus. (Voir chap. XXIV).
LES LETTRES NEI'CHATF.LOISES
29]
rière] ? Mais il n'a pas laissé de me faire passer une demi-heure
agréable, et n'y eût-il que l'assurance qu'il me donne d'une
meilleure santé (car il faut que l'esprit et le corps soient bien
disposés pour écrire ainsi), le livre fût-il cent fois plus méchant,
je ne serais pas fâchée que vous l'eussiez fait. Il y a longtemps
qu'on a remarqué que ce n'étaient pas les vérités tombant sur
des défauts bien graves qui offensaient, mais celles qui tom-
bent sur les ridicules et les petits torts : la fâcherie de mes com-
patriotes en est une nouvelle preuve.»
En lisant cette lettre, on sent bien, à certaines réticences,
que les amis mêmes de l'auteur étaient un peu effarés de sa
témérité. Elle avait donné un coup de bâton dans une four-
milière ; ce monde minuscule était en rumeur et chacun pré-
tendait être atteint :
« Ne peignant personne, écrivait-elle, on peint tout le monde :
cela doit être, et je n'y avais pas pensé. Quand on peint de
fantaisie, mais avec vérité, un troupeau de moutons, chaque
mouton y trouve son portrait ou du moins le portrait de son
voisin. C'est ce qui arriva aux Neuchâtelois, ils se fâchèrent.
L'on m'écrivit une lettre anonyme très fâcheuse, où l'on me
dit de très bonnes bêtises. Mlle *** dit que tout le monde pou-
vait faire un pareil livre : « Essayez ! » lui dit son frère. Les
Genevois me jugèrent avec plus d'esprit que tout le monde 1.
Une femme très spirituelle, très genevoise, dit à une autre :
« On dit que c'est tant bête, mais cela m'amuse ». Ce mot me plut
extrêmement. »
Mme de Charrière fit à Neuchâtel le même jeu qu'à Utrecht,
lors de la publication du Noble : elle se laissa soupçonner, mais
n'avoua pas. Cette attitude exaspérait les Neuchâtelois. Samuel
de Chambrier écrivait avant d'avoir lu :
20 mars 1784 (à d'Oleyres) : « Il a paru ici une petite brochure,
les Lettres neuchâteloises, que l'on attribue à Mme de Charrière,
de laquelle quelques morceaux pourraient effectivement être.
Un sel malin accompagne quelques observations sur nos mœurs
et usages et paraît être de son esprit. Pour ce qui est du général,
on" trouve le livre détestable : donc il est bon. »
Mais cette attitude vaillante ne tint pas à la lecture du libelle,
nous l'avons vu plus haut ; et bientôt le dépit l'emporte :
1 Les Genevois entendent assez bien la raillerie,... même quand elle tombe
sur leurs voisins...
2Ç2 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
« Elle a désavoué le premier jour les Lettres neuchâteloises,
les a avouées le second jour, a éprouvé du chagrin en apprenant
qu'elles avaient fait de la peine ici, et, comme cet ouvrage n'a
fait aucune sensation à Genève, elle est revenue à le désavouer.
Il n'en est pas de même de Mrs Henley : ce dernier a été goûté ;
elle l'a avoué ouvertement. »
Le bruit fait autour du petit roman en assura le succès :
la première édition fut enlevée en quelques semaines ; une nou-
velle édition fut imprimée bien vite. Nous avons comparé les
deux textes : l'auteur a fait quelques heureuses corrections de
détail, a remplacé par des noms propres les étoiles dont elle
s'était contentée pour quelques personnages secondaires, a
ajouté des notes pour expliquer certaines expressions locales,
a corrigé surtout bon nombre de coquilles l. Mais, en gros, les
deux éditions sont pareilles. Ce qui les différencie, ce sont les
vers que l'auteur a ajoutés à la seconde, et qu'il faut transcrire :
Peuple aimable de Neuchàtel,
Pourquoi vous offenser d'une faible satire ?
De tout auteur, c'est le droit immortel
Que de fronder peuple, royaume, empire ;
S'il dit bien, il est écouté,
On le lit, il amuse, et parfois il corrige.
S'il a tort, bientôt rejeté,
Il est le seul que son ouvrage afflige.
Mais, dites, prétendriez-vous
N'avoir pas vos défauts aussi bien que les autres ?
Ou vouliez-vous qu'éclairant ceux de tous,
On s'aveuglât seulement sur les vôtres ?
On reproche aux Français leur folle vanité,
Aux Hollandais leur pesante indolence,
Aux Espagnols l'ignorante fierté,
Au peuple anglais la farouche insolence.
Charmant peuple neuchàtelois,
Soyez content de la nature:
Elle pouvait, sans vous faire d'injure,
Ne pas vous accorder tous les dons à la fois.
Ces vers aussi furent pris de travers et regardés comme une
ironie de plus : « Est-il donc si clair, disait un Neuchàtelois
1 ! On avait imprimé, par exemple, la rue des Chevaux pour la rue des
Chavannes.
LES LETTRES NEUCHATELOISES 20,3
homme d'esprit, qu'on ne puisse rien nous dire d'obligeant que
dans le but de se moquer de nous ? »
Chaillet rédigeait alors le Journal helvétique l. Un peu abasourdi
de tout le tapage que faisait le petit livre (qu'il paraît avoir
lu en manuscrit), il garda quelque temps le silence. Mais c'était
un vaillant et un combatif que ce pasteur, et il se lança enfin
bravement dans la mêlée. Son article, qui parut le 15 juin 1784,
est un petit chef-d'œuvre d'ironie et de franc parler 2. Il est
intitulé : De quelques romans, et traite, en effet, des nouveautés
d'alors : L'Homme sauvage de Mercier, Galathée de Florian,
mais, en premier lieu, de l'ouvrage qui nous occupe :
« Il faut que je parle enfin des Lettres neuchâteloises : il le
faut ; que penserait-on de moi, si je n'en disais rien ?
Les pauvres Lettres neuchâteloises ! comme elles ont été
prises de travers, diversement jugées, censurées avec gravité,
blâmées avec aigreur, critiquées avec prévention ! Nous avons
commencé par les trouver assez plates ; puis, quand nous avons
cru connaître l'auteur, nous avons fini par les trouver bien
méchantes. Et je vous assure qu'elles ne sont pourtant ni méchan-
tes, ni plates.
Leur procès me paraît plus que suffisamment instruit, et
je vais essayer d'en porter une sentence équitable. Je m'attends
bien toutefois qu'on ne la trouvera pas telle.
« Nous ne sommes pas méchants, mais nous sommes fins, et
nous nous en piquons : chacun se hâte de soupçonner et de deviner,
de peur d'être prévenu par quelque autre. » Cette observation très
juste et très fine de l'auteur a été confirmée par tous nos raison-
nements sur son petit ouvrage.
1 Le titre était à ce moment — car il en changea plusieurs fois — Nouveau
journal de littérature et de politique de l'Europe et surtout de la Suisse.
A Lausanne, chez Jean-Pierre Heubach et Comp.
2 S'il était besoin d'appuyer d'une autorité cet éloge, — que justifieront
assez les citations qui vont suivre, — nous pourrions rappeler le mot de
Sainte-Beuve (article déjà cité du i5 mars i83q) : « Le ministre Chaillet prit
en mains la défense des Lettres neuchâteloises contre ses compatriotes,
dans un spirituel article, et pas du tout béotien, je vous assure. » — Nous
permettra-t-on, tout en soulignant cet hommage rendu par le critique fran-
çais au critique suisse, de sourire un peu du naïf étonnement que manifes-
tent ces Messieurs de Paris lorsqu'ils découvrent que tel d'entre nous n'est
pas un pur idiot ? « Pas du tout béotien, je vous assure»... Il ne faut rien
moins que la garantie donnée par Sainte-Beuve pour que Paris admette la
réalité du prodige !...
294 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
Quand il nous est parvenu, notre premier soin a été de
deviner qui pouvait l'avoir fait, et nos soupçons tombaient sur
quelqu'un des Genevois de la dispersion ; car un Neuchâtelois
ne fait pas des livres
...Je commence à soupçonner (car ce n'est pas pour rien que
je suis Neuchâtelois) qu'on ne s'enquiert si curieusement du
nom de l'auteur que pour juger ensuite plus commodément
de l'ouvrage. Vous voyez bien, en effet, que s'il est de Voltaire,
il sera joli : si de Rousseau, plein de chaleur ; si de Montesquieu,
profond ; si de l'abbé Raynal, éloquent. La méthode est abrégée
et facile. Beaucoup de gens n'en ont point d'autre, et ne s'en
doutent pas... Et nous autres, qui croyons juger plus pertinem-
ment, pensons-nous que le nom de l'auteur n'influe point sur
notre jugement ? Ne sachant donc encore à qui nous en prendre
de la brochure en question, nous ne savions trop qu'en penser
et qu'en dire.
...Nous avons dit : Les Lettres neuchâteloises sont une critique
assez plate et assez fade. Discutons ce point.
Les Lettres neuchâteloises, il est vrai, ne sont pas trop faites
pour soutenir le grand jour de l'impression ; elles y perdent.
Cela n'est pas assez plein, pas assez ferme, pas assez nourri.
Mais aussi pourquoi en juger comme d'un livre ? Ce n'en est
point un. C'est la correspondance de deux jeunes gens. Ne perdez
pas cela de vue. Vous jugerez absurdement, tant que vous n'au-
rez pas l'esprit de vous prêter à cette supposition fondamentale...
... Quant aux allusions que nous n'avons pas manqué de
chercher dans ces Lettres, parce qu'en n'y en cherchant point
nous aurions craint d'être pris pour dupes, notre goût pour
deviner nous a fait illusion, et nous avons été les dupes de notre
finesse. Qui est Monsieur de la Prise ? Et Madame ? Et Mademoi-
selle ? Et ces deux comtes ? Et le Caustique ? ...C'est sûrement...
Non, en vérité, ce n'est personne. Et comment, dites-moi,
subtils devineurs, vous est-il venu dans l'esprit un instant que
MUt" de la Prise pût être une Neuchâteloise ? Elle ! Une étourdie
comme elle !... Oh ! non, je ne la reconnais point pour ma compa-
triote.
Savez-vous qui l'auteur (puisque c'est une femme) pourrait
bien avoir dépeint en elle ? Je vous le dirai en confidence, et
cette découverte nous vengera de toutes ses malices. Soi-même.
Je sens bien que si je m'avisais un jour de faire un roman, le
héros m'en ressemblerait fort.
...Ce roman, du moins, n'est ni froid, ni emphatique. Il
l'est si peu, emphatique, il est si simple et si naturel, qu'il doit
en paraître plat à tous ceux dont le goût est gâté par le raffi-
nement et par l'emphase. Qu'un auteur de profession trouverait
cela pauvre et misérable ! Comme il dirait : N'est-ce que cela !...
Non, rien que du naturel : quelle pitié !
LES LETTRES NEI'CHATELOISES
2g5
... Ce n'est qu'une bagatelle, assurément. Mais c'est une
très jolie bagatelle. Mais il y a de la facilité, de la rapidité dans
le style, des choses qui font tableau, des idées qui restent.
Mais il y a dans les caractères cet heureux mélange de faiblesse
et d'honnêteté, de bonté et de fougue, d'écarts et de générosité,
qui les rend à la fois attachants et vrais; il y a une sorte
de courage d'esprit dans tout ce qu'ils font ; et je soutiens
qu'avec une âme commune on ne les eût point inventés. Mais
il y a une très
grande vérité de
sentiment : toutes
les fois qu'un mot
de sentiment est
là, c'est sans effort,
sans apprêt ; c'est
ce débordement si
rare, qui fait sentir
qu'il ne vient que
de la plénitude du
cœur...»
Il cite une page
à titre d'exemple,
puis s'écrie :
« Malheureuses
gens qui parlez
sans cesse de sen-
timent, comment
n'en reconnaissez-
vous point ici le
vrai langage ? Est-
ce peut-être parce
qu'il n'y a ni ex-
clamations, ni
grands mots ?
Il cite encore avec admiration les plaintes de Juliane :
« Oui, mesdames, ajoute-t-il, c'est précisément ainsi que
raisonnent les filles qui vous servent, qui vous habillent, qui
vous coiffent ; et au fond, ont-elles si grand tort ? »
Puis, ayant énuméré toutes les scènes et les détails qui l'ont
charmé, Chaillet s'écrie :
« j'aime l'idée de faire des Lettres neuchâteloises, je veux dire
de fixer le lieu de la scène, et d'y approprier si bien tout ce qu'on
dit, que l'on se reconnaisse à chaque page. Elle est très heureuse,
MADAME DE CHAILLET-DE MEZERAG
(« Marianne^ des Lettres neuchâteloises)
296 MADAME DE CHARHIERE ET SES AMIS
et même féconde, cette idée. Je voudrais l'avoir eue ; j'en suis
jaloux l.
...Parlons maintenant de leur méchanceté. De leur méchan-
ceté !.... Eh ! c'est une critique bienveillante, qui ne tombe que
sur des choses légères, qui nous accorde officiosité, sociabilité,
charité, talents... Que voulons-nous de plus ? On dit, il est vrai,
que nous n'avons pas trop de lumières, que nous ne connaissons
guère les grandes passions... Mais, par hasard, y prétendrions-
nous ?.... On rit un peu de notre train de vendange, de nos con-
versations sur la vente, de ce que le même nom est commun
à un conseiller d'Etat et à un pâtissier : on en rit, mais sans
humeur, sans âcreté... Pourquoi cela nous fâche-t-il ? Quel tort
cela nous fait-il ? ...Heureuse la nation dont il n'y aurait rien
de pis à dire ! Eh .'pourquoi parler de nous?.... Eh ! pourquoi
non ? vous dis-je. Quand on a de l'esprit, de la vivacité, de la
franchise, de la gaîté, et je ne sais quel courage; quand avec cela
on se sent bien disposé à l'égard de ceux dont on parle, on croit
pouvoir se laisser aller, dire tout ce qu'on pense. On se trompe :
avec ce caractère, on passera presque toujours pour méchant.
Aussi, quand on me dit que quelqu'un est méchant, je n'en
crois rien pour l'ordinaire, et cela me donne plutôt bonne opi-
nion de son esprit, de l'énergie et de la vérité de son caractère,
que mauvaise opinion de son cœur.
...Un petit conte pour finir. J'ai lu quelque part qu'un
Anglais ayant écrit sur le gouvernement du Danemark, l'am-
bassadeur danois reçut ordre de demander que l'indiscret
écrivain lui fût livré : « Je n'ai pas ce pouvoir, répondit Georges
II ; mais je vous promets de dire cela à l'auteur : il pourra
faire usage de ce trait dans une seconde édition... » Mes chers
compatriotes, ne nous mettons pas en colère à la danoise ! »
Il y a plusieurs choses à remarquer dans cet article d'une
verve si savoureuse. D'abord, Chaillet considère Mme de Charrière
comme un amateur, et non comme un écrivain de profession.
Il déclare que son petit écrit n'était pas fait pour être imprimé,
et qu'il y a perdu. Cela concédé, il défend fort bien l'ouvrage
contre l'opinion publique, et surtout contre les interprétations
des chercheurs de clefs : ne se risque-t-il même pas à dire que
l'héroïne est bien trop primesautière pour être neuchâteloise ?....
1 Cette idée, Chaillet l'avait eue, et l'avait peut-être suggérée à Mme de
Charrière: dans son numéro de juillet 1781, il s'écriait, à propos du célèbre
ouvrage de Sébastien Mercier: «Qui fera le Tableau de Neuchàtel, pour
servir de pendant au Tableau de Paris .-... Cette idée me plaît fort, et
j'aimerais à la voir exécutée... »
LES LETTRES NEl'GH ATELOISES
297
Ici, pourtant, Chaillet se trompait un peu, ou plutôt ne disait
pas ce qu'il devait savoir. Mme de Charrière avait eu un modèle
sous les yeux pour tracer le portrait de la jeune fille. Dans une
lettre écrite bien des années plus tard, songeant au petit livre
qui avait déchaîné un si grand orage :
« Le souvenir des Lettres neuchâteloises, disait-elle, me ramène
à d'autres temps,
à M. le ministre
Chaillet, à Mllc Ju-
lie de Mézerac... »
h
Cette aimable
personne venait
souvent à Colom-
bier vers 1784. Mme
de Charrière goû-
tait sa belle fran-
chise, et aussi son
beau teint (elle la
comparait à un pa-
quet de linge blanc).
En 1785, Julie
épousa Georges
Chaillet, que nous
connaissons comme
un des plus an-
ciens amis de Co-
lombier. Quand
elle était séparée de Mme de Charrière, elle lui écrivait de
petites lettres, des billets rapides qu'elle ne prenait pas la
peine de signer et de dater, mais qui sont tournés avec beau-
coup de grâce \
1 II est à remarquer que Al" de Mézerac avait parmi ses prénoms (Marianne-
Louise-Julie) celui de l'héroïne des Lettres neuchâteloises. En se reportant
à son temps de jeune fille, elle disait plus tard à Mmt de Charrière : « Dans
ce temps où mon mérite était de ressembler à un paquet de linge blanc »...
Une de ses sœurs épousa M. Roulet (qui fut, plus tard, le généreux pro-
tecteur de Léopold Robert). Les Alquier de Mézerac étaient originaires
de la ville de Castres, non loin de laquelle se trouve la terre de Mézerac.
Un membre de la famille alla s'établir à Vannes (Basse-Bretagne). Son
fils, Jacques-Vincent, fit une brillante carrière militaire et fut décoré de
GEORGES DE CHAILLET-DE MÉZERAC
-298 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
Nous ne rechercherons pas si d'autres personnages du roman
sont dessinés d'après nature, au sens où les Neuchâtelois le
croyaient. Mais il nous paraît vraisemblable qu'en peignant le
Caustique, Mme de Charrière a pensé à un homme dont la verve
mordante l'avait amusée, M. de MarvaJ '.
Une des critiques le plus souvent adressées aux romans de
Mme de Charrière, c'est qu'ils n'étaient pas finis : elle ne se
donne pas la peine de « dénouer » ses histoires. Mme de Staël
le lui reprochait gracieusement :
« Je me suis vivement intéressée aux Lettres neuchâteloises ;
mais je ne sais rien de plus pénible que votre manière de commen-
cer sans finir. Ce sont des amis dont vous nous séparez, et la ces-
sation de toute correspondance avec eux me donne contre vous
un peu de l'humeur que je ressens contre le comité des postes
de Paris 2. Qu'est-ce qu'un roman appelé Mrs Henley, qu'on
prétend aussi de vous, c'est-à-dire qu'on trouve charmant ?
Celui-là est-il aussi fait à moitié ? Vous abuseriez un peu du
talent qu'il faut pour tourmenter ainsi. »
Nous verrons en quels termes enthousiastes elle parle de
Caliste dans cette même lettre. L'année suivante, elle lui dit :
« Comment se fait-il que je ne vous aie pas écrit plus tôt,
quoique j'aie lu si vite et si bien le charmant roman de Mrs
Henley ? »
Le reproche de ne pas finir ses histoires produisit un instant
quelque impression sur l'auteur : nous la voyons préoccupée
de donner une suite aux Lettres neuchâteloises, comme tout le
monde l'y engageait. D'Oleyres ne pouvait se consoler de ne
pas savoir si Meyer serait un jour « aussi heureux qu'il mérite
de l'être ». Elle lui répond :
« J'avais bien une continuation des Lettres dans la tête, et
l'ordre de Saint-Louis. Après avoir épouse une Hollandaise, dont il avait
fait connaissance à Cologne, il quitta ie service et vint s'établir à Xeuchâtel.
Il demeurait au Faubourg, dans une petite maison avec jardin, sur l'empla-
cement de laquelle ont été bâties les maisons Roulet (Banque cantonale et
Cercle du Jardin). La demeure de Marianne de la Prise était donc sur le
chemin qui va du Crèt à la ville, et il est naturel qu'elle ait invité Meyer et
le comte Max à entrer chez son père, l'ancien militaire goutteux et cordial.
1 Voir, chap. XVI, la lettre sur Marval, où on lit entr'autres : «Ayant
vécu avec des gens moins spirituels que lui. il se croit au-dessus de la
pénétration et de l'adresse de chacun »... 1 1 793).
- La lettre est du 4 novembre 1 792. Sur la correspondance de Mmc de Staël
avec M"" de Charrière, voir notre chap. XX.
LES LETTRES NEUCHATELOISES 299
elle aurait été moins neuchâteloise, mais après que j'ai été tout
à fait reconnue, j'ai perdu courage. L'air de grande vérité qui
a fait vraiment un peu illusion ici ne pourrait plus produire son
effet, et c'est cet effet que je voulais produire. On ne verrait
plus que moi, au lieu d'un honnête et aimable jeune commis.
D'ailleurs, j'aurais peut-être encore moins de talent pour les
dénouements que pour le reste. Les tristes sont tristes, et les
heureux sont fort sujets à être plats. »
Elle a raison. Ne vaut-il pas mieux que chaque lecteur achève
le roman au gré de son rêve ? Les Lettres neuchâteloises, a dit
Sainte-Beuve, n'eurent pas de suite et n'en devaient pas avoir \
1 Dans une lettre du 16 mars 1802 à Benj. Constant, M"" de Charrière dit
que les Lettres neuchâteloises, imprimées à ses frais, ne lui rapportèrent
pas un sou. — Elle s'était donné le plaisir de faire envoyer des exemplaires
des Lettres et de Mistriss Henley à son libraire d'Utrecht. Une piquante
lettre de Vincent de Tuyll (août 1784) se rapporte à cette affaire; on y
retrouve quelque chose de l'humour de Belle et de Ditie :
«J'ai reçu, ma chère sœur, le paquet de livres le 6 de ce mois, savoir 100
exemplaires des Lettres neuchâteloises et 200 des Lettres de Mrs Henley,
mais pas d'exemplaire du Mari sentimental, comme vous me l'aviez an-
noncé*. J'ai examiné les deux Errata, que j'ai trouvés corrigés l'un et l'autre
avec la plume. Vous auriez bien ri si vous aviez été témoin de ma conversa-
tion avec Spruyt [le libraire]. Sa mine usée et sotte, son air avide et curieux
et son langage abominable vous auraient peut-être fait rebrousser chemin ;
mais, d'un autre côté, il m'a fait rire aux larmes : « — Eh ! comment se
porte M"" de Charrière ? J'en ai comme ça entendu parler. J'ai perdu une
bonne cliente avec elle. ...Combien d'exemplaires y a-t-il ? Sont-ils aussi
minces que ça ? Une fois reliés, quand ils auront été sous la presse, il ne
restera rien. ...Quel est le prix, Monsieur ? Si c'est 8 sous, je ne puis en
demander autant. Et puis, il y a les droits. ...D'ailleurs, on publie tant de
ces choses! Est-ce que je puis dire que c'est de votre sœur ?... Non,
vrai, je ne puis en demander plus de 6 sous, 8, pour les Lettres
neuchâteloises... Si seulement j'avais su ça hier, j'aurais pu en colloquer
plusieurs à ces messieurs du samedi! »... Enfin, je les ai laissés à 6 et à
S sous. En sortant, il m'a rappelé pour demander s'il lui était permis
d'insérer dans le journal que c'avait été écrit par une dame de distinction.
Je lui ai dit non, et suis parti... J'ai envoyé un exemplaire à M"" la Générale,
un second à ma belle-sœur [M"" Guillaume de Tuyll-Fagel], un troisième à
Milady [Athlone], et un quatrième je l'ai gardé pour moi... Vos deux écrits
m'ont fait grand plaisir, et je souhaite comme ma tante [la Générale] qu'il
y ait une suite aux Lettres neuchâteloises. J'ai commandé le Mari senti-
mental, pour mieux comprendre le but des Lettres de Mrs Henley».
* Cette allusion au roman de M. de Constant n'infirme en rien ce que nous avons dit dans
Je chapitre précédent au sujet du véritable auteur du Mari sentimental. 11 était naturel que
M"" de Charrière désirât mettre sous les yeux des lecteurs hollandais le roman dont le sien
était la contre-partie. On voit qu'elle renonça pourtant à l'envoyer. C'est une preuve de plus
qu'il n'était pas son œuvre. Voir, du reste, la fin de la lettre de Vincent de Tuyll.
CHAPITRE XI
Les Lettres écrites de Lausanne et Caliste
« Le plus joli des ouvrages
qu'elle ait faits... »
(Benjamin Constanti.
Les Lettres de Lausanne. — Qui est Cécile. — Lausanne en 1784. — Types
variés. — M" de Charrière éducatrice. — Son dédain pour les puristes.
— Pamphlets contre elle. — M"' de Charrière défendue par un anonyme.
— Séjour à Payerne. — Histoire de Caliste. — Originalité du roman. —
Caliste et Corinne. — Les journaux parisiens et Caliste.
Le bruit causé par les Lettres neuchâteloises avait à peine
cessé, qu'on annonçait la prochaine publication de Lettres de
Lausanne. Mme de Charrière, qui avait de bonnes raisons d'en
savoir plus long que le public sur cet ouvrage, écrivait à Cham-
brier d'Oleyres ces lignes destinées à dérouter ses conjectures :
« On dit que c'est le fils ou le frère de l'aubergiste d'Yverdon
qui nous promet des Lettres lausannoises. J'ai été fort aise de
me voir imitée, même par un sot. Je souhaite que la souscription
se remplisse, et j'ai prié M. Chaillet de souscrire pour moi.
Nous verrons ce que c'est que « des idées qui se présentent sans
paraître se présenter », et les autres choses extraordinaires
qu'on nous annonce \ » (ier février 1785.)
1 Nous n'avons pas réussi à retrouver le prospectus auquel ces lignes
font allusion et qui était probablement l'œuvre de Mmc de Charrière.
302 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
M. de Saïgas, qui attend le manuscrit pour le faire copier,
comme il a fait déjà d'une comédie 1, lui écrit le n janvier :
«Je languis de les avoir [les Lettres], et j'aurai soin de pro-
curer le même plaisir au public en les faisant imprimer prestis-
simo. Envoyez donc cito, cito. Vous me dites que vous faites
des comédies et des autres folies. Tant mieux ! C'est ce qui m'a
fort réjoui dans votre lettre , dont le ton d'ailleurs m'a fait grand
plaisir. »
Le sage ami, qui est au courant de la crise qu'a traversée la
pauvre femme, est heureux de constater qu'elle se reprend à
vivre. Quinze jours plus tard, il a reçu le manuscrit, où il va
« corriger les petites fautes de ponctuation », car, pour le reste,
il se gardera bien d'y faire « le plus léger changement». Il lui
enverra au fur et à mesure les épreuves, dont il sera, lui, le pre-
mier correcteur.
« Vous me recommandez le secret, dit-il encore : je suis fâché
de vous dire que cette recommandation est venue un peu trop
tard. Connaissant l'empressement de mes sœurs à lire tout ce
qui vient de vous, et qui est destiné au public, je leur ai annoncé
vos Lettres de Lausanne, mais vous pouvez compter sur leur dis-
crétion. »
Il nous apprend de plus qui a servi de modèle pour Cécile et
pour sa mère :
Je languis que le public fasse connaissance avec Cécile.
Je suis sûr qu'il l'aimera beaucoup. J'aimais beaucoup la mère
avant que de savoir qui elle était. Je l'aime encore davantage
depuis que je sais que c'est vous, ma chère madame. J'ai tou-
jours regretté que vous n'eussiez point de fils à élever : personne
au monde n'y aurait été plus propre 2.
Je ne connais pas Mlle Roëll, mais je connais Cécile en corps
et en âme comme si je l'avais vue toute ma vie. Vous avez
1 La comédie, en prose et en un acte, intitulée Les d'Ornac, une des moins
mauvaises qu'elle ait écrites. Elle ne l'a pas fait imprimer, non plus qu'une
douzaine d'autres, que nous indiquerons en temps et lieu. Est-ce la comédie
Les d'Ornac qui fut représentée à Genève en 1789 (Voir chap. VII, p. 237,
note 1 ) ?
2 Cette année-là, précisément, M"" de Charrière adressait à sa belle-sœur,
M™' Vincent de Tuvll, une longue et très remarquable lettre où, sur la
demande qu'elle en avait reçue, elle lui donnait des conseils pour l'éduca-
tion et l'instruction de son fils premier-né.
LES LETTRES ECRITES DE I.ALSANNNE ET CALISTE
3o3
une fort bonne idée de vouloir nous faire l'histoire du mentor
du jeune lord. C'est un personnage intéressant et qui va fort
bien à côté de la mère de Cécile. En vérité, vos Lettres de Lau-
sanne sont excellentes... »
Non seulement ces lignes de Saïgas nous livrent le nom réel
de Cécile ; elle nous apprennent en outre que dès 1785 Mme de
Charrière méditait la seconde partie du roman, la doulou-
reuse histoire de Caliste. Caliste n'est donc pas — et l'on s'en
doute bien à la lire — une « suite », imaginée après coup ; il y
a un lien intime entre les
deux parties de l'ouvrage ;
elles s'expliquent, se complè-
tent si heureusement, qu'on
ne les peut séparer, et, bien
que la seconde n'ait paru
que deux ans après la pre-
mière, elles furent manifes-
tement conçues à la fois.
Quant à l'héroïne, c'était
une compatriote de l'auteur.
Guillaume Roëll, né à
Utrecht en 1740, la même
année que Mme de Charrière,
et mort aussi la même an-
née qu'elle (1805), s'était
fixé à Lausanne, où il avait
épousé en 1762 Catherine-
Rose Secretan. De cette
union naquit l'année suivante la jeune fille qui nous intéresse,
Rose-Cornélie-Louise Roëll. Elle ne se maria qu'assez tard, car
elle avait quarante ans lorsqu'elle épousa Isaac-Louis Auber-
jonois, dont la descendance est bien connue à Lausanne \ Mme de
Lettres de Lausanne
1 La jeune Rose, ou Rosine, devait avoir à peine vingt ans quand M"" de
Charrière la connut. Elle a tracé d'elle un portrait dont le caractère est
confirmé par la miniature que ses descendants ont conservée et nous ont
autorisé à reproduire : « Figurez-vous, lit-on dans les Lettres de Lausanne,
un joli front, un joli nez, des yeux noirs un peu enfoncés ou plutôt cou-
verts, pas bien grands, mais brillants et doux; les lèvres un peu grosses et
très vermeilles, les dents saines, une belle peau de brune, le teint très animé,
un cou qui grossit malgré tous les ïoins que je me donne, une gorge qui
304 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
Charrière demeura en relations affectueuses avec cette aimable
personne ; malheureusement leur correspondance n'existe plus.
Il est temps de feuilleter ces jolies Lettres de Lausanne, dont
le succès fut si vif qu'elles eurent plusieurs éditions avant de
reparaître augmentées de Caliste 1. Nous sommes à Lausanne,
en 1784. Mme de Charrière dépeint librement le monde qu'elle
avait fréquenté de loin en loin et que tant d'autres ont décrit
après elle. On sait ce qu'était ce Lausanne-là. Vingt ans aupa-
ravant, Voltaire y exerçait son prestige. Gibbon, qui y avait
séjourné déjà à deux reprises et fleureté avec Susanne Curchod
dans la Société du Printemps, y était revenu en 1783 partager
la riante retraite de son ami Deyverdun, le traducteur de Werther :
il retrouvait Lausanne plus animée que jamais; la réputation du
médecin Tissot y attirait de nombreux étrangers, séduits aussi
par la beauté des sites que Rousseau avait célébrée et par la
vie facile et gaie que l'on menait sur ces rivages. Mme de Charrière
était en relations d'amitié et de parenté avec ce petit monde
aimable et accueillant : nous savons que Deyverdun, Tissot,
d'autres encore, venaient la voir à Colombier. Elle corres-
serait belle si elle était plus blanche, le pied et la main passables, voilà
Cécile. Si vous connaissiez M"' R*** [Roëll, évidemment] ou les belles pay-
sannes du Pays de Vaud, je pourrais vous en donner une idée plus juste.
Voulez-vous savoir ce qu'annonce l'ensemble de cette figure ? Je vous dirai
que c'est la santé, la bonté, la gaîté, la susceptibilité d'amour et d'amitié,
la simplicité de cœur et la droiture d'esprit, et non l'extrême élégance, déli-
catesse, finesse, noblesse. C'est une belle et bonne fille que ma fille». Dans
la lettre suivante, elle reprend : « Eh bien oui, un joli jeune Savoyard
habillé en fille»... — L'intérêt, la remarquable nouveauté de ce portrait,
c'est qu'il est nettement local, individualisé à plaisir: c'est bien une jeune
Vaudoise qu'il représente, et cela avec une précision de réalisme qui
stupéfia les contemporains. Le gros cou de Cécile surtout, qui inquiète sa
mère (joli trait bien nfaternel), les révolta. Nous en rentendrons parler
jusque dans le Journal des Débats du 8 juillet 1845, où le délicat Paul de
Molènes dénonce ce détail comme « le plus inutile et le plus malencontreux
de tous les traits ».
1 D'Olevres note dans son journal, le 25 septembre 1785 : «Je viens de
lire une brochure de Mmt de Charrière, les Lettres de Lausanne», et ajoute
qu'il v retrouve davantage « le style et la manière de l'auteur que dans les
deux premières brochures qui ont paru d'elle l'année dernière » (remarque
dont nous ne saisissons pas bien le sens) : l'ouvrage fut donc publié vers la
fin de l'été 1785. Il portait la mention Toulouse, mais avait été imprimé à
Genève, chez Bonnant.
LES LETTRES ÉCRITES DE LAUSANNE ET CALISTE 3o5
pondait avec Gibbon et dut rencontrer plusieurs fois ce gros
homme, qui, dans la nuit du 27 juin 1789, achevait, à Lausanne,
sous son berceau d'acacias, la Décadence de V Empire romain. Il
déclare lui-même dans ses mémoires que la société lausannoise
était « du caractère le plus gai et le plus sociable. » C'était un
monde cosmopolite, où l'on voyait rassemblés, avec des lords
anglais et des princes allemands, des philosophes et des écri-
vains, l'abbé Raynal, Sébastien Mercier, des gens du monde et
des hommes de pensée, les Necker, le marquis de Boumers,
Servan, Court de Gébelin, Mme de Genlis... Parmi tous ces
étrangers, Mme de Montolieu, auteur de Caroline de Lichtfield et
des Châteaux suisses, représentait l'esprit local, un peu mièvre,
un peu apprêté, mais avenant.
Mme de Charrière observa, sans s'y mêler beaucoup, ce monde
bizarre et changeant. Elle saisit tout de suite le caractère parti-
culier de la vie lausannoise, à savoir la fusion qui s'opérait sans
effort — et beaucoup plus qu'aujourd'hui — entre l'élément
indigène et l'élément exotique. De ce mélange résultaient, avec
plusieurs avantages, certains inconvénients pour les jeunes
Vaudoises sans fortune, à qui la société des étrangers élégants
et riches risquait de faire trouver insipide celle de leurs compa-
triotes :
« Connaissez- vous Plombières, ou Bourbonne, ou Baréges ?
D'après ce que j'ai entendu dire, Lausanne ressemble assez à
tous ces endroits-là. La beauté de notre pays, notre Académie
et M. Tissot nous amènent des étrangers de tous les pays, de
tous les âges, de tous les caractères, mais non de toutes les for-
tunes. Il n'y a guère que les gens riches qui puissent vivre hors
de chez eux. Nous avons donc surtout des seigneurs anglais,
des financières françaises, des princes allemands, qui apportent
de l'argent à nos aubergistes, aux paysans de nos environs, à
nos petits marchands et artisans, et à ceux de nous qui ont des
maisons à louer en ville ou à la campagne, et qui appauvrissent
tout le reste en renchérissant les denrées et la main d'œuvre,
et en nous donnant le goût avec l'exemple d'un luxe peu fait
pour nos fortunes et nos ressources. Les gens de Plombières,
de Spa, de Baréges, ne vivent pas avec leurs hôtes, ne prennent
pas leurs habitudes ni leurs mœurs. Mais nous, dont la société
est plus aimable, dont la naissance ne le cède souvent pas à la
leur, nous vivons avec eux, nous leur plaisons, quelquefois nous
les formons, — et ils nous gâtent. Ils font tourner la tête à nos
jeunes filles, ils donnent à ceux de nos jeunes hommes qui
3o6 MADAME DE CHARRlÈRE ET SES AMIS
conservent des mœurs simples un air gauche et plat, aux autres
le ridicule d'être des singes et de ruiner souvent leur bourse et
plus souvent leur santé...
...L'habitude nous rend ce concours étranger assez agréable.
Cela est plus riant et plus gai. Il semble aussi que ce soit un hom-
mage que l'univers rend à notre charmant pays, et nous recevons
cet hommage avec orgueil. D'ailleurs, qui sait si, en secret,,
toutes les filles ne voient pas un mari, toutes les mères un gendre
dans chaque carrosse qui arrive 1 ? »
De fait, qu'allons-nous voir ? Une jolie Vaudoise courtisée-
par un petit lord qui ne se décide pas à l'épouser — et part. —
Cécile est une de ces vives et sages personnes que Gibbon, à
son premier séjour, rencontrait dans la Société du Printemps,
mais exempte à la fois, grâce à une éducation pleine de sens,
de la préciosité de la «Cité», et de la politesse mondaine et un
peu guindée de la « Rue de Bourg '-. » Elle a été élevée avec tous
les soins intelligents que Mrae de Charrière eût voués à sa fille,.
si le Ciel lui en eût accordé une. C'est bien l'auteur qui parle
par la bouche de cette mère attentive, spirituellement dégagée
de la routine et du préjugé : le style même de cette Vaudoise-
a une liberté d'allures qui déplut, nous le verrons, aux puristes
indigènes.
Les lettres de la mère de Cécile sont adressées à une parente
du Languedoc, qui lui a fait part de ses perplexités au sujet
de l'établissement de ses filles : l'habitante de Lausanne répond
en exposant ses propres incertitudes et la façon dont elle conçoit
l'éducation féminine. Noble et sans fortune, Cécile trouvera-t-
elle un parti ? Qui épousera-t-elle ? Deux ou trois jeunes gens
sont reçus dans la maison. L'un est un « futur ministre », un
peu parent de Cécile, qui n'a rien de séduisant, et que les siens
portent aux nues : c'est « un petit homme pâle et maigre, choyé,
chauffé, caressé par toute sa famille. On le croit, pour quelques
1 Lettre IV.
2 Voir, à ce sujet, l'excellente étude de M. Charles Burnier : La Vie vau-
doise et la Révolution (Lausanne, Bridel, 1902), en particulier les chapitres
IV-VII, où l'auteur suit pas à pas les Lettres de Lausanne et montre par
les faits réels la singulière vérité des portraits et des peintures tracés dans,
le roman. Verdeil, dans son Histoire du Canton de Vaud (T. III, p. 3n),
avait déjà loué la vérité de cette peinture «si gracieuse et si fine» de la.
société lausannoise.
LES LETTRES ÉCRITES DE LAUSANNE ET CALISTE Zoj
mauvais vers, pour quelques froides déclamations, le premier
littérateur, le premier génie, le premier orateur de l'Europe. »
- Reconnaissez-vous cette sorte de prodige ? Nos sociétés
d'étudiants n'ont pas cessé d'en produire : il y a toujours un
clan de cousins et de petites amies pour créer de ces réputa-
tions éphémères. Le jeune ministre bel-esprit est d'ailleurs
gauche et maladroit dans les petits jeux de société ; la solli-
citude excessive de sa maman achève de le rendre ridicule aux
yeux de Cécile :
« Quand il fut question de s'en aller : Jeannot, dit la mère,
tu ramèneras Cécile ; mais il fait froid, mets ta redingote, bou-
tonne-la bien ! »
Un autre type, — disparu, celui-là, et très vrai aussi, — c'est
le fils du bailli, « un beau jeune Bernois, couleur de rose et
blanc et le meilleur enfant du monde... » Mais Cécile ne sera
ni pour le précieux théologien, ni pour le gros poupard bernois.
Elle a une préférence marquée, encore qu'inconsciente au début,
pour un jeune lord qui séjourne à Lausanne avec son précep-
teur, et qui est en homme ce qu'elle est en femme. Il lui fait
la cour assez tendrement, mais ne se déclare pas. L'innocente
coquetterie des deux jeunes gens, les anxiétés de la mère, la
clairvoyance du mentor, sont analysées avec une finesse, décrites
avec une grâce, qui suffisent à soutenir l'intérêt'?: de" ce petit
roman dénué de péripéties. Cécile et son amoureux ne sont point
des êtres extraordinaires, et pourtant ils attachent, parce que
tous leurs sentiments sont naturels et simples. La mère est ce
que l'auteur aurait voulu être à sa place, la confidente de sa
fille ; elle raconte à sa parente du Languedoc tous ces menus
incidents si importants pour ce qu'elle a de plus cher au monde.
C'est ainsi qu'un cousin, brillant capitaine vaudois au service
de France, revenu récemment à Lausanne et marié depuis peu
avec une femme coquette et jalouse, s'éprend de la bonne et
charmante Cécile : « Il n'est plus si triste d'être marié, parce
qu'il oublie qu'il le soit. » Il l'oublie si bien, qu'il manifeste un
jour d'une façon trop significative les sentiments que lui inspire
la jeune fille. Cet incident, qui l'a vivement émue, ouvre les
yeux de Cécile, non seulement sur l'état de son cœur, qui se
sent épris du petit lord à l'exclusion de tout autre, mais aussi
sur les dangers que court une jeune fille dans la société du monde :
3o8 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
« Me voici éclairée pour le reste de ma vie, dit-elle bravement
à celui qui vient de s'oublier un instant avec elle. Mais, puisque
vous m'avez fait un aveu, je vous en ferai un aussi, qui vous
fera comprendre pourquoi je ne crains pas de continuer à vous
voir : j'ai aussi de la préférence pour quelqu'un. »
C'est une vraie sœur de Mlle de la Prise, courageuse d'esprit,
parce que droite de cœur.
« De ma vie, dit à son tour la mère, je n'ai été aussi émue.
Je le croyais, mais le savoir ! Savoir qu'elle aime assez pour le
dire, et de cette manière! pour sentir que c'est un préservatif,
que les autres hommes ne sont point à craindre pour elle ! »
Malheureusement, le jeune Anglais risque de passer à côté
du bonheur et de refuser à Cécile celui qu'elle espère : aimable,
plein de distinction, de charme, mais faible, irrésolu, il songe
à retourner dans son pays, et ne se déclare toujours pas. Cécile
juge qu'il est de sa dignité de s'éloigner : elle part avec sa mère
pour la campagne, puis pour le Languedoc. Si l'étranger ne la
rappelle pas, saura-t-elle l'oublier, comme le souhaite sa mère ?...
L'histoire s'arrête là. On peut espérer qu'elle finira bien ; car
le jeune lord a sous les yeux un exemple saisissant des chagrins
auxquels on s'expose quand on laisse échapper le bonheur
que l'on a sous la main : son gouverneur a lui-même payé chè-
rement une indécision toute pareille. Il ne laissera pas son jeune
ami commettre la même faute. Il lui racontera sans doute,
comme à la mère de Cécile, la douloureuse histoire de Caliste,
qui forme la seconde partie du roman et permet de supposer
quelle sera la conclusion de la première.
Voilà comment se relient les deux histoires, si différentes
d'ailleurs. Il y a beaucoup de réflexion, et plus d'art qu'il ne
semble, dans cette façon de composer. L'auteur a l'air d'écrire
à l'aventure, une lettre en amène une autre, mais en y regar-
dant de plus près, on découvre, sous ce nonchaloir apparent,
la suite d'une pensée ferme et un dessin précis.
Ne quittons pas les Lettres de Lausanne sans faire ressortir
la richesse d'analyse et d'idées qui emplit ce petit livre. Sous
sa forme libre et facile, il vaut bien des traités d'éducation, et,
aujourd'hui encore, ne serait point indigne de l'attention des
mères. Elles n'y trouveront, il est vrai, ni principes méthodi-
quement exposés, ni maximes pédantes, mais elles verront com-
ment une personne avisée peut s'y prendre pour devenir « l'amie
LES LETTRES ÉCRITES DE LAUSANNE ET CALISTE 3oO.
intime » de sa fille. Tout l'effort de cette mère a tendu à former
une âme libre, consciente de son devoir et de sa dignité de femme,
et qui existât par elle-même :
« Seriez-vous ce que vous êtes, dit-elle à Cécile, si j'avais
voulu que ma raison fût votre raison, et qu'au lieu d'avoir une
âme à vous, vous n'eussiez que la mienne ? »
Cécile la récompense par une confiance sans bornes ; elle
s'abandonne d'autant plus volontiers à sa direction, qu'elle
n'en a jamais senti péniblement le poids, qu'elle a grandi dans
une atmosphère d'affection, de naturel et de liberté. Cette mère,
si tendre, si attentive, eut toujours en horreur les formules
pédagogiques, — si souvent contradictoires :
«Les tuteurs de ma fille \ s'écrie-t-elle, me tourmentent quel-
quefois sur son éducation : ils me disent et m'écrivent qu'une
jeune fille doit acquérir les connaissances qui plaisent dans le
monde, sans se soucier d'y plaire. Et où diantre prendra-t-elle
de la patience et de l'application pour ses leçons de clavecin si
le succès lui en est indifférent ! On veut qu'elle soit à la fois
franche et réservée : qu'est-ce que cela veut dire? Qu'elle craigne
le blâme sans désirer la louange !... Voilà comme, avec des mots
qui se laissent mettre à côté les uns des autres, on fabrique des
caractères, des législations, des éducations et des bonheurs do-
mestiques impossibles. Avec cela on tourmente les femmes, les
mères, les jeunes fille, tous les imbéciles qui se laissent moraliser. »
C'est avec la même liberté qu'elle expose ses idées politiques,
développées un peu longuement dans les premières lettres,
ce qui risque de rebuter certains lecteurs 2. Je préfère l'écouter
sur les questions d'éducation :
1 M. Ch. Burnier a remarqué très finement, dans le livre cité plus haut,
que « les deux oncles et tuteurs de Cécile, dont la mère a toujours l'air de
prévoir les critiques, incarnent le véritable esprit lausannois, avec tous ses
préjugés. Mmt de Charrière le raille discrètement sur leur dos. »
2 C'est à dessein que nous disons certains lecteurs. Il en est d'autres à
qui n'échapperont pas toutes les choses fines et profondes contenues dans
ces lettres-là; par exemple la page sur la vraie noblesse, celle des gens
« qui se sentent plus obligés que d'autres à être braves, désintéressés, fidèles
à leur parole, qui ne voient point de possibilité pour eux à commettre une
action lâche, qui croient avoir reçu de leurs ancêtres et devoir remettre à
leurs enfants une certaine fleur d'honneur»... M. d'Haussonville, après
avoir cité cette page, s'écriait: «.Je ne crois pas qu'aucun auteur français
ait jamais donné une définition plus exacte et plus fine du sentiment aris-
tocratique que cette Hollandaise mariée à un Neuchàtelois, qui fut aimée
de Benjamin Constant». (Le Gaulois, lundi 28 novembre 1904).
3 10 MADAME DE CHARRlÈKE ET SES AMIS
« Pourquoi, demande-t-on à cette femme d'esprit, pourquoi
lui avez-vous fait apprendre le latin ? — Pour qu'elle sût le
français. »
Mme de Charrière goûtait l'éducation sans contrainte de notre
pays et la proposait volontiers en exemple aux lecteurs français.
La seconde édition des Lettres de Lausanne contient une page
qui ne figure pas dans la première et qu'elle y a ajoutée non
sans intention : il s'agit d'expliquer à la cousine du Languedoc
ce fait, qui l'a fort surprise, que Cécile sorte seule et reçoive
des jeunes gens en l'absence de sa mère :
« Nous avons, dit-elle, des mères qui, par prudence ou par
vanité, élèvent leurs filles comme on élève les filles de qualité
à Paris ; mais je ne vois pas ce qu'elles y gagnent... En France,
je ferais comme on fait en France ; ici, vous feriez comme moi...
Cette humble vanité, qui consiste à avoir si grande peur de se
compromettre, qu'il semble qu'on avoue qu'un rien suffirait
à nous faire déchoir de notre rang, n'est pas rare dans nos petites
villes ; et j'en ai assez vu pour m'en dégoûter. »
Nos petites villes, c'est Lausanne, Neuchâtel; c'est peut-être
Utrecht aussi.
Les idées personnelles et neuves fourmillent dans ces pages,
qui touchent en passant à tant de questions morales. Une des
plus belles lettres est la XIIe, où la mère de Cécile lui explique
la psychologie des amants et des maris, et lui trace ses devoirs
d'honnête femme :
« C'est le devoir, c'est la profession de toute femme que d'être
sage... Cécile, il ne faut pas vous faire d'illusion: un homme
cherche à inspirer, pour lui seul, à chaque femme, un sentiment
qu'il n'a le plus souvent que pour V espèce... »
Que cela est jeté d'une main légère et va profond pourtant !
Et que de vérité dans cette observation, à propos de deux jeunes
Français, l'un étourdi, espiègle, spirituel, l'autre grave et taci-
turne, qui paraissent un instant dans la société lausannoise :
« En admirant la vivacité d'esprit et la gentillesse du cadet,
on aurait voulu qu'il parlât moins, qu'il fût circonspect et mo-
deste, sans penser qu'il n'y aurait plus rien alors à admirer
non plus qu'à critiquer chez aucun des deux. On ne voit point
assez que, chez nous autres humains, le revers de la médaille
est de son essence aussi bien que le beau côté. Changez quelque
chose, vous changez tout. »
LES LETTRES ÉCRITES DE LAUSANNE ET CALISTE 3 1 I
Essayez d'appliquer ce principe si juste à la critique littéraire
ou à la critique d'art, et vous verrez combien il est fécond !
C'est en rencontrant de telles pensées, des réflexions si péné-
trantes, que l'on mesure toute la vérité du mot de Mme Necker-
de Saussure : « Les plus médiocres de ses romans m'ont laissé
l'idée d'une femme qui sent et qui pense. » Et n'est-ce pas
Mme de Staël qui écrivait à l'auteur de Calistc : « Vos ouvrages
se varient encore à la dixième lecture ! » On y découvre tou-
jours quelque ingénieuse pensée, quelque fine nuance encore
inaperçue.
Parmi les pages les plus significatives des Lettres de Lausanne,
il faut compter celle où l'auteur réfute certain personnage qui
prétend que « sans la religion, nous n'aurions pas moins de
morale; » ce libre penseur cite à l'appui de sa thèse plusieurs
athées qui sont d'honnêtes gens :
« Répondez-lui, — s'écrie Mme de Charrière, dont on ne l'eût
guère attendu, — répondez-lui que, pour en juger, il faudrait
trois ou quatre générations d'athées ; car, si j'ai eu un père,
une mère, des maîtres chrétiens ou déistes, j'aurai contracté
•des habitudes de penser et d'agir qui ne se perdront pas le reste
de ma vie, quelque système que j'adopte, et qui influeront sur
mes enfants sans que je le veuille ou le sache. De sorte que Dide-
rot, s'il était honnête homme, pouvait le devoir à une religion
que, de bonne foi, il soutenait être fausse. »
Cette idée de l'hérédité des sentiments religieux et moraux
n'était point banale à l'époque où Mme de Charrière écrivait.
Nous renvoyons le lecteur à une autre page, d'une éloquence
•émue, où elle remercie l'Auteur de la nature « d'avoir voulu que
■ces choses fussent si agréables à voir... » Il y a, dans ces élans,
dans cette vivacité et ce jaillissement d'aperçus et d'idées,
le signe d'un talent déjà plein de maturité, mais encore en
pleine fraîcheur de jeunesse l. »
1 Dans son ingénieux article Du roman intime (Revue des Deux Mondes
•du i5 juillet i832), Sainte-Beuve marquait bien ce qui, dans notre petit
roman, charme à la fois l'esprit et le cœur : «Les Lettres de Lausanne sont
un de ces livres chers aux gens de goût et d'une imagination sensible, une
de ces fraîches lectures, dans lesquelles, au travers de rapides négligences,
on rencontre le plus de ces pensées vives, qui n'ont fait qu'un saut du
cœur sur le papier».
3l2 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
Il convient de lire les Lettres de Lausanne dans l'édition revue
de 1788 : Mme de Charrière y a fait certaines additions intéressantes
et des corrections instructives. Elle a glissé à la fin de la XIe
lettre une note malicieuse pour répondre au reproche qu'on
lui fit, de n'avoir pas donné « une idée exacte des mœurs des
gens les plus distingués de Lausanne. »
« Outre que madame *** n'était pas une étrangère, qui dût
regarder ces mœurs comme un objet d'observation, en quoi
pouvaient-elles intéresser sa cousine ? Les gens de la première
classe se ressemblent partout. Et si elle avait dit quelque chose
qui fût particulier à ceux de Lausanne, nous pardonnerait-on
de le publier ? Quand on ne loue qu'autant qu'on le doit, on
flatte peu, et même souvent on offense. »
Notons encore que les corrections faites par l'auteur ont pres-
que toutes pour effet de simplifier la phrase et de rendre l'expres-
sion plus nerveuse. En voici un seul exemple. On lisait dans la
première édition :
« La conversation a fini là, mais nous nous sommes entretenues
encore longtemps avec nos pensées. » La seconde rédaction est
d'une concision bien plus expressive : « Nos paroles ont fini là,
mais non pas nos pensées. »
La critique du temps, telle que nOus la rencontrons dans le
Mercure de France, le Journal de Paris, etc., a souvent reproché
à Mme de Charrière la négligence de son style, tout en rendant
justice à l'originalité de son talent. Il est vrai que sa libre allure
ne craint ni les fréquentes répétitions de mots, ni un certain
laisser aller de la phrase, qui se modèle librement sur le caprice
de la pensée. Mais on voit, par l'exemple qui précède, avec quel
art elle savait se corriger et quel juste sentiment elle avait du
style. Quant aux puristes, elle ne se souciait point de leur plaire.
Le Journal de Paris (31 décembre 1787), saluant la deuxième
édition, s'écrie :
« Ces lettres paraissent avoir été réellement écrites de Lau-
sanne : les vues politiques répandues dans les deux ou trois pre-
mières lettres ; quelques termes inusités, moins agréables qu'éner-
giques, comme se dégonfler sur ce chapitre, pour dire : exposer des
idées dont on est plein ; les manières, les mœurs, tout y décèle
un certain goût de terroir qu'on n'imite pas facilement. »
L'auteur ne fit pas droit à la légère critique contenue dans
ces lignes, et maintint dans l'édition suivante l'expression
LES LETTRES ECRITES DE LAUSANNE ET CALISTE 3 1 3
« plus énergique qu'agréable » : se dégonfler. Bien des années plus
tard, elle tirait de cet incident, qu'elle n'avait point oublié,
cette jolie leçon dédiée à Chambrier d'Oleyres, et que nous
dédions nous mêmes à tous les pédants de France et de Suisse :
« S'il me fallait craindre encore les jugements des Français,
ce n'est pas devant les débris de l'Académie que je tremblerais...
Depuis la Révolution, je n'ai plus reconnu de public français
qui dût nous en imposer sur le style ou la langue, et déjà aupara-
vant j'ai pensé que nous autres étrangers nous ne devions pas
fléchir humblement devant un tribunal en quelque sorte imagi-
naire ou composé de gens qui n'ont aucun titre que nous ne puis-
sions prendre aussi bien qu'eux. Quand je fis réimprimer à
Paris les Lettres écrites de Lausanne, un journal français avait
relevé l'expression se dégonfler comme étant suisse, et non fran-
çaise. Je ne la changeai pas, et le journaliste put la retrouver
dès les premières lignes du livre. J'ai lu il n'y a pas longtemps
des lettres encore manuscrites de Rousseau et de M. DuPeyrou.
Celui-ci consultait l'autre sur une expression : Sachez ce que
vous voulez dire, répond Rousseau, puis dites-le clairement,
sans vous embarrasser d'autre chose 1. — M. de Saïgas me disait
un jour qu'à Genève une société de gens de lettres avait été
souvent arrêtée et empêchée de rien publier par des doutes sur
un mot dont on ne savait pas bien s'il était français. Cela me
fit rire un peu dédaigneusement, ce qui fâcha presque M. de
Saïgas. Il me demanda ce qui se passait dans mon esprit ; je
pense, lui répondis-je, que le public n'a pas à regretter la priva-
tion de ce que ces messieurs lui auraient donné. On n'a que des
idées peu lumineuses, peu intéressantes, l'auteur a peu de feu,
peu de zèle, quand la peur de blesser l'Académie française
l'intimide à ce point là... » (Mai 1799).
Les pédants sont un peuple nombreux, dans nos petites villes
plus encore qu'à Paris. C'est surtout chez nous qu'on reprocha
à Mme de Charrière la liberté de son vocabulaire et le débraillé
de son style. La malveillance s'attaqua même à sa personne et
à son caractère. Il existe un pamphlet, devenu fort rare, Lettres
écrites de Colombier, près Neuchâtel, pour servir de supplément
aux Lettres neuchâteloises , qui résume assez bien les propos
que la médisance et l'envie répandaient contre la romancière.
Il vise en réalité les Lettres de Lausanne. Voici le langage qu'il
prête à l'auteur (car la satire est mise dans sa propre bouche) :
C'est la lettre de Rousseau du 12 avril 1765.
3 14 MADAME DE CHARPTERE ET SES AMIS
« Oui, je l'avoue, plaire, briller par l'esprit, voilà ce qui peut
seul m'intéresser : aucune considération ne m'arrête. Je prétends
faire effet sans toucher le cœur ; et pourquoi songerais-je à ce
qui est utile ? Je ne m'en occupe point. Les Lettres de Lausanne
en sont une preuve.
Dans mes romans, fai toujours eu de la préférence pour cette
classe inférieure à la bonne compagnie ; mais ce ton commun se
présente plus naturellement à moi que tout autre ; je l'ai même
choisie, cette classe, pour donner une idée de la société de L***,
que je ne connais point, et où je n'ai jamais passé plus de vingt-
quatre heures 1. En cela j'ai suivi mon penchant, celui de dépriser
ce qui n'a point de rapport à moi, et, en général, l'espèce
humaine, que je vois du haut de l'estrade où je me suis placée.
On dira : la mère de Cécile n'est point un modèle ; les leçons
qu'elle donne à sa fille, à cet enfant de dix-huit ans, ne produi-
sent d'autre effet que celui de scandaliser le lecteur : j'en tombe
d'accord ; elles ont au moins le mérite d'être extraordinaires.
Le cynisme de mon esprit brille dans la partie d'échecs avec le
jeune lord, comme dans les lettres de la petite couturière de
Neuchâtel ; et je crois que l'on peut me remercier d'avoir trouvé
que ce qui fait qu'on se marie, c'est qu'on est un homme et une
femme, et qu'on se plaît.
...Il n'y a point de raison pour finir cette lettre, ni pour la
faire imprimer, car je ne trouve de raison à rien, moi ; et pourquoi
toujours des raisons à ce que l'on fait ? »
Dans la seconde lettre (il y en a deux), elle poursuit :
« Je suis désobligeante par principe, méprisante par système,
bizarre par vanité. J'ai fait un jour mon portrait, qui n'a été
compris de personne : hé, tant pis pour le vulgaire ! Je ne me
consolerais point d'en faire partie...
...J'étais faite pour un plus grand théâtre ; tout ce qui est
rétréci contrarie mon imagination ambitieuse. Je ne désire que
les jouissances de l'orgueil, et un esprit d'inquiétude me suit
partout. Mais parlons encore de mon dernier ouvrage, je suis
bien aise d'en faire sentir le mérite. N'en est-ce pas un, par exem-
ple, lecteur, de faire un roman sans intrigue, sans but surtout ?
Je parais avoir pris le rôle d'auteur, mais lorsque j'écris, c'est
toujours les petits riens, les misères dont je suis frappée, qui
m'entraînent. Si vous voulez faire attention à ce que je dis
1 Ce curieux passage trahit, semble-t-il, un certain dépit contre celle qui
avait pu passer si souvent à Lausanne sans s'y arrêter plus de quelques
heures. Nous avons déjà souligné le tait que M™' de Charriére n'a jamais
vécu à Lausanne, comme on l'a si souvent affirmé, comme on le répète
•encore.
LES LETTRES ÉCRITES DE LAUSANNE ET CALISTE 3 I 5
dans ma première lettre sur la politesse, la sincérité, et la distinc-
tion que j'en fais, vous le verrez : j'avais quelqu'un en vue ;
je voulais Ycpiloguer, et j'avais besoin de me dégonfler. Peut-être
ce mot n'est-il pas français ; et c'est en partie la difficulté d'écrire
en français qui m'a engagée à prendre mes héroïnes dans une
classe subalterne... »
Nous avons aussi retrouvé un petit factum de sept pages,
portant ce titre :
Lettre écrite de la
Cheneau de Bourg
sur les Lettres de
Lausanne et de Co-
lombier, et qui ren-
chérit sur la mé-
chanceté de ces der-
nières :
« Je la connais,
cette savante dame,
par ricochet, parce
que je suis intime
de sa fille de cham-
bre, avec qui elle
est tout à fait po-
pulaire. Ah! comme
elle a un bon cœur !
Je crois bien, à la
vérité, qu'elle a l'es-
prit un peu malin,
mais qui dit malin madame de charrière
ne Cllt pas méchant, (D'après une miniature d'Arlaud. 1781. propriété de
Dieil m'en garde !... M°" Picot-Rigaud, à Genève.
Ne croyez pas qu' elle
perde son temps à chercher des ridicules à celui-ci ou à celle-là :
ils lui sautent aux yeux. Est-ce sa faute ? Son malheur est d'avoir
trop d'esprit, il faut qu'il déborde, sans quoi il la suffoquerait,
et ce serait terriblement dommage. On est pourtant bien ingrat :
voilà une femme qui est encore ragoûtante, qui pourrait briller,
se donner du bon temps,... et point du tout, la voilà à vivre tantôt
dans un village, tantôt dans un autre, à lire, à écrire d'une aube
à l'autre, à se morfondre pour faire des livres que l'on ne fait
que critiquer : ma foi, je les attraperais bien, si j'étais que d'elle,
je ne ferais plus de livres.
Ils disent qu'elle ne cherche qu'à plaire et à briller par l'esprit :
quelles faussetés ! Ses lettres parlaient de la manière d'éduquer
3l6 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
une jeune demoiselle, de la noblesse, de la politique, du commerce,
de la chimie, de l'amour, du mariage, du jeu, de la religion, et
d'une très petite partie de la société de Lausanne ; je ne vois
pas dans tout cela quel esprit il y a tant à lui reprocher.
...Une chose que j'aurais bien voulu comprendre, c'est la
raison qui l'a engagée à écrire ces étonnantes lettres. .. »
La raison, c'est peut-être, dit l'auteur, qu'il y a « bien du plaisir
à se dégonfler quelquefois »... Ce dégonfler est le tarte à la crème
des critiques romands de l'époque :
« A-t-on pris en guignon une ville, on tient des lettres toutes
prêtes, qui viennent fondre sur elle comme la grêle... Il est bien
vrai de dire que tout le monde n'aurait pas le talent d'amener
dans ses lettres un milord, un professeur et une professeuse,
un chien, un cheval, des goitres et des engelures... Au reste,
il peut arriver que cette pauvre chère dame s'ennuie dans son
Colombier, et que cela lui donne de l'humeur (car on dit que les
gens d'esprit s'ennuient tout comme d'autres) ; alors elle écrit
pour un peu se désennuyer, pour tuer le temps, pour se dégon-
fler... »
Ces platitudes sont datées de Lausanne, le 23 juin 1785, et
signées S. N. N'essayons pas de pénétrer le mystère de ces initiales,
qui, si elle a vu la brochure, n'ont pas dû faire plaisir à Suzanne
Necker. Ces pamphlets ont un certain prix à nos yeux : ils mon-
trent à quel point Mme de Charrière, si passionnément aimée de
ses intimes, était détestée dans un cercle plus étendu. Elle avait
trop d'esprit et trop de franchise pour que les sots ne lui fussent
pas hostiles. On voit aussi quelle était alors l'étrange suscepti-
bilité du public, combien il jugeait impertinente l'entreprise
de peindre les mœurs de nos contrées ; avec quelle insistance et
quelle amertume on reprochait à l'auteur d'avoir ça et là mis
en scène d'humbles gens, au lieu de réserver toute son attention
et sa sympathie pour les gens « les plus distingués. » Autant de
griefs qui se transforment en éloges, selon nos idées actuelles ;
ces venimeuses brochures prouvent simplement que Mme de
Charrière était supérieure au milieu qu'elle s'efforçait de dis-
traire en le décrivant.
Une voix s'éleva pourtant en faveur de l'ouvrage si lourdement
attaqué. Nous voulons parler de la Lettre d'un étranger à une
dame de Lausanne, sur quelques nouveautés littéraires du pays1.
1 Cet écrit a été reproduit, mais avec de nombreuses inexactitudes, par
Gaullieur, dans ses Etudes sur l'histoire littéraire de la Suisse française
LES LETTRES ECRITES DE LAUSANNE ET CALISTE DI7
Ce bref plaidoyer, qui porte la date: «A Lausanne, ce 28 juillet
1785,» révèle un homme plein de bon sens et un esprit libre de
préjugés. Après quelques précautions oratoires, destinées à
gagner la faveur des habitants de notre « charmant pays », il
entre dans le vif du sujet avec une belle franchise :
« ...Bien loin de trouver à redire aux amusements innocents
qu'on offre à vos moments perdus (et vous ne disconviendrez
pas d'en avoir), je pense, au contraire, qu'on n'est pas assez
reconnaissant des efforts de ceux qui s'évertuent à tourner votre
imagination vers des objets relatifs aux besoins de votre propre
sol. Quoi, parce qu'on vous présente des Lettres écrites de la
campagne, de Neuchâtel, de Lausanne, etc., parce qu'on vous
peint des ménages tels qu'il en faudrait à votre local ; parce
qu'on y fait agir et parler des personnages de tout état et de tout
rang, ces productions-là cesseraient-elles d'avoir du mérite ?
N'êtes-vous pas encore assez fatigués du futile clinquant des
mœurs étrangères, qui, esclaves d'un luxe oppressif, devraient
toujours être les antipodes des vôtres ? ...Ce sont surtout les
restes de votre ancienne simplicité qui font l'objet du souvenir
reconnaissant de tout voyageur admis à votre familiarité.
Depuis longtemps le fier insulaire dédaigne la pièce où le héros
n'est pas anglais. L'Allemand, quoique plus cosmopolite, est
revenu lui-même enfin à ses propres foyers, et plus d'une pro-
duction où il peint ses mœurs, intéresse jusqu'à des nations éloi-
gnées. Si l'Italien ne peint guère celles de son pays, c'est qu'il
n'ose y toucher, et que son imagination est plus difficile encore
à remplir que son cœur.
Et l'heureux Suisse, ingénu et indépendant, balancerait-il
à choisir les mœurs de sa patrie, lorsqu'il se sent assez de courage
pour travailler sur l'histoire de la vie sociale ! Le pied de vos
Alpes, les bords de vos lacs, ne fourniraient-ils pas à ses tableaux
le fond le plus riant, le cadre le plus magnifique ? La liberté
politique et civile dont vous jouissez, sans savoir peut-être l'esti-
mer assez, ne doit-elle pas répandre sur la peinture de vos mœurs
un jour si doux, si bienfaisant, que tout voyageur ne saurait
se refuser au souhait d'en jouir à son tour ?...
Quelle reconnaissance ne doit-on pas à l'écrivain patriotique
dont le pinceau hardi se trouverait encore assez vrai pour pré-
senter le miroir de nos propres faiblesses ?
Serait-il vrai qu'on a vu avec peine les classes dites inférieures
partager le théâtre que les auteurs en question viennent de nous
ouvrir ? Un domestique attaché à ses maîtres, une ouvrière indus-
trieuse, un honnête laboureur, seraient devenus des objets
dégoûtants pour l'habitant d'un pays qui doit être l'asile de la
(p. 1 3 1-1 33) . La Bibliothèque de Lausanne en possède un exemplaire.
(B. i563).
3 1 8 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
vertu et le centre de la simplicité ? Le ton de la bonne compagnie
excluerait-il la connaissance de celui de tout autre état ? Com-
ment ! ce ne seraient que les illustres fainéants, les cordons de
toutes les nuances, les gens à croix et à clef, dont les démarches
mériteraient le coup d'oeil du citoyen observateur ? Les Richard-
son, les Fielding, les Marivaux, étaient donc des artistes bien
maladroits, pour avoir puisé à la source, pour avoir réveillé
notre attention sur ce pauvre petit peuple si décrié, dont on
ne saurait cependant se passer un instant... Point de dénomi-
nation plus impropre que celle des classes inférieures. On a poussé
l'impéritie jusqu'à les appeler basses ! Dans le cercle immense
qui circonscrit l'existence de tant de milliards d'êtres, quel indi-
vidu serait assez présomptueux pour vouloir s'ériger en juge
des rangs et de la préséance ? Qui saurait nous dire où s'appuie
l'échelle et où elle aboutit ?
Et, ce que je saurais moins croire encore, on a, dit-on, trouvé
à redire que plusieurs de ces intéressantes productions soient
sorties de la plume d'une femme. Il est impossible qu'un repro-
che de ce genre vienne de la part des hommes. Nous entendons
trop bien nos intérêts, s'il vous plaît, pour ne pas applaudir
quand votre sexe veut bien nous initier aux mystères du cœur....
Et après tout, qu'y a-t-il donc dans les essais en question de
quoi leur auteur, homme ou femme, ait à rougir ? J'ai beau les
lire et relire : pour un endroit faible ou manqué, je trouve cent
traits marqués au coin du génie... Ah ! lorsqu'il s'agit du tact,
du cœur et du sentiment, il n'y a que les femmes qui puissent
nous servir de guides. Nous n'en savons que ce qu'il vous plaît
de nous laisser deviner... »
Qui était cet « étranger » qui traçait si judicieusement sa
voie au roman romand, alors à ses débuts ? — A ce style courtoi-
sement empesé, nous serions tenté de reconnaître le galant
homme, le philosophe plein de modération qu'était M. de Saïgas \
Il ne serait point invraisemblable qu'il eût pris la plume, — lui
qui avait fait copier et imprimer les Lettres de Lausanne, — pour
défendre son amie de Colombier. Mais il y avait alors sur la rive
vaudoise bien d'autres étrangers, plus réellement étrangers que
lui et à qui les ridicules colères de la « société » peuvent avoir
inspiré cette protestation si mesurée.
Il est permis de supposer que Mme de Charrière ne fut point
mécontente du bruit que firent ses nouvelles lettres: elle était
de ceux dont la verve s'aiguise par la lutte. Bientôt elle allait
1 La brochure est signée à la fin de six étoiles, qui figurent discrètement
les six lettres du nom de l'auteur.
LES LETTRES ÉCRITKS DE LAUSANNE ET CALISTE 3\g
donner une idée plus haute de son talent délicat et profond,
et faire succéder, à une piquante1 peinture de mœurs locales,
une émouvante étude de passion, d'un intérêt général et humain.
Après l'histoire de Cécile, l'histoire de Caliste.
Quand parurent, vers la fin de l'été 1785, les Lettres de Lau-
sanne, Mme de Charrière n'était pas à Colombier. Le 2 juillet,
elle écrivait à d'Oleyres :
« Entre nous, je m'ennuie un peu ici... Je vais un de ces jours
je ne sais trop où, peut-être à des bains, peut-être ailleurs.
Ensuite viendra l'automne, et puis l'hiver.... Les propriétaires
de la maison où vous m'avez vue à Genève1 ont marié leur fille
et lui ont donné mon appartement. Genève a changé et j'ai
changé, et n'étant plus clouée à Genève, j'aurais envie de passer
l'hiver soit à Paris, soit à Marseille, soit en Italie. Je ne sais si
M. de Charrière irait avec moi, mais comme il n'allait que pour
moi à Genève, je le dérange peu en n'y allant pas. Je le déran-
gerais peut-être encore moins si je restais ici, mais comme il me
laisse la maîtresse à cet égard, je ne pense dans ce moment
qu'à moi. »
Elle fit choix d'un séjour bien imprévu. Le 16 juillet, nous
la retrouvons à Payerne, où l'attirait le docteur Gérard, qui
jouissait alors d'une certaine renommée. Les lettres de M. de
Charrière à sa femme 2 laissent deviner chez tous deux une
profonde souffrance morale. Elle veut cacher même à ses amis
le lieu de sa retraite ; abîmée dans sa solitude, elle demeure
près de trois mois à Payerne, avec sa dévouée femme de cham-
bre Esther. Elle se dit « une pauvre malade, à moitié imbé-
cile ». Son mari la comble d'attentions; ainsi, un jour.il lui
amène une «bonne et jolie voiture qu'il a achetée pour elle à
Berne, » au retour d'un voyage qu'il a fait dans l'Oberland avec
ses sœurs pour se distraire de ses noires pensées 3. Elle lui
adresse un mot affectueux, et voilà le pauvre homme qui ouvre
son cœur :
« Bien obligé de l'amitié que vous m'avez témoignée. Vous ne
savez pas combien les moindres lueurs de retour d'affection de
1 M. et M"" DeTournes-Rilliet (voir chap. VII).
2 Voir celle que nous avons citée chap. VIII, p. 247.
;î II écrivait à sa femme, pendant ce voyage, qu'il avait vu à Berne les
filles du docteur Gérard : « L'aînée, disait-il, est d'une figure charmante ; je
n'ai rien vu de si frais, point de figure qui convînt mieux à votre Cécile1»..
320 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
votre part m'affectent profondément ; mais je me tiens en garde
pour ne pas me livrer à des espérances qui ne sont peut-être
pas fondées. Votre santé est beaucoup meilleure, voilà qui est
certain. Si votre âme était tranquille, votre corps serait bientôt
guéri. J'attends avec impatience de vos nouvelles, pour apprendre
si vous irez à Paris, si vous viendrez à Colombier. »
Elle revint à Colombier, et le séjour de Paris n'eut lieu que
l'année suivante. Sans doute, pendant l'hiver 1785-86, dans la
paix et la solitude de la campagne, un apaisement relatif se
produisit en elle. Dès le mois de février 1786, M. et Mme de Char-
rière sont installés à Paris \ Us y séjournèrent jusqu'à la fin
d'août 1787, soit au moins un an et demi. Caliste s'acheva
lentement, puis s'imprima plus lentement encore sous les yeux
de l'auteur, et l'éditeur demanda que l'ouvrage ne fût mis en
vente « qu'après le nouvel-an », pour ne pas nuire au débit des
almanachs. Le Journal de Paris en rendit compte le 27 janvier
1788. Mais les intimes connaissaient depuis longtemps Caliste :
Benjamin Constant y fait une gracieuse allusion dans sa lettre
du 26 juin 1787, écrite d'Angleterre.
L'histoire de Caliste ne parut pas isolément, mais bien comme
une suite aux Lettres de Lausanne, qui reparaissaient en nouvelle
édition. Un petit avertissement de l'éditeur est ainsi conçu
(et nous reconnaissons dès le premier mot un tour de phrase
que l'auteur affectionnait) :
« Supposé que cette seconde partie soit aussi bien accueillie
du public que la première, nous tâcherons de nous procurer
quelques-unes des lettres que les personnes que nous avons fait
connaître ont dû s'écrire depuis. »
Il paraît difficile d'admettre que cette espèce d'engagement
fût sérieux : Caliste meurt, et son histoire est finie : que reste-
rait-il à nous raconter ? Le mariage du petit lord et de Cécile ?
— Il est pourtant vrai que l'auteur y songea ; car nous avons
découvert dans le résidu de ses papiers une feuille volante
portant ce titre : Cécile à sa mère. Berne, ce... avril 179... On y lit
ces lignes :
« Il est impossible de vous dire à quel point mon mari vous est
dévoué. Quant à moi, j'aurais honte de vous dire quelque chose
1 l ne lettre à d'Oleyres est datée de l'hôtel de Danemark, rue Jacob,
10 février 1786.
LES LETTRES ÉCRITES DE LAUSANNE ET CALISTE 32 1
de ma tendresse : ce serait supposer que vous ne connaissez
parfaitement ni moi ni vous ».
Mais l'auteur abandonna cette ébauche, et lorsque, en 1804,
d'Olevres lui demandait encore si elle publierait une suite de
Caliste : « Je ne songe pas du tout, lui écrivait-elle, à compléter
ni à réimprimer Caliste. » Elle sentait bien qu'elle n'eût retrouvé
jamais cette « heure d'inspiration suprême x » d'où était né son
■chef-d'œuvre. Les « suites » sont rarement heureuses en littéra-
ture ; et si l'histoire de Caliste est d'un intérêt plus profond
que celle de Cécile, c'est qu'elle n'est pas proprement une suite,
mais qu'elle fait partie, nous l'avons vu, de la conception primi-
tive de l'ouvrage.
Le gouverneur du petit lord, personnage grave et triste,
va nous dire son secret : il a aimé Caliste, mais n'a pas su vouloir...
Caliste est morte ; il vit encore, et gémit sur sa lâcheté en nous
la racontant.
Caliste est, selon le préjugé mondain, de celles qu'on n'épouse
pas. Toute jeune, elle a été vouée au théâtre par une mère dépra-
vée ; elle a débuté avec un succès éclatant dans le rôle de la
Belle pénitente 2. Le soir même, un homme considérable par sa
1 M"" Juste Olivier, étude sur Leone Leoni, Caliste, Manon Lescaut,
publiée dans la Revue suisse (décembre 1844) et que Sainte-Beuve a eu soin
■de réimprimer, avec ses propres articles sur M"" de Charrière, dans son
édition de Caliste (Labitte, 1845).
2 The fair pénitent. Cette pièce, qui exerça, dit-on, une influence appré-
ciable sur le développement de la littérature anglaise au 18' siècle, en
particulier sur Richardson, est de Nicholas Rowe (1673-17 18). Elle fut
représentée pour la première fois en 1703 avec un grand succès. Calista,
fille du seigneur génois Sciolto, est promise par son père, et malgré elle,
au seigneur Altamont: elle aime Lothario, à qui elle a donné des gages de
son amour. Cette passion est découverte ; Lothario est mortellement blessé
en duel par son rival ; Calista se tue, après s'être accusée, dans une scène
pathétique, des malheurs dont elle est la cause et avoir reçu le pardon de
son père assassiné par les amis de Lothario. — Peut-être M"' de Charrière
vit-elle jouer cette pièce à Londres. Elle peut aussi l'avoir connue par les
adaptations françaises. Car The fair pénitent fut imitée plusieurs fois. On
possède Caliste ou la Belle pénitente, tragédie imitée de l'anglais; repré-
sentée pour la première fois sur le théâtre de la Comédie française le lundi
27 mars 1750. A Paris, chez Cailleau. MDCCL. (Bibl. nat. Y'\ 2545). Selon
•les Anecdotes dramatiques, cette pièce, attribuée à l'abbé Seran de la Tour,
était en réalité du marquis de Mauprié. M'" Gaussin (la Za'ire de Voltaire)
322 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
situation et sa fortune l'a, pour ainsi dire, achetée à sa mère ;
il l'a emmenée en France, où il lui a fait donner une excellente
éducation, et en Italie, où s'est développé son goût pour les arts.
Ce protecteur équivoque est mort peu après leur retour en Angle-
terre. Caliste vit seule et retirée dans sa petite maison de Bath.
Elle rencontre, au cours de ses promenades, un jeune homme
atteint dans sa santé par une douleur profonde : William vient
de perdre, avec un frère jumeau, la moitié de sa vie et de ses
pensées 1. Caliste a compassion du morne chagrin où elle le voit
plongé. L'énigmatique et séduisante figure de cette femme soli-
taire éveille l'attention du jeune homme : « Elle avait contracté
je ne sais quelle réserve qui tenait tout ensemble de la fierté et
de l'effroi... » Peu à peu, le charme insinuant, noble et discret
de l'inconnue le pénètre, le console, le retient auprès d'elle ;
leur intimité est aussi pure que douce. L'humiliation que lui a
laissée son ancien état défend à Caliste tout ce qui s'en rappro-
cherait ; la réprobation qu'elle sent peser sur elle rend sa sensi-
bilité plus délicate et presque ombrageuse. Elle force donc le
jeune homme à respecter la loi qu'elle lui impose ; et lorsque,
un jour, cédant à l'emportement de sa passion, il la prend dans-
ses bras :
« Vous ne me ferez pas violence, lui dit-elle doucement,
car vous êtes le maître. » — « Combien, s'écrie-t-il en nous con-
tant cette scène, combien il était plus aisé de réussir auprès de
créa le rôle de Caliste. L'auteur met dans la bouche de son héroïne un
vers que notre Caliste pourrait s'approprier :
Je me suis reconnue et me suis fait horreur.
En iy5o, Colardeau rît jouer Caliste, tragédie en 5 actes en vers. Les
personnages portent les mêmes noms que ceux des deux précédentes
pièces. C'est M'" Clairon qui tint alors le rôle de Caliste. Citons enfin la
Lénore d'Andrieux, adaptation de la même donnée, qui eut, comme on
voit, une assez longue fortune.
1 Cette idée des frères jumeaux fut suggérée à l'auteur par un fait réel,
qu'elle a raconté plus tard, dans une lettre à M"" Henriette L'Hardy. Parlant
à cette amie du mari qu'elle ne cessait d'imaginer pour elle : « A propos de
roman, lui dit-elle, demandez à M. votre frère s'il ne connaîtrait point
MM. Alartin-Achard, de Genève, et, supposé qu'il les connaisse, demandez
ce qu'ils sont et ce qu'ils font. Ce sont deux jumeaux dont l'enfance a été
fort intéressante, et qui m'ont fait naître l'idée de donner à l'amant de
Caliste le frère et le commencement d'histoire qu'il a. Il serait drôle que
vous épousassiez l'original de l'amant de Caliste »... (22 décembre 1792).
LES LETTRES ÉCRITES DE LAUSANNE ET CAL1STE 323
quelques-unes de celles que mon père honorait le plus, qu'auprès
de cette fille si dédaignée ! »
C'est qu'en effet Caliste inspire la sympathie et le respect à
tous ceux qui l'aperçoivent ; mais sitôt qu'on apprend qui elle
est, on affecte de la mépriser. Cette situation fait son tourment,
surtout depuis qu'elle aime et se sent aimée ; le jour où William
laisse échapper l'aveu de son désir, elle l'accueille avec une fran-
chise pleine à la fois de courage et d'élévation passionnée :
« Je vous ai aimé, lui dit-elle, dès le premier moment que je
vous ai vu ; avant vous, j'avais connu la reconnaissance, et
non point l'amour; je le connais à présent qu'il est trop tard.
Quelle situation que la mienne ! Moins je mérite d'être respectée,
plus j'ai besoin de l'être... Ah ! je n'ai connu le prix d'une vie
et d'une réputation sans tache que depuis que je vous connais. »
Ils s'aiment avec une honnêteté, un respect réciproque, qui
rend plus touchante encore l'intimité de leurs âmes et de leurs
habitudes. Mais il a besoin d'elle, il faut que Caliste devienne sa
femme, il se flatte d'obtenir le consentement de son père. Ce
père ne sait de Caliste que son triste passé ; il refuse son aveu,
en termes habilement modérés, qui disposent son fils à la sou-
mission. La douceur de Caliste, sa distinction native, la dignité
parfaite de son attitude, que le père ne nie point, ne suffisent pas
à fléchir cet homme soumis aux convenances sociales, et qui
d'ailleurs a en vue pour son fils un établissement honorable
selon le monde. Il n'a garde cependant d'user de moyens vio-
lents et directs pour rompre le lien qu'il désapprouve. L'amant,
faible, irrésolu, laisse se prolonger cette situation incertaine,
et Caliste, heureuse d'être aimée, craint, par pressentiment
et par expérience de la vie, toute tentative pour changer leur
situation. Mais un homme respectable survient, qui offre son nom
à Caliste : elle pourrait donc encore donner du bonheur à un
honnête homme ! Avant d'y songer, elle attend, elle espère de
celui qu'elle aime le mot décisif ; ce mot, William ne le dit pas :
«J'ouvris la porte, je sortis, elle me regarda sortir, et je lui
entendis dire en la refermant : Cest fait.»
Quand il revient, le jour suivant, Caliste est partie ; elle s'est
résignée à épouser l'homme qu'elle n'aime pas, mais qu'elle estime,
324 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
qu'elle se fera un devoir de rendre heureux. Dans son désespoir,
William se laisse marier avec une jeune veuve, lady Betty,
sa parente, qui se trouve là tout à point, comme le père y comp-
tait, pour entraîner son irrésolution.
Les deux mariages sont malheureux, celui de Caliste par la
passion qu'elle conserve et les preuves involontaires qu'elle en
donne à son mari ; l'autre, par la coquetterie de la femme et
la tiédeur à peine résignée de l'époux. Les deux amants se
revoient sans s'être recherchés : le hasard les fait se rencontrer
au théâtre; on y joue la pièce même où jadis a paru Caliste pour
le malheur de sa vie :
« Qu'on juge de notre étonnement, de notre émotion, .de notre
oie ; car tout autre sentiment céda dans l'instant même à la
oie de nous revoir. Je n'eus plus de torts, je n'eus plus de regrets,
e n'eus plus de femme, elle n'eut plus de mari : nous nous retrou-
vions, et quand ce n'eût été que pour un quart d'heure, nous
ne pouvions sentir que cela. »
Ce sont alors les explications, les regrets tardifs, le douloureux
récit de Caliste : en apprenant le mariage de celui qu'elle aimait,
elle n'a pas su cacher sa douleur ; son mari, justement blessé,
ne lui a pas pardonné ; elle s'est retirée à Londres, où elle vit
maintenant seule dans son désespoir :
« Je me revois ici plus malheureuse et plus délaissée que quand
je vins jouer sur ce même théâtre, et que je n'appartenais à
personne qu'à ma mère, qui me donna pour de l'argent... »
Les adieux des amants sont pleins de trouble et de passion
inutilement ravivée. En sortant du théâtre, ils vont s'asseoir
au parc St- James, par une nuit d'orage, où la nature s'associe
à leur déchirement. C'est la suprême tentation ; Caliste, un ins-
tant égarée, l'évoque elle-même :
« Voulez-vous que nous nous en allions ensemble ? N'avez-
vous pas assez obéi à votre père ? Reprenons nos véritables
liens ! A qui ferons-nous du mal ? Mon mari me hait et ne veut
plus vivre avec moi ; votre femme ne vous aime plus... Ah !
ne répondez pas, s'écria-t-elle en mettant sa main sur ma bouche.
Ne me refusez pas, et ne consentez pas non plus ! Jusqu'ici, je
n'ai été que malheureuse ; que je ne devienne pas coupable ;
je pourrais supporter mes propres fautes, mais non les vôtres ;
je ne me pardonnerais jamais de vous avoir dégradé ! »
LES LETTRES ÉCRITES DE LAUSANNE ET CALISTE 325
Ainsi la touchante créature se ressaisit, après avoir ouvert
un instant l'oreille aux sophismes de la passion : nous n'en som-
mes pas encore aux héroïnes faciles de Georges Sand ; mais
cette scène, à la fois mesurée et forte, ne rend que plus tragique
le conflit du devoir conventionnel et de la passion vraie.
William est aussi incapable de se détacher de Caliste que de
s'affranchir du préjugé. Rentré chez lui, il retrouve sa femme,
que son absence rendait heureuse, et à qui, pourtant, il a sacrifié
le grand amour de Caliste. Son père même sent l'absurdité
navrante de cette situation et prononce la parole attendue :
« Pourquoi faut-il que je vous aie ôté à Caliste ! » — C'est alors
que William, pour donner le change à sa douleur, consent à
voyager sur le continent avec le fils unique d'un lord du voisinage:
nous les avons vus ensemble à Lausanne dans la première partie
du roman.
Quant à Caliste, il ne lui reste plus qu'à mourir. Réconciliée
avec son mari, elle achève sa triste vie dans la bienfaisance,
enseigne la musique à de petites orphelines, tandis que celui
qu'elle n'a point cessé d'aimer demeure stupide devant l'irré-
parable et cherche à déchiffrer sa propre énigme :
« Je me revois sans cesse dans le passé, sans pouvoir me com-
prendre. Il me semble que je n'ai rien fait de ce qu'il aurait été
naturel de faire. »
Une lettre qu'il reçoit lui raconte les derniers moments de
Caliste : elle a expiré comme une artiste et comme une sainte,
exhalant son âme aux sons du Stabat mater de Pergolèse :
p\< La pièce finie, les musiciens sont sortis sur la pointe des
pieds, croyant qu'elle dormait ; mais ses yeux étaient fermés
pour toujours. »
La portée de l'histoire est indiquée dans ces graves paroles
que William adresse au petit lord amoureux de Cécile :
« Si jamais vous intéressez le cœur d'une femme vraiment
tendre et sensible, et que vous ne sentiez pas dans le vôtre que
vous pourrez payer toute sa tendresse, tous ses sacrifices,
éloignez -vous d'elle, faites-vous en oublier. »
Le jeune homme comprendra-t-il ? L'expérience d'autrui
a-t-elle jamais profité à personne ? Mais l'aventure de Cécile
et du jeune Anglais est devenue pour le lecteur d'un intérêt
32Ô MADAME DE CHARRIEKE ET SES AMIS
secondaire ; Caliste nous fait oublier tout le reste. Ne craignons
pas de le proclamer : cette délicieuse figure est une des plus
attachantes créations du roman français, et l'on chercherait
en vain, dans la littérature du XVIII0 siècle, quelqu'un qui lui
ressemble.
« A part la tache originelle de son histoire, Caliste est une des
héroïnes qui réunissent au plus haut degré la simplicité, la
passion, le naturel exquis des âmes élevées, l'attrait des esprits
ornés, fins et doux, l'idéal enfin, avec un je ne sais quoi de
parfaitement humain \ »
Son originalité et sa nouveauté, c'est que cette femme, que
les préjugés hypocrites du monde tiennent pour méprisable, est
en réalité plus digne d'estime que les plus respectées. M:nc de
Charrière avait lu et relu passionnément la Princesse de Clèves
et Manon Lescaut. Caliste semble emprunter la vertu de l'une
pour effacer la flétrissure de l'autre ; mais ce qui fait sa gran-
deur morale, c'est que, n'étant point responsable de sa chute,
elle s'estime néanmoins tenue de la racheter : « Cette rigueur
contre elle-même est un trait de bon goût et de haute distinc-
tion 2 » ; c'est aussi une sorte d'héroïsme. Il n'est point ici ques-
tion de la réhabilitation de la courtisane : Caliste n'a pas même
besoin d'être réhabilitée ; elle n'a au fond jamais déchu. La
tache imprimée a sa réputation ne vient pas, si l'on peut dire
ainsi, d'une souillure interne, elle est purement extérieure ;
c'est la dépravation de sa mère, puis la brutale injustice du monde
qui lui ont infligé une honte imméritée. Cette sentence inique
fait d'elle une victime dont les cœurs généreux peuvent pren-
dre le parti sans qu'il en coûte rien à la morale. Caliste est une
âme d'élite, que son malheur n'a point dégradée. Il ne lui en
reste qu'un douloureux effroi ; et, loin de se poser en grande
âme méconnue, elle semble se reprocher comme un crime la
cruauté de son destin :
« Une délicatesse si droite, dit Mme Olivier, ôte au personnage
la couleur un peu vulgaire qu'il aurait prise en se classant, de
sa propre autorité, dans les êtres opprimés par l'aveuglement
de la société, parmi les coupables innocents... Caliste, en prenant
parti pour le monde contre ses droits individuels au bonheur et
1 M"' Juste Olivier (article cité plus haut).
2 M"" Juste Olivier (article cité).
[.ES LETTRES ECRITES DE LAUSANNE ET CALISTE 327
à l'estime, rend en quelque sorte innocent, en même temps
que plus vif, l'intérêt qu'on lui porte. Cet intérêt s'attache à
elle uniquement, et il n'en retourne rien de mal à propos indul-
gent vers son ancienne condition. Dans les efforts même qu'elle
tente pour amener le père de son amant à permettre leur mariage,
il y a toute la dignité d'un cœur capable de comprendre l'inno-
cence et la bonne renommée dans ce qu'elles ont de plus sévère-
ment nécessaire à la vie des femmes. »
Rien ne ressemble donc moins à un plaidoyer en faveur
•de la souveraineté de la passion que l'émouvante histoire de
Caliste, et jamais héroïne ne songea moins à tirer de son infortune
des arguments pour une thèse sociale.
Si nous ne rencontrons dans la littérature du XVIIIe siècle
aucune sœur de Caliste, il est une figure du roman moderne,
créée vingt ans plus tard, qui n'est point sans lui ressembler :
c'est Corinne. — Qu'on nous comprenne bien : nous n'allons pas
nous donner le ridicule de comparer, au point de vue de la portée
littéraire, l'œuvre illustre et puissante de Mme de Staël et la déli-
cate esquisse de Mm- de Charrière, ni prétendre que celle-là
a imité celle-ci. Mais il est certain que Caliste avait profondé-
ment impressionné l'imagination de Mme de Staël, si bien que
sans Caliste, Corinne peut-être n'existerait pas. Ce n'est point
diminuer la valeur d'une création du génie, que de signaler le
fait accidentel qui peut l'avoir déterminée.
« Mon Dieu, écrivait Mme de Staël pendant la Terreur, que
je voudrais n'avoir pas lu Caliste dix fois ! J'aurais devant moi
une heure sûre de suspension de toutes mes peines. »
Nous verrons qu'elle fit le voyage de Colombier exprès pour
voir l'auteur de Caliste : elle professait pour cette œuvre une
admiration presque enthousiaste. Est-il étonnant qu'une impres-
sion si vive, ressentie à l'âge où l'on en reçoit encore utilement
de pareilles, se soit reflétée dans son œuvre ? Elle n'avait guère
plus de vingt ans quand elle lisait et relisait Caliste ; et, sans
même s'en rendre compte, elle s'est souvenue de cette peinture
du bonheur sacrifié aux exigences de l'opinion. Sainte-Beuve s'en
était tout de suite avisé, lorsqu'il appelait Caliste « cette pre-
mière Corinne, esquisse ingénue de la seconde \ » Il y a même
1 Vinet a fait le même rapprochement (Etudes sur la littérature au
ig' siècle : M" de Staël et Chateaubriand, 2' édition, p. 266).
328 MADAME DE CHARRlÈRE ET SES AMIS
entre les deux ouvrages de curieuses analogies extérieures :
Caliste et William sont anglais comme Corinne et Oswald ;
Mme de Charrière avait compris, et Mme de Staël comprit à son
tour « la réalité plus parfaite qu'emprunterait un tel personnage
d'une telle patrie, où la convenance domine arbitrairement tout
le reste. » Corinne et Caliste ont en commun une situation pre-
mière, très différente sans doute, mais pareille en ce qu'elle
pèse également sur leur destinée et les accompagne jusqu'au
bout du poids de sa malédiction. Là, comme ici, l'obstacle au
mariage des amants est à la fois dans l'opposition d'un père
et dans le caractère irrésolu du jeune homme, faible devant l'opi-
nion, et incapable d'un acte d'énergie. C'est encore, dans les
deux romans, la même séparation douloureuse, puis le mariage
du héros avec la femme choisie par la volonté paternelle ;
enfin, après une rencontre imprévue dans un théâtre (incident
identique), c'est la mort de l'héroïne — mort d'artiste — victime
des étroits préjugés vulgaires.
La ressemblance est indéniable. Toute superficielle, dira-t-on.
Non pas, car il y a ressemblance aussi dans la condition morale
des personnages. Exilées l'une et l'autre de la vie domestique,
— dont Caliste est plus rigoureusement exclue que Corinne,
quoiqu'elle en comprenne si bien la dignité et le prix, — elles
sont sœurs par la même souffrance : l'abandon d'un homme qui
ne sait pas aimer assez. Caliste est peut-être plus touchante,
parce que plus simple, et, bien qu'actrice, moins théâtrale ; —
mais il lui manque ces enchantements de la gloire et de la poésie
qui ont fait de Corinne une figure idéale entre toutes. Et s'il
est apparent que Mme de Staël a trouvé dans Caliste l'idée pre-
mière de son poème : le conflit entre les droits de la passion et
ceux de la société, — il est certain aussi qu'en faisant sienne
cette donnée, elle lui a conféré l'immortalité ; elle l'a élargie et
si puissamment dramatisée, que Corinne est devenue un type
général et humain, celui de la femme artiste que son génie con-
damne au malheur. Aussi ne songeons-nous point à rabaisser la
valeur de Corinne en indiquant ce que cet admirable livre doit à
Caliste. Mais nous serions un infidèle historien de Mme de Char-
rière, si nous nous dispensions de signaler la source pure et
cachée où s'abreuva le génie de Mme de StaëL Les ruisseaux
se jettent dans les fleuves, et y perdent leur nom ; ils n'en sont
pas moins une partie de leur onde.
LES LETTRES ÉCRITES DE LAUSANNE ET CA1.ISTK 329
On aimerait savoir quel succès eut l'histoire de Caliste auprès
du public de la Suisse française. A Lausanne, elle semble avoir
été accueillie froidement, si l'on en juge par le Journal de Lau-
sanne. On y trouve (5 avril 1788), sous le titre Belles-Lettres,
une analyse détaillée du livre, avec cette sobre conclusion :
« Telle est la marche de ce roman, qu'on ne lit pas sans intérêt,
où l'on trouve de l'énergie et beaucoup de sensibilité. »
A quoi le rédacteur, Lanteires 1, ajoute la restriction suivante:
«Quoique cette analyse nous ait été communiquée par un homme
d'esprit de cette ville, nous nous permettrons, cependant, d'a-
jouter que l'auteur de cette production [Caliste] manque sou-
vent, dans son style, d'harmonie et de pureté. On sait que
dans les ouvrages agréables, le lecteur a droit d'être plus exi-
geant que dans ceux qui n'ont pour but que l'instruction ;
qu'on pardonne à la profondeur des idées ce qu'on ne pardonne
pas à un ouvrage destiné seulement à faire passer quelques
heures délicieusement. En remerciant l'auteur du plaisir qu'il
nous a procuré, nous l'invitons à donner, à l'avenir, plus de
soins à ses productions ; et cela lui sera facile. »
Pauvre Caliste ! Mais surtout pauvre Lanteires !
A Paris, le roman ne passa pas inaperçu. Quelques journaux
en parlèrent avec éloges. Le Journal de Paris trouve que dans
cette simple histoire l'amour est peint «avec une vérité peu com-
mune et avec un charme trop grand peut-être, » et se demande si
Caliste n'est point trop « aimable et séduisante 2 ». L'Esprit des
Journaux consacre au petit ouvrage une étude plus approfondie,
qui embrasse les deux parties du roman. La seconde, dit-il,
« est remplie par un épisode plus long et plus intéressant que
l'ouvrage principal, ce qui serait sans doute un défaut, si l'on
pouvait jamais appeler défaut ce qui amène des beautés d'un
ordre supérieur. » L'auteur de l'article justifie cette appréciation
par une analyse intelligente, loue la peinture des caractères,
'Jean Lanteires (1756-1797), d'une famille languedocienne réfugiée,
rédigea une feuille hebdomadaire, le Journal de Lausanne, du 2 décembre
1786 au 28 décembre 1793. — Dans le numéro du 22 mars 1788, on trouve
cette annonce du libraire Mourer, de Lausanne : « Caliste ou suite des
Lettres écrites de Lausanne, par M"" Charrière [sic]. In-12, 2 part. 1788..
L. I... 16 s».
2 27 janvier 1788.
330 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMI5
ainsi que les situations, « où ils se développent d'eux-mêmes
et bien plus heureusement que par des paroles » ; puis il parle
de ce style « plein de chaleur et de naturel, très souvent aussi
d'élégance », tout en lui reprochant « des négligences qu'on ne
saurait excuser ». Voici la conclusion de l'article :
« Les Lettres de Lausanne et Caliste nous paraissent des ouvrages
vraiment distingués ; et, ce qui doit leur donner un nouveau
prix, ils sont d'une femme (Mine de Char....) qui les a écrits dans
une langue qui n'est pas la sienne, car elle n'est pas née en France
et elle n'y habite pas l. »
La Correspondance de Grimm (janvier 1788) indique sans réti-
cence le nom de l'auteur :
« Ces lettres, dit-elle, sont de MmedeCharrière, née de Theuil 2,
d'une des plus anciennes familles de Hollande ; elle a fait dans
sa première jeunesse, il y a 15 ou 20 ans, un conte fort original
intitulé Le Noble. Le premier volume des Lettres écrites de Lau-
sanne offre plusieurs peintures de mœurs et de caractères où
l'on trouve beaucoup de finesse et de vérité, mais dont les détails
sont quelquefois minutieux et de mauvais goût. L'histoire de
Caliste nous a paru d'un ton fort supérieur ; quoique ce soit le
roman d'une fille entretenue, elle n'a rien dont le sentiment
le plus pur puisse être blessé, et nous connaissons peu d'ouvrages
où la passion de l'amour soit exprimée avec une sensibilité
plus vive, plus profonde, et dont l'intérêt soit tout à la fois
plus délicat et plus attachant. »
L'éloge est assez vif. Mais une étude encore plus attentive
sur Caliste parut deux ans après la mort de l'auteur : c'est celle
que publia Mlle Pauline de Meulan dans le Publiciste 3, à propos
d'une réimpression de l'ouvrage. Elle en compare l'intérêt à
celui que l'on trouve dans les romans de Richardson, qui « nous
fait vivre avec les personnages », de sorte que « nous nous oublions
nous-même, en pensant cependant continuellement à nous »,
— expression d'une délicatesse heureuse. Le caractère de Caliste
est « tracé avec un charme inexprimable et attachant au delà
de toute expression ». Citons encore les lignes suivantes :
1 1" avril 1788.
2 Ici, une note de Grimm, qui montre qu'on l'avait renseigné : <-. M. de
Charrière avait été le gouverneur de son frère ».
3 C'est Sainte-Beuve qui attribue — sans doute à bon escient — à cette
femme distinguée l'article signé seulement de la lettre R.
LES LETTRES ÉCRITES DE LAUSANNE ET CALISTE 33 I
« Ce petit ouvrage, plein de sensibilité et de douceur, est écrit
avec élégance et pureté. La mort de Caliste est touchante
et simple comme son caractère ; elle est triste comme sa vie.
Nous n'appliquerons point ici les règles d'une morale sévère ;
il peut être dangereux de présenter des caractères aussi séduisants
que celui de Caliste, parce qu'il est à craindre que tout jeune
homme ne voie une Caliste dans la comédienne dont il sera
amoureux. Mais lorsqu'on écrit avec tant de grâce et de charme,
on se fait tout pardonner, même des erreurs, et il n'est personne
qui n'en veuille à cet Edouard 1 de ce qu'il n'eut pas la force de
vaincre un préjugé, raisonnable presque toujours, mais sans
fondement quand il s'agissait de prendre Caliste pour épouse. »
Un fait que Mllc de Meulan ne pouvait deviner, non plus que
les autres critiques parisiens, mais dont s'avisèrent aussitôt les
amis de l'auteur, c'est combien Caliste lui ressemblait. Plusieurs
le lui dirent ; aucun ne le lui dit avec tant de grâce que
Benjamin Constant ; on connaît l'hymne de reconnaissance
émue qu'il adressait à Mme de Charrière :
« A celle qui a créé Caliste, et qui lui ressemble ; à celle qui
réunit l'esprit au sentiment et la vivacité des goûts à la dou-
ceur du caractère ; à celle qu'on peut méconnaître, mais qu'on
ne peut oublier quand on l'a connue ; à celle qui n'est jamais
injuste quoiqu'elle soit souvent inégale ; à la plus spirituelle
et pourtant à la plus simple et à la plus sensible des femmes ;
à la plus tendre, à la plus vraie et à la plus constante des amies,
salut et bonheur ! »
Comment ne pas reconnaître Mme de Charrière dans ce pas-
sage où l'amant de Caliste dit à la mère de Cécile (sous les traits
de qui Mme de Charrière s'était dépeinte :)
« Elle vous ressemblait, madame. Dans ses pensées, dans ses
jugements, dans ses manières, elle avait comme vous je ne sais
quoi qui négligeait les petites considérations pour aller droit aux
grands intérêts, à ce qui caractérise les gens et les choses... Son
âme et ses discours, son ton et sa pensée étaient toujours d' 'accord.
Ce qui n'était qu'ingénieux ne l'intéressait point, la prudence
seule ne la détermina jamais, et elle disait ne savoir pas bien
ce que c'était que la raison ; mais elle devenait ingénieuse pour
obliger, prudente pour épargner du chagrin aux autres, et elle
paraissait la raison même quand il fallait amortir des impres-
1 C'est William qu'il fallait dire : Edouard est le nom du petit lord
amoureux de Cécile.
332 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
sions fâcheuses et ramener le calme dans un cœur tourmenté
ou dans un esprit qui s'égarait... »
Toute la suite de cette jolie page serait à transcrire : pas un
trait qui ne soit juste et ne rappelle la physionomie morale de
l'auteur. Non qu'elle ait tâché à se peindre : ces sortes d'auto-
portraits sont toujours tracés d'une main un peu inconsciente
et involontaire ; ils n'en ont que plus de prix.
Quant à l'aventure même de Caliste, le lecteur peut aisément
mesurer ce que Mme de Charrière a mis d'elle-même et de sa
vie dans cette histoire de passion et de douleur. Sous une forme
romancée, Caliste est l'élégie de la femme qui a aimé, mais
qui n'a rien donné... que son cœur : c'était trop peu pour retenir
l'amant... Qu'on se rappelle le passage révélateur que nous
avons cité de Benjamin Constant : on sera fixé sur la nature de
cette passion mystérieuse dont il nous a instruits et qui, pen-
dant deux ou trois ans, avait troublé jusqu'en ses profondeurs
l'âme de Mme de Charrière 1.
1 Nous avons déjà rappelé que Caliste reparut en 1845, par les soins de
Sainte-Beuve, avec ce charmant « portrait » de la Revue des Deux Mondes,
qui fut, selon le mot de Juste Olivier (Revue suisse, mai 1845, Chronique),
« la première lueur de gloire et de justice sur M"" de Charrière ». —
M, Paul de Molènes consacra à Caliste deux articles dans le Journal des
Débats des 8 juillet et 6 août 1845. Juste Olivier, choqué à bon droit de la
légèreté avec laquelle s'exprimait le critique parisien, lui dit son fait dans
la chronique de septembre de la Revue suisse. Il rélève en particulier ce
jugement d'une rare inintelligence sur l'héroïne : « Elle s'est formé de la
vertu une idée fort enflée et fort chimérique. Ce pauvre William en pàtit.
Si on a trop accordé à son prédécesseur, on ne lui accorde vraiment pas
assez». — «Que reste-t-il, je vous prie, de Caliste, après ces mots! s'écrie
Olivier. Mais aussi, vaut-il la peine de faire de la critique et d'écrire, pour
prouver à ce point qu'on n'a ou qu'on ne veut avoir aucune intelligence de la
vérité humaine, non plus que de la vérité littéraire ? Il s'agit en effet de peu
de chose, seulement d'enlever la délicatesse à l'amour. L'homme qui a eu
cette pensée sur Caliste peut être récusé; il n'a rien saisi de ce drame profond
et touchant ».
CHAPITRE XII
Benjamin Constant
« Tant que vous vivrez, tant
que je vivrai, je me dirai tou-
jours : Il y a un Colombier dans
le monde. »
(Benjamin Constant).
M°" de Charrière à Paris. — Les lettres de Mm° Saurin. — Champfort. —
Benjamin Constant. — Ses Souvenirs inédits. — Son «suicide»; sa
fugue en Angleterre. — Il arrive à Colombier. — Rétif de la Bretonne. —
Départ pour Brunswick. — Lettres tendres. — Les défiances de Caliste.
— L'affaire de Juste de Constant. — Benjamin offense son amie.
« Je trouve que vous avez été créée et mise au monde pour
vivre à Paris, et j'en veux aux circonstances qui vous ont fixée
dans un lieu si éloigné de celui qui vous conviendrait à tous
les égards. »
Ces lignes sont adressées à Mme de Charrière par une amie
parisienne, madame Saurin, veuve de l'auteur, jadis célèbre,
de Spartacus. Sainte-Beuve se demandait si Mme de Charrière
avait jamais été à Paris : « Peu importe, répondait-il, puisqu'elle
en était ». Ainsi en jugeait cette bonne et spirituelle Mme Saurin,
dont les jolies lettres sont sous nos yeux. Mme de Charrière
l'avait rencontrée durant ce séjour qui fait date dans la vie
de notre héroïne, puisque c'est alors qu'elle lia amitié avec Ben-
jamin Constant. Elle le vit dans le salon de M. et Mme Suard,
334 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
où elle fréquentait assidûment, et où se réunissaient des person-
nages dont le rôle allait devenir important pendant la Révo-
lution : Bailly, qui fut le premier président de l'assemblée
nationale et maire de Paris ; Champfort, avec qui Mme de Char-
rière disputait comme on verra ; Démeunier, secrétaire du
comte de Provence, puis député du Tiers, membre du Tribunat,
sénateur ; M, de Sainte-Croix, qui devint plus tard ministre
des affaires étrangères et dont Mme de Charrière disait « qu'il
avait l'air d'un homme qui avait été esclave à Alger » ; l'acadé-
mique Thomas ; l'abbé Raynal, qu'elle avait peut-être vu à
Neuchâtel, où il séjourna \ Parmi les dames qu'elle rencontrait
fréquemment, il faut nommer Mme Pourrat (Benjamin écrit
Pouras ou Pourras) et ses deux filles, dont une fut successi-
vement aimée de Benjamin Constant et d'André Chénier 2.
Mme de Charrière, qui avait connu si intimement Constant
d'Hermenches, fut bientôt sur un pied de familiarité avec le
neveu. Mais est-il vrai, comme tous ses biographes l'ont affirmé,
qu'elle l'eût rencontré chez les Necker ? Est-il vrai qu'elle fût
1 Charles de Constant, qui fréquenta également chez Suard, y vit Morellet,
Condorcet, LaFayette, Chabanon (que M"' de Charrière connut aussi et
mentionne dans sa correspondance), Garât, DuPaty, etc. — Notons, à
propos des époux Suard, le passage suivant d'une lettre adressée à M"" de
Charrière par une amie genevoise, M"' Bontems-Prevost, qui avait séjourné
à Paris quelques années plus tard : «J'ai soupe plus d'une fois avec Suard
chez M" Saurin. A peine ouvrait-il la bouche, et on le mettait au whist le
plus vite possible. Sa femme, qui s'en allait la première, lui disait un adieu
maniéré d'une voix bien aigre, et le baisait. Qu'il était laid cependant ! »
(Avril 1798).
2 Si M"" de Charrière avait séjourné à Paris un ou deux ans plus tard,
elle v aurait connu André Chénier. Dans son étude sur André Chénier à
Saint-Lazare (Revue des Deux Mondes du i5 avril 1875), M. Caro raconte
que le jeune poète fît la connaissance, c/zeq Suard, de M°" Pourrat et de sa
fille M™ Lecoulteux. A ce détail, emprunté au Testament philosophique et
littéraire de Lacretelle, il ajoute une constatation digne d'intérêt : la femme
que Chénier a aimée en 1793, à Versailles, et qu'il a chantée sous le nom
de Fannv, semble bien être M™ Laurent Lecoulteux, la sœur de la com-
tesse Hocquart, la fille de Al"" Pourrat, qui s'était réfugiée dans sa maison
de Luciennes.
Fanny, l'heureux mortel qui près de toi respire
Sait, à te voir parler, et rougir et sourire,
De quels hôtes divins le ciel est habité...
(Voir BecqdeFouquières, Nouveaux documents sur André Chénier, 1875).
DESSIN DE M»' MOULA
(Propriété de Philippe Godet)
336 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
en relations avec le célèbre banquier genevois et fréquentât
son salon ? Rien ne semblerait plus vraisemblable, puisque
M. de Charrière connaissait les Necker 1. Et pourtant nous
n'avons trouvé dans les nombreuses lettres de Mme de Charrière
et de ses amis aucun passage qui établisse la réalité de cette
relation. Bien mieux, en 1793, Mme de Staël s'arrêtait à Colom-
bier parce qu'elle désirait << connaître l'auteur de Caliste » ; et
1 Il écrivait de Lausanne, pendant l'été 1784, à sa femme, alors à Chexbres :
«Marc m'accompagna à quatre heures chez M" Necker. M'" Necker nous
reçut... Après quelques moments de conversation, je vis entrer une femme
dont la tête était couverte d'un voile noir fort épais qui lui tombait jusqu'au
dessous du menton... La conversation alla assez bien ; il fut question de la
santé de M"' Vennenoux, de ma manière de vivre, de vous. M. Necker fut
plus parlant que je ne m'y attendais ; je fus invité à dîner pour le lende-
main, je refusai. Je le fus aussi par M"' Necker à passer la soirée chez elle
avec de jeunes personnes : je dis que j'étais attendu à Montrion. M"' Necker
est moins jolie que je ne croyais, elle est laide ; mais elle a quelque chose
d'agréable dans les yeux : ils ne sont pas doux, mais ils annoncent de
l'intelligence et du naturel. M"" Necker me parut peu changée ». — En 1790,
M. de Charrière, faisant un voyage à Genève, s'arrête à Coppet pour voir
M. Necker, ainsi qu'il l'écrit à sa femme. Il semble résulter de tout cela
que Necker et M. de Charrière se connaissaient, mais qu'il n'existait entr'eux
que des relations de politesse. Aussi ne faut-il accueillir qu'avec beaucoup
de réserve ces affirmations de Gaullieur (Revue suisse de i85-, p. 692):
« Les sociétés que M" de Charrière voyait le plus souvent à Paris étaient
celles de M. Necker, de M. Suard, de M"" Saurin... M"' Necker, avant de
devenir M"" la baronne de Staël, se lia assez étroitement avec la spirituelle
Hollandaise, et commença avec elle une correspondance qu'elle continua
ensuite à Coppet». Nous mettons sérieusement en doute cette assertion de
Gaullieur, et la suivante nous laisse perplexe : (Revue suisse, 1867, p. 767) :
«Nous avons des lettres de M. Necker à M'" de Zuylen, datées de 1753,
alors qu'il était encore dans la maison Thélusson comme principal com-
mis»... — Que sont donc devenues ces lettres, adressées à une enfant de
i3 ans et qui nous renseigneraient sur le premier séjour de Belle à Paris ?
iMystère. Gaullieur ajoute : « M"' Necker, jeune fille encore, écrivait déjà à
M"' de Charrière et la consultait sur ses études de musique, en lui faisant
part des nouvelles littéraires du jour». Sans nier l'existence de ces lettres,
nous avouons être très surpris que Gaullieur ne les ait pas publiées. La
famille de Staël les aurait-elle peut-être rachetées ? Ajoutons à ce sujet que
nous avons sollicité M. d'Haussonville de nous communiquer les lettres de
M"" de Charrière que nous pensions se trouver dans les archives de Coppet :
il nous a déclaré qu'il n'en existait point. De son côté, M. le duc de Broglie,
que nous avons également importuné, nous a dit qu'il n'existe dans les
archives de sa famille, à Broglie, aucune lettre de M"" de Charrière.
BENJAMIN CONSTANT 33y
le récit que Mme de Charrière fait de cette visite indique fort
clairement qu'elle voyait de près pour la première fois la fille
de M. Necker. Mais il y a plus : ce n'est qu'en 1794 que Benjamin
rencontra Mmc de Staël. Est-il possible de croire que si Mme de
Charrière avait, en 1787, fréquenté les Necker, Benjamin, qui
vivait avec elle dans une intimité quotidienne, n'eût pas connu
celle qui, depuis deux ans, était Mme de Staël ? Après quoi,
nous convenons qu'il est inexplicable que Mme de Charrière n'ait
pas été en relations suivies avec le personnage le plus en vue de
la société genevoise à Paris. Peut-être ne le voulut-elle pas :
nous connaissons cette indépendance ombrageuse, cette aver-
sion pour les sociétés mondaines, qu'elle manifesta à tous les
âges de sa vie ; nous verrons aussi l'espèce d'antipathie instinc-
tive qu'elle éprouvait pour les Necker et dont elle donne des
marques nombreuses dans sa correspondance, bien avant que
Benjamin ait quitté Colombier pour s'orienter vers Coppet.
D'une manière générale, nous savons peu de chose sur ce
séjour de Paris, qui dura plus d'une année. La France offrait
alors un spectacle d'un intérêt particulier pour deux esprits
aussi observateurs que Benjamin Constant et Mme de Charrière :
c'était à la veille de la Révolution ; l'assemblée des notables,
les conflits avec le Parlement, excitaient l'attention universelle.
Mais Mme de Charrière, toujours fantaisiste, semble avoir pris
de Paris ce qui lui plaisait, ce qui répondait à ses goûts indi-
viduels, et s'être affranchie singulièrement des préoccupations
générales, comme de toute contrainte mondaine. La musique —
nous y reviendrons — la passionnait à ce moment : nous la
voyons étudier le contre-point avec le compositeur italien
Tomeoni 1, qui l'aide dans la composition d'un opéra intitulé
Y Incognito. Ce soin ne l'empêche pas d'être fort attentive à
une maladie de sa femme de chambre, qu'elle ne quitte que
pour courir à la pharmacie. Elle écrit à Chambrier d'Oleyres,
le 10 février 1786 :
« J'ai fait hier trois lieues en fiacre pour rapporter du jus de
réglisse de Blois à ma femme de chambre. Paris ne me séduit
1 Florido Tomeoni, né à Lucqucs en 1757, devint en 1783 maître de
musique à Paris, où il mourut en 1820. Il a publié en 1798 une Méthode
qui apprend la connaissance de l'harmonie et la pratique de l'accompagne-
ment selon les principes de l'école de Naples. (Musiklexikon de Riemann).
338 MADAME DE CHARBIERE ET SES AMIS
pas : j'y vois plus de choses dégoûtantes et révoltantes que je
n'en vois d'enchanteresses ; mais il m'offre des amusements
faciles et variés, et pour lesquels je ne dépends que de moi... Dans
mon étrange manière de vivre, je m'amuse souvent beaucoup.
Je vois, j'entends des choses plaisantes. J'ai acheté trois jolis
tableaux et deux jolies pierres gravées antiques. J'ai fait ces
jours passés deux menuets, dont l'un me paraît très beau, et
hier une autre petite pièce de musique à laquelle je ne saurai
quel nom donner jusqu'à ce que M. Tomeoni, mon maître,,
vienne me voir... »
Elle nous apprend dans cette même lettre qu'elle s'est risquée
à solliciter M. de Breteuil ' en faveur d'un malheureux venu
de la Martinique et logé dans son hôtel :
« J'avais dit : C'est dommage que je n'aie rien à alléguer que
le plaisir qu'on me ferait. On m'a dit : Ecrivez à M. de Breteuilr
et dites-lui cela. Je lui ai écrit. »
Elle put, à cette occasion, lui rappeler leur rencontre à La
Haye, dans la fête offerte au prince Henri de Prusse... D'autres
lettres à d'Oleyres, postérieures à ce séjour, contiennent quel-
ques souvenirs qui s'y rapportent, tels les amusants détails
que voici sur ses relations avec Chamfort :
« N'y eût-il que son remarquable orgueil et sa pédante fatuité,
il serait loin d'avoir fait ma conquête. Cependant il y a une
petite circonstance qui justifierait un peu sa conduite avec les
aristocrates depuis la Révolution : il ne se cachait pasr dans le
temps qu'il vivait avec eux, de son aversion pour les distinctions
de naissance. Voici comme je le sais. La première fois que je
le vis, j'eus le bonheur de le surprendre irès avantageusement.
La seconde, je ne pus m'empêcher de le contrarier et de me
moquer un peu de lui ; alors il me reprit tous les éloges qu'il
m'avait donnés : Elle a eu de V esprit, disait-il. Il y avait de
cela trois semaines ! On lui fit la petite niche de mettre dans
un paquet de livres, qu'on lui renvoyait, les Lettres neuchâte-
loises et le premier volume — le seul qui eût paru — de celles
de Lausanne. Ensuite on lui demanda s'il les avait lues et ce
qu'il en pensait : il les loua beaucoup ; et quand il eut tout dit
on lui nomma l'auteur. « Eh bien, dit-il, je ne me rétracte pas.
Je pense très différemment sur la noblesse, et j'en fais profes-
1 Louis-Charles-Auguste LeTonnelier de Breteuil (1730-1807), ministre
d'Etat dès 1783. Il avait débuté par la diplomatie ; nous l'avons rencontré à
La Haye (chap. IV).
BENJAMIN CONSTANT 33û.
sion ' ; mais du reste, etc., etc. » — C'est à lui que j'ai entendu
dire de M. de Narbonne : Il a de V esprit jusqu'à m7 étonner, moi !
moi ! moi !» (19 janvier 1791.)
Elle exprime ce jugement sévère, en réponse à certaines
réflexions de Chambrier sur les excès de la Révolution :
« L'humeur des Parisiens ne me paraît pas aussi changée
qu'à vous. Je ne les ai pas trouvés gais, et je les ai trouvés féroces.
Leurs farces de carnaval étaient forcées, payées, dégoûtantes
et sans gaîté. Un chien tombait-il d'une fenêtre, on le poursui-
vait, on s'amusait de ses hurlements. On s'attroupait autour
d'un fou et on le rendait furieux. On courait à la Grève voir
pendre ou rouer son semblable. C'était déjà un vilain peuple,
en vérité. »
On voit que si elle en était, comme dit Sainte-Beuve, tout de
même elle n'en était guère. Mais ce jugement ne se rencontre-t-il
pas avec celui de Marivaux, qui dit du peuple de Paris :
« Il est curieux, d'une curiosité sotte et brutale... Ce sont des
émotions d'âme que ce peuple demande : les plus fortes sont
les meilleures. Si votre ennemi n'avait pas assez de place pour
vous battre, il lui en ferait lui-même 2... »
Marivaux est plus optimiste dans sa subtilité ; Mme de Char-
rière est peut-être plus vraie dans sa simplicité.
Les gracieuses lettres de Mmc Saurin, datées la plupart de
La Roche-Guyon, près Mantes, nous apportent aussi quelques
échos de ce séjour de Paris, où Mme de Charrière se sentit revivre
dans un milieu moins apathique que celui de Colombier, et
peut-être rajeunir par l'admiration de Benjamin Constant.
Ce fut une suprême occasion d'exercer sur un entourage digne
d'elle le charme de sa grâce et de son esprit. Mme Saurin men-
tionne Benjamin deux fois, en passant :
«Depuis longtemps, écrit-elle en 1792, vous ne m'avez rien
dit de M. Constant. Est-il venu avec le roi de Prusse à Verdun ?
Ce n'est pas de cette manière qu'il est agréable de venir en
France. Il a eu à s'y louer de tous ceux qui l'ont connu. Pour
moi, je conserve un grand désir de l'y revoir... » « Je m'intéresse
1 Allusion à la troisième Lettre de Lausanne, où elle indique le rôle
politique et social qu'elle voudrait assigner à la noblesse.
2 Voir toute cette page dans Marianne, W partie.
34O MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
toujours à M. Constant, quelque singulier et étrange qu'il soit.
Son mérite et sa tête ne se laissent point oublier. »
Benjamin non plus n'avait point oublié Mme Saurin. Dans
une lettre qui doit être de décembre 1790, il évoque divers sou-
venirs de Paris, de ceux qu'il a connus, parmi lesquels cette
bonne personne figure sous son sobriquet familier :
« Si Mme Saurin-Schabaham vit et vous écrit encore, voudriez-
vous lui présenter mes respects et the like, et lui dire que ses
bontés m'ont toujours inspiré un vif désir de conserver quel-
ques relations avec elle... Je serais bien aise de revoir Paris,
et je me repens fort, quand j'y pense, d'avoir fait un si sot usage,
quand j'y étais, de mon temps, de mon argent et de ma santé.
J'étais, n'en déplaise à vos bontés, un sot personnage alors
avec mes Pour — mes Ctesse de Lin — etc., etc. Je suis peut-être
aussi sot à présent, mais au moins je ne me pique plus de veiller,
de jouer, de me ruiner, et d'être malade le jour des excès sans
plaisir de la nuit. Si une fois le hasard pouvait nous réunir à
l'Hôtel de la Chine \ dût Schabaham, qui au fond est bonne
femme, et Mme Suard, qui est plus ridicule et n'est pas si bonne,
nous ennuyer quelquefois ! Que fait le bruyant Comméras ?
Il y a à Liège un Sainte-Croix : serait-ce pas notre Sainte-Croix
des déjeuners et du bal de Conjura-a-a-tion, et de Mme Pouras,
les délices du monde ? »
Mme Saurin mentionne volontiers les dames Hocquart et
Pourrat, « aimables et bonnes », que M. de Charrière revit fré-
quemment dans un nouveau séjour à Paris en 1792 :
« La famille Pourrat, écrit-il à sa femme, est de côté et d'autre.
Mme Lecouteux et sa mère sont à Tours. La jeune Hocquart est
à Rouen, et prête d'y accoucher. Elle m'aime et je l'aime beau-
coup. Elle m'écrit souvent ; elle est bonne, elle a de l'esprit,
quoique cela ne paraisse guère en société. Elle vous aime et
conserve de vous un intéressant souvenir. »
1 M"" de Charrière habita, quelque temps au moins, l'Hôtel de Dane-
mark, rue Jacob, à l'angle de la rue Saint-Benoit (n° 39 actuel), comme le
prouve l'adresse d'une lettre de d'Oleyres (février 1786), que nous avons citée
dans le chapitre précédent. Benjamin mentionne à son tour l'Hôtel de la
Chine, qui se trouvait rue Thérèse, 5 (donnant dans la rue Richelieu).
Enfin, nous verrons, dans le chapitre suivant, une allusion du professeur
Prévost aux conversations qu'il eut avec M" de Charrière à l'Hôtel Marigny
(situé place des Victoires, 9). Il est à croire que pendant leur long séjour à
Paris, M. et M"" de Charrière ont changé de logis plusieurs fois.
BENJAMIN CONSTANT 34 I
Nous retrouverons dans un instant le nom de Jenny Pourrat
sous la plume de Benjamin.
Mme de Charrière apprit, en 1792, que ses amis Suard venaient
de perdre leur fortune :
« Je suis d'autant plus fâchée de leur malheur, lui écrit Mme Sau-
rin, qu'à cet égard ils sont l'un et l'autre d'un courage et d'une
élévation d'âme au-dessus de tout. »
Suard mourut une dizaine d'années après Mme de Charrière,
en 1817. Secrétaire perpétuel de l'Académie, il fut pendant la
Révolution un partisan des idées modérées. Il passait pour un
brillant causeur : son nom n'est plus qu'un nom. Malheureuse-
ment nous n'avons pu retrouver les nombreuses lettres que
Mme de Charrière lui a adressées '.
La dernière lettre de Mme Saurin, datée du « 8 brumaire an IV
de la République une et indivisible », est l'adieu d'une mourante ;
il faut la transcrire :
« Il y a, je crois, près de quatre ans que je n'ai reçu de vos nou-
velles et que vous n'avez eu des miennes. Les malheurs de la
France sont cause de ce silence. Mais ce silence n'a diminué en
rien la tendresse et la vivacité des sentiments dont mon cœur
est rempli pour vous. Depuis six mois ma santé est entièrement
dérangée, et de manière à me faire penser que l'état de langueur
où je suis me conduira à ma fin. Je vous avais toujours destiné
cette marque de souvenir, que Mme de la Rochefoucauld veut
bien se charger de vous faire passer -. Cette femme rare m'a
donné, dans mes angoisses et mes souffrances, mille marques
d'amitié. C'est un ange que cette terre de désolation n'est assu-
rément pas digne de posséder. — Je finis par vous répéter,
Madame, ce que je vous ai dit plusieurs fois : que j'ai toujours
regardé comme la circonstance la plus heureuse de ma vie le
bonheur de vous avoir connue et d'avoir été aimée de vous.
Je vous embrasse bien tendrement et je ne cesserai de vous
aimer qu'au moment où je cesserai de vivre. »
1 M. Félix Liouville, avocat à Paris, propriétaire des papiers de Suard, a
bien voulu rechercher s'il s'y trouvait des lettres de M"" de Charrière ; il
n'en existe qu'une seule, qui a été publiée par M. Ch. Nisard (Mémoires et
correspondances historiques et littéraires). Nous en citerons une partie
dans notre chapitre XVIII. Les autres lettres auront été détruites ou dis-
persées.
2 Ce souvenir était une cafetière en argent.
342 MADAME DE CHARKIERE ET SES AMIS
Partout où elle a passé, Mme de Charrière a trouvé quelques
amis de choix, qui l'ont passionnément aimée et qui la conso-
laient, s'il était besoin, des antipathies non moins vives qu'elle
inspirait aux sots.
Nous avons un peu anticipé sur les années afin de recueillir
tout ce que Mme Saurin avait à nous apprendre. Mais Benjamin
va nous en dire bien davantage.
Il n'est peut-être pas inutile de rappeler que Benjamin Cons-
tant était né à Lausanne, le 25 octobre 1767, d'Henriette de
Chandieu (d'une ancienne famille française réfugiée dans le
Pays de Vaud pour cause de religion) et de Juste Constant de
Rebecque, colonel dans un régiment suisse au service de Hol-
lande. Sa mère mourut en le mettant au monde. Adoré, gâté
durant ses premières années par sa grand 'mère maternelle
et sa tante Mme de Nassau-Chandieu, l'enfant reçut une éduca-
tion fort décousue : sous la direction de gouverneurs parfois
étrangement choisis, il séjourna à Bruxelles, en Hollande, en
Angleterre. Vers l'âge de quatorze ans, nous le retrouvons à
Erlangen ; introduit à la petite cour de la Margrave de Bay-
reuth, où il divertit tout le monde par les saillies d'un esprit
irrévérencieux, il fait ses premières dettes de jeu et ses pre-
mières sottises. En 1783, son père le conduit à Edimbourg,
où il se met plus sérieusement à l'étude et noue des amitiés
qu'il n'oubliera pas ; mais, ayant cédé de rechef à l'entraînement
du jeu, il laissait, outre de bons amis, quelques créanciers en
Ecosse, lorsqu'il partit pour Paris en 1785. Son père le met
en pension chez Suard, ce qui n'empêche pas le jeune homme
de faire de nouvelles folies et de nouvelles dettes. Son esprit
railleur, n'épargnant personne, divertit chacun, et l'on pardonne
à l'adolescent de se moquer des autres, parce qu'il se moque plus
encore de soi-même...
Tel était Benjamin, lorsqu'il connut Mrae de Charrière. Elevé
sans principes, sans famille et sans patrie, précocement désabusé,
cachant sous l'ironie desséchante une sensibilité très réelle,
dont la crainte du ridicule arrêtait l'expansion, livré dès l'âge
de dix-huit ans aux hasards de la vie parisienne et à l'influence
philosophique du XVIIIe siècle, Benjamin était, sans qu'il y
parût, une âme solitaire et triste, digne de l'intelligente sym-
pathie qu'il allait rencontrer. Mais il aurait eu besoin surtout
BENJAMIN CONSTANT 343
d'une ferme discipline morale. Ce n'est pas tout à fait ce qu'il
trouva dans sa nouvelle amie. Ecoutons la suite du récit con-
tenu dans le Cahier rouge déjà cité dans un précédent chapitre;
Benjamin en était resté à la mention de Caliste ; il poursuit en
ces termes :
« AI"10 de Charrière était occupée à faire imprimer ce livre
quand je fis connaissance avec elle. Son esprit m'enchanta.
Nous passâmes des jours et des nuits à causer ensemble. Elle
était très sévère dans ses jugements sur tous ceux qu'elle voyait.
J'étais très moqueur de ma nature : nous nous convînmes
parfaitement ; mais nous nous trouvâmes bientôt l'un avec
l'autre des rapports plus intimes et plus essentiels : madame
de Charrière avait une manière si originale et si animée de con-
sidérer la vie, un tel mépris pour les préjugés, tant de force dans
ses pensées, et une supériorité si vigoureuse et si dédaigneuse
pour le commun des hommes, que dans ma disposition, à vingt
ans, bizarre et dédaigneux que j'étais aussi, sa conversation
m'était une jouissance jusqu'alors inconnue. Je m'y livrai
avec transport. Son mari, qui était un très honnête homme
et qui avait de l'affection et de la reconnaissance pour elle,
ne l'avait menée à Paris que pour la distraire de la tristesse
où l'avait jetée l'abandon de l'homme qu'elle avait aimé. Elle
avait vingt-sept ans de plus que moi, de sorte que notre liaison
ne pouvait l'inquiéter. Il en fut charmé, et l'encouragea de toutes
ses forces. »
On nous permettra d'interrompre un instant notre citation
pour faire remarquer la portée considérable des lignes qu'on
vient de lire : elles marquent, avec une netteté décisive, la nature
de cette liaison, sur laquelle on s'est mépris si étrangement.
Sainte-Beuve, pour ne citer que lui, y a vu un amour-passion,
avec tout ce qui s'en suit. Il paraît trouver révélateur le ton
souvent fort libre des lettres de Constant. La preuve est médio-
cre : Mme de Charrière, qui, nous le savons de reste, n'était pas
prude, permettait à son fol ami de tout dire devant elle ; à
notre avis, elle avait tort ; mais il faudrait mal connaître la
liberté de langage de ce temps-là, pour s'étonner d'une semblable
tolérance. Il n'en faut surtout rien conclure dans la question
qui nous occupe.
Pour nous, cette question n'en est plus une. Il résulte, avec
la dernière évidence, du récit que nous venons de transcrire, que
la relation entre cette femme de quarante-six ans, et ce jeune
344 ADAME DE CHARRIÈRE ET SES AiMIS
homme de dix-neuf ans, fut purement intellectuelle. « Son esprit,
— dit Benjamin, — m'enchanta... Nous passâmes des jours et
des nuits à causer. » Cette rencontre d'un esprit supérieur,
capable de comprendre toutes les nuances du sien, fut pour lui
une volupté inconnue, dont il fut comme enivré. La griserie
dura plusieurs années, survécut à mainte querelle, et ne se
dissipa même jamais entièrement : Benjamin garda pour l'ori-
ginalité rare de cet esprit d'élite une admiration dont témoigne
assez fortement le récit que nous commentons. Mais il y a plus.
Au cours de ces pages, Benjamin raconte sans la moindre
réserve toutes ses fredaines, parle de ses amours et de leur nature
dans les termes les moins voilés, appelle chaque chose par son
nom. Pourquoi donc aurait-il dissimulé ou dénaturé la simple
vérité à l'égard de Mme de Charrière ? Pourquoi nous faudrait-il
douter de sa parole, lorsqu'il nous dit expressément que cette
liaison n'avait rien qui pût inquiéter le mari ? Il souligne en
passant l'immense différence d'âge — vingt-sept ans! — qui le
séparait de son amie. Si Mme de Charrière avait été, ne fût-ce
que pendant huit jours, la maîtresse de Benjamin, Benjamin
l'aurait cyniquement déclaré : il nous en dit bien d'autres ;
il n'avait aucune raison de ne pas le dire, ni surtout de dire,
comme il le fait, tout juste le contraire. Ce qui ressort de son récit,
c'est que ces deux êtres étaient — qu'on nous passe l'expression
— réciproquement amoureux de leur esprit. Benjamin fut sub-
jugué par un charme jusqu'alors inconnu pour lui : celui d'une
intelligence aussi souple que la sienne, apte à tout comprendre,
à tout saisir au vol, et capable de juger de tout avec le déta-
chement d'une liberté souveraine. Du côté de Mme de Charrière,
c'était autre chose : elle savourait la sensation délicieuse, non
seulement de gouverner un esprit de premier ordre, mais de le
former, de le stimuler, de lui faire prendre conscience de ses
ressources, de le faire jouir de lui-même : cet ascendant qu'elle
exerçait sur lui, sorte de maternité intellectuelle, devint une
véritable passion ; cela est si vrai, que la colère qui s'empara
d'elle lorsque l'influence de Mme de Staël supplanta la sienne,
ressemble à la jalousie d'une maîtresse délaissée, et a dû donner
le change à ceux qui ne pouvaient juger que sur des apparences.
Sa royauté spirituelle lui échappait ; rien ne la remplacerait
jamais : ce fut pour elle une abdication douloureuse.
BENJAMIN CONSTANT 345
Tout cela deviendra encore plus évident par la suite. Mais
il ne peut dès à présent subsister aucun doute sur cette relation,
où aucun témoin contemporain, même parmi les plus attentifs,
n'a jamais rien soupçonné d'équivoque '. — Revenons mainte-
nant au récit de Benjamin, et pesons-en les termes :
1 II est à peine besoin de dire que nous avons étudié ce petit problème
sans parti pris d'aucune sorte, avec un désintéressement complet. Si nous
étions arrivé à la conclusion opposée, il ne nous en coûterait absolument
rien de le dire. Une seule chose nous coûterait : ce serait de manquer à la
vérité historique, laquelle seule nous importe.
Dans son article de la Revue des Deux Mondes (i5 avril 1844): Benjamin
Constant et Mm' de Chqrrière, Sainte-Beuve n'hésite pas à appeler M"' de
Charrière « la marraine de ce Chérubin déjà quelque peu émancipé ». Gaul-
lieur, qui lui avait communiqué les lettres inédites de Benjamin, s'achoppa,
en lisant l'article manuscrit, à ce mot marraine ; et Sainte-Beuve lui répond,
le 2 mars 1844, qu'il a voulu «faire entendre poliment qu'elle avait été
sa première maîtresse». — Il a réussi, en effet, à le faire entendre... et à le
faire croire. Mais il eût été au moins prudent de retrancher première. (Voir
Lettres de Sainte-Beuve au professeur Gaullieur, 1844-1852, publiées par
AI. Eugène Ritter dans le Bulletin de l'Institut genevois, T. XXXIII). Nous
devons citer aussi la lettre de Sainte-Beuve à un inconnu, du 23 avril 1868
(Correspondance de C. A. Sainte-Beuve, T. II): le destinataire de cette
lettre n'est autre que M. Charles Berthoud, qui nous Ta déclaré expressé-
ment. Il avait fait part de ses doutes à l'illustre critique et reçut la réponse
que voici : «Vous me demandez mon impression. Je ne doute pas que,
tout d'abord, entre le tout jeune homme et la femme mûre, il n'y ait eu la
cérémonie d'initiation. On attache en général, par le respect humain qu'on
s'impose en écrivant, beaucoup trop d'importance à cette chose qui est
bien plus fréquente et plus aisée qu'on ne le croit. Quelle raison aurait pu
empêcher B. C. et M" de Ch., libres qu'ils étaient de tout lien (!) et de tout
préjugé, de se donner ce plaisir ou de faire cette petite expérience ? Mais, à
un second voyage, quand Benjamin fut malade, il y avait alors des raisons
pour que cela ne se renouvelât pas. — Excusez ma légèreté, mais veuillez
observer que cela ne diminue en rien l'estime que je fais de M"" de Ch. J'en
dirai autant de M"" de Staël, également facile sur ce point». — «Cette
lettre, nous écrivait Ch. Berthoud, ne décide rien et jette plus de jour sur
Sainte-Beuve lui-même que sur les relations de B. C. et de Mra' de Ch. »
Il admettait du reste le point de vue de Sainte-Beuve et, — ne connaissant
pas le Cahier rouge, — croyait à «l'initiation» ou à «l'expérience», pendant
le séjour de Paris : «Je le crois davantage encore, nous écrivait-il, depuis
que vous m'avez lu les extraits des lettres de jeunesse d'Isabelle... Et c'est
ainsi que je m'explique le ton presque brutal de B. C. avec elle : c'est ainsi
que les hommes en général, et les hommes qui sont particulièrement de
l'espèce de B. C, récompensent les pauvres femmes qui se sont données à
eux». Nous ne méconnaissons point la valeur psychologique de ce raison-
346 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
« Je me souviens encore avec émotion des jours et des nuits
que nous passâmes ensemble à boire du thé et à causer sur tous
les sujets avec une ardeur inépuisable.
Cette nouvelle passion n'absorbait pas néanmoins tout
mon temps. Il m'en restait malheureusement assez pour faire
beaucoup de sottises et beaucoup de dettes. Une femme qui de
Paris correspondait avec mon père, l'avertit de ma conduite,
nement ; mais le récit de Benjamin nous parait décisif en sens contraire.
«Règle générale, ajoutait Ch. Berthoud, les Français, pour toute espèce
de raisons, ne croiront jamais à l'innocence de cette liaison : à ce point de
vue, Sainte-Beuve lui-même est suspect. Des Anglais, des Allemands ne
seraient pas aussi décisionnaires... » ...« Ne trouvez-vous pas que le mieux,
après avoir exposé la question, est de ne pas conclure»? (27 janvier et
6 février 1788). C'est le parti que nous aurions pris, si, dès lors, le récit
inédit de Benjamin n'était venu confirmer notre impression et en faire une
conviction. Cette impression, racontons-le en passant, nous l'avions expri-
mée à Paris, dans une conférence au Cercle Saint-Simon, où notre candeur
fit sourire quelques Parisiens sceptiques. Nous fûmes consolé par le
scepticisme, bien plus raffiné encore, de M. Renan : après nous avoir
entendu défendre notre point de vue, il émit ce jugement inattendu : « Eh,
mon Dieu, pourquoi pas ? La femme est si étrange ! »
Mais voici un témoignage plus précis et qui vient corroborer l'argument
que nous fournit le Cahier rouge. Le passage suivant, inédit, est tiré d'une
Notice sur monsieur Benjamin Constant, qui a passé en partie dans les
Souvenirs du baron de Barante, publiés en 1890 : « Elle [Mmc de Charrière]
avait le double de son âge, il ne fut pas amoureux d'elle, aucun lien d'in-
timité ne les attachait l'un à l'autre, mais il la voyait tous les jours, et cette
mutuelle confiance leur était douce». Ces lignes, que M. de Barante a
écrites d'après les confidences de Benjamin Constant, nous paraissent fixer
exactement l'état des choses. Elles nous ont été communiquées, le plus
obligeamment du monde, par M. G. Rudler, professeur à Caen, un des
hommes les plus sûrement informés sur Benjamin Constant, comme le
montreront les travaux qu'il prépare. Nous devons à cet aimable confrère
plusieurs autres notes et indications dont nous avons fait notre profit.
Nous mentionnons enfin, sans y attacher d'importance au point de vue
du petit problème qui nous occupe, les Lettres inédites de Benjamin
Constant, communiquées et commentées par M. G. de Lauris dans la
Revue des r" et i5 mai 1904. M. de Lauris dit que Benjamin * n'éveilla
point d'écho dans une sensibilité complémentaire de la sienne», ce qui
peut surprendre le biographe de M"'1 de Charrière. 11 dit plus loin : « Che;
Necker, il connut une femme d'esprit, auteur de romans, Hollandaise
d'origine, âgée de 4b ans, Mmc de Charrière. Il en résulta une liaison où la
plus grande intimité ne parait pas contestable »... Puis encore : « Benjamin
Constant n'a jamais reconnu à M"' de Charrière pour l'amour qu'elle lui
donnait d'autres droits que le droit à son amitié*... Voilà bien des ques-
tions délicates tranchées avec assurance !
BENJAMIN CONSTANT 3^J
mais lui écrivit en même temps que je pourrais tout réparer
si je parvenais à épouser une jeune personne qui était de la
société dans laquelle je vivais habituellement, et qui devait
avoir 90,000 francs de rentes. Cette idée séduisit beaucoup mon
père, ce qui était très naturel. Il me la communiqua, dans une
lettre qui contenait d'ailleurs beaucoup et de très justes repro-
ches et où il finissait par me déclarer qu'il ne consentirait à la
prolongation de mon séjour à Paris que si j'essayais de réaliser
ce projet avantageux et si je croyais avoir quelque chance de
réussir. La personne dont il s'agissait avait seize ans et était très
jolie. Sa mère m'avait reçu depuis mon arrivée avec beaucoup
d'amitié. Je me voyais placé entre la nécessité de tenter au moins
une chose dont le résultat m'aurait fort convenu, ou celle de
quitter une ville où je m'amusais beaucoup, pour aller rejoindre
un père qui m'annonçait un grand mécontentement. Je n'hésitai
pas à risquer la chose. Je commençai, suivant l'usage, par écrire
à la mère pour lui demander la main de sa fille. Elle me répondit
fort amicalement, mais par un refus motivé sur ce que sa fille
était déjà promise à un homme qui devait l'épouser dans quel-
ques mois. Cependant, je ne crois point qu'elle considérât elle-
même son refus comme irrévocable ; car, d'un côté, j'ai su
depuis qu'elle avait fait prendre en Suisse des informations
sur ma fortune, et de l'autre elle me donnait toutes les occasions
qu'elle pouvait de parler tête à tête avec sa fillle. Mais je me
conduisis en vrai fou. Au lieu de profiter de la bienveillance de
la mère, qui, tout en me refusant, m'avait témoigné de l'amitié,
je voulus commencer un roman avec la fille, et je le commençai
de la manière la plus absurde : je n'essayai point de lui plaire ;
je ne lui dis pas même un mot de mon sentiment ; je continuais
à causer le plus timidement du monde avec elle sur des objets
indifférents quand je la trouvais seule. Mais je lui écrivis une
belle lettre, comme à une personne que ses parents voulaient
marier malgré elle à un homme qu'elle n'aimait pas, et je lui
proposai de l'enlever.
Sa mère, à qui sans doute elle montra cette étrange lettre,
eut pour moi l'indulgence de laisser sa fille me répondre, comme
si elle ne l'avait pas instruite. Mademoiselle Pourras — elle
s'appelait ainsi — m'écrivit que c'était à ses parents à décider
de son sort et qu'il ne lui convenait pas de recevoir des lettres
d'un homme. Je ne me le tins pas pour dit, et je recommençai
de plus belle mes propositions d'enlèvement, de délivrance,
de protection contre le mariage qu'on voulait la forcer à con-
tracter. On eût dit que j'écrivais à une victime qui avait imploré
mon secours et à une personne qui avait pour moi toute la pas-
sion que je croyais ressentir pour elle : et dans le fait, toutes
mes épîtres chevaleresques étaient adressées à une petite per-
sonne très raisonnable, qui ne m'aimait pas du tout, qui n'avait
348 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
aucune répugnance pour l'homme qu'on lui avait proposé, et
qui ne m'avait donné ni l'occasion ni le droit de lui écrire de la
sorte. Mais j'avais enfilé cette route, et pour le diable je n'en
voulais pas sortir. Ce qu'il y avait de plus inexplicable, c'est
que lorsque je voyais Mlle Pourras, je ne lui disais pas un mot
qui eût du rapport avec mes lettres. Sa mère me laissait toujours
seul avec elle, malgré mes extravagantes propositions, dont
sûrement elle avait connaissance. Et c'est ce qui me confirme
dans l'idée que j'aurais pu encore réussir. Mais loin de profiter
de ces occasions, je devenais, dès que je me trouvais seul avec
Mlle Pourras, d'une timidité extrême. Je ne lui parlais que de cho-
ses insignifiantes, et je ne faisais pas même une allusion aux let-
tres que je lui écrivais chaque jour, ni au sentiment qui me
dictait ces lettres. Enfin, une circonstance dans laquelle je n'étais
pour rien amena une crise qui termina tout.
Mme Pourras, qui avait été galante toute sa vie, avait encore
un amant en titre. Depuis que je lui avais demandé sa fille,
elle avait continué à me traiter avec amitié, avait toujours
paru ignorer mon absurde correspondance, et pendant que
j'écrivais tous les jours à la fille pour lui proposer de l'enlever,
je prenais la mère pour confidente de mon sentiment et de mon
malheur, le tout, je puis le dire, sans aucune réflexion et sans
la moindre mauvaise foi ; mais j'avais enfilé cette route avec
l'une et avec l'autre. J'avais donc avec Mme Pourras de longues
conversations tête à tête. Son amant en prit ombrage ; il y eut
des scènes violentes, et Mme Pourras, qui, ayant près de cinquante
ans, ne voulait pas perdre cet amant, qui pouvait être le dernier,
résolut de le rassurer. Je ne me doutais de rien, et j'étais un jour
à faire à Mme Pourras mes lamentations habituelles, lorsque M. de
Sainte-Croix (c'était le nom de l'amant) parut tout à coup et
montra beaucoup d'humeur. Mrae Pourras me prit par la main,
me mena vers lui. et me demanda de lui déclarer solennelle-
ment si ce n'était pas de sa fille que j'étais amoureux, si ce n'était
pas sa fille que j'avais demandée en mariage, et si elle n'était
pas tout à fait étrangère à mes assiduités dans sa maison.
Elle n'avait vu dans la déclaration exigée de moi qu'un moyen
de mettre fin aux ombrages de M. de Sainte-Croix. J'envisa-
geai la chose sous un autre point de vue. Je me vis traîné devant
un étranger pour lui avouer que j'étais un amant malheureux,
un homme repoussé par la mère et par la fille. Mon amour-
propre blessé me jeta dans un vrai délire. Par hasard j'avais ce
jour-là emporté dans ma poche une petite bouteille d'opium,
que je trimbalais avec moi depuis quelque temps ; c'était une
suite de ma liaison avec Mme de Charrière, qui, prenant beau-
coup d'opium dans sa maladie, m'avait donné l'idée d'en avoir,
et dont la conversation, toujours abondante et vigoureuse, mais
très bizarre, me tenait dans une espèce d'ivresse spirituelle qui
BENJAMIN CONSTANT 349
n'a pas peu contribué à toutes les sottises que j'ai faites à cette
époque. Je répétais sans cesse que je voulais me tuer, et à force
de le dire, je parvenais presque à le croire, quoique, dans le
fond, je n'en eusse pas la moindre envie. Ayant donc mon opium
en poche au moment où je me vis traduit en spectacle devant
M. de Sainte-Croix, j'éprouvai une espèce d'embarras, dont il
me parut plus facile de me tirer par une scène que par une con-
versation tranquille. Je prévoyais que M. de Sainte-Croix me
ferait des questions, me témoignerait de l'intérêt, et comme je
me trouvais humilié, ces questions, cet intérêt, tout ce qui pou-
vait prolonger la situation, m'était insupportable. J'étais sûr
qu'en avalant mon opium, je ferais diversion à tout cela. Ensuite,
j'avais depuis longtemps dans la tête que de vouloir se tuer
pour une femme, c'était un moyen de lui plaire. Cette idée n'est
pas exactement vraie : quand on plaît déjà à une femme et
qu'elle ne demande qu'à se rendre, il est bon de la menacer de
se tuer, parce qu'on lui fournit un prétexte décisif, rapide et
honorable ; mais quand on n'est point aimé, ni la menace ni la
chose ne produisent aucun effet ; dans toute mon aventure avec
Mlle Pourras, il y avait une erreur fondamentale, c'est que je
jouais le roman à moi tout seul. Lors donc que Mme Pourras
eut fini son interrogatoire, au lieu d'y répondre, je lui dis que
je la remerciais de m'avoir mis dans une situation qui ne me
laissait plus qu'un parti à prendre, et je tirai ma petite fiole,
que je portai à ma bouche.
Je me souviens que dans le très court instant qui s'écoula
pendant que je fis cette opération, je me faisais un dilemme qui
acheva de me décider : si j'en meurs, me dis-je, tout sera fini,
et si l'on me sauve, il est impossible que Mlle Pourras ne s'at-
tendrisse pas pour un homme qui aura voulu se tuer pour elle.
J'avalai donc mon opium. Je ne crois pas qu'il y en eût assez
pour me faire grand mal, et comme M. de Sainte-Croix se jeta
sur moi, j'en répandis plus de la moitié par terre. On fut fort
effrayé ; on me fit prendre des acides pour détruire l'effet de
l'opium. Je fis ce qu'on voulut avec une docilité parfaite, non
que j'eusse peur, mais que l'on aurait insisté et que j'aurais
trouvé ennuyeux de me débattre. Quand je dis que je n'avais
pas peur, ce n'est pas que je susse combien peu il y avait de
danger ; je ne connaissais point les effets que l'opium produit,
et je les croyais beaucoup plus terribles. Mais, d'après mon
dilemme, j'étais tout à fait indifférent au résultat. Cependant
ma complaisance à me laisser donner tout ce qui pouvait em-
pêcher l'effet de ce que je venais de faire, dut persuader les
spectateurs qu'il n'y avait rien de sérieux dans toute cette tra-
gédie.
Ce n'est pas la seule fois dans ma vie qu'après une action
d'éclat, je me suis soudainement ennuyé de la solennité qui
350 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
aurait été nécessaire pour la soutenir, et que d'ennui j'ai défait
mon propre ouvrage.
Après qu'on m'eut administré tous les remèdes qu'on crut
utiles, on me fit un petit sermon d'un air moitié compatissant,
moitié doctoral, et je l'écoutai d'un air tragique. Mlle Pourras
entra : car elle n'y était pas, pendant que je faisais toutes mes
folies pour elle, et j'eus l'inconséquente délicatesse de seconder
la mère dans ses efforts pour que la fille ne s'aperçût de rien.
M"e Pourras arriva toute parée pour aller à l'opéra, où l'on
donnait le Tarare de Beaumarchais pour la première fois.
Mme Pourras me proposa de m'y mener ; j'acceptai, et mon empoi-
sonnement finit, pour que tout fût tragi-comique dans cette
affaire, par une soirée à l'opéra. J'y fus même d'une gaîté folle,
soit que l'opium eût produit sur moi cet effet, soit, ce qui me
paraît plus probable, que je m'ennuyasse de tout ce qui s'était
passé de lugubre, et que j'eusse besoin de m'amuser '.
Le lendemain, Mme Pourras, qui vit la nécessité de mettre un
terme à mes extravagances, prit pour prétexte mes lettres à sa
fille, dont elle feignit de n'avoir été instruite que le jour même,
et m'écrivit que j'avais abusé de sa confiance en proposant
à sa fille de l'enlever pendant que j'étais reçu chez elle. En
conséquence, elle me déclara qu'elle ne me recevrait plus, et
pour m'ôter tout espoir et tout moyen de continuer mes tenta-
tives, elle fit venir M. de Charrière, qu'elle pria d'interroger
lui-même sa fille sur ses sentiments pour moi.
Mlle Pourras répondit très nettement à M. de Charrière que
je ne lui avais jamais parlé d'amour, qu'elle avait été fort
étonnée de mes lettres, qu'elle n'avait jamais rien fait et ne
m'avait jamais rien dit qui pût m' autoriser à des propositions
pareilles, qu'elle ne m'aimait point, qu'elle était très contente
du mariage que ses parents projetaient pour elle, et qu'elle se
réunissait très librement à sa mère dans ses déterminations à
mon égard. M. de Charrière me rendit compte de cette conver-
sation, en ajoutant que s'il eût aperçu dans la jeune personne
la moindre inclination pour moi, il eût essayé de déterminer
la mère en ma faveur. Ainsi se termina l'aventure.
Je ne puis dire que j'en éprouvasse une grande peine : ma
tête s'était bien montée de temps à autre ; l'irritation de l'obs-
tacle m'avait inspiré une espèce d'acharnement ; la crainte
d'être obligé de retourner vers mon père m'avait fait persévérer
dans une tentative désespérée ; ma mauvaise tête m'avait fait
choisir les plus absurdes moyens, que ma timidité avait rendus
encore plus absurdes ; mais il n'y avait, je crois, jamais eu
1 On verra plus loin ichap. XX) que Benjamin fit mine de se «suicider»
une seconde fois, au début de sa liaison avec M°" de Staël. C'était une
sorte de jeu qui lui procurait des émotions d'une saveur particulière.
BENJAMIN CONSTANT 35 I
d'amour au fond de mon cœur. Ce qu'il y a de sûr, c'est que le
lendemain du jour où il fallut renoncer à ce projet, je fus com-
plètement consolé. La personne qui, même pendant que je
faisais toutes ces enrageries, occupait véritablement ma tête et
mon cœur, c'était Mme de Charrière. Au milieu de toute l'agita-
tion de mes lettres romanesques, de mes propositions d'enlève-
ment, de mes menaces de suicide et de mon empoisonnement
théâtral, je passais des heures, des nuits entières à causer avec
Mme de Charrière, et pendant ces conversations, j'oubliais mes
inquiétudes sur mon père, mes dettes, Mlle Pourras et le monde
entier. Je suis convaincu que sans ces conversations, ma con-
duite eût été beaucoup moins folle.
Toutes les opinions de Mme de Charrière reposaient sur le mépris
de toutes les convenances et de tous les usages. Nous nous mo-
quions à qui mieux mieux de tous ceux que nous voyions ; nous
nous enivrions de nos plaisanteries et de notre mépris pour
l'espèce humaine ; et il résultait de tout cela que j'agissais
comme j'avais parlé, riant quelquefois comme un fou une demi-
heure après de ce que j'avais fait de très bonne foi dans le déses-
poir une demi-heure avant.
La fin de tous mes projets sur Mlle Pourras me réunit plus
étroitement encore avec Mme de Charrière. Elle était la seule
personne avec qui je causasse en liberté, parce qu'elle était la
seule qui ne m'ennuyât pas de conseils et de représentations
sur ma conduite. Des autres femmes de la société où je vivais,
les unes s'intéressaient à moi par amitié, me prêchaient dès
qu'elles en trouvaient l'occasion ; les autres auraient eu quelque
envie, je crois, de se charger de faire l'éducation d'un jeune
homme qui paraissait si passionné, et me le faisaient entendre
d'une manière assez claire.
Mme Suard avait conçu le dessein de me marier ; elle voulait
me faire épouser une jeune fille de seize ans, assez spirituelle,
fort affectée, point jolie, et qui devait être riche après la mort
d'un oncle âgé. — Par parenthèse, au moment où j'écris, en
1811, l'oncle vit encore 1... Mais ni les projets de Mme Suard, ni
les avances de quelques vieilles femmes, ni les sermons de quel-
ques autres, ne produisaient d'effet sur moi. Comme mariage,
je ne voulais que Mlle Pourras ; comme figure, c'était encore
M1Ie Pourras que je préférais. Comme esprit, je ne voyais,
n'entendais, ne chérissais que Mme de Charrière. — Ce n'est pas
que je ne profitasse du peu d'heures où nous étions séparés
pour faire encore d'autres sottises.... »
Après en avoir donné un exemple et décrit la société où il
s'adonnait au jeu, il ajoute :
1 Benjamin nous apprend que cette jeune personne devint madame Pastoret.
352 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
« Je passais la moitié des nuits à y perdre mon argent ; puis
j'allais causer avec Mnie de Charrière, qui ne se couchait qu'à
six heures du matin, et je dormais la moitié du jour.
Je ne sais si ce beau genre de vie parvint aux oreilles de
mon père, ou si la seule nouvelle de mon peu de succès auprès
de Mlle Pourras le décida à me faire quitter Paris '. Mais au
moment où je m'y attendais le moins, je vis arriver chez moi un
M. Benay, lieutenant dans son régiment, chargé de me conduire
auprès de lui à Bois-le-Duc. J'avais le sentiment que je méritais
beaucoup de reproches, et l'espèce de chaos d'idées où la conver-
sation de Mme de Charrière m'avait jeté, me rendait d'avance
tout ce que je me croyais destiné à entendre, insupportable.
Je me résignai cependant, et l'idée de ne pas obéir à mon père
ne me vint pas. Mais une difficulté de voiture retarda notre
départ. Mon père m'avait laissé à Paris une vieille voiture dans
laquelle nous étions venus, et dans mes embarras d'argent, j'avais
trouvé bon de la vendre. M. Benay, comptant sur cette voiture,
était venu dans un petit cabriolet à une place. Nous essayâmes
de trouver une chaise de poste chez le sellier qui m'avait acheté
celle de mon père ; mais il n'en avait point ou ne voulut pas
nous en prêter. Cette difficulté nous arrêta tout un jour. Pendant
cette journée, ma tête continua à fermenter, et la conversation
de Mme de Charrière ne contribua pas peu à cette fermentation.
Elle ne prévoyait sûrement pas l'effet qu'elle produirait sur moi,
mais en m'entretenant sans cesse de la bêtise de l'espèce humaine,
de l'absurdité des préjugés, en partageant mon admiration pour
tout ce qui était bizarre, extraordinaire, original, elle finit par
m'inspirer une soif véritable de me trouver aussi moi-même
hors de la route commune. Je ne formai pourtant point de projets,
mais je ne sais dans quelle idée confuse j'empruntai à tout hasard
de M. de Charrière une trentaine de louis. »
Ces confidences en disent long ; Benjamin Constant connut
Mme de Charrière à un moment bien fâcheux : elle sortait d'une
crise passionnelle qui avait infligé à ses nerfs et à son âme une
souffrance prolongée ; elle en gardait je ne sais quoi d'amer et
de désenchanté ; il y avait en elle de la révolte ; elle se cabrait
sous la contrainte des préjugés sociaux incarnés dans les imbé-
1 M. Juste de Constant avait lui-même conduit Benjamin à Paris. Charles
de Constant, qui était du voyage, en avait gardé un souvenir particulier.
« Mon oncle, dit-il dans son Journal, était un homme de beaucoup d'es-
prit, mais d'un caractère difficile, caustique et impérieux... Le père et le
fils se querellèrent pendant les dix jours que dura notre voyage dans le
carrosse de mon oncle»... (Voir Lucie Achard, Rosalie de Cotistant, sa
Jamille et ses amis, II, p. 5o-5i).
BENJAMIN CONSTANT 353
ciles ; son mécontentement d'elle-même et des autres se tra-
duisait, non point par des récriminations emphatiques, mais par
une ironie dissolvante qui n'épargnait rien ni personne. Oui,
c'était le plus fâcheux moment pour la rencontrer ! Fâcheux
surtout pour un adolescent aussi disposé que Benjamin à jeter
par-dessus bord tout principe, à se jouer des idées réputées sérieu-
ses, à rire de tout, singulièrement de lui-même. Nous pensons
que ce fut un malheur pour lui de tomber sous l'influence d'une
femme moralement désemparée, de s'abandonner à son charme,
d'autant plus dangereux, qu'il s'accompagnait d'une affection
profonde, d'une sollicitude attentive, et d'une véritable éléva-
tion de sentiments. Mme de Charrière se ressaisit bientôt : nous
la retrouverons calme et résignée, mais à côté des services réels
qu'elle a pu lui rendre, le mal qu'elle lui fit à ce moment n'est
guère contestable ; elle eut pour lui des complaisances funestes,
et encouragea ce qu'il eût fallu réprimer énergiquement. Nous
verrons qu'elle parut s'en rendre compte à la fin de sa vie, —
trop tard, hélas !
C'est avec l'argent qu'il venait d'emprunter à M. de Charrière
que Benjamin fit sa fameuse escapade, ce voyage en Angleterre
durant lequel une correspondance active s'établit entre lui et
son amie de Colombier.
Les premières lettres de Benjamin sont adressées à Paris,
que Mme de Charrière ne quitta qu'à la fin d'août. On connaît
parles publications de Caullieur et de Sainte-Beuve le ton libre
et fantasque de ces confidences, où le désenchantement précoce
et une sorte d'ironie gamine se mêlent aux tendres effusions
et aux protestations d'un vif attachement. Benjamin a quitté
Paris, un peu par dégoût de sa vie, un peu par dépit amoureux,
un peu par coup de tête, mais surtout pour échapper à son père.
Il parcourt les campagnes anglaises à cheval, et le soir, à l'auberge,
couvre d'une écriture souvent trop peu lisible de grandes pages
in-folio. Il parle volontiers de se tuer, ou de fuir en Amérique ;
surtout il se persifle lui-même avec une drôlerie irrésistible.
Il écrit de Douvres, le 26 juin 1787 :
« Il y a dans le monde, sans que le monde s'en doute, un grave
auteur allemand qui observe avec beaucoup de sagesse, à l'occa-
sion d'une gouttière qu'un soldat fondit pour en faire des balles,
que l'ouvrier qui l'avait posée ne se doutait point qu'elle tuerait
354 MADAME DE CHARÎUERE ET SES AMIS
quelqu'un de ses descendants. C'est ainsi. Madame (car c'est
comme cela qu'il faut commencer pour donner à ses phrases
toute l'emphase philosophique), c'est ainsi, dis-je, que, lorsque
tous les jours de la semaine dernière je prenais tranquillement
du thé en parlant raison avec vous, je ne me doutais pas que je
ferais avec toute ma raison une énorme sottise, que l'ennui
réveillant en moi l'amour, me ferait perdre la tête, et qu'au lieu
de partir pour Bois-le-Duc, je partirais pour l'Angleterre presque
sans argent et absolument sans but. C'est cependant ce qui est
arrivé de la façon la plus singulière. Samedi dernier, à 7 heures,
mon conducteur et moi nous partîmes dans une petite chaise
qui nous cahota si bien, que nous n'eûmes pas fait une demi-lieue
que nous ne pouvions plus y tenir et que nous fûmes obligés de
revenir sur nos pas à neuf. De retour à Paris, il se mit à chercher
un autre véhicule pour nous traîner en Hollande; et moi, qui
me proposais de vous faire ma cour encore ce soir-là, puisque nous-
ne partions que le lendemain, je m'en retournai chez moi pour y
chercher un habit que j'avais oublié. Je trouvai sur ma table la
réponse sèche et froide de la prudente Jenny. Cette lettre, le
regret sourd de la quitter, le dépit d'avoir manqué cette affaire,
le souvenir de quelques conversations attendrissantes que nous
avions eues ensemble, me jetèrent dans une mélancolie sombre...
Je me représentai, moi pauvre diable, ayant manqué dans tous
mes projets, plus ennuyé, plus malheureux, plus fatigué que
jamais de ma triste vie, je me figurai ce pauvre père trompé
dans toutes ses espérances, n'ayant pour consolation dans sa
vieillesse qu'un homme aux yeux duquel à vingt ans tout était
décoloré, sans activité, sans énergie, sans désirs... J'étais abattu,
je souffrais, je pleurais. Si j'avais eu là mon consolant opium,,
c'eût été le bon moment pour achever en l'honneur de l'ennui
le sacrifice manqué par l'amour... »
Il conte comment, après une nuit d'un pesant sommeil, durant
lequel le poursuivait « l'image de Mlle Pourras, embellie par le
désespoir », il est parti avec trois chemises, une paire de pantou-
fles et 31 louis dans sa poche, pour s'embarquer à Calais :
«J'arrive à Douvres, et je me réveille comme d'un songe.»
Il lui reste 15 guinées ; il n'a ni habits, ni chemises, ni recom-
mandations ; mais il n'a de sa vie été moins inquiet. Il a écrit
à son père et lui a fait « deux propositions très raisonnables ».
La première, c'est de le marier tout de suite, et voici ce qu'il
lui faut :
« De la jeunesse, une figure décente, une fortune aisée, assez
d'esprit pour ne pas dire des bêtises sans le savoir, assez de con-
duite pour ne pas faire des sottises, comme moi, en sachant
BENJAMIN CONSTAN I 355
bien qu'on en fait, une naissance et une éducation qui n'avilissent
pas ses enfants, et qui ne me fasse pas épouser toute une famille
de Cazenove ou gens tels qu'eux, c'est tout ce que je demande.
Ma seconde proposition est qu'il me donne à présent une portion
de quinze ou vingt mille francs plus ou moins du bien de ma
mère, et qu'il me laisse aller m'établir en Amérique... Vivre
sans patrie et sans femme, j'aime autant vivre sans chemise et
sans argent, comme je le fais actuellement. »
Il part pour Londres, où il a des amis, un, entr' autres, à qui
il a prêté beaucoup d'argent en Suisse :
« Si je reste en Angleterre, comptez que j'irai voir le banc de
Mrs Calista à Bath. Aimez-moi, malgré mes folies ; je suis un
bon diable au fond. Excusez-moi près de M. de Charrière.
Ne vous inquiétez absolument pas de ma situation. Moi, je
m'en amuse comme si c'était celle d'un autre. Je ris pendant
des heures de cette complication d'extravagance, et quand je
me regarde dans le miroir, je me dis, non pas : « Ah ! James
Boswell ! » mais: «Ah! Benjamin, Benjamin Constant!»
Ma famille me gronderait bien d'avoir oublié le de et le Rebec-
que ; mais je les vendrais à présent three pence a pièce. Adieu,
Madame '. »
On voit le ton. Il ne se démentira guère pendant toute la durée
de ce singulier voyage. Le 22 juillet, il parle d'aller rejoindre
son père :
« Je donnerais, ajoute-t-il, non pas dix louis, car il ne m'en
resterait guère, mais beaucoup, un sourire de Mlle Pourras,
pour n'être pas habitué à mes maudites lunettes. Cela me donne
un air étrange... On est si occupé à me regarder, qu'on ne se
donne pas la peine de me répondre. »
Sur quoi il dit avoir commencé à écrire un roman, qu'il
dédiera à Mme de Charrière. — Celle-ci lui répondait lettre pour
lettre : malheureusement les réponses de cette époque n'exis-
tent plus. Un mois plus tard, il a renoncé à son roman, et lui
a substitué, dit-il, des Lettres écrites de Patterdale à Paris, dans
Vété de 1787, adressées à Mme de C. de Z. :
«Mais je vous demande, et à M. de Charrière, qui, j'espère,
n'a pas oublié son fol ami, le plus grand secret. Je veux voir ce
qu'on dira et ce qu'on ne dira pas... Je n'ai écrit que deux lettres.
(Westmoreland, Patterdale, le 29 août 1787). »
1 Allusion à quelque anecdote sur cet ancien prétendant, racontée à
Benjamin par son amie.
356 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
Trois jours après il raconte gravement à son amie qu'il a
voulu se noyer dans un lac, « mais, observe-t-il, j'étais avec deux
matelots qui m'auraient repêché, et je ne veux pas me noyer
comme je me suis empoisonné, pour rien. » Peut-être, étant sans
argent, ira-t-il, une viole ou une orgue sur le dos, de Londres en
Suisse :
«Je me réfugierai à Colombier, et de là j'écrirai, je parle-
menterai, et je me marierai ; puis, après tous ces rai, je dirai
comme Pangloss fessé et pendu : Tout est bien. »
Le Ier septembre, autre guitare : il envoie à Colombier son
épitaphe1, et prie son amie de la placer sur une pierre, sous quatre
tilleuls qui sont entre le Désert et la Chablière, à Lausanne.
Le lieu et la date du décès sont en blanc, et les vers fort mauvais,
comme tous ceux qu'a écrits Benjamin. Puis ce sont des vers
du Pauvre Diable qu'il cite tout de travers, « mais une de vos
aimables qualités est d'entendre tout bien, de quelque manière
qu'on parle. » — Tout à coup, feignant de devenir grave :
« Je relis ma lettre, Madame, après souper, et je suis honteux
de toutes les fautes de style et de français. Mais sou venez- vous
que je n'écris pas sur un bureau bien propre et bien vert, pour
ou auprès d'une jolie femme ou d'une femme autrefois jolie,
mais en courant, non pas la poste, mais les grands chemins,
en faisant cinquante-deux milles comme aujourd'hui sur un
malheureux cheval, avec un mal de tête effroyable, et n'ayant
autour de moi que des êtres étranges, et étrangers, qui sont pis
que des amis et presque que des parents. Si j'avais pourtant
épousé Mlle Pourras, j'aurais ma tête sur ses genoux, sur ses
jolies mains, et j'oublierais mes maux. Que je suis bête! Mlle Pour-
ras serait sur les genoux de Sainte-Croix II, etc., etc., etc., et
ma tête serait cent fois plus malade. »
Il fallait tout le support que donne l'esprit et tout l'esprit
que donne l'affection pour recevoir sans dépit des lettres aussi
saugrenues, semées de polissonneries, et, chose plus pénible,
d'épigrammes aussi cruelles que celle que nous avons soulignée.
Mais le moyen de se fâcher, quand la lettre continue ainsi :
« Henri IV écrivait à sa maîtresse : Ma dernière pensée sera
pour Dieu, et l' avant-dernière pour vous. Moi qui ne suis pas
Henri IV, et qui ai le malheur, mais n'en dites rien, de ne pas
trop croire en Dieu, je vous dis avec vérité: Ma première pensée
1 Notons en passant que dans cette épitaphe, Benjamin dit être né le
25 novembre 1767. Le Cahier rouge indique octobre.
BENJAMIN CONSTANT 357
est pour mon cheval, et la seconde est pour vous, — ou, pour
parler avec dignité, mesure et mouvement, pour donner du trait
à ma pensée, et pour avoir le mérite de rendre obscure une
idée qui ne l'est pas, je vous dirai, comme si j'étais sur un des
fauteuils de Mme Suard ou dans la chaire du Lycée : Ma première
occupation est un devoir, la seconde est un plaisir ; la nature
bienfaisante compense ainsi l'une par l'autre, et me dédommage
du premier instant par l'instant qui lui succède. — Il ne faut pas
vous fâcher de la préférence que je donne à mon cheval : sans
lui, je ne saurais comment aller à Colombier.
...Vous ne vous attendiez pas que je vous lasserais de mes
balivernes de 300 lieues de vous, comme dans votre chambre.
C'est votre faute. Je ne sais quel roi (c'était un singulier toi, c'était
presque un homme) disait à je ne sais qui : Si je connaissais un
plus honnête homme que vous, je ne vous choisirais pas. — Et
moi je vous dis : Si je connaissais quelqu'un de plus aimable,
de plus indulgent, de plus bon, que Yintéressant auteur de Caliste,
je ne vous écrirais pas si longuement. — Savez-vous bien, Madame
(pardon si je continue), que je suis en Lancashire, au milieu des
Lancashire Witches, qui sont les plus jolies femmes de l'Angle-
terre et par conséquent du monde ! J'en vois une qui fait tomber
ma plume et tourner ma tête... »
Il reprend, le même jour (2 septembre) à quelques lieues de là :
« J'ai vu tant de belles femmes et de si belles femmes, que je
ne sais où me mettre. »
Sur ce thème, il risque, tout en citant Crébillon le Jeune,
des polissonneries dignes d'un disciple de Laclos, puis revient à
son épitaphe, à laquelle il ajoute quelques mauvais vers, en
s'écriant :
« Je demande pardon à Dieu du fond et à vous de la forme.
Soyez tous deux indulgents, plus indulgents, je vous en prie,
que le Dieu d'Israël et de Juda ! »
La lettre, écrite ainsi à bâtons rompus, d'auberge en auberge,
a quinze pages in-folio. Une autre lettre datée de Londres,
12 septembre, annonçait à Mme de Charrière que le jeune vaga-
bond allait se rendre à Brunswick, pour y occuper la dignité de
chambellan de la duchesse. Mais avant de s'y rendre, il passera
par le Pays-de-Vaud et par Colombier, « dont il a grand besoin »,
dit-il, pour « refaire sa santé et son humeur ' ».
1 On lit dans le Cahier rouge: «Je ne voulais pas partir sans passer
quelques jours chez M"" de Charrière, et je montai à cheval pour lui faire
une visite ».
358 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
Il y arriva en effet, « pauvre pigeon blessé », un soir, dont il a
noté la date « presque religieusement », dit Sainte-Beuve, le
3 octobre 1787 ]. Benjamin passa à Neuchâtel et à Colombier
la tin de l'année : il commença par séjourner quinze jours en
ville, chez le docteur Leschaux 2. Tous les matins, Mme de Char-
rière échangeait avec le malade de petits billets ; quelques-uns
de ceux de Benjamin ont été publiés. Un jour, il lui adresse des
vers écrits bout à bout, comme de la prose et qui d'ailleurs y
ressemblent :
Triste jouet de la tempête, j'ai volé d'erreur en erreur ;
vingt hivers ont blanchi ma tête ; mille excès ont flétri mon
cœur...
Je suis si bien qu'il me prend envie de partir pour Colombier
aujourd'hui, et Brunswick demain. Je résisterai pourtant pour
achever ma guérison. Je suis on ne peut plus reconnaissant de
l'intérêt que vous semblez mettre à ce que les atomes organisés
qui composent ma frêle machine ne se séparent pas de sitôt.
Je n'ai pas moi-même trop envie de hâter leur divorce, parce-
que je crois quelquefois en vous parlant ou vous écrivant que ce
monde n'est pas le pire des mondes. »
1 Si religieusement qu'il ait noté cette date, Benjamin n'a-t-il pas fait
erreur ? Nous avons sous ies veux une lettre de lui, datée de Beau-Soleil
(Lausanne), le 4 octobre 1787, et qui commence ainsi : «■ Enfin, m'y voici !
Je comptais vous écrire beaucoup sur mes nouveaux amis, parents, etc.,
mais on me donne une commission pour vous. Madame, et je n'ai qu'un
demi quart d'heure à moi »... Suit une invitation de la part de son oncle
(Samuel ?) à venir à Lausanne avec M. de Saïgas, qui parait être alors en
séjour chez les Charrière. Benjamin ajoute : « Nous retournerons ensemble
à Colombier»... S'il n'a pas fait erreur, il serait donc arrivé à Colombier le
3 octobre, et en serait reparti assez tôt le lendemain pour pouvoir, ayant vu
son monde, écrire le jour même à M"' de Charrière !... Tout cela est si
serré que c'en est invraisemblable.
2 II continua à soigner Benjamin à Colombier. Voici un billet qu'il adres-
sait à M"" de Charrière, qui s'inquiétait au sujet du malade : « Madame, je
suis au désespoir de ne pouvoir découcher cette nuit, comme je le souhai-
terais, puisque ma présence pourrait vous tranquilliser sur la santé de
M. Constant. Avant que de partir, je lui ai laissé une direction : en la sui-
vant, ma personne est inutile, et demain j'aurai l'honneur de le voir comme
je l'ai promis. J'ai l'honneur d'être très respectueusement, Madame, votre
très humble et très obéissant serviteur DeLéschaux. Neuchâtel, 18 Xbre
.787.»
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3Ô0 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
Bientôt, le convalescent s'installe à Colombier, et la corres-
pondance matinale continue de porte à porte ; ce sont des com-
missions dont on se charge réciproquement, un simple bonjour
qu'on échange, un sourire qu'on s'envoie :
«Comment vous portez-vous aujourd'hui? M. de Charrière
allait à Neuchâtel, moins pour lui que pour vous, pensant que vous
ne seriez pas fâché de vous y fonder quelque maison hospitalière
où un voyageur demande du thé ou de la soupe selon l'heure et
ses besoins. Sur ce pied-là, il est toujours d'avis d'aller ; mais si
vous comptez revenir dîner ici, il penche pour n'aller pas. Répon-
dez bien franchement. Lundi matin. »
Les moindres incidents fournissaient prétexte à un nouveau
billet, que la femme de chambre portait à destination l. On lisait
alors avec une vive curiosité les peu édifiantes Contemporaines
de Rétif de la Bretonne. Ce recueil d'anecdotes scandaleuses
avait une grande vogue. Le ministre Chaillet montrait un goût
singulier pour Rétif, « ce Rousseau du ruisseau » : avec son intré-
pide franc-parler, il avait risqué dans son journal (octobre 1781)
l'éloge de l'étrange romancier. Il est vrai qu'il le louait à l'occa-
sion d'un de ses meilleurs ouvrages, la Vie de mon père. Plus
d'une fois, sans doute, Benjamin se plut à taquiner le pasteur
sur cette prédilection bizarre. Voici un billet, encore écrit de
Neuchâtel, où il est précisément question de Rétif :
« Puisque M. de Charrière a Rétif, c'est-à-dire les 50 ou 60
premiers volumes des Contemporaines, je le prie beaucoup de
m'en envoyer plusieurs tomes par Crousaz [son valet], que j'envoie
pour cet effet. Nous n'avons à Neuchâtel que les C. du commun.
Je ne demande pas mieux que de m'élever et d'avoir affaire à
des C. d'un plus haut parage. S'il voulait m'envoyer aussi tous
1 Est-il vrai, comme on l'a prétendu, que Benjamin ait introduit cette
mode à Coppet ? Dans Y Eloge de M" Récamier, par Antoine Rondelet, de
Lyon, docteur es lettres (couronné par l'Académie de Lyon en i85i, 56 p.,
s. 1. n. d., in-4". Réimprimé avec une étude sur Mm' de Staël, Paris-Lyon,
i85i,in-i2i, on lit ce qui suit: «On avait encore l'habitude au château
[de Coppet] de s'écrire tous les jours d'un bout du corridor à l'autre, d'une
porte à la porte voisine ; ces esprits si distingués et si ardents cherchaient à
dépenser la fièvre littéraire qui les consumait ; ils en étaient venus à
s'installer autour d'une table dans le grand salon et à se passer des billets à
travers le tapis ; c'était Benjamin Constant qui avait rapporté cette idée de
son séjour à Colombier, où il avait tant échangé de lettres semblables avec
M"' de Charrière ».
BENJAMIN CONSTANT 36 I
les jours quelques volumes (car on dévore du Rétif) par votre
ambassadrice ordinaire ', il me la rendrait plus chère, et ma
retraite, en purifiant mon sang, me formerait l'esprit et le
cœur 2. »
« Je me porte bien, Madame, et je me trouve bien bête de
ne pas oser vous aller voir; mais je résiste comme vous l'ordonnez.
Mon Esculape a tout plein d'attentions pour moi. Je vous remer-
cie du poème épique :i, et puis vous assurer que si ma tête n'est
pas blanche, elle sera bientôt chauve... Je lis Rétif de la Bretonne,
qui enseigne aux femmes 4.... Toutes ces leçons sont supposées
débitées publiquement par une femme très comme il faut, dans
un Lycée des Mœurs. Voilà ce qu'on appelle du génie, et on dit
que Voltaire n'avait que de l'esprit, et d'Alembert et Fontenelle
du jargon ! Grand bien leur fasse ! »
Autre variation sur le même thème 5 :
« C'est précisément parce que Rétif écrit pour Caton que je
suis si rétif à l'admirer. Ma délicate sagesse n'aime l'indécence
que lorsqu'elle mène à quelque chose, et lorsque Rétif m'aura
1 La messagère du village, qui se rendait plusieurs fois par semaine à la
ville. M"" de Charrière l'appelle parfois Iris.
* Ce billet a été publié par Gaullieur et Sainte-Beuve, mais avec plusieurs
altérations du texte original. De même le suivant, qui a été imprimé dans
la Revue des Deux Mondes en 1844, et dans la Bibliothèque Universelle
en 1847: aucune des deux versions, différentes entre elles, n'est conforme
à l'original. Gaullieur et Sainte-Beuve ont reculé avec raison devant cer-
taines crudités ; mais ne vaut-il pas mieux supprimer que corriger un pas-
sage ?
3 11 s'agit d'un poème burlesque composé par Benjamin à l'occasion du
duel qu'il eut avec le chevalier DuPlessis, d'Ependes. Le récit inédit du
Cahier rouge s'interrompt précisément au milieu de cette aventure : à ce
moment, Benjamin n'a pu encore joindre son adversaire, qui paraît se
dérober. Mais le duel finit par avoir lieu, puisqu'on lit dans le Journa.
intime (non daté pour cette partie) : « Il y a seize ans aujourd'hui que je me
suis battu à Colombier, et très bien battu, avec M. DuPlessis ». (Journal
intime de Benjamin Constant et lettres à sa famille et à ses atnis, précédés-
d'une introduction, par D. Melegari. Paris, OUendorf, i8g5, in-8°. Page q3).
L'origine de la querelle était un incident tout à fait futile : Benjamin, pas-
sant à Ependes en se rendant à Colombier, avait fouaillé un peu vivement
les chiens de M. DuPlessis, qui avaient manqué de procédés envers sa petite
chienne; d'où explications, injures, provocation, duel... et poème.
4 Nous supprimons la suite. Les périphrases imaginées par Gaullieur ne
valent guère mieux que le texte qu'elles remplacent.
5 Gaullieur a relié ce nouveau billet au précédent par l'arrangement de
phrase que voici : « Quant à moi, et malgré l'enthousiasme de votre Mer-
cure indigène pour Rétif, je serai toujours rétif à L'admirer. Ma délicate
3Ô2 MADAME DE CHARRIÈRE ET SES AMIS
dit vingt fois que les époux... [la suite n'est pas à citer], ...je me
dirai : Voilà un fou bien dégoûtant, qu'on devrait bien enfermer
avec Ezéchiel, qui mangeait de ... ' par ordre de Dieu, et les
fous de Bicêtre, qui en mangent parce qu'ils sont fous. Et
quand on me dira : L'original R. de la B., le bouillant Rétif,
etc,... je penserai : C'est un siècle bien malheureux que celui
où on prend la saleté pour du génie, la crapule pour de l'origi-
nalité, et des excréments pour des fleurs.
Quelle diatribe, bon Dieu ! — Trêve à Rétif. Votre nuit,
Madame, m'a fait bien de la peine ; la mienne a été moins bonne
que hier, parce que j'avais dormi hier depuis 9 heures jusqu'à
midi.... »
Il ajoute ces lignes, que Gauilleur a bien étrangement modi-
fiées ■ 2
« Imaginez, Madame, que je fais des feuilles. Les vôtres,
par leur brièveté, m'encouragent. Il faut que je m'arrange,
si je parviens à en faire une vingtaine, avec un libraire... »
Nous verrons dans le chapitre suivant ce qu'étaient ces feuilles
de Mme de Charrière 3. Citons une dernière lettre sur Rétif,
ou du moins ce passage caractéristique :
« ...C'est drôle, après avoir dit tant de mal de Rétif; mais il
a un but, et il y va assez simplement. C'est ce qui m'y attache.
Il met trop d'importance aux petites choses. On croirait, quand
il vous parle du bonheur conjugal et de la dignité d'un mari,
que ce sont des choses on ne peut pas plus sérieuses et qui doi-
vent nous occuper éternellement. Pauvres petits insectes !
Qu'est-ce que le bonheur ou la dignité ? Plus je vis, et plus je
vois que tout n'est rien. Il faut savoir souffrir et rire, ne serait-ce
sagesse n'aime pas cette indécence ex-professo et je me dis : Voilà un fou
bien dégoûtant qu'on devrait enfermer avec les fous de Bicêtre». On
reconnaît dans cette phrase quelques lambeaux du texte véritable, mais on
ne trouve point dans ce dernier la phrase sur le Mercure, qui faisait dire à
Charles Berthoud que ce jour-là Benjamin se montrait plus moral que le
pasteur Chaillet.
1 Les points suspensifs sont dans l'original.
2 II a ajouté les mots que nous soulignons : « Imaginez, .Madame, que je
fais aussi des feuilles politiques ou des pamphlets à l'anglaise».
3 Benjamin revoyait les épreuves de M°" de Charrière, comme le prouvent,
entr'autres, ces lignes : « Ainsi qu'ordonnez, ferai, noble Dame. Votre
feuille revisiterai, et corrigerai ce qu'ignorance ou légèreté auront commis.
Ensuite, la dite feuille ferai partir pour immortalité et admiration, non
sans regret de ne pas l'accompagner, moi chétif ».
BENJAMIN CONSTANT 363
que du bout des lèvres. Ce n'est pas du bout des lèvres que je
désire (et que je le dis) de me retrouver à Colombier le 2 de jan-
vier '. »
A ce moment, il allait retourner à Lausanne pour faire ses
préparatifs de départ. Il avait passé environ deux mois chez
ses amis, causant et écrivant, travaillant à son histoire des reli-
gions, et aussi à ses «petits Grecs», c'est-à-dire à la traduction de
Y Histoire de la Grèce, de l'Ecossais Gillies 2. Il revint passer le
premier jour de l'an 1788 à Colombier, mais n'osa se présenter
devant Mme de Charrière qu'après lui avoir adressé ce curieux
billet :
« Madame, je partis hier de Lausanne pour venir vous faire mes
adieux ; mais je suis si malade, si mal fagoté, si triste et si laid,
que je vous conseille de ne pas me recevoir. L'échauffement,
l'ennui et l'affaiblissement que mon séjour à Paris a laissé dans
toute ma machine, après m'avoir tourmenté de temps en temps,
se sont fixés dans ma tête et dans ma gorge. Un mal de tête affreux
m'empêche de me coiffer ; un rhume m'empêche de parler ;
une dartre qui s'est répandue sur mon visage me fait beaucoup
souffrir et ne m'embellit pas. Je suis indigne de vous voir, et
je crois qu'il vaut mieux m'en tenir à vous assurer de loin de
mon respect, de mon attachement et de mes regrets... Je vous
1 Texte de Gaullieur : « Pauvres petits insectes que nous sommes ! ...Plus
je vis. et plus je dis avec cet empereur romain que tout n'est rien. ...Ce
n'est pas du bout des lèvres que je vous exprime mes sentiments».
2 11 fit paraître à ce moment son Essai sur les mœurs des temps héroï-
ques de la Grèce, tiré de l'histoire grecque de M. Gillies. A Londres ; Et
se trouve à Paris, chez Lejay, libraire, rue Neuve-des-Petits-Champs, près
celle de Richelieu. 1787. In-8% 35 pages. La page de titre de l'exemplaire
que nous avons sous les yeux porte cette mention écrite à la plume : Par
monsieur Constant de la Chablière fils. — Dans un court avant-propos
(p. 2), Benjamin déclare renoncer à traduire Gillies, ayant été prévenu
dans cette entreprise par un autre écrivain, et vouloir consacrer ses efforts
à traduire la Chute de l'Empire romain de Gibbon. « Mais, comme il ne
faut pas défigurer les chefs-d'œuvre des grands maîtres, je veux, avant de me
livrer à ce travail, consulter le public, et savoir si mon style et mes con-
naissances dans les deux langues pourront y suffire». Suit la traduction du
second chapitre de l'ouvrage de Gillies. — Nous devons la communication
de cette brochure, fort rare sans doute, ainsi que de plusieurs autres
imprimés de l'époque, à l'obligeance de la famille Auberjonois, à Lausanne.
Nous gardons un souvenir particulièrement ému et reconnaissant à notre
jeune ami Maurice Auberjonois, qui prenait un vif intérêt à nos recherches
et qu'une mort cruelle a enlevé à ceux qui l'aimaient.
3Ô4 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
fais des adieux, et des adieux éternels. Demain, arrivé à Berne,
j'enverrai à M. de Charrière un billet pour les 50 louis que mon
père a promis de payer dans les commencements de l'année
prochaine, avec les intérêts au cinq pour cent... Si vous avez
pourtant beaucoup de taffetas d'Angleterre, pour cacher la
moitié de mon visage, je paraîtrai. Sinon, Madame, adieu, ne
m'oubliez pas. »
Il obtint, naturellement, comme il le savait d'avance, la
permission de paraître, passa quelques douces et tristes heures
dans le vieux manoir, puis se mit en route. Il écrivait à chaque
étape. Citons les plus jolies pages 1 :
« Bâte... Il est difficile et pénible de vous quitter pour un jour,
et chaque jour est une peine ajoutée aux précédentes. Je me suis
si doucement accoutumé à la société de vos feuilles, de votre
piano-forte (quoiqu'il m'ennuyât quelquefois), de tout ce qui
vous entoure ; j'ai si bien contracté l'habitude de passer mes
soirées auprès de vous, de souper avec la bonne MUe Louise,
que tout cet assemblage de choses paisibles et gaies me manque.
Je vous dois beaucoup physiquement et moralement. J'ai un
rhume affreux seulement d'avoir été bien enfermé dans ma
chaise : jugez de ce que j'aurais souffert si, comme le voulaient
mes parents alarmés sur ma chasteté, et plus en peine de ma
continence que de ma vie, j'étais parti au milieu de mes remèdes.
Je vous dois donc sûrement la santé, et probablement la vie. Je
vous dois bien plus, puisque cette vie, qui est une si triste chose
la plupart du temps, quoi qu'en dise M. Chaillet, vous l'avez
rendue douce, et que vous m'avez consolé pendant deux mois
du malheur d'être, d'être en société, et d'être en société avec les
1 A propos des citations qui vont suivre, nous devons confesser que rien
n'est plus incertain pour nous que la chronologie des lettres de Benjamin
Constant à son amie. On ne peut absolument pas se fier aux dates que
Sainte-Beuve a admises sur les indications de Gaullieur. M"" veuve Gaul-
lieur nous a, il est vrai, rendu le grand service de nous confier les manus-
crits originaux d'un certain nombre de ces lettres. Mais ils sont, malheu-
reusement, très incomplets. Beaucoup d'entr'eux ne sont que des fragments
de lettres, qui ne portent pas de date et auxquels manquent parfois les
premières feuilles. Il eût fallu une très longue et patiente étude pour par-
venir à mettre un peu d'ordre et de clarté dans ce chaos : tant d'autres
points sollicitaient notre attention, qui touchent plus directement notre
sujet ! Nous savons d'ailleurs que M. G. Rudler, déjà cité plus haut, pré-
pare une bibliographie critique des œuvres de Benjamin Constant, à
laquelle nous renvoyons d'avance les lecteurs désireux d'approfondir un
sujet que nous n'avons pu qu'effleurer.
BENJAMIN CONSTANT
365
COUR DE LA MAISON CHARRIERE
366 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
Marin, Guenille et C° ^..Tant que vous vivrez, tant que je vivrai,
je me dirai toujours, dans quelque situation que je me trouve :
Il y a un Colombier dans le monde. — Avant de vous connaître,
je me disais : « Si on me tourmente trop, je me tuerai. » A présent
je me dis : « Si on me rend la vie trop dure, j'ai une retraite à
Colombier. »
Cette lettre fixe nettement la situation vraie. Le jeune voya-
geur devait à Mme de Charrière d'avoir connu quelque chose
qui ressemblait à un chez soi. Ce qui lui avait manqué dès sa
première enfance, c'était la félicité domestique, le foyer, avec
son « assemblage de choses paisibles et gaies, » la sollicitude
affectueuse des proches, la confiance et l'expansion d'un père
moins réservé que le sien. Il s'était longtemps vengé par l'ironie
de ce que la vie refusait à son cœur. Ce cœur avait trouvé à Colom-
bier l'atmosphère où s'épanouir enfin, et les petits soins, et cette
vie confortable et sans contrainte, qui est celle de « la maison ».
Il en était tout réchauffé et attendri. D'autre part, sa famille,
les oncles, les tantes, qui ne comprenaient pas ce qui avait si
cruellement manqué à Benjamin, ne concevaient pas qu'il pût
s'attarder ainsi à Colombier, s'alarmaient de ce séjour, et
voyaient dans cette liaison ce qui n'y fut jamais. Sainte-Beuve l'a
dit pittoresquement : «On le croyait dans une île de Calypso,
et on en voulait tirer au plus vite ce Télémaque déjà bien endom-
magé d'ailleurs. » On clabaudait à Lausanne, et Benjamin pou-
vait écrire de Brunswick à sa tante de Chandieu :
« Deux messieurs de Lausanne se sont chargés de tout plein
de jolis contes sur la longueur de mon séjour à Colombier. On
me les fait parvenir jusqu'ici... Je me borne à vous assurer que
dans les contes de ces deux messieurs, il n'y a pas un mot de
vrai, que tout est une suite de petits mensonges malins, et que
mes raisons de séjour chez Mme de Charrière de Tuyll étaient
toutes différentes de celles que ces messieurs, qui les savaient
fausses, ont eu la bonté de me prêter 2. »
Et il écrit à un oncle (qui est peut-être un de ces messieurs) :
« Les inquiétudes même que vous avez eues sur mon séjour
à Colombier, quoique absolument sans fondement, n'en étaient
1 Allusion à diverses personnes qui faisaient partie de la maison de Cons-
tant, à Lausanne. M"c Marin devint bientôt sa belle-mère.
2 Lettre à sa grande-tante M™ Chandieu-Weuillens, du u avril 1788
(Recueil Melegari, p. i65).
BENJAMIN CONSTANT 367
pas moins flatteuses, puisqu'elles prouvaient l'intérêt que vous
daignez prendre à moi. »
La lettre écrite de Bâle se termine ainsi :
« Adieu, vous qui êtes meilleure que vous ne croyez (j'embras-
serais Mme de Montrond 1 sur les deux joues pour cette expres-
sion)... Dites, je vous prie, mille choses à M. de Charrière.
Je crains toujours de le fatiguer en le remerciant. Sa manière
d'obliger est si unie et si immaniérée, qu'on croit toujours qu'il
est tout simple d'abuser de ses bontés.
Rastadt... Je vais chercher un maître, des ennemis, des envieux,
et, qui pis est, des ennuyeux, à 250 lieues de chez moi. De chez
moi ne serait rien, mais de chez vous ! De chez vous, où j'ai
passé deux mois si paisibles, si heureux, malgré les deux ou trois
petits nuages qui s'élevaient et se dissipaient tous les jours.
J'y avais trouvé le repos, la santé, le bonheur. Le repos et le
bonheur sont partis; la santé, quoique affaiblie par cet exécrable
et sot voyage, me reste encore. Mais c'est de tous vos dons celui
dont je fais le moins de cas. C'est peu de chose que la santé avec
l'ennui, et je donnerais dix ans de santé à Brunswick pour un an
de maladie à Colombier.
...Adieu, Madame. Mille et mille choses à l'excellente M1!e
Louise, à M. de Charrière et à Mlle Henriette. Mais surtout
pensez bien à moi. Je ne vous demande pas de penser
bien de moi, mais pensez à moi. J'ai besoin, à deux cents
lieues de vous, que vous ne m'oubliiez pas. Adieu, charmant
Barbet. Adieu, vous qui m'avez consolé, vous qui êtes encore
pour moi un port où j'espère me réfugier une fois. S'il faut une
tempête pour qu'on y consente, puisse la tempête venir, et
briser tous mes mâts et déchirer toutes mes voiles ! »
On aura remarqué cette appellation : « Charmant Barbet »,
ainsi que l'allusion aux « petits nuages »... Le surnom de Barbet,
c'est probablement Mme de Charrière elle-même qui se l'était
donné, en badinant sur son dévouement humble et fidèle à
Benjamin. Elle lui reprochera plus tard son inconstance dans
un apologue où le Barbet se plaint doucement d'être négligé
par son maître.
1 II s'agit probablement ici, non point de Mm< de Montrond, de Besançon,
qui séjournera à Neuchàtel pendant l'Emigration, et à qui s'intéressera
M" de Charrière (voir chap. XVII et XXI) ; mais plutôt d'une dame de la
famille vaudoise de Montrond, originaire du Languedoc, apparentée aux
Sévery et aux Chandieu et qui s'est éteinte à Lausanne vers 1860.
368 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
Il continue en se « dégonflant » — aurait dit la mère de Cécile
— contre les siens :
« Darmstadt... La dureté, la continuité d'insolence et de des-
potisme à laquelle j'ai été exposé, la fureur et les grincements
de dents de toute cette — , parce que j'étais heureux un instant,
ont laissé en moi une impression d'indignation et de tristesse
qui se joint au regret de vous quitter... Malade, mourant, je
reste chez la seule amie que j'aie au monde, et la douceur de
souffrir près d'elle et loin d'eux, ils me l'envient !
...Je vous conjure à genoux de me supporter : ne plus vous
être rien qu'une connaissance indifférente serait bien pis que
les persécutions des sottes gens qui font le sujet de cette sotte
lettre... A genoux, je vous demande votre amitié, et, en me rele-
vant, une petite lettre à poste restante... Adieu, mille fois bonne,
mille fois chère, mille fois aimée.
Brunswick, 3 mars au soir. Il y a précisément quinze jours
qu'à cette heure-ci, à dix heures et dix minutes, nous étions
assis près du feu, dans la cuisine, Rose derrière nous, qui se
levait de temps en temps pour mettre sur le feu de petits mor-
ceaux de bois qu'elle cassait à mesure, et nous parlions de l' affi-
nité qu'il y a entre l'esprit et la folie. Nous étions heureux,
du moins moi... »
Ce joli croquis : Benjamin et son amie discutant — avant
Lombroso — les rapports du génie et de la folie, dans la vieille
cuisine de Colombier, auprès de l'âtre où la servante entretient
le feu, nous fait sentir mieux que toute explication cette spiri-
tuelle liberté, cette familiarité sans morgue que Mme de Char-
rière faisait régner chez elle et autour d'elle, et dont nous retrou-
verons bien d'autres témoignages. Il lui dit encore :
« Vous êtes si bien faite pour le bonheur de vos amis, que l'on
a, lorsqu'on vous a bien connue et qu'on vous a quittée, plus
de plaisir en pensant à vous, que de peine en vous regrettant. »
Mais à peine est-il arrivé à Brunswick, qu'il commence à être
fort préoccupé des affaires de son père, officier au service des
Etats -Généraux. M. de Constant, en sa qualité de Vaudois,
est victime de la jalousie des officiers bernois qu'il a sous ses
ordres et qui vont saisir la première occasion de le perdre.
Nous reviendrons tout à l'heure sur ces incidents. Benjamin
prend vivement le parti de ce père avec qui il a si peu d'inti-
mité, qu'il aime pourtant ; il s'indigne contre les ours, nos des-
potes, et s'écrie :
BENJAMIN CONSTANT 3ÔO,
«Si jamais je rencontre l'ours May '. fils de l'âne May, hors
de sa tanière et dans un endroit tiers, ou je serai un homme,
ou lui moins qu'un homme ; je me promets bien que je le ferai
repentir de ses ourseries. Ce n'est pas le tout de calomnier, il
faut encore savoir tuer ceux qu'on calomnie. »
Puis, sa colère exhalée, il revient aux aimables souvenirs de
Colombier :
« Que faites-vous actuellement, Madame ? Il est six heures
et un quart. Je vois la petite Judith qui monte et qui vous de-
mande : Madame prend-elle du thé dans sa chambre ? Vous êtes
devant votre clavecin à chercher une modulation, ou devant
votre table, couverte d'un chaos littéraire, à écrire une de vos
feuilles. Vous descendez le long de votre petit escalier tournant,
vous jetez un petit regard sur ma chambre, vous pensez un peu
à moi. Vous entrez. Mme Cooper 2, bien passive, et Mlle Moula,
bien affectée, vous parlent de la princesse Auguste ou des cha-
grins de miss Goldworthy. Vous n'y prenez pas un grand intérêt.
Vous parlez de vos feuilles ou de votre Pénélope 3 ; M. de Char-
rière caresse Jaman, ou lit la Gazette, et Mlle Louise dit : Mais !
mais ! mais !... »
Il appelle de ses vœux l'apparition du cachet de Mme de Char-
rière, le petit Persée, dont l'effigie figure sur tant de ses lettres :
« Petit Persée doit paraître, ou ce sera la faute de celle qui
le porte. Charmant petit Persée, tu me procureras
un moment bien agréable. Aussi je t'en témoi-
gnerai ma reconnaissance : j'ouvrirai avec tout
le soin possible la lettre que tu fermes, pour ne
pas défigurer ton joli visage. Si cette lettre pou-
vait être aussi longue que ce bavardage-ci ! Mais
c'est ce qu'elle se gardera bien d'être: Mme de LE«PETIT persée»
Charrière a des opéras, des feuilles, des Calistes à
faire, et un pauvre diable, à deux cents lieues d'elle, ne peut
manquer d'être oublié. »
1 Le régiment de May avait pour colonel propriétaire M. de May, général-
major, qui vivait à Berne, et pour colonel commandant le colonel de Cons-
tant. (Voir G. Rudler, Un «.portrait littéraire» de Sainte-Beuve. Revue
d'histoire littéraire de la France, avril-juin igo5, p. 192).
2 Voir chap. VII, p. 235, note. Le capitaine Cooper avait probablement
amené sa femme à Neuchàtel aussitôt après son mariage, pour un séjour
plus ou moins prolongé.
3 Un des opéras de M™' de Charrière, alors très occupée de musique.
OJO MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
Le lendemain, il poursuit du même ton à la fois câlin et per-
sifleur :
« Adieu, Madame. Puissent tous les bonheurs vous suivre l
Puisse votre santé être on ne peut pas meilleure ! Puissent toutes
les modulations se présenter à vous, assez tôt pour ne pas vous
fatiguer, et assez tard pour que vous ayez du plaisir en les trou-
vant ! Puissent les souverains de l'Europe (vous n'écrivez, du
moins jusqu'ici, à ce que je crois, que pour l'Europe, et pour
les nations favorisées), puissent, dis-je, les souverains de l'Europe
s'éclairer en lisant vos feuilles et se conformer en partie à vos
sages vues... »
Il avait emporté une petite chienne, Flore, que Mme de Char-
rière lui avait donnée et qui allait être mère: bientôt il lui annonce
qu'elle est accouchée de cinq petits, puis la prie de lui envoyer
le livre de Necker, qui vient de paraître, sur Y Importance des
convictions religieuses. Son amie ayant le don et l'habitude de
juger un livre en le parcourant, il s'écrie :
« Si j'avais votre talent, je vous dirais : Faites brocher le
livre, mettez-le entre deux poids pendant deux heures, déchirez
la couverture et envoyez-la moi : je la considérerai bien des
deux côtés, je jugerai le livre et j'imprimerai [la réfutation].
Mais comme je ne l'ai pas, je vous supplie de m'envoyer vulgai-
rement tout l'ouvrage. »
C'est par allusion à cette plaisanterie que, quelque temps
plus tard, elle lui écrivait à propos d'un autre ouvrage :
« J'en ai lu dix moitiés de pages au moins ; ainsi, vous ne
m'accuserez pas, comme à propos des Opinions religieuses, de
juger sur la couverture du livre. »
Benjamin, remarquait Sainte-Beuve, a grand'peine à persuader
aux gens que son amitié leur restera fidèle et qu'il ne leur échap-
pera pas bientôt par lassitude. Mme de Charrière s'informe sou-
vent si ses lettres, les détails qu'elles lui apportent sur la vie
de Colombier, ne sont point de trop : « Si mes longs et minu-
tieux détails vous ennuient... » Il riposte :
« Vous êtes drôle avec vos minuties. C'est dommage que vos
lettres ne soient pas des résumés de l'histoire romaine, et que
dans ces lettres vous parliez de vous. Que n'abrégez-vous la vie
d'Alexandre et de César ! Ce serait amusant et point minutieux. »
Le ton frise l'impertinence, et c'est le ton qu'elle l'avait laissé
prendre. Une autre fois, il la raille des naïves précautions qu'elle
BENJAMIN CONSTANT
37I
prend pour lui envoyer ses feuilles politiques, dont l'auteur ne
doit pas être connu, et saisit l'occasion de s'égayer sur les initiales
de ses prénoms, A. I. E. :
« Vous évitez de vous signer, et vous mettez en marge : « Ne
m'écrivez plus Tuyll de Charrière tout au long ». Votre pru-
dence vous ressemble, et j'aime votre prudence parce qu'elle
vous ressemble. Quant à votre adresse, je mettrai : A Mme Char-
rière née de Zuyll ou Zeule. Mandez-moi comme on l'écrit,
car avec cet A. E. I. O. U. de Charrière, cela a un air si singulier !
Et puis je ne sais pas si l'autre Charrière 1 ne s'appelle pas
aussi A. E. I. O. U. ; elle a assez d'activité pour parcourir tout
l'alphabet, et vous sentez quel superbe effet pour moi, et un
peu pour vous, feraient mes lettres entre ses mains. »
La page suivante pouvait inquiéter une personne aussi péné-
trante que Mme de Charrière ; il lui conte une ennuyeuse soirée :
« J'arrive de la Cour, où j'ai eu la plus singulière distraction...
Barbet de Cour était plus fatigué de ses grands tours que jamais
Barbet de Colombier ne l'a été... Je fis la partie d'un des princes
cadets qui jouait ! et causait !! et je m'ennuyais suffisamment.
Au milieu de la partie, j'oubliai parfaitement que j'étais à Bruns-
wick, ou plutôt que vous n'y étiez pas ; je me disais : « Je re verrai
cette personne » (ce qu'il y a de drôle, c'est que je ne pensais
pas directement à vous, par votre nom, mais que je n'avais que
l'idée vague d'une personne avec qui j'aimais être et avec laquelle
je me dédommagerais de la contrainte et de la fatigue de la
Cour). Cette idée se fortifia, je supportais paisiblement l'ennui
du jeu, l'ennui du souper, et j'attendais avec toute l'impatience
imaginable le moment où je rejoindrais la personne indéterminée
que je désirais si vivement. Tout d'un coup, je me demandai :
Mais qui est donc cette personne ? Je repassai toutes mes con-
naissances ici, et il se trouva que cette amie qui devait me con-
soler, était vous, à deux cent cinquante lieues de l'endroit de
mon exil. Je m'étais si fortement persuadé que je ne pouvais
manquer de vous retrouver au sortir de la Cour, que j'eus toute
la peine du monde à me rapprivoiser avec l'idée de notre sépa-
ration et de l'immense distance où nous étions l'un de l'autre.
Cette espèce de distraction me prend quelquefois. »
On sent trop, s'écrie Sainte-Beuve, qu'au fond il s'agit, en
effet, d'une personne indéterminée, qui n'a pas de nom, ou qui
peut en changer, qui peut être aujourd'hui l'une et demain
l'autre. Mme de Charrière le comprenait bien ainsi, car Benjamin
1 M°" de Charrière de Bavois (voir ch. VI, p. ig3 et note 1).
3^2 MADAME DE CHARRIEHE ET SES AMIS
ne cesse de protester contre sa défiance continuelle, contre ses
« reproches vagues et répétés »; il la supplie de s'expliquer ; il
lui en veut de ne pas lui écrire plus souvent, et s'écrie avec amer-
tume :
« Vous devriez bien me traiter aussi charitablement que le
public. Vous lui avez écrit quinze fois en douze semaines, et
vous ne voulez m' écrire que douze fois par an. »
C'est qu'elle craignait, en se prodiguant, de faire naître la
satiété. Elle ne lui avait pas même donné son portrait, qu'il
lui réclame avec instances ; il veut que Mlle Moula, l'habile
découpeuse de silhouettes, fasse pour lui celle de Mme de Char-
rière, et que celle-ci commande à Houdon une réplique de son
buste. Sur quoi, il reçoit d'elle une lettre où perce la crainte
dont elle ne se peut défendre. Et lui d'écrire bien vite (19 mars
1788) :
« Que béni soit l'instant où mon aimable Barbet est né !
Que béni soit celui où je l'ai connu ! Que bénie soit la beauté
perfide l qui m'a fait passer deux mois à Colombier et quinze
jours chez M. Leschaux !... Jugez de mon plaisir quand, à mon
réveil, mon fidèle Crousaz m'a présenté le petit Persée ! — Il
y a un bien mauvais raisonnement dans cette lettre dont je
vous remercie si vivement : ...Dans quelques semaines, dans
feu de jours peut-être, vous aurez des habitudes et des occupations
avec lesquelles vous vous passerez très bien de ces fréquentes lettres.
— Qu'est-ce, s'il vous plaît, que cela veut dire? — Aussi long-
temps que vous aurez des visites à faire, des devoirs de société à
remplir, des terrains à sonder, des arrangements à prendre, vous
aurez besoin de mes lettres, parce que vous n'aurez pas d'intérêt
assez vif pour que vous m'oubliiez ; mais quand vous aurez fait
toutes vos visites, que vous n'aurez plus rien à faire, que votre
curiosité, si vous en avez, sera rassasiée jusqu'au dégoût,... oh !
alors je ne vous écrirai plus si souvent, parce que les vifs plaisirs
de votre manière de vivre vous tiendront lieu de mon amitié. —
Barbet, Barbet, vous êtes bien aimable, et je vous aime bien
tendrement, mais vous raisonnez bien mal !... Dites-moi un peu,
singulière et charmante personne, où tend cette modestie ?
Croyez- vous réellement que j'ai tant de penchant à la confiance
et à l'ingratitude, qu'au bout de trois ou quatre semaines,
je me sois formé quelque douce habitude avec quelque Frœu-
1 Par scrupule de pudeur, Sainte-Beuve et Gaullieur ont mis « l'influence
perfide». (Voir lettre de Sainte-Beuve à Gaullieur du 14 avril 1844).
BENJAMIN CONSTANT 3y3
lein allemande ou quelque Hofdamc, qui me tienne lieu de vous
et de votre amitié ? Croyez-vous que tant de douceur, de bonté,
de charme, — je ne puis exprimer autrement ce que vous avez
pour moi, — soit aisément remplacé et aisément oublié ? Croyez-
vous que quand même je ne serais point susceptible d'amitié,
quand ce serait sans reconnaissance et sans tendresse que je
pense à notre séjour de deux mois ensemble, à cette espèce
de sympathie qui nous unissait, à l'intérêt que vous preniez
à moi malade, maussade, abandonné, exilé, persécuté, je sois
assez bête pour ne pas regretter cette intelligence mutuelle
de nos pensées qui circulait pour ainsi dire de vous à moi et
de moi à vous... Rien ne me fera oublier combien j'ai été heu-
reux près de vous ; je ne formerai jamais d'habitude qui vous
rende moins chère, et jamais occupation quelconque ne me tien-
dra lieu de vous. C'est pour la dernière fois que je l'écris, parce
que me justifier m'afflige. J'ai un grand plaisir à vous dire :
Je vous aime. Mais j'ai encore plus de peine à imaginer que
vous en doutez. Désormais, toutes les pages où vous vous livre-
rez à cette défiance et à cette modestie d'acquit, je les regarderai
comme blanches, et je me dirai: Mme de Charrière m'aime encore
assez pour me faire savoir qu'elle ne m'a pas oublié entièrement,
et pour cela elle a proprement plié une feuille de papier blanc,
et l'a cachetée du petit Persée ; je lui en suis bien obligé. Mais
je suis bien fâché qu'elle n'ait rien eu à m'écrire et que du papier
blanc soit la marque de souvenir qu'elle ait cru devoir m'envoyer.»
Il lui décrit l'ennuyeuse Cour de Brunswick : Neuchâtel
même ou Lausanne n'offrent pas l'équivalent :
« Je puis vous jurer qu'en vous supposant au milieu de Neu-
châtel, dans une grande assemblée chez Mme DuPeyrou, jouant
au tricette, ou dans une assemblée de savants lausannois, au
samedi de Mme de Charrière de Bavois, vous n'aurez pas une
adéquate idea de l'ennui de cette ville. »
Il termine par ce trait l'énumération des charmes de Bruns-
wick :
« Il y a aussi des Anglais qui s'enivrent et qui jouent au pha-
raon. — A propos de pharaon, j'y ai joué deux fois : j'ai perdu
peu de chose, mais je crains de m'y laisser entraîner, et pour
prévenir toute séduction, je vous envoie un engagement solen-
nel de ne plus jouer aucun jeu de hasard ni de commerce entre
hommes d'ici à cinq ans. Vous verrez tout ce que j'y atteste
et tout ce que j'y prends à témoin de ma résolution. Un enga-
gement où je consens à perdre votre amitié si je le romps, je
ne le violerai sûrement pas. »
3/4 -MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
Gaullieur possédait cette bizarre promesse, rédigée en anglais,
au revers d'une carte de valet de cœur, et ainsi conçue :
« Par tout ce qu'on regarde comme honorable et sacré, par
la valeur que j'attache à la bonne opinion de mes amis, par la
reconnaissance que je dois à mon père, par les avantages de
naissance et d'éducation qui font la différence entre un gentil-
homme et un coquin, un joueur et un vaurien, par les droits
que j'ai à l'amitié d'Isabelle et par la part que j'y ai déjà, je
donne ici ma parole d'honneur de ne jamais jouer à aucun jeu
de hasard ni à un jeu quelconque, si ce n'est quand j'y serai
forcé par une dame, dès à présent jusqu'au Ier janvier 1793.
Si j'enfreins cette promesse, je confesse que je suis un coquin,
un menteur et un scélérat, et je me soumettrai sans opposition
à être ainsi appelé par tout homme qui me rencontrera. Bruns-
wick, le 19 mars 1788. H.-B. de Constant. »
On sait qu'il ne tint pas longtemps ce serment si bien rédigé.
Il est pourtant sincère dans sa résolution, comme il l'est dans
les effusions qui remplissent ses lettres. Après s'être exprimé
avec un enthousiasme qui ressemble à de l'amour sur le compte
de Mme de Mauvillon, la seule personne sympathique qu'il
ait rencontrée à la Cour grand-ducale, il termine ainsi :
« Bonsoir ; je vous aime autant que jamais homme a aimé et
vous a aimée. Je voudrais vous voir dans votre lit rouge, me
tendant la main l. Je voudrais m'être retourné une fois de plus
pour vous voir une fois de plus en partant. Adieu, ange qui
valez bien mieux que les anges dont on nous parle. Adieu,
puissiez vous être bien, bien, bien heureuse ! »
Et c'est quelques heures plus tard, que, parlant d'un ouvrage
historique entrepris depuis peu, il entonne cet hymne, qui en
formera la dédicace : « A celle qui a créé Caliste, et qui lui res-
semble, etc. » Nous avons transcrit plus haut cette page (v. ch.
XI), mais l'effusion semble ne pouvoir finir, car il ajoute plus
loin :
« Vous m'avez fait connaître les deux plus doux sentiments
du cœur humain, la reconnaissance et l'amitié. Vous m'avez
1 11 n'est peut-être pas inutile de noter ici, pour empêcher les imagina-
tions trop... romanesques de s'égarer, que M."' de Charrière, souvent souf-
frante, et à qui ses nerfs faisaient des nuits blanches, restait au lit une
grande partie de la journée, travaillant, lisant, écrivant, recevant les visites
de ses amis.
BENJAMIN CONSTANT Z~]^>
soutenu sous le fardeau de la mélancolie et du dégoût. Vous avez
repeuplé de désirs et d'espérance un monde qui depuis long-
temps n'était pour moi qu'un désert. »
Il motive aussi cette dédicace par des raisons purement
littéraires, qui valent la peine d'être remarquées :
« Je gagne beaucoup, dit-il, en m'adressant à vous. Vous
éclaircissez mes idées, vous allégez mon travail, vous simplifiez
mon style. »
Après quelques mots de regrets presque douloureux, il reprend:
...« Mais soyons justes : nous avons été bien heureux pendant
deux mois, pendant plus même ; car pendant les quinze jours
Leschaux, nous n'étions pas extrêmement à plaindre. Au moins
moi : j'avais tant de plaisir à recevoir vos billets tous les matins,
que je voudrais volontiers r'être à l'échauder \ pourvu que je
fus (sic) à une lieue de vous et que vous m'écrivissiez deux fois
par jour. »
Il remarque que sans son prochain exil, il n'eût fait qu'une
courte visite à Colombier :
« Nous n'aurions pas eu deux mois de continuel intercourse,
sans interruption ; nous n'aurions jamais fait aussi intime et
parfaite connaissance. »
Ainsi donc, à Paris, leur relation avait été simplement très
affectueuse, libre de ton, comme entre gens d'esprit qui se ren-
contrent hors de chez eux ; mais ils n'avaient point encore « fait
aussi intime et parfaite connaissance » que ce fut le cas à Colom-
bier, dans la vie paisible et patriarcale de la famille de Charrière.
Benjamin, malade, réclamait des soins que son amie lui donna
avec la sollicitude d'une sœur aînée : c'est assez dire qu'elle
ne pouvait tenir un autre rôle auprès de lui, comme on l'a si
légèrement admis 2.
1 II y a ici un jeu de mots (sur le nom du docteur Leschaux) dont on
devine le sens...
2 Dans la lettre à Gaullieur (14 avril 1844) citée plus haut, Sainte-Beuve
déclare: ...«Au lieu de dire que Benjamin était parti, ou qu'on voulait le
faire partir au milieu de ses remèdes, j'ai mis qu'on voulait le faire partir
coûte que coûte. 11 fallait éloigner l'idée de cette vilaine maladie». — Scru-
pule délicat ! Seulement, Sainte-Beuve supprime ainsi pour le lecteur une
des circonstances qui plaide le plus fortement contre la vraisemblance de
la liaison intime dont il affirme la réalité. Nous n'avons pas besoin d'insister.
3y6 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
Bientôt, elle exprime de nouvelles inquiétudes, qui font
éclater de nouvelles protestations sous la plume de Benjamin :
«Votre parti est pris! dit-il. ..Si j'en avais la force, je vous dirais:
Rompons toute correspondance... Vous êtes résolue à vous défier
sans cesse de moi... Ne vous attendez plus ni à de la gaîté,
ni à des lettres qui vous amusent : vous l'avez tarie, la source
du peu de gaîté qui me restait. Si je ne vous avais pas connue,
je serais resté résigné à être ennuyé et indifférent toute ma vie.
Je ne le puis plus : il faut vous aimer parce que vous êtes bonne
et aimable ; mais cette amitié est devenue, grâce à cette défiance
dont vous parlez si légèrement et si gaîment dans votre dernière
lettre, le plus amer des sentiments... J'ai tout perdu, et vous
en plaisantez !
...Il y a déjà 44 jours que je suis ici et 57 que je ne vous ai
pas vue. Quand il yen aura 114 ce sera toujours le double de
gagné... Que font, à propos, vos pauvres petits orangers que
vous vouliez planter ' ? L'avez-vous fait ? Sont-ils venus? Vivent-
ils encore ? Je ne veux pas en planter, moi. Je ne veux rien
voir fleurir près de moi. Je veux que tout ce qui m'environne
soit triste, languissant, fané... Aimez-moi un peu, et ne me
déchirez pas par cette cruelle et obstinée défiance ! Je vous
jure que vous seule me rendez plus malheureux que tout le reste
du monde ne pourrait le faire. »
Le passage suivant est curieux par une allusion qu'il contient
aux sentiments de MITie de Charrière pour son mari et à la manière
d'être de celui-ci :
« Je me suis fait une règle d'excuser mon père, envers et contre
tous, comme vous de ne jamais vous plaindre de ...., quoique
dans un moment de dépit qui n'est que trop juste, vous disiez :
La tranquillité et le flegme, etc... J'ai par conséquent voulu l'excu-
ser même avec vous, et ce qui n'était que le remplissage d'un
devoir, vous l'avez pris pour un reproche... Je souffrirai, mon
père sera malheureux, mais pas par ma faute. Je suis fait pour
l'être, moi ; ainsi je ne me plains pas ; j'ai bientôt vingt-et-un
ans ; si je vis encore trente ou cinquante ans, c'est le bout du
monde. J'ai tant souffert dans les huit années qui viennent de
se passer, que je ne puis guère souffrir davantage. Qu'on me
maltraite, qu'on me méconnaisse, qu'on me calomnie, cela
n'empêchera pas mon corps de pourrir bien tranquillement
dans mon cercueil... Toutes mes idées sont noires, tristes, insi-
1 DuPeyrou avait à Neuchàtel une superbe orangerie, dont le nom est
demeuré à une rue voisine de son hôtel. 11 est probable que c'est de lui que
M" de Charrière tenait cette fantaisie de cultiver des orangers.
BENJAMIN CONSTANT ZjJ
pides et inanimées... Un mot pourrait tout dissiper, un mot
pourrait me rendre votre idée consolante et bienfaisante, que
vous avez détruite à force de défiance. Mais vous ne voudrez
pas le dire, ce mot ; je me soumets.
J'ai frémi de rage à la conduite de Witel ' et gémi sur l'incon-
cevable et incomparable indifférence de.... Je ne la comprends
pas, car il vous est attaché. Cependant, je la comprends mieux
que votre défiance envers moi. Son indifférence est naturelle
et inhérente à son caractère ; votre défiance est raisonnée,
vous la justifiez, vous vous y complaisez, et c'est volontaire-
ment, c'est de sang-froid que vous faites mon malheur.
Comme elle est changée, notre correspondance !... Cependant
vous m'aimez, je le sais ; chaque mot de vos lettres me le prouve,
mais ni toutes ces preuves, ni votre gaîté, ni votre esprit ne me
consoleront de ne pouvoir dissiper ce nuage qui doit toujours
obscurcir mes actions et leur donner à vos yeux une apparence
équivoque.
...J'attends avec bien de l'impatience la silhouette ou le por-
trait, ou le quelque chose qui vous ressemble.
...Adieu, vous que j'aime autant que je vous aimais, mais
qui avez détruit la douceur que je trouvais à vous aimer, et
qui m'avez arraché les pauvres restes de bonheur qui me ren-
daient la vie supportable. »
Si nous n'avons pas les lettres qu'elle lui écrivit pendant ces
premières semaines du séjour à Brunswick, nous pouvons deviner
quel en était le ton par celles qui se rapportent aux années sui-
vantes : elles contiennent de doux reproches, toujours contenus,,
en quelque sorte étouffés, des réticences, des demi-mots, qui
donnent à la correspondance ce quelque chose d'énigmatique,,
de contraint, dont Constant se plaint avec raison. Avec autant
d'esprit qu'en avait Mme de Charrière, une femme de quarante-
huit ans ne peut prétendre à retenir sous son charme purement
intellectuel un jeune homme tel que Benjamin ; elle préfère ,
par peur d'être dupe, lui donner à entendre qu'elle prévoit ce
qui doit arriver. Mais à force de le prévoir, elle le hâte. Benjamin
qualifie d'un mot juste et un peu cruel cette espèce de résignation
anticipée :
1 Son imprimeur des Verrières, Jérémie Witel, dont elle avait eu à se
plaindre. Voir sur ce personnage, sa vie mouvementée, son activité à
Genève pendant la Révolution, et sa fin tragique, la Biographie neuchâte-
loise, par Jeanneret et Bonhôte (Le Locle, i863), T. II.
378 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
«J'ai souvent remarqué, lui dit-il, cette défiance triste et hum-
ble... Comment pouvez-vous penser que vous serez une fois
sans quelque, sans beaucoup de prix, sans un prix sans bornes
pour moi ?...Au nom de Dieu, n'ayez plus ces réticences ! Si
elles sont senties, elles sont bien cruelles et humiliantes pour
moi, et si ce n'est qu'un ornement oratoire, il est un peu cruel
de faire briller votre éloquence à 250 lieues, aux dépens de quinze
jours d'angoisse et de mécontentement de ma part. »
La lettre suivante, en dépit de toutes ces protestations, était
propre à nourrir les appréhensions de son amie. Il écrit le 9 juin
1788 :
« Vous demandez ce que j'ai produit d'effet à la Cour. Je m'y
suis fait quatre ennemis, entr'autres deux altesses sérénissimes,
par de sottes plaisanteries dans des moments de mauvaise
humeur. Je m'y suis fait sept à huit amis, mais de jeunes filles,
une bonne et aimable femme, voilà tout. Les circonstances ont
changé mon goût. A Paris, je cherchais tous les gens d'un cer-
tain âge, parce que je les trouvais instruits et aimables ; ici,
les vieux sont ignorants comme les jeunes, et raides de plus.
Je me suis jeté sur la jeunesse, et, quoi qu'on die, je ne parle
presque plus à des femmes de plus de trente ans. Au fond, quand
j'y pense, tout ceci est indigne de vous et de moi. Médire un peu,
bailler beaucoup, se faire par ci par là des ennemis, s'attacher
par ci par là quelques jeunes filles, se voir faner dans l'indolence
et l'obscurité, voir jour après jour et semaine après semaine
passer ! Kammerjunker ! Et quoi encore ? Kammerjunker !
quelle occupation ! Enfin, vous êtes au fait : Virginibus -pueris
que canto. — Vous, je vous aime, je voudrais être près de vous,
moi, mon fidèle de Crousaz, et surtout mon tout aimable Jaman,
qui a plus d'esprit que tout B[runswick] ensemble, le modèle
des chiens et des amis.
...Adieu, Isabelle ! Je t'embrasse, et sens tous les jours plus
qu'il n'y a pas d'Isabelle ici. C'est un rôle que les doubles ne
jouent pas. Adieu. »
La silhouette promise, dessinée par Mlle Moula, était parvenue
à Benjamin : il en accuse réception par une lettre écrite en anglais,
qui ne laisse pas d'être piquante :
« Votre silhouette ne m'a pas donné une meilleure opinion
du talent de Mlle Moula, que sa conversation ne m'en a donné
de son esprit. Elle vous a prêté l'air d'une grosse paysanne hol-
landaise, et elle aurait vraiment pu faire mieux. Je connais
peu de profils plus expressifs que le vôtre, et quand vous souriez,
BENJAMIN CONSTANT 879
il y règne — j'avais l'habitude de le regarder avec plaisir sur
le mur quand nous étions ensemble — un heureux mélange de
douceur et de vivacité tel, qu'il est impossible à une personne
d'un sentiment un peu délicat de s'y tromper et de le mécon-
naître au point où l'a fait Mlle Moula ' ! »
Parmi les jeunes personnes auxquelles Benjamin réservait
son attention, se trouvait celle qui allait devenir sa femme,
Wilhelmina — ou Minna — de Cram, dame d'honneur de la
duchesse. Au moment des préliminaires du mariage, Benjamin
se trouvait en proie à des inquiétudes diverses. L'affaire de son
père se compliquait de ses propres embarras d'argent : il avait
fait de fortes pertes au jeu, car, en dépit de sa promesse solen-
nelle, il avait repris sa fatale habitude. Son père aussi avait
éprouvé des pertes graves. Benjamin songeait sérieusement
à émigrer aux Etats-Unis. C'est à ces diverses circonstances que
se rapportent les lettres suivantes :
...« Je suis quelquefois mélancolique à devenir fol, d'autrefois
mieux, jamais gai, ni même sans tristesse pendant une demi-
heure. Si vous voyiez comme Minna me console, me supporte,
me plaint, me calme, vous l'aimeriez. Vous l'aimez déjà, n'est-ce
pas ? Il y aura bientôt un an que j'arrivai à pied, à huit heures
du soir, à Colombier, le 3 octobre 1787. J'avais de jolis moments
qui m'attendaient sans que je le susse. Cher bon Barbet, combien
je te dois et combien je t'aime! Tu me le rends, tu n'es ni injuste
ni ingrat. Avant mon Amérique, je te re verrai. Adieu pour ce
moment-ci...
A 9 heures du soir. Je ne m'attendais pas, quand je vous
disais adieu, que je ne vous écrirais que presque ruiné, incertain
s'il me reste un sol au monde, si le nom que je porte n'est pas
flétri, si je pourrais offrir à ma Wilhelmine autre chose que
l'opprobre et la misère. Le Duc a reçu des lettres de Hollande :
on ignore où est mon père; avant que la sentence fût prononcée,
il est parti... Il faut qu'il y ait eu des choses horribles pour l'enga-
ger à cette inconcevable démarche. Dieu sait où il est et quelle
résolution il a prise. D'un autre côté, tout est à vau-l'eau en
France. Les Bontems, chez qui, malgré mes plus instantes prières,
on a placé 50,000 francs, feront sûrement banqueroute, mes rentes
viagères sont suspendues... Je ne pourrai t'offrir, Minna, que
la pauvreté et la dépendance Où est mon père, au nom de
1 Constant est dur pour la bonne et sensible Muson, que quelque part il
dénomme «la jérémisante donzelle». Lui en voulait-il, par hasard, de ces
portraits en pied qu'elle s'amusait à faire et où la taille de roseau de Ben-
jamin était admirablement saisie ?...
380 MADAME DE CHARRlÈRE ET SES AMIS
Dieu, où peut-il être ? Quelle lubie ! Quel désespoir!... Planter
tout là sans dire mot à personne !
...Vous, répondez-moi, je vous en prie. Vous ne sauriez croire
combien j'ai besoin de support pour ne pas succomber à cette
complication d'inquiétudes... 0 for 333 L. a y car, my Minna
and a cottage ! Mon projet d'Amérique me reste toujours...
Ne vaut-il pas mieux vivre en Caroline que mendier ici ? Et
elle y viendrait avec moi. Adieu, Barbet chéri, aime-moi un peu,
aime beaucoup ma Wilhelmine, qui le mérite. Plus je la connais,
plus je l'aime, plus je lui trouve de qualités aimables et sûres,
plus je sens qu'il n'est ni bonheur, ni repos, ni vie sans elle. »
Sainte-Beuve trouve ces confidences étranges, et se demande
si « un nuage de germanisme » en dérobe à Benjamin l'indéli-
catesse, ou s'il n'y a pas dans son fait « une pointe de cruauté
très française, comme de quelqu'un qui sait trop bien son Laclos.»
Sainte-Beuve ici se fourvoie, parce qu'il s'est mépris dès le début
sur le caractère de la liaison de Colombier. On peut confier à une
amie ce qu'il serait déplacé de confier à sa maîtresse. Il n'est
besoin de recourir ni à Laclos, ni à la sentimentalité allemande
pour concevoir que Benjamin parlât avant tant de ferveur de
son amour pour Minna à sa confidente la plus sûre. — Quant à
l'affaire de son père, voici, en gros, ce qui était arrivé. Comme
nous l'avons indiqué déjà, Juste de Constant avait sous ses
ordres quelques officiers appartenant au patriciat bernois
iX ours May, entr'autres), qui supportaient malaisément d'être
les inférieurs d'un Vaudois. Une sédition ayant éclaté, le 29 octo-
bre 1787, dans son régiment, ses officiers l'en rendirent respon-
sable. Il réclama la convocation d'un conseil de guerre, qui,
réuni en juin 1788, rédigea des sentences écrasantes pour lui,
et d'ailleurs iniques, semble-t-il. Le colonel n'attendit pas qu'elles
fussent prononcées et s'enfuit de LaHaye le 17 août 1788. Cette
sorte de désertion fut naturellement exploitée contre lui. Il est
d'ailleurs inexact qu'on lui imputât des malversations, ainsi
qu'on l'a dit et répété : il s'agissait d'une affaire purement mili-
taire. Benjamin courut au secours de son père en fils dévoué,
(septembre 1788). Puis il passa les mois d'été à Lausanne avec
sa femme et vint voir l'amie de Colombier avant de retourner
en Hollande, où son père tentait d'obtenir la revision de son
procès (septembre 1789) l.
1 Voir, sur le procès du colonel de Constant, G. Rudler, article cité plus
haut, p. 188 et 196.
BENJAMIN CONSTANT 38 I
C'est après cette visite que se produisit un incident orageux,
qui faillit compromettre leur amitié. Nous ne savons pas exacte-
ment ce que Mme de Charrière lui écrivit ; mais elle paraît n'avoir
pas pris assez vivement parti pour M. de Constant, et sa tiédeur
irrita Benjamin ; elle lui donna aussi certains conseils, certains
avis qui, à ce moment surtout, devaient l'agacer fortement.
Jugez plutôt d'après une de ses rares lettres de cette période
qui ait été conservée :
...« Dites-moi, lui écrit-elle, si vous vous attachez un peu à
vous faire aimer. Ce serait dégénérer des Constant d'une manière
bien avantageuse. Le seul procédé avec M. de Charrière \ qui
n'est ni Ber[nois], ni of[ficier] subalterne], prouve combien on
peut négliger cette partie [les bons procédés], et les impressions
qui en peuvent résulter sont prouvées par celles que j'en ai reçues.
Mais je ne crois pas que ces impressions me rendent partiale,
et je vois bien l'injustice des adversaires. »
La suite peut paraître blessante à un jeune marié, déjà aigri
par tant de déboires. Après lui avoir dit que M. de Serent,
gouverneur des fils du comte d'Artois, va passer à Neuchâtel
et parle de venir voir M. de Charrière, elle ajoute :
« Si les jeunes princes devaient venir ici avec lui, j'en aurais
aussi peur que d'une femme avec son mari. »
Avis à Benjamin, qui parlait d'amener à Colombier la jeune
dame de Constant. (Il y était venu seul en juillet, et y avait
passé deux jours.) Elle ajoute dans la marge, en anglais :
« Vous êtes une étrange espèce d'homme. Je parle de votre
Minna : pas un mot dans votre réponse : du lait d'ânesse pas un
mot ; d'une aimable femme mourante 2, pas un mot. Et vous
pensez que j'ai assez de vanité pour être persuadée que mes
lettres sont toujours agréables, quoiqu'on ne leur réponde jamais,
et quand ni un mot, ni un sourire ne me dit que mes pensées,
mes histoires, mes avis sont les bienvenus ? »
Supposons encore une ou deux lettres sur ce ton, avec quelques
reproches sournois, quelque conseil trop particulier, peut-être
1 Quelque retard dans le remboursement d'une somme assez ronde que
Benjamin avait empruntée à M. de Charrière.
2 Une dame de Leveville, que M"" de Charrière soignait alors avec le plus
tendre dévouement. Nous retrouverons ce nom.
382 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
même quelque blâme indirect pour M. Juste de Constant,
et nous comprendrons l'explosion de colère que voici :
« Votre manière mystérieuse d'écrire m'ennuie et me fati-
gue. Je n'aime pas les sibylles ; il faut parler clair ou se taire ;
d'autant plus que j'ai à peine le temps de vous répondre, et
encore moins celui, ou l'envie, de vous deviner. Je n'ai rien à
atténuer. Je sais que M. May est un gueux. Je l'ai dit ici à son
protecteur, et je n'en partirai pas sans le lui avoir dit à lui-même.
La conduite de mon père dans toutes ses parties a été légale,
excepté lorsque la force ouverte l'a écarté d'ici. Dans plusieurs
points elle a été infiniment méritoire. Si vous me disiez ce qu'on
vous a raconté, je pourrais vous éclairer. Mais avec votre affec-
tation de brièveté, que vous croyez si majestueuse, je ne puis
rien vous dire. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde
et je vous prie instamment de brûler mes lettres, comme j'ai
avant mon départ de Suisse brûlé les vôtres. Je crois avoir le
droit de l'exiger. C'est à vous à voir si vous voulez me conserver
une raison d'inquiétude et me punir de ma confiance passée.
Ce 14 septembre 178g. B. C.
Constant d'Hermenches n'avait pas voulu rendre ses lettres
à Isabelle. Celle-ci ne brûla pas les lettres du neveu ; du moins
en a-t-elle conservé un bon nombre d'antérieures à 1789, tandis
que Benjamin paraît avoir réellement détruit toutes celles qu'il
avait reçues jusqu'alors de Colombier. Heureusement, il conserva
les lettres des années suivantes, auxquelles nous ferons de nom-
breux emprunts l.
La rude lettre de Benjamin fut pour son amie un véritable
coup d'assommoir. Sa réponse, écrite au revers de la même
feuille, est datée du jour où elle l'a reçue. Le ton en est à la fois
hautain et attristé :
«Faites-moi la grâce de me dire si vous êtes bien ingrat et bien
mauvais ou si vous n'êtes qu'un peu fou. Il se pourrait même
que ce ne fût qu'une folie passagère, et en ce cas-là, je la compte-
rais pour peu de chose. Qu'est-ce qui m'obligeait à vous détailler
une chose dont je n'étais pas sûre, et qu'est-ce qui eût rendu
ce détail préférable au conseil que je vous donnais de vous
adresser à des gens mieux informés que moi, pour une chose
dont on m'avait dit qu'il pourrait résulter les effets les plus
fâcheux pour votre famille, et en particulier pour votre oncle ?
Qu'il arrive désormais ce qui voudra. Je me repentirai aussi
1 Elles sont la propriété de la famille de Constant, à Hauterive près Lau-
sanne, qui a bien voulu nous les confier.
BENJAMIN CONSTANT 383
peu de la cessation de mes vains avertissements que de l'inté-
rêt qui me les faisait prodiguer. Je vous envoie un lambeau
d'une lettre écrite au commencement d'août. Vos duretés dimi-
nuent un peu ma délicatesse. Ecrivez et signez tout du long
que mes lettres sont toutes brûlées, je brûlerai aussitôt les
vôtres '. Vous me dites si fort par occasion que vous avez brûlé
les miennes, que cela n'a l'air que d'une phrase d'humeur.
Ce mercredi 23e septembre 1789.
J. A. E. van Tuyll van Serooskerken de Charrière.
N'imaginant pas cette frénésie, je vous ai écrit tout bonne-
ment il y a quelques jours, et je vous suis allée louant et recom-
mandant à tout le monde. Si vous êtes rentré dans votre bon
sens avant la réception de ceci, n'ayez aucune inquiétude sur
l'effet de cette rude et malhonnête sortie ; je l'aurai oubliée plus
tôt que vous. Quant à ce qui n'est pas précisément vous, je
vous déclare que sans vous je n'y eusse pas pris le plus petit
intérêt, que loin de répandre le mémoire 2, je ne l'aurais pas lu ;
et si vous aviez à la fois la faculté et la volonté d'être juste,
vous m'avoueriez qu'on n'a vis-à-vis de moi aucun droit à des
préjugés favorables 3.
Si vous persistez dans votre humeur du 14, évitez mes parents ;
leur accueil vous gênerait, et, comme aucun d'eux ne me surpasse
en loyauté, ni en affectionate and générons feelings, vous ne vous
trouveriez pas mieux de leur société que de la mienne. Il n'y
aurait à gagner pour personne dans une liaison. »
Sur la feuille qui devait servir d'enveloppe à son envoi, elle
poursuit d'un ton déjà bien radouci, et même enjoué :
« Désormais, je croirai au Diable. Je quitte mon clavecin
après avoir écrit sur mes genoux ce que vous trouverez à la
suite et au revers de votre lettre; je vais chercher dans ma cham-
bre la lettre dont je voulais vous envoyer un lambeau, je sépare
l'article intended de tout le reste ; ensuite je sépare en deux
une feuille pour l'enveloppe ; je veux reprendre le petit papier :
il n'y est plus... Je cherche une heure, je sonne, je désigne le
chiffon à ma femme de chambre ; elle cherche encore actuelle-
ment, et aussi inutilement que moi. »
Après quelques explications relatives à la somme qu'il doit à
M. de Charrière, elle termine ainsi :
1 Elle avait écrit : « toutes ies vôtres », puis a biffé toutes : voir la fin de
la lettre.
2 Un mémoire justificatif de M. de Constant.
3 Elle avait été évidemment fort blessée de l'interprétation fâcheuse
donnée par la famille de Benjamin au fait du séjour à Colombier.
384 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
...«Je vous demande la permission de garder quelques lettres
ou billets tout à fait indifférents et de pure amitié ou plaisante-
rie. Si vous la refusez et que vous répétiez l'ordre de brûler tout
et la déclaration que vous avez tout brûlé, vous serez obéi sur-
le-champ. Ce qu'il y a de plaisant dans votre courroux, c'est que
c'était pour l'éviter que j'étais si laconique... J'ai effacé toutes.
J'ai déjà commencé le triage, j'ai déjà déchiré plusieurs lettres;
j'en ai trouvé une que je ne brûlerai pas aussitôt ; j'attendrai ;
mais je l'envelopperai et cachetterai l'enveloppe, écrivant dessus
ce qu'elle contient. En continuant à chercher le petit morceau de
papier dont s'est emparé le Diable, j'ai retrouvé une lettre écrite
à peu près dans le même temps . M. de Serent et ses élèves ont
trouvé à Bâle l'ordre d'aller par le Tyrol... »
Benjamin lui avait écrit trop de folies, conté trop de fredaines,
pour ne pas désirer la destruction de ses lettres en cas de brouille.
On vient de voir qu'elle en détruisit en effet « plusieurs ». Quant
à la réponse qu'on vient de lire, elle l'expédia, puis la fit repren-
dre à la poste, et se contenta d'écrire à une parente lausannoise
de Benjamin, qui avait transmis à celui-ci la lettre précédente :
« 24 septembre 1789. N'auriez-vous point, Mademoiselle, par
quelque plaisanterie et sans le vouloir, fâché contre moi
M. votre cousin. J'en reçus hier une lettre pleine de reproches,
sans autre fondement que la brièveté d'un billet que je vous
envoyai pour lui. Il est étrange de trouver mauvais qu'un billet
soit court quand il n'était point nécessaire qu'il fût long. Cela
est étrange surtout de la part de quelqu'un qui souvent, sur dix
questions que je lui fais, répond tout au plus à une... Je l'aver-
tissais dans ce billet de s'informer d'une des circonstances du
procès de M. son père, afin de prévenir les suites qu'on m'avait
dit que cette circonstance pouvait avoir pour sa famille. Voilà
tout, et quoiqu'il appelle ma brièveté mystérieuse, et qu'il
pense que je la trouve majestueuse, elle n'est pourtant que la
brièveté toute simple d'une personne qui n'a aucun motif, loin
d'avoir la moindre obligation, d'en dire davantage.
M?.. Je suis fâchée pourtant aujourd'hui de ma très innocente
brièveté, car la lettre de votre cousin, que j'aime véritablement
beaucoup, m'a fait de la peine. Je lui ai répondu hier tout de
suite, fort doucement, à ce que je crois... Je pense que cette bou-
tade ne durera pas, et si vous pouvez l'abréger ou la détruire
plus complètement, vous me ferez plaisir.
...Tout en écrivant, il m'est venu dans l'esprit qu'en répon-
dant doucement, à ce que je croyais, j'ai pu répondre durement,
parce que je répondais dans un premier mouvement de surprise
et de chagrin. Je renverrai à la poste et on reprendra ma lettre
BENJAMIN CONSTANT 385
en portant celle-ci. Si vous voulez bien la lui envoyer, elle servira
en attendant de réponse à la sienne. »
Benjamin se calma, revint à son amie, sûr d'être pardonné.
« Le charme était rompu », dit Sainte-Beuve, des mots « irré-
parables » avaient été dits. Ici, le pénétrant critique fait du drame
mal à propos et exagère la portée de l'incident. Il y en eut sou-
vent d'analogues, et cet échange de lettres paraît surtout grave
si on l'isole du reste de la correspondance. Celle-ci reprit tôt
après son allure ordinaire, avec soubresauts nerveux, boutades
amères, reproches, susceptibilités et picoteries. Ce devait être
ainsi pendant quatre ans encore, jusqu'au jour de la grande et
impardonnable offense, — jusqu'à Mme de Staël.
CHAPITRE XIII
Madame de Charrière publiciste et musicienne
« A force de s'agiter, on oublie
que c'est pour rien que l'on s'a-
gite. »
(M™ de Charrière à d'OIeyres).
Confidences de M"" de Charrière sur ses ouvrages. — Les Observations et
conjectures politiques. — Bien-Né. — Mmt de Charrière et iMirabeau. —
Un pamphlet anti-suisse. — Les Lettres d'un èvèque. — Un concours
académique. — Les Phéniciennes. — Le professeur Prévost. — Musique :
les Romances; Zadig ; le Cyclope. — Zingarelli à Colombier.
Il nous faut laisser pour un temps Benjamin, que nous retrou-
verons à Colombier, et décrire l'activité de Mme de Charrière
pendant les années 1788 et 1789. Elles furent très fécondes
en travaux de divers genres, et de nouvelles relations d'amitié
vinrent peupler la retraite où elle se confinait de plus en plus.
Nous ne croyons pas qu'elle soit jamais retournée ni à Lausanne,
ni à Genève, depuis son voyage de Paris. Sa vie se concentre
désormais dans sa maison, dans sa chambre, parmi ses papiers
et ses livres, auprès de son clavecin. Elle compose beaucoup
de musique ; elle écrit des brochures politiques, et, toujours
davantage, se suffit à elle-même dans cette fièvre de travail
qui durera jusqu'au terme de sa vie.
Pendant le premier séjour de Constant, puis pendant les
premiers mois de 1788, elle était fort occupée de ces « feuilles »,
388 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
auxquelles Benjamin fait de fréquentes allusions, et qui paru-
rent, réunie en brochure, chez J. Witel, imprimeur aux Verriè-
res. Cet ouvrage est le début de Mme de Charrière comme publi-
ciste.
I Nous croyons le moment venu de transcrire une lettre, très
curieuse, où elle fait toute l'histoire de ses premiers ouvrages.
C'est un document capital sur elle et sur Benjamin *. Le texte
qu'on va lire remplit quatre pages, et devait avoir une suite,
qui a disparu. Contentons-nous de ce qui subsiste :
« Je vous ai dit, Monsieur, la jolie réponse que me fit faire
M. Tronchin. Sa femme, après me l'avoir rapportée, ajouta :
Ne songez plus à tirer de l'argent de ce que vous pourriez écrire :
outre qu'à mon gré cela serait peu honnête, je vous assure que
cela ne vous réussirait pas. Jamais vous n'y gagnerez la moindre
chose. — Je me fâchai presque, pensant que c'était me déclarer
que je n'aurais point de lecteurs. Mais Mme Tronchin avait raison,
et quoique je n'aie point renoncé au profit qu'un auteur peut
tirer de ses livres par honneur, par orgueil, par aucun noble
rapport que je me sentisse ni que je voulusse me donner avec
Montesquieu, quoique je n'y aie jamais renoncé formellement,
désirant au contraire, tantôt de payer une dette, tantôt de faire
un présent avec l'argent que j'aurais gagné, il a bien fallu y
renoncer de fait, c'est-à-dire m'en passer, ce que je n'ai pu faire
sans rougir un peu de ma profonde maladresse. Encore si mes
disgrâces s'étaient bornées à ne gagner point ! Mais payer
moi-même tantôt les frais entiers de l'impression, tantôt le
papier nécessaire, tantôt les gravures dont j'ai eu la sottise et
la présomption de vouloir parer mes pauvres Trois femmes,
sans que jamais on m'ait rien rendu, rien payé, cela est aussi
trop ridicule.
A Paris, l'imprimeur ou libraire Buisson me reçut avec inso-
lence. Il avait fait venir de Genève tout ce qui restait d'une
seconde édition des Lettres neuchâteloises et ce que l'on avait
imprimé des Lettres écrites de Lausanne 2. J'en achetai pour moi,
1 Nous n'avons pu deviner à qui s'adressait cette lettre, dont le texte
conservé par l'auteur est évidemment un brouillon. Gaullieur dit que le
destinataire était M. de Saïgas. Ce n'est pas admissible, puisque M. de
Saïgas est nommé comme un tiers au cours de la lettre. Celle-ci n'est pas
datée : Gaullieur lui assigne arbitrairement la date du 17 juin 1790, date
impossible, puisque Mmt de Charrière fait allusion à l'édition des Trois
femmes publiée en 1798. La lettre doit être de la fin de sa vie.
2 C'est-à-dire la première partie, — sans Caliste, qui parut après son
départ de Paris.
MADAME DE CHABRIERE PUBLICISTE ET MUSICIENNE 38g
puis quelques exemplaires pour mes amis, qui, croyant qu'elles
m'appartenaient, m'en demandaient sans façon ; et, en effet,
j'avais payé en entier les Lettres neuchâteloises. Eh ! bien, ce
Buisson, voyant que je tardais à payer, me fit dire par mon
domestique que j'avais beau me dire la propriétaire de ces deux
livres et l'auteur de tous deux, il n'était pas obligé de me croire,
et me priait de lui envoyer tout de suite son argent. M. Bailli,
libraire, vendait Mrs Henley, auquel on avait joint, outre le
Mari sentimental, une misérable suite de ma brochure, qui
en était la critique plus ennuyeuse encore qu'offensante 1,
et les journaux s'étonnèrent de ce que les deux parties d'un
même ouvrage se ressemblaient si peu.
M. Prault, le même à qui M. de Bièvre disait : M. Pro blême,
pourquoi ne vois-je pas ici madame Pro fanée ni Mlle Pro nobis ?
— ce M. Prault convint avec M. Suard qu'il imprimerait Caliste,
aussi bien que les Lettres de Lausanne, à frais et à profits com-
muns pour lui et pour l'auteur ; mais j'oubliai de faire écrire
et signer le marché, et quand j'envoyai le compositeur Zinga-
relli lui demander pour lui, Zingarelli, la moitié des profits, qui
devaient être considérables, puisque Caliste avait eu un très
grand débit, il dit que j'avais été si lente et si minutieuse lors
de l'impression en corrigeant les épreuves, qu'il n'y avait rien
gagné du tout. Il est vrai que j'avais été lente et mala-
droite ; il n'était pas vrai qu'il n'eût point gagné. A sa prière,
j'avais gardé le plus rigoureux silence sur Caliste pendant plu-
sieurs mois, parce qu'il voulait ne la mettre en vente qu'après
le nouvel-an, c'est-à-dire après le débit des almanachs.
C'est une drôle de chose qu'un livre. Sa conception, son impres-
sion, le commerce qui s'en fait, les éloges qu'il reçoit, le blâme
qu'il éprouve, ce qu'il en revient à l'auteur d'estime ou de
diffamation, sont des choses qui n'ont entr'elles aucun rapport.
De tous les auteurs célèbres, je crois que Voltaire a été le plus
habile marchand de livres, et le seul qui se soit considérablement
enrichi. Mais pourquoi les libraires qui volent les auteurs s'enri-
chissent-ils assez rarement eux-mêmes ? C'est ce que j'ignore
tout à fait. Beaucoup d'entr'eux, tout en volant, se ruinent.
Après mon retour de Paris, fâchée contre la princesse d'Orange,
j'écrivis la première feuille des Observations et conjectures poli-
tiques. Pour la faire remarquer et lire, j'en écrivis une seconde,
dont l'intérêt devait être un peu plus général ; c'est celle qu'il
a plu à M. Witel de mettre la première dans le recueil qu'il fit.
Puis vinrent les autres. Une indignation, disons mieux, un zèle
patriotique en dicta plusieurs. J'exigeais de l'imprimeur qu'il
les envoyât l'une après l'autre, à mesure qu'il les imprimait,
La Justification de M. Henley (voir chap. IX).
390 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
à M. de Saïgas, à M. van de Spieeel et à M. Charles Bentinck 1.
Le premier, en effet, recevait les siennes et les lisait à ses amis,
dont aucun n'en devina l'auteur. Je voulais qu'on les envoyât
et les vendît à Paris, comme on aurait pu faire tout autre ouvrage
périodique, et ne doutais pas que cela ne se fît.
Benjamin Constant survint. Il me regardait écrire, prenait
intérêt à mes feuilles, corrigeait quelquefois la ponctuation,
et se moquait de quelques vers alexandrins qui se glissaient
parfois dans ma prose. Nous nous amusions fort. De l'autre
côté de la même table, il écrivait sur des cartes de tarot, qu'il se
proposait d'enfiler ensemble, un ouvrage sur l'esprit et l'influence
de la religion, de toutes les religions connues. Il ne m'en lisait
rien, ne voulant pas comme moi s'exposer à la critique et à la
raillerie. Mme de Staël en a parlé dans un de ses livres. Elle l'ap-
pelle un grand ouvrage, quoiqu'elle n'en ait vu, dit-elle, que le
commencement, — quelques cartes, sans doute, — et elle invite
la Littérature et la Philosophie à se réunir pour exiger de l'auteur
qu'il le reprenne et l'achève. Mais elle ne nomme pas cet auteur,
ne donne point son adresse, de sorte que la Littérature et la
Philosophie eussent été fort embarrassées à lui faire parvenir
une lettre \ »
L'ouvrage que Mme de Charrière écrivait pendant le séjour de
Benjamin est intitulé : Observations et conjectures politiques.
En le feuilletant, on constate que cette Hollandaise devenue
Suisse était plus attachée à son pays d'origine qu'on ne l'eût
soupçonné. Déjà en 1785, lorsqu'un conflit s'éleva entre les
Pays-Bas et l'empereur Joseph II, qui élevait des prétentions
sur la ville de Maëstricht, et que la guerre menaçait d'éclater,
Mme de Charrière exprimait sa fervente sympathie pour ses com-
patriotes et sa foi dans la justice de leur cause :
« J'espère, écrit-elle à d'Oleyres dès le 15 décembre 1784,
j'espère que nous défendrons nos foyers avec la vigueur et la
persévérance qu'on admirait autrefois dans notre nation.
1 Voir, sur ce distingué représentant de la culture hollandaise à cette
époque, A. Sayous, Le dix-huitième siècle à l'étranger, II, p. 406-41 1.
2 Ceci est une allusion à l'Essai sur les fictions, publié par M"' de Staël
en 1795, et sur lequel nous reviendrons, chap. XX. A propos de l'influence
religieuse des fictions mythologiques, M" de Staël s'exprime ainsi dans
une note : «J'ai lu quelques chapitres d'un livre intitulé: De l'Esprit des
religions, où tout ce qui peut être découvert de plus ingénieux dans
l'aperçu de cette question est développé : les lettres et la philosophie doi-
vent exiger de son auteur de finir un aussi grand travail et de le publier».
Dans les éditions suivantes, M"' de Staël eut soin de rendre sa note plus
claire, en nommant l'auteur de ce grand ouvrage.
MADAME DE CHARRIERK PUBLICISTE ET MUSICIENNE 3q I
La paix vaudrait cent fois mieux, je le sens bien, mais l'idée
d'une guerre heureuse et glorieuse flatte mon imagination
depuis quelques jours, et la séduit.» «...Mon frère, qui est lieute-
nant colonel de cavalerie, écrit qu'il est fort occupé, et sa femme,
que nos troupes et nos bourgeois sont remplis de courage,
et que sur la politique personne ne s'entend. J'ai une. tante
qui croit tous les Stathoudériens des gens pendables, et une cou-
sine germaine qui regarde tous les Patriotes comme des hypo-
crites ou des dupes. .. Je me borne à faire des vœux pour mon pays
et contre l'Empereur. » (ier février 1785.)
Elle ne se borna point à cela : deux ans plus tard, elle donne
de sages avis, elle dit quelques vérités utiles à ses compatriotes.
Deux partis divisaient alors les Pays-Bas : la province de Hol-
lande, jalouse de son indépendance, prétendait contenir le pou-
voir du prince d'Orange dans les limites de l'ancien stathoudé-
rat : c'était le parti des Patriotes, qui avait l'appui de la France ;
d'autre part, le prince d'Orange, soutenu par les six autres pro-
vinces, par le roi de Prusse, son beau-frère, et le duc de Bruns-
wick, son oncle, visait à établir la monarchie au profit de sa
Maison. C'était surtout la princesse, plus intelligente que son
mari, qui incarnait cette politique. La lutte fut très vive. En
1787, le parti orangiste, qui l'emportait, se mit à exercer des
représailles et à dresser des enquêtes, contre lesquelles Mme de
Charrière s'élève avec indignation. Eh ! quoi, on entretient le
trouble dans le pays !
« Pour punir qui ? s'écrie-t-elle. Des gens qui demandaient
du secours aux Français, comme d'autres en demandaient aux
Prussiens !... Les sectateurs des canonniers français ont pu
n'être pas plus mal intentionnés que les sectateurs des hussards
prussiens ! »
Elle proteste surtout contre le rappel du duc de Brunswick
« dans un pays où personne ne l'aime, » et déclare que si la Hol-
lande doit souffrir cette intervention, «elle n'est plus une répu-
blique. »
Tel est le sujet de la première feuille publiée par Witel :
Considérations sur l'affaire des canoniers français, attirés en Hol-
lande par quelques Hollandais, et sur le rappel du duc Louis de
Brunswick1. Dans les suivantes, l'auteur suppose une sorte de
1 En réunissant les «feuilles» en brochure, Witel crut devoir placer ce
premier morceau en second, et mit en tête du recueil la Lettre d'un négo-
ciant d'Amsterdam (datée du 14 novembre 1787).
3Ç2 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
correspondance internationale, où se reflètent, avec leur diver-
sité, les points de vue des nations européennes sur les affaires
de Hollande et de France. Un négociant d'Amsterdam, apparte-
nant au Refuge, écrit à un ami parisien ; un Milanais intervient
à son tour ; puis c'est un Anglais qui écrit à M. Ch. B. (sans doute
Charles Bentinck), noble Hollandais, et un Patriote qui s'adresse
au prince d'Orange. Nous n'entreprendrons pas une analyse
détaillée de ces divers morceaux, qui se rapportent à des circons-
tances politiques dont l'intérêt n'est plus très vivant pour nous.
Il suffit de marquer l'esprit dans lequel Mme de Charrière envi-
sage les troubles qui agitent son pays d'origine. Elle se montre
bonne Hollandaise, ce qui n'exclut pas — au contraire — la
franchise des jugements qu'elle porte sur ses compatriotes :
« La nation hollandaise, dit -elle, nous paraît réunir deux
défauts, qui, fâcheux l'un et l'autre, sembleraient devoir au
moins s'exclure mutuellement : ce peuple froid, lent, tardif,
esclave des formes, dont les mœurs ne se sont pas encore raffinées,
dont la langue ne s'est pas encore perfectionnée, dont les spec-
tacles nationaux sont encore grossiers, cette nation si pesante
est en même temps la plus inconsidérée des nations dans son
amour, la plus imprudente dans sa haine, la plus effrénée dans
ses vengeances. »
Elle le montre par des exemples historiques aisés à trouver.
Quant au négociant d'Amsterdam, issu d'une famille réfugiée
dans les Pays-Bas, il appartient au parti vaincu des Patriotes
et incline à rentrer dans le pays de ses pères. Justement, on parle
d'un édit royal qui va rendre aux protestants le libre exercice
de leur culte. Notre homme représente à son ami de Paris quelle
habile politique fera la France en entrant dans cette voie ;
beaucoup de réfugiés s'empresseront de regagner leur lieu
d'origine, au détriment des Pays-Bas :
« ...Bordeaux et Nantes ne peuvent que leur plaire ; ils y
retrouveront la mer et des vaisseaux, et ils oublieront bientôt
des marais que la liberté seule pouvait leur faire aimer. »
Mais une autre émigration menace la Hollande, celle des
citoyens qui, sans être ni Patriotes ni Français d'origine, ne
peuvent cependant supporter la politique de la princesse d'Orange
et le rappel du duc de Brunswick :
MADAME DE CHARRIERE PUBLICISTE ET MUSICIENNE 39?
« J'ose affirmer que parmi les Stathoudériens zélés, il y en
aura beaucoup qui, honteux de leur victoire, indignés de l'usage
qu'on en fait, quitteront une terre avilie et refuseront d'appar-
tenir à une nation esclave. »
Ailleurs, elle conseille à la Hollande de se donner une cons-
titution analogue à celle de l'Angleterre et de renoncer à une
république qui assure moins la liberté qu'une monarchie cons-
titutionnelle. Puis, c'est un lecteur qui, sous prétexte de corriger
l'auteur, décoche aux Hollandais quelques malices :
« Le seul désœuvrement me fit lire votre premier numéro ;
car je me soucie presque aussi peu des Hollandais que des Turcs.
J'ai vu leur beau monde : il était anglais le matin et français
le soir, singe par conséquent toute la journée ; j'ai vu leurs
savants : ils étaient pédants; leurs bourgeois: ils étaient lourds ;
leur petit peuple : il était brutal ; et voilà la nation que vous
mettez parmi les nations favorisées 1. Il faut que vous fassiez
grand cas des rues lavées, du poisson sec, du beurre et du fro-
mage, des écluses et des moulins à vent. »
Ce lecteur facétieux reproche aux Hollandais le fait que leur
richesse est « stagnante comme l'eau de leurs canaux. » Il peint
avec humour la vie d'un particulier riche, égoïste et bon vivant.
Mais, étant équitable, il énumère aussi les qualités solides de
ce petit peuple, son « froid courage », sa « probité incorruptible ».
Ce portrait de la nation hollandaise est au nombre des meilleures
pages de l'auteur.
Mais nous goûtons davantage encore celles que lui inspirait
l'état de la France à la veille de la Révolution. Ce qui paraît
l'avoir surtout préoccupée, c'est d'une part la condition des
protestants, d'autre part la question des lettres de cachet,
puis la personnalité, le caractère et les intentions de Louis XVI.
Un Milanais écrit à un Français, à propos d'un des refus
d'enregistrement des édits par le Parlement. Il pressent une
révolution prochaine :
« Etes-vous bien sûrs, dit-il, que de cette crise violente, il en
sortît un état de choses plus juste et meilleur ? La Constitution
anglaise tourne la tête à beaucoup de Français, et c'est avec
1 Dans sa première feuille sur les affaires de Hollande, elle appelle la
France, la Suisse, l'Angleterre et la Hollande les «nations favorisées»:
Nous avons vu Benjamin citer cette expression non sans ironie (p. 370).
3Ç4 MADAME DE CHARF'IEPE ET SES AMIS
raison qu'on l'admire et qu'on l'envie. Mais vous êtes si différents
des Anglais, que leurs lois ne vous conviendraient pas comme
à eux, et il s'écoulerait des siècles avant que vous leur ressem-
blassiez par leurs bons côtés. C'est à votre vanité pour le nom
français, c'est à votre idolâtrie pour vos rois que vous avez
dû votre grandeur, vos héros, vos victoires. On peut bien d'un
moment à l'autre s'habiller et s'enivrer comme un Anglais, mais
non pas donner l'esprit national anglais à la nation française...
...Voilà. Monsieur, les réflexions, très superficielles à la
vérité, d'un étranger qui aime la France, qui hait les guerres
civiles, et qui a précisément autant de philosophie qu'il en faut
pour n'être pas plus ému des maux d'un empereur ou d'un
président à mortier, que de ceux d'un procureur au Châtelet
ou d'un décrotteur. »
La lettre VI, consacrée à l'édit concernant les protestants,
contient un hommage éloquent à l'influence du Refuge dans les
Pays-Bas. Il vaut la peine de recueillir cette page :
« A qui la France doit-elle cet agréable empire qu'elle exerce
bien plus sur l'Angleterre, l'Allemagne et la Hollande, que sur
l'Italie et l'Espagne, à qui, si ce n'est à ses réfugiés, répandus
dans tous les pays protestants ? Sans eux, la Cour de Berlin
n'aurait pas été française, le feu roi de Prusse n'aurait pas écrit
en français, son frère, le prince Henri, n'aurait pas entendu
avec cette finesse les hommages qui lui ont été rendus en France,
et n'y aurait pas répondu avec cette sensibilité. Grâce aux ins-
tituteurs français, les enfants hollandais et allemands apprennent
La Fontaine par cœur dès qu'ils savent parler ; depuis quarante
ans les lettres de Mme de Sévigné sont entre les mains de toutes
les Allemandes, de toutes les Hollandaises, de toutes les femmes
de Suisse un peu bien élevées, et le règne de Louis XIV leur est
bien plus connu qu'aucune partie de l'histoire de leur propre
pays. Lirions-nous aujourd'hui Montesquieu, Voltaire, Buffon.
vos édits, vos mémoires, vos remontrances, si votre langue ne
nous était pas familière, si votre pays n'était pas une seconde
patrie pour la plupart d'entre nous, une patrie que se choisissent
le goût et l'élégance ?... Dans le temps que Saurin faisait accou-
rir à ses sermons tout le beau monde de La Haye, plusieurs
Français et Françaises de qualité y donnaient la prévention la
plus favorable pour leur nation, et les reparties fines de MIle de
Dangeau \ les jugements qu'elle portait sur les gens et les ouvra-
1 Hélène de Dangeau, enfermée au Calvaire après la Révocation, recouvra
la liberté, et se retira à La .Hâve, où elle fonda deux pensionnats pour les
jeunes femmes de qualité qui appartenaient au Refuge (voir la France vro-
testante, 2' édition, III, article Courcillon).
MADAME DE CHABRlÈKK PUBLICISTE ET MUSICIENNE 3g5
ges, étaient cités dans tonte la Hollande. Deux parentes du
duc de La Rochefoucauld furent gouvernantes d'enfants chez
des gens de qualité à Utrecht ; d'autres filles de condition, pleines
d'esprit et de mérite, y tenaient une école au commencement du
siècle, et vers l'an 1720, de jeunes gens des deux sexes louèrent
chez elles Iphigénie et Idoménée. Je le demande, ces émanations
de la France ne doivent-elles pas avoir contribué infiniment à
vous faire régner sur les esprits des peuples où elles furent por-
tées ?
A présent qu'il ne vous reste plus à faire aucune conquête
de ce genre, à présent que nous sommes les tributaires de votre
littérature, et presque les esclaves de vos usages, rappelez,
Français, il en est bien temps, les exilés qui vous ont acquis cet
empire... La religion catholique, assise chez vous sur le trône,
entourée d'une milice si vigilante et si nombreuse d'évêques,
d'abbés, de moines de toute espèce, qu'a-t-elle à redouter ?
Mme la M. de N. en entendrait-elle une messe de moins quand les
protestants seraient non seulement mariés, mais heureux en
France ? C'est la religion protestante qui devrait trembler,
car la tolérance fait plus de prosélytes que la persécution. »
Plusieurs «feuilles» sont consacrées à la question des lettres de
cachet. Un conseiller au Parlement adresse à ce sujet une remon-
trance au roi, et semble prévoir, appeler m^me de ses vœux la
prise de la Bastille :
« Pourquoi ne déclareriez-vous pas que tout ministre, favori
ou favorite, qui vous proposera une lettre de cachet, perdra sa
place à l'instant, et que si la Bastille n'est pas encore détruite,
ce sera pour elle ou pour lui que ce cruel donjon subsistera ? »
Un savetier du faubourg St- Marceau s'adresse à son tour au
roi pour solliciter trois lettres de cachet dont il aurait grand
besoin pour faire enfermer sa femme, « babillarde et tracassière »,
son fils, épris de la bâtarde d'un décrotteur, et son frère, lequel
menace de se marier, au détriment de ceux qui escomptaient son
héritage.
Puis c'est un Français qui conjure le roi d'adopter des mesu-
res libérales tandis qu'il en est temps :
« Dans un an, dans six mois, les mêmes concessions n'auront
plus le même prix. Il faut saisir le moment de céder avec fruit,
comme celui de profiter de la victoire. Tant de choses changent
autour de nous, tout près de nous, lorsque tout nous paraît
rester au même point ! Vous voyez toujours, Sire, vos mêmes
palais, on vous appelle des mêmes noms, les officiers de votre
3g6 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
couronne portent toujours les mêmes titres ; mais la nation
change ; à la soumission superstitieuse et idolâtre qui passe,
il faut faire succéder un respect raisonné et une soumission de
confiance. »
Les « feuilles » les plus originales sont celles où l'auteur adresse
ses bons avis à Louis XVI sous la forme d'un conte philoso-
phique à la manière de Voltaire.
Bien-Né s'appelle ainsi parce qu'il est venu au monde « avec
un esprit droit et un cœur ami de la justice ». Mais une mau-
vaise éducation a laissé inutiles et incultes ces qualités natives.
Il est gros mangeur et grand chasseur, et ne s'occupe point de
ses peuples. Il jure volontiers, dans la bonne et la mauvaise
humeur. Bientôt les affaires publiques s'embarrassent ; tout
va mal dans le royaume. Un jour, le prince invoque la Sagesse,
dont il a souvent entendu parler, mais que personne ne lui a
fait connaître. La Sagesse survient à son appel, et lui donne
cet ordre : « Ne jure plus !... Dans huit jours je t'en dirai davan-
tage... » Il obéit, sans bien comprendre. Mais ses courtisans sont
fort alarmés : « Si le roi peut surmonter d'un moment à l'autre
une habitude prise depuis si longtemps, il pourra tout ce qu'il
voudra !... » Huit jours après, la Sagesse reparaît et lui dit :
« Sois plus sobre ! » Il obéit encore. « L'étonnement redoubla
et la consternation devint générale. » Le roi se sent la tête plus
libre, il est mieux disposé au travail. Mais voici sa conseillère
qui revient lui dire : « Chasse moins souvent. Ce sacrifice ne te
sera pas plus difficile que les autres. » Il obéit encore : « Huit
jours se passèrent, pendant lesquels il ne chassa qu'une fois.
Le neuvième jour il demanda des livres. » ...Ainsi se poursuit,
par les victoires successives de la volonté, l'éducation du jeune
monarque :
« Et peu à peu il sembla que la Sagesse elle-même fût sur le
trône. Les finances se rétablirent. La nation fut plus florissante
et plus respectée que jamais, et Bien-Né fut aussi heureux qu'un
roi peut l'être. »
Chambrier d'Oleyres écrivait le 22 août 1789, dans son journal :
« Chez Mme de Charrière, qui m'a communiqué ses ouvrages
polémiques. Il y a une suite de feuilles hebdomadaires sur les
affaires de France, et un conte intitulé Bien-Né, que le libraire
correspondant de Fauche à Paris a voulu débiter, et qui lui a
MADAME DE CHARRIERE PUBLICISTE ET MUSICIENNE 5g~J
mérité la prison parce que l'allusion à Louis XVI est trop frap-
pante. »
Nous avons eu la curiosité de vérifier le fait, qui est d'ail-
leurs affirmé par M,rie de Charrière elle-même1. Grâce aux indi-
cations de M. Maurice Tourneux, guide aussi obligeant pour
les chercheurs qu'admirable érudit, nous avons appris qu'un
certain nombre des articles formant les Observations et con-
jectures politiques furent réimprimés à Paris en 1788. Cette
brochure, que possède la Bibliothèque nationale, contient,
outre le conte de Bien-Né, cinq des morceaux relatifs aux affaires
de France. Nous devons en outre à M. Tourneux communication
de la note suivante :
« L'auteur de la correspondance secrète, publiée par M. de
Lescure (Paris, Pion, 1886, 2 vol. gr. in-8°), écrit à la date du
16 août 1788 : « Le Roi, ayant lu la brochure intitulée Bien-Né,
« où l'on se permet des recherches sur sa vie privée et de lui
« donner des leçons, s'est imposé, dit-on, la loi de ne plus boire
« que de l'eau. »
Enfin, d'après une note ancienne sur un exemplaire du Bien-
Né, mis en vente en 1864, « cette brochure aurait été saisie
et des poursuites intentées contre les vendeurs 2. » — Le fait
doit être exact, car il est raconté dans l' avant-propos d'un autre
petit ouvrage de Mmc de Charrière, dont nous parlerons bientôt :
Aiglonette et Insinuante, conte destiné à Marie- Antoinette.
C'est une brochure qui fut publiée à Neuchâtel en 1791, puis
1 Recueillons ici une lettre qu'elle écrivait à la fin de sa vie. Le célèbre
géologue Léopold de Buch, en séjour à Neuchâtel, était venu la voir et
avait subi le charme de son esprit. Quelques jours après, elle mande à
Mmt de Sandoz-Rollin : «. Puisque j'intéresse M. de Buch en ma qualité
d'écrivailleuse, engagez-le à emprunter de M. d'Ivernois un recueil de 17
feuilles, de quelques-unes desquelles je suis passablement vaine. Bien-Né,
surtout, qui fit mettre son vendeur à la Bastille parce que j'y traitais trop
familièrement Louis XVI, mérite que M. de Buch le lise et que vous le
relisiez. Je l'écrivis au commencement de 88. L'on sait qu'en 89 il aurait été
regardé comme une flagornerie punissable. » (1802).
2 Ces renseignements figureront sous n° 20,857, dans la Bibliographie
de l'histoire de Paris pendant la révolution française, T. IV, Documents
biographiques, par M. Maurice Tourneux. Nous remercions notre savant
confrère de l'empressement qu'il a mis à nous documenter, en nous com-
muniquant des fiches encore inédites.
398 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
réimprimée à Paris la même année ; l'édition parisienne repro-
duit l'avis au lecteur de l'édition neuchâteloise, mais en y ajou-
tant les noms des libraires compromis par la vente du Bien-Né ;
voici ce texte curieux :
« Un écrivain obscur, mais dont la plume était exempte de
malice, comme d'adulation, traça ce qui aurait dû arriver au
roi Bien-Né. Le pauvre prince ne l'aura point lu. Ses ministres
lui dérobèrent sans doute son histoire ; car ils en furent si mécon-
tents, qu'ils mirent en prison les libraires qui la débitaient, et
notamment les nommés Désauges, G. D. X. et Denné : heureu-
sement une femme compatissante fit abréger le temps de cette
dure pénitence ; et quant à l'auteur, il n'a été connu ni du
ministre, ni du public. Voyons s'il saura tracer quelques lignes
qui ne causent de chagrin à personne et qui puissent plaire à
celle à qui elles seront particulièrement destinées. »
Or, en consultant les archives de la Bastille et les ouvrages
relatifs à la célèbre prison, nous avons constaté que Désauges
père, colporteur, et son fils, le libraire Edme-Marie-Pierre Désau-
ges, furent incarcérés plusieurs fois pour délits de librairie '.
C'étaient des familiers de la Bastille. Quant à Philippe Denné,
libraire au Palais-Royal, il y entra le 10 avril 1788, fut transféré
le 15 août à St-Lazare, — ce qui était une aggravation de peine,
— et mis en liberté en novembre. Il est bien probable que c'est
le Bien-Né qui lui valut une captivité si longue et si rigoureuse.
Quelle est la « femme compatissante » qui réussit à la faire
abréger ? Sans affirmer rien, nous rappelons que Mme de Char-
rière connaissait M. de Breteuil, l'avait sollicité à deux repri-
ses : et c'est M. de Breteuil, précisément, qui avait contre-
signé l'ordre d'incarcérer Denné...
1 Désauges père est poursuivi en 1760 pour avoir colporté la préface de
la comédie des Philosophes (de Palissot) ; en 1775, il est enfermé pour
quelque autre délit du même genre ; en 1777, le père et le fils sont empri-
sonnés tous deux, à propos d'une «affaire Manichelle » ; le second avait
été arrêté à la barrière Saint-Dominique, ayant dans son cabriolet 60 exem-
plaires en feuilles des Arrêtés et très humbles remontrances du Grand
Conseil au Roi. Il fut emprisonné derechef, en 1786, pour avoir publié un
pamphlet (Lettre d'un garde du corps) relatif à l'affaire du Collier. —
Voir sur les Désauges et Denné, Bibliothèque de l'Arsenal, B. 12,517 : Arch.
de la Préfecture de police, 2' section, C. 25 ; La Bastille dévoilée, IIP livr.
p. 137 ; Funck-Brentano, Lettres de cachet à Paris.
MADAME DE CHARRIEKE PUBLICISTE ET MUSICIENNE 3gg
Un fait est certain, c'est que les Observations et conjectures
politiques ne passèrent point inaperçues à Paris. Mieux encore :
les pages mordantes sur les lettres de cachet firent attribuer
cet ouvrage à un auteur moins obscur que Mmc de Charrière.
Benjamin Constant écrivait à celle-ci, le 25 septembre1 1793:
« J'ai trouvé chez un libraire [à Lausanne] vos petites feuilles
politiques sous le nom du comte de Mirabeau. J'en ai pris deux
exemplaires. Je vous en envoie l'un avec l'article du catalogue
qui vous arrache la gloire de cet ouvrage. Serez-vous plus fâchée
de cette perte que flattée de la méprise ? » — Elle répond le 28 :
« Je suis plus contente de la méprise que fâchée du larcin,
si toutefois celui qui attribue mon ouvrage au comte de Mira-
beau, au lieu d'être le public, n'est pas quelque libraire avide,
attentif seulement à donner à un anonyme un nom qui fasse
vendre l'écrit. C'est M. de Charrière qui m'a suggéré ce doute
modeste, cette prudente distinction 2. »
Elle eut à essuyer les attaques assez vives d'un anonyme,
qu'elle prenait pour le comte de Sanois :
« A l'avenir, écrit-elle à d'Oleyres, il faudra du courage pour
ouvrir sa porte à un Français. M. de Mirabeau fait peur des
Français d'esprit, et M. de Sanois des Français sans esprit.
On est bien fâché contre lui à Neuchâtel, et plus que son sot
petit livre ne le mérite. La moitié de sa mauvaise humeur est
dirigée contre moi, qu'il n'a jamais vue. »
Le « sot petit livre » auquel ces lignes font allusion (et qui fut
d'ailleurs hautement désavoué par M. de Sanois 3), est la Lettre
d'un voyageur français, écrite de Zurich, à M. Bergasse, à Paris
(Cologne, 1789). Cette lettre est signée G*** et porte la date
du 28 septembre 1788. C'est un pamphlet violent contre la
Suisse et ses habitants : « Leur liberté est souvent licence, bru-
talité, intolérance... S'ils exercent l'hospitalité, c'est en ran-
çonnant les étrangers... » Dans son zèle nationaliste, l'auteur
proteste contre l'admission des Suisses au service de France,
les appelle « ces intrus, qui viennent enlever la subsistance de
1 Et non décembre, date indiquée dans le recueil Melegari.
2 La « méprise » s'explique si l'on se souvient que Mirabeau avait écrit
dans le même sens, en 1788, des lettres Aux Bataves sur le stathoudérat.
3 Voir sa brochure (que nous a signalée notre ami M. Arthur Piaget) :
Questions proposées à toutes les assemblées par un membre de la noblesse
de celle de Meaux, i3 mars 1 78g, par le comte de Sanois.
MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS 4OO
nos enfants », et résume son sentiment sur la belle Helvétie
dans cette formule lapidaire : « La Suisse est une éponge à sup-
primer ». Plus loin on lit encore ces lignes, qui font suite à une
« note historique sur les affaires de Genève » :
« La Suisse renferme une multitude (!) de gens d'esprit dans
les deux sexes, beaucoup de femmes très instruites, même en
état d'écrire. Une Hollandaise, qui s'y est établie il y a plu-
sieurs années, passe sa vie à composer des romans qu'on trouve
à Paris et que vous connaissez peut-être. Cette dame fait actuel-
lement un opéra. On assure qu'elle s'est avisée de publier des
pamphlets contre nous, nos Parlements, nos Etats provinciaux.
J'ignore si on les lui a payés cher : mais ils ont donné lieu à
une réplique qui lui a été adressée par une dame française... »
Cette réplique fait suite à la lettre de Zurich. Nous en trans-
crivons les passages les plus curieux :
Lettre d'une jeune Française arrivée à Lausanne pour confier
à M. Tissot la guéri son de son mari infirme, Conseiller au Parle-
ment de Paris, écrite à Mme de C*** à sa maison de campagne,
située sur le bord du lac d'Yverdun 1.
A Lausanne, le 26 mai 1788.
J'ai trouvé, Madame, en arrivant ici, dans toutes les maisons,
un roman nouveau qui y fait sensation 2. On dit que c'est votre
ouvrage. On m'en a proposé la lecture. J'ose avouer mes torts :
je l'ai refusée. Je ne lis jamais de romans On m'a présenté une
brochure de 80 pages, intitulée Observations et conjectures politi-
ques, imprimées chez J. Wittel, aux Verrières-suisses, divisées
en chapitres numérotés depuis 1 jusqu'à 13. J'ai lu cette col-
lection de numéros, qu'on m'a dit être encore un ouvrage de
votre composition. Si on m'a trompée, si le numéro auquel
je vais répondre n'est pas de vous, ni de M. votre époux 3, ma
réponse ne s'adressera ni à l'un ni à l'autre, mais à l'auteur
tel qu'il puisse être. »
L'auteur de la lettre repousse « les sarcasmes et les accusa-
tions par lesquels on cherche à donner du ridicule à sa patrie »,
et s'excitant par degrés, éclate enfin :
« Daignez, Madame, recevoir par mon organe les remercie-
ments que doit la nation française aux sages leçons que vous
1 Le lac de Neuchàtel était souvent appelé alors lac d'Yverdun.
2 Voilà qui prouve au moins le très grand succès de Caliste.
3 II semble résulter de ce passage que tout ou partie des Observations
avait été attribué à M. de Charrière.
MADAME DE CHARRIERE Pl'BLICISTK ET MUS1CIENNI 40 1
voulez bien lui donner... De quoi vous mêlezrvous ? Faites des
romans, Madame. On dit qu'ils sont délicieux, et jamais vos
observations politiques n'auront le même succès. »
A propos de la Constitution anglaise, dont Mme de Charrière
avait dit qu'elle « tournait la tête aux Français », mais ne saurait
leur convenir, l'anonyme réplique par une assertion qui aurait
étonné Montesquieu :
« Daignez, madame, donner quelque relâche à vos occupations
romanesques. Lisez, je vous en conjure, notre histoire, dont
vous n'avez pas la plus légère notion. Elle vous apprendra que
la Constitution anglaise, longtemps avant d'être établie dans les
Iles britanniques, régissait notre monarchie... N'auriez-vous
pas, Madame, par hasard quelques fonds en France ? Je le
soupçonne. J'ai fait ici cette remarque, que les Suisses les plus
ardents à vouloir nous fabriquer de nouvelles chaînes, sont des
capitalistes inquiets. »
Ces insinuations malveillantes d'un pamphlétaire anonyme
n'empêchèrent pas Mme de Charrière de reprendre bientôt la
plume à propos des affaires de France. La Révolution venait
de commencer ; un esprit aussi curieux que le sien devait suivre
avec l'intérêt le plus passionné les péripéties de ce grand drame ;
notre pays allait d'ailleurs en ressentir fortement le contre-coup
par l'Emigration. Déjà elle avait suivi avec attention les troubles
qui agitaient la petite république genevoise :
« A propos, Monsieur, écrivait-elle, le 30 mars 1789, à d'Oleyres,
qu'avez-vous pensé de cette petite révolution de Genève, si
subite, si entière, si inattendue ? M. de Saïgas écrit que les
physionomies ont changé depuis les lettres qu'on a reçues de
la Cour de France... Il nous envoie d'assez jolies et méchantes
chansons négatives1... Cette petite république est vraiment
bien étrange. Je l'aimais beaucoup une fois, mais cela m'a passé.
La politique des républiques, comme celle des Cours, ne doit
pas être vue de près si l'on veut prendre plaisir à ceux qui la
manient. Quand on est jeune et un peu romanesque, on veut
voir le monde ; ensuite, on se tient volontiers renfermé dans
sa tanière, et la plus petite, la plus inaccessible, est la meilleure.
Ce n'est pas qu'on ne s'y ennuie quelquefois ; mais l'ennui ne
paraît pas le plus grand des maux, et on ferme les yeux à tout
spectacle plutôt que de s'exposer à les avoir blessés d'un spectacle
1 On sait que les Négatifs étaient le parti aristocratique de Genève, par
opposition aux Représentants, ou parti populaire.
402
MADAME I)K CHARRIERE ET SES AMIS
fâcheux. Voilà ma profession de foi et de conduite. Ce n'est ni ne
doit être encore de sitôt la vôtre, mais peut-être la sera-ce un
jour. Alors, je serai bien aise pourtant que Cormondrèche ne soit
qu'à une demi-lieue de cette tanière-ci, supposé que je vive et
l'habite encore * ! En attendant, je fais toujours de la musique
pour des paroles, ou des paroles pour de la musique. »
Dans la lettre suivante (avril 1789), elle fait allusion à un libelle
de Mirabeau, « dans lequel on dit que Berlin trouve avec délice
une ample vengeance 2 », puis elle s'écrie :
« Le voilà pourtant nommé, ce misérable Mirabeau ! J'en
suis fâchée pour la chose publique, pour M. Necker et pour
l'honneur du Tiers. Au reste, peut-être voudra-t-il jouer le rôle
d'honnête homme, et s'il le veut il le pourra. J'abandonne assu-
rément sa probité et ne soutiens pas son style, mais je trouve
qu'il écrit avec tout l'esprit possible 3. »
Deux mois plus tard, elle communiquait à d'Oleyres de nou-
velles feuilles politiques, écrites à l'occasion de la convocation
des Etats Généraux. Ce sont les Lettres dun Evêque français
à la nation.
« Il y a de l'esprit, dit d'Oleyres dans son journal, du style
et des grâces, mais point de suite, de consistance, et même rien
de bien saillant. Une idée la conduit à une autre, et quelquefois,
la facilité d'écrire et de rendre ses idées, l'engage à en hasarder
de trop paradoxales... L'ouvrage qu'elle m'a dit avoir le plus
travaillé, celui dont elle est le plus satisfaite, c'est la 6e Lettre
dun Evêque. La matière est importante : il s'agit de la réforme
du Code criminel et de l'abolition de la peine de mort. Mme de
Charrière traite cette matière avec plus de profondeur qu'on
1 Nous rappelons que Chambrier d'Oleyres avait sa résidence d'été dans
le village de Cormondrèche, tout près de Colombier.
2 Sans doute un des pamphlets de Mirabeau contre Necker.
3 A propos des Lettres à Sophie, elle écrivait, le 5 mars 1792, à d'Oleyres :
«J'ai parcouru tous ces jours les lettres que Mirabeau écrivait à M™' de
Monnier et à M. Lenoir du donjon de Vincennes. C'est plutôt une très
curieuse qu'une très agréable lecture. Il y a de la monotonie dans ses élans
d'amour et de ressentiment, et je ne sais quoi empêche qu'on ne soit per-
suadé de la vérité de ce qu'il répète cent et cent fois ; mais quant à de
l'esprit, de la force dans le raisonnement et l'expression, une grande fertilité
d'idées, que cependant je n'appellerai pas imagination, une grande flexibi-
lité d'esprit qui pourtant n'est pas de la grâce et de la douceur, voilà ce
que vous y trouverez certainement. On n'apprend pas là-dedans à l'aimer,
mais bien à détester son père, cet Ami des hommes qui n'aimait que lui ».
MADAME DE CHARBIERE PUBUCISTE ET MUSICIENNE 403
ne peut en attribuer à une femme occupée d'ouvrages légers et
sans suite. »
Le jugement de d'Oleyres ne laisse pas d'être assez juste.
« Point de suite, de consistance », cela est vrai des observations
et des nouvelles lettres. Mais ce qui les rend attrayantes, c'est
la liberté, disons même l'audace d'une pensée dégagée de tout
préjugé et qui, au besoin, devance les esprits les plus hardis de
ce temps. C'est le cas lorsqu'elle proclame que le tiers-état n'est
pas plus le peuple que la noblesse n'est la nation, et entrevoit,
au-delà de l'émancipation de la bourgeoisie, l'avènement du pro-
létariat ; lorsqu'elle montre que sitôt que les ordres privilégiés
n'existeront plus, l'inégalité renaîtra dans la classe même des
bourgeois. Largement sympathique à l'esprit de la Révolution,
elle s'écrie avec une noble simplicité : « Rendons grâce à l'effer-
vescence qui nous a rendus si attentifs et si ardents pour la patrie!»
Aucune grande réforme ne l'effraie, pourvu qu'on ménage les
transitions nécessaires ; brutalement et soudainement appliqué,
le remède serait pire que le mal. Tels sont les principes qu'elle
développe par la bouche ou plutôt par la plume d'un prétendu
évêque. Ce prélat n'a pu réussir à se faire élire aux Etats Géné-
raux, parce qu'il n'a voulu s'embrigader dans aucun parti. Mais
il a ses idées, qu'il croit saines et utiles. Sa première lettre, datée
du n avril 1789, s'élève contre le revenu des évêques, qui est
bien trop considérable et devrait être réduit, mais peu à peu.
Dans la deuxième lettre, où il traite de la condition du proléta-
riat, l'évêque fait observer que toutes les réformes qu'on propose
profitent à une fraction seule de la nation, à la bourgeoisie :
qu'on lise plutôt toutes ces brochures sur le Tiers :
« Est-il question des besoins du pauvre paysan, ou des pré-
tentions du riche roturier ? Ne pense-t-on qu'à donner aux riches-
ses un pouvoir plus grand encore que l'immense pouvoir qu'elles
ont déjà ? »
Cela n'est que trop évident. Mais la foule des obscurs travail-
leurs voudra avoir son tour...
Ce langage de l'évêque surprend un peu ; il nous surprend
plus encore lorsqu'il propose que le clergé abandonne les richesses
inutiles dont regorgent les églises :
« C'est de toute la plénitude de mon cœur que je conseille
au clergé d'offrir, pour nos pauvres, tous nos trésors d'église ;
4o4
MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
c'est avec la conviction la plus intime et la plus parfaite que rien
ne pourrait être plus agréable à la Divinité, plus propre à faire
respecter la religion, et à nous laver de tant d'accusations odieu-
ses, dans lesquelles l'incrédulité confond la religion avec ses
ministres. »
Ce qui importe surtout à ce bon prêtre, c'est que désormais
l'Eglise rende gratuitement au peuple les services qu'elle lui
a fait payer jusqu'ici :
«Ah ! que désormais on puisse parmi nous contracter un lien
nécessaire, et naître, et mourir, sans qu'il en coûte de l'argent,
sans qu'un ministre de Dieu soit obligé d'avilir et lui et son
ministère en tendant la main pour recevoir, à celui à qui il ne
devrait la tendre que pour donner. »
Dans la 40 lettre, ce singulier évêque s'émancipe : il revendi-
que la liberté religieuse et le droit de ne pas croire ; il proteste
contre le faux zèle ecclésiastique essayant d'arracher l'adhésion
d'un mourant; il affirme le droit pour tout homme de prescrire
que son enterrement sera religieux. — ou ne le sera pas. Il s'élève
contre les procédés de l'Eglise envers les suicidés et les comédiens.
« Qu'ils soient enterrés comme ils voudront l'être, soit décemment
auprès des sectateurs de Voltaire, soit religieusement auprès de
ceux de Jésus-Christ! » En revanche, ce prélat si éclairé estime
qu'il ne faut pas proscrire le duel, préjugé funeste, mais indes-
tructible, puisqu'il est « aussi puissant sur un homme vertueux
et raisonnable, que sur un fou et un homme dépravé ».
Les deux dernières lettres, des 18 et 22 mai, sont postérieures
à l'ouverture des Etats Généraux. La plus remarquable de toutes
est assurément la sixième : ce réquisitoire véhément contre la
peine de mort et les flétrissures corporelles, est semé d'aperçus
lumineux, et plein d'une émotion humaine qui rend l'auteur
éloquent :
« Le faut-il absolument, qu'il y ait en France des supplices
et des bourreaux ? Puissé-je ne jamais croire qu'ils soient néces-
saires ! Puissé-je, s'il me faut toute ma vie entendre ces mots
révoltants et sinistres, croire du moins qu'un jour viendra où ils
ne seront plus prononcés. »
L'auteur nous apprend, dans une lettre à Benjamin, que
ses « petits évêques », ainsi qu'elle désignait ces lettres, furent
imprimés par les soins de DuPeyrou ; puis réunies en un recueil,
MADAME DE CHARRIÈRE PUBLICISTE ET MUSICIENNE 405
qui parut dans le courant de l'été 1789 : chaque lettre y a con-
servé une pagination spéciale ; le tout représente une brochure
d'une centaine de pages in-octavo. Mmc de Charrière fut flattée
de constater que Gorsas, rédacteur du Courrier de Versailles,
lui faisait des emprunts. Mais, à son ordinaire, elle ne tira point
profit de son ouvrage. DuPeyrou lui écrit (7 novembre 1789):
« Le sieur Fauche demande les 100 livres qui lui restent dues sur
les Episcopales. » La même lettre nous apprend que l'infatigable
plume vient de produire plusieurs pamphlets contre les violents
de la Révolution.
« Vous me ferez un vrai plaisir, écrit-elle au libraire Roulet,
de m'aider à les tourmenter en faisant aller à Paris les épingles
dont je voudrais qu'ils sentissent la pointe. »
Nous ignorons ce qu'étaient ces épingles dont elle parle plu-
sieurs fois.
Dans l'année 1788, elle avait pris part au concours ouvert
par l'Académie de Besançon sur ce sujet : Le Génie est-il au
dessus des règles ? Le prix fut décerné à un de ses rivaux, l'abbé
Macherey. Le discours de Mme de Charrière (portant l'épigra-
phe Fuerunt et crunt, qui proclamait l'éternité des règles), ne
fut pas même « retenu », c'est-à-dire classé parmi ceux qu'on
jugeait dignes d'une seconde lecture. Elle réclama, d'ailleurs
sans succès, le manuscrit de cet ouvrage, écrit hâtivement et
dont elle n'avait pas gardé copie :
« Je voudrais le conserver, écrivait-elle au secrétaire de l'Aca-
démie, M. Droz de Villars, non qu'il soit ou que je le trouve
bon d'un bout à l'autre, tant s'en faut, mais parce que j'en aime
le morceau sur l'architecture et quelques autres périodes \ »
Ce discours est d'inspiration toute classique : l'auteur impose
au génie la souveraineté des règles, qui ne sont à ses yeux que
l'expression de la raison éternelle et de l'éternel bon sens.
Chaque art a formulé les siennes, qui s'adaptent aux besoins des
1 Lettre du 22 février 1789, dont je dois la communication, ainsi qu'une
copie du discours, à l'obligeance de mon savant collègue de l'Académie de
Besançon, M. Léonce Pingaud, sans qui j'aurais ignoré l'existence de cet
ouvrage. Détail à noter : Chaillet, le pasteur, avait concouru aussi et obtint
un accessit. Son discours fut imprimé, en 1789, chez Fauche-Borel, à
Neuchâtel.
4-0Ô MADAME DE CHARRIEKE ET SES AMIS
divers pays et des diverses époques. Dans quelques pages ingé-
nieuses, elle montre, par exemple, qu'en architecture, certains prin-
cipes demeurent constants en tous lieux, malgré l'infinie variété
des styles. Elle passe en revue les autres arts, « que je cultive,
dit-elle, et dont ma vie emprunte ses charmes les plus doux ».
L'art dramatique lui suggère des réflexions qui paraissent
singulièrement démodées aujourd'hui : elle soutient que Sha-
kespeare nous donnerait plus de plaisir encore s'il avait obéi à
la règle de bon sens qui prescrit l'unité de temps et de lieu ;
il eût atteint par là cette perfection dans Y illusion qui est le
grand charme du théâtre. Il a pu arriver au génie d'enfreindre
les règles, « et on a vu des beautés d'un si grand prix naître de
cette témérité, que l'admiration rendait la critique impossible ; »
mais ce sont là des « attentats heureux » qu'on ne saurait sanc-
tionner en principe. — Nous aurons d'autres occasions de cons-
tater combien elle était attachée à la tradition classique.
D'Oleyres notait dans son journal, le 24 août 1788 :
" M':ie de Charrière m'a lu son drame lyrique des Phéniciennes.
C'est une imitation de la tragédie d'Euripide traduite par M. Pré-
vost... Ses vers sont faciles et heureux... Elle compose aussi des
romances qu'elle met en musique ; elle a la passion de la com-
position, mais elle réussit aussi mal en musique que bien dans la
poésie. »
Nous sommes, avouons-le, moins optimiste que le ministre
de Prusse à Turin en ce qui concerne les vers de Mme de Char-
rière. Sa « tragédie lyrique » des Phéniciennes, écrite en vers
libres pour être mise en musique, n'offre rien de remarquable.
Elle parle néanmoins de cet opéra avec un naïf contentement :
s'il n'est pas si « doux » que ceux de Ouinault, il n'est pas non
plus si fade, et c'est peut-être « le moins mal versifié, le moins
mauvais des opéras modernes ». Ce chef d' œuvre est dédié à
Pierre Prévost, membre de l'Académie de Berlin. Mme de Char-
rière l'avait rencontré à Paris, où il était précepteur dans la
famille Delessert. Sa traduction d'Euripide fut son œuvre de
début. Après un séjour de quelques années à Berlin, il revint à
Genève, sa ville natale, où il occupa la chaire de belles-lettres.
Il a laissé un grand nombre d'ouvrages littéraires et scientifiques.
Mme de Charrière, jusqu'à la fin de sa vie, demeura en corres-
MADAME DE Cil \KK 1 1.RK PUBLICISTE 1.1 MrsiCIENNE
4O7
pondance avec cet homme éminent \ Le 7 octobre 1788, il la
remercie de la dédicace des Phéniciennes :
« J'espère, lui dit-il, que vos succès littéraires, en se multi-
pliant, multiplieront les ouvrages qui les produisent. Votre
Caliste, qui a eu dans l'espace d'un an plusieurs éditions (je
crois même traductions) répond de la fortune de ses sœurs cadet-
tes. Les Phéniciennes sont d'un autre genre, et par cela même
1 Ne en 173 r , mort en i83q. — Il ne nous reste que 11 lettres de Pierre
Prévost, datées de 1788-1795. Celles de M"" de Charrière ne paraissent pas
avoir été conservées
du moins nos recherches sont demeurées vaines.
408 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
que c'est une tragédie lyrique, il est à désirer qu'elle soit jouée
et chantée pour qu'on la juge. Il me semble que si j'étais compo-
siteur, je croirais faire à coup sûr ma réputation en entreprenant
cet ouvrage, mais tous ces messieurs en uck et en ni, qui parta-
gent à Paris les suffrages, se dirigent par des principes qui pour-
raient bien n'être ni ceux d'Euripide ni les vôtres. Il n'en est
pas moins vrai que mon poète favori, comme vous l'appelez,
vous a beaucoup d'obligations et que ses vers me paraissent
fort doux dans votre bouche... Je souhaiterais que vous n'aban-
donnassiez pas Euripide. C'est une riche veine, et Racine ne l'a
pas épuisée. »
Après une jolie page sur l'Oreste d'Euripide, dont Racine ne
lui paraît pas avoir heureusement saisi le caractère « d'une sensi-
bilité profonde », le savant s'arrête :
« Je raisonne et je converse par écrit comme s'il était onze
heures du soir et que je fusse à l'hôtel Marigny. »
Mme de Charrière a tracé, dans une lettre à d'Oleyres, un por-
trait qui vaut bien mieux que son opéra :
« M. Prévost m'a écrit ... C'est dommage que vous ne l'ayez
pas vu : il est aussi singulier qu'intéressant. Certainement il
a beaucoup de savoir, de discernement et de tact, mais il semble
toucher du bout du doigt toute chose, et n'empoigner jamais rien.
Un mélange de modestie, de subtilité, d'irrésolution, fait qu'il
met toujours la restriction et le doute avec l'assertion. Il avance
et recule presque à la fois. Mon Dieu, que cela était plaisant
vis-à-vis d'un avocat français volubile et tranchant, qui saisis-
sait tantôt le oui, tantôt le non de M. Prévost, n'était jamais
au point juste, et croyait toujours entendre ce qu'il ne disait
pas ! M. Prévost aiderait donc très bien à apercevoir, et très
mal à juger... J'estime et j'aime M. Prévost. Il est d'une bonne
foi et d'une délicatesse rares, il est bon, doux, sensible ; c'est
grand dommage qu'il se soit marié, ce qui sied toujours assez
peu à un homme de lettres, et ce qui lui donnera, particuliè-
rement à lui, cent petites entraves \ » (7 novembre 1788).
1 M"" Prévost mourut peu après, en donnant le jour à un fils. Prévost se
remaria en 1795 avec sa belle-sœur, et comme la loi genevoise ne permet-
tait pas cette union, il sollicita du roi de Prusse et obtint l'autorisation de
la contracter dans la Principauté de Neuchàtel, où la coutume s'y opposait
également. Il souhaita que son mariage fut béni par le pasteur Chaillet, qui
avait été son camarade d'études à Genève. C'est du moins ce qui paraît
s'être passé, d'après les lettres de Prévost relatives à cet objet.
MADAME DE C1IARR1ERE PUBLICISTE ET MUSICIENNE 409
Pendant quelques années, la musique fut l'occupation prin-
cipale de Mme de Charrière : « Moi qui ne vois rien au-dessus
de cet art-là, » disait-elle à Suard. Elle écrivait à d'Oleyres pour
le prier de lui trouver un compositeur :
« Si au printemps Vogel n'avait rien à faire et qu'il voulût
venir, il me semble que nous pourrions faire un assez bon opéra. »
(29 décembre 1787).
Cette passion dont elle était possédée prêtait aux plaisante-
ries de ses amis. DuPeyrou lui souhaitait un jour «d'aimer
autre chose que la musique ». A ce moment (1785), elle compo-
sait avec une ardeur que son inexpérience ne décourageait
point. Elle réclamait la collaboration des musiciens les plus en
vue, de Sarti, de Mozart * ; elle priait d'Oleyres de s'informer
si Paisiello, auteur du Barbier de Séville, serait homme à écrire
avec elle la musique d'un petit opéra-comique, YIncognito,
dont l'idée est « heureuse et nouvelle » : il s'agit de deux jeunes
paysans qui se donnent pour un prince et son chambellan
voyageant incognito. Son correspondant se tire d'affaire par
un badinage :
« L'incognito des princes est tellement à la mode aujourd'hui,
surtout dans ces contrées ultramontaines, qu'on y voit souvent
passer de très petites Altesses, dans l'incognito le plus rigou-
reux, qui seraient fort empêchées à paraître d'une autre ma-
nière... »
Puis il lui donne l'adresse de Cimarosa, à Naples. Refus de
Cimarosa, on le pense bien :
« De désespoir, s'écrie-t-elle, je me mis, il y a huit ou dix
jours, devant un clavecin tout désaccordé — nous n'avons point
d'accordeur dans ce pays ! — et je fis de la musique et la notai.
Ensuite, j'ai fait venir Gaillard, premier violon de Neuchâtel,
et avec un petit battement de cœur, je lui ai remis mon papier...
Depuis ce premier essai, je n'ai rêvé que musique. »
Elle se tourne de tous côtés ; on lui a parlé d'un certain Meu-
nier :
1 Sarti était alors en Crimée. Elle lui envoya là-bas les Phéniciennes :
« Ce sera presque les faire retourner dans leur pays », écrit-elle à d'Oleyres.
Elle les envoya aussi à Mozart, à Salzbourg.
410 MADAME DE CHARBIERE ET SES AMIS
« On m'a dit qu'il était de Grandson : il aurait trouvé un peu
plus beau d'être d'Yverdon. Cela cadre bien avec le reste.
Il y a un certain Clementi par le monde, qui joue divinement
du clavecin et compose plus vite que je n'écris, mais depuis
qu'il a enlevé une demoiselle de Lyon, et que le père de la demoi-
selle la lui a reprise, on ne sait où il est. »
Le séjour de Paris la servit mieux ; elle y trouva, nous l'avons
vu, Tomeoni, qui mit sur pied la partition de VIncognito. Mais
ce qu'il lui fallait, c'était un compositeur à sa portée et à ses
ordres. Nous la voyons, en 1789, s'adresser à un nommé Flath,
de Mannheim. qui a donné un concert à Neuchâtel ; puis à
Ghiotti, que Chambrier lui propose, mais qu'elle juge trop cher,
car elle est, assure-t-elle, dans une phase de privations, « excepté,
chose honteuse, les gravures et impressions de mes sublimes
productions. » Elle veut parler sans doute du petit recueil de
romances qu'elle publia et qui, chose à noter, est à peu près le
seul de ses ouvrages qu'elle ait signé de son nom '. Ony trouve
une chanson qui eut un succès assez vif, et qu'on chanta beau-
coup dans les salons de nos villes romandes :
L'amour est un enfant trompeur,
Me dit un jour ma mère...
«Enfin, écrit-elle à Benjamin Constant, j'ai pu me donner
un musicien, un compositeur, bon artiste, mais froid. C'est ce
qu'il me faut, non pas pour m'amuser, mais pour faire de très
bonne musique ; car un grand génie musicien ferait sa propre
musique, et non pas les remplissages qu'il faut à la mienne. »
Ce musicien, qui s'appelait Zingarelli, assez célèbre à cette
époque, eut des élèves plus illustres que lui, Mercadante et Bel-
lini 2. Il passa plusieurs saisons à Colombier :
« J'attends Zingarelli, dit-elle encore à Benjamin (29 mai 1790),
et j'espère que la musique me tiendra lieu de tout ce qui me man-
que. J'ai un excellent piano anglais que j'ai mis dans la chambre
1 Voir Bibliographie.
- Zingarelli (1752-1837) dirigea le conservatoire de Xaples. Il a écrit beau-
coup de musique d'église, et plusieurs opéras dans les années 1785-1803.
Pour autant qu'on peut préciser d'après les allusions de M"" de Charrière,
le maestro dut faire à Colombier au moins deux séjours assez prolongés.
Il y passa plusieurs mois dans la seconde moitié de 1790, puis y revint
pour quelques semaines au printemps 1791.
MADAME DE CHARRIERE PUBLICISTE El MUSICIENNE
411
à manger d'hiver. Mon ancien est toujours dans mon anticham-
bre... Nous ferons la musique de Y Olympiade. C'est aussi le poème
que Pergolèse avait choisi l. Son opéra manqua par la jalousie
de ses rivaux enragés de sa réputation ; le nôtre pourra manquer
faute de réputation. Des causes contraires pourront produire
un effet semblable. »
j;t .m:\sjojj
)E CHARRIERE i
211 roi 1: s
JME
Elle travaille cha-
que jour de longues
heures à son clave-
cin avec Zingarelli,
refait avec lui la
musique de plu-
sieurs opéras, V0-
lympiadc. Zadig, le
Cyclope. où il y a
un délicieux petit
air de chalumeau,
que le maître ris-
que de gâter en le
corrigeant. Mais l'é-
lève défend son idée,
n'en démord point,
et la collaboration
devient orageuse :
« Si l'on pouvait,
écrit cette étrange
femme à d'Oleyres,
si l'on pouvait vous
faire entendre ce Cy-
clope, pour lequel
nous avons pleuré, pour lequel nous nous sommes presque battus,
et dont Zingarelli disait : « Quand on en ôte une note, il semble
qu'on arrache l'âme à Mme de Charrière », — si on pouvait vous
le faire entendre avec un accompagnement convenable, si un
haut-bois ou une clarinette vous jouait l'air rival du Ranz des
Vaches, je suis sûre que vous auriez du plaisir. M. de Tussan 2
1 Elle écrivait à M"' de Sandoz-Rollin : « Pergolèse est pour moi plus
qu'un demi-dieu ». On se rappelle que Caliste expire aux sons du Stabat
mater de Pergolèse.
2 Le comte et la comtesse de Tussan résidaient pendant l'émigration au
Lowenberg, près Morat, campagne que M. de Rougemont leur avait louée
(voir le Mémorial de J. de Norvins, publié par L. de Lanzac de Laborie
(Paris, Pion, Nourrit & C", 1896, T. II 1.
C/iecJl. Bonjour Jl^JeJIu.n^tu
Rue. St Honore, en fy-e /a tu.' <.{zi
Hoi.'/e e/ e-.V/e ci- &4rZre - JVc a -J
( t-'v/i' .
412 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
le jouait hier, cet air-là, dans notre jardin : il est joli, je l'ose
dire, il est joli ! » (10 juin 1791.)
Zingarelli l'avait aidée auparavant à achever un petit opéra-
comique, Les Femmes, dont le livret a été conservé \ Une répé-
tition en fut donnée dans le salon de Colombier en novembre
1790 :
« Il est comique et vraiment comique, écrit-elle à l'ami de
Turin. Nous espérons le faire donner à Paris. J'ai écrit pour cela
à Laïs 2 et à M. le baron d'Aigalliers, mon protecteur en belles-
lettres, et complaisant comme vous. Zingarelli compte le faire
traduire et donner chez l'archiduc à Milan. Le poète et le musi-
cien se sont bien querellés et ont fini par se bien entendre.
Il me paraît que cela ne ressemble à rien d'autre et que c'est
très joli. Nous avons repris ces jours passés mon cher Cyclope,
qui a enfin trouvé grâce devant son correcteur. Il l'aimait et
grondait contre lui... La belle chose que les arts ! Combien ils
amusent, et combien ils font entre ceux qui les aiment un plus
aimable lien que le jeu, les projets d'ambition, de révolution,
de contre-révolution ! J'ai le plaisir d'oublier, au sein des duos
et des ariettes, qu'il y ait une assemblée nationale, et des assi-
gnats, et un Maury et un Mirabeau. »
Laïs fit bon accueil au petit opéra : « On va copier les rôles
pour rendre l'essai de la musique plus facile et plus agréable.
Enfin, j'espère que ça ira (19 janvier 1791). » Et, grisée par cet
espoir, qui devait être trompeur, elle s'écrie : « J'aime la musique
comme la plus intéressante de mes occupations ». Nous ne croyons
pas que le petit ouvrage ait été représenté à Paris, non plus
qu'aucun autre opéra de Mme de Charrière a.
1 II fait partie d'un lot de manuscrits de M"' de Charrière donnés par
M"* Gaullieur à la Bibliothèque de Xeuchàtel. Ce n*est qu'une bluette, assez
gaie, dont les scènes alternent avec quatre ballets.
2 Le célèbre chanteur (i758-i83i).
3 Gaullieur dit expressément (Bibliothèque universelle, septembre-octo-
bre 1847, p. 352, n. 3): «Elle fit représentera Paris, à l'Académie royale, un
opéra de Zadig-». Nous n'avons pas réussi à trouver la confirmation de ce
fait. M. le professeur W. Schmid, de Xeuchàtel, qui a eu l'obligeance de
faire des recherches à ce sujet, a constaté que Zadig ne figure pas dans le
catalogue, dressé par Lajarte, des ouvrages imprimés ou manuscrits con-
servés à la bibliothèque de l'Opéra. — A propos de Zadig, recueillons le
passage suivant d'une lettre du baron d'Aigalliers à Mm' de Charrière:
«Paris, 20 janvier iygi... Il faut bien vous dire un mot de cette Kora>
qui s'est trouvée si mal à propos sur votre chemin. Je ne sais de qui sont
MADAME DE CHARRIERE PUBLICISTE ET MUSICIENNE qi3
Sa correspondance de l'année 1791 fourmille d'allusions à
Zadig, opéra en trois actes. Déjà le texte est entre les mains
du notaire Jeannin, l'homme d'affaires, le secrétaire, le facto-
tum de DuPeyrou ; celui-ci écrit presque journellement à son
amie, épluchant, critiquant, louant tour à tour. En juin, la
musique, revue note après note par ce pauvre Zingarelli, est
assez avancée pour que Mlle Moula en chante les principaux
airs aux familiers de la maison. Nous n'avons pas la partition ;
on peut supposer que les soins de Zingarelli, l'opiniâtre censeur,
avaient réussi à lui donner quelque valeur technique. Mais que
cet homme fut à plaindre !
C'étaient, on l'a vu, de terribles séances que celles qui mettaient
aux prises l'élève et le maître. Une amie reprochant à la première
de parler un peu malignement du second :
« Disons un mot de ma méchanceté, répond-elle. Je conviens
que soit pour frapper ou caresser, ma main n'est pas main morte.
Vous avez ri, bonnes gens ! Voilà ce qui entretient dans la per-
versité quiconque vous aime et désire vous amuser autant que
je le fais. Je vous assure que je rends bien justice à Zingarelli,
et pour tout dire, je souhaite de tout mon cœur qu'il revienne ;
mais pour dire comme vous que, tel qu'il est, il me plaise, non,
je ne saurais. On disait à une femme qui s'étonnait que tel homme
eût pu inspirer une passion : Madame, vous a-t-il aimée ? Je
dirai aussi à ceux qui me trouveraient trop peu enchantée de
Zingarelli : Vous a-t-il brutalisée ? Ce qu'il y a de plaisant, c'est
l'admiration que cette brusquerie et cette malhonnêteté inspi-
raient partout à la ronde : Il n'est point flatteur, disait-on, c'est
Mme de Charrière qui l'oblige, c'est d'elle qu'il peut attendre des
services ;... eh bien, c'est elle qu'il contredit tout le jour. J'en ai ri
bien des fois et suis venue à croire que s'il m'avait battue, on
l'aurait tout à fait canonisé.... Adieu, mon très cher aigle.
...J'ai reçu plusieurs lettres du Constant. J'ai beaucoup de choses
les paroles. La musique est d'un jeune homme nommé Méhul, qui a
donné à la Comédie italienne Euphrosine, qui a eu du succès. 11 a été
moins heureux dans Kora. La première représentation fut donnée mardi
dernier. Je n'y étais pas, mais je sus dés le soir même qu'elle n'avait pas
réussi. ...Je fus avant-hier à la seconde représentation : la salle était
déserte. Quelques personnes de bonne volonté criaient de temps en temps
bravo, mais l'ouvrage eut encore assez peu de succès. ...Je trouve que c'est
un opéra comme bien d'autres, qu'on va voir quand on n'a rien de mieux
à faire et qu'on oublie en remontant en voiture. Il y a d'assez belles déco-
rations ».
414 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
à faire et un opéra sur le tapis. Ce matin à 1 o heures, gelant de
froid dans mon lit, à deux lieues de toute étincelle l.
Elle écrivait encore à son amie M1,e L'Hardy (15 novembre
1791) :
« Mon Polyphème, avec ses chœurs, ses ballets, et le spectacle
qu'il demande, serait sûrement d'un grand effet. J'ose et puis bien
le dire : le peu approuvant Zingarelli, qui ne s'admire jamais,
qui me critique sans cesse, est forcé d'applaudir à ce fruit de
nos querelles, de nos veilles, de nos pleurs. Oui, de nos pleurs.
J'ai pleuré plus d'une fois, en me disputant avec lui sur une
croche ou un demi-soupir, en soutenant un ut contre un mi.
Zingarelli disait, les larmes aux yeux : « Ce C y dope me fera
devenir fou. Voici cinq fois que je l'ai refait ». Aussi, rien de
banal, rien de traînant dans tout le Polyphème. »
Au fond, Zingarelli goûtait fort l'hospitalité de la maison
et la vie qu'on y menait, mais il appréciait beaucoup moins les
productions musicales de son élève. Il blâmait surtout — et
non point seulement in petto, — la prétention qu'elle nourrissait
d'écrire de la grande musique d'opéra. Mais elle n'en voulait
pas démordre, et il devait, bon gré mal gré, la soutenir dans cette
téméraire entreprise, comme parfois, dans nos Alpes, les guides
sont contraints de hisser sur une cime un client qui prétend y
parvenir à tout prix... Mme de Charrière, qui avait tant d'esprit,
ne semble pas avoir compris jamais qu'elle tentait l'impossible ;
c'est toujours le « violon d'Ingres » :
« Zingarelli, dit-elle, me trouvait trop hardie de prétendre à
faire jamais autre chose que des romances, et quand, malgré
lui, je me suis élevée un peu plus haut, surpris, tantôt de mon
ignorance, tantôt de ce que, malgré mon ignorance, je faisais
par ci par là des choses qu'il était forcé de trouver belles, et
jaloux pour ainsi dire pour son art, qu'il trouvait devoir être
étudié de longue main, il se mettait de très mauvaise humeur
contre moi. J'ai escamoté ses avis parmi ses invectives. Jamais
je n'ai osé écrire deux notes en sa présence.
...Il me tarde de vous montrer Polyphème. « La musique en
est bonne, chaque note en est raisonnée », disait Zingarelli.
Il aurait pu dire : Chaque note en a été contestée et pesée à
toutes sortes de balances ; c'est en pleurant et en grondant que
1 A M'" Caroline de Chambrier, plus tard M™* de Sandoz-Rollin. (Sans
date ; vraisemblablement, début de 1 791 ).
MADAME DE CHARRIERE PUBLICISTE ET MUSICIENNE
4'5
nous avons achevé le morceau. (A J.-F. de Chambrier, 29 sep-
tembre 1792.) »
Elle resta néanmoins en relations très affectueuses avec le
maestro, qui, retourné en Italie, correspondait avec elle et voulait
bien s'occuper
encore de Zadig.
Lorsque, dans les
années suivantes,
il remporta un
grand succès avec
un de ses opéras,
d'Oleyres en don-
na la nouvelle à
Colombier, où
l'on s'en réjouit
vivement :
« L'opéra de
Zingarelli est allé
aux nues: je sou-
ligne ces mots
comme l'a fait
M. Chambrier ;
c'est apparem-
ment l'expression
à la mode... On
l'a demandé :
qu'il aura fait
une drôle de mine
en venant rece-
voir les applau-
dissements du pu-
blic ! Je crois le
voir, les épaules
touchant ses
oreilles, ses cou-
des pointus en arrière, mais un joli sourire, moitié honteux,
moitié content, aura un peu racommodé tout le reste. » (1792)
Pendant ses villégiatures à Cormondrèche, Chambrier d'Oley-
res aimait à franchir la demi-lieue qui le séparait de Colombier,
pour venir causer avec son amie des opéras nouveaux et enten-
dre, avec une courtoise complaisance, les derniers airs qu'elle
LE MAESTRO ZINGARELLI
416 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
avait composés ? Mais il était trop musicien lui-même pour en
faire grand cas.
Sans doute, elle aimait passionnément la musique, — la
bonne musique ; — elle j ouait bien du clavecin et chantait agréa-
blement : ne faisait-elle point avec goût tout ce qu'il lui plaisait
de faire ? Sans doute encore, elle a consacré à ses compositions
musicales autant et plus de temps qu'à ses ouvrages littéraires :
Zadig et le Cyclope lui ont coûté bien plus de peine que Caliste
ou les Lettres neuchâteloises. Mais la valeur de toutes ces parti-
tions devait être assez mince, à en juger par ce qu'il en reste \
et si nous en croyons les juges compétents, — sans parler de ce
juge incompétent, mais fort homme d'esprit, qui, après l'audi-
tion d'une sonate de Mme de Charrière, nous disait : « Je crains
que cette musique ne soit pas bonne: je l'ai comprise»2. C'est de
la musique très claire, en effet, terriblement claire, et qu'une
certaine élégance d'allure n'empêche pas d'être enfantine.
Si cette partie de l'œuvre de Mme de Charrière mérite qu'on en
parle, c'est simplement parce qu'elle témoigne de sa prodigieuse,
de son incessante activité d'esprit, de la persévérance de son
vouloir, de la souplesse de cette intelligence ouverte à toutes
choses et curieuse de tous les genres de victoire.
1 Quelques sonates conservées au musée historique de Neuchâtel (voir
Bibliographie.
2 M. Félix Bovet.
CHAPITRE XIV
Madame de Charrière et Jean-Jacques Rousseau
« Si j*écris un grand nombre
de choses, c'est que j'en ai un
grand nombre dans la tète et
dans l'âme. »
(Mmc de Charrière à d'Hermen-
ches).
Relations avec DuPeyrou ; ses billets à M"" de Charrière. — Plaidoyer pour
Thérèse Levasseur. — Mm* de Staël ; Barruel. — L'affaire des Confes-
sions; DuPeyrou et Moultou fils ; les Eclaircissements. — M"" de Char-
rière et Marion. — L'Eloge de Rousseau. — Le baron de Trenck.
Dix ans avaient passé depuis la mort de Rousseau ; la posté-
rité avait commencé pour lui ; sa personnalité et son œuvre exci-
taient cet intérêt curieux qui s'attache toujours au grand homme
récemment disparu. L'Académie proposait son éloge pour le
prix d'éloquence ; la seconde partie des Confessions allait paraître
et soulevait à l'avance de vives polémiques ; Mme de Staël, le
comte de Barruel, d'autres encore, publiaient leurs écrits sur
Rousseau. Mme de Charrière, qui parlait souvent de lui avec
DuPeyrou, fut tout naturellement amenée à s'occuper, elle
aussi, de l'auteur d'Emile. Elle le fit moins encore par goût per-
sonnel que pour défendre l'ami de Rousseau, qui était aussi son
ami, le plus cher qu'elle eût à Neuchâtel. Sitôt que DuPeyrou
fut attaqué, elle se jeta dans la mêlée avec tout l'élan d'une âme
vaillante et généreuse.
41 8 MADAME DE CH ARRIERE ET SES AMIS
Elle avait pour lui la plus haute estime, recherchait la société
de cet homme sûr et bon. Très souvent, DuPeyrou faisait atteler
son carrosse et venait passer l'après-midi à Colombier. Presque
tous les jours il dictait à son valet de chambre Choppin — car
sa goutte l'empêchait d'écrire — un billet pour son amie ; elle
lui écrivait aussi journellement : de toute cette précieuse cor-
respondance, il demeure quatre-vingt-huit lettres et billets de
DuPevrou. On y trouve des choses charmantes de bonhomie
et de délicatesse \
« Je mène, écrit-il, la vie d'un ermite, non d'un mondain. Tout
ce que j'ai pu imaginer de mieux, c'est de me jeter dans le passé.
Dès que j'ai terminé ma besogne de la journée, qui n'est ni gaie,,
ni petite, je défais un paquet du temps passé, resté cacheté, éti-
queté depuis trente à quarante ans, et dont il ne me reste aucun
souvenir... Je les trouve aussi neufs qu'il pourraient l'être à l'en-
fant qui vient de naître. Cela me prouve que notre identité ne
s'étend pas autant que notre existence. Il m'a fâché beaucoup
de brûler des choses charmantes en vérité. »
: v La bienveillance extrême, la douceur de caractère de ce galant
homme, nous sont attestées par tous ses amis. Mais on juge sur-
tout des gens par la manière dont ils traitent leurs inférieurs :
Ce matin, écrit DuPeyrou à son amie, j'ai l'âme bien inquiète
et bien triste. Imaginez que mon lait ne m'a été servi qu'une
heure plus tard, et que la cause de ce retard est la disparition de
la fille qui a soin de cette partie, fille honnête, active, et qui,
depuis maintes années qu'elle sert dans la maison sans reproche,
ne s'est pas fait un malveillant. On ne sait quand elle est sortie,
ni ce qu'elle est devenue. J'ai bien peur qu'un chagrin secret ne
l'ait conduite à quelque mouvement de désespoir. Choppin m'ap-
prend que depuis quelques semaines elle paraissait avoir du cha-
grin. Il y a trois jours que Mlle DuPeyrou s'étant baignée et cette
fille l'ayant servie au bain, me parla le lendemain d'un chagrin
qu'elle lui avait avoué ressentir sans s'ouvrir davantage, et j'avais
résolu de lui parler à ce sujet la première fois que je la rencon-
trerais ; et malheureusement je ne l'ai pas rencontrée, et je me
reproche presque de ne l'avoir pas mandée exprès... »
Tel était l'homme, le maître de maison. Sa religion, qui res-
semblait à celle de Rousseau, se teintait d'un optimisme confiant.
1 DuPeyrou a ordonné par testament la destruction d'une partie de ses
papiers. Les lettres de M"" de Charrière ont dû être brûlées.
MADAME DE < III AKKIEKI
JEAN-JACQUES ROI SSEAU
4ig
Le fatalisme un peu amer où s'arrêtait son amie n'était pas fait
pour une âme comme la sienne :
« Pour moi, lui disait-il, j'avoue que s'il me fallait adopter pour
mon refuge le sentiment qui vous est salutaire, ce serait la mort
la plus prompte qui deviendrait mon asile. Mais, ignorance pour
DECORATIF DE L ANCIENNE MAISON DUPEYROU
(20, Rue du Coq d'Inde)
ignorance, je préfère celle qui me persuade que tout est bien
ordonné à une fin utile et sage, qui satisfait ma faible intelligence,
ainsi que mon cœur. Je souffre dans mon corps, parce qu'il est
sensible à la douleur comme au plaisir physique. Je souffre dans
mon âme parce qu'elle est sensible aussi à la haine comme à
l'amour. Cette sensibilité, fallait-il nous en priver parce qu'elle
peut nous nuire ? Otez le mal, que devient le bien ? N'est-ce pas
l'ombre et la lumière ? Voilà cependant la grande objection contre
une cause intelligente ! »
420 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
Ainsi causaient ensemble les deux amis. DuPeyrou était le
confident littéraire et le critique le plus écouté de l'auteur de
Caliste. Non seulement il faisait copier par ses secrétaires les
manuscrits qu'elle lui envoyait, traitait avec 1" imprimeur —
Witel, Fauche ou Spineux, — mais il faisait l'office de censeur
avec une parfaite sincérité :
« Monsieur DuPeyrou, écrit-elle, est toujours mon aristarque
sévère : je me défends quelquefois comme un tigre contre ses
critiques ; d'autres fois, je les adopte avec la douceur d'un mou-
ton. » — « Je crois, lui écrit-il. que trop de facilité est un mal,
que trop de paresse l'est aussi, que vous êtes atteinte de ces deux
maux, dont l'un complète l'autre. Car, sans la paresse, vous
corrigeriez avec facilité, et sans la facilité, vous auriez moins à
corriger. »
L'admiration pour Rousseau, qui. chez DuPeyrou, était une
sorte de culte, fut entr'eux un lien de plus, et sans doute un iné-
puisable sujet de conversation. Quel dommage que DuPeyrou
n'ait pas écrit de souvenirs sur son illustre ami ! Quel dommage
que Mme de Charrière n'ait pas noté tout ce qu'il lui racontait !
Du moins avons-nous les petits ouvrages qu'elle a consacrés à
Rousseau et qu'il est temps de feuilleter.
Sa générosité naturelle s'indignait contre ceux qui. tout en
exaltant Rousseau, en prenaient occasion pour malmener sa
pauvre Thérèse. Ainsi venaient de faire Mme de Staël et le comte
de Barruel.
Dans la sixième de ses Lettres sur les ouvrages et le caractère
de J.-J. Rousseau, Mme de Staël se montre bien dure pour la
veuve du grand écrivain : « L'indigne femme qui passait sa vie
avec lui avait appris assez à le connaître pour savoir le rendre
malheureux... » Et, admettant le suicide de Rousseau, elle
l'explique par la trahison de Thérèse : « Qui put inspirer à Rous-
seau un dessein si funeste ? C'est la certitude d'avoir été trompé
par la femme qui avait seule conservé sa confiance.... » Puis,
en note : « Peu de jours avant ce triste jour, il s'était aperçu des
viles inclinations de sa femme pour un homme de l'état le plus bas.»
Quant à Barruel, il avait inséré dans sa Vie de J.-J. Rousseau l
une lettre où DuPeyrou lui expliquait la part qu'il avait prise
1 La Vie de J.-J. Rousseau, précédée de quelques lettres relatives au
même sujet, par le C" de Barruel-Beauvert, Londres, 1789, p. 1 32.
MADAME DE CHARRIERE ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU 42 1
à la publication de l'édition de 1782: «Je n'ai, disait-il, concouru
qu'en tierce part à la collection des ouvrages de Rousseau,
imprimée à Genève, au profit de sa veuve. » — « Superbe emploi !
se récrie le comte de Barruel, s'il n'a pas été motivé par les der-
nières intentions du philosophe !... Est-ce qu'on est obligé de
fournir de la pâture aux couleuvres ? Non, mais les laisser vivre
est une cruauté ! »
On juge si ce ton mélodramatique dut agacer une femme
aussi spirituelle que Mme de Charrière et de quels yeux elle lut
la cruelle accusation formulée par Mme de Staël, — qu'elle ne
pouvait souffrir ! Elle donna libre cours à son ironie dans un
petit pamphlet, aujourd'hui à peu près introuvable, intitulé
Plainte et défense de Thérèse Levasseur. Nous connaissons la date
précise où il fut composé, par cette lettre de DuPeyrou, lequel,
semble-t-il, avait d'abord désapprouvé l'idée de son amie :
«4 décembre 1789. Vous avez bien raison d'être opiniâtre ; cela
nous a valu des rires délicieux et jusqu'aux larmes. En recevant
hier votre paquet, j'en ai commencé la lecture à basse messe, mes
deux cousines étant à travailler près de mon lit et babillant pen-
dant que j'écrivais. Je ris, et je recommence tout haut ma lecture.
Il n'y a qu'une voix pour l'impression ; je fais chercher Fauche, je
lui propose le pamphlet, et sur parole il le prend, m'en promet
une épreuve ce matin, que j'attends... Je me suis permis de mettre
ma patte parmi vos jolis doigts et de changer mes bienfaits en
bons procédés, et le bienfaiteur en honnête et bon. Vous verrez cela,
j'espère, dès demain, en beaux caractères d'impression. Fauche
part demain pour Besançon et il emportera cela avec lui, mais
je vous conseille d'envoyer un exemplaire ou deux à Paris pour
ou à un libraire, afin qu'il le réimprime et le fasse courir dans la
Capitale, où certainement il prendra. Il est temps qu'on y rie
un peu, et le morceau me paraît fait pour cela. Il est très plaisant,
piquant et moral. »
Mme de Charrière tint à envoyer la brochure à Thérèse, car
nous lisons dans une autre lettre de DuPeyrou : « La véritable
adresse de Thérèse Levasseur est au Plessis-Belleville, près Dam-
martin, par Soissons. » — Elle écrivait d'autre part à d'Oleyres :
« 12 décembre 1789. Voici une petite chose qui s'est faite depuis
que j'ai eu l'honneur de vous écrire, et qui, grâce à M. DuPeyrou,
a été imprimée aussitôt qu'écrite, de sorte que de ma tête elle a
passé au public en quatre jours. ...Vous en aimerez la simplicité,
sinon bonhomique — il y a pour cela un peu trop de rigoureuse
422 .MADAME DE CH ARRIERE ET SES AMIS
justice, — du moins,.... je ne trouve point de mot. Ce que j'en
pense, c'est qu'on y met les choses et les gens à leur place et à
leur taux, tout simplement et tranquillement. M. DuPeyrou, à
qui je craignais tant soit peu de déplaire avec mon M. N. O. P.1,
en a au contraire ri de bon cœur et a envoyé tout de suite à
Fauche mon barbouillage, qu'il était le maître de jeter au feu.
Ne voilà-t-il pas de part et d'autre une belle loyauté ? »
D'Oleyres s'empresse de la remercier de cette production
« qui porte tellement les caractères de la réalité », qu'il semble
que Thérèse elle-même « a conté ses raisons à son défenseur
en le priant de parler pour elle ». — Ne dirait-on pas, en effet,
qu'on entend la bonne femme se plaindre d'être malmenée
dans des livres :
« Moi qui ne sais seulement pas lire les injures dont on m'acca-
ble, et qui ne pourrai ni lire ni signer la défense que je dicte aujour-
d'hui à une de mes amies, bonne et simple femme comme moi!»
On la traite de « femme indigne », de « couleuvre » !
« Avec leurs gros mots et leurs grandes phrases, s'écrie-t-elle,
ces messieurs font souvent tant d'effet sur de pauvres bêtes de
gens, qu'on pourrait bien m'assommer un de ces jours par charité.
Les femmes de Môtiers ne voulurent-elles pas prouver qu'elles
avaient une âme en lapidant M. Rousseau, qui, à ce qu'on leur
avait fait croire, prétendait qu'elles n'en avaient point ? »
Thérèse se demande aussi, à propos des torts qu'on lui repro-
che, pourquoi on attend les plus sublimes vertus d'une pauvre
fille « qui ne savait ni lire, ni écrire, ni voir l'heure qu'il était sur
le cadrnn », et à qui Rousseau « a fait 1* honneur de donner son
linge à blanchir et son potage à cuire ». Pourquoi exige-t-on d'elle
bien plus que Rousseau lui-même ne lui demandait ? « On manque
à mon égard, non seulement de bonté et de justice, mais d'un
certain bon sens commun, le seul que j'aie eu, et sans lequel je
doute que j'eusse trouvé grâce devant M. Rousseau. »
Ce « bon sens commun », elle en fournit la preuve dans ce petit
discours adressé à Mme de Staël :
« Oui, Madame la baronne, vous manquez de bonté ; car vous
dites du mal d'une pauvre femme qui ne vous en a point fait, et
1 Allusion à ce passage : « Qu'importe à MM. G. et C. que ce soit M. X. O.
ou P. qui ait fait imprimer les Confessions .- »
MADAME DE CHARRIERE ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU 423
qui est dans des circonstances moins brillantes que les vôtres.
Mon célèbre ami est mort : votre célèbre et respectable père est,
Dieu merci, plein de vie ; vous êtes riche, vous êtes baronne, et
ambassadrice, et bel-esprit. Et moi, que suis-je ? Vous manquez
aussi de justice ; car vous avancez des faits qu'il vous est impos-
sible de prouver, comme à moi de les réfuter pleinement, de sorte
que je reste chargée à jamais d'une accusation grave et d'un
soupçon odieux. ...Cela est-il juste ? Etes-vous juste ? Le serais-je,
si, apprenant que vous avez eu le malheur de perdre quelqu'un
qui vous est cher, je disais : Un amour désordonné pour l'esprit a
tourmenté, désespéré... De plus, vous avez manqué de bon sens :
d'abord, comme tout le monde, en voulant que je fusse une plus
admirable personne que je n'avais de vocation à l'être, mais sur-
tout en imaginant que M. Rousseau s'était donné la mort parce
qu'il aurait découvert mon penchant, vrai ou prétendu, pour un
homme de la plus basse classe. Que d'absurdités en peu de mots !
Est-ce la coutume, je vous prie, que les maris se tuent pour ces
sortes de choses ? Et si ce n'est pas le parti qu'ils prennent d'ordi-
naire, fallait-il taxer de cette rare folie un philosophe de 66 ans ?
Certes, pour une personne qui lui veut tant de bien, et à moi si
peu, vous me faites bien de l'honneur, et à lui bien du tort! Mais
comme ce n'est pas votre intention, vous diminuez, tant que vous
pouvez, l'extravagance supposée de l'un, et aggravez la faute sup-
posée de l'autre : c'est pour un homme de la plus basse classe que
M. Rousseau doit avoir découvert mon penchant. Plaisante
aggravation pour la ménagère ! Plaisante excuse pour le philoso-
phe ! Selon vous, il se serait donc mieux consolé si j'eusse aimé un
prince ! Lui ! Jean- Jacques ! Allez, Madame, vous ne l'avez pas lu,
si vous ignorez combien non seulement les classes lui étaient indif-
férentes, mais combien surtout il honora davantage Mme de
Warens que Mme de Pompadour ! Vous êtes jeune, Madame ;
votre esprit peut mûrir, vous pouvez vous défaire de préjugés
qui aussi bien ne sont plus à la mode ; vous pouvez devenir à la
fois plus raisonnable et meilleure ; et déjà vous avez quelque bon
fond, puisque vous aimez tant monsieur votre père. Lisez donc
attentivement les ouvrages de M. Rousseau, et pleurez sur cette
partie de votre livre qui regarde sa vieille Thérèse. »
Barruel est expédié plus rapidement :
« C'est la mode, s'écrie Thérèse, de me donner des coups de
patte: il a bien fallu qu'il fît comme les autres; et s'il a donné un
peu plus lourdement, il y a là-dedans plus de malheur que de
malice. »
DuPeyrou lui-même a son tour, et Thérèse lui reproche dou-
cement ses torts :
424 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
« Il en a eu moins que les autres, mais il n'en devait avoir
aucun : je n'étais accoutumée qu'à ses bons procédés... »
Son tort, c'est de n'avoir pas su défendre Thérèse à propos
des profits que devait lui assurer la publication des œuvres de
Rousseau : il aurait dû, dans sa lettre à Barruel, insister moins
sur l'honneur que le grand écrivain avait fait à cette femme de
lui donner son nom, et beaucoup plus sur les promesses qu'il
lui avait réitérées de lui laisser de quoi vivre. Car enfin, ne
l'a-t-elle pas servi pendant trente ans, « sinon avec une perfec-
tion de roman », du moins de son mieux ?
« Ah ! bon Dieu ! s'écrie Thérèse, que de femmes resteraient
sans douaire, que de grands seigneurs sans pensions, s'il fallait,
pour les obtenir, une conduite irréprochable et des services
désintéressés ! >>
Il y a aussi un fort joli morceau d'ironie sur les poulardes
qu'on reprochait à Thérèse d'avoir acceptées de tel ou tel bien-
faiteur, à l'insu de Jean- Jacques ; et, pour finir, elle suggère
à DuPeyrou cette réponse aux accusateurs de Thérèse :
« Enthousiastes stupides ou hypocrites, n'appelez plus Rous-
seau votre maître, votre modèle, votre dieu, ou suivez mieux
ses leçons et son exemple. Il voulait que les fautes de ses ennemis
ne fussent publiées que longtemps après leur mort : ne noircissez
donc pas, pendant sa vie, une femme qui ne vous offensa jamais !»
Mrne de Charrière écrit à B. Constant, avec qui la correspon-
dance a repris de plus belle :
« On n'a plus trouvé de Thérèse Levasseur chez les libraires à
Paris il y a déjà longtemps, et cependant il ne m'est pas revenu
qu'on en ait beaucoup parlé. Les amis de Mme de Staël auraient-
ils jeté au feu tout ce qu'on en avait envoyé ?... Cette folie a fort
amusé le petit nombre de lecteurs à qui j'ai pris la peine de l'en-
voyer, et à Neuchâtel elle a eu grande vogue. Elle ne coûtait
qu'un batz à la vérité, ou deux tout au plus ». (29 mai 1790)
Elle eut aussi l'approbation du fin lettré et du sincère ami
qu'était M. de Saïgas ; mais il ne loua qu'avec de justes réserves :
« Genève, 18 décembre 1789. Thérèse Levasseur a trouvé un fort
bon défenseur. Je ne sais si elle le mérite. L'on ne voit rien dans
la dernière partie des Confessions qui autorise à le croire, et il est
bien difficile de justifier la conduite qu'elle a tenue depuis la
mort de son mari. Vous qui plaidez si bien les causes douteuses,
MADAME DE CHARRIERE ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU 425
ayez la bonté de me dire ce qu'il faut penser du différend qui s'est
élevé entre M. DuPeyrou et MM. les libraires Barde et Manget.
L'idée avantageuse que j'ai de M. DuPeyrou me fait voir avec
peine que toutes les apparences de tort sont de son côté. Si vous
XJ*-#*f
^>»V{» ^
a^fcr *)<y?&* v^^^c
AUTOGRAPHE DE DKPEYBOU
défendez bien, vous attaquez'* mieux encore : Intermissa diu
rursus bella nwves. Parce, precor ! ftrecor /»
La fin de cette lettre fait allusion à la querelle où DuPeyrou
se trouvait engagé depuis quelques semaines et que nous devons
raconter brièvement.
426 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
La première partie, soit les six premiers livres des Confessions,
avait seule paru dans l'édition de 1782, entreprise au profit
de la veuve de Rousseau par messieurs Moultou, de Girardin et
DuPeyrou. Ce dernier avait entre les mains — outre les origi-
naux des pièces justificatives se rapportant aux Confessions, —
une copie de la seconde partie, qu'il tenait de Moultou ; et cette
seconde partie, affirmait-il en s'autorisant de « la volonté très
expresse » de Rousseau, ne devait « voir le jour qu'au commence-
ment du siècle prochain ». Mais Moultou était mort en 1787.
Son fils aîné, Pierre Moultou, dépositaire du manuscrit confié à
son père, redoutant quelque publication de contrebande et cédant
à l'impatience du public, crut devoir autoriser l'impression dé
la seconde partie des Mémoires, sous réserve de la suppression
de certains noms propres et de quelques jugements sévères de
Rousseau. Il traita avec les libraires Barde et Manget, de Genève,
qui annoncèrent la prochaine apparition de l'ouvrage.
On crut, en général, que cette publication était faite sur l'ini-
tiative de DuPeyrou, qui, étant seul nommé dans l'édition de
1782, passait pour être le dépositaire des Confessions. La déli-
catesse de ce galant homme s'alarma : pouvait-il laisser croire
qu'il fût capable de trahir la confiance de Rousseau, en devan-
çant le terme fixé pour la publication des Mémoires ? Il envoya
donc au Mercure de France une Déclaration (qui parut dans le
numéro du 21 novembre 1789), par laquelle il décline toute res-
ponsabilité dans l'édition des libraires genevois :
« Je suis certain, ajoute-t-il un peu lourdement, que l'ouvrage
ne peut avoir été livré ou acquis que par des moyens peu déli-
cats, puisqu'il ne peut être publié aujourd'hui que par la viola-
tion de la volonté très expresse de son auteur. »
Cette phrase visait M. de Girardin, qui, à la mort de Rousseau,
s'était emparé d'une copie des Confessions que l'auteur avait
conservée par devers lui. Mais Barde et Manget, se croyant mis
en cause, répondirent par une lettre très vive (27 novembre),
adressée à DuPeyrou, qui répliqua le 2 décembre; le 5, les librai-
res signaient leur duplique. Tous ces documents furent réunis en
une brochure \ On y trouve, outre les pièces que nous venons
1 Pièces relatives à la publication de la suite des Confessions de
J.-J. Rousseau. — Voir sur cette affaire les Mémoires de Fauche-Borel
MADAME DE CHARRIERE ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU
427
d'indiquer, un garde-à-vous adressé par les éditeurs genevois
au public contre l'édition de la suite des Confessions que DuPey-
rou avait pris le parti d'annoncer, et que Barde et Manget
qualifient à l'avance de contrefaçon. DuPeyrou, en effet, ayant
constaté que les éditeurs genevois avaient fait subir au texte
original diverses altérations — sous prétexte de faire disparaître
« les traits trop amers », — s'apprêtait à imprimer chez Fauche,
à Neuchâtel le texte authentique de Rousseau. La brochure dont
nous parlons contient enfin une lettre signée le Dépositaire des
Mémoires de Rousseau, où Moult ou déclare qu'il ignorait, et
I, p. 37-8. Sébastien Mercier, qui avait séjourné à Neuchâtel et tféquenté
l'hôte! DuPevrou, fut un moment soupçonné d'avoir pris copie de la suite
des Confessions. M"" de Charrière entretient d'Oleyres de cette histoire
(7 juin 1789).
428 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
que son père a toujours ignoré le prétendu délai fixé par Rousseau
pour la publication ; que Rousseau, en remettant à Moultou une
copie des Confessions, l'avait laissé juge du moment où il con-
viendrait de les donner au public ; et que le mécontentement
manifesté par DuPe}'rou provenait de ce qu'en cette affaire il
poursuivait un intérêt de lucre.
Cette polémique fit le bruit qu'on se peut aisément figurer 1.
Puis, bientôt, parut à Neuchâtel l'édition de DuPeyrou, qui
porte la date de 1790. Elle est « enrichie » d'une série de lettres
inédites de Rousseau. Au début du premier volume, on trouve
quelques échantillons curieux des changements apportés par
Moultou au texte original, placé en regard du texte imprimé.
Ce ne sont pas de simples suppressions, mais de véritables alté-
rations, dont on a souvent peine à comprendre le motif, si bien
qu'on se demande de quel côté est la « contrefaçon ». Puis, dans
une courte lettre, Fauche-Borel fait l'éloge de DuPeyrou et
le remercie de lui avoir confié cet ouvrage, qu'il offre au public
comme les « prémices » de son imprimerie naissante. Vient
ensuite un Discours préliminaire, où DuPeyrou, reprenant toute
la question qui a fait l'objet de sa querelle avec les libraires gene-
vois, fournit sur tous les points des explications d'une netteté
décisive.
Mme de Charrière avait mis la main à tout cela, comme le
révèlent ces lignes adressées à Benjamin Constant :
« Si quelque j our la nouvelle édition des Confessions vous
parvient, sachez que l'avertissement du libraire est de moi,
l'épître à M. DuPeyrou aussi de moi (mais l'idée d'en faire une
n'est pas de moi, elle est bien de Louis Fauche-Borel) ; ensuite
vous reconnaîtrez bien encore quelques mots, quelques phrases,
mais vous garderez pour vous cette reconnaissance, sans en dire
un seul mot. »
1 DuPeyrou, qui n'était pas toujours adroit, était certainement d'une
probité scrupuleuse. Lors des négociations qui préparèrent l'édition de
Genève, il faillit déjà se tâcher parce que le prospectus semblait promettre
au public la totalité des Confessions, tandis qu'en réalité on ne lui en don-
nait que les six premiers livres. « Je vous déclare une fois pour toutes,
écrivait-il aux éditeurs genevois le i5 mai 1779, que je romps toute affaire
et tout commerce, s'il faut employer des moyens qui me répugnent et qui
déshonorent la qualité que nous professons d'être les amis de l'homme le
plus vrai... ». (Cette lettre figure dans un curieux dossier que possède la
Bibliothèque de Genève, relatif à l'édition générale de 1782).
MADAME DE CHARRIERE ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU 429
Le 26 décembre, DuPeyrou écrit à son amie :
« Il ne me reste qu'à savourer la douceur d'être défendu
par vous avec cent fois plus de talent que je ne puis en mettre
à me défendre moi-même... Je suis bien impatient de voir les
Eclaircissements... Ils doivent être prêts aujourd'hui. »
Ces mots font allusion à une brochure que préparait Mme de
Charrière, et où se posant en témoin impartial et désintéressé,
elle saisissait l'opinion de la querelle engagée entre DuPeyrou
et ses adversaires. Ce petit écrit : Eclair cissemens relatifs à la
publication des Confessions de Rousseau, est un de ceux où l'auteur
a mis tout son zèle, avec infiniment d'esprit. Elle se présente
modestement comme la « mouche du coche », par cette épigra-
phe :
Dame mouche s'en va chanter à leurs oreilles
Et fait cent sottises pareilles.
Elle a soin d'ajouter qu'elle écrit «moins pour M. DuPeyrou
que pour la vérité ». De fait, elle commence par railler l'attitude
prise par DuPeyrou, et reproche à ce modeste de n'avoir pas
assez compté sur sa réputation d'honnête homme. Il s'est donné,
en cherchant à prévenir les soupçons du public, une peine
superflue, et ses précautions lui ont attiré des reproches fâcheux.
Cette critique adressée à son ami est habile, elle nous prédis-
pose à croire ce qui suit. L'auteur nous raconte que si, à un
moment donné, Rousseau se défia de DuPeyrou ; que s'il a,
sous cette impression, tracé de lui dans ses mémoires le portrait
dédaigneux et froid qu'on connaît (et que Moultou avait eu
soin de rendre public), sa défiance n'alla pourtant pas jusqu'à
redemander à son ami de Neuchâtel les papiers si précieux
qu'il lui avait confiés. Mieux encore, Mme de Charrière révèle un
détail qu'on ignorait : à savoir que Moultou lui-même avait un
jour perdu la confiance de Rousseau, et qu'elle tient le fait de
Moultou, qui était venu la voir à Colombier, lors de ses entre-
vues avec DuPeyrou. Ce passage des Eclair cissemens mérite
d'être cité :
« M. Moultou m'a lui-même raconté les soupçons que Rousseau
avait pris contre lui, et la scène de raccommodement qu'il y eut
entr'eux. Rousseau le dispensa de se justifier, et ils pleurèrent
sans que rien eût été éclairci. Je trouvai cela encore plus commode
43o MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
que dramatique, et j'écoutai M. Moultou avec un embarras dont
il s'aperçut... Si l'on me demande : Qui êtes-vous pour qu'on vous
croie ? je réponds que, si je ne me nomme pas, je me fais suffi-
samment deviner, et que ceux qui me devineront ne pourront pas
s'empêcher de me croire. »
Plus loin, elle discute avec gaîté la défense de Rousseau de
publier ses Confessions avant la fin du siècle, et insinue que le
grand écrivain ne serait peut-être pas bien fâché de voir ses pres-
criptions méconnues :
« Rousseau pouvait-il désirer bien vivement que ceux qu'il
accusait d'avoir fait le malheur de sa vie, n'en apprissent rien,
n'en souffrissent en rien. Qu'on remarque dans ces Confessions
certains tableaux plaisants, où pas un mot n'est hors de sa place,
où le son même des mots concourt avec le sens pour égayer
le lecteur ; et qu'on se demande si Rousseau n'était pas pressé
de leur faire produire leur effet. »
Nous devons à cette brochure, à côté de fins aperçus, bien des
renseignements de détail. L'auteur note, en passant, ce fait,
très honorable pour son ami, que « la maison de DuPeyrou était
le rendez- vous de ceux qui s'occupèrent de Rousseau après sa
mort ». Elle nous conte que le prince Henri de Prusse, lors de
son passage à Neuchâtel (1784), demanda à DuPeyrou de lui
montrer la suite des Confessions, et que celui-ci osa refuser,
n'ayant pas reçu la permission expresse de Moultou, de qui il
tenait sa copie. DuPeyrou considérait le dépôt comme invio-
lable, et Moultou en pensait autant. Or voici qu'on annonce à
Genève ce livre tenu secret si soigneusement ! On conçoit la
stupeur de DuPeyrou. Qui donc avait trahi la volonté de Jean-
Jacques ? Qui avait livré le manuscrit aux libraires ? DuPeyrou,
sentant que le soupçon d'indélicatesse pouvait s'égarer sur lui,
protesta par précaution :
« Il eut peur, dit Mme de Charrière, d'être soupçonné d'une
partie de ce qu'il n'aurait pu pardonner à d'autres : cette fois,
M. DuPeyrou, que Rousseau trouvait froid et flegmatique, ne
l'était peut-être guère plus que Rousseau en pareille occasion
ne l'eût été. »
Sur ce trait pénétrant et qui porte, elle constate l'esprit nou-
veau d'un temps qui ne respecte plus aucun voile. Elle remarque
— et ceci est d'une certaine portée — que la Révolution semble
MADAME DE CHARRIERE ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU 43 I
inaugurer, à cet égard aussi, une ère nouvelle. L'opinion se fait
juge de toutes choses, et entend tout connaître pour tout juger :
« Il me semble que nous allons vivre sous un régime moral
moins lénitif et moins amphigourique que par le passé... On ne
pourra plus, tout chargé de soupçons, marcher pourtant tête
levée, parce que les soupçons ne se laisseront plus accumuler
craintivement sans mot dire ; et d'un autre côté, le moindre mot
positif de blâme ne tirera plus à une si grande conséquence,
parce qu'on ne peut ni intenter chaque jour des procès, ni se
battre sans cesse. M. le comte de Mirabeau a déjà montré, à
ce qu'on dit, qu'il était de cet avis-là. Mille préjugés ont été
détruits, quoi qu'on n'en voulût qu'à quelques-uns, et peut-
être qu'il a été détruit plus que des préjugés. »
;'- Que résultera-t-il de ce changement des mœurs, si finement
noté ? « Le vernis est tombé, dit-elle, mais ce qu'il couvrait
s'amendera-t-il ou sera-t-il seulement plus hideux ?» Elle ne
conclut pas : « Ce qu'il y a de bien sûr, c'est que les temps, soit
qu'on les trouve meilleurs ou pires, sont autres ». Elle prévoit,
au surplus, que le public va devenir toujours plus indifférent
aux lettres, et que, dans dix ans, on ne se mettra guère en peine
de ce que fut Rousseau. Le fils de Moult ou aurait donc été fondé
à dire : « On me presse de publier les Confessions ; je cède ».
DuPeyrou n'aurait eu qu'à y consentir, mais en s'opposant à
toute mutilation du manuscrit.
Et ici, Mme de Charrière fait bonne justice de l'argument de
Barde et Manget, qui prétendaient n'avoir retranché de leur édi-
tion que « des injures grossières, plates et basses, aussi peu glo-
rieuses à leur bilieux auteur qu'inutiles au public ».
« Il serait trop singulier, s'écrie-t-elle, que Rousseau eût été
plat et grossier à point nommé, quand il convenait à ces mes-
sieurs de le trouver tel. Rousseau est mort, il se laisse juger ;
mais moi qui fais partie du public, je déclare que je n'ai point
donné de mission à MM. Barde et Manget pour juger pour moi
de ce qui m'est utile ou inutile ».
Elle invite, en terminant, M. Moultou le fils à lever le masque,
et même lui épargne ce soin, puisqu'elle le met librement en
cause, et nomme en toutes lettres cet homme si prudent. Que
Moultou écarte donc le voile, d'ailleurs transparent, qui le couvre:
«Alors, content de lui-même, il cessera d'être injuste envers les
autres ; il avouera franchement que c'était par humeur qu'il accu-
432 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
sait M. DuPeyrou d'avoir suivi dans cette affaire les conseils de
l'avarice ou de l'avidité. Il sait bien, M. Moultou, qu'il n'en est
rien : qu'au défaut qu'a M. DuPeyrou d'être riche (défaut, au
reste, peu odieux sans doute, puisqu'on redoute si peu de l'avoir),
il ne joint pas le défaut, le véritable défaut, de vouloir à tout
prix devenir plus riche. »
La fin de la brochure contient quelques particularités à retenir :
Mme de Charrière nous apprend qu'elle rencontra à Plombières
(1781) le baron d'Holbach, qui lui dit «beaucoup de mal de
Rousseau » et alla jusqu'à affirmer que Rousseau s'était tué ;
sur quoi elle fait cette juste remarque : que les faux amis, qui,
comme d'Holbach, ont contribué à rendre Rousseau malheureux,
devraient chercher plutôt à se persuader et à persuader aux
autres qu'il ne le fut pas au point de se donner la mort.
« Quant à Diderot, ajoute-t-elle — et ceci est un autre souve-
nir intéressant, — je l'ai vu plusieurs fois à la Haye, chez M. le
prince de Galitzin. Il ne pleurait pas quand je le questionnais sur
Rousseau ; mais il prenait un air de Tartuffe, parlait de mauvais
cœur, d'ingratitude, d'amis indignement trahis, et se taisait du
reste, par discrétion, par humanité !...»
Dans une note elle consigne cet autre renseignement :
«Leur conversation sur la question de l'Académie de Dijon
me fut rapportée par Diderot comme elle l'est par Rousseau,
sinon qu'il rendait sa réponse plus saillante. « Quel des deux
partis me conseillez-vous de prendre ? — Belle demande ! Celui
que personne ne prendra. »
On sent, à lire cette jolie brochure, éloquente, variée, vigoureuse
de pensée, que Mme de Charrière éprouvait pour Rousseau une
sympathie sans doute avivée par les récits de DuPeyrou ; mais
elle l'aimait sans aveuglement, avec un peu de compassion et
une admiration plus vive pour son génie que pour son caractère.
Les Eclaircissements parurent dans les premiers jours de 1790 :
le 5 janvier, l'auteur les adresse à d'Oleyres en s'excusant de
ne lui pas envoyer un petit conte qu'elle lui avait promis :
« La tracasserie faite à M. DuPeyrou est venue à la traverse. Je
vous envoie la brochure qu'elle a produite, encore toute mouillée.
On prétend qu'elle va m'attirer des ennemis ardents et de désa-
gréables réponses. J'aimerais autant que non ; mais A la garde !
comme on dit à Neuchâtel. Je n'ai pu me résoudre à me cacher
MADAME DE CHARRIERE ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU 433
mieux que je n'ai fait, et m'étant signée quelquefois la Mouche
du coche, l'épigraphe est presque une signature l. C'est donc
par une sorte de pudeur, et non par poltronnerie, que je n'ai pas
mis mon nom en toutes lettres ; cependant, je ne suis pas abso-
lument sûre qu'une réponse bien mordante ne me fasse rien.
Je me flatte un peu qu'on n'osera pas, tant je me suis montrée
courageuse et méchante. Cette fois, ne prenant pas le masque
d'une Mlle Levasseur, j'ai écrit de mon mieux. M. DuPeyrou
avait trop négligé style et diction dans ce qu'il avait dit en hâte
au public. »
Mme de Vassy, fille de M. de Girardin, publia aussi sur cette
affaire une lettre 2 dont Mme de Charrière ne fut point émue :
« Je souhaite pour les lettres que Mme de Vassy ne soit jamais
que la femme de la lettre, et tous ceux qui ont lu la lettre, et haïs-
sent comme moi le précieux, l'entortillé, le sentimental déplacé,
formeront le même vœu que moi. Vraiment, c'est une chose
étrange que la peine qu'on prend pour cacher le sens que Dieu
donne à la plupart des hommes et des femmes, sous des paroles
qui ne signifient rien ! Le grand d'Espagne est bien honnête
dans son jugement de moi 3, mais, en vérité, si j'ai quelque ori-
ginalité, ce n'est, je pense, que celle de dire ce que je veux qu'on
sache le plus clairement qu'il m'est possible. Je suis bien aise d'y
avoir réussi à votre gré et au sien dans le dernier bourdonnement
de la mouche. J'ai fort à cœur qu'il donne de M. DuPeyrou et de
ses adversaires l'opinion que chacun d'eux mérite. (A d'Oleyres,
29 janvier 1790). »
Quant au bon public neuchâtelois, il considérait, semble-t-il,
avec ahurissement l'activité fiévreuse de Mme de Charrière.
D'Oleyres lui-même, qui avait une vie intellectuelle refusée à
tant d'autres, écrivait à son parent Samuel de Chambrier :
« Cette dame-là compose une incroyable quantité de pièces fugi-
tives sur les affaires de France. C'est un torrent de facondité (sic)...
Elle imprime plus que jamais. Elle prend à partie les éditeurs des
Confessions et défend M. DuPeyrou à outrance contre le marquis
de Girardin et Moultou. Je fais lire ses brochures, qu'elle m'envoie
dans leur primeur, au marquis de Serent, gouverneur des fils du
comte d'Artois, qui la connaît mieux que vous et moi et m'en a
1 Nous ignorons à quels opuscules elle peut bien faire allusion ici.
2 Dans cette lettre, M"" de Vassy proteste contre l'affirmation de M"" de
Staël que Rousseau s'était suicidé. Elle parut en 1789 à la suite d'une nou-
velle édition de l'ouvrage de M'"' de Staël.
3 Allusion aux louanges de M. de Serent, transmises par d'Oleyres.
28
434 MADAME DE CHARRlÈBE ET SES AMIS
fait le portrait au naturel. Il fait un cas infini du mari... Je trouve
dans l'air et même le tour d'esprit de M. de Serent des rapports
marqués avec M. de Charrière (décembre 1789 ; janvier 1790). »
Le marquis de Serent, ayant lu une des brochures récentes
(probablement la « plainte » de Thérèse), jugeait ainsi « ce petit
écrit de notre amie, » à ce que rapporte d'Oleyres :
« Son imagination est vive, ardente, et a une originalité qui
n'appartient qu'à elle. Je ne sais si elle a un intérêt plus particu-
lier dans la cause qu'elle soutient, qu'elle n'en aurait eu à écrire
sur toute autre matière. Mais il me semble que c'est son esprit
beaucoup plus qu'une affection profonde, qui a dirigé sa plume. »
Ce jugement très fin est juste, mais incomplet. C'est sans grand
enthousiasme pour Thérèse, on le conçoit, que Mme de Charrière
s'est amusée à défendre la pauvre femme ; mais peut-être l'espoir
d'être désagréable à Mme de Staël a-t-il beaucoup contribué à
aiguiser sa verve.
La correspondance, toujours active entre Colombier et Turin,
touche aussi à Rousseau. Pour donner plus d'intérêt à son édition
des Confessions, DuPeyrou souhaitait d'y faire paraître les por-
traits des principaux personnages mis en scène. Et comme le
début des Confessions nous transporte à Turin, Mme de Charrière
pria le ministre de Prusse de l'aider à rassembler les portraits
pour cette partie de l'ouvrage : il s'agissait du comte de Gouvon,
de son fils l'abbé, de Mlle de Breil, que Rousseau dépeint si sédui-
sante, etc.. D'Oleyres confie à son cousin Samuel ses perplexités :
on donnerait à la rigueur ces portraits pour les placer dans un
livre d'histoire, mais non dans un roman (c'est ainsi qu'on envi-
sageait donc les mémoires de Rousseau !) — et à Mme de Charrière
il répond (21 décembre 1789) :
« On attend ici avec empressement la nouvelle édition que
M. DuPeyrou annonce. Je voudrais fort pouvoir contribuer à sa
perfection, par l'estampe du comte ou de l'abbé de Gouvon,que
j'aurais pu vous envoyer, si les descendants de cette maison
avaient agréé que ces estampes parussent dans les confessions
d'un de leurs anciens domestiques. Il y a ici un portrait de Mlle de
Breil, petite-fille du comte, et depuis lors comtesse de Verrue, qui
répond à l'idée séduisante que Rousseau en donne ; il figurerait
à merveille dans son premier volume ; mais comment obtenir
une gravure de ce portrait d'une dame de la plus haute considé-
ration à cette Cour, et dont les descendants ne consentiraient
MADAME DE CHAKRlÈRE ET JEAN-JACQUES ROI SSEAU 435
guère à un pareil usage de cette estampe si elle devait figurer
avec celle de Mme de Warens ? J'ajouterai à cela qu'on ne lit
ici les Confessions de Jean-Jacques qu'en s'en confessant à
son confesseur, et la pénitence infligée pour un tel péché n'est
pas légère : tout au moins promet-on de n'y plus retomber.
...Voilà qui exclut de ce livre les estampes de la famille Solar. »
Elle riposte le 5 janvier 1790 :
« Il faut donc renoncer aux Solars, grâce à toutes les sottises
de bigotterie et d'orgueil dont s'encroûtent les pauvres hommes !
Vraiment, j'ai mon espèce en horreur. Je ne vois que sottise et
méchanceté. Voyez les complots et les assassinats toujours
renaissants en France ! Vos cagots, vos roués, sont de sottes et
vilaines bêtes, et il ne me plaît pas seulement de rire de l'aveu
ingénu que vous me racontez. »
La fin de cette lettre contient une commission qu'elle qualifie
elle-même de baroque : elle prie l'ambassadeur, — de la part
de DuPeyrou. — de chercher à retrouver la pauvre Marion,
cette jeune servante mauriennoise que Rousseau accusa, après
la mort de Mme de Vercellis, de lui avoir donné un ruban qu'il
avait dérobé lui-même :
« Si Marion vit, elle doit avoir près de 80 ans. On voudrait
lui faire du bien ; c'est un peu tard sans doute, et je voudrais
qu'on y eût pensé il y a 15 ans. C'était déjà assez tard. »
Elle écrit encore à d'Olevres, qui se montrait sévère pour
Rousseau :
« Nous sommes parfaitement de même avis sur Jean-Jacques.
Au lieu d'entretenir la postérité de ses remords sur Marion, il
aurait dû de son vivant la chercher et réparer sa faute. Il croit
avoir pris chez l'abbé Gaime de vraies idées sur la vertu et des
sentiments vertueux, et cependant il ne cherche pas Marion,
qu'il aurait aisément retrouvée. Après la mort de Claude Anet,
et la joie de posséder son habit noir, il croit que les larmes que
cette vilaine joie fait verser à Mme de Warens, effaceront de son
cœur tout sentiment vil de convoitise et de sordide intérêt.
Cependant, nous le voyons depuis un peu voleur, parfois, souvent
menteur, et plus souvent ingrat. Il se fait les mêmes illusions en
se rappelant le passé, qu'on a coutume de se faire sur le présent.
Chaque époque de sa vie, ou, pour mieux dire, chaque tableau
à faire d'une époque, ou d'un événement, l'occupe tout entier :
il ne songe qu'à le rendre plus beau ou plus hideux, selon les
cas, et dupe de sa propre éloquence, il prend de ce qu'il peint
436 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
la même impression qu'il n'avait d'abord que cherché à en donner
aux autres (février ou mars 1790). »
Les recherches que voulut bien faire le ministre n'eurent
aucun succès. Marion resta introuvable, comme le pressentait
Mme de Charrière.
« Je vous remercie, écrit-elle, de votre complaisance à vous infor-
mer de Marion. C'était déjà de ma part un pur acte de complai-
sance, que cet exercice que je vous ai demandé de la vôtre, car
j'étais bien persuadée que cela était fort inutile. A dire vrai,
M. DuPeyrou est presque aussi étrange en ceci que Rousseau :
c'était après la mort de celui-ci qu'il fallait vite chercher Marion ;
mais les idées viennent quand elles peuvent. »
Elle rempit de longues lettres à d'Oleyres de détails sur les
fameux portraits ; elle écrit pour le même objet à vingt person-
nes ; si DuPeyrou l'en croyait, il s'adresserait à Thérèse. A Ben-
jamin Constant elle dit :
« J'avais demandé à Mme de la Pottrie le portrait de Mme de
Warens : — « Je ne l'ai pas, je ne sais pas qui l'a ». On demande à
Mlle de Bottens : — « Il est entre les mains de M. Gibbon ». J'écris
poliment et même flatteusement à M. Gibbon. Il me répond :
«M. Gibbon est bien fâché, etc.. ; le portrait appartient à la
famille Polier, et M. Gibbon, étranger, ne peut se mêler de ces
choses-là». Voyez comme tout cela est obligeant ! On dit que
M. Dennel(?) me fait l'honneur de me haïr. Je l'ai vu trois ins-
tants, il y a plusieurs années. Les Lausannois n'ont pas par-
donné mes Lettres. »
Le comte de Favria, sollicité aussi par d'Oleyres, avait com-
plètement oublié son ancien laquais J.-J. Rousseau. Mme de
Charrière ne s'en étonne point :
« La même chose, dit-elle, qui fait la destinée d'un homme, n'est
pour un autre qu'un événement de peu d'importance. Nous ne
nous rappelons pas tous les domestiques que nous avons pu
voir dans la maison paternelle, ni tout ce que nous avons pu
leur dire ; et si l'un d'eux, quelques années après, se trouve être
un homme considérable, il peut bien se souvenir de nous sans
que ce qu'il en dira réveille aucune impression dans notre cer-
veau. Pour Marion, si elle vit, elle se rappelera Rousseau. Mme Ba-
sile, si elle vivait, se le rappellerait aussi, car les scènes que
Rousseau a retracées relativement à elle ont eu une égale impor-
tance pour elle et pour lui. J'avoue que je n'en suis pas encore
au bout de mes étonnements sur cet étrange homme. Je l'admire
MADAME DE CHARRIERE ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU $7
et me fâche contre lui encore tous les jours à neuf. M. le ministre
Chaillet a dit avec assez de justesse, ce me semble, qu'il aimait
les scènes, qu'il grossissait par plaisir les objets pour en faire
un tableau frappant dont lui-même était un des personnages...
M. DuPeyrou se fâcherait, je crois, s'il savait ce que j'ose vous
dire ; j'aurais beau crier : « C'est M. Chaillet, c'est M. Chaillet ! »
Je doute que cela me pût sauver de son courroux... (29 janvier
1790.) »
Ces réserves sur le caractère énigmatique de Rousseau ne
l'empêchèrent pas d'entreprendre son éloge pour l'Académie
française, qui avait mis ce sujet au concours. Cependant, comme,
dans l'intervalle, la publication de la fin des Mémoires avait causé
quelque scandale, elle eut un doute sur les intentions de l'Aca-
démie et s'en informa auprès de Marmontel, qui lui répondit :
« La sensation produite a été diverse, selon les esprits et les
mœurs, mais, en général, nous sommes indulgents pour qui
nous donne du plaisir. Rien n'est changé dans les intentions
de l'Académie, et Rousseau est traité comme la Madeleine :
Remittuntur Mi peccata multa, quia dilexit multum l. »
Elle ne se mit à l'œuvre qu'au dernier moment, à la fin d'avril,
ainsi qu'on le peut voir dans Y Avis qui précède l'éloge imprimé.
Le manuscrit devait être à Paris avant le premier juin : il y fut.
Le bon DuPeyrou l'avait fait copier en hâte par son secrétaire
Jeannin et avait lui-même soigné l'expédition du paquet.
Il était adressé au baron d'Aigalliers, membre de l'Assemblée
nationale, qui devait le remettre à Marmontel, et qui eut aussi la
bonté de corriger les épreuves de la brochure et de traiter avec
l'éditeur 2.
C'est un joli morceau, non pas précisément d'éloquence, mais
de critique et d'analyse morale, que ces soixante pages. Le style
en est un peu plus orné peut-être que celui des précédents
ouvrages de l'auteur ; une pointe de rhétorique lui donne par
1 Nous citons cette lettre d'après Gaullieur (Etudes sur l'histoire litté-
raire de la Suisse française, p. 1 56, note).
2 Eloge de Jean-Jacques Rousseau, qui a concouru pour le prix de
l'Académie française. A Paris, chez Grégoire, libraire, rue du Coq
Saint-Honoré, 1790. — La brochure fut mise en vente fin janvier 1791. Il en
fut tiré 600 exemplaires in-8°, et 400 in-i2°, pour que le format fût assorti
à celui des diverses éditions de Rousseau. L'exemplaire se vendait 12 sols.
(Lettre du baron d'Aigalliers à M"" de Charrière, 14 octobre 1790.)
438 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
instants le ton et l'allure qui conviennent à un éloge acadé-
mique. La partie la plus originale est celle où Mme de Charrière
analyse et décrit la constitution intellectuelle de Rousseau :
« Il naquit avec des organes tout à la fois forts et subtils.
Ses sens étaient parfaits, et au moindre éveil, les vives impres-
sions qu'ils avaient confiées à sa mémoire se renouvelaient avec
une étonnante netteté. Ne serait-ce point la perfection des sens
et celle de la mémoire qui formeraient ensemble une imagination
forte et brillante ? »
Puis l'auteur montre comment une éducation étrangement
décousue agit sur ce fond primitif. La sensibilité extrême de
Rousseau, son imagination se développent sans contrainte, et par
là il déconcerte tous ceux avec qui il est appelé à vivre. Aussi
devient-il un incompris. Comme homme et comme écrivain, il est
le jouet de sa propre imagination, et c'est là le secret de son
prestige, de son pouvoir enchanteur. Il y a une page intéressante
aussi sur le sens de l'harmonie, qui a exercé sur le génie de Rous-
seau une action insoupçonnée: «J'ai cru toujours que l'oreille de
Rousseau avait fait Rousseau ce qu'il a été. » Idée paradoxale,
qu'elle développe adroitement. Certes, elle a raison de dire que si
Rousseau fut un médiocre musicien, c'est grâce à lui pourtant
que « la langue française, qu'il trouva si rebelle à la musique
proprement dite, se montrera la plus propre de toutes les langues
à cette autre musique, à la musique du style, dont les effets
imprévus, innombrables, se sentent en même temps au cœur,
à l'esprit, à l'oreille, et au pouvoir de laquelle il est impossible
d'échapper.» — Voilà une pensée féconde, dont un Bernardin de
Saint-Pierre, un Chateaubriand, allaient bientôt fournir l'illustra-
tion éclatante. — Mais ce qu'elle admire le plus en Rousseau, ce
sont ses rêves ; Rousseau a appris aux hommes à rêver. Le cons-
tater, n'est-ce pas résumer d'un mot la révolution littéraire
opérée par Jean- Jacques ? Elle montre en lui le grand rêveur. Il
a introduit jusque dans la sociologie un charme inconnu de ses
devanciers :
« La voix de sirène manquait à l'abbé de Saint-Pierre. Ce n'est
pas d'avoir rêvé, mais de ne nous avoir pas fait rêver avec lui,
qu'il faut lui faire un reproche. Et c'est en cela seul qu'il a différé
de Rousseau. Qu'es-tu donc, charme du style, charme puissant
et indéfinissable !... »
MADAME DE CHARRIERE ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU 43û,
Et la voilà célébrant la fraîcheur, la nouveauté du style de
Jean- Jacques et cherchant le secret de son prestige. Elle n'hésite
pas, enfin, à le louer de son optimisme consolant ; elle lui sait
gré d'avoir cru à l'âge d'or, qui n'est pas matériellement vrai,
mais auquel nous avons besoin de croire, car il nous faut rêver
la perfection pour y tendre : « Si c'est plus qu'on ne peut faire
et obtenir, ce n'est pas plus qu'il ne faut vouloir et tenter. »
Elle met d'ailleurs à nu les défauts de Rousseau, qui lui-même
s'est montré sans réserve, et aborde la question de l'abandon
de ses enfants : on peut discerner dans son œuvre le remords
qui l'a torturé, lorsque, ayant évoqué devant ses contemporains
un haut idéal moral, il a senti « combien il l'avait peu réalisé
lui-même. »
D'Oleyres jugeait assez sainement ce discours dans son jour-
nal :
« C'est peut-être son meilleur ouvrage ; mais il ne peut guère
être couronné, parce qu'il n'est pas proprement fini. L'auteur y
parle de ce qui lui vient dans l'idée à propos de Rousseau; une
pensée la mène à une autre ; mais malgré la justesse des pensées
et la chaleur du style, c'est un ouvrage incomplet. »
Le discours de Mme de Charrière ne fut, en effet, pas couronné,
et celui de Mme de Staël ne le fut pas davantage. S'il l'eût été,
on concevrait mieux que Gaullieur et Sainte-Beuve aient vu dans
cette rivalité une cause de froideur et même de brouille entre ces
deux femmes. Nous verrons qu'il n'y eut jamais brouille entre
elles, mais que Mme de Charrière opposa à toutes les avances
de Mme de Staël une antipathie irréductible ; le concours acadé-
mique n'y était pour rien. Elle écrivait à d'Oleyres, à la fin de
1789, en lui renvoyant les Mémoires du fameux baron de Trenck1,
une lettre où il est question et de ce personnage et de Mme de
Staël. La page est intéressante :
« Quand il n'y aurait, dit-elle du baron prussien, que sa bonne
volonté pour mon pays natal, je l'aimerais un peu. A Spa, mon
1 Frédéric, baron de Trenck, né en 1726, était devenu l'amant de la
princesse Amélie, sœur de Frédéric II. Cette liaison ayant été découverte,
il fut enfermé pendant de longues années à Magdebourg; sa vie aventu-
reuse est contée dans ses Mémoires, qu'il a lui-même traduits en français
\Paris, 1789). II mourut sur l'échafaud en 1794, le même jour qu'André
Chénier.
440 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
père ne voulait pas qu'il m'entretînt de ses malheurs, tant il me
nourrissait l'imagination. Je n'ai pas encore oublié sa tête à
demi-chauve, ses yeux un peu égarés et ses grands gestes .On
voit qu'il se considère comme une curiosité bien remarquable.
Tant mieux, si cela le console de ses longs chagrins.
A propos de remarquable, on écrit à M. DuPeyrou que Mme de
Staël s'est rendue si assidue à l'Assemblée nationale, y a fait tant
de bruit, de gestes, de mines, a tant écrit de billets aux membres
de l'assemblée, approuvant, conseillant, etc., que monsieur son
père lui a dit d'opter entre cette salle et sa maison, ne voulant
plus qu'elle retournât à l'une si elle voulait revenir dans l'autre. »
A défaut du suffrage de Paris, Mme de Charrière eut celui de
son mari, ainsi qu'elle le dit plaisamment à une amie :
« M. de Charrière, tout M. de Charrière et mari qu'il est, a
trouvé le discours fort éloquent, et m'a encouragée à hasarder
l'épigraphe entière que j'avais dans la tête. Elle a tout l'air de
vouloir être un vers :
His words were musick, his thoughts celestial dreams.
...Cela peint si bien Rousseau, et d'une manière si analogue à
celle dont je l'ai peint !... M. DuPeyrou a été de l'avis de M. de
Charrière, que quand on avait pareille chose dans l'esprit il fallait
l'employer ; et lui, qui a conservé contre les lettrés de Paris une
dent que lui avait donnée Rousseau, s'amuse de l'embarras où ils
seront de déterrer la source de cette heureuse épigraphe. Il se fait
une fête aussi de publier mon discours pour leur faire honte s'ils
ne le couronnent pas. Il faut avouer, pour l'excuse d'une certaine
irascibilité et amertume de caractère, que, où il n'y en a point, il
n'y a guère de zèle et d'amitié. (A Mlle de Chambrier, 26 mai
1790). »
CHAPITRE XV
Nouveaux amis
«Le genre humain est une si
détestable chose, qu'il faut s'at-
tacher bien fort à quelques ex-
ceptions satisfaisantes. »
(Mmc de Charrière à d'Oleyres).
Réconciliation avec Benjamin. — Confidences douloureuses. — Mort de
M°" de Pourtalès. — Benjamin passe à Colombier ; Turpe et Torpe. —
Caroline de Chambrier ; le ménage Sandoz-Rollin. — Susette DuPasquier.
— Henriette L'Hardy. — M"" de Madeweiss. — M"" Tulleken : un por-
trait de M"' de Charrière chez elle. — « Mon Henriette ».
Benjamin Constant, que son amie tenait au courant de tous
ses travaux, était revenu au ton affectueux d'autrefois. Le 4
juin 1790, il annonce sa prochaine visite à Colombier :
« Il n'y a, écrit-il, que deux êtres au monde dont je sois par-
faitement content, vous et ma femme. Tous les autres, j'ai non
pas à me plaindre d'eux, mais à leur attribuer quelque partie
de mes peines. Vous deux, au contraire, j'ai à vous remercier
de tout ce que je goûte de bonheur. »
C'est peut-être à cette courte visite que se rapportent les
lignes suivantes (sans date) adressées à d'Oleyres :
« Le pauvre Constant n'a pas souvent en lui-même cette gaîté
qu'alors il communiquait. Il a trop souffert dans l'affaire de son
père. Un prince d'Orange faible, un conseil de guerre composé
d'ennemis, des Bernois vis à vis d'un homme du Pays de Vaud,
il y a là plus qu'il ne faut pour tuer la gaîté la plus robuste.
Deux choses m'ont fait plaisir pour M. Constant : il est content
442 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
de Brunswick comme d'un asile où il retrouve ce qui ailleurs
s'est écorné de sa fortune, et il est extrêmement content de sa
femme. »
Dans la même lettre, Benjamin lui rend compte d'une théorie
du chevalier de Revel, envoyé de Sardaigne à La Haye, lequel
pense que Dieu est mort avant d'avoir fini son ouvrage, — d'où
l'imperfection du monde, tout se trouvant fait dans un but qui
n'existe plus :
« Nous sommes comme des montres où il n'y aurait point
de cadran, et dont les rouages, doués d'intelligence, tour-
neraient jusqu'à ce qu'ils se fussent usés, sans savoir pourquoi,
et se disant toujours : « Puisque je tourne, j'ai donc un but. »
Cette idée me paraît la folie la plus spirituelle et la plus profonde
que j'ai ouïe, et bien préférable aux folies chrétiennes, musul-
manes ou philosophiques des premiers, sixième et dix-huitième
siècles de notre ère... Adieu, cher et spirituel rouage, qui avez
le malheur d'être si fort au-dessus de l'horloge dont vous faites
partie et que vous dérangez. Sans vanité, c'est aussi un peu mon
cas. Adieu... Ne nous reverrons-nous jamais comme en 1787 et
1788 ? »
La réconciliation, on le voit, est parfaite. On peut se remettre
à discuter, tout en évoquant les jolis souvenirs de la première
amitié :
« Vous ne me paraissez pas démocrate, lui dit-il. Je crois comme
vous qu'on ne voit au fond que la fourbe et la fureur, mais j'aime
mieux la fourbe et la fureur qui renversent les châteaux forts,
détruisent les titres et autres sottises de cette espèce, mettent
sur un pied égal toutes les rêveries religieuses, que celles qui
voudraient conserver et consacrer ces misérables avortons de la
stupidité barbare des Juifs, entée sur la férocité ignorante des
Vandales. »
Et, après avoir évoqué les souvenirs de Paris, de Mme Saurin-
Schabaham, que nous avons cités, il termine ainsi :
« Adieu. Répondez-moi une bonne longue lettre. Envoyez-
moi du nectar ; je vous envoie de la poussière, mais c'est tout
ce que j'ai. Je suis tout poussière. Comme il faut finir par là,
autant vaut-il commencer aussi par là. » (10 décembre 1790 ?)
Ce ton amer et détaché est continuel dans ses lettres. Si
Mmc de Charrière n'encourage pas son scepticisme, comme on
le lui a injustement reproché, elle n'a pourtant rien de bien
réconfortant à lui dire. Il existe d'elle une lettre, que Gaullieur
NOUVEAUX AMIS
443
a publiée, et qui nous paraît importante — parmi tant d'autres
— à cause de la confession sincère et attristée qu'elle contient.
Elle nous montre comment s'était renouée la correspondance
de Brunswick, de quel ton un peu craintif Mme de Charrière
parlait à son jeune ami, et quelles étaient à ce moment les som-
bres pensées de cette femme à l'esprit si actif et au cœur si
bon ! :
1 Cette lettre a paru dans la Revue suisse d'avril 1844, avec deux autres
également adressées à Benjamin Constant, et communiquées par M. d'H.
[d'Hermenches ?]. Elle porte la date du 3o août 1790. Il nous est malheu-
reusement impossible de vérifier et, par conséquent, de garantir le texte de
cette lettre, dont nous n'avons pas retrouvé l'original parmi les lettres de
Mn" de Charrière à Benjamin qui nous ont été confiées. En 1857, Gaullieur
publia dans la même revue les Lettres-Mémoires de M™' de Charrière. Or
nous v trouvons (p. 599) une lettre que M"" de Charrière aurait écrite, le
8 octobre 1774, à son frère Ditie, et où figure tout un passage de cette lettre
à Constant du 3o août 1790, mais avec quelques variantes et transpositions.
Comparons, par curiosité :
Texte de 1844 : A Constant.
Le temps d'une certaine simpli-
cité romanesque de cœur s'est pro-
longé pour moi outre mesure, mais
peut-il durer toujours et malgré la
sécheresse de ma situation ? En fait
de littérature, hors M. DuPeyrou
qui dicte presque tous les jours à
son valet de chambre Chopin un
billet pour moi et à qui j'écris aussi
presque tous les jours, il n'y a per-
sonne que je puisse occuper un
quart d'heure de suite de ce qui
m'intéresserait le plus vivement.
Quand il s'agirait d'un livre comme
YEsprit des loix, personne n'y pren-
drait garde qu'en passant. Le tri-
trille, l'impériale, les nouvelles de
France, absorbent tout...
Texte de 1857 : A Ditie.
Le temps d'une certaine simpli-
cité romanesque de cœur, qui s'é-
tait prolongé chez moi outre mesure,
pourrait-il se prolonger avec la sé-
cheresse de ma situation ? Où trou-
ver dans ce pays quelque enthou-
siasme, quelque persuasion que
l'homme peut valoir quelque chose ?
L'imaginât ion se dessèche en voyant
tout ce qui est, ou bien on se croit
fou quand on s'est ému quelques
moments pour ce qu'on croyait qui
pouvait être ! Hors M. DuPeyrou, à
qui je parle quelquefois de Rous-
seau, qui dicte presque tous les
jours à son valet de chambre un
billet pour moi, et à qui j'écris aussi
presque tous les jours, il n'y a per-
sonne que je puisse occuper un
quart d'heure de suite de ce qui
m'intéresserait le plus vivement.
Quand il s'agirait d'un livre comme
l' Esprit des lois, personne n'y pren-
drait garde qu'en passant. Les car-
tes, l'impériale et les nouvelles de la
vendange absorbent tout».
444
MADAME DE CHAKBIERE ET SES AMIS
« Mon Dieu, que je suis fâchée que vous soyez faible et malade l
J'aurais encore mieux aimé, non pas peut-être votre oubli total,
mais un caprice de votre part, une boutade dont vous auriez
pu revenir. Au nom de Dieu, revenez aussi de cet état de lan-
gueur que vous me peignez si bien et si tristement. Ne vous
faites point de violence ; seulement ménagez-vous, que votre
nourriture soit saine et vos repas réguliers ; n'étudiez pas,
mais lisez nonchalamment des romans et de l'histoire. Lisez
de Thou ; lisez Tacite ; ne vous embarrassez d'aucun système,
ne vous alambiquez l'esprit sur rien, et peu à peu vous vous
retrouverez capable de tout ce que vous voudrez exiger de
vous.
Je suis bien maladroite si j'ai en effet mérité le reproche
que vous me faites, d'être dure quand vous êtes tendre, et tendre
quand vous êtes dur, car j'ai exprimé le contraire de ma pensée
et de mes impressions. Il se pourrait que j'aie été plus libre et
plus franche quand je vous ai vu disposé comme autrefois,
et plus réservée, plus cérémonieuse, quand j'ai cru qu'il fallait
vous ménager pour ne pas entièrement vous perdre. Ce que je
puis vous assurer, c'est que je n'ai pas eu un seul sentiment,
ni mouvement de cœur, qui fût dur à votre égard, depuis que
je vous ai revu il y a treize mois. Je fus très blessée d'une cer-
taine lettre de LaHaye que je n'avais méritée en aucune façon.
Je vous écrivis en conséquence, mais je gardai ma lettre. Vous
m'avez écrit au nouvel- an : j'ai été transportée de plaisir. Vous
m'avez encore écrit pour me dire : Madame, je vous aime moins
que... et que... Je n'en doutais pas, mais je ne compris pas pour-
quoi vous me le disiez. Depuis, j'ai reçu encore une lettre pro-
visoire de vous qui était fort douce ; je crois y avoir répondu avec
beaucoup d'amitié, car je n'avais pas autre chose au cœur.
Depuis, j'ai encore écrit, et encore... Voilà toute mon histoire...
Ajoutons, puisque l'occasion s'en présente, que tout le reste de la lettre
à Ditie est composé de passages empruntés à d'autres lettres. Il y en a un,
sur les vendanges, qui, en réalité, figure dans une lettre à M'" L'Hardy,
de 1794. C'est à une autre lettre à M"' L'Hardy, aussi de 1794, que sont
empruntées 3 lignes de la lettre à Ditie sur le mariage de M. de Pourtalès.
Mais, en rapportant ces lignes à 1774, Gaullieur n'a pas fait attention
qu'elles n'ont aucun sens à cette date, où il n'y eut aucun mariage Pourta-
lès. Enfin, les cinq dernières lignes de la lettre dite de 1774 sont empruntées
à une lettre à Ditie du 19 avril 1772. La prétendue lettre du 8 octobre 1774
est donc une mosaïque de pure fantaisie. Ce qui achèvera sans doute de lui
donner ce caractère aux yeux du lecteur, c'est que Ditie, à qui sa sœur est
censée l'écrire le 8 octobre 1774, était mort au printemps 177H — Nous
devons faire une réserve générale pour tous les textes publiés par Gaullieur
dont nous n'avons pu vérifier les originaux. Ils ne sont heureusement pas
très nombreux.
NOUVEAIA AMI
445
Ah! Sire, qu'il est difficile de parler franchement à votre majesté
sans la fâcher un peu ! Et cependant, quelle majesté pourrait
mieux soutenir l'examen de la rigoureuse franchise que votre
spirituelle, sensée et très aimable majesté ! Pourquoi repousse-t-
MADAME DE SANDOZ-ROLLIN
elle mon pauvre mentorat, qui est si peu de chose, qui, venant
de si loin, frappe si faiblement au but ? Par exemple, vous fâche-
rez-vous, Sire, si je vous demande encore le billet que M. de
Charrière m'avait chargé il y a quelques mois de vous demander ?
Un billet en peu de mots, pur et simple! Vous ne sauriez croire
ce que je souffre quand il me semble que vous n'êtes pas en règle
avec les gens que je vois. Ils ont beau ne rien dire : je les entends.
44-6 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
...Vous me demandez si j'ai renoncé à Cécile et aux voyages
du fils de Lady Betty avec l'amant de Caliste. Hélas ! Je n'ai
point renoncé, mais où retrouver quelque enthousiasme,
quelque persuasion que l'homme peut valoir quelque chose,
que le mariage peut être un doux, tendre et fort lien, au lieu
d'une raboteuse, pesante et pourtant fragile chaîne ! L'imagina-
tion se dessèche en voyant tout ce qui est, ou bien on se croit
fou quand on s'est ému quelques moments pour ce qu'on croyait
qui pouvait être. Le temps d'une certaine simplicité romanesque
de cœur s'est prolongé pour moi outre mesure, mais peut-il
durer toujours et malgré la sécheresse de ma situation ? En fait
de littérature, hors M. DuPeyrou, qui dicte presque tous les
jours à son valet de chambre Chopin un billet pour moi et à qui
j'écris aussi presque tous les jours, il n'y a personne que je
puisse occuper un quart d'heure de suite de ce qui m'intéres-
serait le plus vivement. Quand il s'agirait d'un livre comme
Y Esprit des lois, personne n'y prendrait garde qu'en passant.
Le tritrille, l'impériale, les nouvelles de France, absorbent
tout. Sur d'autres objets, je n'aurais que le secours d'une jeune
personne qui voudrait tout faire pour moi l, mais qui ne peut
pas seulement me venir voir, à pied, quand il lui plaît, et qui,
lorsqu'elle sera mariée, quoique plus maîtresse de ses actions,
se trouvera encore moins libre, car son futur époux l'adore et
certainement elle ne voudra pas lui faire le chagrin de le quitter
souvent ; moi-même je ne voudrais pas le priver d'elle; il l'aime
trop, et depuis trop longtemps, et avec une délicatesse trop
grande, pour qu'il faille lui faire le moindre chagrin ; et il est
cloué à Neuchâtel par un emploi le plus laborieux du monde.
D'ailleurs, les avoir ensemble serait ne rien avoir.
...Je m'égare loin de ma réponse à votre question ; mais enfin
vous voyez qu'il n'y a pas dans ma manière de vivre de quoi
se ranimer pour des chimères aimables. Je n'oserais presque
plus compter sur un lecteur.
...Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! Et vous éprouvez les mêmes
choses ou des choses semblables; on ne vous entend, ni ne vous
répond, ni ne vous aide, ni ne vous encourage ! Vous avez moins
besoin que moi de secours ; vous savez mieux que vous savez,
et n'avez pas comme moi ces moments où je ne sais pas seule-
ment si j'ai le sens commun. Mais encore faudrait-il être connu et
entendu. Si j'avais osé penser et dire : « Il ne faut pas vous fixer
loin de moi et en me comptant pour rien, car je vous suis néces-
saire », — comme on eût crié à la présomption, à la folie, surtout
à l'égoïsme ! Quoi ! Vous voudriez sacrifier un jeune homme,
son établissement, sa fortune, sa gloire, à vous, au plaisir de le
voir ! La bonne mademoiselle Louise dit quelquefois : « Pour
1 M'" Caroline de Chambrier, qui allait devenir M." de Sandoz-Rollin.
nouveaux amis 447
être comme vous étiez ici avec M. Constant, il fallait précisé-
ment qu'il fût malade ; sans cela, il se serait bien vite ennuyé,
il aurait couru tous les jours à Neuchâtel. » Et je m'humilie à
dire : Cela est vrai. — On ne veut pas seulement que quelqu'un
s'imagine qu'il pourrait être aimé et heureux, nécessaire et suf-
fisant à un seul de ses semblables ! Cette illusion douce et inno-
cente, on a toujours soin de la prévenir ou de la détruire ! »
La Revue suisse disait justement de cette lettre et de quelques
autres, qu'on y sent « la tristesse profonde d'une vie de femme
où la sensibilité souffre et que les ressources du talent, du carac-
tère, de la fermeté, celles même d'une célébrité choisie, n'ont
pu guérir. Une grâce aussi charmante qu'aisée, un tour fin,
vif, spirituel, une correcte et rare originalité dans l'élégance,
tout est remarquable dans ces pages où il n'est pas une ligne,
pas un mot qui sente la recherche ou la prétention, ou l'affecta-
tion, ni dans la manière, ni dans les sentiments. »
Elle essaie de réagir contre cette espèce de torpeur morale
qui les envahit l'un et l'autre :
« En vérité, lui dit-elle (8 février 1791), il faut sortir un peu
de soi pour n'être pas trop malheureux, comme il faut sortir
de chez soi quand les maîtres s'y boudent, que les domestiques
s'y querellent, que les cheminées fument... »
Sur quoi, elle se met à conter ce qui se passe autour d'elle :
«Il a fait extrêmement froid, et j'ai été un peu malade.
Pour ressource, j'ai joué avec Mme de Trémau ville * et M. de
Ch arrière à la comète, jeu renouvelé de mon enfance et qui
m'amuse assez. Quand je ne suis pas distraite, je joue assez bien,
mais pour peu que je pense à autre chose, je fais d'horribles
bévues, je perds, je me fâche, enfin cela ne m'ennuie pas.
« Mme Pourtalès2 ne souffre plus. Quelques semaines avant sa
mort, elle a compris que la mort était inévitable. Son despo-
tisme et son impatience ont fini aussitôt, et hors quelques ins-
tants de douleur tantôt vive et tenant du désespoir, tantôt
plus sourde et s'exhalant en larmes, elle s'est montrée résignée et
courageuse. ...On n'a parlé que de cette femme pendant sa mala-
die, et encore à présent. Avec peu d'esprit et une beauté médiocre,
mais beaucoup de grâces et de talents, et une grande fortune
dont elle ne disposait qu'à la dérobée, elle a occupé le public et
1 Une émigrée dont nous ferons bientôt la connaissance.
2 Née de Luze, femme du célèbre négociant. Il a été question d'elle dans
le chapitre VII. Elle mourut effectivement en février 1791.
448 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
sa société intime pendant 20 ans et plus. Elle était si aimable
avec les étrangers, avec les survenants, que ceux de sa maison
qu'elle venait de brusquer en étaient subjugués eux-mêmes.
...Un perruquier, créancier de M. de Mirabeau, qu'il avait non
seulement coiffé, mais alimenté, a été député de Franche-Comté
pour voir s'il s'assemblait des troupes dans ce pays pour la contre-
révolution. On l'avait choisi parce qu'il connaissait le terrain,
ayant longtemps coiffé des têtes neuchâteloises. Déjà d'autres
regardeurs étaient venus, mais ils avaient beau dire qu'on ne
voyait rien, que l'armée, s'il y en avait une, était invisible :
on a encore dépêché le perruquier pour y regarder de plus près.
Il disait à quelqu'un : « Quoique M. de Mirabeau me doive beau-
coup, et ne songe pas à me payer,je l'aime et je lui rendrais encore
service. » ...La défiance des frontières est, dit-on, partout comme
à Pontarlier, à Morteau, à Besançon. En ce cas-là, comment la
contre-révolution serait-elle possible? Les aristocrates commen-
cent à avouer que le peuple, quoique mourant de faim, ne se
plaint pas et préfère tout au retour de l'ancien régime. A Paris,
les ouvriers n'ont rien à faire, les marchands ne vendent pas,
les domestiques sont sur le pavé ; mais ils ont quelque part à
l'autorité, ou ils espèrent en avoir une : Mme Delessert écrit
que ce sentiment flatteur console tout le monde... »
Dans une lettre du 6 juillet 1791, Benjamin ne paraît plus si
content de sa femme que l'année précédente. Il déclare que sa
vie est « plus triste que jamais », se sent « détaché de tout, sans
intérêts, sans liens moraux, sans désirs. » Il précise :
«Cette situation ne serait peut-être pas incurable, si j'étais
près de quelqu'un qui, avec de l'esprit, des goûts semblables à
ceux que j'avais, et qu'il serait aisé de faire renaître, se fît un
but de me ranimer. Mais telles ne sont pac les personnes qui m'en-
tourent. Elles m'ont trouvé aimable parce qu'elles m'aimaient
d'amour : l'amour a passé, et c'est à moi qu'elles s'en prennent
de la différence de leurs yeux. Elles ne cherchent pas à me rendre
aimable, mais elles me savent mauvais gré de ne plus leur sem-
bler tel ; et le silence, et la froideur, et la cessation de toute inti-
mité en sont les suites J'aime ma femme pour mille bonnes
qualités qu'elle a, mais la grande langueur où je suis plongé l'a
aliénée ; quand j'ai un moment de confiance ou de chaleur,
elle est ou froide, ou insouciante, et pour éviter une explication
au-dessus de mes forces, je me tais et je m'en vais. Tout ce que
vous pourrez me dire là-dessus, est m utile ; je ne puis rien sur
moi-même, et vos sermons sont une potion que vous offririez
à un malade dont le tétanos a fermé la bouche. Je ne suis, du
reste, ni crédule ni incrédule, ni moral ni immoral. Je ne vois
aucune preuve, aucune probabilité qu'il y ait un Dieu, quoique
NOUVEAUX AMIS 44Q
je vous jure que je désirerais bien qu'il y en eût un. Cela change-
rait toute mon existence et me donnerait des vues et un but.
...Adieu. Amusez-vous, occupez-vous, aimez quelque chose
et tirez parti de la vie. Je ne m'amuse ni ne m'occupe, je n'aime
rien, et je vois passer un jour après l'autre, sans autre sentiment
qu'un regret sourd de perdre à 25 ans une vie qui promettait
quelque chose. Je vous aime autant que je puis aimer, et si
nous vivions ensemble, vous me rendriez peut-être un peu d'exis-
tence. »
Cinq mois après il est en Suisse, il s'arrête à Colombier, et
se sent redevenir jeune et fol, rien qu'à franchir le seuil du cher
manoir : c'est le Benjamin d'autrefois ! Toute ravie, Mme de
Charrière conte cette visite à Mme de Sandoz-Rollin (décembre
1791):
« Constant arriva avant-hier au soir. M"e Tulleken i voulait
que je fisse tout ce que je pourrais pour vous avoir hier, mais je
sais que vos démarches ne se précipitent pas ainsi, et aujourd'hui
c'était un jour de Conseil et d'affaires, et il se proposait de partir
cet après-dîner. Je suppose qu'il ne partira que demain au plus
tôt. Voulez- vous à tout hasard venir ce soir et coucher à Auver-
nier, où je crois que votre famille est encore ? ...J'aurais, je l'avoue,
extrêmement envie que vous le vissiez. Hier au soir, il fut si
plaisant que M. le m[inistre] Chaillet, qui se piquait de ne le pas
admirer, a ri aux larmes -. A propos de paresse et de belles phra-
ses, il dit : « On a coutume de dire : Une oisiveté honteuse. J'appelle
cela une turpe torpeur, et je dis de moi : Je suis turpe et torpe.
Si je vous écrivais comme cela, les Bernois, ouvrant ma lettre,
croiraient que Torpe et Turpe sont deux conjurés, et ils répéte-
raient ce qu'ils disent tout le jour : Nous tenons le fil ! Nous
tenons le fil ! » — Propos, tournure, accent, tout fut si comique,
que les plus graves se tenaient les côtes. Ma compatriote ne
s'accoutume pourtant pas, ce me semble, à ce polisson si extra-
ordinaire. On l'a entendu danser cette nuit avec un gros chien
qu'il a pris pour compagnon de voyage. Adieu, chère Caroline.
Bonjour, digne Alphonse. »
Il est temps de parler du « digne Alphonse » et de la « chère
Caroline ». — Chambrier d'Oleyres avait une jeune cousine
qui passait une partie de l'année dans le voisinage, au château
1 Une Hollandaise que nous reverrons.
2 A cette époque, elle voyait donc encore M. Chaillet, qui était depuis
plus de deux ans pasteur à Neuchâtel ; la brouille ne survint entr'eux que
quelques années plus tard.
29
450 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
d'Auvernier. Fille de Jean-Pierre de Chambrier, capitaine aux
Gardes-Suisses du Stathouder, née en 1768, Caroline avait, par
sa simplicité et son naturel, gagné très vite le cœur de Mme de
Charrière ; pendant l'été, elle la venait voir presque tous les
jours. Lorsque l'hiver les séparait, une correspondance active
leur tenait lieu de conversation. Pendant quinze ans, Mme de
Charrière a adressé à cette amie une foule de lettres qui sont
parmi les plus précieuses que nous ayons eues sous les yeux 1.
La première, en date du 16 février 1790, répond à une lettre de
Caroline qui ne nous a pas été conservée, mais dont on devine
le sens :
« ...Venez donc me voir! — Eh! oui, si j'avais un fils... Mais je
n'en ai point. Et puis, Dieu sait s'il ne serait pas quelque sot !
A présent que je suis vieille, il n'y a pas moyen non plus de vous
donner un portrait. Il faudrait qu'on me nattât beaucoup,
ne fût-ce que pour compenser le silence et la non-vie d'un portrait.
Mlle Moula n'est pas assez habile, et je suis encore trop vaine
pour vouloir être sous une forme désagréable dans vos mains.
Mais je vous ferai venir mon buste, si vous le voulez, et je ferai
en sorte qu'une fois du moins, après ma mort, vous ayez de mes
anciens portraits, qui sont encore ressemblants. J'aurai soin
de cela tout de suite ; et, si je puis, vous aurez de moi, avant
qu'il soit longtemps, un certain petit crayon assez ressemblant,
et qui n'a jamais été jeune2 Je vous recommande à vous-même
comme quelqu'un que j'aime tendrement. Il y a longtemps
que je n'avais eu le plaisir d'admirer une âme toute blanche,
avec un esprit qui n'eût rien de faible, de lent, ni d'étroit. N'en
dites rien à des gens qui, sans vous valoir, valent beaucoup.
Adieu, chère fille, et mieux que belle-fille, je t'embrasse de tout
mon cœur. »
Vers le même temps, elle écrit à d'Oleyres, à Turin; après
l'avoir entretenu de Mme de Vassy, alors en séjour à Neuchâtel,
1 Ces lettres appartiennent à une petite-fille de Mmt de Sandoz-Rollin,
madame Jean de Montmollin, à Neuchâtel, qui nous a confié pendant un
temps fort long, avec la plus gracieuse obligeance, ces documents pieuse-
ment conservés comme un trésor de famille. C'est à elle aussi qu'appartient
un des portraits que nous reproduisons et qui, selon la promesse de M"' de
Charrière, fut remis après sa mort à son amie Caroline.
2 Ce « petit crayon » est probablement celui d'Arlaud, qui est conservé
au Musée historique de Neuchâtel. Il a appartenu à César d'Ivernois, maire
de Colombier.
NOUVEAUX AMIS 45 1
et de Mme de Staël, elle détourne ses pensées de ces grandes
dames pour revenir à sa jeune et charmante amie :
« Je suis persuadée de l'amabilité de Mme de Vassy et n'ai
jamais parlé que de sa lettre l. Je ne connais pas Mm" de Staël,
à qui je crois beaucoup d'esprit, mais d'un genre que je n'aime
guère. Il y a toute apparence que je ne verrai ni l'une ni l'autre,
et, à dire vrai, je n'irais pas d'ici jusqu'à la porte de ma chambre
pour les voir. J'ai vu assez de gens pour ma curiosité ; si je vou-
lais encore voir quelqu'un, il faudrait que ce fût pour l'agrément
de ma vie et pour vivre toujours, ou quelquefois du moins, avec
ce quelqu'un.
Ma misanthropie a été adoucie et interrompue depuis ma
dernière lettre par votre parente Caroline Chambrier. Je l'aime,
et vraiment, pour ne la pas aimer, il faudrait ne la pas connaître
ou ne savoir pas sentir ce qu'elle est et ce qu'elle vaut. Si j'avais
un fils, je lui ferais bien la cour, comme je le lui ai dit à elle-
même. A présent, je ne laisserai pas de la lui faire aussi, et je
tâcherai de me conserver sa bienveillance, qui est grande, ainsi
que la prévention qu'elle a pour moi. Vous ririez de la voir
s'établir auprès de moi, et y rester tranquille et presque immo-
bile des heures, des jours, jusqu'à minuit, une heure, deux
heures. Je ne sais ce qui peut me mériter cela, mais j'en jouis.
Ma petite amie est spirituelle, franche, bonne, généreuse; quelle
précieuse réunion des plus aimables qualités ! »
Et d'Oleyres de dire avec ironie à son parent Samuel de
Chambrier :
« On écrit de Colombier que la belle Hollandaise qui s'y trouve
a lié une nouvelle amitié femelle aussi intime que tendre, et qu'au
surplus elle compose toujours en vers, en prose et en doubles
croches. » (27 février 1790.)
On peut se figurer l'intérêt qu'elle prit aux fiançailles de cette
charmante fille. Caroline fit un mariage d'amour, si jamais il
en fut. Elle épousa, le 21 mars 1 791, Alphonse deSandoz-Rollin,
un des hommes les plus distingués de notre pays. Il était âgé
de 22 ans à peine, et, à son retour d'Allemagne, où il avait fait
de fortes études de droit, venait d'être nommé au poste impor-
tant de secrétaire d'Etat. Mmc de Charrière eut bien vite discerné
les qualités exquises qui se cachaient sous la réserve de cet homme
peu soucieux de briller dans les salons :
1 Sur Rousseau (voir chap. XIV).
452 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
« Un plaisir qu'on aura avec Don Alphonse, écrit-elle à sa
jeune amie, c'est de le voir se former. Il n'est pas encore ce qu'il
doit être. Il a mis à étudier le temps que d'autres emploient à
se mirer, à prendre dans des livres d'agrément une manière de
parler agréable et élégante. Le monde et celle qu'il aime trouve-
ront un dernier coup de rabot à donner. Trouver de l'étoffe,
un fond excellent, et sentir que l'étoffe s'embellira, qu'on pourra
soi-même la broder et la lustrer, n'est-ce pas réunir la jouissance
et l'espérance ? On aura du bonheur en réalité et du plaisir en
perspective. » (26 mai 1790)
« Votre mariage, lui disait-elle aussi, votre mariage est le seul
que j'aie jamais vu se conclure avec une satisfaction de mon
cœur intime et entière et parfaite. » (3 avril 1792.) « Vous et
votre mari avez un avantage presque unique, c'est que pour
l'un il n'y avait que l'autre à bien des lieues à la ronde. C'est
presque comme Eve et Adam, et le Diable ne viendra pas se
fourrer entre vous comme il fit entre eux. » (27 décembre 1792) x.
Parmi les jeunes Mes de Colombier que Mme de Charrière
distingua et dont elle s'efforça de former les idées, d'orner l'esprit,
de diriger les lectures, il faut mentionner aussi M,le Susette
DuPasquier. Elle était entrée en relations avec cette jeune per-
sonne en 1788, au moment où Benjamin Constant partait pour
Brunswick. Susette se fiança bientôt avec un jeune pasteur,
un peu son parent, Jacques-Louis DuPasquier, qui allait occuper
à Berlin le poste de chapelain du Roi. Les nombreuses lettres
que Mme de Charrière a adressées à cette petite amie ont été détrui-
tes, comme bien d'autres à Neuchâtel, de propos délibéré.
Mais les lettres de Susette à son fiancé 2 contiennent quelques
indications intéressantes, celle-ci par exemple :
« Outre Mme de Charrière, personne ne s'intéresse bien vive-
ment à moi. Depuis que vous êtes parti, il semble que, par ses
bontés et ses attentions, elle veuille remplacer le vide qu'il y a
1 Près de dix ans après, ce ménage si heureux est un spectacle dont elle
se délecte encore. «Vous n'imaginez pas, écrit-elle à M"' Sandoz, combien
j'ai pensé à vous et à votre mari depuis avant-hier, et encore moins pouvez-
vous vous imaginer avec quel plaisir, quelle douce admiration. Vous avez
des attitudes, des regards, M. Sandoz des accents qui me restent dans
l'àme. Quand on vit presque seul, on a une intensité et une prolongation
de sensations qu'on doit à peine pouvoir comprendre dans une vie plus
variée et plus agitée. » (1799).
2 Elles nous ont été fort obligeamment prêtées par M"' Alphonse de
Coulon-DuPasquier, petite-fille de Susette DuPasquier.
NOUVEAI X AMIS 453
chez moi. Je vous jure que plus j'apprends à la connaître et
plus je l'aime. Si on me la laissait seulement voir plus souvent ! »
Nous surprenons ici un fait qui est à noter : Mme de Charrière
exerçait un vif attrait sur les jeunes filles qu'elle prenait à gré,
ALPHONSE DE SANDOZ-ROLLIN
et ne tardait pas à prendre sur elles, par sa forte individualité,
la supériorité, l'indépendance et la décision de son esprit, une
influence qui risquait de se substituer à celle des parents. Il
est assez naturel qu'une mère en conçut quelque dépit, quelque
inquiétude aussi. L'affection de Mme de Charrière, très vive,
454 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
prête à tous les dévouements, était, il faut le dire, un peu envahis-
sante et despotique ; ses opinions, fort libres, sur toutes sortes
de sujets, son mépris des idées reçues, n'étaient point pour
rassurer les familles. On tenait en grande estime son esprit et ses
talents, mais on n'en redoutait que plus l'empire qu'il lui était
si aisé de conquérir sur ses jeunes amies : elle était à la fois si
amusante et si bonne !
« Si vous saviez, écrit Mile DuPasquier, combien cette bonne
dame s'intéresse à moi et s'en occupe !... A-t-elle quelque chose
qu'elle suppose me faire plaisir, on me l'envoie ; ne me voit-elle
pas aussi bien [portante] que je pourrais l'être, le lendemain
de grand matin on vient voir comment je me porte, accompagné
quelquefois d'une aimable lettre. Depuis quelque temps, elle a
vu que je travaillais plus que je n'avais accoutumé : eh bien,
crainte que je ne me fisse du mal, et aussi, a-t-elle dit, pour se
faire plaisir, elle m'a commencé de superbes bas qu'elle me fait
elle-même ; elle dit que ce sera pour mes noces.
...Elle s'est aperçue que Mlle Chambrier me faisait de petites
avances : elle l'a attirée chez elle, croyant que sa connaissance
me ferait plaisir. J'ai déjà passé cette semaine trois journées
avec elle ; hier, nous avions rendez-vous au bas des Allées 1 avec
elle et Henriette L'Hardy, que je vois toujours avec bien du
plaisir.
...Mme de Charrière me donne quelquefois d'excellents conseils.
Elle a en moi la plus grande confiance, que ce serait bien mal
payer si je n'y répondais pas. Elle n'est pas fort heureuse, vous
le savez bien ; je lui suis devenue nécessaire. Je vous en conjure
au nom de ce que vous avez de plus cher, ne m'empêchez jamais
de voir cette femme ! Si je ne dépendais que de vous, je pourrais
espérer la voir un peu plus souvent. Je n'abuse pas de la règle
que vous m'avez prescrite : je n'y vais que deux ou trois fois
par semaine. Si nous ne nous voyons pas, nous nous écrivons...
Bon Dieu, n'allez jamais prendre la froideur et l'indifférence
de son m[ari] ; cela me ferait mourir de chagrin. »
M'ne de Charrière estimait le fiancé :
« Je ne suis pas étonnée, disait-elle, qu'il ait si extrêmement
plu : une douceur élégante est répandue sur toute sa personne
et sur toutes ses paroles. »
1 Sur la route d'Auvernier, au bas du chemin de la Saulneric ; le joli
cabinet de vigne, appartenant aux Charrière, où les amies se réunissaient,
existe encore.
NOUVEAUX AMIS 455
Le mariage accompli, les jeunes époux partirent pour Berlin,
où ils demeurèrent quelques années.
« Cette excellente Susette me manque aujourd'hui, écrivait
Mme de Charrière. Avec elle j'irais quelquefois dans mon petit
jardin, elle serait quelquefois auprès de mon clavecin. Excepté
la comète, je ne fus jamais si seule. Cela ne m'ennuie pas, mais
quelquefois cela me fatigue. Je vis si entièrement sur mon propre
fond. N'importe, je l'ai voulu et le veux comme cela. Point
d'ennui, au moins, ni de douleur, ni d'indignation, ni d'impa-
tience. Je vis comme, à tout prendre, il me convient mieux de
vivre, et ne tenant à la vie que par des fils d'araignée... »
Mlle Henriette L'Hardy entra beaucoup plus avant que Susette
DuPasquier dans l'intimité de Mme de Charrière. Née à Auvernier
en 1768, elle avait un peu plus de vingt ans quand elle fut amenée
à Colombier par son amie Caroline de Chambrier.Elle était fille
du lieutenant de justice de la Côte, ancien officier au service de
France, vétéran de Fontenoy, qui avait rapporté dans sa patrie
des habitudes élégantes et une certaine culture littéraire. Hen-
riette avait hérité de ses goûts, et Colombier devait l'attirer.
Sa plantureuse beauté blonde, son port de reine, la distinction
de toute sa personne, la fermeté de son jugement, la droiture
de son esprit, lui conquirent d'emblée la sympathie, disons même
l'admiration de Mmc de Charrière, qui a tracé d'elle ce portrait :
« Mlle L'Hardy est vraiment charmante ; je la vis hier au soir :
habillée de noir, des perles au col, le teint rayonnant, des tresses
de ses superbes cheveux pour toute coiffure, elle m'a rappelé
toute la soirée nos beaux portraits flamands de Van Dick...
Je l'assieds à mes côtés et je la regarde, comme une belle chose...
Je ne sais à quoi les hommes pensent de ne se pas donner une
femme comme celle-là ! »
Ce fut, nous Talions voir, Mme de Charrière qui décida de la
destinée de cette belle personne, en la proposant comme dame
de compagnie à la comtesse Dœnhoff , « demi-reine » de Prusse.
Elle donnait ainsi à sa jeune amie une marque de très haute con-
fiance.
Les étrangers qui passaient ou séjournaient dans notre ville
ne manquaient point de venir à Colombier voir le spirituel auteur
des Lettres neuchâteloiscs . C'est ainsi que nous y rencontrons,
pendant l'été 1792, la très sympathique figure de Mme de Made-
456 MADAME DE CHARPIERE ET SES AMIS
weiss *. A vrai dire, nous sommes peu renseignés sur cette per-
sonne et les raisons de son séjour dans notre pays. Nous savons
seulement que son mari était envoyé extraordinaire du Roi
de Prusse en Souabe, et qu'elle appartenait par sa naissance à la
vieille et noble famille wurtembergeoise de Bilfmger. Elle mit
au monde à Neuchâtel, le 10 juillet 1792, une petite fille 2.
C'est Mme de Sandoz-Rollin qui l'introduisit dans la maison
de Colombier, et ce fut sûrement la musique qui servit de pré-
texte à ce rapprochement. Mme de Charrière parle ainsi de cette
nouvelle relation (A Mlle L'Hardy, 24 août 1792) :
« Madame Madeweiss a tout l'esprit possible. C'est un sque-
lette, victime des maladies les plus cruelles, mais ce squelette
a plus de vie, de grâce et d'aisance qu'il n'y en a dans beaucoup
de fraîches et grasses beautés. Elle chante avec une voix détruite
de manière à faire trouver toutes les chanteuses froides et insi-
pides. Je souhaite qu'un jour ou l'autre vous la voyiez. »
Nous retrouvons souvent cette dame à Colombier. Jean-
François de Chambrier, grand amateur de musique, écrit à
Mme de Charrière :
« Je vous félicite d'entendre quelquefois Mme de Madeweiss :
elle joint à beaucoup de goût et d'expression une exécution
rare pour des amateurs. Personne ne peut mieux qu'elle vous
faire apercevoir tout le charme et la force du récitatif obligé. »
Ce furent de belles soirées que celles où l'étrangère émerveillait
les hôtes de Colombier par son chant :
« C'est la plus brillante et la plus expressive exécution que
j'aie entendue, écrit Mme de Charrière. Il est impossible de chanter
mieux, et l'accompagnement de ses deux mains tient lieu de tout
un orchestre. Les larmes me sont venues aux yeux bien des fois..
La musique me fait souvent frissonner et pleurer, sans que ce
soit par attendrissement ; c'est un effet physique. Tout de même,
certains tableaux qui ne sont pas plaisants, mais excessivement
vrais, me font rire. Mme de Madeweiss montre une extrême
vivacité dans sa physionomie et dans ses mouvements, qui ne
sont pas vifs à la française et avec une pétulance moitié d'habi-
tude. Elle est vivement et puissamment poussée à dire, à faire,
à aller, à revenir, par un sentiment qui est bien vif et bien vrai
1 Ou Madweiss : les deux orthographes ont cours.
2 Nous avons fait d'inutiles recherches pour découvrir les descendants.
— possibles — de M"" de Madeweiss.
NOUVEAUX AMIS
457
au fond de son cœur. Je ne lui trouve rien d'une femme ordinaire,
façonnée par la société, et pour être aussi polie qu'elle L'est,
il faut qu'elle se commande de l'être ; mais il me semble qu'elle
est bonne très naturellement. Je serais tentée de croire qu'elle
a des singularités et que beaucoup de gens, la voyant agir et
l'entendant parler, ne la comprennent pas trop. Me voici
aussi définisseuse que votre Illustre... Mais Y être en vaut la peine,
et comme je vous en dois la connaissance, j'ai cru vous devoir le
détail de mes impressions. Je l'ai reçue
avec joie et reconnaissance dès qu'elle
a paru ; ensuite, je l'ai admirée avec
un sentiment profond, qui est devenu
respect, intérêt, sollicitude. Je l'ai enfin
caressée, embrassée, et j'ai désiré
qu'elle revînt. Voilà, ma belle, mon
histoire pendant la soirée d'hier. Tout
le monde était attentif et empressé ;
Charles Chaillet \ dans la chambre
voisine, était, m'a-t-il avoué, la bou-
che ouverte pour mieux entendre, et
tremblant toujours qu'elle ne cessât
de jouer... Julie DuPasquier était pé-
trifiée. J'en ai, moi, rêvé à demi tant
que la nuit a été longue. »
Nous n'avons pas hésité à trans-
crire cette page, qui nous en apprend
autant sur Mme de Charrière que sur
celle qui en fait le sujet. L'amitié
fut très soudaine, très profonde et
très durable, entre ces deux âmes qui
s'étaient, à première rencontre, péné-
trées et comprises. Nous avons de
charmantes lettres de Mme de Made-
weiss, qui vint passer le jour de l'an 1793 à Colombier «avec
Emilie et Julie» (ses filles sans doute), séjourna à Neuchâtel
jusqu'au milieu de l'année, puis retourna à Stuttgart, d'où elle
écrivait :
« Je vous aime de tout mon cœur, de toute mon âme, enfin
comme il faudrait n'aimer que le bon Dieu, si l'on faisait son
devoir 2. »
MADAME DE MADEWEISS
1 Le fils du pasteur, alors jeune adolescent, qui devint pasteur à son tour,
et qui avait fait bonne amitié avec M™" de Charrière.
2 M"' de Sévigné dit à peu près la même chose à sa fille.
458 MADAME DE CHARRlÈBE ET SES AMIS
Une autre voyageuse apparaît, au printemps 1791, dans le
petit cercle de Colombier. Mme de Charrière la dépeint ainsi dans
une lettre à d'Oleyres :
« Je viens d'avoir la visite d'une compatriote à moi, Mlle Tulle-
ken, qui a de l'esprit beaucoup, beaucoup, une finesse, un à-pro-
pos dans tout ce qu'elle dit, qui surprendrait même chez toute
autre qu'une Hollandaise. Elle m'a dit que mon pays était tran-
quille et florissant. »
Mlle Tulleken était menacée de phtisie et mourut à Colombier,
où elle s'était fixée pour être plus près de ses bons amis. Elle
avait une sympathie spéciale pour M. de Charrière, qu'elle
appelle son « cher tuteur », parce qu'il soignait ses petites finances.
Nous avons eu la bonne fortune de retrouver en Hollande 1
une lettre de Mlle Tulleken, adressée à Mme de Tuyll-de Pagniet,
qui l'avait recommandée à sa belle-sœur de Colombier : c'est un
récit attachant et vivant de sa première entrevue avec Mme de
Charrière :
« ...Vers la fin de mai, j'ai eu l'avantage de me rendre à Colom-
bier et d'y voir monsieur, madame et mesdemoiselles de Char-
rière. Vous vous doutez bien que madame a fixé singulièrement
mon attention. Elle m'accueillit avec beaucoup de bonté.
J'arrivais pour l'heure du dîner. Je la trouvai près de son clave-
cin, auquel pourtant elle avait un peu tourné le dos pour se
faire peigner. Mlle Henriette, que sans doute vous connaissez,
et qui, de toutes les femmes de chambre du monde, est bien
celle qui mérite le moins d'être oubliée -, arrangeait cette toi-
lette.
Quoique Mme de Charrière n'eût que son peignoir et un peu
de poudre partout, la beauté de ses yeux, Y agrément du défaut
de son parler 3, et la douceur de sa voix m'ont d'abord frappée.
J'osai tout de suite m'approcher d'elle ; et j'ai le plaisir de pou-
voir ajouter qu'il n'aurait pas été nécessaire, car elle s'approcha
de moi. Il y avait là un musicien italien qui se tut un peu pour
nous laisser causer. Elle me demanda de vos nouvelles. Je lui
en donnai ; je lui dis que je vous avais vue, et comment, et de
1 Chez M. le baron Reginald de Tuyll, descendant de Vincent de Tuvll-
de Pagniet. Mort aujourd'hui, il avait pris l'intérêt le plus complaisant à
notre travail, et nous communiqua de précieux papiers de famille, dont
nous avons largement usé au chap. VII, entr'autres.
2 Voir à la fin du chapitre.
3 Nous soulignons ce détail, que nous n'avons trouvé indiqué nulle part
ailleurs ; il s'agit sans doute d'un léger et gracieux zézaiement.
NOUVEAUX AMIS 450,
quels yeux. Elle parut contente. J'espérais qu'avec moi elle ne
prendrait point la peine de feindre : tout doucement je me rassu-
rais sur l'impression que je pouvais avoir faite. Je craignais
beaucoup une certaine froideur que mes amis me reprochent
toujours en société, et qui n'est que l'effet d'un combat auquel
naturellement Mme de Charrière ne devait entendre rien.
Lorsqu'on eut servi, elle me prit la main pour me conduire
à table ; et avant de la quitter elle me la serra. Pour lors, je
respirai, et me trouvais également heureuse et charmée. M. de
Charrière vint au devant de moi. Vous savez comme sa douce
et spirituelle physionomie s'anime à propos, et combien sa con-
versation lui ressemble. Mlie de Charrière l'aînée m'a paru un
modèle de bonté et de raison.
Après dîner, madame fut rejoindre sa musique, me prit avec
elle, et me chanta en s' accompagnant les morceaux qui me plai-
saient le plus. Vous saurez peut-être qu'elle a mis Zadig, l'ai-
mable et philosophe Zadig de M. de Voltaire, en opéra ; l'idée
est agréable et singulière comme celle qui l'a eue. Je puis vous
dire que les paroles en sont charmantes, parfaitement bien faites,
et que madame votre belle-sœur a lieu de s'attendre à des applau-
dissements.
J'ai été voir les environs, à commencer par le joli jardin auquel
Mme de Charrière a donné des soins pendant les premières années
de son mariage. »
Dans la suite de sa lettre, Mlle Tulleken raconte qu'elle a visité
le Bied et y a vu Mme de Luze, l'amie de Rousseau :
« J'ai couru, dit-elle, les prés d'Areuse et le bosquet que ce bon
Jean-Jacques aimait de préférence. Je me suis arrêtée près de
son banc favori '... Je passai à Grandchamp, à la fabrique de
toiles peintes ; j'ai vu Corcelles, Peseux, Cormondrèche sur le
coteau, et la Mairesse, cette jolie ferme de M. de Charrière 2,
où j'ai bu un verre de lait délicieux. Vous rappelez-vous, Madame,
cette montagne charmante qui lui sert d'abri, dont la pente est
couverte de. mousse et que les sapins couronnent si bien ?
De l'autre côté est ce vallon comblé de froment qui sépare les
possessions de M. de Charrière d'avec celles du feu lord Wemyss.
1 Selon M. Félix Bovet, qui savait tant de choses, ce bosquet serait le
petit bois situé à l'ouest de la maison des Prés d'Areuse. On y voit encore
un arbre vénérable ombrageant un banc.
2 La Mairesse fut vendue en 1808, après la mort de M. de Charrière, à
César d'Ivernois, qui y bâtit dès 1809 la maison actuelle. 11 n'y avait jus-
qu'alors qu'une ferme. On croit généralement que le nom de Mairesse fut
donné à cette propriété par d'Ivernois, maire de Colombier: c'est une
erreur ; le nom figure déjà dans les anciens actes.
460 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
J'ai vu là cette maison fermée 1, dont la situation, unique,
solitaire, délicieuse, m'a présenté un coup d'œil que je n'avais
point encore rencontré... La grande tranquillité de ce lieu, ce châ-
teau se dérobant dans la vallée, ces tours qui, je ne sais comment,
n'amènent point d'idées d'orgueil, ces sapins auxquels un peu de
bise faisait rendre des sons balancés et sourds, ces froments du
vallon, qui présentait l'abondance, la culture et la vie, à côté de
cette profonde paix, m'ont laissé des souvenirs que je ne perdrai
jamais. Le Jura, dont j'apercevais les croupes noires et bleues,
les nuages de ses cimes, les restes épars des neiges de l'hiver,
et les fermes répandues ça et là dans la plaine, achevaient de
m'enchanter. Il m'aurait été impossible de quitter si tôt cet
endroit pour tout autre que Mmc de Charrière... Grâce à vos bontés,
elle m'a comblée des siennes, m'a invitée à revenir. J'y retourne-
rai en automne... Elle paraissait assez bien portante, malgré
qu'elle s'échauffe en veillant. Je m'assis le matin sur le bord de
son lit, et là nous causions tout uniment comme de bonnes petites
gens. Ses bons mots vont toujours leur train. Elle fait de la
malice d'un œil et caresse de Vautre : cela m'a frappée \ Elle vous
aime infiniment. Si jamais elle me maltraite de quelque petit
coup de dent, je lui parlerai de M. de Tuyll et de vous pour la
faire finir. »
Nous ne possédons guère sur notre amie, vue dans l'intimité,
de détails plus minutieux et plus significatifs. Le portrait est
vivant plus encore par la bonne foi que par le talent du peintre.
Mais voici une autre particularité curieuse.
Le regard à la fois malicieux et caressant de Mme de Charrière
donnait, paraît-il, à son expression, un caractère singulier,
intimidant, qui lui fut révélé par le malaise qu'il causait à la
petite Rosette Roi ; cette jeune bonne, fille de la cuisinière du
manoir, avoua un jour que dès que sa maîtresse la regardait
et lui adressait la parole, elle était si troublée qu'elle perdait
toute contenance :
1 Le petit château de Cottendart. Dans son roman — très romanesque —
de Sarah Wemyss, Aug. Bachelin a décrit ce site pittoresque, dont M."' Tul-
leken fut si fort enchantée.
2 Dans une lettre écrite quelque temps après à M"" de Charrière,
M'" Tulleken fait allusion à ce trait de physionomie si caractéristique :
«Votre œil gauche, qui m'a fait deux ou trois fois grand mal lorsque je
vous vis, tandis que l'autre me comblait d'aise ». Le portrait peint par
LaTour nous parait rendre quelque chose de cette expression un peu com-
plexe du regard.
NOUVEAUX AMIS 46 1
« Elle ne peut ni se justifier d'un tort ni en convenir ; elle est
si bien hors d'elle-même, qu'elle pense tantôt avoir déjà entendu
chaque mot qu'elle entend, tantôt entendre plusieurs personnes
lui parler à la fois ; c'est un désordre complet dans tous ses sens,
c'est une absence d'esprit totale. Je fus confondue. Quoi ! lors-
que je n'ai point d'humeur, point de courroux, je produis cet
effet-là! Mlle Moula me trouva frappée du plus désagréable éton-
nemcnt. Elle ne l'a pas partagé. Elle dit qu'après tant d'années
et tant d'habitude, elle éprouve encore souvent auprès de moi
ce qu'éprouvait Rosette ; elle dit que j'ai dans les yeux et dans
la voix quelque chose... Mais pourquoi m'appesantir là-dessus ?
Je ne puis changer ni ma voix ni mes yeux, mais je puis ne parler
à Rosette qu'en passant dans un corridor... Voilà pourtant qui
est bien étrange ! On peut apprendre sur soi-même et bien tard
de fâcheuses particularités ! — Heureusement, du moins, je ne
fais pas ainsi trembler la personne qui m'approche le plus conti-
nuellement et de plus près ; femme de chambre, et ne prétendant
point du tout à Y égalité, elle a toute liberté avec moi et elle le
prouve. Je lui en rends grâce et m'en trouve moins haïssable. »
(A M»e L'Hardy.)
Voilà introduite auprès du lecteur une personne qu'il importait
de lui présenter, puisque la femme de chambre de Mmede Charrière
tint pendant dix ans une grande place dans sa vie. Nous la
verrons fréquemment apparaître dans notre récit, et non point,
hélas ! sous un jour très favorable. Mais elle avait des qualités
de franchise, de dévouement, d'adresse et de finesse, qui fai-
saient d'elle le type accompli de la soubrette. Née à Grandson,
fille de l'instituteur de cette petite ville vaudoise, Henriette
Monachon était entrée au service spécial de Mmc de Charrière
en 1788, à l'âge de 22 ans. Elle lui causa de grands chagrins,
mais la servit par ailleurs avec tant de désintéressement, lui
témoigna un attachement si passionné, que sa maîtresse lui par-
donna tout, au grand scandale de son entourage.
Henriette — « mon Henriette », comme elle disait pour la
distinguer de sa belle-sœur, qu'elle ne pouvait souffrir — était
un personnage important dans la maison. Tous les amis de Mme de
Charrière estimaient les qualités vraiment rares de cette jolie
soubrette ; Benjamin la fait souvent saluer dans ses lettres ;
Mme de Sandoz-Rollin et Mlle L'Hardy ont pour elle des atten-
tions d'amies. C'est Henriette qui fait la valise de M. de Charrière
lorsqu'il part en voyage ; c'est elle qui est chargée des négocia-
tions délicates et des messages compliqués. Elle est l'« oracle »
462 MADAME DE CHAPPIERE ET SES AMIS
de sa maîtresse sur les affaires domestiques. Henriette fut un
type ; elle eût été digne d'épouser Figaro, et n'aurait peut-être
pas tenu rigueur au comte Almaviva. Ses aventures nous occu-
peront bientôt plus que nous ne l'aurions souhaité pour le repos
de sa maîtresse.
CHAPITRE XVI
Romans vécus
«J'ai un sentiment intime de
l'égalité de tous les individus. »
(M""de Charrière à M"" L'Hardy).
Le roman d'une femme de chambre; naissance de Prosper. — La Demi-
Reine. — Henriette L'Hardy à Berlin. — Avis et conseils de Mn" de Char-
rière. — La comtesse Dœnhoff arrive à Auvernier. — Son portrait. —
Lettres à « Lucinde ». — Le fatalisme de Mmc de Charrière. — L'enfant de.
la Demi-Reine. — La Demi-Reine à Bahr ; elle retourne en Allemagne.
« J'ai un petit roman de commencé, écrit Mme de Charrière à
son ami de Turin, le 4 février 1792 ; mais des scènes tristes et
trop réelles m'ont distraite. Cette fille que vous vîtes rire ici de
si bon cœur, ne fait depuis quelque temps que pleurer... Une fois
je pourrai vous raconter des scènes bien extraordinaires, mais
c'est trop long à écrire ; je n'ajouterai pas : et trop peu intéres-
sant, car je crois qu'ainsi que moi vous mesurez votre intérêt
sur le caractère et non sur le rang des personnages. »
Un mois plus tard, elle lui dit encore :
« Le froid tour à tour acre et humide que nous avons depuis
quelque temps, joint à de petites persécutions qu'on me fait
en la personne d'une autre, ont redoublé mes migraines, et l'une
ne finit pas plus tôt qu'une autre recommence. Je dis cela des
migraines ; je le pourrais dire des persécutions. Les hommes
sont en vérité pour la plupart de sottes ou méchantes bêtes. »
(ier mars 1792.)
464 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
On sent qu'elle hésite à parler de façon plus précise, et veut
préparer son correspondant à apprendre ce qu'elle n'ose lui
dire. Mais elle est moins réservée avec ses amies, notamment
Mme de Sandoz-Rollin, qui n'ignorait pas l'événement attendu
à Colombier. Cette excellente amie était elle-même dans l'attente
d'un événement semblable : elle mit au monde, en février 1792,
son premier enfant, après des couches extrêmement difficiles.
M. de Sandoz annonce à Mlle L'Hardy cette naissance, qui expli-
que le silence de sa femme :
« On voulait vous écrire, sans l'accouchement, une histoire
fort détaillée et qui vous aurait intéressée : c'est relativement à
la grossesse d'Henriette Monachon. Apparemment que Mmc de
Charrière vous en aura parlé, mais ce qu'elle ne vous aura pas
dit (car elle est fort prévenue pour cette fille), c'est qu'il est très
apparent qu'elle fait des tracasseries sans nombre dans la maison.
Il y a tout lieu de croire que ladite H. M. a un mauvais carac-
tère et que Mme de Ch. en est la dupe. Caroline aurait beaucoup
voulu pouvoir désabuser son amie, mais cela ne se pouvait pas ;
il n'y avait rien de positif à alléguer contre cette fille, et Mme de
Ch. ne revient pas facilement de l'amitié qu'elle a une fois ressen-
tie pour quelqu'un. Il serait horrible qu'une aussi bonne maîtresse
fût trompée. Ne dites rien de tout ceci à Mme de Ch. ; que nos
doutes, qui ne sont cependant pas sans fondement, restent
entre nous. Caroline fera tout ce qu'elle pourra pour débrouiller
ces vilaines affaires. »
Mme de Charrière avait adopté son Henriette, et n'entendait
pas abandonner la pauvre fille à ses détracteurs. Elle écrivait
à Mme de Sandoz cette lettre vraiment touchante :
« J'ai une grande indulgence pour les défauts d'Henriette
Monachon, pour sa brusquerie, son impatience, l'exagération
avec laquelle elle apprécie, sent, exprime chaque chose, et cela
non seulement parce qu'elle m'est d'ailleurs très agréable,
mais aussi parce qu'elle me ressemble dans toutes ces choses-là
et que je crois devoir expier avec elle ce que j'ai fait souffrir à
d'autres par ces mêmes défauts, plus inexcusables en moi qu'en
elle, vu la différence de nos éducations. Mais cette indulgence
ne m'empêche pas de la voir comme elle est, de souffrir et d'être
quelquefois blessée, d'autres fois étonnée seulement, qu'avec
tant d'esprit, elle ait si peu de sens, de prévoyance et de capacité
pour saisir une chose dans son ensemble, prenant son parti sur
ce qui est inévitable, pour s'attacher aux ressources qui lui res-
tent et qu'on lui offre... Elle voudrait que tout se passât comme
si elle n'était pas grosse.... »
ROMANS VKCl'S
465
Après une description minutieuse de l'état physique et moral
de la malheureue, elle constate ce qui suit :
« Son attachement pour moi se fait à peine jour au travers
de tant de sensations douloureuses, et comme je ne puis lui ôter
sa grossesse, je crois qu'elle ne m'est dans ce moment obligée
de quoi que ce soit. Ce n'est pas là ingratitude ; c'est incapacité
d'imaginer les maux dont je la délivre par mes soins, tandis
qu'elle sent si fort ceux que
je ne puis lui épargner... Si
elle accouche heureusement,
elle vaudra beaucoup mieux
qu'elle ne valait avant cette
sottise. Elle sera plus indul-
gente, moins décidée à ne
suivre que sa tête, elle aura
un peu plus de défiance
d'elle-même ; outre cela,
j'espère qu'elle se portera
mieux.
Mlle Henriette [de Char-
rière] a un visage d'une
aune. Ml,e Louise a bien de
la peine à concilier dans sa
tête tous les différents inté-
rêts, préjugés, convenances,
ressentiments, etc. Nous ne
parlons de rien. Je suis
aussi prévenante que je puis
avec Mlle Louise, mais je
traite haut la main l'air
prude et sévère et retrait
et redressé de l'autre. Quand
je compare sèche pruderie,
habitude sale et égoïste,
cœur glacé, précautions dé-
pravées, — et grossesse,
c'est à grossesse que je donne la préférence. Chasteté céleste
qui coûtât un peu, mais ne parût pas coûter, serait une plus
belle chose sans doute, mais elle est si rare !... » (7 janvier 1792.)
Elle fit tête vaillamment aux indignations qui éclataient
autour d'elle, dans la maison, au salon et à l'office ; au village
et à la ville. Car ce fut un gros scandale, dont le Consistoire,
gardien des mœurs, eut à s'occuper. Quand s'approcha le terme
d'Henriette, sa bonne maîtresse l'envoya faire ses couches à
LOUISE DE CHARRIKRE
466 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
Auvernier chez la mère Ambos, sage-femme estimée dans toute
la contrée. Entre temps, nous l'avons vu, Mme de Sandoz avait
mis au monde une fille et l'avait nommée Isabelle, à cause de
Mme de Charrière, qui lui écrit le 19 mars 1792 :
« Recevez mille remerciements et bénédictions de moi pour
vous, pour votre mari et votre enfant, que je regarde comme ma
filleule, sans préjudice de quelque autre, dont, s'il plaît à la
Providence de le faire naître, et de me faire continuer de vivre,
je serai la marraine de très grand cœur... Henriette est à Auver-
nier depuis dix jours. Elle m'écrit et je lui réponds tous les jours.
Il y a ici un sursis de mic-mac domestique, mais des cuisines,
le mic-mac a un peu passé dans les appartements des maîtres.
Mlle Tulleken m'a trouvée froide et trop peu confiante, et il est
bien vrai, soit dit fort entre nous, qu'un certain mélange de
subtilité, de romanesquerie et de mijaurisme s'est mis à m'im-
patienter beaucoup; mais je dois et elle mérite, etc., etc., etc..
Vous devinez le reste. »
Le 3 avril, elle annonce l'événement :
« Je me sens soulagée d'un grand fardeau. Henriette, qui avait
encore passé ici une grande partie du jour d'avant-hier, qui
m'avait coiffée et habillée, et ne s'en était retournée à Auvernier
qu'à 6 Y2 heures, appuyée sur l'une ou l'autre des deux petites
Lisettes, est accouchée heureusement 24 heures après d'un gar-
çon, qu'on m'a dit être fort gros et fort bien conformé... Je viens
d'envoyer du lait pour l'enfant, de l'eau de Vaud (?) et de la
soupe au gru pour la mère, qui, j'espère, reviendra auprès de moi
dans une quinzaine de jours... Elle aura fait (avec peine et ris-
que, il est vrai) un saut heureux de l'inquiète jeunesse à la sage
maturité. Homme, enfant; coquetterie, plaisir, regrets; honneur
et honte, — elle sait ce que c'est que tout cela, et ne sera ni une
curieuse, triste, prude fille, ni une plate, soucieuse, malheureuse
femme. Il lui resterait encore, ce qui serait le pis de tout, à être
libertine et effrontée, mais je suis très persuadée que cela n'arri-
vera pas. L'enfant restera ici au village, et le voyant pour ainsi
dire tous les jours, elle aura toujours sa faute devant les yeux,
en même temps qu'elle la réparera, et se montrera aussi bonne
mère qu'elle a été une imprudente fille. Tout ceci s'est bien arrangé
selon mon humeur. La faute, le déshonneur, n'ont point été
palliés ni diminués par aucun mystère, mais des vertus seront
offertes en sacrifice expiatoire et désarmeront le public, s'il est
assez juste pour qu'il vaille la peine de le vouloir désarmer.
Demandez, je vous prie, à M. Alphonse s'il est besoin d"un
parrain pour faire baptiser un enfant. »
ROM VNS VECU;
467
Elle s'était constituée marraine du petit garçon, qui fut bap-
tisé, sous le nom de Prosper Monachon, le 14 avril. Le secrétaire
du Conseil d'Etat, M. de Sandoz-Rollin, figure dans l'acte comme
parrain à côté de Mme de Charrière. Nous possédons une jolie
lettre sur ce baptême, adressée à d'Oleyres :
« Aujourd'hui, en dépit des méchants, des prudes, des sots,
des incléments, je fais baptiser un enfant dont le père est inconnu
à moi-même, et je reprends sa mère, cette femme de chambre que
vous vîtes rire de si bon cœur avant qu'on l'eût rendue malheu-
reuse... Elle n'a pas voulu attendre plus longtemps à revenir auprès
de sa maîtresse, qui est aujourd'hui sa seule parente, sa seule
amie.... M. Alphonse Sandoz a bien voulu être le parrain, et je
le fais représenter par un vieux vigneron, tandis qu'une petite
fille, la fille de la sage-femme, me représente. Voilà, Monsieur,
la nouvelle du jour dans ces quartiers. Que ne m'a-t-on pas fait
souffrir dans cette occasion ! Henriette revient à pied d'Auver-
nier. J'entends dans cet instant le chariot qui ramène le paravent,
le lit, la bassinoire... Si vous n'étiez qu'un homme diplomatique,
que l'homme de vos fonctions, combien ne vous devrais-je pas
d'excuses de vous avoir entretenu dans mon attendrissement
de niaiseries pareilles ! Mais je connais votre cœur, Monsieur. »
La recherche en paternité s'exerçait alors dans notre pays.
Selon l'usage, la Seigneurerie avait donné l'ordre de recueillir,
au moment des couches, « la déclaration en paternité à faire par
Catherine-Henriette Monachon, ci-devant fille de chambre chez
M. de Charrière, aujourd'hui domiciliée à Auvernier. »
« Nous étant transportés, dit le procès- verbal, dans son dit
domicile, où l'ayant trouvée en travail d'enfant, et lui avoir
fait les exhortations requises en cas semblables, elle nous a
déclaré que l'enfant mâle qu'elle venait de mettre au monde,
elle le gardait pour son compte... »
Mme de Charrière avait déposé à l'avance le cautionnement
garantissant que l'enfant ne tomberait jamais à la charge de la
Seigneurie '. Henriette ne fut pas inquiétée davantage, et sans
doute Mme de Charrière demeura seule avec elle à connaître le
secret de la naissance de Prosper : on renonça à rechercher le
séducteur. (Nous avons bien notre idée au sujet de ce père inconnu,
mais elle est trop incertaine pour être exprimée.) Elle écrivait
à Mlle L'Hardy, le 5 avril 1792 :
1 Manuel du Conseil d'Etat, 7 février 1792.
468 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
« De quels tourments n'ai-je pas été témoin ! Que de larmes
j'ai eu à essuyer nuit et jour ! Quelques personnes me priaient
de la renvoyer, comme si c'était une complaisance à avoir,
une politesse à leur faire. Ils diraient bien qu'ils me conseil-
laient, mais je n'appelle pas conseil ce qui n'est ni motivé, ni
raisonné. »
Son frère cadet, Vincent de Tuyll, qu'elle avait renseigné sur
cette pénible affaire, se montra plus compatissant. Il écrivait
de Hollande, le 30 juin 1792 :
« Pauvre fille que votre Henriette ! Mais qu'elle est heureuse
de vous avoir pour maîtresse ! Chez une autre elle serait perdue.
Je ne conçois rien à son histoire : être enceinte, ne point vouloir
de secours du père de l'enfant, ne pas vouloir se marier, et savoir
se taire, tout cela est pour moi un problème inintelligible.
Peut-être qu'il y a dans sa conduite beaucoup de vertu. L'on
ne peut que vous louer et la plaindre... Votre bon cœur vous a
rendue indulgente. Et ne seriez-vous pas indulgente, avec votre
sensibilité ! surtout envers une personne d'un caractère comme
vous le dépeignez. Pourquoi désapprouve-t-on une bonne action,
qui n'a pour but que de la faire et de récompense que de l'avoir
faite. On ne peut contenter tout le monde et son père. »
Mme de Charrière avait pris son parti de l'aventure avec un
optimisme que plusieurs taxèrent de coupable indulgence et
de légèreté morale. L'austérité du pasteur Chaillet fut fort
scandalisée de ce que sa spirituelle amie ne l'était pas davantage.
Mais la plus vive indignation fut celle de Mme DuPasquier,
mère de Susette, alors à Berlin. Mme de Charrière se « dégonfle »
contre elle dans une page d'une verve singulière, adressée à
Mlle L'Hardy (8 mai 1702) :
« Henriette a certainement fait une imprudence, une faute,
mais non commis un crime. D'ailleurs, je ne lui connaissais qu'un
défaut, et celui-là devait diminuer ou disparaître après la faute
commise, et en effet je ne l'aperçois plus : c'était une fière et opi-
niâtre confiance en elle-même. Je suis peu sensible à ce défaut-là.
Je le trouve naturel et très excusable chez une jeune personne
qui ne s'est pas encore souvent observée, qui ne sait pas
combien les objets peuvent avoir d'autres faces que celles
sous lesquelles elle les a envisagés. Les vieux opiniâtres, les
vieux présomptueux sont nécessairement des hommes qui
n'ont pas su voir leurs erreurs, ni profiter de leur expérience ;
mais les jeunes gens ne doutant de rien trouvent grâce entière
devant moi. Je fus étonnée quand je vis Mme DuPasquier
ROMANS VECUS 4OÛ,
choisir de préférence pour la servir un enfant très doux
et très timide ; je l'en plaisantai même. Pour moi, qui ai
un sentiment intime de l'égalité de tous les individus de même
espèce, je ne désire point de trouver une obéissance aveugle et
passive. Il n'y a pour moi ni grand seigneur que je respecte
Parce qu'il est grand seigneur, ni polisson que je dédaigne
Parce qu'il est un polisson. Mme DuPasquier a trouvé Henriette
impertinente d'avoir son avis et de le soutenir contre moi ;
mais il me plaît de voir et sentir une personne à mes côtés, et
non un automate ou une esclave. Si elle a raison contre moi,
c'est à moi à céder ; si j'ai raison, j'espère la convaincre. Cela
m'est plus aisé à présent qu'autrefois, parce qu'elle a un senti-
ment très vif de l'erreur où elle est tombée et de l'utilité dont lui
ont été mes soins et mes directions pour la lui rendre la moins
fâcheuse que possible. Elle a beaucoup d'esprit, beaucoup de
sens, un agrément extrême dans sa manière de s'exprimer.
C'est quelque chose que cela pour moi, et une docile sotte n'est
pas du tout ce qui me convient. Mais savez-vous qui est vrai-
ment une impertinente ? C'est Julie DuPasquier. »
Mme de Sandoz avait raison d'appeler son amie de Colombier
une « incomparablement bonne maîtresse, unique de son espèce. »
C'est dans une lettre à Mlle L'Hardy que je rencontre ces mots,
qu'elle explique :
« Je ne saurais vous dire tout ce qu'elle a fait pour cette fille.
Je défierais l'amie la plus tendre d'en faire davantage pour son
amie. Pendant la grossesse, Mme de Charrière a passé plusieurs
fois la journée au lit pour lui éviter la peine de le faire...; tout
le reste à l'avenant. Si, après tout cela, cette fille pouvait encore
donner le moindre soupçon qu'elle n'a pas pour sa maîtresse les
sentiments qu'elle lui doit, il faudrait qu'elle fût un monstre,
le rebut de la nature. »
Cependant, le bruit peu à peu s'apaisa, et l'on oublia l'accident.
Henriette reprit sa place auprès de Mme de Charrière et l'on ne
parla plus d'elle... jusqu'à la prochaine fois.
Les tracas et les soucis de cette affaire ébranlèrent gravement
la santé de l'indulgente maîtresse. Lorsque, pendant l'été 1792,
Benjamin vint lui faire quelques courtes visites, il la trouva
malade, énervée. L'état de la pauvre femme alla en empirant ;
elle fit, pendant l'automne, une assez grave maladie, sur laquelle
nous n'avons que des renseignements vagues. Ses rares lettres
de ce moment ont été dictées. Déjà bien souffrante, elle travaille
encore à un petit roman dont nous parlerons plus loin :
47° MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
<< Henriette et Richard sont allés leur train, malgré le triste
état de l'auteur, J'ai un peu écrit, et M. de Charrière a beaucoup
copié. »
Puis, à peine convalescente, nous la retrouvons à son clavecin,
travaillant à ses éternels opéras, Zadig et le Cyclopc ; elle est
tout heureuse d'avoir écrit «une marche funèbre et très lugubre,
et quelques airs naïfs et champêtres dans Polyphèmc, et une
marche pompeuse et brillante dans Zadig.»
Toutes ces occupations réussissaient à peine à apaiser l'amer
ressentiment qu'elle gardait au cœur, des <• persécutions »
infligées à son Henriette. Ce qui irritait son sentiment d'égalité
et de justice, c'était de voir, justement alors, ces Neuchâtelois,
si sévères pour une pauvre femme de chambre, se montrer pleins
de prévenances pour la maîtresse d'un roi.
La comtesse Dœnhoff, que nous verrons bientôt à Neuchâtel,
n'était autre, en effet, que la favorite du roi de Prusse, Frédéric-
Guillaume II, neveu du Grand Frédéric, à qui il avait succédé
en 1786. Marié à 21 ans avec Elisabeth de Brunswick, il avait
divorcé, puis épousé une princesse de Darmstadt ; cette seconde
union fut aussi malheureuse que la première. Le prince avait
une maîtresse en titre, la femme du valet de chambre Rietz,
plus tard comtesse de Litchenau, qui survécut à tous les mariages
et à tous les divorces. Il s'éprit entre temps de Mlle de Yoss,
qui était cousine du ministre de Finkenstein, et qui cachait
sous ses airs d'ingénue le goût de la volupté : ce mélange pervers
avait séduit le prince. Lorsqu'il devint roi, Mlle de Voss réclama
un mariage de la main gauche, le consentement écrit de la reine
et l'éloignement de la Rietz : le monarque accorda les deux pre-
mier points. — mais la Rietz demeura. L'affaire fut soumise au
Consistoire, qui trouva le précédent de Philippe de Hesse en
I539, et l'exemple rassurant de la tolérance de Luther et de
Mélanchton. Frédéric-Guillaume épousa en 1787 Mlle de Yoss,
qui devint comtesse d'Ingenheim, et mourut deux ans après.
Mais, en 1790, Mlle Dœnhoff fut présentée à la Cour. Elle était
délicieusement blonde, — comme Mlle de Voss ; — elle avait le
même ragoût de piétisme et de sensualité... Il fallut encore
épouser, et il se trouva un prédicateur de Cour pour bénir ce
nouveau mariage ! La reine offrit à la fiancée des girandoles de
diamants ; la reine douairière la reçut..... mais Mme Rietz resta.
ROMANS VECU S
47»
Ainsi, le roi, veuf de Mllc de Voss, avait en 1790 trois femmes
vivantes : la princesse de Brunswick répudiée, la princesse de
Darmstadt séparée, mais gardant la qualité de reine, et la com-
tesse Dœnhoff, épouse morganatique.
M HENRIETTE L HARDY
D'après un pastel peint par elle-même. (Propriété de Mm0 L'Hard}--DuBois.
à Colombier.)
Tout cela n'était pas fort édifiant à voir de près. Il ne manqua
pourtant pas de Neuchâtelois pour estimer Mlle L'Hardy fort
honorée d'entrer comme dame de compagnie au service de la
•comtesse. Dans un manuscrit portant ce titre : Mes souvenirs
472
MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
sur Berlin, Potsdam et Sans-Souci, corrigé de la main de Mme de
Charrière, Mlle L'Hardy s'exprime en ces termes :
« En 1792 l, Frédéric-Guillaume souhaita de donner pour
compagne à la comtesse Dcenhoff une de ses sujettes neuchâte-
loises. Il préférait une Neuchâteloise à toute autre, parce qu'elle
n'aurait point de liaison à Berlin, parce qu'elle parlerait français
plus facilement, si ce n'est mieux qu'une Allemande, parce
qu'enfin, elle lui rappellerait, ainsi qu'à ceux de sa Cour, ce petit
pays éloigné de ses autres Etats, où régnaient d'autres mœurs,
d'autres arts, un autre langage, et dont il trouvait agréable
et pour ainsi dire plaisant d'être le souverain. La comtesse parla
à M. DuPasquier, chapelain de Sa Majesté, Neuchâtelois,
homme de mérite, estimé, aimable et auquel alors on rendait
justice. Sa femme écrivit à Mme de* [Charrière] ; celle-ci me parla
et je partis. »
Ici, rectifions un renseignement erroné, mis en cours par
Eusèbe Gaullieur et que d'autres historiens, notamment lady
Blennerhassett -, ont reproduit de confiance. Gaullieur a tiré
parti des Souvenirs de sa mère dans la Bibliothèque universelle
de septembre à décembre 1849. Mais, peut-être afin d'en accroî-
tre l'intérêt, il les a mis au compte de Mme de Charrière, et,
pour rendre cette attribution vraisemblable, il a imaginé que
Mme de Charrière avait été à Berlin :
« Dans un voyage qu'elle y fit, dit-il, vers 1792, sous le règne
de Frédéric-Guillaume II, elle se lia d'une manière assez intime
avec la comtesse Dcenhoff, alors à l'apogée de son crédit, et ce
fut là ce qui donna naissance aux lettres de ces deux dames
que nous avons entrepris de faire connaître. Les premières sont
de Mme de Charrière, qui, de retour en Suisse après son excur-
sion de Berlin, avait été priée par ses parents d'Utrecht de leur
faire connaître les détails de son séjour à la cour de Prusse. »
1 C'est 1791 qu'elle aurait dû dire.
2 Madame de Staël et son temps, traduit de l'allemand par Auguste Die-
trich. Paris, Westhausser, 1890, 3 vol. — Ce grand ouvrage contient plu-
sieurs erreurs de détail ou d'appréciation sur le sujet qui nous occupe.
M. de Charrière y est qualifié de « gentilhomme suisse ruiné » ; il réside au
château de Colombier ; l'auteur appelle la longue amitié de Mmc de Charrière
et de Benjamin Constant «un caprice», et, avec plus de vertu que d'à-pro-
pos, déclare éprouver «un sentiment de pitié pour la femme qui s'abandonne
à un caprice ».
ROMANS VÉCUS 473
Sur quoi Gaullieur transcrit, comme lettres de Mmede Charrière,
le récit même de M1Ie L'Hardy, ce qui rend nécessaires de nom-
breux changements de texte l .
En proposant sa jeune amie pour occuper une situation aussi
délicate, Mme de Charrière pensait fournir à cette personne très
intelligente et de ferme jugement une occasion d'apprendre à
connaître le monde et la vie. Plus ou moins responsable d'elle,
puisqu'elle l'avait choisie, elle entreprit de la guider, de la con-
seiller, de former son esprit. C'est à quoi on voit qu'elle s'appli-
que dans ses lettres à MIle L'Hardy. La correspondance débute
au moment où la jeune fille, engagée dès le Ier septembre 1791,
va partir pour Berlin. On en pourrait extraire un précieux recueil
de préceptes en tous genres, et c'est un peu ce que fit Gaullieur
quand il publia ces lettres qui le touchaient de si près 2.
1 Par exemple, dans le récit de la première fête de Cour dont M'" L'Hardy
fut témoin, on lit : « Le ministre s'approcha de M. DuPasquier et lui
demanda si j'étais la Neuchâteloise qu'on attendait». Gaullieur a transcrit
ainsi : « Le ministre s'approcha du chapelain du roi, M. DuPasquier, et lui
demanda si j'étais l'illustrissime dame hollandaise qu'on attendait». Il
nous paraît évident que dans l'intention de Gaullieur, qui ne tenait pas à
mettre en scène sa propre mère, ces articles (Une Demi-Reine) étaient une
sorte de roman historique composé à l'aide des documents qu'il avait en
mains. Mais pour ceux qui nous ont suivi jusqu'ici, le voyage de M"' de
Charrière à Berlin est une imagination dénuée, non seulement de réalité,
mais de toute vraisemblance. On s'étonne que Gaullieur ait eu l'idée d'en-
voyer si loin — et dans une Cour ! — la personne la plus dédaigneuse du
faste des Cours, la plus détachée de la vie mondaine, la plus désabusée, la
plus casanière, une femme constamment souffrante, qui, à cette époque de sa
vie, n'allait même plus jamais à N'euchàtel et sortait à peine de sa chambre
pour faire le tour de son « petit jardin ». — Quant aux lettres de la comtesse
DœnhofT que Gaullieur a publiées dans ces mêmes articles, il les donne
comme adressées à Mm° de Charrière : en réalité, les plus importantes sont
adressées à M'" L'Hardy. Aussi a-t-il dû modifier les passages qui auraient
indiqué la véritable destinataire. Elles ne sont pas toujours exactement
datées (par exemple : 8 janvier 1796, au lieu de : 25 novembre 1794). Deux
lettres sont parfois réunies sous la même date ; plusieurs passages sont
transposés. Bref, il est manifeste que Gaullieur ne considérait pas ces
articles comme une étude historique et documentaire ; il a mis en œuvre
les matériaux dont il disposait, avec la libre fantaisie du romancier. Il a
seulement omis de le dire.
2 Comme fils d'Henriette L'Hardy. Une partie des lettres écrites à celle-ci
par M"' de Charrière ont paru dans la Revue suisse de novembre et décem-
bre 1867, sous le titre: Lettres-Mémoires de M"" de Charrière. La plupart
474 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
La première lettre, du 29 août 1791, est un souhait de bon
voyage et une promesse de conseils et d'avis, dont la voyageuse
pressentait qu'elle aurait besoin dans son nouvel état. Les avis,
en effet, ne tardent pas :
« Evitez tant que vous pourrez la bizarrerie. Rien n'est plus
indifférent en soi, mais rien ne fait plus de tort, que de faire les
choses ordinaires de la vie autrement que les autres. On attire
sur soi un essaim de critiques. Les sots, les méchants, les désœu-
vrés, font de nous leurs menus plaisirs. » (1791.)
« Jusqu'ici je vous trouve fort heureuse ; c'est une jolie nou-
veauté que tout ce que vous avez trouvé et éprouvé, mais c'est
surtout Mme D. que je trouve heureuse au delà de ce qu'on peut
dire. Que le sort l'a bien servie ! Elle souhaite, et aussitôt elle a.
Et que souhaite-t-elle ? Est-ce une chose commune, facile à
trouver et de petite importance, de manière que l'avoir soit un
médiocre bien ? ...Non, elle souhaite une chose rare : une per-
sonne d'un bon esprit, d'un caractère sûr, douée de talents
et de discernement ; elle souhaite une personne qui l'aime et
qu'elle aime, et tout cela elle l'a, et c'est la chose du monde
la plus douce à avoir. ...Il m'est arrivé de la féliciter en moi-
même dix fois en un jour.
...N'oubliez pas vos amis. N'oubliez pas vos talents. Vous
conserverez votre esprit plus frais, votre caractère plus noble,
plus pur, plus aimable, si vous vous retrouvez seule quelquefois,
repensant vos pensées et celles des autres, et les choses et leurs
circonstances. Je me suis toujours imaginé que dans quelque
position qu'on fût, si l'on ne se recueillait jamais, on ne se per-
fectionnerait pas ; que le jardinier doit avoir le temps de méditer
sur sa culture et ne pas cultiver toujours, le peintre ne pas pein-
dre toujours, mais méditer quelquefois son art loin de ses pin-
ceaux et de son chevalet. — Qu'ai-je dit ? Qu'ai-je pensé ? Que
convient-il de dire ? Qu'est-il raisonnable de penser ? Voilà ce
qu'il faut se demander quelquefois ; alors, on ne s'engage jamais
trop avant et sans le savoir dans une manière fâcheuse ou dange-
reuse... C'est une recommandation que j'ai faite à tous ceux
qui m'intéressaient. En revanche, la recommandation que j'ai
mille fois entendu faire : « Occupez-vous sans cesse, faites tou-
jours quelque chose ! » m'est insupportable même quand elle
s'adresse à des enfants... » (1791.)
« 15 novembre 1791. Vous voulez que je vous indique des livres
qui ne soient pas des romans, des livres tels, qu'après s'être
des documents originaux que Gaullieur a utilisés dans ses articles de la
Revue suisse de 1857 font maintenant partie d'archives de famille apparte-
nant à M. A. Revilliod-de Murait, à Genève, qui a eu la bonté de les mettre
à notre disposition.
ROMANS VÉCUS 475
amusé un instant à les lire, on ne se reproche pas que cet ins-
tant ait été absolument perdu. Je me suis amusée cette nuit à
vous faire une liste de livres dans ma tête ; et la voici. Je suppo-
serai que vous n'avez pas lu ou que vous pouvez vous résoudre
à relire.
D'abord, je vous recommande mon cher, bien-aimé, très
honoré, respecté même, l'écrivain vrai, l'homme honnête, Duclos;
ses mémoires surtout, mais aussi son voyage en Italie. Ne lisez
pas le monotone libertin duc de Richelieu, mais bien quelques
lettres qui sont à la fin de chaque volume. Vous trouverez de
libertines grandes dames écrivant comme des servantes de caba-
ret : vous trouverez Mme du Châtelet, la célèbre Emilie, écrivant
elle-même bien différemment de ce que la faisait écrire son amant
Voltaire. Rien n'est si plat ni si absurde, mais cela est plaisant
à comparer avec les lettres soi-disant de cette femme à Frédéric II
et d'autres belles choses qui étaient d'elle comme de moi. Vous
verrez l'ambitieuse et spirituelle Mme de Tencin et l'aimable
Mme de Chateauneuf. Enfin, vous vous amuserez, j'en suis bien
sûre. Lisez d'un bout à l'autre Mme de Staal, non la fille de M. Nec-
ker, mais Mlle Launay [Delaunay], attachée à Mme du Maine.
Il n'y a pas de femme qui ait écrit avec plus d'esprit. Il y a
d'elle des Mémoires et deux comédies. Je vous recommande aussi
un livre de M. de Rulhière intitulé, je crois, E clair cissemens
relatifs à la révocation de redit de Nantes et à l'histoire des protes-
tais en France. Cela est très bon. Toutes ces lectures-là ont une
sorte de rapport : la scène est en France ; la fin du règne de Louis
XIV. la régence du duc d'Orléans, une partie du règne de Louis
XV. voilà ce qu'on y apprend à connaître avec d'autant plus
d'intérêt, que ce sont ces époques-là qui ont amené tout ce que
nous voyons arriver aujourd'hui, et cela si visiblement, qu'on
n'est plus étonné de rien quand on les a étudiées. Mais après
ces lectures ou entre deux, lisez la vie de Goldoni: cela est naïf,
bonhomique, amusant. Grétry, à son imitation et pour gagner
de l'argent, a fait un gros livre de lui-même, où il rend compte
de tous ses petits opéras. Le livre est trop gros, la vanité en
est trop puérile, mais pour qui aime à étudier les arts et les artis-
tes, il y a de l'intérêt. Vous y trouverez un cYHele que j'aime
passionnément \
Faisons à présent un grand saut. Lisez le Spectateur, mais en
choisissant, et seulement deux ou trois discours de suite. — Un
1 II s'agit de Thomas d'Hele (de son vrai nom Haies, 1 740-1 780), auteur
dramatique d'origine anglaise, qui vécut à Paris et y fit représenter divers
ouvrages. Grétrv a mis en musique (1778) le Jugement de Midas et l'Amant
jaloux. Dans le joli chapitre qu'il consacre à d'Hele, Grétry emploie cette
heureuse expression: «11 avait au fond du cœur cette voix terrible, et
consolante cependant, qui crie mille fois non avant de dire c'est bien».
476 MADAME DE CHARBIERE ET SES AMIS
autre saut, et me voilà à mon cher Plutarque. Ses Hommes
illustres peuvent et doivent se relire cent fois et à tout âge,
cela n'est jamais trop revu et trop repensé. Si l'on avait de
Thou toujours sur sa table, et qu'on pût choisir certains morceaux
et les marquer, je crois qu'on les relirait souvent aussi. On y
chercherait tantôt les Médicis, tantôt les Caraffa, puis un morceau
de l'histoire d'Hongrie, puis certains traits de la vie de Charles-
Quint.
Quelle longue réponse je vous ai faite, Mademoiselle, à propos
d'un mot qui n'était pas même une question ! »
Elle conte ensuite qu'après avoir achevé Zadig, elle s'est
« amusée quelque temps à faire des cantiques » pour se reposer ;
elle les destine à Charles Chaillet, le fils du pasteur, qu'elle aime
pour « sa probité rare et son bon esprit ».
«Dimanche, je ne sais le quantième, décembre 1791... Je pro-
noncerais ma propre condamnation si je trouvais fort à redire
à la manière un peu prompte avec laquelle vous prenez les impres-
sions que vos amis et les circonstances vous donnent. En reve-
nir est tout ce que nous pouvons faire, et je trouve que nous qui
allons plus vite et plus loin le mauvais chemin, nous rebroussons
aussi de meilleure grâce et marchons alors fort bien dans un
chemin plus beau a suivre. Nous avons à réparer, et notre zèle
en redouble. M. de Charrière me disait un jour que rien n'était
mieux que d'avoir été offensé par moi, qu'alors je servais avec
une vivacité extrême. Il me semble qu'en cela nous nous ressem-
blons. Puissiez-vous, vous, être moins tardive que moi à profiter
de l'expérience pour juger et agir sans précipitation !
...Pourquoi dire du mal de votre figure ? Avec un pareil teint,
une si belle forêt de cheveux, une taille haute et une démarche
légère, comment, sans être ingrate soi-même, peut-on se plain-
dre qu'une figure reconnaît mal les soins qu'on prend d'elle ?
J'avoue que je n'aime pas ces pains de sucre que je vois sur
quelques têtes et dont votre stature me semble devoir vous
dispenser, mais une simple et pourtant élégante parure ne peut
que vous aller très bien. Ne prenez pas d'humeur contre elle,
et pour cet effet, mettez à profit le temps où l'on vous coiffe
pour lire un peu. Quant à votre habillement, je parie qu'il est
fait en moins de rien. Vous n'avez point d'épaule ni de hanche
à masquer, à rembourrer ; vous n'êtes pas d'une humeur à
vouloir mettre vos pieds à la torture. Eh bien ! une belle robe
est aussi vite enfilée qu'une laide.
...J'ai souvent la passion, indiscrète peut-être, que d'honnêtes
gens s'entendent et se voient l'un l'autre jusqu'au fond du cœur.
...Charles Chaillet vint hier me voir par le plus déplorable
temps, comme un petit héros d'amitié. Il ne fait pas des phrases
romans vécus 477
sentimentales, celui-là, mais il m'aime bien et affronte vent et
neige pour me voir quelques heures. Adieu, puissiez- vous avoir
des amis tels que vous les méritez ! »
«Ce 2 février 1792... A peine est-ce un défaut que ce que je
vous reproche... Une jeune personne bien spirituelle commence
par montrer son esprit pour s'amuser, et aussi pour s'assurer
qu'elle l'a. Elle voit autour d'elle beaucoup de simplicité triviale,
elle s'ennuie, elle crée des fleurs dont elle fait des bouquets,
et qu'elle place et jette ça et là avec plus de profusion que de
choix ; mais, insensiblement, elle devient plus difficile, et d'ail-
leurs son estime pour de stériles fleurs diminue un peu ; alors,
elle se sert de son esprit plus qu'elle ne l'étalé, et il en faut avoir
soi-même pour s'apercevoir du sien. Et cela, même dans la
conversation, car le geste et le ton n'y font pas tant que l'on
pense, et les bluettes ne sont partout que des bluettes. Voilà
quelle eût été votre histoire, Mademoiselle, sans que je m'en
fusse mêlée le moins du monde ; si ce que j'en ai dit hâte un peu
chez vous le passage de la jeunesse à la maturité de l'esprit, il
n'y a pas de mal, mais gardez-vous de croire que vous ayez été
ridicule un seul instant par un air de recherche et de prétention
déplacée.
Puisque nous sommes sur le chapitre de l'esprit, j'ai envie
de vous faire remarquer que la France a aussi eu à cet égard
sa jeunesse, sa maturité et, malheureusement, son radotage,
d'où elle sort par une renaissance dont nous ne savons pas encore
quel sera l'effet. — Voici ce que je veux dire.
Balzac et Voiture avaient infiniment d'esprit, et n'ont rien
fait de leur esprit que de le montrer ; et, pour le dire en passant,
quoique ce ne soit plus la mode depuis longtemps de les admirer,
je les admire toutes les fois que le hasard me met leurs lettres entre
les mains.
Pascal, devançant ses contemporains pour le discernement
comme pour le langage, tour à tour railleur, raisonneur, orateur,
a employé le plus beau, le plus juste, le plus vaste esprit dont
jamais le Ciel ait doué un homme. Bossuet et Fénelon ont été
aussi simples que sublimes dans tous leurs écrits. Fontenelle
et La Mothe, et ensuite le roi des beaux-esprits, Voltaire, nous
ont ramenés à l'abus de l'esprit, et on lisait M. de Boufflers,
M. de Luchet, MM. de Champcenez et Rivarol, Mme de Staël
(Necker) et M. Guibert au moment où la Révolution a éclaté.
J'ai conservé, quant à moi, un tel goût pour la manière dont
on écrivait au milieu du siècle passé, qu'à Paris, mon coiffeur
m'apportant pour des papillotes le Roman comique tout déchiré
et par lambeaux, je lus avec transport l'épisode sérieuse qu'on y
trouve et me désolai de ne pas pouvoir la lire jusqu'à la fin x.
1 M"" de Charrière, comme aussi Mmc de Staël, fait «épisode» du fémi-
478 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
Duclos a écrit simplement, et c'est entre autres choses ce qui
me passionne pour lui. »
«4 février 1792... Puisque vous prenez en si bonne part tout
ce que je m'avise de vous dire, j'ose vous recommander encore
un autre objet de vigilance : il faut que de Berlin vous veillez
sur les esprits de votre famille et que vous préveniez les appa-
rences d'un ridicule orgueil. Voici ce qui m'est revenu. De tout
temps, on donnait, au nouvel-an, deux bals à Auvernier ; l'un
était composé de vignerons, l'autre de propriétaires, et il y avait
à celui-ci de très riches messieurs L'Hardy qui dansaient bonne-
ment avec tout ce qui était là. On me parla de ce bal peu de jours
avant qu'il dût avoir lieu, et l'on me dit : « Mlles Robert, que
vous avez vues repasser ici la lessive, en sont toujours et s'en
font une grande fête. » Huit jours après, on me dit : « Eh bien!
les distinctions offensantes s'introduisent partout. Mlles Robert
n'ont point été admises cette année au bal des gens comme il
faut d'Auvernier, et en sont très mortifiées. » Peu de temps
après, quelqu'un me dit que c'était Mlle L'Hardy la cadette,
sœur de Mlle Henriette \ qui avait exclu les Robert du bal ;
«Vous jugez, dit-on, combien cela indispose et fait parler moins
avantageusement qu'on ne le ferait si l'on n'était pas piqué...»
Voilà ce que je me suis promis de vous dire.
Dites à votre sœur que les Princes français eux-mêmes se
rendent ridicules aujourd'hui quand ils n'admettent pas tout
le monde auprès d'eux ; que le temps des distinctions doit passer,
à Auvernier comme ailleurs, et à plus forte raison n'y doit pas
commencer ; qu'on vous affligerait, qu'on vous ferait tort en
se donnant des travers odieux ou ridicules ; que votre place est
très honorable tant que vous y êtes parée de l'estime personnelle,
mais qu'il vous la faut conserver tout entière et qu'aucun ridicule
qui puisse l'entamer ne doit vous venir de votre pays. Ce sera
traiter la chose plus sévèrement qu'elle ne le mérite, mais j'ai
remarqué qu'il fallait en dire trop à la plupart des gens pour que
ce fût assez... Oh! donnez-nous l'agréable et rare spectacle d'une
personne admirée et courtisée qui reste et se montre supérieure
à tout puéril orgueil, à toute frivole vanité, dont le monde et
ses pompes embellissent l'esprit, et ne gâtent pas le cœur !...
Dites à mademoiselle votre sœur qu'il faut que l'on pare et honore
sa place, et non que l'on se pare d'une place quelle qu'elle soit. »
«5 avril 1792... J'espère que vous avez déjà écrit à Mlle de
Gorgier. Quand la plume ne va pas comme d'elle-même, il
n'en faut pas moins qu'elle aille. On s'imagine qu'elle ira mal,
nin. — Elle entend parler sans doute de la délicate nouvelle V Amante invi-
sible, qui est du meilleur Scarron.
1 M"' Marianne L'Hardy, qui épousa un M. DuBois, et fut mère du savant
archéologue Frédéric DuBois de Montperreux.
ROMANS \ El I s
479
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BILLET DE M"' DE CHAPRIEPE A M*" L'HARDY
t+
480 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
mais point du tout : les plumes qu'on gouverne sont à la longue
les seules qui aillent bien. Trop de gens, trop de femmes surtout,
sont la dupe de leur paresse et voudraient ne rien faire que par
soudaine impulsion ; et voilà pourquoi la perfection est si rare.
On attend qu'on soit en train, tandis qu'il ne tient qu'à nous de
nous y mettre. Si une première lettre n'est pas bien, il en faut
écrire une seconde, une troisième. Je ne recommence que pour
faire plus mal, disent beaucoup de gens : qu'en savent-ils ?
ont-ils jamais bien obstinément recommencé ? L'esprit est comme
la main, comme le pied, la jambe, et l'on devient capable de
penser, de parler, d'écrire, comme de danser et de jouer du clave-
cin, à force d'exercice.
Depuis quelque temps, je recommande l'étude de la logique
à toutes les femmes que je rencontre. Les émigrés m'ont surtout
persuadée qu'il fallait s'être accoutumé à raisonner avec une
stricte justesse pour ne pas déraisonner grossièrement dès que
la douleur ou le désir ou le ressentiment nous y invitent et que
les circonstances nous mettent dans une situation nouvelle
et qui contrarie nos premières habitudes... M"e Moula a été
docile à mes exhortations, et, selon moi, s'en trouve à merveille.
Je n'ai presque plus entendu, depuis six semaines qu'elle est
avec moi, des étonnements sans raison ; je ne vois plus des cré-
dulités sans motifs suffisants de croire ; on ne croit pas compren-
dre ce qui est obscur, et en revanche, on comprend tout ce qui
est clair. A présent, elle s'est mise à lire Locke. Puisse le bon sens
devenir à la mode ! Ce sera la plus heureuse mode qui se soit
jamais introduite chez les humains. Et vous, si vous avez,
comme il me le semble, assez de logique naturelle pour vous
passer de Wolf, de Dumarsais, des écrivains de Port-Royal,
ne laissez pas d'exercer votre esprit et de le forcer à tout ce
qu'il faudra qu'il fasse ; bientôt vous le verrez docile et laborieux
sans qu'il en soit moins vif et moins gai. Je vous réponds que
vous en serez contente, comme on l'est d'un beau et bon cheval
bien dressé, aussi obéissant que fort et agile. »
«7 mai 1792 ...Je vous vois avec la comtesse et vos livres,
contentes toutes deux, tranquilles, amusées. Mon imagination
se plaît avec vous... Quoi ! lire pour la première fois, ou avec
quelqu'un qui lit pour la première fois Mme de Sévigné ! Quel
charme ! Quelle source de plaisir ! Il ne me faut pas à moi une
grande bibliothèque : avec Racine, Molière et Don Quichotte.
j'ai assez de livres ; et vous, vous avez ceux-là et bien d'autres.
Il n'y a guère que Marmontel, parmi ceux que vous nommez,
dont je fasse peu de cas ; Fontenelle n'est pas non plus mon
favori, mais il faut lire ou avoir lu ses Mondes et ses Dialogues
des Morts. Vous ne parlez pas de Fénelon : cependant, outre son
Télémaque, il a aussi des Dialogues des Morts, des Contes, une
Existence de Dieu qu'on ne peut trop priser... Si la comtesse
ROMANS VECUS 48 I
n'a pas lu les mémoires de Noailles rédigés par Millot, c'est encore
une chose à lire pour qui aime mieux la prose et l'histoire que la
fable et les vers... »
Ainsi devisait Mme de Charrière dans ses lettres à sa jeune
amie. On s'explique, à les lire, l'influence si profonde qu'elle a
exercée autour d'elle et sur tous ceux qui l'ont approchée. Sa
fermeté d'esprit, ses idées toujours si nettes, fondées à la fois
sur la réflexion et sur l'expérience personnelle, la grâce surtout
qu'elle mettait à les faire agréer, lui conféraient une sorte d'au-
torité à laquelle on recourait pour toutes choses. Elle fut vrai-
ment une institutrice — mais combien exempte de tout pédan-
tisme ! — pour le cercle d'amis, en général plus jeunes qu'elle,
qui l'entourèrent pendant trente ans à Colombier.
Munie des avis et conseils de sa grande amie, Mlic L'Hardy
accomplissait bravement les devoirs de sa nouvelle condition.
Sa tâche ne laissait pas d'être délicate et réclamait de la jeune
fille beaucoup de prudence et d'oubli d'elle-même :
« Elle est dans une position singulière, passant toutes les soi-
rées avec le roi et la favorite. C'était du moins ainsi que l'on
vivait à Postdam, prenant le thé à 5 heures, faisant ensuite
de la musique jusqu'à 7, et lisant haut jusqu'à 9... Sans les Illu-
minés, ces soirées pourraient avoir de l'influence, car un peu de
conversation n'est pas désagréable à des gens pour qui elle
est rare. Le roi, qui la voit recevoir des lettres, demande de qui
elles sont et presque aussi ce qu'on lui mande. Oh ! le drôle
de saut, d'Auvernier à Potsdam ! A présent on est à Berlin ;
la comtesse doit être actuellement en couches. C'est, dit-on, une
excellente femme, franche, désintéressée, riche d'ailleurs de
son propre bien, et n'aimant ni le faste ni l'intrigue. Voilà donc
une des occupations que j'ai eues, Mlle L'Hardy commençant
sa carrière de Cour. A présent, elle en sait sûrement plus que moi.»
(A d'Oleyres, 31 décembre 1791.)
La grossesse de la favorite donna lieu à des inquiétudes assez
vives :
« Certaines choses sur lesquelles les puissants ne peuvent rien,
dit Mme de Charrière, devraient les faire souvenir de leur faiblesse
essentielle et foncière et inhérente ; voilà un marmot qu'on
peut bien faire prince, mais qu'on ne pourra faire être en vie
si la Nature ou la Providence en ont autrement ordonné. (A
d'Oleyres, 5 mars 1792.)
4»2 MADAME DE CHABRIERE ET SES AMIS
L'enfant naquit le 7 janvier 1792 :
« J'ai reçu une grande lettre de Mlle L'Hardy. Le petit enfant
royal, lors de son baptême, a été nommé comte de Brandebourg1.
Le roi a donné une belle bague à Mllc L'Hardy, qui m'écrit ; «Tout
Berlin le sait et s'occupe dans ce moment à conjecturer ce que
vaut ce bijou. » Oh ! le drôle de pays que la Cour! dit-elle dans un
autre endroit de sa lettre. » (A d'Oleyres, 23 mars 1792.)
La comtesse envoya une marque de sa reconnaissance à Mme de
Charrière, qui avait eu la main si heureuse :
« Je sais de fort bonne part, écrit-elle à d'Oleyres, que Mlle
L'Hardy prend extrêmement bien et que les courtisans la cour-
tisent. Elle ne me dit rien de pareil, comme vous croyez bien,
mais elle paraît contente... Nous aurons ici un comte Dcenhoff,
parent de la favorite, qu'elle a chargé pour moi d'une tasse de
porcelaine de Berlin, sur laquelle est la silhouette du roi. Je
lui ai fait dire que je la remerciais, mais que j'aurais encore mieux
aimé la sienne. Je serai fort heureuse si MM. Perrot ne disent
pas que je vends des jeunes filles de la Comté pour des tasses
de porcelaine. On n'a pas mal clabaudé sur cette petite affaire ;
à présent, c'est sur une autre, où mon indulgence ne trouve pas
beaucoup d'approbation. » (4 février 1792.)
Mais voici que peu à peu l'idylle royale se gâta. Le roi, devenu
le jouet de la secte des Illuminés, était entré dans la coalition
de Pillnitz contre la France révolutionnaire ; il s'était formé à
la Cour un parti opposé à cette détermination, et qui escomptait
l'influence et l'appui de la comtesse Dcenhoff. Le ministre Bis-
choffswerder accusa celle-ci d'intriguer contre la politique royale;
il y eut entre les amants une explication assez vive. La comtesse
déclara fièrement qu'elle voulait s'éloigner, demanda des passe-
ports, que d'abord on lui refusa, puis les obtint et se mit en
route. Le roi envoya sur ses traces un messager qui la rejoignit
à Leipzig, mais ne put la résoudre à revenir sur ses pas.
La nouvelle que la « petite reine » venait de quitter Berlin
et allait arriver à Neuchâtel avec Mlle L'Hardy, causa dans la
Principauté une sensation très vive, et donna lieu à des com-
mentaires variés. Voici celui de Mme de Charrière, qui écrit à
Mlle L'Hardy :
1 Le comte Frédéric-Guillaume de Brandebourg se distingua comme
général dans les campagnes de 1 8 1 3-i 81 5, et fut, en 1848, président du
ministère qui tint tête à la révolution.
ROMANS VECUS
483
«Il vous tarde de savoir mon jugement sur sa conduite. Le
voici. Elle est non seulement belle, noble, courageuse, mais de
plus elle est sage, si la comtesse est incapable de s'en repentir...
Sa courageuse résolution la délivre de tout cela [les tracasseries,
les soupçons offensants], et lui donne le plaisir de sentir sa force ;
elle prouve à elle-même et aux autres qu'il lui a fallu moins de
réflexions pour quitter sa place que pour la prendre. Quant
aux bons effets qu'elle pourrait espérer de ce départ, ils" sont
trop incertains pour que je voulusse voir dépendre de là sa satis-
faction. J'espère que l'approbation de son propre cœur, la consi-
dération et le respect des honnêtes gens, lui sont plus précieux
que faveur, hommages, crédit, car en ce cas elle attendra tran-
quillement l'événement, et si le royaume reste en proie à de
rusés fripons, elle dira : Ce n'est pas ma faute, — et se consolera.
Comptez sur moi l'une et l'autre. » (12 juin 1792.)
A Mme de Sandoz-Rollin elle annonce le retour de leur amie,
qui va se fixer avec sa noble compagne à Auvernier, dans la
maison DeBély \ Les fugitives n'auront d'autre société que
Mme de Charrière, car « on ne s'empressera pas auprès d'une
maîtresse disgraciée, » qui du reste quitte spontanément la
Cour, mais n'en est pas renvoyée.
«Admirez, ajoute-t-elle, le sort de MIle L'Hardy, qui en neuf
mois quitte Auvernier, joue un rôle à Berlin, vit avec le roi
comme avec un frère ou un oncle, devient le conseil, le tout
de la favorite, et l'aidant à s'ôter de la Cour, revient avec elle
dans son village !» (11 juin 1792.)
Elle donne aussi les plus récentes nouvelles à d'Oleyres, qui
attendait impatiemment à Turin des détails sur l'étrange évé-
nement :
« Vous imaginez bien que les curiosités neuchâteloises ne
sont pas assoupies, ni muettes non plus... MIIe L'Hardy parle
du roi comme étant souvent fort aimable dans la vie privée,
et dit que la comtesse l'aime par-dessus tout. Il serait embar-
rassant pour moi de parler de lui avec elle.
...Il semble que les personnages marquants de l'Europe jouent
aux quatre coins. Les frères du roi de France sont à Coblentz,
le roi de Prusse viendra sur les bords du Rhin ; les ducs d'Angou-
lème et de Berry sont à Turin, et Mme la comtesse Dœnhoff à
1 Cette maison est celle même que le pasteur Chaillet acheta quelques
années plus tard et où il passa toute sa vieillesse.
484 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
Auvernier. Je voudrais que vous vinssiez à Cormondrèche,
ce qui ne serait pas si bizarre, et qui, tout intérêt propre à part,
me paraîtrait assez heureux. » (16 juin 1792.)
La comtesse ne se trouva pas aussi isolée qu'on pouvait s'y
attendre :
« Voilà, écrivait Mme de Charrière à Mlle L'Hardy, que vous
avez dans votre voisinage ma bien-aimée Mme Sandoz, qui est
aussi la vôtre. J'espère que vous en tirerez parti, ainsi que de
Mlle Marval. Il n'y a pas meilleure compagnie que cela, en femmes,
dans le pays. J'ai vu M. le président Pury, qui était allé rendre
ses devoirs et offrir ses services à la comtesse. Je pense qu'il a
cru le devoir comme maire du lieu. Je ne sais si elle recevra
dans les commencements beaucoup d'autres visites : les uns
craindront d'importuner, d'autres de n'amuser pas ; d'autres
se sont mis sur le pied, depuis que les étrangers ont abordé dans
le pays plus qu'ils n'auraient voulu, de ne les point aller voir
les premiers. Ils rendent la visite parce qu'il le faut bien. Quand
la comtesse saura que c'est avec les émigrés qu'on s'est mis de
la sorte sur le qui-vive, elle ne le trouvera pas bien mauvais...
Engagez-la à pousser l'héroïsme jusqu'au bout. Elle s'est mise
par honneur, par délicatesse, par un juste ressentiment, en
danger de perdre une place qui avait de l'éclat et où les roses
croissaient avec les épines. Il faut, dans l'incertitude où elle est
aujourd'hui, soutenir sa résolution avec un cœur de reine pour
la noble fermeté, et de démocrate pour l'amour de l'égalité
et l'intime persuasion que véritablement nous naissons tous
égaux, et qu'une fortune inconstante met seule des différences
entre un roi et un laboureur, entre une femme de qualité et une
paysanne.
Je serais d'avis que la comtesse instruisît la Cour, de manière
ou d'autre, de son séjour à Auvernier, dans les Etats du roi,
qu'elle se procurât de l'argent, des chevaux, un cocher et un
clavecin... Adieu, Mademoiselle. Je ne doute pas que votre
cœur n'éclaire votre esprit, qui déjà tout seul n'est pas peu clair-
voyant, et que vous ne soyez dans cette occasion très ingénieuse
à faire trouver à la comtesse le temps court et sa position sup-
portable.
...Je n'ai pas pensé à moi quand j'ai parlé de visites. J'en
ferais cent, s'il y allait de l'utilité de quelqu'un et que ma
santé me le permît. Il y a quatre ans que je n'en ai point faites,
ni rendu celles qu'on me faisait, ni invité ni attiré du monde.
On aurait quelque droit de trouver mauvais que j'en agisse autre-
ment avec Mme la comtesse Dœnhoff qu'avec les dames du pays
et les étrangères, Hollandaises, Françaises, Anglaises, que le
sort a amenées auprès de moi. Mais cela ne m'arrêterait pas si
ROMANS VÉCUS 485
la comtesse m'appelait auprès d'elle pour le moindre service
que je pourrais lui rendre, ou si, un jour qu'il fera beau temps,
mes pieds me peuvent porter jusque-là ; car il me convient encore
moins d'aller en voiture que de me promener. » (Juin ? 1792.)
La comtesse n'avait qu'une chose à faire : venir voir la dame
de Colombier, puisque celle-ci ne s'empressait pas de la préve-
nir. Elle vint en effet et ne trouva, outre la maîtresse de la maison,
que Mlle Moula et le grand Chaillet, deux témoins dont la discré-
tion était sûre :
« Mllc Moula, dit Mme de Charrière à Mlle L'Hardy, me promit
hier au soir de ne pas même nommer la comtesse à ses amis de
Neuchâtel... Pour monsieur Chaillet, c'est l'homme le plus sûr,
le plus honnête homme que je connaisse. Je supposai hier au
soir, en badinant, qu'on le questionnerait :
Questionneur. — Vous avez vu la comtesse ?
M. Chaillet. — Oui.
Questionneur. — Comment est-elle ?
M. Ch. — Blonde, jolie, agréable, ni grande ni petite.
Questionneur. — Qu'a-t-elle dit ?
M. Ch. — Je ne m'en souviens pas. »
L'impression que la voyageuse fit sur Mme de Charrière est
consignée dans une lettre confidentielle à Mme de Sandoz :
<< Ce dimanche à midi. Pour vous et don \lphonse seuls, car
j'ai défendu à Mlle Moula de seulement nommer la comtesse
si elle écrit à Neuchâtel.
Je l'ai vue hier. Je la trouve très jolie, malgré un fond de
teint blanc terne, et un peu jaunâtre, qui n'est pas celui de la
santé, et malgré des traces de petite vérole que le rouge laissait
entrevoir. Les cheveux sont blonds comme d'un enfant ; les
yeux assez grands, bleus, extrêmement doux ; le nez joli, de
fantaisie, un peu retroussé ; les lèvres grosses, la bouche grande,
les dents médiocres, quelque chose de très joli pourtant dans les
mouvements de cette grande bouche ; le visage assez large pour
que cela prévienne un air de grande maigreur. Un tout joli et
piquant, quoique la couleur soit fade, et je ne sais quoi d'un joli
enfant, d'un joli polisson. Quant à la taille, agréable par la con-
tenance et souple sans être belle. La main blanche et sèche, le
bras mince et long. Voilà la figure de la comtesse, et je crois
que tout répond à la figure. C'est la grâce et la naïveté et l'aima-
ble inconsidération d'un bon enfant. La tâche qu'elle avait était
trop forte, et dans sa démarche dernière il y a du courage et
beaucoup de bonne volonté, mais je crains qu'il n'y ait très
peu de combinaisons. »
486 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
Vers le même temps, Jean-Pierre de Chambrier, père de Mme de
Sandoz, écrivait d'Auvernier à d'Oleyres, à propos de l'arrivée
de la comtesse :
« C'est un événement assez extraordinaire... Depuis son éta-
blissement dans la maison DeBély, elle a été fort incommodée
et fort triste, tant à raison des fatigues du voyage, des incommo-
dités d'une grossesse, et surtout de l'incertitude des sentiments
du grand personnage. Ce que le Journal de Paris en a dit est
très conforme à la vérité 1... On la détermina à faire une course
jusqu'à Colombier, chez Mme de Charrière ; dès lors elle a resté
15 jours sans sortir de chez elle.
Hier soir, nous étions au jardin, devant la grille2, à la fraî-
cheur. Nous voyons de loin arriver par le verger trois à quatre
dames. On dit : C est la comtesse ! Je fus à elle. Elle vint s'asseoir,
et puis on fit un tour de promenade. Elle me parut alors très
bien ; un ton très naturel, sans affectation. Sans être belle,
quelque chose de très gracieux et de vif dans le regard, fort
alerte et légère dans la marche. » (29 juin 1792.)
MIIe L'Hardy avait fait des jalouses. On réussit à la desservir
auprès du roi. qui donna quelques marques de déplaisir : aussi-
tôt Mmc de Charrière d'écrire au roi pour défendre sa protégée.
Nous avons le brouillon de cette lettre, ferme, flère et pleine
de tact. On y lit ces mots :
« Si Votre Majesté s'en était fiée à son seul droit jugement,
elle aurait désiré que Mlle L'Hardy ne cessât pas d'être la com-
pagne de madame la comtesse Dœnhoff, et si j'avais l'honneur
d'être connue de Votre Majesté, j'ose dire que ma recommanda-
tion était un préjugé en faveur de M1'*-' L'Hardy qui pouvait
balancer beaucoup d'insinuations faites contre sa droiture et
sa probité 3. »
1 C'était M"" de Charrière qui avait envoyé à Suard la note à laquelle
Chambrier fait allusion. Elle est rédigée en ces termes : «■ Il n'est pas vrai
qu'une explication que le roi de Prusse aurait eue avec M. de Bischoffs-
v%erder ait obligé la comtesse Dœnhoff à quitter Potsdam ou Berlin, mais
il est vrai que voyant avec chagrin les préparatifs d'une guerre qu'elle crai-
gnait qui ne fût funeste à sa patrie, elle s'est éloignée des lieux où les plans
s'en concertaient, et qu'elle attend l'événement dans les états que le roi
possède en Suisse».
2 Au château d'Auvernier, où habitait la famille de M"" Sandoz.
;! Nous lisons dans une lettre de M. Gaullieur (devenu le mari de
M'" L'Hardy) à son fils Eusèbe (i3 décembre 1 835) : «J'avais une dizaine de
lettres autographes du roi à ta mère, qui témoignaient de la considération
ROMANS VECUS 4^7
Ce fut une assez pénible odyssée que le passage de la comtesse
•dans notre pays. Nous la voyons changer quatre ou cinq fois
de résidence. Elle séjourne quelque temps à Cottendart, ancien
château de lord Wemyss, appartenant à son gendre, ce LeBel,
si poétiquement idéalisé par Bachelin dans son roman de Sarah
Wemyss l. Nos dames n'eurent pas à se louer du personnage :
« La comtesse vit très seule, écrit Mme de Charrière à d'Oleyres ;
et chassée de Cottendart par d'étranges procédés de LeBel,
elle est chétivement logée à Fontaine- André, en attendant qu'elle
puisse entrer dans une maison louée à Neuchâtel. »
La correspondance avec Mlle L'Hardy alla son train pendant
tout L'hiver que la comtesse passa à Neuchâtel. Les deux amies
avaient beaucoup de choses à se dire. Elles étaient fort préoc-
cupées de la situation du ménage DuPasquier à Berlin : le jeune
pasteur était devenu suspect au roi, à qui on avait fait accroire
que le chapelain s'était employé à détacher la comtesse de son
royal amant. Les DuPasquier songeaient à revenir au pays, ce
qu'ils firent en effet peu de temps après. La comtesse et sa dame
de compagnie passèrent à l'Abbaye de Fontaine- André, au-dessus
de Neuchâtel, une partie de la chaude saison. Mme de Charrière,
qui, par allusion à une plaisanterie sur le Médecin malgré lui,
appelait maintenant Lucinde sa belle amie d'Auvernier, continue
à former son intelligence et à diriger ses lectures.
« Ce jeudi 24août 1792. O Lucinde! Vous vous en faites accroire
relativement aux dédains. Je vous en ai vu un très bien condi-
tionné pour Mme L. DP., un petit pour sa mère, un grand pour
Francfort et ses marchands, un passablement grand pour Berne
et ses Bernois, et j'ai vu très clairement que lorsque un dédain
pouvait être exprimé par une épigramme, vous vous en passiez
la fantaisie. En tout ceci, je n'accuse pas votre cœur et je ne
blâme pas votre goût. Je sais que vous revenez quand vous
croyez être allée trop loin, et cela franchement, en courant, en
qu'il lui portait, tout en se plaignant qu'elle tenait trop vivement le parti
de la comtesse dans leurs brouilles de ménage». Nous ignorons ce que ces
lettres du roi sont devenues.
1 Le 25 juillet 1772, M. de Montmollin, maire de Valangin, mande à
d'Oleyres que la comtesse est dans le pays depuis quelques semaines :
« Elle a, dit-il, planté son piqueta Cottendart, où elle vit très retirée. Le
bruit court à Neuchâtel que Bischoffswerder y va venir». (Arch. de Mont-
mollin).
4ob MADAME DE CHABBIEBE ET SES AMIS
criant : Je reviens ! Je reviens ! Je sais aussi que ce que vous
dédaignez n'est pas d'ordinaire à estimer beaucoup. Mais enfin,
vous avez été dédaigneuse pour d'autres que M. T., de Genève,
et c'est ce qu'il fallait prouver. Quant aux engouements, je ne
puis pas en démontrer l'existence, mais j'ai cru qu'un peu de
précipitation à juger devait naturellement les produire, et sur
ce j'ai pris la liberté de dire à Lucinde : Hâtez-vous de mûrir
votre esprit ; faites servir à cela une expérience précoce et l'habi-
tude de lire en appliquant ce que vous lirez à vous-même et à
ce que vous voyez.
Que vous avez vu de gens et de choses en un an moins quelques
jours !... Vous avez beaucoup lu aussi, et quoique vous ayez lu
sans but particulier et n'ayez fait aucune étude bien sérieuse,
cependant ce que vous avez lu s'est mieux amalgamé avec votre
pensée que chez la plupart des femmes. Je voudrais, que vous
fissiez n'importe quelle étude sérieuse, soit celle des mathéma-
tiques, de la musique ou des langues. L'italien est trop facile
et trop ressemblant au français pour se pouvoir compter. Si
tout ce que je viens de dire est trop long, commencez par la
logique, lisez ensuite Locke, De V entendement humain. Il y a
un esprit d'analyse, un art de remonter des connaissances parti-
culières aux principes, de descendre des principes aux consé-
quences de détail sans s'embrouiller, sans rien confondre, en
écartant de la question qu'on veut éclaircir tout ce qui lui est
étranger; et cet art, peu de femmes l'ont, parce qu'il ne s'acquiert
que par une étude régulière de cet art lui-même, ou par une
multitude d'autres études auxquelles il est nécessaire, de sorte
qu'on l'acquiert sans y penser, comme on apprend à connaître
une pelle à feu en faisant du feu, et sans songer à la pelle. Là ou
il manque, on s'aperçoit toujours que quelque chose manque.
En lisant M. Necker, on voit qu'il n'a fait que les études de l'en-
fance, et non celles de la jeunesse d'un homme qui se voue à
l'étude ; en écoutant M. Chaillet1, on s'aperçoit qu'il n'est pas
géomètre du tout, qu'il est médiocre logicien, et que les mots
sentiment, instinct, chaleur, enthousiasme, l'ont trop séduit
et captivé.
Parmi ces noms fameux je n'ose me placer,...
mes partielles ignorances, cependant, en valent bien d'autres,
et j'ai surpris mon monde bien des fois par les balourdises
qui se fourraient parmi ce que je faisais de plus passable.
...Automne, 1702. Hâtez-vous de mûrir votre esprit, et que
j'aie le plaisir de voir en vous une femme supérieure. Veillez
contre les engouements et contre les dédains injustes et excessifs.
Sous une écorce peu séduisante, il y a souvent plus de véritable
1 Le pasteur, évidemment. Ce qu'elle en dit est très vrai.
ROMANS VÉCUS 489
esprit qu'il n'y en a sous d'aimables dehors. Je n'entends pas
dehors fades, flatteurs, fleuris, j'entends ce que je dis, aimables
dehors. La probité aussi ne se trouve pas toujours où elle paraît
être ; j'ai vu de brusques et peu polis coquins, et de doucereux
honnêtes gens....
Ce mardi matin. Non, non, vous n'avez rien dans votre air
de pincé ni d'affecté ni de guindé, rien du tout ; et vous en êtes
d'autant plus obligée à une simplicité générale, constante, entière.
Si avec un air de distraction et d'abandon, vous disiez des cho-
ses recherchées et précieuses, on croirait que votre naturel n'est
que de l'art et que vous jouez la naïveté... Je suis extrêmement
aise de vous avoir persuadée. Vous en aurez dans le monde quel-
ques succès de moins, car beaucoup de gens ne reconnaissent
l'esprit que lorsqu'il est annoncé, affiché, et qu'une espèce
d'écriteau leur dit : Voici de l'esprit. Mais il ne faut point avoir
d'esprit pour ces sottes gens-là. Ne désirez pas qu'on se récrie,
qu'on applaudisse en vous entendant parler, mais qu'on sorte
d'auprès de vous rempli de ce que vous avez dit, qu'on y repense
loin de vous, et qu'on revienne à vous pour vous entendre,
pour jouir et profiter de votre entretien. Si, par-ci par-là, la gaîté
ou le dépit font éclore de jolies pensées, des saillies brillantes,
tant mieux, mais que ce ne soit pas là ce qu'on estime le plus en
vous. A force de décence, d'honnêteté, de procédés élégants
comme sa taille et ses habits, Mlle Marianne DuPasquier rachète
à mes yeux une partie de ses prétentions et de sa solennité.
Sa sœur Susette, qui a plus d'esprit qu'elle, dit des choses char-
mantes ou qu'on trouve telles, et qui, en effet, ont de la grâce
et du sel ; eh bien, je suis embarrassée de ma contenance quand
on me les rapporte. C'est un genre de mérite si froid ! Je ne sais
comment applaudir. Voltaire disait de Marivaux que personne
ne brodait mieux des toiles d'araignées. Ma compatriote Mlle Tul-
leken a aussi de cet esprit, et il y a chez elle quelque chose de
doux et d'obligeant aussi bien que d'ingénieux ; cela fait un
aimable assortiment, cependant cela m'impatiente encore plus
souvent que cela ne me plaît. Je suis comme un enfant brusque
et rude à qui l'on donnerait pour s'amuser de petites quilles
d'ivoire, un charriot traîné par des puces, un jeu de cartes
renfermé dans une noix. L'enfant admire un moment, puis
s'impatiente, et finit par tout briser. »
La fin de la lettre contient des avis très fermes sur le langage
qu'il convient de tenir à la comtesse :
« Que j'aimerais bien mieux, dit-elle, que son parti fût pris sur
la place équivoque mêlée de grandeur et d'avilissement qu'elle
occupait ! Un pareil mariage doit être aussi fragile qu'il est
bizarre. Il serait facile de le rompre, il serait facile d'en contrac-
49° MADAME DE CHAKKIERE ET SES AMIS
ter un qui vaudrait mieux ; ou si une santé délicate et deux
enfants faisaient préférer à la comtesse ce veuvage où elle n'aurait
point eu de vrai mari à pleurer, qu'est-ce qui l'empêcherait
de donner au reste de sa vie un caractère de dignité qu'elle est
loin d'avoir eu jusqu'à présent ? Voilà ce qu'il faudrait qu'elle
vous donnât la liberté de lui dire. N'usez pas votre crédit ni sa
bonne humeur par de vaines contradictions. Si elle trouve de la
roideur aux gens de ce pays, que vous importe ? Il y a des
vérités indifférentes qu'il ne faut pas trop soutenir et des
erreurs indifférentes qu'il est impolitique de combattre. Je sais
qu'on m'a empêchée d'aimer ce pays en soutenant, en louant
tout ce que j'y trouvais ridicule ou mauvais. »
Avec l'approche de la mauvaise saison, la comtesse et sa
compagne avaient quitté l'Abbaye de Fontaine-André. Elles
occupèrent quelques semaines un appartement dans le faubourg
de Neuchâtel, « près du jardin du Cercle » (on dirait aujourd'hui
« près du Cercle du Jardin »), puis bientôt s'installèrent plus
confortablement dans la belle propriété de la grande Rochette,
qui appartenait alors à la famille de Bosset. La comtesse,
après son bel accès de courage et de dignité, était tombée dans
un abattement profond : elle craignait, non sans raison, que son
royal amant apprît à se passer d'elle. Et puis, elle ne pouvait
se passer de Mlle L'Hardy, et le roi, devenu défiant à l'égard de
cette dernière, paraissait exiger que la comtesse la renvoyât.
C'étaient des scènes de larmes et de désespoir. La situation de
ce pauvre cœur vacillant intéressait Mme de Charrière :
« Je la plains, écrit-elle à Mlle L'Hardy, je vous plains de tout
mon cœur... N'oseriez-vous lui dire : « Peut-être jouez-vous
« tous deux au plus fin, au plus fier, au plus détaché, tandis
« que vous ne pouvez au fond ni l'un ni l'autre être heureux
« l'un sans l'autre. Avouez-le la première. Vous êtes femme,
« vous étiez sujette ; il est homme et roi. La nature et la fortune
« lui ont donné toutes deux cette supériorité qu'il sent, et
« d'après laquelle il s'attend à vos avances, à votre soumission.
<< Ecrivez-lui que vous sacrifierez tout pour vivre près de lui
« et lui être agréable. Peut-être renoncera-t-il à vouloir que
« vous me sacrifiez. » ...Forcez-la à devenir raisonnable, à n'être
plus si malheureuse. ...Consolez, rassurez-la, et qu'elle se
porte mieux et qu'elle vive. Si elle vous mourait entre les mains
comme un oiseau tombé du nid et qu'on a voulu essayer
d'élever à la brochette, cela serait trop lugubre... » (Fin 1792.)
La comtesse était une enfant gâtée, et Mlle L'Hardy avait
ROMANS VEC1 s 4QI
pour elle des bontés que Mme de Charrière commençait à juger
excessives :
« N'outre/ rien, Lucinde! L'excès de complaisance, quand elle
n'est pas extrêmement payée par le cœur de la personne pour qui
on l'a, dispose à l'humeur : on la met trop dans son tort. »
Le manoir de la Rochette, à deux pas aujourd'hui de la gare
de Neuchâtel, était en ce temps hors de ville, et l'on y montait
par un simple chemin de vignes, — ce qui explique cet avis de
Mme de Charrière :
« La Rochette est une belle habitation ; on y a un bon air
et une superbe vue ; mais avertissez cependant la comtesse,
oui, ne manquez pas de l'avertir, pour qu'elle ne s'en prenne
pas à vous en temps et lieu, que lorsque la neige et la glace de
novembre, décembre et janvier rendront les chemins difficiles,
elle s'y trouvera bien éloignée de la sage-femme ou de l'accou-
cheur, du médecin, de l'apothicaire ; que l'aller et revenir seront
des voyages pour ses domestiques, et que leur retour quand elle
les enverra se fera impatiemment attendre.
Son dégoût pour Neuchâtel m'étonne d'autant plus qu'elle
le connaît moins. Je ne trouve pas que ce soit une charmante
ville, mais en hiver et pour être en couches, il me semble qu'un
logement chaud, sourd et commode au milieu des secours, est
tout ce qu'il faut et vaut mieux qu'un palais dans les champs,
fût-il même entouré du jardin des Hespérides. Son serment,
j'espère, ne l'arrêterait pas. A qui l'a-t-elle fait? A Dieu? Dieu,
je pense, n'y aura pas pris garde. — Et que dire de son éloigne-
ment pour les Neuchâtelois ? Les connaît-elle ? Si elle les con-
naissait, elle verrait qu'ils ne valent à tout prendre ni plus ni
moins que les Berlinois, les Hambourgeois, les Amsterdamois,
les Parisiens, Romains, habitants de la Chine. Partout ce sont
des hommes, c'est-à-dire peu de chose pour quiconque leur
demande beaucoup. »
Tout est prétexte à Mme de Charrière pour inculquer à sa jeune
amie quelque idée utile, quelque sain principe de conduite.
Elle lui reproche, par exemple, le tour parfois un peu recherché
de son style, et lui fait cette aimable leçon :
« L'autre jour vous m'avez remerciée de... Voici la phrase que
je copie : « Il est venu (un rhume de cerveau) à la suite de mes
« maux de tête. Je vous rends grâce d'avoir bien voulu vous
« informer de ce qu'ils faisaient de moi. » Je vous demande,
premièrement, si cela est simple ; secondement, si la recherche
492 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
vient là des causes auxquelles il vous plaît d'attribuer le manque
de simplicité. Consentez, Lucinde. à avoir un petit défaut et
donnez-vous le plaisir de vous en corriger ; vous me donnerez en
même temps, à moi, celui de vous y aider. L'abus de l'esprit est
une chose si naturelle, si commune! Songez que vous vous êtes
élevée presque seule. Comment auriez-vous pu vous garantir à
la fois de l'ignorance, du bavardage, de l'insipidité d'une société
comme celle de tous les petits endroits, et ne pas heurter plus
ou moins contre un autre écueil, celui de l'esprit qui se plaît
un peu trop en lui-même et va pour son propre plaisir se raffi-
nant, se faisant beau et joli et gentil ? Soyons juste : il n'était
pas possible de sortir d'Auvernier perfectionnée à ce point
que d'avoir beaucoup d'esprit et de n'en montrer jamais qu'à
propos, d'avoir une grande connaissance de l'art et de négliger
l'art tout exprès ou de le faire ressembler si bien à la nature,
qu'on le prît pour elle. Pareille chose n'est jamais arrivée.
Vos facultés prenant leur essor se sont fait admirer ; à présent,
c'est à les diriger et à les retenir qu'il faut mettre votre soin.
Je ne vous laisserai aucun repos sur cela : ma rustauderie atta-
quera sans cesse ce que je verrai en vous de trop subtil et de trop
recherché... » (1792.)
Sur ce sujet qui lui tient si fort à cœur, elle écrit (21 mai 1793) :
<< Je vous l'ai déjà dit : que j'aie le privilège exclusif de recevoir
des lettres bien raturées, mais faites de bonnes franches ratures,
et non de ces mots les uns sur les autres qui sont si difficiles à
déchiffrer. J'ai bien réfléchi l'autre jour, en revoyant Mme Bosset,
à la critique qu'elle fit de votre lettre. Que de manières diffé-
rentes de s'écarter du naturel ! Lorsqu'on dit naturel, on croit
dire ce qui est le plus ordinaire ; et point du tout : c'est ce qui
est le plus rare chez des gens qui ne sont pas sans aucune édu-
cation. Une paysanne est d'ordinaire assez naturelle ; une
marchande, déjà ne l'est pas. Mme Bosset n'est pas recherchée,
mais elle est solennelle. Les mots ont dans sa pensée une accep-
tion exaltée, et dans sa bouche une expression emphatique :
« Oui, Madame, ma nièce est gaie, franche, bonne, oui, bonne ! »
— Je ris et lui avouai que ce mot bonne n'avait pas pour moi
toute la grande valeur qu'elle lui donnait. Elle ne se fâcha pas,
parce qu'elle était loin de m'entendre, et jamais elle ne m'entend.
Le simple même est pour elle une grande belle chose qu'elle
admire avec méthode et compliqueusement... Mon Dieu, où en
sommes-nous, quand le simple n'est plus simple, quand il ne
peut être simplement aperçu et apprécié, quand le mot qui
l'exprime devient une énigme romanesque !... Si vous allez à
Zurich et que vous trouviez un homme d'un bon esprit, qui ne
cherche en rien midi à quatorze heure, ne manquez pas de l'épou-
ser. Les Neuchâtelois sont terribles avec leur maudite finesse ! »
ROMANS VECUS
493
Il y avait, soit dit en passant, une autre dame du même nom
qu'elle goûtait beaucoup moins encore :
« Bosset, des Gardes, dit-elle, vient d'épouser une Hollandaise,
un colosse, ou du moins un pâté imbécile. Je la connais, ainsi
vous pouvez me croire. On la connaît à Berlin, où elle alla acca-
bler de sa visite son mari, l'envoyé de la république, M. de Hey-
den. Elle était veuve, M. Bosset était veuf. Elle est riche, il
a des enfants : ces deux personnages se sont épousés... Si elle
me venait voir, je me mettrais vite au lit... (13 décembre 1701).»
Une autre lettre revient sur V Entendement humain de Locke,
que Mme de Charrière relisait... avec Henriette Monachon !
Car elle faisait à ses moments perdus l'éducation intellectuelle
de sa femme de chambre. On affirmait qu'elle lui avait même ensei-
gné le latin, ce qui n'est qu'une mauvaise plaisanterie, car elle
ne savait elle-même le latin que très médiocrement. De Locke,
elle passe à l'étude des langues, qu'elle conseille à Mlle L'Hardy
comme étant « de tous les exercices de l'esprit celui qui le forme
et l'étend et l'aiguise le plus » ; puis, à propos de l'esprit et du
cœur, elle décrit les nobles qualités dont son amie est pourvue,
ses mouvements généreux, ce qui la ramène à la demi-reine,
qu'elle commence décidément à prendre en grippe :
« Je n'ai regret qu'à un de ces beaux mouvements, encore
ce n'est pas vous qui l'eûtes la première : c'est celui qui fit
partir de Potsdam une personne qui ne saura jamais être pas-
sablement bien ailleurs. Elle ne se connaissait pas elle-même,
elle connaissait encore moins les hommes, si prompts à changer
et à oublier. Elle ne savait pas qu'un homme qui donne beau-
coup d'empire sur lui à une femme, est un homme faible, et
que par cela même il ne saura se défendre contre aucune sug-
gestion, ni retenir longtemps une impression forte et profonde
de quoi que ce soit. Une fois cire molle, on ne devient jamais
acier ni diamant. Au reste, moi, grande fataliste, je regarde
cette fausse démarche de la comtesse comme tellement inévitable,
que je n'y ai pas non plus un véritable regret. Ce qui est devait
être. Qu'est-ce que le destin réserve à Lucinde ?» (18 octobre
1792.)
Lucinde, un peu épouvantée de cette profession de fatalisme,
demanda des éclaircissements, que Mme de Charrière lui donna
dans deux lettres, — véritables dissertations, — trop longues
pour être citées tout entières. Transcrivons du moins les pages
suivantes :
494 MADAME DE CHABBIEBE ET SES AMIS
« Que vous croyiez au libre arbitre ou bien à la prédestination,
cela m'est bien égal. Mais pourtant je n'aime pas qu'aucun objet
de réflexion soit parfaitement étranger à une personne comme
vous. Réduisez la question à ceci : un âne entre deux bottes de foin
ne restera-t-il pas indécis s'il voit une parfaite égalité entre elles,
et quand il voit ce qui le décide, est-il le maître de ne se décider
pas ou de se décider autrement qu'il ne fait ? Je dis avec beau-
coup de gens à cette deuxième question : Non. Si vous dites oui,
à la bonne heure, et vous êtes même très dispensée de me dire
oui ou non. Nous pouvons n'en reparler jamais. Quant à s'applau-
dir sérieusement, et plus que quelques moments, de quoi que
ce soit qu'on ait fait, j'avoue que je ne l'ai jamais compris. La
satisfaction intérieure du juste m'est inconnue, et je ne. crois
pas avoir rencontré jusqu'ici le juste, ni que cet homme puisse
exister. Rousseau a l'air de se croire à peu près le juste ; assez
du moins pour être fort content de lui. Si cela est et qu'il ait
des semblables, je les félicite. » (26 octobre 1792).
...« J'ignore assurément ce que c'est que ce destin dont je
m'avise de parler, mais je vois et je sens que je ne me détermine
et que les autres ne se déterminent point sans motifs ; or ces
motifs agissant sur l'esprit exclusivement ou avec plus de force
que tout autre motif contraire, contraignent ma volonté comme
le poids fait pencher la balance. Une heure plus tard j'agirais
autrement ; une autre disposition de mon corps, une expérience
acquise, un mot que j'aurais entendu, me ferait prendre un parti
opposé à celui que j'ai pris ; alors je ne pourrais plus agir comme
j'ai agi, mais une heure plus tôt, je ne pouvais faire que ce que j'ai
fait. Voilà mon idée bien exprimée sur cette question à la fois
intéressante et oiseuse. Ne point raisonner là-dessus est permis
et même sage, tandis qu'il n'est plus permis d'ajouter au gali-
matias dont les théologiens et les philosophes de tous les siècles
ont chargé et enveloppé cette matière, ^'y pas penser dans
notre jeunesse et quand elle nous est nouvelle, me paraît impos-
sible ; après cela, il n'y a qu'à la mettre de côté, car nos idées
là-dessus ne sont pas des instruments qui nous servent à agir ;
nous agissons toujours comme il convient à la force qui nous
meut, sans avoir besoin de la connaître, tout comme l'aiguille
du cadran montre l'heure sans connaître le ressort qui la conduit.
Il y a pourtant cette différence, que si nous ne connaissons rien
à fond ni parfaitement, nous sentons au moins un peu ce qui nous
meut. L'expérience qui nous éclaire est quelquefois aperçue de
nous ; l'erreur reconnue nous garantit d'une autre erreur; celui
qui est le mieux organisé pour recevoir des lumières de l'expé-
rience qu'il acquiert, du livre qu'il lit, du discours qu'il entend,
est le sage ; celui qui, passé les premières leçons de l'expérience
nécessaires à sa conservation, et que ses premiers besoins le
forcent d'acquérir, ne voit et n'entend plus rien que confuse-
ROM Ws VECUS
495
ment et sans fruit, est le sot. L'un n'a pas plus à s'applaudir
que l'autre, puisqu'il ne s'est pas organisé lui-même et qu'il
n'a pas non plus choisi sa place dans le monde. La pendule la
mieux faite de Jaquet-Droz, placée loin des enfants qui l'au-
raient dérangée et dans un lieu sec, à l'abri du froid extrême
et de l'extrême chaleur, s'applaudira-t-elle de la régularité de
ses mouvements ? Ah ! ne soyons pas nos propres détracteurs
avec trop peu de pitié, mais soyons pourtant bien modestes !
Qui de nous est la bonne pendule de Jaquet-Droz ? Et quand
nous la serions ?...
La pendule Vous a passé un peu bien vite d'une manière de
se juger à une autre trop différente... Les gens trop vifs ou
trop lents ; ceux que rien n'émeut, ceux que les moindres choses
mettent hors des gonds ; ceux qui ne pensent qu'à ce qu'ils
voient, ceux qui se forgent des chimères, sont tous hors du vrai,
du juste, et laissent à désirer ou donnent lieu de se plaindre.
Nous ne dirons rien aux lents, aux stupides, ils nous sont étran-
gers ; d'ailleurs ils sont sourds ; mais disons toujours aux trop
mobiles de se retenir, de se modérer, et s'ils érigeaient leurs
défauts en qualités, donnons-leur sur les doigts, et cela vigou-
reusement ; c'est à quoi je n'ai jamais manqué avec la pendule
Moi, et si elle n'en est pas mieux allée, du moins a-t-elle su qu'elle
allait mal. Elle est, malgré des dehors qui paraissent décisifs
et impérieux, une fort modeste pendule, bien humiliée entr' autres
de cette sonnerie bruyante qui déplaît à tant de gens. » (Octobre
1792.)
Recueillons encore cette réflexion qui n'est pas sans actualité :
« Quand nous nous comparons à d'autres femmes, nous sommes
bien vite des aigles ; mais combien un homme instruit en sait
plus que nous ! Quoique je maintienne que les facultés sont ori-
ginairement les mêmes, je ne puis disconvenir que la faculté
raisonnante ne soit bien plus perfectionnée chez les hommes,
et cela par l'étude et rien que par l'étude. »
A mesure que ses couches approchaient, la demi-reine deve-
nait plus capricieuse et plus défiante :
« Cette femme, disait Mme de Charrière, n'a pas un des senti-
ments auxquels on eût pu s'attendre. Savez- vous bien que je la
crois un peu folle ?... Je vois une autre chose : c'est que la com-
tesse n'aime pas, n'aime personne. C'est l'air de la rupture,
c'est la perte du crédit, c'est l'échec porté à la prodigieuse opi-
nion qu'elle avait de ses charmes, qui la chagrine et l'inquiète.
L'éloignement ne lui fait rien, la perte du cœur lui fait peu de
chose. Soit que je fusse monarque ou charbonnier, je ne voudrais
pas d'une pareille maîtresse. » (Décembre 1792.)
496 MADAME DE CHABBIERE ET SES AMIS
C'est dans cette même lettre qu'elle appelle plaisamment l'en-
fant à naître « le petit équivoque ». Quelques jours plus tard
elle s'écrie :
« Elle, de la gloire ! de la réputation ! Elle ne sera connue que
dans la petite sphère d'un tripot de Cour, et son impérieuse
bizarrerie sera la seule chose que l'on remarquera en elle...
Souffrez et dédaignez-la en même temps. Le dédain vous sauvera
une partie de l'indignation et de l'impatience que ses procédés
pourraient exciter. Peut-être veut-elle essayer de nourrir elle-
même. Je vous plaindrais toutes de tout mon cœur. Et vous,
vaine petite femme, qui à mes yeux n'êtes qu'un quart d'un tout
dont le moindre des autres quarts vaut mieux que vous, je vous
plaindrais pourtant aussi, car vous me paraissez frêle et délicate.»
(6 décembre 1792.)
Avec la même lettre elle envoie à Mlle L'Hardy les lettres de
Cicéron :
« Le consul romain est à mon gré très intéressant. Faible
et vain comme une femmelette, il ne cesse pourtant de montrer
un esprit aussi vaste et juste que délicat »... « Oui, c'est bien
comme cela qu'est le grand Cicéron, faible, vain, irrésolu.
J'ai jeté bien des fois ses lettres au milieu de la chambre, de
mon lit, où je les lisais en Hollande, étant malade. (Voilà une
phrase qui ressemble à : « Il en avait de beaux, mon père, de cou-
teaux, etc. » Ce n'est pas comme cela qu'il faudrait écrire à
Mlle L'Hardy en aucun temps, mais surtout lorsqu'elle lit les
lettres de Cicéron). » (9 décembre 1792.)
Le vent de la Révolution allait passer aussi sur quelques régions
de notre pays, et même effleurer Colombier, comme on le voit
par ces passages de nos lettres :
« Les Girardet travaillant chez moi (pas pour moi, au moins,
car je ne les puis souffrir) la fille dit : Je voudrais qu'on déca-
pitât le roi de France et qu'on brûlât la reine. Je mettrais de
mes mains le feu au bûcher. — Vous me faites horreur ! dit
Henriette. — Eh ! pourquoi ? dit la mère Girardet. N'a-t-on
pas, en Angleterre, coupé la tête à un roi et brûlé une reine,
et tout n'est-il pas bien allé depuis ? » (12 décembre 1792.)
« Aujourd'hui, l'on plante à Colombier l'Arbre de la Liberté \
1 Nous avons trouvé dans les registres de la Commune (Archives de
Colombier) de curieux procès-verbaux relatifs à cette manifestation. Le
1" janvier 1793, l'autorité locale décide d'abattre l'arbre de la liberté « que
l'on a le malheur de voir devant nos veux ». A la date du 4 janvier figure le
ROMANS VECUS
497
Si cela n'était bien sot et bien plat, ce serait odieux et triste.
Que veut-on ? Dans quel pays paie-t-on moins d'impôts ?
Dans quel pays est-on plus libre ? S'il y avait un arbre de Y Ordre
à planter, ou si l'on pouvait greffer l'ordre sur la liberté, c'est
cela qu'il faudrait faire ? Il s'est fait je ne sais combien d'assassi-
nats ces derniers temps, et je crains que les disputes politiques
n'en produisent beaucoup d'autres. Il y a à la Sagne un parti
prussien qui met le bonnet rouge sur la tête des cochons et à la
queue des vaches. Que d'extravagances de toutes les couleurs. »
(15 décembre 1792).
Mais elle revient toujours à la fantasque demi-reine :
« Les grands, — et à cet égard elle est grandissime, — vou-
draient qu'on n'eût d'intelligence que pour les servir. Aussitôt
qu'on s'est montré un aigle pour leur être utile, il faudrait
redevenir une buse pour ne rien voir et ne juger de rien de ce
qui les concerne. » (22 décembre 1792).
Elle écrit encore plus librement à madame de Sandoz :
« Je suis toujours d'avis que Mlle L'Hardy quitte cette petite
femme dès qu'elle ne lui sera plus très nécessaire. Je la trouve
comme un sultan pour le despotisme et comme une servante
pour les procédés. »
Ce qui n'empêche pas qu'une fois la demi-reine accouchée,
Mme de Charrière la comble d'attentions. L'événement arriva
le 4 janvier 1793. La comtesse mit au monde une fille l, inscrite
comme suit dans le registre des baptêmes :
1793. 24 janvier. A été baptisée en chambre par M. Touchon,
ministre du Saint-Evangile et ancien pasteur de l'Eglise fran-
çaise de Bâle Julie-Wilhelmine, comtesse de Brandebourg,
née le 4 janvier, fille de S. M. Frédéric-Guillaume second, roi
de Prusse, et de Mme la comtesse Sophie-Julie-Frédérique-
Wilhelmine de Dœnhoff. Parrain : Sa Majesté, père de l'enfant ;
marraine : Mme la comtesse d'Eulenbourg *.
procès-verbal de la «. destruction de l'arbre prétendu de la liberté ». La con-
clusion est bien de chez nous : « Après quoi il a été apporté quelques bou-
teilles devin, qui ont été bues en signe de bonne union et en mémoire de
ce qui vient d'être fait».
1 Et non un fils, comme le dit Gaullieur, qui fait naître à Xeuchàtel le
comte de Brandebourg : nous avons vu que celui-ci était né à Berlin l'année
précédente.
2 Julie Wilhelmine, qui épousa en 1816 Ferdinand duc d'Anhalt-Cœthen,
mourut le 29 janvier 1848.
33
498 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
Mais cette inscription n'alla pas toute seule et la « petite
Equivoque » donna quelque souci à la Vénérable Classe, qui
hésitait à laisser inscrire l'enfant comme légitime au registre
des baptêmes. Un ordre catégorique de la main du roi surfit à
lever les scrupules. Le pasteur Touchon conduisit cette affaire,
qui occupa le Conseil de ville autant que la Compagnie des pas-
teurs. Celle-ci fut très ennuyée de recevoir, dans sa séance du
6 mars, avec une lettre assez vive de M. de Marval, châtelain
du Landeron et ministre du roi auprès du corps helvétique,
la copie de la lettre de Sa Majesté, qui témoignait « sa surprise de
ce qu'on faisait des difficultés sur cet enregistrement ' ».
Il est vrai qu'à en croire Mme de Charrière, le pasteur Touchon,
qu'elle qualifie de « vilain animal » et d'« être méprisable »,
aurait joué une comédie pour faire sa cour au roi : les « difficul-
tés » étaient purement imaginaires, et personne ne s'était opposé
à l'enregistrement. De même, Marval aurait fait du zèle en se
donnant l'air de lever des obstacles qui n'existaient point.
A ce propos, Mme de Charrière trace un curieux portrait de ce
magistrat, qui a joué un rôle important dans les affaires neuchâ-
teloises 2 :
« Le Marval est aussi un personnage de Cour. Il fait de son
fameux à sa manière... Il est aimable, il a de l'esprit, et encore
plus d'audace ; ayant vécu avec des gens moins spirituels que
lui, il se croit au-dessus de la pénétration et de l'adresse de cha-
cun. Nous avons été assez liés. Nous ne le sommes plus du tout.
Il s'est pourtant empressé tout dernièrement à me rendre un petit
service. Il aime que sa fille vienne chez moi. L'un portant l'autre,
une médiocre liaison vaut mieux avec lui qu'une plus grande.
Il manque d'un certain tout de bon qu'il m'est nécessaire de trou-
ver dans les gens. C'est toujours de l'esprit qu'il a. Il parle de
la tête. Ce n'est pas comme le loyal secrétaire d'Etat, [Sandoz-
Rollin] qui frémit de tout ce qui est injuste pour le fond ou irré-
gulier pour la forme, qui n'irait pas même par des voies obli-
ques à un bon but, qui sent vivement ce qui est bien et ce qui
est mal, et ne dit jamais que ce [qu'il pense. Avec le Marval,
je me crois sans cesse à la comédie, et n'étant pas comédienne
moi-même, la scène me reste étrangère et me devient fatigante
1 Voir Registre du Petit Conseil de Xeuchàtel (12 février 1793) et procès-
verbaux de la Vénérable Classe (6 mars 1793).
2 Louis de Marval (1745-1803). Nous l'avons rencontré (chap. X) sous les
traits du Caustique.
rom \n-. vécus 49g
par le rôle forcé que je suis obligée d'y jouer. Le commencement
de notre rupture vint de là. Il est étonnant, dis-je à M. Marval,
qu'après plusieurs années de
connaissance, je ne me sente
pas plus votre amie qu'au
premier jour, que je ne vous
croie pas plus mon ami qu'à
la première heure, que même
je ne sois pas du tout au
fait de vos pensées, ni de
votre cœur. — Il se récria.
Cela est très vrai, lui dis-je,
et j'avoue que cela me lasse.
Des gens perpétuellement
étrangers me deviennent dé-
sagréables ; je sais trop qu'il
n'y a nulle intimité ni con-
fiance à espérer avec eux.
— Après quelques lettres,
beaucoup de lettres, et quel-
ques torts que j'eus seule, je
l'avoue, nous en sommes
venus à ne plus nous voir
du tout. Je reconnais tout
son esprit, je sais que c'est
l'homme le plus aimable du LOU,s DE MABVAL
pays, le seul homme peut-
être qu'on puisse appeler aimable; avec cela, je ne le regrette
pas du tout. Un masque qui ne tombe jamais a beau être agréa-
ble, il m'ennuie à voir. » (mars 1793.)
Mme de Charrière donne ainsi tantôt un coup de patte, tantôt
un bon conseil. Elle s'égaie sur les prétentions humanitaires
de la comtesse, qui constrastent avec sa façon de traiter ses
domestiques :
« Ceux qui veulent faire le bien des peuples et ne pensent pas
à faire le bien de quelques individus du peuple, me paraissent
des hypocrites ou des sots. Ils négligent une réalité à laquelle
ils peuvent atteindre, et s'exaltent pour une chimère, pour un
fantôme qu'ils ne conçoivent pas même nettement. » — « O frac-
tion de reine, que vous savez mal vous y prendre si vous voulez
être respectée ! »
Ailleurs, elle drape lestement les médecins de Neuchâtel
et ne fait grâce qu'à M. Lichtenhahn, qui vient d'achever d'ex-
cellentes études à l' Hôtel-Dieu. Leschaux et Petitpierre sont
5ûO MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
des « charlatans » ; Neuhaus et le « bon Dublé » sont de « vieux
et froids routiniers ». Elle en veut surtout à ce Leschaux, qui
avait pourtant soigné Benjamin avec zèle :
« Nous ne l'appelions, Constant et moi, que le petit bourreau.
Sa phvsionomie, dès qu'il ne prend pas soin de la faire sourire,
est bien la plus dure que je connaisse, et le sourire y renaît
par réflexion tout à coup, et comme si des cordes semblables à
celles qui font mouvoir les marionnettes agissaient sur ses
muscles... » (9 février 1793).
Au mois de mars, la comtesse, complètement rétablie, se
décide à passer le printemps et l'été dans quelque jolie contrée
de la Suisse. Mme de Charrière l'aide à choisir ce nouveau séjour,
et passe en revue les villes qu'elle connaît de visu ou par ouï-dire,
Lucerne, Zurich, la petite et curieuse ville d'Hérisau.. Mais elle
a une préférence pour le pays de Vaud :
« Un des plus jolis endroits que je connaisse, c'est Bex, à
l'entrée du Valais... Les vergers y sont superbes. Les chemins sont
de charmantes promenades d'un gazon fin et frais. Au pied des
Alpes, on y est comme dans un jardin des pays méridionaux.
La solitude y serait entière, quoique on s'y vît entouré de tout
ce qui est nécessaire pour bien boire, bien manger. Il y a au-dessus
de Vevey différents châteaux que peut-être on pourrait louer
à bon marché. A Chexbres, il n'y a point de château, mais on
serait heureux d'y avoir une petite maison. C'est le plus beau
lieu de la terre ; des gens qui avaient été presque partout en sont
convenus avec moi. Je serais pour Bex, et je serais d'avis que
vous écrivissiez à M. Mol, suffragant à Couvet ou Métiers...
Le père de M. Mol est ou était aubergiste à Bex. » (Mars 1793.)
Elle trace la route aux voyageuses, et leur apprend — ceci
est propre à nous faire sourire — que pour aller de Neuchâtel à
Bex, il n'est plus besoin de passer par Berne ; la route d'Yverdon
à Moudon abrège fort le trajet ; on arrive fort bien à Moudon le
premier jour, le second à Villeneuve, le troisième à Bex pour
dîner :
«Vous ne seriez pas loin de Pissevache, ajoute-t-elle, et pourriez
sans peine vous arranger avec le soleil pour y arriver en même
temps que lui et voir cette fameuse cascade changée en superbe
arc-en-ciel. Quand je songe à Bex, je vois toujours de mon auberge
la plus belle fontaine du monde et les plus belles chèvres que
j'aie jamais vues, s'y abreuver, ayant les plus élégantes attitudes
possibles. »
ROMANS VÉCUS 5oi
Par suite de diverses circonstances, la comtesse fixa son
séjour à Bahr, canton de Zoug, où nous la retrouverons bientôt
avec sa compagne :
« Il faut vous imiter, écrit à celle-ci Mme de Charrière, être
raisonnable comme vous et prendre son parti sur Zug, sur votre
éloignement, sur le baragouin des gens qui vous entoureront...
Vous trouverez en un besoin à Zurich des livres, des médecins,
et, si l'ennui devenait trop grand dans votre hermitage, vous
y pourriez trouver quelque société, des artistes, des savants,
le célèbre Lavater. J'ai vu cet hiver la comtesse de Hallwyl,
héroïne d'un roman plus beau que celui de la comtesse. Elle va
quelquefois à Zurich, dont le vieux château d'Hallwyl, plus
antique que celui d'Habsbourg, est assez proche l. » (15 mars
I793-)
Elle eût de beaucoup préféré voir sa jeune amie quitter la
demi-reine et s'établir à Neuchâtel par un bon mariage. Elle
rêvait de voir M. Sandoz, frère de Mme Bosset, de la Rochette,
s'éprendre de Mlle L'Hardy :
« Il aime les talents, il s'engoue des vertus. Il est un peu
bizarre, et son amour-propre est pointilleux à l'excès, mais sa
probité est extrême ; il a de l'esprit et de l'instruction. Je veux
qu'il épouse Lucinde, s'il a le bonheur d'apprendre à la connaître..
Mais Lucinde ne se dégoûte-t-elle pas un peu du mariage en
voyant les maris ? M. Bosset, honnête homme et point sot,
n'a peut-être pas été un seul jour sans tourmenter plus ou moins
sa femme. Vous voyez comme le monarque a traité les siennes.
C'est égal, la nature et l'imagination ont leurs droits. Et nous
aurons un mari, s'il est possible d'en avoir un qui au moins
mêle quelques roses aux épines dont l'hyménée a les mains si
pleines, que quoiqu'il en répande, il lui en reste toujours.» (9
mars 1793). « Si les hommes avaient mes yeux, ils seraient à
vos pieds, et chacun vous dirait : Animez, embellissez mon exis-
tence !... » (3 janvier 1793.)
Mais M. Sandoz ne songe point à épouser Lucinde, qui doit
chercher d'autres distractions :
« Faites comme Mme de Staal [Delaunay] ; écrivez vos mémoi-
res : i° Auvernier, Neuchâtel, vos aventures d'école et de pen-
sion ; 2° Mme Sandoz [-Rollin , son père, sa mère et les DuPas-
1 Voir La comtesse de Hallwyl, épisode de l'histoire d'une famille suisse
au 18' siècle, dans la Revue suisse de i85g, p. 168, article signé ** [Charles
Berthoud].
502 MADAME DE CHAKRIERE ET SES AMIS
quier ; 30 Francfort, Berlin. Potsdam, le roi, sa demi-reine, les
courtisans de demi-reine ; 40 l'aventure des lettres, de la brouil-
lerie, du départ, le voyage, l'arrivée : 50 Auvernier, Cottendart,
l'Abbaye, Courant et sa femme ; 6° Neuchâtel, la Rochette,
Mme Bosset, la vieille comtesse ', la petite Brandebourg. Voilà,
1, 2, 3, 4, 5, 6 chapitres qui tous seraient intéressants. Vous
me les enverrez à mesure que vous en aurez écrit un ; si je trouve
quelque chose à dire à la diction, je ferai des notes. (9 mars.)
...Tout de bon, commencez vos mémoires : « Je suis née
à Auvernier, village sur le bord du lac de Neuchâtel, le... »
Ce sera amusant. Vous vous rappellerez des originaux qui vous
divertiront : voulant peindre et vous et d'autres, vous en appren-
drez mieux à connaître et les autres et vous -. (13 mars.)
...Si vous ne voulez pas commencer, comme Mme de Staal, à
votre naissance, commencez au mariage de Mme Susette [DuPas-
quier . «J'avais 22 ans, et née avec quelques talents que je ne
« pouvais satisfaire, avec une sensibilité qui manquait d'aliments
« et d'objet, je me trouvais déjà fort isolée, fort désœuvrée
« et assez malheureuse, quand une de mes parentes, ma meil-
« leure amie, me fut enlevée par un mariage qui la conduisit
« à Berlin. Alors mes promenades solitaires devinrent tristes,
« mes rêveries devinrent lugubres. J'ai su depuis qu'on me trou-
« vait bizarre, distraite, dédaigneuse, et je ne puis me plaindre
« de ce jugement, tout injuste qu'il fût. Comment m'aurait-on
« devinée? Je n'étais à l'unisson de personne...» Vous direz
beaucoup mieux. Je m'embrouillais, je m'arrête. Ecrivez, écri-
vez. Vous ferez une connaissance plus intime avec vous-même,
quand vous vous rendrez compte de ce que vous avez fait et
pensé. Vous apprécierez aussi mieux les autres en détaillant leur
conduite. Ce qui peut rester d'encore un peu vague, d'un peu
confus, d'un peu mal digéré dans vos jugements sur mille choses,
se dissipera. Vous barbouillerez, vous recopierez, vous effacerez,
vous perfectionnerez, et il se trouvera que bientôt vous écrirez
— comme Voltaire ? comme Buffon ? Non, comme vous, mais
aussi bien qu'eux et avec autant d'élégance et de précision que
de simplicité et d'esprit. L'esprit même, en se formant, s'aug-
mente. »
« Répétons ma liste de livres, écrit-elle encore : Plutarque,
le Spectateur, les historiens, M}lc de Montpensier, La Bruyère,
Montaigne. Quant à moi, je ne voyage pas sans Racine et Molière
1 La mère de la comtesse était venue pour les couches de sa fille.
2 Quelques mois plus tard, revenant sur ce sujet, elle lui dit : « Faites
cela [ses mémoires] ; peignez poétiquement votre berceau, baigné par les
ondes du lac de Neuchâtel ; peignez les pêcheurs et leurs filets, ces pêcheurs
un peu astronomes, qui prédisent le beau et le mauvais temps». (Octobre
1794)-
ROMANS VÉCUS 5o3
dans mon coffre et LaFontaine dans mon souvenir. » (13 mars
I793-)
« Oui, ayez LaFontaine, et apprenez-le par cœur. J'ai été
mille fois reconnaissante envers ceux qui me l'avaient fait appren-
dre dans mon enfance. C'est presque mon seul code de prudence...
Mon Dieu, que dis-je ! Je ne le recommande pas, ce code, je Le
décrie assurément. Cependant : Ne forçons point notre talent
et // faut autant qu'on peut obliger tout le monde, et Tout flat-
teur vit aux dépens de celui qui V écoute, voilà toutes maximes
qui ont diminué le nombre de mes sottises. » (18 mars 1793.)
Pendant le séjour de la demi-reine à Bahr, la correspondance
alla son train entre Mlle L'Hardy et son amie. Celle-ci trouvait
ridicules les précautions que prenait la comtesse pour sauve-
garder son incognito :
« L'inconvénient de ce maudit et sot mystère est, comme
tant d'autres, une suite de cet esprit bizarre, romanesque, tou-
jours hors du vrai, du droit, du simple bon sens. Il faut se sou-
mettre au froid de l'hiver, à la chaleur de l'été, et tout de même
aux suites nécessaires de telle ou telle trempe d'âme ou d'esprit. »
(11 avril 1793.)
En attendant qu'elle écrivît ses mémoires (elle rédigea en
effet des souvenirs, comme on l'a vu plus haut), Mllc L'Hardy
racontait à son amie les menus incidents de sa vie très retirée.
Ses lettres charment par un parfait naturel et ce « coin riant
d'imagination » que Mme de Charrière aimait en elle. Un jour,
elle décrit une fête de tir, un autre fois la Landsgemeinde :
« Votre assemblée du canton est superbe, répond Mme de Char-
rière. Mais que parlez -vous d'insurrection ? Pourquoi vous éton-
ner de ce qu'ils ne pensent pas à insurger ? Ils en sont où d'autres
en veulent venir. Leur gouvernement est démocratique. Le
peuple souverain élit ses magistrats. J'ai régalé de votre assem-
blée le ministre Chaillet, qui a eu honte de sa Générale Bour-
geoisie. » (12 mai 1793.)
Mais sitôt qu'elle aperçoit la moindre trace de recherche dans
les lettres de sa jeune amie, elle la rappelle à la simplicité :
« Lucinde ! Lucinde ! Pourquoi cet entortillage ? N'avez-
vous pas lu les charmantes lettres de Cicéron ? Voltaire ne vous
a-t-il pas dit au mot Esprit qu'il faut parler et écrire avec clarté
et simplicité, non avec l'affectation du faux bel-esprit ? Ne cher-
chez pas à briller. Une lettre dont on ne dira rien, mais qui apprend
à ceux à qui elle s'adresse ce qu'il faut qu'Us sachent, est près-
504 MADAME DE CHABRIERE ET SES AMIS
que toujours la meilleure. Ne pas se mettre en scène, ne pas
songer à soi, mais à la chose qu'on fait ou dont on parle, est
toujours le mieux, et le moi que voulaient bannir les jansénistes,
nuit presque autant en fait de goût qu'en morale ; il se doit bannir
ou cacher Lucinde, spirituelle Lucinde, en attendant les
Clitandre, vous n'avez rien de mieux à faire que de devenir par-
faite. Ayez des idées nettes et des expressions simples. » (1793.)
Juste à ce moment, les DuPasquier quittaient Berlin, et,
dès leur arrivée à Colombier, une lettre partait pour Bahr et
instruisait Henriette L'Hardy de l'impression produite par les
voyageurs ; il y a là quelques malices dont il est permis de citer
un exemple :
« Elle est très bien de figure et paraît se bien porter. Son
mari se porte mieux que jamais ; cependant il a perdu de sa
figure d'Apollon. Je souhaite que le Massillon se soit accru en
lui... Il voudrait bien s'animer en parlant, mais cela ne lui réussit
pas mieux qu'à sa femme. »
Il y avait eu refroidissement entre Mme de Charrière et Mme Du-
Pasquier. Une des causes en fut une parole imprudente que
cette dernière avait dite à propos d'Henriette Monachon,
après l'aventure que nous avons contée. Voulant effrayer une
jeune fille un peu légère, elle l'avait menacée du sort d'Henriette,
et cela était revenu à Mme de Charrière, qui eut une explication
vive avec Mme DuPasquier. Celle-ci se plaignit d'un propos
d'Henriette Monachon, qui s'était permis de dire : « Je ne com-
prends pas comment ma maîtresse s'accommode de Mme DuPas-
quier, de son silence, de son insipidité. » Interrogée sur ce pro-
pos, la femme de chambre riposta « qu'elle ne se souvenait pas
de l'avoir dit, mais que cela était possible, puisqu'elle l'avait
toujours pensé. » Mme de Charrière ajoute : « Ni Mlle Louise,
ni Henriette, ni moi n'avons pu nous empêcher de rire de cette
partie du procès. » Puis elle fait cette réflexion si juste — et
c'est afin de l'introduire que nous avons conté le minuscule
incident qui précède :
« Des paroles qu'on prononce soi-même paraissent de si peu
de conséquence ; celles que les autres prononcent relativement
à nous sont au contraire de si grande importance ! L'un est si
innocent, si naturel ; l'autre si étrange, si coupable !... Pierre voit
Paul, Jacques et Jean, les entend et les juge, mais Pierre ne
voit jamais Pierre lui-même sur une même ligne avec Paul,
ROMANS VÉCUS 5o5
Jacques et Jean ; il n'entend pas Pierre quand Pierre parle,
il connaît mieux ses motifs et ne connaît pas si bien ses paroles
ni ses actions. Il faudrait écrire sa propre histoire et se donner un
nom étranger ; peut-être qu'alors on se jugerait moins mal. Si
Mme DuPasquier racontait ce qu'elle est, ce qu'elle fait, ce qu'elle
a fait et dit, en se nommant Mme Deschamps ou Mme Lavigne,
peut-être ses yeux s'ouvriraient-ils sur elle-même.
Adieu, Lucinde. — Mlle de Monpensier se lit comme on avale
du blanc-manger ; mais pour Mme de Motteville, c'est un grand
verre de fade sirop. Je loue votre patience, que la mienne n'a
jamais égalée. — Amusez-vous bien. C'est le plus clair des reve-
nus de la pauvre créature humaine ; il faut le percevoir quand
on peut, et sans trop regarder à la monnaie ; si vous refusez
aujourd'hui des écus de médiocre aloi, peut-être que demain il
ne vous sera rien offert du tout... » (n juin 1793.)
A cette philosophie détachée, que Mme de Charrière prêchait
avec trop peu de précautions, nous préférons les bons avis, de
portée toute pratique, qu'elle donne à Mlle L'Hardy au moment
où celle-ci va revenir de Bahr :
« Si vous revenez, et sans la comtesse, vous ne vous retrouve-
rez pas précisément au même point que celui d'où vous êtes
partie. Vous avez trop excité l'attention, le blâme, l'éloge de
ceux dont vous serez entourée. Vous serez plus libre que vous
n'étiez de suivre vos goûts... Vous vous verrez recherchée des
uns par curiosité, des autres par considération... Il est bien plat
de me mettre ici à la suite de cette procession d'indifférents et
de vous parler de l'estime, de l'inclination, du vif intérêt qui me
feront regarder comme un bonheur de vous voir le plus souvent
possible ; et cependant, comment m'oublier tout à fait quand
je vous parle de tout le monde ?
Permettez-moi de vous donner un conseil, voire plusieurs.
Sacrifiez les premières semaines à la société, c'est-à-dire à votre
repos quant à cette société et tous ses caquetages... Payez
d'audace, montrez-vous, parlez ; racontez de Berlin, de Francfort,
de Bahr ; nommez peu le roi et la comtesse, établissez votre supé-
riorité d'esprit sur tous les badauds étonnés, qui n'oseront plus
vous traduire à leur plat tribunal. Cela fait, les ennemis étendus
sur le carreau, et les simples bavards étourdis et restant la gueule
béante, faites ensuite tout ce qui vous conviendra. Venez me
voir, allez voir Mmc Sandoz, amusez-vous, ne voyez en qui que
ce soit des supérieurs ni des inférieurs. Ne soyez pas affable,
comme on dit, mais soyez polie et affectueuse avec ceux qui
peuvent se regarder comme vos inférieurs, et soyez aussi affec-
tueuse et polie, et cela ni plus ni moins, avec les autres. Une
personne de votre esprit doit profiter de la révolution qui se
5û6 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
fait dans les idées d'un bout de l'Europe à l'autre, pour effacer,
quant à elle, quant à son ton et ses manières, toute démarcation,
et ne doit rien voir ni au-dessus ni au-dessous d'elle en fait de
rang dans la société. Rester à sa place, tenir les autres à leur
place, sont désormais des phrases qui ne doivent plus rien signi-
fier, excepté de soldat à général et de général à soldat. Il y a
une distinction qui existera toujours, mais qu'il faut paraître
ne plus tant remarquer, c'est celle que la nature a mise entre
les sots et les gens d'esprit. Bien examinée, elle n'est pas si grande
que l'on pense, mais quelle qu'elle soit, une personne qui dépend
à certains égards, et ne fût-ce que pour l'intérêt, de ses parents,
du public, doit chercher à ne mortifier personne. Les plus sots
ont assez de manège, les plus gens d'esprit donnent sur eux assez
de prise, pour que ces derniers doivent rechercher l'indulgence
et éviter le ressentiment des premiers.
...Je prétends bien être la personne que vous verrez la première,
si vous revenez, — avant aucun DuPasquier, Susette n'étant
pas ici. » (23 juillet 1793.)
C'est qu'en effet, Mlle L'Hardy songeait à quitter la comtesse,
qui parlait de retourner en Allemagne. Des nouvelles inquiétan-
tes arrivaient de ce pays à la pauvre demi-reine. Les lettres de
Mmc de Charrière contiennent de curieux échos des bruits qui
couraient à Neuchâtel même :
« 18 juin 1793. On parle beaucoup de l'engouement du roi
pour Mlle Bethmann, cousine germaine de Mme de Luze. On la
dit peu jolie, mais spirituelle et capricieuse. On parle même de
mariage, mais c'est par habitude sans doute, et parce que ce
monarque n'a cessé jusqu'ici d'épouser.
Je crains que la croix de Malte ne soit envoyée à la fille du
banquier Bethmann. Sérieusement, je voudrais que la comtesse
«ût ce petit fion, comme on dit au Pays de Vaud.
16 juillet 1793... Vous avez très bien fait de dire à la comtesse
ce dont tout le monde parlait... Il fallait bien qu'un jour où
l'autre elle quittât sa dignité forcée et factice. Malheureusement
pour elle, elle l'a quittée trop tard. Cette femme a toujours
mal vu. s'est toujours méconnue. Elle ne devait se mêler d'au-
cune intrigue politique, elle ne devait pas quitter Potsdam,
elle devait retourner de Leipzig; à Cottendart,elle devait accepter
les conditions du traité ; à Bahr, elle ne devait pas demander
ses meubles. Elle a aggravé et rendu moins réparable sa pre-
mière sottise par chacun des refus qu'elle a faits de la réparer.
A présent, je ne sais s'il reste aucun moyen de se rapprocher
de la situation de laquelle il eût fallu ne s'écarter point. Si quel-
que chose pouvait l'y servir, ce serait d'aller à son tour obséder
ROMANS VÉCUS 507
le roi à Francfort, ou de se mettre à portée de le recevoir au pre-
mier moment de caprice favorable, d'heureuse lubie qui pourrait
lui prendre. Supposé qu'il n'en revienne point d'amour, il en
pourrait venir un de scrupule. Le roi peut tomber malade, peut
éprouver des chagrins après quelque échec, soit de la part des
peuples ou de ses enfants ; si alors elle pouvait le soigner, le
consoler, le distraire, il se peut qu'elle regagnât ses bonnes
grâces. Pour cela, elle devrait, comme je l'ai dit mille fois,
retourner à Berlin ou dans les environs de Berlin,... et y vivre
sans bruit, sans faste, sans prétendre jouer un rôle, ne se cachant
et ne se montrant point. Il serait possible qu'un ancien adorateur
se rattachât à elle, ou qu'un nouveau fût pris à l'hameçon de
sa grâce volubile : alors, on oublierait peut-être le trône, et
l'on se marierait tout de bon avec son égal. Prétendre l'arranger
raisonnablement ailleurs qu'en Allemagne, est désormais absurde;
vous y perdrez vos efforts et vos espérances. Ramenez-la dans
un pays où il y ait des comtes et des barons et force sots esclaves,
puis laissez-la faire ce qu'elle voudra, ce qu'elle pourra. Il n'y a
pas, ce me semble, à hésiter, et il est bien temps de n'être plus sa
dupe. Vous l'avez été de son héroïsme soi-disant, aujourd'hui
vous l'êtes de son soi-disant amour. Cette femme n'eût pas agi
comme elle l'a fait, si elle eût aimé comme on aime. La royauté,
le crédit, le plaisir de l'emporter sur des rivales, d'avoir des
enfants baptisés Brandebourg, voilà les vrais objets de son atta-
chement ; ce qu'elle a perdu de ces biens-là, c'est ce qu'elle
regrette ; ce qu'elle en pourra conserver ou regagner, c'est ce
qui la consolera et l'occupera.
...Dieu sait ce que l'on invente auprès du roi contre elle.
Peut-être suppose-t-on qu'elle couche avec les capucins. Elle
a voulu se donner un air d'aventures quand il fallait vivre vul-
gairement au milieu des Neuchâtelois, de manière que chacun
sût chaque jour tout ce qu'elle faisait et que la notoriété publi-
que démentît sans cesse les fausses accusations de ses ennemis...
Au reste, je crois qu'en effet le roi ne songe plus à se marier ;
il en a cependant été question, cela n'est pas douteux, et peut-
être le persuadera-t-on encore, car les Bethmann ne voudront
pas donner leur fille comme simple maîtresse. Oh ! le plat roi !
Oh ! les folles femmes ! oh ! les vils courtisans ! Le Destin a voulu
une première sottise, c'est que cette tête de linotte ait cru être
une tête politique... Du moment où elle a eu des informations,
des correspondances secrètes, tout a été perdu. Il faut une autre
capacité pour se tirer de pareilles affaires. Après cette première
sottise, toutes les autres ont été naturelles et presque inévitables,
et vous n'y avez été pour rien... Vous vous êtes opposée tant que
vous l'avez pu à toutes les démarches bizarres... Aidez cette
femme, Phaéton nouveau, à réparer tant soit peu son char
renversé et rompu, et ramenez ensuite le triste équipage à
5o8 MADAME DE CHARRIÈRE ET SES AMIS
l'écurie, c'est à dire en Allemagne... Si le roi ne se marie plus,
si la reine meurt avant la comtesse, elle reprendra quelque jour
sa place au chevet du lit royal et donnera des bouillons au mo-
narque usé. Alors elle gouvernera peut-être le petit tripot de la
Cour, fera chasser un marmiton ou accepter un valet de chambre.
6 août 1793. ...Elle est peu intéressante, cette femme ; on
la blâmerait avec trop de chagrin si elle avait plus de simplicité
dans l'esprit et l'âme plus véritablement sensible et grande.
C'est un pot-pourri que son orgueil et que ses petitesses, son
opiniâtreté et son inconséquence ; elle ne sera jamais une héroïne
qu'à ses propres yeux. »
Le retour de Mlle L'Hardy fut décidé :
« Qand vous viendrez, lui écrit son amie, je vous donnerai
une brochure de Mme de Staël, une de moi ; nous vous montrerons
Mme Forster ; en un mot, nous vous distrairons le plus que nous
pourrons... Vous verrez de nouveaux originaux ; le tableau
changera ; il est temps qu'il change. »
Quelques jours après, Mlle L'Hardy était de retour à Auver-
nier. Mais moins d'une année plus tard, elle se laissa de nouveau
gagner par les supplications de la malheureuse comtesse, qui
vivait reléguée à Angermùnde dans une sorte de disgrâce l.
MIT,C de Charrière instruisait d'Oleyres de ce nouveau départ
dans une lettre que nous citons dès à présent, afin de marquer
la fin de l'odyssée de la demi-reine :
« La comtesse nous a écrit, à elle et à moi, d'une manière si
pressante, si triste aussi, que Mlle L'Hardy n'a pas hésité à aller
passer l'hiver avec elle. En revanche, M. Constant est revenu
d'Allemagne. Il a vu des émigrés de l'armée de Condé. Bon Dieu l
1 Elle avait fait auprès de son royal époux une rentrée de mélodrame, qui
n'avait point ému le monarque et dont nous trouvons le récit dans la lettre
suivante de Mmc de .Madeweiss à M"" de Charrière : « Stuttgard, 2g décembre
iyg3... Il y a quatre semaines que le roi, seul à Potsdam, s'amusant à
jouer du violoncelle, vit ouvrir sa porte avec précipitation : M™ de Dœnhoff
entre, sa fille dans ses bras, se jette aux pieds de Sa Majesté, y dépose
l'enfant, et réclame sa bonté, son pardon et son amour. Le roi se lève, prend
la petite fille, et dit à la mère : « Madame, je suis fâché de cette scène ;
mes résolutions vous sont connues, elles sont inébranlables ». Et il s'en va.
M™' de D., baignée de larmes, quitte la chambre à son tour; des chevaux
de poste l'attendent. Elle monte en voiture et part. Pour où ? Voilà ce
qu'on ne me dit pas, et ce que vraisemblablement vous pourriez m'appren-
dre mieux que tout autre ».
ROMANS VECUS
5 oq
LE SALON D ETE DE M DE CHARRILRE, A COLOMBIER
5 10 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
Quel sort que le leur ! Quelle aigreur aussi ! Cependant l'espé-
rance chez eux n'est pas détruite, et les grands projets, les
grandes paroles, vont encore leur train dans les têtes de ceux
qui se croient des grands. L'intrigue n'est pas morte non plus,
la pillerie ancienne vit sur l'ancien pied. On escamote aux nobles
soldats quatre creutzers sur quinze. M. de Condé a dit à M. de
Bourbon, qui faisait des représentations : « Songez que je suis
votre chef et votre père. » Mmc de Balbi 1 nomme des officiers qui
n'ont jamais vu le feu, entr'autres un M. de la Féronnière, contre
lequel il n'y a qu'un cri. Tout cela fait autant de mal au cœur
que les atrocités parisiennes font d'horreur. On trouve partout
de quoi haïr et mépriser. Que les exceptions qu'on peut faire
sont précieuses !...» (25 août 1794).
Benjamin venait, en effet, de passer à Colombier, où sa visite
était depuis longtemps attendue. Il écrivait, le 4 juillet 1794,
à son amie :
«J'ai déterminé qu'en tant que cela dépendrait de moi, je
voulais être heureux et rendre mon bonheur indépendant et
des circonstances et des hommes : j'ai en conséquence pris di-
verses résolutions, dont l'une est de ne pas les dire, et depuis
lors je m'en trouve fort bien. Votre lettre du 6 juin 2 n'a pas peu
contribué à produire ou à accélérer chez moi cette révolution
salutaire. »
Ce fier langage faisait sourire Mme de Charrière ; mais elle
avait tort d'en sourire. Elle écrit à Mme de Sandoz-Rollin( août
1794), au moment où la compagne de la comtesse Dœnhoff
vient de partir :
«Mlle L'Hardy a un bien beau temps. J'aurais voulu qu'elle
eût rencontré Constantinus, mais il était déjà à Neuchâtel avant
qu'elle ne fût partie d'Auvernier. Il y passa la nuit et arriva
hier matin à dix heures. Quoiqu'il se fût annoncé comme m'ap-
portant un caractère tout neuf, formé depuis deux mois, né
d'une lettre de moi qui l'avait blessé, un caractère inébranlable,
il est revenu tel qu'il était parti, et non seulement il a oublié son
nouveau caractère, mais il l'a abjuré avec moi avant que deux
heures se fussent écoulées. Il amusa bien M. et Mme Chaillet ^de
Mézerac , et la petite Gaillard disait hier au soir ne s'être jamais
mieux divertie. »
1 Voir sur M"" de Balbi l'étude de M. Hustin dans la Nouvelle Revue (1905).
2 Nous n'avons pas retrouvé cette lettre, que Benjamin a peut-être
détruite dans un moment de dépit.
ROMANS VKCI S 5 | i
Son père avait vainement exhorté Benjamin à rester à la Conr
ducale, où il s'ennuyait tant. Nous avons sous les yeux une lettre
fort polie que M. de Constant adressait, le 26 juin 1794, à M. et
Mmc de Charrière, pour les prier d'incliner son fils à ne pas aban-
donner son poste de gentilhomme du duc de Brunswick. Il est
probable que Mme de Charrière n'y fit pas grand effort. Et comme
M1Ie L'Hardy, en route pour l'Allemagne, lui écrivait d'étape
en étape :
«C'est ainsi, dit-elle à Benjamin, que vous m'écrivez quand
vous vous éloignez de moi ; mais à peine revenu, vous partez.
Vous avez beau dire que vous changez, que vous avez changé :
je vous vois toujours également aimable. »
Et à Mmc de Sandoz-Rollin :
« Je vous dirai les nouvelles... Je n'en attends point d'autres
de la voyageuse. Elle a une bonne voiture et une jolie escorte.
La jolie caravane à rencontrer ! Ce voyage est romanesque. »
(Août 1794.) « Mlle L'Hardy est arrivée heureusement à Anger-
munde. La comtesse me l'écrit. Sa lettre est d'une amie fort
tendre et d'une amoureuse encore plus tendre et très éplorée,
tout cela dans un langage et surtout avec une orthographe
qui ne sentent pas le trône du tout. L'amitié fera suporté les
maux presqu 'insuportable que V amour a causer. Tout est dans ce
genre. » (22 septembre 1794).
On s'étonne que Gaullieur, en communiquant à Sainte-Beuve
les lettres de la demi-reine, ait pu dire que Mme de Charrière
appelait celle-ci « la Sévigné allemande ». — Sainte-Beuve
répondit : « Ces lettres sont en mauvais français \ » — Elles sont
surtout insignifiantes, comme leur auteur.
1 Lettres de Sainte-Beuve à Gaullieur des 8 mars et 18 juillet 1844.
TABLE DES MATIERES
DU TOME PREMIER
Pages
DÉDICACE V
Avant-propos vu
Chapitre premier. — Belle de Zuylen i
Le château de Zuylen et la famille de Tuvll. — La petite
Belle. — Séjour à Genève : M. Colondre. — M1" Prévost.
— Lectures françaises. — Lettre d'une gouvernante : choses
et gens de Genève. — M. Catt et le Grand Frédéric. — Mœurs
neuchâteloises. — Le caractère de Belle; ses «vapeurs»;
ses doutes. — Ses occupations. — L'inoculation. — M"" Gi-
rard. — Lettres de jeunesse.
Chapitre ii. — Fille à marier 37
Constant d'Hermenches. — Une correspondance clandestine.
— Le Noble. — Les portraits de Zélide. — L'épitre A ma
mère. — Aveux et pensées.
Chapitre mi. — Le Marquis de Bellegarde 67
Les prétendants : le comte d'Anhalt, le marquis, etc.. —
Libres confidences de Belle. — L'obstacle. — Scènes de fa-
mille. — L'Ecossais Boswell. — Les tergiversations de M. de
Bellegarde. — Visite à l'évèque d'Utrecht. — Le cousin
amoureux. — A La Haye. — Belle à Middagten. — Le por-
trait de La Tour. — Les gaités de Belle.
Chapitre iv. — A Londres et à Zuylen 127
Séjour en Angleterre. — Caraccioli. — Un dîner avec David
Hume. — Mœurs anglaises. — Mélancolie. — Boswell et
la Corse. — A Amerongen : un Chérubin anglais. — Chris-
tian VII à Zuvlcn. — La visite du prince Henri de Prusse. —
Mon de M"' de Tuvll.
33
5 14 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
Chapitre y. — Monsieur de Charrière ....
M9
Tristesse domestique. — Belle correspond avec M. de Char-
rière ; elle se prend à l'aimer. — M. de Wittgenstein et lord
Wemyss. — M. de Saïgas. — Le père de Belle se résigne. —
M. de Charrière amoureux ; ses lettres. — Le mariage. — Ce
qu'on en pensait à L'trecht.
Chapitre vi. — Lune de miel iy5
Séjour à Paris. — La Tour et Houdon. — M"" de Charrière
était-elle jolie? — Le ressentiment de d'Hermenches. —
Arrivée à Colombier : la famille de Charrière ; la maison du
Pontet. — Occupations rustiques. — Séjour à Lausanne. —
Elle n'ira pas chez Voltaire. — Mme d'Athlone à Colombier.
— La société de Xeuchàtel. — Correspondance avec Ditie.
— Sa mort. — Séjour en Hollande. — Dernières lettres à
d'Hermenches.
Chapitre vu. — DuPeyrou et les Chaillet 2o5
L'ami de Jean-Jacques. — L'hôtel DuPevrou. — Les frères
Chaillet : le botaniste et Chaiilet-de Mézerac. — Chambrier
d'Oleyres. — Le pasteur Chaillet, rédacteur du Mercure
suisse; son caractère; originalité de sa critique. — Son
journal intime. — Mort du baron de Tuyll, père de Mme de
Charrière. — Vincent de Tuyll et sa femme à Colombier. —
Impressions d'un officier hollandais. — Les millionnaires
neuchàtelois. — Les sœurs Moula — M™ de Charrière à
Genève.
Chapitre viii. — Un mystère 23ç
M"" de Charrière et Cagliostro. — Le sourd-muet de Colom-
bier. — Séjour à Chexbres, « le plus beau lieu de la terre ».
— Une lettre de M. de Charrière. — Mme de Charrière jugée
par le pasteur Chaillet. — Souvenirs inédits de Benjamin
Constant. — L'amant inconnu.
Chapitre ix. — Mistriss Henley 257
De qui est le Mari sentimental. — Ce que signifie ce roman.
— Les susceptibilités de Mme Caillât. — Opinion de Mme de
Charrière sur le mariage. — Le roman de la femme incom-
prise. — La Justification de M. Henlev. — Un pamphlet
contre Mme de Charrière.
Chapitre x. — Les Lettres neuchâteloises 275
Une petite ville en rumeur. — Juliane et M'" de la Prise. —
Peinture de mœurs locales. — Le parler neuchàtelois. —
TABLE DES MATIÈRES 5 1 5
Pages
Pathétique familier. — Une lettre de Suzanne Moula. — Les
Lettres neuchâteloises défendues par Chaillet. — Mme de
Staël réclame un dénouement.
Chapitre xi. — Les Lettres écrites de Lausanne et Caliste 3oi
Les Lettres de Lausanne. — Qui est Cécile ? Lausanne en
1784. — Types variés. — M"IC de Charrière éducatrice. —
Son dédain pour les puristes. — Pamphlets contre elle. —
Mm° de Charrière défendue par un anonyme. — Séjour à
Payerne. — Histoire de Caliste. — Originalité du roman. —
Caliste et Corinne. — Les journaux parisiens et Caliste.
Chapitre xii. — Benjamin Constant 333
Mme de Charrière à Paris. — Les lettres de Mmc Saurin. —
Chamfort. — Benjamin Constant. — Ses Souvenirs inédits.
— Son «suicide»; sa fugue en Angleterre. — Il arrive à
Colombier. — Rétif de la Bretonne. — Départ pour Bruns-
wick. — Lettres tendres. — Les défiances de Caliste. —
L'affaire de Juste de Constant. — Benjamin offense son
amie.
Chapitre xiii. — Madame de Charrière publiciste et
musicienne 3<Sy
Confidences de Mme de Charrière sur ses ouvrages. — Les
Observations et conjectures politiques. — Bien-Né. — Mme de
Charrière et Mirabeau. — Un pamphlet anti-suisse. — Les
Lettres d'un évêque. — Un concours académique. — Les
Phéniciennes. — Le professeur Prévost. — Musique : les
Romances ; Zadig ; le Cvclope. — Zingarelli à Colombier.
Chapitre xiv. — Madame de Charrière et Jean-Jacques
Rousseau 417
Relations avec DuPeyrou ; ses billets à Mme de Charrière. —
Plaidoyer pour Thérèse Levasseur. — Mm' de Staël ; Barruel.
— L'affaire des Confessions ; DuPeyrou et Moultou fils; les
Eclaircissements. — Mme de Charrière et Marion. — L'Eloge
de Rousseau. — Le baron de Trenck.
Chapitre xv. — Nouveaux amis 441
Réconciliation avec Benjamin. — Confidences douloureuses.
— Mort de Mme de Pourtalès. — Benjamin passe à Colom-
bier ; Turpe et Torpe. — Caroline de Chambrier ; le ménage
Sandoz-Rollin. — Susette DuPasquier. — Henriette L'Hardy.
— Mme de Madeweiss. — M'" Tulleken : un portrait de
Mme de Charrière chez elle. — «. Mon Henriette».
5l6 MADAME DE CHARRIERE ET SES AMIS
Pages
Chapitre xvi. — Romans vécus 463
Le roman d'une femme de chambre; naissance de Prosper.
— La Demi-Reine. — Henriette L'Hardy à Berlin. — Avis et
conseils de Mme de Charrière. — La comtesse Dœnhotî
arrive à Auvernier. — Son portrait. — Lettres à «Lucinde».
— Le fatalisme de Mme de Charrière. — L'enfant de la Demi-
Reine. - La Demi-Reine à Bahr; elle retourne en Allemagne.
TABLE DES ILLUSTRATIONS
DL" TOME PREMIER
Hors texte : Belle de Zuylen d'après un pastel de LaTour, reproduction en
couleurs. (Propriété de M"" la comtesse de Saint-George, à Genève i.
Pages.
i. Vue du village de Zuylen au XVIII' siècle, d'après une gravure
du temps 2
2. Armes de Tuyll
3. M. de Tuyll, père de Belle, d'après un portrait conservé au
château de Zuylen. (Propriété, ainsi que les n" 8, 9 et 19, du
baron F.-L.-S.-F. de Tuyll de Serooskerken ) . . 7
4. Ancienne maison de Tuyll, à L'trecht 8
5. Portrait de Belle par elle-même. (L'original, au pastel, appartient
à la baronne Agnès de Tuvll, à Versailles.) 27
6. Vue ancienne du château de Zuylen, d'après une gravure du
temps 3i
7. Constant d'Hermenches , d'après un portrait appartenant à
M "" de Rougemont-Constant 39
8. M "' de Tuyll, mère de Belle, d'après un portrait conservé au
château de Zuylen 47
9. Guillaume-René de Tuyll, frère aîné de Belle, d'après un portrait
conservé au château de Zuylen 65
[O. M"" de Charrière, d'après le portrait peint par Humbert en 1774
(conserve au château de Zuylen et au château d'Amerongen). 69
11. Corridor du château de Zuvlen .... 87
12. Lettre autographe de Belle de Zuylen io5
i3. M"' de Perponcher (d'après une miniature appartenant au comte
G. Bentinck, à Amerongen) n3
14. Le château de Zuylen, état actuel 1 33
i5. Le Prince Henri de Prusse, d'après une gravure du temps (Hbn-
ricls, Régis Borissi.-e Frater. MDCCLXXVI11) .... 143
5l8 MADAME DE CHARRIÈRE ET SES AMIS
Pages.
16. M. de Charrière, d'après une miniature d'Arlaud (1781). appar-
tenant à M"' Picot-Rigaud, à Genève 1 53
17. Lord Wemyss, d'après un portrait conservé au Musée historique
de Neuchàtel 157
18. M. de Saïgas, d'après un pastel peint par M" de Charrière,
appartenant au comte G. Bentinck, à Amerongen .... 161
19. M"" de Tuyll-Fagel, d'après un portrait conservé au château de
Zuylen 166
20. Portrait dit de M™ de Charrière (Musée de l'Ariana, Genève) . 181
21. La maison de Charrière, à Colombier, d'après une aquarelle
ancienne, appartenant à M. Alphonse Bandelier, à Berne. . 187
22. M" d'Athlone, d'après un pastel de Liotard, appartenant au
comte G. Bentinck, à Amerongen 194
23. Ditie de Tuyll, d'après un pastel appartenant au comte G. Ben-
tinck, à Amerongen
[99
24. Pierre-Alexandre DuPeyrou, d'après un portrait appartenant à
M"' Ph. de Pury, à Neuchàtel 207
25. Mm* DuPeyrou, d'après un pastel appartenant à M"" Ph. de Pury,
à Neuchàtel 208
26. Hôtel DuPeyrou, à Neuchàtel 2 1 3
27. J.-F. de Chaillet, le botaniste, d'après un portrait de Reinhardt,
1797 (Bibliothèque de Neuchàtel) 2i5
28. H.-D. de Chaillet, le pasteur, d'après un portrait appartenant à
la Bibliothèque des pasteurs, à Neuchàtel 223
29. Le salon de la maison DeTournes-Rilliet, 6, rue Beauregard, à
Genève 227
30. Neuchàtel (vue de l'ouest) en 1784, d'après une gravure d'Alexan-
dre Girardet 229
3i. Mmi de Pourtalès-de Luze , d'après un crayon appartenant à
M"" Ph. de Pury, à Neuchàtel 23 1
32. Le château de Chexbres, « En Crousaz » 240
33. Fac-similé d'une page du Journal intime du pasteur Chaillet . 249
34. Vue de Chexbres 253
35. Samuel de Constant, d'après un crayon appartenant à M1" Rilliet-
de Constant, à Genève 25g
36. Vue de Colombier, d'après une gravure de Jeanniot et Zollinger 269
3j. Lettres neuchdteloises, fac-similé du titre de l'édition originale. 277
38. Neuchàtel vu de l'est, d'après un dessin de Lorv gravé par
Hurlimann 281
39. Mm° de Chaillet-de Mézerac, d'après une lithographie appartenant
à M"" Ch. d'Ivernois, à Corcelettes 2g5
40. Georges de Chaillet-de Mézerac, d'après une lithographie appar-
tenant à Mme Ch. d'Ivernois, à Corcelettes 297
41. « Cécile » (M" Rosine Roell), d'après une miniature appartenant
à M. G. Auberjonois, à Lausanne 3o3
42. Mm<: de Charrière, d'après une miniature d'Arlaud (1781), appar-
tenant à Mme Picot-Rigaud, à Genève 3 1 5
TABLE DKS ILLUSTRATIONS 5 M)
Pages.
43. Benjamin Constant en 1792, par M ' Moula (silhouette prove-
nant de César d'Ivernois, propriété de Philippe Godet) 335
44. Billets de Benjamin Constant à Mme de (manière 35g
45. Cour de la maison de Charrière, à Colombier 365
46. Fac-similé du cachet le « Petit Persée » 3<">o.
47. Pierre Prévost, d'après une lithographie (du portrait de Massot)
appartenant à M. Emile Pictet. à Genève 407
48. Fac-similé du titre des Airs et Romances, par Al"0 de Charrière 41 1
49. Le maestro Zingarelli, d'après un lavis appartenant à Al. F. de
Perregaux, à Neuchàtel 41 5
50. Panneau décoratif de l'ancienne maison DuPeyrou,à Neuchàtel 419
5i. Billet de DuPeyrou, propriété de M"' A. de Merveilleux, à Neu-
chàtel 425
52. Louis Fauche-Borel, d'après le portrait qui tigure dans ses Mé-
moires 427
53. M"" de Sandoz-Rollin, née Caroline de Chambrier, d'après un
portrait propiiété de la famille de Chambrier 445
54. Alphonse de Sandoz-Rollin, d'après un portrait peint en 1816
par P. Recco, et appartenant à Al. G. de Steiger, à St-Blaise . 453
55. Al"" de Madeweiss, silhouette par Al" Aloula, appartenant à
Al. F. de Perregaux, à Neuchàtel 457
5ô. Al" Louise de Charrière, silhouette par Al" Aloula, provenant
de César d'Ivernois et appartenant à Philippe Godet . . . 465
57. Al" Henriette L'Hardv, d'après un pastel peint par elle-même,
appartenant à Al*" L'Hardy-DuBois, à Colombier .... 471
58. Fac-similé d'un billet de Al"" de Charrière à Al ' L'Hardy . 479
59. Louis de Alarval, silhouette appartenant à Al. H. de Alarval, à
Yoëns. près Neuchàtel 499
60. Le salon d'été de la maison de Charrière, à Colombier . . . 509
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