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Full text of "Madame de Charrière et ses amis d'après de nombreux documents inédits (1740-1805)"

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http://www.archive.org/details/madamedecharri01gode 


PHILIPPE  GODET 


Madame  de  Charrière 
et  ses  amis 

d'après  de  nombreux  documents  inédits 
(1740- 1805) 

AVEC   PORTRAITS,    VUES,    AUTOGRAPHES,    ETC. 

TOME  PREMIER 


'I  est  à  regretter  qu'il  n'y  ait  pas  une 
Madame  df.  Charrière  complète,  faite  en 
Suisse,  à  Neuchâtel. 

Sainte-Beuve. 


GENÈVE 

A.    JULLIEN,     ÉDITEUR 

Au  Bourg-de-Four 

1906 


Madame  de  Charrière  et  ses  amis 


OUVRAGES  DE  M.  PHILIPPE  GODET 


Premières  poésies Epuisé. 

Récidives » 

Evasions » 

Le  Cœur  et  les  Yeux,  3me  édition. 

Les  Réalités,  2me  édition. 

Scripta  manent,  causeries  à  propos  de  la  collection  d'autographes  de 
M.  Alfred  Bovet. 

Etudes  et  Causeries. 

Pierre  Viret  (Etude  sur  le  réformateur  vaudois). 

Art  et  Patrie,  Auguste  Bachelin  d'après  son  œuvre  et  sa  correspon- 
dance. 

Histoire  littéraire  de  la  Suisse  Jrançaise,  2me  édition  (Ouvrage 
couronné  par  l'Académie  française). 

Janie,  Idylle  en  3  actes  (musique  de  Jaques-Dalcroze). 

Les  peintures  de  Paul  Robert  au  Musée  de  Neuchâtel. 

La  marche  des  Armourins. 

Trente  a?is  de  souvenirs. 

Neuchâtel  suisse,  Pièce  historique  en  douze  tableaux,  réprésentée  à 
l'occasion  du  cinquantenaire  de  la  République  neuchàteloise. 

Pages  neuchâteloises. 

Neuchâtel  pittoresque.  (Illustré).  I.  La  ville  et  le  vignoble.  II  Les 
vallées. 

Le  Peintre  Albert  de  Meuron. 

L'Ame  et  Dieu  (recueil  de  poésies  religieuses  de  divers  auteurs). 


PHILIPPE  GODET 


Madame  de  Charrière 

et  ses  amis 

d'après  de  nombreux  documents  inédits 
(1740- 1805) 

AVEC    PORTRAITS,    VUES,    AUTOGRAPHES,    ETC. 


TOME  PREMIER 


Il  est  à  regretter  qu'il  n'y  ait  pas  une 
Madame  de  Charrière  complète,  faite  en 
Suisse,  à  Neuchâtel. 

Sainte-Beuve. 


i 


».  ,     IIBRARIFS       ^ 
GENÈVE 

A .    J  U  L  L I E  N  ,     ÉDITEUR 

Au  Bourg-de-Four 

I906 


zuiî 

pi 


DÉDICACE 

A    MA    FEMME 

NATIVE    DE    COLOMBIER 


A  toi,  qui  vis,  sans  en  être  jalouse. 
Pendant  vingt  ans,  grandir  jour  après  jour 
L'œuvre  touffue  où  j'ai  mis  tant  d'amour, 
Je  t'en  devais  l'hommage,  bonne  épouse. 

Elle  eût  aimé,  celle  que  j'aime  tant, 
Ton  esprit  droit  et  ton  âme  sans  feinte: 
Son  franc  regard,  sa  cordiale  étreinte 
Auraient  gagné  ton  cœur  en  un  instant. 

A  Colombier  finit  sa  destinée  : 

A  Colombier  la  tienne  a  commencé  : 

Et  je  bénis  le  présent,  le  passé. 

Pour  la  douceur  que  chacun  m'a  donnée... 

Ph.  G. 

Voëns,  septembre,  iqo5. 


AVANT- PROPOS 


Il  est  à  regretter  qu'il  n'y  ait  pas  une 
Madame  de  Charrière  complète,  faite  en 
Suisse,  à  Neuchàtel. 

Sainte-Beuve  (Lettre  inédite  à  Charles  Ber- 
thoud,  17  avril  1868). 

Voici  vingt  ans  que  j'aime  madame  de  Charrière. 

Tous  ceux  qui  se  sont  occupés  d'elle  se  sont  pris  à  l'aimer. 
Ce  fut  le  cas  de  Sainte-Beuve,  qui  a  tracé  son  portrait,  comme 
de  Gaullieur,  qui  a  publié  une  partie  de  sa  correspondance. 
Plus  tard,  Charles  Berthoud,  appelé  à  écrire  pour  la  Galerie 
suisse  la  biographie  de  l'auteur  de  Caliste,  en  devint  à  son 
tour  l'adorateur  fervent  :  il  ne  l'appelait  que  «  Notre-Dame  de 
Colombier.  » 

C'est  grâce  à  lui,  précisément,  que  mon  attention  fut  attirée 
sur  Mme  de  Charrière.  Il  avait  songé  à  écrire  le  livre  complet 
souhaité  par  Sainte-Beuve,  et  rassemblé  à  cet  effet  des  docu- 
ments et  des  notes  !.  Mais  Charles  Berthoud  souffrait  de  cette 
maladie  des  gens  d'esprit  que  Benjamin  Constant  appelait  la 
procrastination  :  il  renvoyait  volontiers  à  demain  ce  qu'il 
pouvait  faire  aujourd'hui.  La  vieillesse  vint;  et  un  jour,  aban- 

1  II  en  a  tiré  parti  pour  la  rédaction  de  la  notice  consacrée  à  Mme  de  Char- 
rière dans  la  Galerie  suisse  (Biographies  nationales  publiées  par  Eug.  Secre- 
tan,  t.  II),  —  une  douzaine  de  pages  qui  sont,  dans  leur  brièveté,  une 
merveille  de  précision  et  de  justesse. 


VIII  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

donnant  son  projet,  il  me  remit  le  dossier  qu'il  avait  formé  : 
«  Faites,  me  dit-il,  le  livre  que  j'aurais  dû  faire.  Mais  dépêchez- 
vous!  Je  n'ai  pas  le  temps  d'attendre.  » 

Il  est  bien  malheureux  que  Charles  Berthoud  ait  renoncé  à  ce 
travail  :  outre  l'avantage  du  talent,  il  possédait  sur  moi  celui 
d'avoir  connu  quelques-uns  des  amis  intimes  de  Mme  de  Char- 
rière.  S'il  se  fût  mis  à  l'œuvre  il  y  a  cinquante  ans,  que  de 
traits,  de  détails,  d'éclaircissements  il  eût  pu  recueillir  encore 
auprès  de  ces  derniers  témoins  d'un  siècle  envolé  !... 

Mais  ces  regrets  ne  servent  de  rien...  Il  ne  me  restait  qu'à 
tenter  —  un  peu  tard  —  l'entreprise  que  Charles  Berthoud 
avait  différé  d'accomplir.  Je  me  mis  en  quête  de  docu- 
ments nouveaux.  En  1886,  je  donnai  dans  le  Musée  neuchâ- 
telois  le  fruit  de  mes  premières  recherches.  Deux  ans  plus 
tard,  je  fis  à  Neuchâtel  une  série  de  conférences  qui  engagè- 
rent plusieurs  familles  à  m'ouvrir  leurs  archives.  En  1891,  la 
Revue  des  Deux  Mondes  publia  mon  article  sur  la  jeunesse  de 
Mme  de  Charrière,  qui  fut  le  point  de  départ  de  nouvelles  trou- 
vailles l.  D'année  en  année,  le  cercle  de  mes  investigations 
allait  s'élargissant  :  je  voulais  savoir  tout  ce  qui  se  rapportait 
à  elle;  mon  intérêt  passionné  s'étendait  à  tous  ses  amis.  C'est 
ainsi  que  j'ai  rassemblé  de  curieux  documents  sur  le  pasteur 
Chaillet^  rédacteur  du  Journal  helvétique:  sur  certains  émigrés 
qui  furent  en  relations  avec  mon  héroïne;  sur  Benjamin  Cons- 
tant, dont  j'ai  eu  le  bonheur  de  rencontrer  à  Lausanne  un 
manuscrit  inédit;  sur  l'Allemand  Huber  et  sa  femme,  à  qui 
Mme  de  Charrière  avait  écrit  un  grand  nombre  de  lettres  que 
j'ai  pu  acquérir  à  Berlin.  Plusieurs  voyages  en  Hollande  furent 
l'occasion  de  découvertes  intéressantes  sur  son  éducation  et  sa 
parenté...  J'abrège  cette  énumération,  me  réservant  d'indiquer 
plus  loin  mes  sources  et  d'acquitter  plusieurs  dettes  de  recon- 
naissance. 

1  1"  juin  1891.  Une  jeune  fille  du  XVIII"'  siècle,  d'après  une  correspon- 
dance inédite.  Cet  article  était  tiré  des  lettres  de  Belle  de  Zuylen  à  Constant 
d'Hermenches,  conservées  à  la  Bibliothèque  de  Genève,  et  que  M.  Eugène 
Ritter,  le  maître  toujours  si  obligeant,  avait  signalées  à  notre  attention. 


\V\NI     PROPOS  IX 

Car  j'ai  rencontré  partout  un  extrême  bon  vouloir,  je  dirai 
même  une  sorte  de  compassion  souriante  :  on  me  voyait  si 
épris  de  mon  sujet,  si  ardent  à  tout  savoir  et  à  tout  avoir,  si 
prêt  à  toutes  les  persévérances  et  aux  pires  importunités,  qu'on 
cédait  à  mes  instances  comme  aux  fantaisies  d'un  malade... 
Depuis  vingt  ans,  cette  biographie  de  Mme  de  Charrière  a  été 
la  préoccupation  maîtresse  qui  a  persisté  à  travers  tous  mes 
autres  travaux  et  au  milieu  de  la  vie  la  plus  diversement  occu- 
pée. Si  j'avais  eu  des  loisirs  et  des  rentes,  j'aurais  poussé  plus 
vivement  mon  travail,  mais  je  ne  l'aurais  pas  fait  avec  plus  de 
soin,  et  peut-être  ne  l'aurais-je  guère  publié  plus  tôt. 

On  m'a  raillé  sur  la  minutie  puérile  et  l'invraisemblable 
longueur  de  mon  enquête.  Railleries  légitimes,  j'en  conviens, 
si  l'on  considère  seulement  le  sujet  qui  m'occupe  :  oui,  sans 
doute,  consacrer  tant  d'années  à  préparer  deux  gros  volumes 
sur  une  femme  qui  a  écrit  quelques  romans  oubliés  et  dont  le 
nom  n'est  jamais  sorti  du  demi-jour  de  la  célébrité,  cela  doit 
paraître  excessif.  Mais  j'avouerai  sans  détour  que  si  mon' livre 
ne  devait  avoir  d'autre  lecteur  que  moi,  encore  l'aurais-je  écrit, 
pour  le  plaisir  de  l'écrire. 

Un  grand  peintre  allemand,  montrant  à  un  visiteur  ses 
tableaux,  lui  en  indiquait  la  destination  :  «  Celui-ci  est  pour 
le  comte  X...;  celui-là,  pour  la  baronne  de  Z...  —  Et  celui-ci? 
—  Fiir  mich  »,  répliqua  l'artiste. 

Ainsi  de  ce  livre.  —  Cela  explique  assez  que  je  n'aie  point 
reculé  devant  une  accumulation  formidable  de  menus  faits  qui 
risquent  d'alourdir  l'ouvrage  au  jugement  des  lecteurs  indiffé- 
rents. Cela  justifie  aussi  à  mes  yeux  les  grands  sacrifices  que 
j'ai  faits  pour  illustrer  ces  pages  par  la  reproduction  de  tous 
les  portraits  connus  de  Mme  de  Charrière,  par  ceux  des  mem- 
bres de  sa  famille,  de  ses  amis;  par  des  vues  de  toutes  ses  rési- 
dences, par  des  autographes  et  des  fac-similés.  J'en  avais  besoin 
pour  ma  satisfaction  personnelle... 

Mais,  qui  sait?  mon  Livre  sera  peut-être  lu  tout  de  même. 
Et  ceux  qui  le  liront  ne  pourront  se  défendre  —  je  le  leur  pré- 
dis —  d'aimer  aussi  Mme  de  Charrière.  Quand  je  fis  mes  confé- 


X  AVANT    PROPOS 

rences  à  Genève,  en  igo3,  une  spirituelle  auditrice  m'écrivait  : 
«  Prenez  garde  !  Vous  vous  êtes  créé  bien  des  rivaux.  »  —  C'est 
justement  ce  que  souhaite  un  amour  aussi  désintéressé  que  le 
mien... 

Sérieusement,  je  crois  que  toute  biographie  écrite  avec  soin 
est  intéressante,  indépendamment  même  du  talent  de  l'auteur, 
car  elle  contient  la  révélation  d'une  âme;  toute  destinée  hu- 
maine est  un  drame  palpitant. 

D'ailleurs,  et  si  attachante  que  soit  la  personnalité  de  Mme  de 
Charrière,  elle  n'est  pas  seule  en  scène  dans  le  tableau  que 
j'évoque  et  dont  le  cadre  change  avec  les  années. 

Au  début,  nous  sommes  à  Utrecht  vers  le  milieu  du  18e  siè- 
cle. C'est  la  vie  hollandaise  d'alors  qui  se  reflète  dans  les  pre- 
miers chapitres  de  notre  récit.  Nous  séjournons  ensuite  quelque 
temps  à  Londres;  puis  à  Paris  dans  les  années  qui  précèdent 
la  Révolution.  Les  premiers  romans  de  Mme  de  Charrière  nous 
initient  à  l'existence  facile  et  douce  qu'on  menait  dans  nos 
petites  villes  de  la  Suisse  française.  Bientôt,  la  présence  de 
Benjamin  Constant  à  Colombier  constitue  un  épisode  dont 
l'intérêt  n'est  pas  simplement  local.  Puis  la  Révolution  jette 
dans  notre  pavs  de  nombreux  fugitifs,  quelques-uns  portant 
des  noms  connus,  qui  se  trouvent  un  moment  mêlés  à  la  vie 
neuchâteloise.  Ce  coin  de  l'Emigration,  éclairé  par  des  docu- 
ments inédits,  méritera  l'attention  des  lecteurs  français,  tout 
comme  les  lecteurs  allemands  suivront  avec  curiosité  les  aven- 
tures de  la  comtesse  Dœnhoff,  épouse  morganatique  de  Fré- 
déric-Guillaume II,  ou  le  roman  singulier  du  littérateur  Huber 
et  de  Thérèse  Forster.  Mme  de  Staël  apparaît  à  son  tour  dans 
ce  Colombier  où  les  caprices  du  destin  ont  conduit  tant  de 
personnages  marquants  et  d'originaux  de  tous  pays. 

On  voit  que  notre  sujet  est  plus  vaste  qu'il  ne  le  paraît  tout 
d'abord  et  que  des  lecteurs  très  divers  ont  chance  de  trouver 
dans  ce  livre  le  chapitre  ou  la  page  propre  à  fixer  leur  atten- 
tion. 

Cela  dit,  nous  prévenons  loyalement  ceux  qui  l'ouvriront 
qu'en  le  composant  nous  avons  pensé  tout  d'abord  aux  lecteurs 


AVANT-PROPOS  XI 

neuchâtelois  et  suisses.  C'est  pour  eux  que  nous  avons  multi- 
plié les  traits  d'histoire  et  de  vie  locales.  Il  le  fallait,  si  nous 
voulions  faire  œuvre  vraiment  utile,  en  sauvant  de  la  destruc- 
tion ou  de  l'oubli  une  foule  de  renseignements,  de  traditions, 
d'anecdotes  qui  ont  leur  prix  pour  ceux  qu'ils  concernent 
directement. 

Ainsi  compris,  notre  ouvrage  paraîtra  terriblement  touffu 
aux  lecteurs  étrangers  :  c'est  d'eux  surtout  que  nous  attendons 
cette  bienveillance  qui  incline  le  lecteur  à  entrer  patiemment 
dans  la  pensée  et  les  intentions  de  l'écrivain.  Mais  nous  ne 
croyons  pas  avoir  mis  dans  ces  pages  un  seul  détail,  une  seule 
miette  d'histoire  qui  n'ait  de  valeur  pour  personne.  Que  cha- 
cun veuille  bien  y  chercher  ce  qui  devra  lui  plaire  et  l'ins- 
truire. 

Enfin,  nous  nous  rassurons  en  songeant  que  cet  ouvrage  est 
celui  de  Mme  de  Charrière  elle-même  :  c'est  elle  qui  va  raconter 
sa  vie,  peindre  son  entourage,  évoquer  son  temps,  puisque  ses 
lettres  —  la  plupart  inédites  —  forment  la  trame  de  notre 
récit. 

Et  quelles  lettres  !  —  Le  lecteur  dira  s'il  est  possible  de  ren- 
contrer un  esprit  plus  vif,  plus  indépendant  et  plus  ferme,  une 
distinction  plus  rare,  un  charme  de  naturel  plus  séduisant. 
Peut-être  jugera-t-il  avec  nous  que  Mme  de  Charrière  mériterait 
d'occuper  une  place  à  part  dans  la  galerie  des  femmes  célèbres 
du  i8me  siècle  et  parmi  les  étrangers  qui  ont  le  mieux  écrit 
notre  langue.  Celle-ci  était  alors  répandue  partout  où  régnait 
quelque  politesse  ;  la  France  portait  dans  toute  l'Europe,  sur 
les  ailes  de  la  prose  de  Voltaire,  son  esprit,  ses  idées  et  son 
sourire  ;  et  les  pays  voisins  lui  restituaient  parfois,  dans  des 
œuvres  originales  et  neuves,  une  part  de  ce  qu'ils  avaient  reçu 
d'elle.  Les  écrits  de  Mmc  de  Charrière  attestent  cette  «  univer- 
salité »  de  notre  langue,  cette  expansion  de  la  culture  française 
hors  de  France.  Il  nous  plaît  de  mettre,  une  fois  de  plus,  ce 
phénomène  en  lumière,  et  d'ériger  en  même  temps,  à  l'occa- 
sion du  centième  anniversaire  de  sa  mort,  un  monument  à 
celle  qui,   Hollandaise  par  sa  naissance  et  Suisse  par  son  ma- 


XII  MADAME    DE    CHARBIERE    ET    SES    AMIS 

riage,  fut  si  Française  par  la  langue  et  largement  humaine  par 
l'étendue  de  son  libre  esprit. 

Yoëns,  près  Neuchàtel,  septembre  igo5. 

Philippe  Godet. 


Nous  devons  au  lecteur  un  certain  nombre  d'explications  et  de  rensei- 
gnements. Et  d'abord,  il  nous  a  été  impossible  d'indiquer,  pour  chaque  docu- 
ment cité,  s'il  est  inédit  ou  s'il  a  été  déjà  utilisé  par  Sainte-Beuve,  Gaullieur 
ou  d'autres.  Il  eût  fallu  pour  cela  hérisser  notre  livre  de  notes  qui  rebute- 
raient le  lecteur  et  dont  la  rédaction  eût  été  difficile,  car  bon  nombre  des 
lettres  que  nous  réimprimons  sont  inédites  en  ce  sens,  que  nous  en  resti- 
tuons le  texte  authentique,  librement  modifié  par  nos  prédécesseurs.  Nous 
parlons  ici  des  lettres  de  M""  de  Charrière  insérées  par  Gaullieur  dans  la 
Revue  Suisse,  la  Bibliothèque  universelle  et  de  celles  de  Benjamin  Constant 
citées  par  Sainte-Beuve  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes.  En  outre,  si  la 
plupart  des  documents  que  nous  publions  sont  inédits,  il  en  est,  dans  le 
nombre,  que  nous  avons  déjà  utilisés  en  tout  ou  partie  pour  des  articles  de 
revue.  Indiquer  tout  ce  détail  serait  vraiment  aussi  superflu  et  fastidieux 
que  compliqué.  Il  suffit  de  dire  que  la  part  faite  aux  documents  nouveaux 
demeure  de  beaucoup  la  plus  considérable. 

Nous  avons  unifié  sans  scrupule  et  modernisé  les  orthographes  diverses 
où  se  jouait  la  libre  fantaisie  d'autrefois;  si  le  pittoresque  y  perd  un  peu,  la 
lecture  en  est  rendue  moins  fatigante. 

Il  nous  reste  à  adresser  des  remerciements  spéciaux  à  notre  collègue 
M.  Ch.  Robert,  professeur  à  la  faculté  des  lettres  de  Neuchàtel,  et  à  M.  Gas- 
pard Vallette,  notre  confrère  de  Genève  :  ces  deux  amis  ont  pris  la  peine  de 
relire  tout  notre  manuscrit  et  nous  ont  suggéré  nombre  de  retouches.  Nous 
exprimons  aussi  notre  gratitude  à  M.  Eugène  Burnand,  peintre,  qui  a  bien 
voulu  nous  donner  aide  et  conseils  pour  l'illustration  de  l'ouvrage. 

Il  importe,  à  ce  propos,  de  prévenir  le  lecteur  que  notre  intention  n'a 
pas  été  de  donner  à  ce  livre  une  valeur  proprement  artistique  :  comme  on 
peut  s'en  convaincre  au  premier  coup  d'ceil,  nous  avons  dû  nous  interdire 
toute  velléité  de  luxe  dans  l'impression  du  texte  et  l'exécution  des  gravures  ; 
c'est  l'intérêt  documentaire  de  l'ouvrage  qui  nous  a  surtout  préoccupé,  et 
nous  avons  cherché,  l'éditeur  et  moi,  à  l'offrir  au  public  sous  une  forme 
convenable  et  simple. 


AVANT-PROPOS  XIII 

On  peut  voir,  d'ailleurs,  que  les  portraits  de  M"'  de  Charrière  par  LaTour 
et  par  Houdon,  qui  figurent,  l'un  en  tète  du  premier  volume,  l'autre  en  tête 
du  second,  ont  été  reproduits  avec  tout  le  soin  que  méritent  ces  œuvres  de 
maîtres.  Le  pastel  de  LaTour,  dont  nous  donnons  une  belle  reproduction 
en  couleurs1,  nous  a  été  fort  obligeamment  confié  par  M"'  la  comtesse  de 
Saint-George  :  nous  la  remercions  bien  vivement  de  son  obligeance,  ainsi 
que  de  l'intérêt  qu'elle  n'a  cessé  de  porter  à  notre  travail. 

Et  maintenant,  nous  abandonnons  notre  œuvre  à  la  critique,  non  sans 
appréhension,  certes,  mais  du  moins  avec  la  conscience  d'avoir  fait  de 
notre  mieux. 

Ph.G. 


M.  Daniel  Baud-Bovy  a  eu  la  bonté  d'en  surveiller  ; 


exécution. 


CHAPITRE  PREMIER 


Belle  de  Zuylen 


«  Dans  mon  enfance,  j'étais 
passionnée  pour  toute  espèce  de 
gloire,  et  il  n'y  avait  rien  de  tout 
ce  qu'on  applaudit  que  je  n'en- 
viasse.» (Belle  de  Zuylen  à  d'Her- 
menches). 

Le  château  de  Zuylen  et  la  famille  de  Tuyll.  —  La  petite  Belle.  —  Séjour  à 
Genève  :  M.  Colondre.  —  M'"  Prévost.  —  Lectures  françaises.  —  Lettre 
d'une  gouvernante:  choses  et  gens  de  Genève.  — M.  Catt  et  le  Grand 
Frédéric.  —  Mœurs  neuchâteloises. —  Le  caractère  de  Belle;  ses  «  va- 
peurs»; ses  doutes.  — Ses  occupations.  — L'inoculation. —  M"' Girard.  — 
Lettres  de  jeunesse. 


Depuis  plusieurs  années  je  m'occupais  de  madame  de  Charrière, 
lorsque,  en  1892,  une  tournée  de  conférences  en  Hollande  me 
permit  de  réaliser  le  rêve,  souvent  caressé,  de  parcourir  les  lieux 
où  s'écoula  sa  jeunesse. 

Une  agréable  route  conduit  en  une  heure  de  marche  d'Utrecht 
à  Zuylen,  en  suivant  la  rive  droite  du  Vecht.  Dans  un  vieil  album, 
intitulé  la  Triomphante  rivière  de  Vecht,  publié  sans  date  à 
Amsterdam  et  qui  Daraît  être  du  milieu  du  XVIII  '  siècle, 
figurent  diverses  vues  des  châteaux  et  résidences  que  baigne  ce 
bras  du  Vieux-Rhin  avant  d'aller  se  perdre  dans  le  Zuydersee  ; 
on  y  voit  entr'autres  le  village  de  Zuylen  :  il  égrène  au  bord  de  la 
rivière,  qui  décrit  une  courbe  gracieuse,  ses  maisons  basses,  ses 


2  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

fermes  proprettes  et  avenantes  ;  derrière  le  village,  un  clocher 
émerge  d'un  massif  d'arbres.  La  physionomie  de  Zuylen  n'a 
guère  changé  depuis  cent  ans  ;  seulement,  l'église,  reconstruite 
après  un  incendie  qui  la  détruisit  dans  la  nuit  de  Noël  1846, 
n'est  plus  celle  où  Belle  de  Zuylen  fut  baptisée,  où  fut  célébré 
son  mariage. 

Non  loin  de  l'église,  se  dresse,  imposant  et  superbe,  le  château 
de  Zuylen,  qui  fut,  dit-on,  épargné  en  1672  par  le  grand  Condé, 


VUE    DU    VILLAGE    DE    ZUYLEN 


en  raison  de  l'amitié  que  ce  prince  portait  à  un  van  Tuyll,  ancien 
ambassadeur  en  France  '.  Malgré  certaines  transformations  que 
le  père  de  Belle  fit  subir  au  château,  celui-ci  a  gardé  son  aspect 
d'autrefois,  ou  du  moins  sa  silhouette  générale.  Flanqué  de  tou- 
relles aux  quatre  angles,  il  est,  selon  la  mode  du  pays,  entouré 
d'eau  de  trois  côtés.  On  franchit  un  large  fossé  sur  un  pont  à  trois 
arches,  après  avoir  passé  sous  une  poterne  qui  doit  être  de  cons- 
truction très   ancienne,   et  où  sont  sculptées,   avec  les    armes. 


1  C'est  là  une  tradition  de  famille,  que  nous  recueillons,  sans  y  insister. 
Nous  n'avons  trouvé  aucun  van  Tuyll  ambassadeur  en  France,  mais  un 
•an  Tuyll  peut  avoir  fait  partie  de  la  suite  de  quelque  ambassadeur. 


BELLE    DE    ZUYLEN 


d'Utrecht  et  de  Zuylen,  celles  des  familles  de  Tuyll  et  de  Weede  '. 
Non  loin  de  l'édifice  principal  sont  groupées  les  dépendances, 
fermes,  granges,  remises.  A  travers  le  rideau  d'arbres  cente- 
naires qui  encadrent  le  château,  le  regard  embrasse  les  vastes 
perspectives  de  la  plaine  hollandaise  ;  à  l'horizon,  du  côté  de 
l'ouest,  on  aperçoit  dans  la  brume  la  haute  tour  de  la  cathédrale 
d'Utrecht. 

L'impression  de  large  et  vieille  opulence  que  ressent  le  visiteur 
en  approchant  du  manoir,  s'accentue  lorsqu'il  pénètre  dans  le 
spacieux  vestibule,  d'où  s'élève  un  double  escalier  de  marbre. 
Le  corridor  du  premier 
étage,  qui  règne  sur  la 
longueur  de  la  façade 
principale,  est  décoré 
d'une  glorieuse  suite 
de  portraits  d'ancêtres, 
parmi  lesquels  on  re- 
marque un  chevalier 
de  Malte  agenouillé.  La 
salle  à  manger,  le  grand 
salon,  les  autres  pièces 
du  château,  contien- 
nent également  des  tré- 
sors iconographiques 
dont  le  châtelain  ac- 
tuel de  Zuylen  a  bien 
voulu  nous  permettre 

de  profiter.  Il  nous  a  fait  pénétrer  aussi  dans  la  salle  des  archives, 
où  sont  conservés  des  documents  de  prix,  notamment  des  lettres 
du  duc  d'Albe.  Mais  c'est  avec  une  curiosité  plus  vive  encore  que 
nous  avons  visité  la  chambre  bleue  du  second  étage,  où  Belle  de 
Zuylen  a  passé  tant  d'heures  de  sa  mélancolique  jeunesse. 


-    twVb 


ARMES    DE    TUYLL 


1  Les  armes  de  Tuyll  sont  :  d'argent  à  trois  tètes  de  braque  de  gueules. 
Cimier  :  tête  de  braque  de  gueules.  Support  :  deux  sauvages  ceints  et  cou- 
ronnés de  sinople,  tenant,  l'un  de  dextre  et  l'autre  de  sénestre,  une  rose  de 
gueules  couronnée  d'or.  Cette  rose,  extraite  du  blason  royal  anglais  et  ornée 
de  la  couronne  royale  britannique,  fut  concédée  par  Jacques  I"  à  Philibert 
van  Tuyll,  par  lettre  patente  du  i"  février  1623.  (Voir  Rietstap,  De  wapens 
l'an  den  Nederlatidschen  Adel. 


4  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

Les  van  Tuyll  sont  une  très  ancienne  famille  de  la  province 
d'Utrecht,  dont  la  noblesse  remonte  au  XIIe  siècle  ;  elle  a  joué 
à  diverses  époques  un  rôle  marquant  dans  l'histoire  de  Hollande. 
Le  père  de  Belle,  —  pour  nous  en  tenir  à  lui,  —  Diederik- Jacob, 
seigneur  de  Zuylen  et  de  Westbrœk,  baron  de  Serooskerken, 
jnaréchal  de  Montfoort,né  en  1707,  remplit  d'importantes  charges 
publiques:  il  fut  entr'autres  un  des  députés  des  Etats  d'Utrecht, 
c'est-à-dire,  en  fait,  un  des  gouverneurs  de  la  Province1. 

Sa  femme,  Héléna-Jacoba  de  Vicq,  née  en  J724  d'une  famille 
brabançonne  établie  en  Hollande,  avait  seize  ans  à  peine  quand 
elle  épousa,  le  Ier  décembre  1739,  le  baron  de  Tuyll.  C'est  par 
allusion  à  ce  mariage  précoce  que  la  gouvernante  de  Belle,  appre- 
nant les  fiançailles  d'une  toute  jeune  fille,  écrivait  à  son  élève  : 
«  Comment  veut-on  qu'une  enfant  en  sache  élever  d'autres  ? 
L'exemple  de  madame  votre  mère  en  prouve  la  possibilité,  mais 
il  n'en  est  pas  moins  rare.  » 

La  jeune  femme  avait  l'intelligence  ouverte  et  le  goût  de  la 
lecture  ;  elle  aimait  fort  Pamela  de  Richardson.  Sa  fille  aînée 
lui  ressemblera  par  certains  traits  de  caractère  et  surtout  par 
un  tour  d'esprit  vif,  enjoué  et  naturel  :  «  Ma  mère  est  aimable 
quand  elle  veut  ;  elle  a  de  l'esprit,  du  sens,  et  même  de  très  jolies 
saillies.  »  La  famille  de  Vicq  n'était  point  noble,  mais  apparte- 
nait à  la  haute  bourgeoisie  d'Amsterdam,  où  elle  était  fixée. 
Le  père  de  madame  de  Tuyll  avait  amassé  aux  Indes  orientales 
une  grande  fortune,  qui  comblait  la  distance  entre  lui  et  l'aris- 
tocratie hollandaise.  Alors  déjà,  de  telles  alliances  n'étaient  pas 
rares.  Peut-être  est-il  permis  de  discerner,  dans  les  idées  très 
libres,  et  même  hardies,  de  Belle  sur  la  noblesse,  une  trace  d'héré- 
dité maternelle  et  bourgeoise  2. 


1  Le  collège  des  Députés,  composé  de  12  membres  et  qui  siégeait  deux 
fois  par  semaine,  avait  en  mains  toutes  les  affaires  courantes.  Seuls  les 
objets  d'importance  exceptionnelle  étaient  réservés  à  la  délibération  des 
Etats,  qui  s'assemblaient  deux  ou  trois  fois  par  an.  M.  de  Tuyll,  entré  aux 
Etats  en  1734,  comme  membre  de  la  noblesse,  fut  nommé  membre  du  col- 
lège des  Députés  en  1741  et  occupa  cette  charge  jusqu'à  sa  mort.  Ce  n'était 
pas  une  sinécure.  Belle  fait  de  fréquentes  allusions  aux  soucis  que  causait  à 
son  père  l'inspection  des  digues  («  Les  eaux  ont  été  fort  hautes,  et  nos  mes- 
sieurs obligés  de  courir  à  la  digue...  »). 

2  Nous  devons  cette  remarque  à  M.  S.  Muller,  archiviste  d'Utrecht,  qui 
a  secondé  nos  recherches  dans  cette  ville  avec  la  plus  gracieuse  obligeance 
et  un  véritable  empressement.  Nous  le  remercions  une  fois  pour  toutes. 


BELLE    DE    Zl'YLEN  D 

Madame  de  Tuyll  donna  à  son  mari  sept  enfants,  que  nous 
devons  énumérer,  puisque  plusieurs  d'entre  eux  joueront  un 
rôle  au  cours  de  notre  récit. 

Isabella-A  gncta-Elisabeth,  née  le  20  octobre  1740,  au  château 
de  Zuylen1,  est  celle  qui  fait  le  sujet  de  ce  livre.  Puis  viennent  : 
Reinout-Gérard  (1741)  ;  Willem-René  (1743)  ;  Diederik- Jacob 
(1744)  ;  J ohanna-M aria  (1746)  ;  Vincent-Maximiliaan  (1747)  ; 
Gertrude-Jacoba  (1749). 

Agée  de  vingt-sept  ans  à  peine,  et  après  dix  ans  de  mariage,  la 
jeune  mère  se  trouvait  donc  à  la  tête  de  sept  enfants  ;  la  cadette 
mourut,  il  est  vrai,  à  l'âge  de  trois  mois,  mais  il  restait  à  madame 
de  Tuyll  la  tâche  d'élever  quatre  garçons  et  deux  filles.  Les 
parents  prirent  au  sérieux  leur  devoir  d'éducateurs,  comme 
l'ancienne  gouvernante  le  rappelait  un  jour  à  Belle  : 

<.<  Que  d'embarras  et  de  soucis  leur  a  déjà  coûté  l'éducation 
de  leur  famille  !  Leur  zèle  mérite  bien  d'être  récompensé.  » 

Belle  de  Zuylen  a  dépeint  en  plus  d'un  endroit  le  milieu  hon- 
nête, d'une  austérité  un  peu  puritaine,  où  son  destin  l'avait  jetée; 
il  lui  est  arrivé  de  regimber  contre  son  entourage,  mais  elle  n'en 
a  jamais  parlé  qu'avec  respect  et  même  quelque  fierté  : 

«C'est  une  chose  dont  je  veux  me  parer  un  moment  que  de  tout 
les  Tuyll  de  ma  connaissance,  il  n'y  en  a  pas  un  d'avare,  pas  un 
de  fourbe,  pas  un  homme  lâche,  pas  une  femme  galante,  personne 
qui  voulût  faire  une  action  basse  pour  quelque  intérêt  que  ce  fût, 
personne  même  qui  ne  soit  bienfaisant  et  capable  d'actions  géné- 
reuses. (A  Constant  d'Hermenches,  28  octobre  1764).  » 

L'ami  à  qui  s'adressaient  ces  lignes  lui  disait  à  son  tour  ■ 

«  Il  y  a  dans  votre  sang  de  l'héroïque,  que  j'aime  beaucoup;  cela 
donne  un  peu  d'emphase  ou  d'enflure,  mais  cela  conduit  et  sou- 
tient beaucoup  de  vertus  ;  il  est  certain  qu'un  Tuyll  pense  pour 
un  autre  Tuyll  tout  autrement  que  pour  un  autre  homme.  N'est- 
il  pas  vrai  ?  Et  cela  passe  jusqu'aux  autres  ;  dans  une  famille  où 
l'on  se  respecte,  où  l'on  se  soutient,  c'est  une  atmosphère  de 
gravité  et  de  noblesse  qui  en  impose  ;  je  connais  dans  le  monde 
deux  ou  trois  familles  comme  cela.  (D'Hermenches,  18  novem- 
bre 1766).  » 

1  Le  registre  des  baptêmes,  conserve  chez  le  maire  de  Zuylen,  nous 
apprend  qu'elle  fut  baptisée  le  3o  octobre,  et  eut  pour  parrain  le  général 
von  Cronstrom,  pour  marraine  madame  de  Lockhorst.  La  date  de  nais- 
sance, 20  octobre,  nous  est  connue  par  une  lettré  de  Belle  de  Zuylen. 


0  MADAME    DE    CHARR1ERE    ET    SES    AMIS 

La  sœur  cadette,  Jeanne-Marie,  devait  être  bien  plus  «  Tuyll  » 
que  notre  Belle,  et  incarner  mieux  le  caractère  d'imposante  di- 
gnité qu'on  vient  de  nous  décrire  : 

«  Ma  sœur,  dira  dans  sa  vieillesse  Mme  de  Charrière,  ma  sœur  a 
bien  de  l'esprit,  mais  elle  est  très  froide  et  réservée  à  l'ordinaire. 
Elle  a  pu  très  fort  ne  plaire  pas,  quoiqu'elle  ait  de  grandes  et 
d'aimables  qualités.  Quoique  ma  cadette,  je  l'ai  toujours  trou 
vée  redoutable.  (A  M"°  L'Hardy,  1791). 

Vous  avez  raison,  écrit-elle  un  jour,  d'admirer  mon  père  : 
il  n'y  a  pas  d'homme  dans  le  monde  dont  je  respecte  plus  la  pro- 
bité, l'équité  et  la  modération.  Je  n'ai  vu  dans  qui  que  ce  soit 
une  égalité  d'âme  si  parfaite.  Le  chagrin,  le  plaisir,  la  colère,  la 
tendresse,  ne  changent  jamais  rien  à  sa  conduite,  n'influent 
jamais  sur  ses  décisions.  Et  cette  héroïque  impartialité  n'est  pas 
accompagnée  de  la  roideur  d'orgueil  qui  lui  est  ordinaire  ;  point 
de  parade,  pas  un  mot  qui  tende  à  annoncer  ce  qu'il  est...  Mon 
père  paraît  si  modeste  et  si  doux,  qu'on  est  toujours  surpris  de  le 
trouver  si  ferme.  Pour  ma  mère,  également  généreuse  et  plus 
vive,  elle  oublie  quelquefois  combien  elle  aime  sa  fille,  mais  elle 
ne  l'oublie  pas  longtemps...  Les  Romains  des  beaux  temps  de 
Rome  n'avaient  pas  plus  de  vertu,  et,  pour  les  choses  essentielles, 
n'avaient  pas  plus  de  grandeur.  (A  d'Hermenches,  sans  date1).  » 

Selon  l'usage  établi  alors  dans  les  familles  hollandaises,  les 
enfants  apprirent  notre  langue  en  même  temps  que  celle  de  leur 
pays;  on  peut  presque  dire  que  le  français  fut  la  langue  de 
nourrice  de  Belle,  qui  au  jugement  de  Sainte-Beuve,  écrivait 
«  dans  la  plus  pure  langue  de  Versailles  »  l. 

Dès  l'enfance,  on  lui  donna  ce  petit  nom,  diminutif  d'Isabelle, 
sous  lequel  nous  la  désignerons  jusqu'à  l'époque  de  son  mariage. 
Ses  lettres  de  jeune  fille  sont  signées  —  quand  elles  le  sont  — 
Belle  de  Zuylen.  Plus  tard  elle  signera  I.-A.-E.  de  Tuyll  de  Char- 


1  Sainte-Beuve  ajoute,  il  est  vrai  :  «Elle  ne  paie  en  rien  tribut  au  terroir, 
en  rien  ;  pourtant  je  lis  en  un  endroit  de  Caliste  :  «  Mon  parent  n'est  pas  si 
triste  d'être  marié,  parce  qu'il  oublie  qu'il  le  soit,  au  lieu  de  qu'il  l'est. 
Toujours,  si  imperceptible  qu'il  se  fasse,  on  retrouve  le  signe.  »  M.  Eugène 
Ritter  (dans  les  Quatre  dictionnaires  français,  Genève,  K.undig,  igo5, 
p.  ioi-io3)  a  très  justement  remarqué  que  cet  emploi  du  subjonctif, 
dénoncé  par  Sainte-Beuve,  n'est  point  une  faute,  mais  un  simple  archaïsme, 
dont  il  cite  des  exemples  empruntés  à  Fontenelle  et  à  Voltaire.  Le  prétendu 
signe  découvert  par  l'illustre  critique  prouve  donc,  au  contraire,  que  Belle 
de  Zuylen  écrivait  parfaitement  bien  le  français  de  son  temps. 


BELLE  DE  ZUYLEN 


rière,  ce  qui  donnera  occasion  à  Benjamin  Constant  de  plaisanter 
sur  ses  A.  E.  I.  O.  U... 


LE    PERE    DE    BELLE 


La  famille  ne  résidait  à  Zuylen  que  pendant  la  belle  saison,  et 
passait  le  reste  de  l'année  à  Utrecht.  L'ancienne  maison  de  Tuyll1 


1  M.  l'archiviste    Muller  a  réussi  à  identifier  cette  maison,  que  j'ai  pu 
visiter  grâce  à  lui. 


s 


MADAME    DE    CHABFIEBE    ET    SES    AMIS 


est  située  au  cœur  de  la  ville,  dans  la  vieille  rue  silencieuse  appe- 
lée Kromme  Nieuwe  Gracht,  dont  elle  porte  les  numéros  3  et  5. 
Cette  vaste  demeure  a  été,  il  y  a  quelques  années,  partagée  en 
deux  appartements  distincts,  mais  on  peut,  en  dépit  du  mur 
mitoyen  qui  les  sépare  actuellement,  se  faire  une  idée  de  cette 
belle  résidence  patrimoniale.  La  façade  principale  baigne  dans  le 
canal  qui  occupe  un  des  côtés  de  la  rue;  les  maisons  qui  bordent  le 

canal  sont  reliées 
à  la  chaussée  par 
de  petites  passe- 
relles qui  donnent 
à  ces  demeures  un 
aspect  bien  hollan- 
dais. Ce  qui  ajoute 
à  l'effet  pittores- 
que de  la  rue,  c'est 
la  courbe  qu'elle 
décrit  et  qui  lui  a 
valu  son  nom.  La 
maison  de  Tuyll 
était  d'un  luxe  so- 
bre et  cossu.  Au 
rez  -  de  -  chaussée, 
un  grand  salon  à 
quatre  fenêtres  a 
vue  sur  le  canal. 
D'autres  salles 
moins  vastes,  en- 
core décorées  de 
hautes  glaces  à  ca- 
dres sculptés  d'un 
fort  beau  style  et  de 
dessus  de  portes  peints  vraisemblablement  au  XVI I  siècle,  ouvrent 
sur  un  jardin  spacieux  qui  règne  derrière  la  maison,  et  au  delà 
duquel  se  trouvaient  les  communs  et  les  écuries.  La  belle  rampe 
en  vieux  chêne  de  l'escalier  qui  conduit  aux  étages  a  été  respec- 
tée. Nous  croyons  avoir  reconnu  la  chambre  de  Belle  dans  une 
des  pièces  que  l'amabilité  des  propriétaires  actuels  nous  a  permis 
de  visiter.  Cette  demeure   patricienne,   que    ne   signale    aucune 


MAISON    DE    TUYLL    A    UTRECHT 


BELLE    DE    ZUYLEN  9 

décoration  extérieure,  mais  confortable  et  riche  au  dedans, 
répond  à  l'idée  que  nous  nous  faisons  des  honnêtes  gens  qui  l'ont 
habitée  pendant  plusieurs  générations.  La  vie  s'y  écoulait  égale, 
paisible  et  digne.  Belle  a  parlé  du  «  triste  Utrecht  »,  et  il  est  sûr 
qu'à  une  jeune  fille  aussi  vive,  les  hivers  devaient  paraître  longs 
et  monotones,  entre  le  jardin  dépouillé  et  le  canal  à  l'eau  somno- 
lente pailletée  de  feuilles  mortes. 

De  sa  première  enfance,  nous  ne  savons  qu'une  chose,  impor- 
tante, il  est  vrai.  Elle  fit  à  Genève,  avant  l'âge  de  dix  ans,  un 
séjour  assez  prolongé,  auquel  ses  lettres  font  de  rares  allusions. 
La  suivante  doit  être  recueillie  précieusement  : 

«  J'ai  appris  le  français  chez  monsieur  Colondre  '.  J'y  ai  joué 
Y  Ecole  des  femmes.  J'y  ai  été  bien  grondée,  parce  que  je  ne  vou- 
lais ni  tricoter  ni  coudre,  et  que  je  faisais  la  raisonneuse.  (A 
M"1'  de  Sandoz-Rollin,  Novembre  1799.)  » 

Le  français  lui  devint  si  familier  qu'elle  oublia  un  peu  sa  lan- 
gue maternelle,  et,  selon  son  propre  aveu,  ne  s'en  servit  plus 
qu'avec  effort. 

Est-ce  après  ce  séjour  que  mademoiselle  Prévost,  de  Genève, 
devint  la  gouvernante  des  enfants  de  Tuyll,  ou  bien  occupait-elle 
déjà  ce  poste  auparavant  ?  Nous  l'ignorons.  Maisjl^est  certain 
que  Belle  noua  des  relations  intimes  avec  la  famille  de  l'insti- 
tutrice. Celle-ci  avait  de  nombreux  frères  et  sœurs,  dont  il  est 
souvent  question  dans  les  lettres  qu'elle  adresse  à  Belle  après 
avoir  quitté  Utrecht.  Jacques,  Augustin  et  Marc  Prévost  firent 
de  brillantes  carrières  militaires,  soit  en  Hollande,  soit  au  service 
de  l'Angleterre,  où  la  descendance  d'Augustin  existe  encore  2. 
Mlk  Prévost  fait  de  fréquentes  allusions  à  ses  sœurs,  toutes  ma- 
riées :  mesdames  Bontems,  Mallet,  Mussard  et  Agier.  Cette  der- 
nière possédait  sur  la  côte  vaudoise,  à  Gilly,  une  campagne  où  la 
petite  Belle  passa  d'heureux  moments.  La  gouvernante  aimait 

1  Pierre  Colondre  fut  maître  au  collège  de  Genève  de  1752  à  1764.  Il  est 
probable  qu'avant  d'occuper  ces  fonctions  officielles,  il  tenait  un  pen- 
sionnat où  Belle  aurait  séjourné,  ou  dirigeait  un  externat  qu'elle  aurait 
fréquenté  vers  1749.  Suivant  un  renseignement  donné  plus  tard  dans  une 
lettre  à  M""  de  Sandoz-Rollin,  elle  demeurait  dans  une  maison  Pictet,  que 
doit  avoir  remplacée  le  n°  20  de  la  Rue  Etienne-Dumont  actuelle. 

2  Voir,  sur  les  Prévost,  le  Dictionnaire  biographique  des  Genevois  et  des 
Vaudois,  par  Albert  de  Montet. 


10  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

à  lui  rappeler  le  plaisir  des  vendanges  et  l'entrain  avec  lequel 
la  fillette  «  attaquait  un  cep  ».  Belle  avait  fait  amitié  avec  la 
jeune  Marie  Agier,  qu'elle  n'oublia  pas  :  quelque  vingt  ans  plus 
tard,  elle  écrivait  à  son  frère,  qui,  voyageant  en  France,  y  avait 
rencontré  Marie  : 

«  Faites  mille  amitiés  pour  moi  à  M1U  Agier,  et  assurez-la  qu'elle, 
nos  jeux,  Gilly,  les  raisins  que  je  mangeai  chez  son  père,  sont 
encore  présents  à  ma  mémoire  '.» 

1  Marie  Agier,  née  en  1742,  morte  en  1820,  n'est  pas  la  première  venue. 
Pendant  un  séjour  à  Lyon,  elle  eut  l'occasion  d'v  rencontrer  Bonaparte, 
alors  sous-lieutenant  d'artillerie,  âgé  de  19  ans  :  «  L'éloignement  qu'il  mani- 
festait pour  tous  les  plaisirs  de  son  âge,  sa  réserve  dans  la  société,  son 
application  constante  à  l'étude,  piquèrent  la  curiosité  d'une  femme  d'esprit; 
une  relation  suivie  s'établit  entre  eux,  et  Bonaparte,  après  son  départ,  corres- 
pondit quelque  temps  encore  avec  celle  qu'il  avait  pris  l'habitude  d'appe- 
ler sa  bonne  maman.  Il  ne  l'oublia  point  dans  sa  prospérité  ;  traversant  la 
Suisse  en  1797,  il  la  vit  à  Nyon  ;  une  seconde  entrevue  eut  lieu  à  son  passage 
à  Chambéry  après  la  bataille  de  Marengo.  »  M"'  Agier  ayant  perdu  sa  for- 
tune, ses  amis  lui  conseillaient  d'exposer  sa  situation  à  Bonaparte  devenu 
tout  puissant.  Elle  ne  le  voulut  pas.  A  son  insu,  une  de  ses  amies  lui 
fit  accorder  une  pension  de  6000  francs.  Elle  se  fixa  alors  à  Paris. 
M"'  Agier  vécut  depuis  auprès  de  la  duchesse  de  La  Rochefoucauld-Lian- 
■court.  Elle  laissait  un  roman  manuscrit,  qui,  selon  son  désir,  parut  après 
sa  mort  sous  ce  titre:  Eléonore  de  Cressv,  par  M"'  Agier-Prevost  (2  vol. 
in-i 2,  Genève,  Paschoud  ;  Paris,  même  maison,  i823).  En  tête  du  tome  I 
se  trouve  une  notice  non  signée,  à  laquelle  nous  avons  emprunté  les  ren- 
seignements qui  précèdent.  Ajoutons  que  notre  confrère  genevois  M.  Ber- 
nard Bouvier  a  eu  la  bonté  de  nous  communiquer  une  curieuse  lettre  de  _ 
Bonaparte  à  Marie  Agier,  qu'il  se  réserve  de  publier.  Le  roman  d'Eléonore 
de  Cressy  est  d'une  invraisemblance  trop  étrange  pour  offrir  beaucoup 
d'intérêt.  Parmi  les  lettres  de  M'"  Prévost  à  Belle  de  Zuylen,  nous  en 
avons  une  qu'adressait  à  celle-ci  Marie  Agier  (Genève,  22  février  1757); 
nous  y  lisons  ceci  :  «Je  pense  comme  vous,  Mademoiselle,  que  les  plaisirs 
de  l'imagination  sont  imparfaits;  malgré  cela  ils  nous  plaisent  toujours,  et 
plus  encore  quand  nous  voyons  l'impossibilité  d'en  avoir  d'autres...  Vous 
êtes  bien  bonne  de  vous  rappeler  de  votre  petit  séjour  à  Gilly;  on  l'a  depuis 
rendu  plus  agréable  et  plus  commode...  Vous  me  demandez  des  nouvelles 
de  M.  Perronet  :  il  n'a  pas  encore  une  église  et  le  public  ne  profite  pas  de 
ses  rares  talents,  vu  qu'il  ne  prêche  point  ;  je  le  vois  souvent,  sa  conversa- 
tion m'instruit  et  m'amuse;  il  répond  à  mes  questions  avec  une  complai- 
sance que  j'admire...  »  —  Nous  accusera-t-on  d'abuser  des  rapprochements 
si  nous  constatons  que  dès  son  premier  séjour  dans  le  pays  de  Vaud,  Belle 
avait  rencontré  un  jeune  «proposant»,  et  que  plus  tard  elle  traça  avec 
humour,  dans  ses  Lettres  de  Lausanne,  la  silhouette,  un  peu  caricaturée, 
d'un  candidat  au  saint  ministère  admiré  et  chové  par  son  entourage  ? 


BELLE    DE    ZUYLEN  I  I 

Son  frère  s'étant  rendu  en  Suisse  pour  voir  un  ami,  elle  lui 
écrit  : 

«  Vous  voyez  donc  ce  lac,  premier  objet  de  mon  admiration  ; 
mais  à  Genève,  où  je  l'admirais,  il  est  plus  animé  par  les  bateaux 
qui  viennent  de  tous  ses  bords  et  par  les  barques  de  pêcheurs. 
J'ai  mangé  autrefois  des  raisins  à  Gilly,  tout  près  de  Bursins, 
où  vous  en  mangez.  » 

De  ce  séjour  d'enfance,  Belle  avait  conservé,  au  dire  de 
M le  Prévost,  «  un  peu  de  prévention  pour  la  bonne  ville  de 
Genève  ».  Elle  se  plut,  en  effet,  à  y  retourner  dans  la  suite,  une 
fois  mariée,  pour  rompre  la  monotonie  du  séjour  de  Colombier. 

Belle  visita  aussi  la  Savoie  : 

«J'ai  vu  Chambéry,  écrit-elle  vers  1765;  je  n'avais  pas  dix  ans, 
mais  pourtant  je  me  souviens  de  tout,  du  bon  accueil  que  nous 
reçûmes,  de  mille  caresses  qu'on  me  fit  dans  une  jolie  promenade 
toute  remplie  de  beau  monde,  et  puis  chez  plusieurs  personnes 
de  la  première  condition,  où  l'on  me  mena.  Je  me  souviens  d'une 
grotte  de  verdure,  d'une  cascade  naturelle,  qui  me  firent  un 
plaisir  infini.  J'ai  été  deux  fois  aux  bains  d'Aix  ;  la  pauvreté  des 
Savoyards  m'affligeait,  je  gémissais  quand  j'entendais  parler 
des  tailles  et  je  maudissais  le  souverain,  mais  j'aimais  les  sujets, 
qui  me  paraissaient  les  meilleurs  gens,  les  plus  polis,  les  plus  offi- 
cieux du  monde.  (A  Constant  d'Hermenches,  sans  date.)  » 

En  regagnant  son  pays  avec  Mlle  Prévost,  la  petite  Hollandaise 
eut  la  joie  de  traverser  Paris,  où  nous  la  verrons  séjourner  à  deux 
reprises  après  son  mariage.  L'institutrice  l'invitait  plus  tard  à 
noter  les  impressions  et  les  souvenirs  de  cette  première  vision  de 
la  France  : 

«  Pouvez-vous  vous  rappeler  les  idées  que  vous  fournissait  la  vue 
des  plus  beaux  bâtiments,  des  superbes  promenades,  enfin  toutes 
les  beautés  en  différents  genres  que  vous  vîtes  à  Paris  !  N'oubliez 
pas  les  tableaux  remarquables  de  l'Arsenal...  (26  septembre 
I754-)  » 

Près  de  quarante  ans  après,  Mme  de  Charrière  nous  fera  cette 
confidence,  à  propos  d'une  petite  bonne  neuchâteloise  trans- 
portée à  Berlin  : 

«  Je  pardonne  fort  à  Rosette  son  peu  d'étonnement.  Etant 
enfant,  je  ne  fus  surprise  de  rien  à  Versailles  ni  à  Paris,  si  ce  n'est 
des  décorations  de  l'Opéra,  et  en  Angleterre  rien  ne  m'étonna 
que  des  brebis  à  cornes.  En  revanche,  Amsterdam  et  son  port 


12  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

m'ont  étonnée  toutes  les  fois  que  je  les  ai  vus.  (A  Mlle  L'Hardy, 
15  septembre  1791.)  » 

Elle  avait  donc  visité  aussi  l'Angleterre  avec  MlIe  Prévost. 

Nous  n'avons  aucun  détail  sur  les  leçons  que  Belle  recevait  de 
sa  gouvernante  ;  mais  l'enseignement  méthodique  paraît  avoir 
eu  moins  de  part  à  l'éducation  de  ce  jeune  esprit  que  la  lecture  et 
la  réflexion.  Vers  la  fin  de  sa  vie,  Mme  de  Charrière  racontait 
que  son  style  s'était  formé  «  presque  uniquement  de  méditation  », 
et  ajoutait  ces  précieux  détails  : 

«  A  onze  ans,  mes  instructions  ont  fini,  j'entends  celles  que  j'ai 
reçues.  Le  désir  de  parler  un  autre  français  que  celui  que  j'avais 
entendu  à  Genève,  et  un  autre  que  celui  que  j'entendais  en  Hol- 
lande, a  été  après  cela  mon  maître,  au  secours  duquel  sont  venus 
l'anglais  et  l'italien.  (A  Mme  de  Sandoz-Rollin,  9  février  1798.)  » 

Son  enfance  fut  nourrie  de  notre  littérature  classique  ;  on 
en  trouve  la  preuve  dans  un  fragment  d'élégie  sur  la  France 
qu'elle  écrivit  pendant  la  Terreur,  et  dont  nous  avons  retrouvé 
plusieurs  brouillons,  tous  incomplets  d'ailleurs.  C'est  un  hommage 
reconnaissant,  un  peu  attristé,  au  génie  de  la  France,  et  à  ces 
réfugiés  protestants  qui  ont  apporté  dans  les  Pays-Bas  un  reflet 
de  la  splendeur  du  grand  règne  : 

Peuple  jadis  aimable  et  qu'on  crovait  si  doux, 
Qu'étes-vous  aujourd'hui  ?  Bientôt  que  serez-vous  ?_ 
Si  dès  mes  premiers  ans,  au  matin  de  ma  vie, 
Mon  cœur  rendit  hommage  au  talent,  au  génie, 
A  la  vertu  sublime,  aux  aimables  vertus, 
C'est  à  vous,  ô  Français,  à  vous  que  je  le  dus. 
Racine,  auteur  divin  !  Souvenir  plein  de  charmes  ! 
Ton  jeune  Eliacin  eut  mes  premières  larmes  ; 
Athalie  et  Mathan  gravèrent  dans  mon  cœur 
Pour  ce  qui  leur  ressemble  une  invincible  horreur. 
Quant  aux  autres  leçons  que  demandait  mon  âge, 
La  Fontaine  eût  suffi,  si  j'eusse  été  plus  sage; 
Et  qui  sait  quel  chagrin  ne  m'a  pas  évité 
La  grenouille  envieuse  et  le  corbeau  flatté  ! 
...Mon  jeune  cerveau,  grâce  au  sage  Rollin, 
Ne  fut  point  surchargé  de  grec  ni  de  latin  : 
Je  dus  tout  aux  Français.  —  En  ma  froide  patrie, 
On  s'émeut  cependant  :  on  eut  l'âme  attendrie 
Pour  de  tristes  proscrits,  victimes  de  leur  foi, 
Qui,  malgré  ses  rigueurs,  nous  vantèrent  leur  roi. 


BELLE    DE    ZUYLEN  10 

Prenant  leurs  sentiments,  adoptant  leur  langage, 
A  ce  grand  ennemi  nous  sûmes  rendre  hommage, 
De  son  règne  brillant  admirer  tout  l'éclat. 
...Oui,  la  froide  Hollande  adore  vos  écrits, 
Auteur  de  Télémaque,  âme  sublime  et  tendre  ; 
Nos  cœurs  républicains  surent  bien  vous  entendre... 

La  correspondance  de  Belle  avec  Mllc  Prévost  commença  au 
moment  où  des  raisons  de  santé  obligèrent  la  gouvernante  à 
quitter  Utrecht.  La  séparation,  qui  eut  lieu  le  4  octobre  1753, 
fut  douloureuse  : 

«  J'ai  tant  de  raisons,  ma  très  chère  Belle,  de  croire  que  vous 
m'aimez,  surtout  par  l'application  que  je  vous  ai  vue  depuis 
quelque  temps  à  me  prévenir  dans  tout  ce  qui  pouvait  me  faire 
plaisir,  que  je  ne  doute  pas  que  vous  ne  vous  prêtiez  de  bonne 
grâce  à  m'en  donner  une  preuve  dans  cette  occasion....  Il  faut 
s'accoutumer  de  bonne  heure  à  prendre  de  l'empire  sur  soi.  Mon- 
trez ici  une  fermeté  qui  réponde  à  l'idée  que  vous  éprouvez  sou- 
vent que  l'on  a  de  votre  raison...  J'aime  à  penser  que  la  réflexion 
aura  diminué  l'affliction  que  votre  bon  cœur  vous  a  fait  sentir 
dans  un  moment  où  le  mien  n'était  rien  moins  qu'insensible. 
(4  octobre  1753 .)  » 

Une  correspondance  active  s'établit  entre  Belle  et  sa  gouver- 
nante. Malheureusement  nous  n'avons  que  les  lettres  de  la 
seconde.  Combien  nous  préférerions  que  celles  de  la  jeune  fille  nous 
eussent  été  conservées  !  —  Mlle  Prévost  était  une  personne  de 
parfait  bon  sens,  d'un  excellent  cœur  et  d'une  véritable  éléva- 
tion de  sentiments.  Elle  aimait  comme  une  mère  les  enfants  de 
Tuvll,  son  «bon  ami»  Reinout,  la  «bonne  Mitie»  (Marie),  leurs 
petits  frères  ;  mais  c'est  l'aînée  qui  occupe  la  première  place  dans 
ses  affections.  Sa  sollicitude  délicate,  facilement  alarmée,  perce 
à  chaque  page  de  ses  lettres  ;  elle  juge  avec  justesse  le  caractère 
primesautier,  fantasque,  un  peu  déconcertant  de  Belle,  et  ne 
craint  pas  de  lui  dire,  avec  une  douceur  relevée  de  malice,  d'assez 
piquantes  vérités. 

Il  serait  injuste  de  ne  pas  laisser  un  peu  la  parole  à  cette  bonne 
personne,  type  achevé  d'une  sage  éducatrice  d'autrefois,  qui 
aime  à  sermonner,  mais  qui  s'en  acquitte  avec  tant  de  bonne 
grâce  ! 

«  Pensez  que  n'étant  plus  à  portée  de  jaser  avec  vous,  je  vou- 
drais m'en  dédommager  par  de  longues  épîtres  qui  me  communi- 


14 


MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 


quassent  tout  ce  que  vous  pensez  et  faites.  Je  connais  votre  bon 
caractère  et  que  vous  avez  une  façon  de  penser  au  dessus  de  votre 
âge.  Cela  n'empêche  pas  que  je  n'aie  besoin  d'être  rassurée  ; 
ma  tendresse  pour  vous  n'entend  pas  raison  sur  le  moindre  soup- 
çon d'indifférence  de  votre  part.  » 

Mile  Prévost  regagna  Genève  par  Paris,  où  elle  vit  le  banquier 
Necker,  qui  était  un  peu  son  parent.  Une  de  ses  lettres  nous 
apprend  un  détail  curieux,  à  savoir  que  Belle,  lors  de  son  passage 
à  Paris,  avait  eu  l'honneur  d'approcher  le  peintre  La  Tour,  qui 
plus  tard  séjournera  à  Zuylen  et  fera  son  portrait  : 

«  A  notre  retour  à  l'auberge,  écrit  Mlle  Prévost,  nous  trouvâmes 
le  grand  peintre  M.  de  La  Tour,  avec  qui  vous  avez  dîné  à 
Bercy  l.  Je  me  réjouissais  de  recueillir  quelque  chose  de  sa  conver- 
sation touchant  son  art,  pour  en  faire  part  à  ma  bonne  amie  ; 
l'on  toucha  la  corde  de  ce  fameux  musicien  dont  je  vous  ai  parlé, 
et  dont  le  talent  l'a  ravi  :  il  entra  dans  un  enthousiasme  de  musi- 
que qui  fit  tomber  le  pinceau  de  ses  mains.  Je  regrettai  de  voir 
employer  son  éloquence  pour  un  talent  qui  n'est  pas  le  sien, 
quoiqu'il  en  parle  pertinemment...  Le  résultat  fut  qu'il  n'y  a 
de  musique  que  l'italienne,  et  par  conséquent  point  de  musique 
en  France,  que  les  beautés  et  les  agréments  que  l'on  a  recherchés 
dans  les  paroles  de  celle  de  ce  royaume  ont  toujours  ébloui  au 
point  que  l'on  n'a  pas  aperçu  les  défauts  delà  musique2... (23  oc- 
tobre 1753.)» 

Sitôt  arrivée  dans  son  pays,  Mlle  Prévost  reprend  la  plume. 
Toutes  les  personnes  qui  ont  connu  Belle  à  Genève  s'informent 
d'elle  avec  empressement,  à  commencer  par  Mmes  Bontems  et 
Mallet.  Celle-ci  va  devenir  mère  et  prétend  nourrir  son  enfant: 

«  Son  époux,  ajoute  l'ancienne  gouvernante,  prendra  les  mo- 
ments que  l'enfant  pourra  lui  laisser  ;  car  ils  sont  aussi  empressés 
l'un  de  l'autre  que  s'ils  n'étaient  pas  mariés  (c'est  le  style  à  la 
mode)  3.» 

Elle  raconte  à  Belle  la  fête  de  l'Escalade  de  1753,  lui  envoie 

1  Sans  doute  au  cabaret  des  Marronniers,  à  Bercy,  où  le  beau  monde 
allait  manger  des  matelotes. 

2  II  n'est  pas  sans  intérêt  de  rappeler  que  Rousseau  venait  de  soutenir 
cette  opinion  dans  sa  Lettre  sur  la  Musique,  et  que  La  Tour  peignait  préci- 
sément à  cette  époque  le  portrait  de  Rousseau. 

3  C'est  en  1735  que  La  Chaussée  faisait  représenter  le  Préjugé  à  la  mode, 
où  se  trouve  le  vers  connu  : 

L'hymen  n'acquitte  plus  les  dettes  de  l'amour. 


BELLE    DE    ZUYLEN  l5 

copie  des  chansons  composées  à  l'occasion  du  glorieux  anniver- 
saire, et  ajoute  un  détail  instructif  :  au  dîner  de  famille  chez  les 
Mallet,  on  a  mangé  «  des  pommes  de  terre,  dont  nous  nous  réga- 
lâmes bien,  en  dépit  des  critiques  ».  Puis  ce  sont  les  menus  faits  de 
la  chronique  locale  :  le  mariage  de  M.  Cramer,  fils  du  syndic, 
avec  la  jolie  demoiselle  Bertrand;  les  prédications  de  Noël,  où  les 
pasteurs  genevois  ont  tonné  contre  les  «  esprits  forts  »,  qui 
prétendent  établir  la  religion  «  naturelle  »  : 

«  Je  n'aurais  pas  cru,  ajoute-t-elle  ingénument,  qu'il  y  en  eût 
parmi  nous  un  nombre  qui  méritât  l'attention,  surtout  depuis 
que  nous  avons  le  livre  de  M.  Vernet  '...  Il  me  semble  qu'après 
l'avoir  lu,  l'on  ne  peut  qu'avoir  une  pleine  certitude  sur  les  vérités 
des  saints  Evangiles.  Puisque  je  suis  sur  cette  matière,  j'espère 
que  vous  voudrez  bien  me  faire  part  des  lumières  que  vous  y 
acquérerez  ;  je  savais  que  vous  tomberiez  à  cet  égard  en  de  si 
bonnes  mains,  que  j'ai  borné  là-dessus  mes  soins  à  des  généralités 
sur  ce  qu'il  vous  importait  le  plus  de  savoir  pour  votre 
conduite.» 

Puis  elle  l'engage  à  profiter  sérieusement  de  l'instruction  re- 
ligieuse qu'elle  va  commencer  avec  M.  Burmann  : 

«  Vous  verrez,  conclut-elle,  que  ce  n'est  point  la  vraie  piété 
qui  inspire  l'air  pâle  et  sombre  de  ce  qu'on  appelle  les  dévots.  » 

Cette  phrase  semble  être  une  réponse  à  quelque  doute  expri- 
mé par  la  jeune  fille,  qui  bientôt  s'affranchira  des  idées  tradi- 
tionnelles. 

Vers  ce  temps,  Mlle  Prévost  alla  s'établir  à  Nyon,  où  elle  avait 
des  amis,  en  particulier  Mme  Reverdil  2,  femme  distinguée  qui 
avait  «  mis  tout  son  luxe  à  l'éducation  de  sa  famille,  en  suppo- 
sant, ce  qui  n'est  pas,  que  c'en  soit  un  ».  Les  deux  dames  —  que 
ce  temps  est  loin  de  nous  !  —  lisaient  ensemble  les  Principes 
du  droit  naturel  de  Burlamaqui.  On  passait  de  douces  après-midis 
chez  Mmï  la  baillive  de  Stùrler,  et  ce  petit  cercle  féminin  se 
délectait  des  piquantes  lettres  de  Belle.  Celle-ci  donnait  souvent 

1  Traité  de  la  vérité  de  la  religion  chrétienne  (Genève,  1730),  par  Jacob 
Vernet,  l'ami,  puis  le  contradicteur  de  Rousseau. 

2  Peut-être  la  mère  de  ce  Reverdil,  professeur  à  Copenhague  dès  1758, 
précepteur  des  princes  de  Danemark,  secrétaire  intime  de  Christian  VII,  puis 
lieutenant  baillival  de  Nyon  (Voir  le  Dictionnaire,  déjà  cité,  de  A.  de 
Montet). 


l6  MADAME    DE    CHARRIEPE    ET    SES    AMIS 

des  nouvelles  de  «  Monsieur  Catt  »,  avec  qui  M',e  Prévost  était 
d'ailleurs  aussi  en  correspondance. 

Arrêtons-nous  à  ce  nom,  qui  reparaîtra  dans  la  suite.  Natif 
de  Morges,  Henri  Catt  devint  plus  tard  presque  célèbre  en 
sa  qualité  de  secrétaire  de  Frédéric  II.  Il  était  étudiant  en  droit 
à  Utrecht,  et  précepteur  des  fils  du  seigneur  de  Zuylen.  Belle  le 
rencontrait  donc  chaque  jour  à  la  table  de  famille.  En  1755,  le 
roi  de  Prusse  fit  dans  les  Pays-Bas  un  petit  voyage  incognito, 
qui  ressemblait  fort  à  une  escapade  clandestine.  Le  hasard  voulut 
qu'il  rencontrât  sur  un  bateau,  entre  Utrecht  et  Amsterdam,  le 
jeune  Catt,  lequel,  ne  connaissant  pas  son  interlocuteur,  causa 
librement  avec  lui,  et  lui  plut.  L'impression  produite  sur  le  roi 
fut  assez  vive  pour  que,  trois  ans  plus  tard,  il  proposât  au  jeune 
Vaudois  d'entrer  à  son  service  comme  lecteur.  Catt  occupa  le 
poste  de  secrétaire  des  commandements  du  roi  jusqu'en  1768,  où 
il  tomba  en  disgrâce  par  suite  d'une  étourderie.  Mllc  Prévost, 
qui  dans  toutes  ses  lettres  envoie  ses  compliments  à  M.  Catt, 
remercie,  le  24  juillet  1755,  Belle  de  Zuylen  de  sa  «  jolie  relation 
de  l'équipée  du  roi  de  Prusse  en  Hollande  ».  Catt  avait  évidem- 
ment rapporté  à  la  jeune  fille  les  propos  du  monarque,  entr'au- 
tres  certains  jugements  assez  sommaires  qu'il  avait  formulés  sur 
les  Pays-Bas.  Mllc  Prévost  s'en  indigne  : 

«  Comment  peut-il  prétendre,  dans  un  si  court  espace,  d'avoir 
vu,  connu  et  éprouvé  tous  les  points  qui  ont  fait  le  sujet  de  sa 
déclamation  vis-à-vis  de  M.  Catt  ?  » 

Nous  verrons  que  Catt  fut  plus  tard  indirectement  mêlé  à  la 
destinée  de  Belle,  qui  s'exprime  avec  un  franc  dédain  sur  le 
compte  de  ce  personnnage  : 

«  Je  suis  bien  éloignée  de  le  donner  comme  un  homme  d'esprit. 
Si  le  roi  de  Prusse  l'avait  connu  comme  moi,  il  ne  se  serait  pas 
donné  tant  de  peine  pour  l'avoir.  Au  commencement,  il  était 
beaucoup  avec  le  roi,  qui  même  a  fait  de  mauvais  vers  sur  Mmc 
Van  Berchem,  maîtresse  infidèle  de  Catt.  Il  nous  écrivait  :  «  Le 
roi  a  persiflé  Mme  de  Limiers,  et  il  me  permet  de  vous  envoyer 
cette  pièce.  »  En  effet,  c'était  un  vrai  persiflage.  Il  lit  tous  les 
jours  une  heure  ou  deux  avec  sa  majesté,  et  quand  il  s'arrête 
pour  faire  des  réflexions  :  Lisez,  M.  Catt,  lisez  toujours  !  lui 
dit  le  roi.  Pauvre  garçon,  il  a  été  souhaité,  demandé  de  la  façon 
la  plus  flatteuse  ;  on  l'a  ébloui....  et  puis  on  l'a  laissé  se  ruiner. 
Des  malheurs,  et  point  de  dédommagement  ;  des  fatigues,  de 


BELLE    DE    ZUYLEN  17 

l'attachement,  et  point  de  récompense  ;  un  emploi,  et  presque 
point  de  salaire  !  Ce  roi  et  cette  cour  ne  sont  bons  qu'à  être  vus 
de  loin.  Catt,  pour  seul  bonheur,  est  devenu  sans  talents  membre 
de  l'Académie.  (A  d'Hermenches,  sans  date  '.)  » 

Mlle  Prévost  avait  promis  à  sa  jeune  amie  de  lui  donner  des 
nouvelles  de  Genève.  Elle  tint  consciencieusement  parole.  Nous 
cueillerons  dans  ses  lettres  quelques  renseignements  intéressants 
et  curieux  : 

«6  février  1754...  Le  Conseil  a  refusé  une  troupe  de  comédiens  qui 
demandait  à  passer  trois  mois  dans  notre  ville.  Les  jeunes  gens 
en  ont  été  fâchés,  et  les  autres  ont  approuvé,  disant  que  cela  ne 
nous  convenait  point,  surtout  dans  la  circonstance  où  nous  nous 
trouvons  [les  démêlés  avec  la  Savoie].  Quoi  qu'il  en  soit,  nos 
citoyennes  donnent  tant  et  plus  de  sujets  à  la  République.  La 
jolie  demoiselle  Rilliet,  qui  était  placée  derrière  vous  à  St-Ger- 
main,  et  qui  depuis  un  an  est  mariée  avec  M.  Saladin,  le  syndic, 
fit  un  garçon  il  y  a  huit  jours.  L'on  a  baptisé  hier  une  fille  à 
madame  Goy- Vernes.  A  propos  de  Vernes,  le  ministre -a  fait  deux 
sermons  depuis  son  retour,  où  l'on  est  allé  en  foule  ;  il  a  été  très 
admiré,  tant  par  son  savoir  que  par  la  beauté  de  sa  morale... 

11  mai  1754...  Les  représentations  de  Lausanne  ont  cessé. 
Voltaire  est  aux  Délices  ;  c'est  le  nom  qu'il  a  donné  à  sa  campa- 
gne près  de  Genève.  Si  jamais  vous  venez,  ce  qu'il  ne  faudrait 
pas  différer,  vu  son  grand  âge,  je  vous  promets  qu'il  vous  sera 
aisé  d'avoir  un  rôle.  M.™  Bontems  est  fort  bien  chez  lui  ;  il  la 
trouve  très  aimable. 

5  juin  1754...  Nos  disputes  avec  le  duc  de  Savoie  sont  terminées 
par  un  bon  traité,  qui  a  été  ratifié  dans  notre  Conseil  général  le 
30  du  mois  dernier  avec  une  approbation  presque  unanime,  puis- 
que d'environ  1400  citoyens  ou  bourgeois  qui  ont  donné  leur  suf- 
frage, il  n'y  a  eu  que  57  voix  pour  la  réjection  (il  y  en  a  un  certain 
nombre  qui  croiraient  déroger  à  leur  droit  d'approuver  quoi  que 

1  Voir,  sur  Catt,  Mes  Souvenirs  de  vingt  ans  de  séjour  à  Berlin,  ou  Fré- 
déric le  Grand,  sa  famille,  sa  cour,  son  gouvernement,  etc.,  par  Dieu- 
donné  Thiébault,  tome  I  et  V  (Paris  1804)  ;  le  Dix-huitième  siècle  à  l'étran- 
ger^. II, par  A.  Sayous  ;  Gedenkschriften  van  GijsbertJan  van  Hardenbroek 
(1747-1787),  édités  par  le  D'  F.-J.-L.  Krâmer,  Amsterdam,  Mûller,  ic)Oi,T.  I  ; 
Memoiren  und  Tagebùcher  des  Vorlesers  Friedrich  des  Grossen  Henri 
de  Catt  (Publikationen  aus  den  K.  Preussischen  Staats-Archiven),  Leipzig, 
Hirzel,  1884.  T.  XXII. 

2  Jacob  Vernes,  bien  connu  par  ses  relations  avec  Voltaire,  qui  l'appelait 
«le  petit  prêtre.  »  Il  fut  consacré  au  ministère  en  1 75 1 .  On  connaît  ses 
•démêlés  avec  Rousseau,  qui  l'a  si  durement  traité. 

2 


MADAME    DE    CHARBIERE    ET    SES    AMIS 


ce  fût).  Nous  donnons  bien  plus  de  terrain  que  l'on  ne  nous  en 
rend.  En  revanche,  nous  en  acquérons  qui  est  plus  à  notre  bien- 
séance, et  nos  droits  sont  reconnus  sur  toutes  celles  (?)  qui  ne 
l'étaient  pas.  Plus  de  terres  de  chapitre,  qui  étaient  entre  la  Sa- 
voie et  nous  un  sujet  de  dispute  perpétuelle  où  nous  n'avions 
pas  l'avantage.  L'on  recule  de  300  toises  la  capite  de  Carouge, 
qui  nous  chagrinait  souvent,  étant  au  bout  de  notre  pont  d'Arve. 
Le  bureau  de  Grange-Canard,  qui  ne  nous  incommodait  pas  moins, 
est  transféré  à  demi-lieue  plus  loin  du  côté  de  Chêne.  Bessinge, 
Yandœuvres  et  les  environs  jusqu'à  la  Belotte  au  bord  du  lac, 
sont  à  nous...  Enfin,  nous  serons  en  paix,  et  nous  sommes  recon- 
nus souverains  par  un  prince  qui  nous  regardait  comme  ses  sujets: 
ce  n'est  pas  l'article  qui  nous  touche  le  moins... 

27  juillet  1754...  Il  est  arrivé  une  triste  catastrophe.  Il  y  avait 
une  troupe  de  comédiens  établis  à  Carouge,  dans  un  endroit  qui 
nous  est  échu  par  le  traité.  Le  Conseil,  pour  dédommager  ces  gens 
des  frais  qu'ils  avaient  faits  pour  un  théâtre,  leur  avait  accordé 
la  permission  de  représenter  jusqu'à  la  fin  de  juillet, car  vous  savez 
que  l'on  ne  souffre  rien  de  cela  sur  nos  terres.  Dimanche  dernier, 
our  où  il  y  avait  assez  de  monde,  la  galerie  tomba  tout  à  coup. 
L'effroi  fut  très  grand  ;  il  3T  eut  des  membres  fracassés,  et  le  père 
du  jeune  homme  d'Amsterdam  pour  lequel  je  m'intéressais  fut 
étouffé...  » 

Vers  la  fin  de  1754,  Mlle  Prévost  quitte  Nyon  pour  Neuchâtel, 
où  elle  se  met  en  ménage  avec  une  amie,  Mllc  Perroud,  ancienne 
institutrice  comme  elle.  Mais  Neuchâtel  n'est  pas  Genève  :  plus 
de  fêtes  en  mémoire  de  la  «  fameuse  Escalade  »  ;  il  n'y  a  autour 
de  la  ville,  «  ni  arbres,  ni  oiseaux,  rien  que  des  vignes  »;  la  cha- 
leur est  terrible  en  été  ;  le  Seyon  est  à  sec  :  plus  d'eau  potable  ; 
on  est  réduit  à  boire  du  vin,  qui  heureusement  est  fort  bon.  Au 
reste,  ajoute  la  Genevoise,  cette  ville  «ne  laisse  pas  d'avoir  des 
agréments,  mais  moins  que  ses  habitants  ne  lui  en  croient. 
Ne  vont-ils  pas  jusqu'à  croire  que  leur  lac  est  plus  beau  que  le 
nôtre!  Comme  si  Voltaire  n'avait  pas  dit  :  «  Mon  lac  est  le  pre- 
mier !  » 

Mllc  Prévost  faisait  ainsi  connaître  à  Belle  de  Zuylen  la  petite 
ville  où  sa  destinée  devait  conduire  un  jour  Mme  de   Charrière. 

«25  janvier  1755...  H  a  fait  dans  tous  ces  quartiers  un  froid  très 
vif,  et  tel  qu'on  n'en  avait  point  senti  depuis  1709...  L'on  m'a 
mandé  de  Genève  que  le  Rhône  avait  gelé  :  on  l'a  traversé  sur  la 
glace  des  Pâquis  aux  Eaux- Vives.  Il  y  eut  ici  hier  une  belle  par- 
tie de  traîneaux  depuis  9  heures  du  matin  jusqu'à  la  nuit.  Le 


BELLE    DE    ZUYLEN 


dîner  se  fit  dans  une  montagne  ;  l'on  s'amusa  beaucoup  ;  le 
retour  fut  suivi  d'une  partie  de  danse. 

...J'en  restai  ici  pour  me  rendre  à  une  invitation  d'une  dame 
de  Chambrier,  avec  laquelle  j'ai  été  liée  dans  ma  jeunesse  lors- 
qu'elle était  en  pension  à  Genève.  L'assemblée  fut  très  nombreuse; 
l'on  retint  quatorze  personnes  à  souper.  Je  m'y  serais  beaucoup 
mieux  amusée  encore  si  je  n'avais  pas  été  traitée  comme  l'héroïne 
de  la  fête...  L'on  joue  tous  les  jeux  de  commerce  et  de  hasard  ; 
sans  y  prendre  beaucoup  de  goût,  je  fais  comme  les  autres. 

il  février  1756...  Vous  me  cherchez,  dites-vous,  sans  me  trouver  : 
je  croyais  vous  avoir  dit  tout  ce  que  je  faisais.  Le  vendredi  et  le 
dimanche,  nous  avons  une  société  ;  il  y  en  a  encore  une  le  mardi... 
L'on  s'y  rend  environ  vers  les  4  heures.  A  peine  a-t-on  pris  son 
ouvrage  et,  le  plus  souvent,  parlé  de  son  prochain,  que  l'on  prend 
le  thé,  la  collation  et  les  cartes.  Les  parties  finies,  la  maîtresse 
du  logis  retient  à  souper  toute  la  compagnie,  ou  une  partie,  et 
le  reste,  sans  de  bons  prétextes,  ne  peut  se  dispenser  de  retourner 
veiller.  Et  puis,  que  fait-on  ?  L'on  joue  !  Les  jours  que  l'on  n'a 
pas  société,  il  y  a  des  priés,  qui  ne  diffèrent  qu'en  ce  qu'ils  sont 
plus  nombreux.  Il  y  avait  dernièrement  dans  une  maison  14  tables  ! 
C'est  prodigieux  pour  une  ville  de  3000  habitants,  où  les  gens 
du  bon  ton  restent  séparés.  Enfin,  mon  aimable  amie,  on  mange, 
on  boit,  on  fait  à  peu  près  comme  au  temps  de  Noé...  » 

Elle  mentionne  la  représentation  du  Glorieux,  de  Destouches, 
puis  celle  du  Devin  du  Village,  données  par  des  amateurs,  et  un 
concert  où  a  joué  un  virtuose  de  huit  ans.  Si  la  vie  mondaine  est 
assez  active,  en  revanche,  l'éducation  de  la  jeunesse  neuchâte- 
loise  laisse  fort  à  désirer,  à  cause  de  la  coupable  indifférence  des 
parents.  Quant  aux  pensions,  «  elles  sont  à  peu  près  remplies 
par  des  jeunes  gens  de  la  Suisse  allemande,  qui  ne  sont  presque 
que  des  ours  mal  léchés,  que  l'on  vient  rarement  à  bout  de  civi- 
liser. » 

«  1758...  Monsieur  de  Vattel  *  vit  à  Neuchâtel;  il  passe  sa  vie 
à  étudier  et  à  voir  les  dames.  Je  le  vois  quelquefois  :  il  est  très 
poli,  d'une  conversation  bonne  et  agréable... 

...  Il  me  paraît  que  les  jeunes  gens  hollandais  ne  sont  pas  plus 
marieurs  que  ceux  de  Neuchâtel  :  un  tous  les  ans,  tout  au  plus. 
Ce  n'est  pas  qu'il  manque  de  demoiselles  ;  tout  en  fourmille. 
Il  n'en  est  pas  ainsi  à  Genève  :  on  s'y  marie  tant  et  plus.  » 


1  Le  célèbre  Emer  de  Vattel,  auteur  du    classique  ouvrage  le  Droit  des 
gens,  —  mort  à  Neuchâtel  en  1767. 


20  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

Rousseau  fit  cinq  ans  plus  tard,  à  Neuchâtel,  la  même  remar- 
que : 

«  Les  jeunes  filles  se  rassemblent  souvent  en  sociétés,  où  l'on 
joue,  où  l'on  goûte,  où  l'on  babille,  et  où  l'on  attire  tant  qu'on 
peut  les  jeunes  gens  ;  mais  par  malheur  ils  sont  rares,  et  il  faut 
se  les  arracher  l.  » 

Un  autre  trait  du  caractère  neuchâtelois  qui  frappe  jVî"e  Pré- 
vost, c'est  le  goût  des  discussions  théologiques.  Les  ouvrages  de 
Marie  Huber  font  grand  bruit  dans  la  petite  ville  et  scanda- 
lisent les  chrétiens  orthodoxes.  Mais  Marie  Huber  est  genevoise, 
et  Mllc  Prévost  elle-même  n'oublie  jamais  de  l'être  : 

«L'on  nous  a  proposé  de  faire  cette  lecture;  nous  n'y a\ons rien 
aperçu  de  contraire  à  ce  que  dicte  la  raison  ;...  son  système  nous 
a  paru  conséquent  à  l'idée  que  nous  devons  avoir  de  la  divinité... 
Il  y  a  des  gens  si  prévenus,  qu'ils  croiraient  leur  salut  en  danger 
s'ils  ouvraient  seulement  le  livre.  Cela  occasionne  plusieurs  dis- 
putes... Nous  allons  commencer  la  lettre  de  Rousseau2  ;  j'en  ai 
vu  quelques  endroits  qui  m'ont  enchantée.  Je  voudrais  pouvoir 
ôter  30  années  à  mon  compatriote  :  il  est  une  raison  de  plus  four 
moi  d'aimer  ma  patrie.» 

Ce  dernier  mot  est  presque  beau.  On  se  demande  si  cette  fer- 
vente admiratrice  de  Jean-Jacques  alla  le  voir,  lorsque,  peu 
d'années  après,  condamné  à  Paris  et  à  Genève,  il  vint  chercher 
asile  dans  le  pays  de  Neuchâtel  3. 

Telle  est  la  première  idée  que  Belle  deZuylen  reçut  de  Neuchâ- 
tel et  des  Neuchâtelois.  Quelque  vingt  ans  plus  tard,  elle  put 
vérifier  la  peinture  tracée  par  son  ancienne  gouvernante.  A  son 
tour,  elle  exerça  sur  nous  son  don  d'observation,  et  publia  en 
1784  ces  charmantes  Lettres  neuchâteloises,  qui  firent  scandale 
dans  la  petite  ville.  Mlle  Prévost  put  les  lire  encore,  puisqu'elle 
mourut  à  Neuchâtel  en  mars  1785. 

Avant  de  prendre  congé  d'elle,  nous  devons  extraire  de  ses 


1  Lettre  au  maréchal  de  Luxembourg,  du  20  janvier  1763. 

2  La  Lettre  à  d'Alembert  sur  les  spectacles. 

3  En  1755  déjà,  à  propos  du  second  discours  de  Dijon,  M'"  Prévost 
écrivait  à  Belle  :  «  Je  n'ai  point  encore  vu  ce  que  Rousseau  vient  de  donner  ; 
il  est  difficile  de  s'en  procurer  des  exemplaires,  parce  qu'il  en  est  très  peu 
venu  d'Amsterdam...  Si  vous  avez  une  occasion,  et  que  vous  puissiez  aisé- 
ment vous  procurer  l'ouvrage,  vous  m'obligerez  beaucoup  de  me  l'envoyer.  » 


BELLE    DE    ZUYLEN 


lettres  quelques  renseignements  précieux  sur  le  caractère  de  Belle 
et  sa  vie  de  jeune  fille.  Ce  qui  avait  si  fortement  attaché  la  gou- 
vernante  à  son  élève,  c'était  la  droiture  parfaite  de  son  esprit  et 
de  son  cœur  : 


«  Vous  êtes  droite  dans  la  partie  la  plus  essentielle.  Cependant, 
faites  votre  possible  pour  acquérir  la  droiture  que  vous  avouez 
ne  pas  avoir...  » 

Cette  exhortation  est  significative  :  la  jeune  fille  s'efforçait 
donc  de  réaliser  un  idéal  de  pleine  sincérité.  «Un  cœur  aussi  bon 
et  aussi  droit  que  le  vôtre.  »  ...Cette  expression  ou  d'autres  ana- 
logues sont  fréquentes  sous  la  plume  de  l'institutrice  : 

«  La  candeur  de  votre  caractère  m'a  accoutumée,  lui  dit-elle, 
à  ne  faire  aucun  doute  de  tout  ce  que  vous  dites.  » 

Devenue  femme,  Belle  de  Zuylen  appellera  la  droiture  «  ma 
vertu  de  préférence  »  ;  elle  mettra  sa  fierté  morale  à  être  vraie 
en  tout. 

Mile  Prévost  loue  en  elle  une  autre  disposition  que  nous  aurons 
maintes  occasions  d'observer  :  «  J'aime  à  voir  chez  vous  ce  plai- 
sir à  rendre  service.»  Il  est  juste  d'ajouter  que  pour  Belle  ce  plai- 
sir était  sensiblement  accru  par  l'extraordinaire  besoin  d'acti- 
vité dont  elle  fut  en  quelque  sorte  possédée  dès  sa  petite  enfance. 
Sa  vieille  amie  la  met  souvent  en  garde  contre  cette  espèce  de 
fièvre,  qui  est  cause,  dans  ses  lettres,  de  fréquentes  négligences 
d'écriture,  d'orthographe  et  de  style  : 

«  J'ai  vu,  dit  sévèrement  Mlle  Prévost,  une  certaine  lettre  qui 
ne  faisait  pas  honneur  à  une  certaine  écolière  de  M.  Colondre.  » 

Son  extrême  vivacité  d'impressions  lui  donnait  un  air  d'incons- 
tance ;  on  l'accusait,  elle  s'accusait  elle-même,  d'être  changeante. 
Mais  cette  mobilité  d'esprit  ne  se  manifeste  «  que  dans  des  baga- 
telles »,  et  la  jeune  fille  est  constante  dans  ses  affections.  Elle 
l'est  beaucoup  moins  dans  ses  occupations.  Il  vaut  mieux,  observe 
la  sage  Prévost,  faire  moins  d'affaires  dans  un  jour  et  les  faire 
mieux.  Mais  les  journées  sont  trop  courtes  au  gré  de  Belle.  Ne 
la  voyons-nous  pas,  pendant  l'été,  à  Zuylen,  se  lever  à  6  heures 
du  matin  pour  aller  prendre  en  ville  une  leçon  de  mathématiques, 
dont  elle  raffole  ?  Trait  bien  éloquent  pour  qui  connaît  les  habi- 
tudes peu  matinales  de  la  société  hollandaise.  Sa  vivacité  s'allie 


22  MADAME    DE    CHARRIEBE    ET    SES    AMIS 

à  un  sérieux  piécoce  sur  lequel  revient  souvent  sa  vieille  amie. 
Celle-ci  ne  craint  pas,  à  propos  d'une  mort  îécente,  de  se  livrer 
à  de  graves  considérations  sur  le  vrai  but  de  la  vie  ;  puis  elle  s'en 
excuse  ainsi  : 

«Voilà  toujours  des  réflexions,  mon  aimable  Belle  ;  je  ne  les 
laisse  échapper  de  ma  plume  qu'en  me  rappelant  que  les  conver- 
sations sérieuses  étaient  de  votre  goût  dans  un  âge  où  la  réflexion 
se  fait  à  peine  sentir.  » 

Avec  les  années,  les  lettres  de  Belle  se  font  plus  rares,  mais  sont 
«  plus  longues,  et  toutes  remplies  de  solides  réflexions  et  de  jolies 
choses.  »  On  peut  causer  avec  cette  fillette  de  quatorze  ou  quinze 
ans,  à  la  fois  pétulante  et  réfléchie,  aussi  gravement  qu'avec 
une  personne  d'âge  mûr.  Pour  son  anniversaire  de  1754,  Made- 
moiselle Prévost  l'exhorte  d'une  plume  assez  ferme  : 

«Vous  voilà  donc  entrée  dans  votre  quinzième  année...  Les 
dispositions  que  je  vous  ai  vues  dans  votre  jeune  âge  me  répon- 
dent de  vous  pour  l'avenir,  et  m'assurent  que  lorsque,  à  la  fin 
de  chaque  jour,  vous  examinez  l'emploi  que  vous  en  avez  fait, 
vous  pouvez  vous  dire  que  vous  avez  fait  un  pas  vers  la  perfec- 
tion qui  est  recommandée  si  fortement  aux  chrétiens.  Il  est  sous- 
entendu  que  dans  cet  examen  il  faut  être  bien  en  garde  contre 
les  pièges  de  l'amour-propre.  Les  tours  qu'il  vous  a  joués  quelque- 
fois doivent  vous  inspirer  de  la  défiance  sur  son  compte.  Sur 
toutes  choses  ne  comparez  jamais  ce  que  vous  êtes  qu'avec  ce 
que  vous  devez  être  ;  autrement,  vous  pourriez  être  satisfaite 
de  vous  à  trop  bon  marché.  » 

Belle  était  digne  qu'on  lui  tînt  ce  langage  ;  elle  avait  du  reste 
besoin  des  exhortations  de  cette  amie  sûre  et  clairvoyante  : 
impressionnable  à  l'excès,  elle  traversait  de  fréquentes  crises 
d'abattement,  de  vague  tristesse,  et  cherchait  à  y  faire  diver- 
sion par  une  activité  fiévreuse,  qui  la  laissait  insatisfaite,  et  qui 
ne  prenait  pas  toujours  la  direction  souhaitée  par  son  entourage. 
De  là,  des  conflits  pénibles  avec  sa  mère  ;  de  là  des  révoltes, 
des  plaintes  de  la  jeune  fille.  Cet  état  d'âme  se  peint  par  reflet 
dans  les  lettres  de  son  amie  genevoise  : 

«  Ce  que  vous  me  dites  de  votre  sensibilité  me  fait  de  la  peine. 
Comme  se  peut-il  que  possédant  tant  de  différents  avantages  — 
je  ne  vous  les  détaillerai  pas,  vous  les  connaissez  trop  bien,  et 
j'ajouterai,  sans  vouloir  vous  faire  un  compliment,  que  vous 
pouvez  trouver  plus  de  ressources  dans  votre  raison  que  n'en 


BELLE  DE  ZUYLEN  23 

ont  les  personnes  de  votre  âge,  —  comme  se  peut-il  donc  que 
vous  passiez  des  journées  aussi  sombres  que  celle  dont  vous  me 
faites  confidence?  Je  comprends  bien  que  vous  ne  pouvez  qu'être 
touchée  lorsque  vous  avez  mis  madame  votre  mère  ou  les  per- 
sonnes de  qui  vous  dépendez  dans  le  cas  de  vous  réprimander. 
Mais,  le  premier  moment  passé,  il  ne  faut  plus  s'en  occuper  que 
pour  éviter  que  cela  n'arrive  de  nouveau.  N'avez-vous  point 
examiné  le  motif  qui  vous  fait  couler  des  larmes  si  aisément  ? 
Je  suis  bien  trompée,  ma  tendre  amie,  s'il  n'y  entre  plus  d'amour- 
propre  que  de  raison.  Je  conviens  que  vous  êtes  plus  avancée 
que  cela  n'est  ordinaire  à  votre  âge.  Mais  dites  vous  bien  que 
c'est  aux  soins  de  votre  bonne  et  respectable  mère  que  vous  en 
êtes  redevable,  qu'ainsi  vous  ne  sauriez  lui  marquer  assez  de 
soumission  et  de  reconnaissance.  ...Je  vous  en  conjure,  procurez- 
moi  la  satisfaction  d'apprendre  que  les  choses  sont  à  cet  égard 
comme  elles  doivent  ;...  c'est  le  témoignage  de  votre  amitié 
qui  peut  m'être  le  plus  sensible.  Vous  savez  combien  tout  ce 
qui  vous  touche  m'est  cher  ;  ma  tendresse  pour  vous  le  dispu- 
terait à  celle  de  bien  des  mères  ;...  je  vous  l'ai  témoignée  par 
des  endroits  qui  seraient  équivoques  pour  un  jugement  moins 
formé  que  le  vôtre.  Il  m'en  aurait  bien  moins  coûté  d'avoir  plus 
d'indulgence,  mais  vous  ne  vous  en  seriez  pas  si  bien  trouvée... 
Dites-moi  tout  ce  qui  se  passe  dans  votre  petit  cœur  ;  la 
confidence  sera  enterrée.  » 

A  ses  doléances  elle  répond  nettement  : 

«  Vous  ne  sauriez  nommer  un  bien  dont  vous  ne  vous  trouviez 
déjà  en  possession...  Vous  me  dites  que  vous  ne  boudez  plus 
qu'un  peu  :  j'espère  que  vous  en  viendrez  à  ne  plus  faire  une  mine 
qui  défigure  le  plus  joli  minois.  Courage,  ma  chère  Belle,  encore 
un  effort,  et  vous  voilà  raisonnable  !  » 

L'état  de  santé  de  la  jeune  fille  expliquait  en  quelque  mesure 
les  variations  de  son  humeur.  Elle  souffrait  souvent  des  yeux, 
qu'elle  avait  délicats  ;  elle  était  sujette  à  ces  troubles  nerveux 
qu'on  appelait  alors  des  vapeurs  : 

«  Dans  ces  moments,  écrit  Mlle  Prévost,  rappelez  cette  force 
d'esprit  dont  vous  avez  fait  usage  autrefois  et  cette  aimable 
gaîté  que  personne  n'a  plus  de  raison  de  posséder  que  vous. 
Cela  vous  sera  d'autant  moins  difficile  qu'elle  vous  est  naturelle... 
Je  vous  recommande  de  vous  tenir  gaie  ;  de  bons  éclats  de  rire, 
quand  ils  ne  sont  pas  hors  de  place,  font  un  bien  merveilleux  ; 
il  faut  faire  des  petites  folies,  s'amuser  de  tout  ce  qui  se  présente  : 
je  me  souviens  d'un  temps  où  vous  possédiez  cet  art  supérieure- 
ment... Il  paraît  que  vous  êtes  difficile  à  amuser  :  je  veux  bien 


24  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

croire  que  la  plupart  des  personnes  que  vous  voyez  ne  sont  pas 
propres  à  cela.  Mais  examinez  si  cela  ne  vient  point  de  vos  dis- 
positions intérieures...  Qu'est  devenue  cette  fille  qui  riait  même 
en  dormant  ?  Ce  ne  peut  être  M.  Burmann  qui  en  est  cause.  » 

Ce  M.  Burmann,  que  nous  retrouverons  tout  à  l'heure,  était 
chargé  de  l'instruction  religieuse  de  Belle. Celle-ci  devenait  femme 
et  montrait  une  maturité  de  jugement  dont  on  pouvait  s'étonner. 
A  propos  de  la  mort  d'une  de  ses  connaissances,  elle  parle  «  du 
pouvoir  que  devraient  avoir  sur  nous  les  événements  qui  arrivent 
sous  nos  yeux,»  et  disserte  avec  détachement  sur  la  vie,  qu'elle 
juge  foncièrement  «  ennuyeuse.  »  Mlle  Prévost  répond  :  «  Vos 
réflexions  sur  l'ennui  sont  d'une  praticienne.  »...  Ainsi  se  dessine 
toujours  plus  nettement  ce  caractère  fantasque,  dédaigneux 
des  chemins  connus.  Elle  donne  même  «  dans  le  singulier  », 
mais  «  cela  ne  va  qu'à  la  superficie  ;  »  aussi  la  gouvernante,  qui 
fait  cette  observation,  ajoute-t-elle  : 

«  Les  nouvelles  idées  que  vous  me  donnez  de  vous  m'ont  accou- 
tumée à  faire  une  distinction  entre  le  fond  de  votre  caractère  et 
la  variété  de  votre  manière  d'agir  ;  le  temps  et  l'expérience 
mettront  tout  à  l'unisson.  » 

Quant  aux  «  vapeurs  »,  elle  ne  les  prend  pas  trop  au  sérieux  : 

«  Les  experts  disent  qu'elles  ne  se  logent  que  chez  les  per- 
sonnes d'esprit  et  susceptibles  de  sentiments  délicats.  » 

Ce  qui  rassure  la  vieille  fille,  c'est  que  Belle,  à  ses  doléances, 
mêle  des  détails  de  toilette  : 

«  Je  trouve  votre  robe  violette  fort  à  mon  gré  :  il  y  a  un  raffi- 
nement dans  les  couleurs  modestes...  Une  garde-robe  aussi  bien 
composée  que  la  vôtre  doit  avoir  de  quoi  satisfaire  tous  les  goûts, 
et  surtout  pour  assortir  avec  les  variations  de  l'imagination... 
Tant  qu'il  reste  du  goût  pour  la  toilette,  le  mal  est  curable.  » 

Belle  fut  piquée  d'être  si  peu  prise  au  sérieux,  car  sa  confidente 
s'excuse  et  promet  d'éviter  à  l'avenir  «  tout  badinage  sur  les 
vapeurs  »,  qu'elle  croyait  imaginaires  : 

«  J'avoue  que  comme  vous  m'aviez  témoigné  un  goût  décidé 
pour  la  singularité,  j'ai  cru  d'abord  qu'elle  y  avait  un  peu  de  part. 
Peut-être  vaut-il  mieux  que  ce  soit  effectivement  le  corps  :  il 
sera  plus  facile  de  le  guérir  qu'un  travers  de  l'esprit...  Je  vous 
promets  à  l'avenir  d'ajouter  foi  à  tous  les  ridicules  qu'il  vous 


BELLE    DE    ZUYLEN  25 

plaira  de  vous  donner.  Je  m'engage  à  beaucoup,  ayant  une  très 
grande  idée  de  votre  jugement  et  du  pouvoir  que  la  raison  a  sur 
vous  ;  vous  l'avez  fait  naître  chez  moi  dès  votre  bas  âge... 
Savez-vous,  poursuit-elle,  que  ce  n'est  pas  un  avantage  d'avoir 
le  goût  si  fin  et  si  délicat  :  il  est  trop  souvent  blessé.  Il  est  vrai 
que  l'amour-propre  y  trouve  son  compte...  » 

Ainsi  M11-  Prévost,  rendue  clairvoyante  par  sa  tendresse,  discer- 
nait fort  bien  le  travail  intérieur  qui  s'actomplissait  en  son  élève  : 
cette  «  singularité  »  dont  elle  l'avertit,  qu'était-ce,  sinon  l'effort 
d'une  individualité  originale  pour  se  dégager  et  s'affirmer  ? 
Elle  atteignait  ses  quatorze  ans  ;  son  écriture  se  modifiait,  et 
aussi  son  style  :  Mllj  Prévost  craignait  de  n'être  plus  en  état  de 
répondre  à  Belle  «  sans  que  cela  sentît  le  galimatias  »,  ce  qui  signi- 
fie qu'elle  trouvait  quelque  recherche  dans  le  tour  que,  par  peur 
d'être  banale,  la  jeune  fille  donnait  à  sa  pensée.  Et,  de  fait,  M'11-' 
de  Charrière  s'égayera  plus  tard  au  souvenir  du  temps  où  elle 
s'appliquait  à  «  montrer  son  esprit  ».  Ce  goût  d'originalité  se 
trahissait  dans  les  caprices  de  son  costume  :  Mllc  Prévost  la  plai- 
sante sur  sa  robe  brune,  son  grand  mouchoir  et  sa  cornette  ;  et 
Belle  se  défendant  de  mettre  de  l'importance  à  ses  ajustements  : 

«Si  j'ai  soupçonné,  réplique  Mademoiselle,  que  votre  toilette 
vous  occupait,  ce  n'a  été  que  sur  vos  propres  discours.  Vous  n'avez 
qu'à  parler  :  à  la  distance  où  nous  sommes,  je  dois  m'en  rapporter 
à  vous.  C'était  aussi  ma  coutume  lorsque  j'étais  plus  près,  parce 
que  vous  étiez  vraie.  » 

Sans  être  coquette  le  moins  du  monde,  Belle  de  Zuylen  aimait 
l'élégance  de  la  parure,  elle  y  tenait  pour  sa  satisfaction  person- 
nelle, et  aussi  par  le  désir,  qu'elle  ne  dissimule  point,  de  paraître 
jolie.  Elle  conte  à  Mlle  Prévost  les  petits  succès  que  lui  a  valus  sa 
figure  dans  une  promenade  à  la  foire  d'Utrecht,  et,  comme  elle 
lui  confiait  en  outre  son  désir  de  revoir  la  Suisse,  l'amie  lui  répond: 

«Venez  quand  vous  voudrez...  Cependant  j'ai  quelque  soup- 
çon que  vous  ne  vous  y  plairez  plus  comme  autrefois.  Vous  étiez 
dans  un  âge  où  presque  tout  plaît,  surtout  le  nouveau  ;  votre 
imagination  conserve  les  objets  très  différents  de  ce  que  vous  les 
trouveriez  en  réalité.  Ce  que  je  dis  ne  regarde  pas  la  constance  de 
vos  amis,  elle  est  la  même  ;  mais  chez  la  plupart  vous  ne  trou- 
veriez pas  cette  gentillesse  après  laquelle  je  crois  que  vous  courez. 
Vous  et  votre  robe,  dites-vous,  Mademoiselle,  ont  été  trouvées 
fort  jolies  :  je  vous  en  félicite  ;  il  est  toujours  flatteur  de  réussir 


20  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

en  pareil  cas,  lorsqu'on  y  a  tâché.  J'admire  que  tout,  jusqu'au 
soleil,  seconde  vos  désirs.  Quelle  triste  foire,  si  vous  n'aviez  pu  y 
briller  !  » 

Le  coup  de  patte  est  assez  gentiment  donné.  Mlle  Prévost 
ne  voyait  pas  sans  quelque  regret  sa  naïve  petite  Belle  prendre 
goût  aux  plaisirs  mondains.  Pendant  les  mois  d'hiver,  à  Utrecht, 
c'étaient  tous  les  jours  .nouveaux  amusements.  Elle  contait  à 
son  amie  ces  menus  incidents  qui  marquent  dans  une  vie  de 
jeune  fille.  Mlle  Prévost  tâche  de  se  mettre  au  ton  voulu  : 

«  Ne  manquez  pas  de  m'informer  du  cavalier  qui  boira  le  reste 
de  votre  tasse  ;  au  reste,  je  serais  d'avis  de  n'y  rien  laisser  de 
longtemps.  » 

A  quinze  ans,  Belle  commence  à  fréquenter  les  salons  d'Utrecht 
et  de  La  Haye.  A  en  juger  par  les  lettres  de  Mllc  Prévost,  celles 
de  la  jeune  fille  devaient  être  bien  curieuses  par  certain  ton 
détaché  et  précocement  sceptique.  Elle  n'est  pas  un  instant  la 
dupe  des  apparences.  La  danse  l'amuse  cependant  ;  elle  aime  à 
jouer  la  comédie  de  salon.  Nous  la  voyons  tenir  le  rôle  de  la 
baronne  dans  Nanine  (on  la  verrait  mieux  dans  le  rôle  de  Nanine 
elle-même)  ;  une  autre  fois  elle  fait  Lisette  dans  la  Mère  confi- 
dente de  Marivaux,  que  représentent  quelques  jeunes  amateurs, 
entr'autres  deux  de  ses  frères. 

L'été  lui  apporte  d'autres  distractions,  et  Belle  déclare  que 
«  les  plaisirs  de  Zuylen  valent  pour  le  moins  ceux  d'Utrecht  ». 
Son  jardin,  qu'elle  cultive  avec  zèle,  l'aide  «à  se  passer  d'une 
partie  de  danse  toutes  les  semaines.  »  Sur  quoi  la  gouvernante 
remarque  que  Belle  avait  déjà  toute  petite  «  le  goût  de  la  douce 
et  charmante  simplicité  ».  Elle  eut  toujours  un  secret  penchant 
pour  la  vie  rustique  et  les  bonnes  gens  de  la  campagne.  Habile 
de  ses  mains,  elle  se  plaît  à  tout  les  ouvrages  de  son  sexe,  et 
l'infatigable  ouvrière  confectionne  jusqu'à  des  chemises.  La 
lecture  est  une  autre  de  ses  passions:  elle  se  nourrit  du  Spectateur, 
goûte  surtout  les  ouvrages  d'histoire,  qui  font  «  travailler  son 
jugement,  »  et  ne  craint  pas  de  s'attaquer  à  VEsftrit  des  lois. 
Un  jour,  il  lui  vient  l'envie  d'apprendre  seule  l'italien,  qu'elle 
finit  par  savoir  fort  joliment.  Dans  l'intervalle  de  ces  graves 
études,  elle  joue  du  clavecin,  —  nous  verrons  quelle  place  la 
musique  a  tenue  dans  sa  vie,  —  elle  a  un  joli  talent  pour  le  dessin 


BELLE    DE    ZUYLEN 


27 


et  s'amuse  à  croquer  la  figure  de  ses  frères.  Elle  fit  même  son 
propre  portrait,  qu'elle  envoya  à  Mlle  Prévost  et  qui  fut  jugé 
trop  grave  '. 

Un  beau  jour,  elle  s'avise  d'étudier  l'architecture  : 

«  Vous  amusera-t-elle   longtemps  ?   lui   demande  gaîment  sa 
correspondante.  Faites-vous  quelque  projet  de  bâtiment  ?  Vous 
souvient-il  d'un  que  vous  faisiez  jadis  au  milieu  d'un  jardin  qui 
devait,    cultivé    par 
vos    propres    mains, 
vous    fournir   le    né- 
cessaire, ou   de  quoi 
faire     des     échanges 
avec  vos  frères  ?  » 

Mais  surtout  elle 
aime  à  écrire  en  prose 
et  en  vers  : 

«  Continuez,  lui  dit 
son  amie,  à  me  faire 
part  de  vos  produc- 
tions. Vous  avez 
trouvé  là  une  façon 
d'occuper  votre  esprit 
aussi  aimable  qu'es- 
timable. Je  trouve 
dans  votre  style  une 
simplicité  charman- 
te. » 

Encouragée  par  cet 
éloge,    elle    compose 
pour  Mllc  Prévost  une 
épître  pleine  «  de  ten- 
dres assurances   de   son  attachement  »  et    où   elle  envisage  la 
fin  de  sa   vie  «  avec  sérénité  ».    A  quelque  temps  de  là  elle  a 
repris   le  goût    de   vivre,  et,  devenue   modiste,   fabrique   pour 
Mademoiselle  un  «  cabriolet  »  : 


PORTRAIT    DE    BELLE    PAR    ELLE-MEME 


1  Peut-être  était-ce  une  réplique  du  portrait  que  nous  reproduisons, 
d'après  l'original  appartenant  à  M"'  van  Tuvll,  à  Versailles,  et  qui  doit  avoir 
été  peint  par  Belle.  Nous  ne  le  donnons  certes  pas  comme  une  œuvre  d'art, 
mais  à  titre  de  document. 


28  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

«  Vous  voilà  donc  peintresse,  musicienne,  couturière,  mar- 
chande de  modes,  je  veux  dire  assez  adroite  pour  l'être,  et  par 
dessus  tout  cela  philosophe,  le  tout  enveloppé  d'une  figure  qui 
n'est  pas  mal.  » 

Un  amour-propre  très  vif,  le  besoin  de  cette  satisfaction  qu'on 
éprouve  à  se  rendre  maître  des  difficultés,  la  soutenaient  dans  ces 
travaux  d'une  diversité  vraiment  extraordinaire  pour  une  jeune 
fille  de  seize  ans.  «  La  gloire  à  laquelle  vous  aspirez...  »  —  cette 
expression  de  Mlle  Prévost  nous  révèle  qu'à  ce  moment  de  sa 
vie  Belle  de  Zuylen  rêva  de  s'illustrer  dans  les  arts  ou  les  lettres. 
Elle  souhaitait  surtout  d'être  un  modèle  pour  le  style  sans  qu'elle 
parût  en  avoir  eu. 

«  Il  me  paraît,  ajoute  un  peu  mélancoliquement  la  bonne 
demoiselle,  que  vous  visez  à  plus  d'une  sorte  de  gloire.  Cette 
ambition  est  d'une  grande  âme.  » 

Il  est  amusant  de  rencontrer  plus  tard  sous  la  plume  de  Belle 
l'aveu  de  ses  ambitions  de  petite  fille  : 

«  Dans  mon  enfance,  écrira-t-elle  peu  avant  son  mariage, 
j'étais  passionnée  pour  toute  espèce  de  gloire,  et  il  n'y  avait 
rien  de  tout  ce  qu'on  applaudit  que  je  n'enviasse.  (A  Constant 
d'Hermenches.) 

Elle  avait  jusqu'ici  conservé  la  foi  religieuse  traditionnelle  ; 
sa  pieuse  amie  l'en  félicitait  joyeusement.  Mais  l'heure  n'est  pas 
éloignée  où  l'esprit  d'examen  mettra  en  question  les  enseigne- 
ments reçus.  Nous  ignorons  qui  était  ce  monsieur  Burmann,  qui 
lui  donna  l'instruction  religieuse  en  vue  de  la  confirmation  ;  nous 
savons  seulement  qu'elle  s'efforçait  de  prendre  intérêt  à  ses 
leçons;  qu'elle  était,  comme  on  dit  chez  nous,  «bien  disposée.  » 
Elle  prend  la  peine  d'envoyer  à  M  lc  Prévost  le  compte-rendu 
d'un  sermon  de  M.  Boullier,  le  prédicateur  éminent,  natif  d'U- 
trecht,  «  type  complet  du  protestant  conservateur,  gardien 
jaloux  de  la  doctrine  »  '.  Belle  avait  une  intelligence  trop  active 


1  Voir  Sayous,  le  XVIII"'  siècle  à  l'étranger,  T.  II,  p.  397.  Voir  aussi 
Ste-Beuve,  Port-Royal,  T.  III,  où  Boullier  est  qualifié  «d'écrivain  ingénieux 
et  même  élégant  »,  qui  avait  «  conservé  hors  de  France  la  tradition  du  grand 
siècle  ».  —  Plus  tard,  Belle  a  fait  une  allusion  à  la  famille  du  prédicateur, 
dont  les  filles,  en  séjour  à  Lausanne,  se  vantaient  de  correspondre  avec 
M'"  de  Tuyll  :  «  Je  les  voyais  ici  une  fois  tous  les  deux  ans.  Voilà  notre 


BELLE    DE    ZUYLEN  20, 

pour  ne  pas  s'intéresser  à  tout,  même  à  un  sermon  bien  fait.  Mais 
une  des  dernières  lettres  de  MIU  Prévost  à  son  ancienne  élève  — 
elle  avait  alors  dix-huit  ans  —  nous  laisse  deviner  que  ce  libre 
esprit  ne  prend  plus  de  plaisir  aux  ouvrages  de  dévotion.  Pour 
les  lire  avec  succès,  remarque  Mllc  Prévost,  «  il  faut  y  être  porté 
par  goût  ;  sans  quoi,  continuez  à  les  laisser  de  côté.  »  —  C'est 
sûrement  ce  que  fit  Belle.  Par  contre,  elle  lit  avidement  les  auteurs 
français  les  plus  variés  :  madame  de  Sévigné,  Marivaux  (Marian- 
ne), Pascal,  Montaigne...  D'ailleurs,  le  scepticisme  de  Bayle 
n'était-il  pas  dans  l'air  que  respirait  cette  jeune  fille  à  l'esprit 
curieux  et  délié  ?  Le  fait  est  qu'un  grand  changement  se  pro- 
duisit dans  ses  dispositions,  à  la  suite  d'une  instruction  reli- 
gieuse insuffisante  et  maladroite.  Elle  en  fit  la  confidence,  tout 
à  la  fin  de  sa  vie,  à  M.  de  Chambrier  d'Oleyres,  qui  écrit  dans 
son  journal  (inédit),  le  12  juillet  1804  : 

«  Madame  de  Charrière  a  été  admise  à  la  communion  par  un 
ecclésiastique  très  bigot,  qui,  voyant  ses  doutes  sur  des  points 
très  obscurs,  tels  que  le  péché  originel,  la  prédestination  conciliée 
avec  le  libre  arbitre,  n'en  prit  pas  moins  le  parti  de  l'admettre 
à  la  communion  sans  résoudre  ses  doutes,  ce  qui  lui  donna  une 
impression  peu  favorable  à  la  religion  de  son  pays,  où  l'acte 
le  plus  solennel  devenait  une  simagrée...  Il  est  singulier  que  M,TK' 
Du  Deffand  se  soit  trouvée  à  quinze  ans  dans  le  même  cas  que 
Mmc  de  Charrière  au  même  âge,  au  point  que  la  supérieure  de 
son  couvent  en  avertit  l'évêque  Massillon,  qui,  au  lieu  de  caté- 
chiser la  jeune  personne,  lui  recommanda  la  soumission  et  s'en 
tint  là.  Les  deux  dames,  mal  instruites,  ont  conservé  les  mêmes 
préjugés  du  doute,  et  ont  pris  une  telle  répugnance  à  examiner 
ces  matières,  qu'elles  les  ont  tenues  toujours  en  gros  pour  incom- 
préhensibles l.  » 

C'est  ainsi  que  chez  Belle  de  Zuylen  un  scepticisme  un  peu 
triste  remplaça  pour  tout  le  reste  de  sa  vie  la  foi  naïve  de  l'enfance. 
Elle  garda  quelque  ressentiment  contre  le  pasteur  qui  l'avait  si 
peu  comprise  :  bien  des  années  plus  tard,  le  littérateur  Huber 


connaissance.  Le  père  Boullier  était  un  homme  d'un  grand  mérite,  mais  la 
mère  était  arrogante,  et  notre  famille,  qui  les  avait  d'abord  accueillis,  ne  les 
voyait  plus.  Si  ces  dames  disent  que  je  leur  écris,  elles  mentent,  mais  cette 
menterie  est  un  compliment  qu'elles  me  font  ;  ne  les  en  punissons  pas,  et 
laissons-les  dire.  »  (A  Constant  d'Hermenches,  8  novembre  1767). 
1  Archives  de  Chambrier. 


30  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

ayant  traduit  en  allemand  une  des  comédies  de  Mme  de  Charrière 
et  baptisé  un  des  personnages  du  nom  de  Burmann,  elle  le  pria 
de  changer  ce  nom,  qui  lui  était  demeuré  antipathique. 

Mais  il  est  curieux  de  constater  qu'elle  avait  retenu  de  son 
éducation  calviniste  le  dogme  de  la  prédestination,  qui  se  trans- 
forma pour  elle  en  fatalisme  raisonné.  Elle  avait  près  de  cinquante 
ans  lorsqu'elle  écrivait  à  Chambrier  d'Oleyres  : 


«  Je  vous  supplie  de  ne  pas  me  haïr  à  cause  de  mon  fatalisme. 
Songez  que  j'ai  été  élevée  dans  le  dogme  de  la  prédestination 
absolue.  En  lisant,  à  l'âge  de  treize  ou  quatorze  ans,  l'histoire 
de  mon  pays,  dans  la  langue  de  mon  pays,  que  j'avais  oubliée 
à  Genève,  et  que  je  n'ai  jamais  bien  rapprise,  je  me  trouvais  fort 
embarrassée  entre  Gomar  et  Arminius.  J'aimais  mieux  les  Armi- 
niens, mais  les  Gomaristes  me  paraissaient  plus  près  de  la  rai- 
son. Depuis,  j'ai  compris  la  chose  un  peu  autrement  qu'eux,  mais 
je  ne  pouvais  avoir  la  même  répugnance  que  vous  pour  toute 
opinion  voisine  du  dogme  enseigné  dans  toutes  nos  églises,  et  cru, 
s'il  m'est  permis  de  le  dire,  de  toutes  les  nations  dans  tous  les 
temps.  Qu'est-ce  que  le  Styx,  qui,  lorsqu'on  avait  juré  par  lui, 
liait  Jupiter  lui-même  ?  Qu'est-ce  que  les  ordres  du  Destin,  aux- 
quels aucune  divinité  ne  pouvait  désobéir,  — ■  sinon  la  prédes- 
tination et  la  nécessité  ?  Je  crois  que  les  différentes  opinions  sur 
ce  chapitre  n'influent  en  rien  sur  notre  conduite.  Nous  sommes 
prédestinés  à  réfléchir,  à  délibérer,  à  choisir,  à  nous  repentir  quand 
nous  nous  trouvons  mal  du  choix  que  nous  avons  fait.  Il  est  de 
notre  nature  de  fonder  nos  déterminations  sur  notre  expérience, 
sur  notre  prévoyance  ;  et  les  idées  de  devoir,  des  craintes  et  des 
espérances  pour  un  avenir  par  delà  cette  vie,  enfin  notre  sensi- 
bilité pour  les  sensations  d'autrui,  entrent  nécessairement  dans 
le  conseil  qui  se  tient  en  nous  quand  il  nous  faut  choisir  entre  telle 
ou  telle  démarche.  Mais,  selon  moi,  aucun  de  ces  conseillers  ne 
vient  tout  seul  ;  il  est  amené  par  un  enchaînement  éternel  de 
causes  et  d'effets,  qui  a  commencé  pour  nous  à  notre  naissance. 
Voilà  ma  profession  de  foi  sur  ce  point  ;  je  vous  prie  de  ne  point 
souffrir  dans  votre  conseil  intérieur,  où  vous  vous  croyez  plus 
libre  de  choisir  entre  les  opinions,  ou  de  les  faire  parler  avec  plus 
ou  moins  de  force,  je  vous  prie,  dis-je,  de  ne  pas  souffrir  que  ma 
doctrine  me  rende  odieuse  à  vous,  jusqu'à  ce  qu'à  vos  yeux  elle 
m'ait  rendue  coupable. 

J'avais  une  tante  fort  gomariste,  dont  la  demoiselle  de  com- 
pagnie était  luthérienne  et  ne  croyait  point  en  Gomar.  Comment, 
disait  celle-ci,  se  fait-il  qu'infidèles  toutes  deux  à  nos  principes, 
Mme  de  Tuyll  ne  se  console  pas  d'une  porcelaine  cassée  et  la  par- 
donne si  difficilement,  tandis  que  moi  je  prends  mon  parti  et 


BELLE    DE   ZUYLEN  3l 

suis  indulgente  sur  des  malheurs  et  des  maladresses  beaucoup 
plus  graves  ?  (1790).  » 

La  vie  de  la  jeune  fille,  active  et  remplie  comme  on  vient  de  le 
voir,  était  coupée  soit  de  courses  à  La  Haye,  où  la  famille  se 
rendait  en  carrosse  quand  quelque  fête  mondaine  l'y  attirait, 
soit  de  séjours  auprès  d'une  jeune  cousine  tendrement  aimée, 
qui  devint  plus  tard  lady  Athlone. 

Parmi  les  incidents  qui  marquèrent  la  jeunesse  de  Belle,  il  ne 
faut  pas  omettre  de  mentionner  l'inoculation.  Au  printemps  de 


VUE  ANCIENNE  DU  CHATEAU  DE  ZUYLEN 

1754,  tandis  que  la  famille  était  à  Zuylen,  une  épidémie  de  variole 
sévissait  à  Utrecht  et  l'on  commençait,  en  Hollande,  à  recourir 
à  l'inoculation,  que  l'on  pratiquait  depuis  quatre  ans  à  Genève  : 

«Cette  opération,  écrit  Ml!e  Prévost,  réussit  toujours  à  merveille, 
et  l'usage  a  pris  une  grande  faveur.  L'on  a  commencé  à  Lausanne 
pour  quatre  enfants  de  ma  cousine  Girard  ;  il  y  eut  à  ce  sujet 
une  espèce  de  soulèvement  pour  les  empêcher  d'introduire  cette 
maladie,  qui  fut  apaisé  par  l'éloquence  du  médecin  qu'elle  avait 
fait  venir  de  Genève  ;  le  bon  succès  les  a  si  fort  ramenés,  qu'ils  y 
ont  au  moins  autant  de  foi  que  nous.  » 

La  famille  de  Tuyll  paraît  n'avoir  nourri  aucun  préjugé  contre 
l'inoculation.  Les  frères  de  Belle  la  subirent  d'abord  ;  dès  qu'ils 
furent  en  convalescence,  vint  le  tour  de  la  fille  aînée,  dont  Mlle 


;2  MADAME    DE    CFURRIEKE    ET    SES    AMIS 

Prévost  croit  devoir  admirer  «  l'héroïsme  ».  «  La  belle  chose  que 
la  raison  !  »  s'écrie-t-elle.  Après  quoi  elle  plaint  fort  sa  jeune  amie 
de  devoir,  pendant  de  longs  jours,  négliger  son  jardin  et  ses  cana- 
ris; elle  la  plaint  surtout  de  n'avoir  pas  auprès  d'elle  sa  bonne 
mère,  qu'on  a  éloignée  par  crainte  de  la  contagion.  En  revanche, 
M.  de  Tuyll  a  montré  sa  tendresse  pour  sa  fille  en  venant  lui 
tenir  société  auprès  de  son  lit,  dans  les  rares  loisirs  que  lui 
laissaient  les  visites  des  digues. 

Mlle  Prévost  avait  été,  sur  sa  propre  recommandation, rempla- 
cée dans  la  famille  de  Tuyll  par  une  dame  Girard,  qui  avait, 
entr'autres  mérites,  celui  d'être  genevoise.  Mais  cette  nouvelle 
gouvernante  ne  resta  pas  jusqu'au  terme  convenu  :  M1K"  Prévost 
l'accuse  de  s'être  montrée  «  d'esprit  léger  et  fort  inconséquent  ». 
Nous  nous  demandons  si  ce  jugement  sévère  ne  se  ressent  pas 
un  peu  de  la  vive  sympathie  que  Belle  aurait  manifestée  pour 
la  nouvelle  venue.  Ce  qui  est  sûr,  c'est  que  la  jeune  fille  parlait 
avec  une  affection  singulière  de  cette  dame  Girard,  lorsque,  en 
1767,  elle  la  recommandait  à  un  ami  de  Suisse  : 

«Il  y  a  près  de  Neuchâtel,  à  Môtiers-Travers  [le  Môtiers  de  J.-J. 
Rousseau],  une  madame  Girard,  qui  a  beaucoup  d'imagination, 
peu  de  netteté  dans  l'esprit,  quelques  lumières  et  du  goût,  sans 
aucune  mémoire,  le  cœur  excellent,  le  style  de  Rousseau,  avec 
une  orthographe  détestable,  une  gaîté  charmante  lorsqu'elle 
n'est  pas  accablée  de  chagrin,  et  l'attachement  le  plus  tendre 
pour  moi,  quoiqu'elle  ait  été  trois  ans  sans  m'écrire.  Elle  est  d'une 
très  bonne  famille  de  Genève,  son  nom  est  Trembley,  elle  était 
veuve  avec  un  enfant,  sans  aucun  bien  ;  elle  vint  chez  nous  et 
fut  gouvernante  de  ma  sœur  et  de  mon  frère  cadet  ;  j'avais  treize 
-ans  et  j'étais  à  peu  près  la  sienne  [sa  sœur].  » 

Après  un  séjour  à  Bordeaux,  «  où  elle  a  très  bien  réussi  auprès  de 
deux  petites  élèves  »,  M  ne  Girard  s'est  retirée  à  Môtiers,  et  paraît, 
•sans  qu'elle  le  dise,  se  trouver  dans  une  situation  gênée  ;  il  fau- 
drait lui  procurer  quelque  place  «  agréable  et  douce  dans  une 
bonne  maison  ».  (A  Constant  d'Hermenches,  8  juillet  1767.) 
C'était,  il  faut  en  convenir,  une  étrange  institutrice  que  cette 
dame  : 

«  Elle  sait  à  peine,  avoue  Belle,  que  2  et  2  font  4  et  qu'il  y  a  7 
jours  dans  la  semaine  ;  jamais  elle  n'a  bien  compris  qu'il  y  eût 
12  mois  dans  l'année  ;  toute  son  âme  n'est  qu'imagination  et 
sentiment  ;  elle  est  aimable  et  caressante,  ainsi  elle  a  besoin  d'être 


BELLE  DE  ZUYLEN  33 

aimée  ;  c'esf  une  clause  qu'une  vieille  dame  d'Amsterdam  qui 
chercherait  une  jufrouw  voor  gezelschap  (dame  de  compagnie) 
n'entendrait  pas  ;  elle  ne  la  payerait  qu'avec  de  l'argent,  et  pour 
cet  argent  elle  voudrait  de  tout  autres  services  que  ceux  que 
mon  amie  lui  pourrait  rendre...  Il  entre  dans  votre  recette  de 
bonheur  de  faire  du  bien,  et  ceci  est  donc  précisément  votre 
affaire.  » 

Moins  sentencieuse,  plus  vive  et  plus  spontanée  que  M"e  Pré- 
vost, Mme  Girard  avait  conquis  la  sympathie  de  Belle  par  cer- 
taines qualités,  certains  défauts  peut-être,  qui  manquaient  à  la 
sage  personne  qu'elle  remplaçait.  Est-ce  un  simple  hasard  ?  Le 
fait  est  que  les  lettres  que  nous  avons  de  Mlle  Prévost  s'arrêtent 
à  la  fin  de  1758  ;  la  dernière  se  termine  ainsi  : 

«Ma  chère  Belle,  que  je  chérirai  toujours,  sans  que  les  révolu- 
tions des  années  y  apportent  d'altération,  puissiez-vous  être 
aussi  heureuse  que  je  le  souhaite.  » 

Belle  croyait  alors  à  la  possibilité  du  bonheur  ;  elle  écrivait  : 
«  Notre  bonheur  dépend  de  nous-même  ».  Hélas  !  elle  ne  sut  jamais 
être  heureuse. 

Quelques  années  plus  tard,  dans  une  lettre  à  son  frère  Ditie, 
qui  voyage  en  Suisse,  elle  supplie  le  jeune  homme  d'aller  voir 
Mlle  Prévost,  et  de  lui  dire  mille  et  mille  amitiés  : 

«  Déclamez  contre  moi  devant  elle  sur  la  répugnance  que  j'ai 
à  écrire  au  loin,  à  moins  que  ces  correspondances  ne  soient  courtes 
et  que  les  gens  ne  retournent  auprès  de  moi  au  bout  de  quelque 
temps.  Dites  que  vous  ne  seriez  pas  vous-même  en  sûreté  contre 
la  manie  que  j'ai  de  laisser  tomber  un  commerce  de  lettres 
lointain  au  bout  de  deux  ou  trois  ans.  Faites  qu'elle  soit  contente 
de  vous  et  contente  de  mon  cœur,  et  point  trop  mécontente  de 
mon  silence.  » 

Il  paraît  bien  qu'elle  avait  négligé  sa  vieille  gouvernante,  et 
•que  sa  bonté  délicate  en  éprouvait  du  remords.  Son  frère  lui 
écrivait  de  Lausanne,  le  20  août  1771,  c'est-à-dire  au  moment 
où  elle  allait  elle-même  se  fixer  en  Suisse  : 

«  J'ai  vu  Mlle  Prévost,  que  vous  aurez  peine  à  reconnaître  : 
elle  est  beaucoup  mieux  qu'elle  n'a  jamais  été.  » 

C'est  la  dernière  mention  qui  soit  faite  d'elle  dans  les  docu- 
ments que  nous  possédons.  Nous  en  savons  assez  sur  cette  hon- 
nête Genevoise  pour  mesurer  l'action  qu'elle  exerça  pendant  un 

3 


34  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

temps  sur  le  fond  de  sincérité  et  de  sensibilité  qui  formait  le 
naturel  de  son  élève.  Ses  enseignements  et  ses  préceptes  n'ont 
pu  préserver  Belle  de  plusieurs  erreurs  ;  mais  il  est  permis  de 
penser  que  ces  erreurs  auraient  été  bien  autrement  graves,  si 
dans  sa  première  jeunesse  elle  n'avait  subi  l'influence  de  cette 
amie,  et  l'ascendant  de  sa  piété  aimable  et  large,  encore  qu'un 
peu  sentencieuse. 

Une  autre  source  d'information  sur  la  jeunesse  de  Belle  nous 
eût  été  bien  précieuse  :  nous  voulons  parler  de  ces  lettres  à  sa 
mère  et  à  une  tante,  que  Sainte-Beuve  dit  avoir  eues  entre  les 
mains  et  dont  nous  avons  vainement  cherché  à  retrouver  la 
trace.  Est-il  vrai,  comme  on  nous  l'a  rapporté,  que  la  famille  de 
Tuyll,  mécontente  des  publications  faites,  à  partir  de  1839,  par 
Sainte-Beuve  et  Gaullieur,  aurait  racheté  de  ce  dernier  les  lettres 
de  Belle  de  Zuylen  encore  inédites  ?  En  ce  cas,  elles  auraient  été 
non  seulement  rachetées,  mais  détruites,  car  il  n'en  subsiste  pas 
une  seule  dans  les  archives  de  Zuylen,  qui  nous  ont  été  libérale- 
ment ouvertes  par  le  châtelain  actuel.  La  disparition  de  ces  lettres 
demeure  pour  nous  une  énigme,  et  nous  sommes  réduit  à  en  citer 
quelques-uns  des  rares  passages  transcrits  par  Sainte-Beuve. 
Belle  y  parlait  de  ses  lectures  très  variées  ;  elle  peignait  avec 
enjouement  la  société  hollandaise,  s'égayait  sur  les  demoiselles 
à  marier  : 

«  Faites,  je  vous  prie,  mes  compliments  à  cette  freule 
(Fraeulein).  Ne  trouverait-elle  point,  comme  madame  Ruisch, 
que  pendant  un  temps  si  pluvieux,  où  l'on  ne  sait  que  faire,  il 
faudrait,  pour  s'amuser,  se  marier  un  peu  ?  » 

Ce  sont  des  riens,  remarque  Sainte-Beuve,  mais  on  a  le  ton. 
Comme  c'est  net  et  bien  dit  !  De  pensée  ferme  autant  que  de  vive 
allure,  elle  sait  de  bonne  heure  le  monde,  réfléchit  sur  les  senti- 
ments et  voit  les  choses  par  le  positif...  C'est  une  demoiselle 
Delaunay  égarée  devers  Harlem.  Quand  elle  se  moque  du  Land- 
dag  extraordinaire  à  Nimègue,  «  où  l'on  délibère  sur  quelques 
vaisseaux  de  foin,  et  qui  occupe  toutes  les  bêtes  de  la  province  », 
elle  nous  rappelle  Mme  de  Sévigné  aux  Etats  de  Bretagne.  Le 
Téniers  pourtant  n'est  pas  loin  ;  il  y  a  des  caricatures  d'intérieur 
touchées  d'un  mot  : 

«  Au  déjeuner,  M.  de  Casembrood  lit  d'ordinaire  dans  la  Bible, 
en  robe  de  chambre  et  bonnet  de  nuit,  et  cependant  en  bottes 


BELLE  DE  ZUYLEN  35 

et  culottes  de  cuir,  ce  qui  compose  en  vérité  une  figure  très  risible 
et  point  charmante.  Sa  femme  paraît  le  regarder  comme  un  autre 
Adonis...  Hier,  il  nous  régala  de  la  compagnie  du  baron  van  H... 
gentilhomme  très  noble  et  non  moins  gueux.  Le  langage,  l'habil- 
lement et  les  manières,  tout  était  plaisant.  Je  demandai  :  Qu'est- 
ce  que  la  naissance  ?  Et  d'après  ses  discours,  je  me  répondis  : 
C'est  le  droit  de  chasser.  » 

Ce  ton  détaché  va  souvent  plus  profond  ;  elle  n'avait  guère 
que  seize  ans,  à  en  croire  Sainte-Beuve,  lorsqu'elle  écrivait  à 
son  frère  préféré  : 

«  L'on  vante  souvent  les  avantages  de  l'amitié,  mais  quelque- 
fois je  doute  s'ils  sont  plus  grands  que  les  inconvénients.  Quand 
on  a  des  amis,  les  uns  meurent,  les  autres  souffrent  ;  il  en  est 
d'imprudents,  il  en  est  d'infidèles.  Leurs  maux,  leurs  fautes  nous 
affligent  autant  que  les  nôtres.  Leur  perte  nous  accable,  leur 
infidélité  nous  fait  un  tort  réel,  et  les  bonheurs  ne  sont  point 
comme  les  malheurs  ;  il  y  en  a  peu  d'imprévus.  L'on  n'y  est  pas  si 
sensible.  La  bonne  santé  d'un  ami  ne  nous  réjouit  pas  tant  que 
ses  maladies  nous  inquiètent...  Ne  vaudrait-il  pas  mieux  faire 
tout  par  devoir,  par  raison,  par  charité,  et  rien  par  sentiment  ? 
Je  vois  un  homme  malade,  je  le  soulage  autant  qu'il  m'est  possi- 
ble ;  s'il  meurt,  quel  qu'il  soit,  cela  me  touche  peu.  Je  vois  un 
autre  homme  qui  commet  des  fautes  :  je  le  reprends,  je  lui  donne 
les  conseils  les  plus  conformes  à  la  raison  ;  s'il  ne  les  suit  pas,  tant 
pis  pour  lui.  Je  crois  qu'il  serait  heureux  d'aimer  tout  le  monde 
comme  notre  prochain,  et  de  n'avoir  aucun  attachement  parti- 
culier ;  mais  je  doute  fort  que  cela  fût  possible.  Dieu  a  mis  dans 
notre  cœur  un  penchant  naturel  à  l'amitié,  qu'il  nous  serait,  je 
crois,  difficile  ou  même  impossible  de  vaincre.  Une  bonté  géné- 
rale ne  serait  pas  capable  peut-être  de  nous  faire  avoir  assez  de 
soin  de  ceux  qui  nous  environnent,  et  Dieu  a  voulu  que  nous  les 
aimassions,  afin  que  nous  pussions  trouver  un  plaisir  réel  à  leur 
faire  du  bien,  même  lorsqu'ils  ne  sont  pas  assez  malheureux 
pour  exciter  notre  compassion.  Pensez-y  un  moment,  mon  cher 
frère,  et  vous  me  direz  si  vous  trouvez  autant  d'avantage  à  pou- 
voir verser  notre  cœur  dans  le  sein  d'un  ami,  à  lui  découvrir  nos 
fautes  et  nos  alarmes,  à  recevoir  ses  avis  et  ses  consolations,  qu'il 
y  a  d'amertume  à  pleurer  sa  mort  ou  à  compatir  à  ses  souffrances. 
—  Et  en  post-scriptum  ajouté  après  la  mort  de  son  frère  :  «  Il 
m'a  fait  éprouver  celle  de  ce  premier  chagrin  ». 

Ainsi,  toute  jeune  encore,  devisait,  au  courant  de  la  plume, 
cette  extraordinaire  remueuse  d'idées. 


CHAPITRE    II 


Fille    à    marier 


«  C'est  en  vérité  une  chose 
étonnante  que  je  m'appelle  Hol- 
landaise et  Tuyll.  » 

(Belle  deZuylen  à  d'Hermen- 
ches.) 

Constant  d'Hermenches.  —  Une  correspondance  clandestine.  — Le  Noble. — 
Les  portraits  de  Zélide.  —  L'épitre  A  ma  mère.  —  Aveux  et  pensées. 


La  petite  Belle  est  maintenant  une  jeune  fille,  singulière- 
ment affranchie  de  la  tutelle  morale  que  Mllc  Prévost  exerçait 
sur  elle  à  distance.  Un  peu  plus  d'une  année  s'écoule  depuis  la 
dernière  lettre  de  la  gouvernante  (décembre  1758)  jusqu'à  la 
nouvelle  série  de  documents  que  nous  allons  interroger.  De  cet 
intervalle  nous  ne  savons  rien,  si  ce  n'est  que  l'aîné  des  fils  de 
Tuyll,  Reinout-Gérard,  âgé  de  dix-huit  ans,  se  noya  en  se  bai- 
gnant dans  le  Vecht.  Les  lettres  de  Mlle  Prévost,  qui  aimait  si 
tendrement  «  son  ami  Reinout  »,  auraient  fourni  sûrement  des 
détails  sur  ce  tragique  événement,  auquel  la  sœur  aînée  n'a 
jamais  fait  allusion,  à  notre  connaissance. 

Belle  va  se  montrer  à  nous  avec  une  sincérité  presque  exces- 
sive, dans  sa  curieuse  correspondance  avec  M.  de  Constant 
d'Hermenches. 

David-Louis,  baron  de  Constant  de  Rebecque,  seigneur  de 
Villars-Mendraz  et  d'Hermenches,  était  l'aîné  des  cinq  fils  du 
général-major  Samuel  de  Constant,  qui  avait  conquis  en  Hol- 
lande de  brillants  états  de  service.  Né  à  Lausanne   en  1723, 


38 


MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 


d'Hermenches  était  entré  à  son  tour  au  service  des  Etats- 
Généraux,  ce  que  firent,  après  lui,  trois  de  ses  frères.  Le  second 
d'entr'eux,  Arnold-Louis- Juste,  fut  le  père  de  Benjamin  Cons- 
tant, qui  nous  occupera  beaucoup  dans  la  suite  ;  pour  le  moment, 
c'est  l'oncle,  et  non  le  neveu,  qui  va  tenir  une  grande  place  dans 
la  vie  de  M'le  de  Tuyll. 

Constant  d'Hermenches,  entré  comme  cadet  dans  le  régi- 
ment de  son  père,  était  capitaine  à  dix-huit  ans  ;  il  reçut  une 
blessure  à  Fontenoy.  Au  moment  où  nous  le  rencontrons,  c'est- 
à-dire  en  1760,  il  a  le  grade  de  colonel.  Il  vit  à  La  Haye,  où  sa 
femme,  Louise  de  Seigneux,  lui  a  donné  en  1750  un  fils  que 
Guillaume  IV,  prince  d'Orange,  et  la  princesse  Anne  d'Angle- 
terre, ont  tenu  sur  les  fonts  baptismaux  et  qui,  lui  aussi,  se 
distinguera  plus  tard  au  service  de  Hollande  '. 

D'Hermenches,  qui  figure  parmi  les  correspondants  de  Vol- 
taire -,  était  un  homme  du  monde  très  brillant,  très  spirituel, 

1  Dans  ses  Souvenirs,  Rosalie  de  Constant  fait  naître  d'Hermenches  en 
1722,  et  non  en  1723,  comme  le  Dictionnaire  de  Montet:  «Il  réunissait,  dit- 
elle,  à  une  très  belle  figure  beaucoup  d'esprit  et  tous  les  moyens  de  réussir; 
une  grande  ambition  et  un  grand  amour-propre  lui  laissèrent  peu  de  repos  ; 
il  voulut  allier  ensemble  tous  les  plaisirs  et  toutes  les  affaires,  la  philosophie 
et  la  volupté,  la  plus  extrême  économie  au  faste  et  à  la  magnificence,  sa 
femme  et  ses  maîtresses.  Il  voulut  être  tour  à  tour  courtisan,  auteur,  mili- 
taire, agriculteur,  savant  et  même  dévot,  quoique  toujours  épicurien  ;  il  eut 
toutes  les  prétentions,  toutes  les  ambitions,  voulut  dominer  dans  la  société, 
gouverner  ses  amis,  écraser  ses  ennemis,  l'emporter  sur  tous  ses  rivaux  ; 
il  réussit  quelquefois,  mais  beaucoup  de  choses  lui  échappèrent,  et  la  fin  de 
sa  vie  a  été  moins  heureuse  que  le  commencement.  Il  avait  épousé  par 
inclination  à  2 1  ans  M'"  Seigneux,  plus  âgée  que  lui  de  7  ans...  Il  se  remaria 
à  l'âge  de  55  ans  à  une  riche  veuve  du  Hainaut,  catholique,  nommée  M"'  de 
Préseau...  M.  d'Hermenches  mourut  à  Paris  en  1785  avec  le  grade  de  maré- 
chal de  camp  au  service  de  France...»  (Souvenirs  de  Rosalie  de  Constant 
sur  sa  famille,  Bibl.  de  Genève,  Fonds  Constant). 

2  Voir  les  lettres  de  Voltaire  à  Constant  d'Hermenches  des  29  septembre 
1772;  1773  (sans  autre  date);  25  janvier  et  g  d'auguste  1775.  Lorsque  d'Her- 
menches passa,  comme  il  sera  dit  plus  loin,  au  service  de  France,  Voltaire 
l'avait  recommandé  au  maréchal  de  Richelieu  :  Ferney,  27  janvier  i?65... 
«  Vous  pouvez  le  faire  votre  aide-de-camp  auprès  de  mademoiselle  d'Epinay, 
ou  de  mademoiselle  d'Oligny,  ou  de  mademoiselle  Luzy,  attendu  que  vous 
ne  pouvez  pas  tout  faire  par  vous-même.  De  plus,  je  dois  vous  certifier  que 
c'est  l'homme  du  monde  qui  se  connaît  le  mieux  en  bonne  déclamacion.  J'ai 
eu  l'honneur  de  jouer  le  vieux  bonhomme  Lusignan  avec  lui.  Il  faisait  Oros- 
mane  à  mon  grand  contentement...  »  —  Voilà  un  militaire  bien  recommandé  ! 


FILLE    A    MARIER  3û, 

assez  entreprenant  auprès  des  dames  et,  par  là,  un  peu  redouté 
dans  les  paisibles  cercles  hollandais.  Ses  propres  déclarations 
nous  apprennent  que  sa  vie  domestique  n'était  pas  heureuse. 


CONSTANT    D  HERMENCHES 


«Vous  ne  savez  que  trop,  écrit-il  à  Belle,  que  j'ai  fait  un  mariage 
mal  assorti,  avec  une  femme  de  sept  ans  plus  âgée  que  moi, 
sans  bien,  sans  santé,  peu  d'esprit,  et  du  caractère  le  plus  insi- 
pide, tout  le  monde  le  sait;  malgré  cela,  j'ai  couvert  la  faute  du 
jeune  homme  de  vingt  ans  et  la  faute  de  parents  peu  zélés  pour 


40 


MADAME    DE    CHARPIERE    ET    SES    AMIS 


le  bonheur  de  leur  fils,  en  rendant  cette  femme  heureuse,  en  la 
faisant  briller,  en  pensant,  écrivant,  parlant  pour  elle  ;  en  la 
portant  de  son  lit  au  bal,  ou  sur  le  théâtre,  et  de  là  à  des  soupers  ; 
je  l'ai  aimée  parce  que  je  suis  aimant  et  qu'il  faut  que  j'aime  ;. 
je  l'ai  ménagée  parce  que  je  suis  sensible  et  délicat  ;  je  l'ai  sup- 
portée parce  que  j'ai  eu  la  folie  de  croire  que  je  pourrais  la 
changer...  Je  n'ai  jamais  rien  laissé  paraître,  parce  qu'elle  était 
douce,  vertueuse  et  décente  ;  mais  l'âge  donne  de  l'aigreur  à 
ma  femme...  (Lettre  datée  de  Lausanne,  24  octobre  [1766  ?]  » 

Ces  confidences,  que  nous  abrégeons,  se  poursuivent  pendant 
quatre  pages  ;  elles  répondent  à  une  lettre  de  Belle  où  celle-ci 
reprochait  à  d'Hermenches  d'être  mal  avec  sa  femme  et  de  vivre 
à  peu  près  séparé  d'elle.  C'est  dans  unefête  mondaine,  à  La 
Haye,  que  la  jeune  fille  avait  rencontré  le  séduisant  d'Hermen- 
ches, alors  âgé  d'environ  trente-sept  ans.  Elle  lui  avait  fait  les 
premières  avances. 

«  Vous  en  souvenez-vous,  chez  le  duc,  il  y  a  quatre  ans  ?  Vous 
ne  rne  remarquiez  pas,  mais  je  vous  vis.  Je  vous  parlai  la  pre- 
mière :  Monsieur,  vous  ne  dansez  pas  ?  pour  engager  la  conver- 
sation. Je  ne  me  suis  jamais  souciée  de  l'étiquette,  et  quand 
j'ai  rencontré  ce  qui  peut  s'appeler  une  physionomie,  j'ai  tou- 
jours eu  la  passion  de  la  faire  parler.  » 

Dès  les  premiers  mots  échangés,  une  vive  sympathie  les  avait 
unis.  Au  commencement  de  1760,  une  correspondance  régulière 
s'établit  entre  eux.  Pendant  douze  années,  d'Hermenches  va 
tenir  auprès  d'Isabelle  —  qu'il  nomme  d'un  autre  de  ses  prénoms, 
A  gnès  —  le  rôle  de  confident  intime  : 

«  Vous  êtes,  lui  dit-elle,  l'homme  de  l'univers  en  qui  j'ai  la 
confiance  la  plus  entière  et  la  plus  naturelle  ;  je  n'ai  point  de 
prudence,  point  de  réserve,  point  de  pruderie  pour  vous,  et,  ce 
qui  est  plus  extraordinaire,  je  n'ai  plus  de  vanité  vis-à-vis  de 
vous,  de  sorte  que  toutes  les  folies,  tous  les  travers  qui  me  rabais- 
sent à  mes  propres  yeux,  je  me  sens  toujours  disposée  à  vous  les 
dire.  Si  nous  vivions  ensemble,  je  ne  tairais  rien.  —  Je  vous 
adorerais,  lui  dit-il  à  son  tour,  quand  vous  seriez  laide  et  maussade. 
Je  puis  vous  dire  sans  exagérer  que  vous  écrivez  mieux  que  per- 
sonne que  je  connaisse  au  monde,  je  n'en  excepte  pas  Voltaire. 
D'ailleurs,  ce  n'est  plus  parce  que  vous  avez  de  l'esprit,  que  je 
m'attache  à  vous,  c'est  parce  que  vous  êtes  bonne...  J'ai  bien  eu 
des  malheurs  dans  ma  vie,  aimable  Agnès,  mais  vous  me  les  faites 
tous  oublier  ;  vous  me  raccommodez  avec  la  vie,  avec  la  société 
des  humains...  —  En  me  témoignant  d'un  air  si  vrai  que  mes 


FILLE    A    MARIER  41 

lettres  vous  étaient  un  plaisir,  répond-elle,  vous  m'avez  bien  prise 
par  mon  faible.  Hier,  un  laquais  me  donna  une  rose  qu'il  avait 
cherchée  pour  moi;  je  trouvai  que  cela  rachetait  vingt  négligen- 
ces, et  que  l'on  était  heureux  et  bon  à  proportion  que  l'on  procure 
plus  de  sentiments  agréables  à  tout  être  capable  de  sentiment  ; 
n'importe  que  ce  soit  dans  de  grandes  ou  de  petites  choses,  il  ne 
doit  jamais  être  égal  de  donner  un  plaisir  ou  de  ne  le  point  donner. 
Si  un  degré  de  bonheur  de  plus  ou  de  moins  n'est  pas  indiffé- 
rent dans  un  chien,  que  sera-ce  d'un  homme  ?  S'il  intéresse 
dans  un  inconnu,  que  sera-ce  d'un  ami  ?  Mes  lettres  ne  peuvent 
vous  faire  un  bien  grand  plaisir,  ce  n'est  qu'un  petit  degré  de 
bonheur,  c'est  la  rose  qu'on  me  donna,  mais  je  fus  sensible  à  la 
rose  ;  il  y  a  peu  de  roses,  il  y  a  peu  de  plaisirs  dans  la  vie...  » 

Elle  faisait  mieux  que  lui  donner  du  plaisir  ;  elle  lui  donnait 
au  besoin  les  conseils  d'une  ferme  sagesse.  Lorsque  d'Hermenches 
songea  à  passer  au  service  de  France,  il  prit  l'avis  de  Belle,  qui 
lui  parla  ainsi  : 

«  Selon  mes  idées,  servir  des  étrangers  n'est  jamais  fort  raison- 
nable. C'est  à  votre  patrie  que  vous  devez  votre  sang...  Servir 
des  étrangers  qui  ne  vous  ont  fait  aucun  bien  contre  des  étrangers 
qui  ne  vous  ont  fait  aucun  mal,  la  coutume  l'autorise,  mais  la 
sagesse  ne  l'approuve  pas.  Si  vous  pouviez  regarder  la  Hollande 
comme  votre  patrie,  je  vous  dirais  :  Refusez  toutes  les  offres. 
Mais  vous  n'y  vivez  qu'en  étranger  ;  votre  femme,  vos  biens 
sont  en  Suisse  ;  vous  y  êtes  vous-même  le  plus  que  vous  pouvez  ; 
vous  ne  faites  ici  que  des  voyages.  Cependant  votre  cœur  ne 
sent-il  rien  pour  nous  ?  Demandez-vous  ce  que  vous  sentiriez,  si, 
étant  guerrier  du  roi  de  France,  il  vous  fallait  attaquer  la  Hol- 
lande, ou  les  alliés  qui  la  défendraient.  Si  votre  cœur  ne  répond 
rien,  ne  s'émeut  pas,  acceptez  la  France.  Adieu  ;  vous  êtes  si 
occupé,  que  je  pourrais  vous  embrasser  sans  que  vous  vous  en 
aperçussiez.  » 

D'Hermenches,  notons-le  en  passant,  n'avait  guère  plus  de 
goût  pour  la  vie  suisse  que  pour  la  vie  hollandaise  ;  il  médit  de 
Lausanne  comme  de  La  Haye  ;  pendant  un  séjour  dans  le  Pays 
de  Vaud,  il  écrit  à  Belle  : 

«  C'est  une  singulière  chose  que  cette  manie  qui  amène  dans  ce 
petit  trou  de  ville  des  personnes  rares  de  tous  les  coins  de  l'Eu- 
rope ;  cela  doit  donner  bien  mauvaise  opinion  de  la  façon  de 
vivre  de  tous  les  autres  pays,  car  celui-ci  est  rempli  d'inconvé- 
nients, de  platitudes,  de  privations,  et  malgré  cela  tout  y  vient 
(28  octobre   1766).  » 


42  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

Son  amie  séjournant  avec  plaisir  dans  le  beau  château  de 
Middagten,  il  lui  dit  rudement  : 

«  En  conscience,  à  ce  Middagten,  croyez-vous  qu'on  vous  ait 
appréciée  ce  que  vous  valez  ?  Vous  les  avez  étonnés,  peut-être 
fait  rire,  parce  que  vous  êtes  excellente  pour  toutes  sortes 
d'êtres,  parce  que  vous  réchaufferiez  des  Lapons  ;  mais  comment 
les  admirations  de  ces  Lapons  peuvent-elles  vous  satisfaire  ? 
{18    novembre    1766).  » 

Mais  Belle  n'est  pas  en  reste  de  franchise  avec  lui  ;  un  jour 
qu'il  s'est  plaint  avec  amertume  de  ses  «  ennemis  »  de  La  Haye, 
elle  riposte  : 

«  N'avoir  point  d'ennemis  prouve  contre  le  mérite  ;  mais 
n'avoir  point  d'amis  prouve  contre  le  caractère,  ou  du  moins 
-contre  l'humeur.  » 

Un  jour  qu'il  avait  exhalé  ses  plaintes  contre  la  Hollande,  à 
propos  d'un  procès  qu'il  avait  perdu,  elle  lui  fait  ainsi  la  leçon  : 

«  ...Vous  exigez  trop  des  hommes;  moi  je  n'en  attends  presque 
rien.  Vous  vous  fâchez  contre  eux  ;  moi  je  suis  disposée  à  les 
mépriser.  Vos  réflexions  contre  mes  compatriotes  sont  trop 
aigres.  Par  tout  pays  on  perd  des  procès  qu'on  devrait  gagner. 
Il  y  a  du  bon,  dans  ce  pays,  que  vous  ne  connaissez  pas.  Ici, 
ce  n'est  pas  la  galanterie  qui  est  le  vice  dominant,  ce  n'est  pas 
celui  que  les  plus  honnêtes  gens  tolèrent  ;  du  moins  veulent- 
ils  qu'on  s'en  cache  :  point  d'aventures  éclatantes,  on  ne  les 
pardonne  et  ne  les  oublie  que  bien  difficilement.  D'ailleurs, 
les  étrangers  trouvent  une  sorte  de  prévention  contre  eux,  et 
s'il  y  a  la  moindre  chose  à  dire  sur  leur  compte,  comme  on  n'a 
point  d'intérêt  à  s'en  faire  des  amis,  on  n'approfondit  rien, 
on  les  laisse.  Ici,  l'on  est  pesant,  on  a  le  premier  abord  fâcheux, 
effrayant,  insupportable  ;  on  néglige  les  agréments  de  la  société  ; 
cela  est  vrai  dans  toutes  les  villes,  dans  toutes  les  maisons. 
Mais  on  n'a  pas  partout  le  cœur  insensible,  vil,  méchant,  comme 
dans  le  beau  monde  que  vous  voyez  à  La  Haye.  Je  n'ai  vu  nulle 
part  des  gens  plus  ridicules  ni  plus  méprisables  :  vous  seriez 
injuste  de  juger  par  ceux-là  de  toute  la  nation.  Je  n'ose  vous 
prêcher  ma  profonde  indifférence  pour  les  vices  qui  m'environ- 
nent de  loin  ;  je  la  blâme,  je  la  trouve  criminelle,  je  voudrais 
m'indigner  plus  souvent  ;  c'est  un  malheur  de  ne  pas  respecter 
la  société,  de  pardonner  tout  à  ses  semblables  par  pur  dédain...  » 

Voici  encore  une  piquante  remontrance  qu'elle  lui  adresse  : 

«Aucune  des  histoires  dont  on  m'a  régalée  sur  le  chapitre  de  vos 
galanteries  ne  m'a  fait  beaucoup  d'impression  ;  une  chose  bien 


FILLE    A    MARIER  43 

légère  me  fit  plus  de  peine.  Ma  tante,  l'aînée,  petit  génie  s'il 
en  fut  jamais,  se  souvint,  il  y  a  quatre  ans,  au  commencement 
de  notre  connaissance,  que  dix  ou  douze  ans  auparavant,  vous 
maltraitiez  un  petit  chien  que  Mm  d'Hermenches  aimait  beau- 
coup. Je  ne  l'ai  pas  oublié,  parce  que  j'en  fus  fâchée.  Aimer  une 
autre  femme  que  la  sienne,  c'est  moins  un  crime  qu'un  malheur  ; 
sacrifier  la  passion  au  devoir,  c'est  une  chose  difficile  ;  mais  ne 
pas  battre  le  chien  de  sa  femme  est  si  facile  !  Le  battre  est  mé- 
chant. En  général,  il  y  a  plus  de  méchanceté  à  donner  de  petits 
qu'à  donner  de  grands  chagrins  (1764).  » 

Sa  tendre  sympathie  pour  d'Hermenches  n'influe  à  aucun 
degré  sur  ses  idées  ;  elle  maintient  avec  lui  la  pleine  indépendance 
de  son  esprit  ;  elle  n'est  jamais  tentée  de  voir  par  ses  yeux  ; 
elle  affirme  en  toute  occasion  un  jugement  personnel  sur  les 
gens  et  les  choses.  En  voici  un  exemple  caractéristique  : 

«  29  novembre  1763....  On  me  dit  l'autre  jour  que  Mlle  de  Mar- 
quette l'aînée  épousait  un  officier  suisse  et  que  vous  aviez  fait 
ce  mariage  :  j'en  fus  d'abord  fâchée  contre  vous  ;  je  trouvai 
très  mauvais  que  de  sang-froid  vous  voulussiez  causer  un  par- 
jure et  faire  promettre  un  amour  éternel  à  une  personne  qui  ne 
peut  inspirer  que  du  dégoût  et  de  l'aversion.  Que  ces  philoso- 
phes ont  une  mauvaise  philosophie  !  me  disais-je.  Ils  croient  que 
ce  n'est  pas  acheter  trop  cher  un  peu  de  fortune  que  de  se  donner 
pour  l'acquérir  une  compagne  désagréable,  difforme,  presque 
monstrueuse,  à  laquelle  les  yeux  ni  le  cœur  ne  pourront  s'accou- 
tumer !  Est-ce  là  la  loi  de  la  nature  et  de  la  raison  ?  Que  ces  gens 
qui  parlent  de  la  vertu  et  qui  s'en  parent,  disais-je  encore,  sont 
de  mauvais  moralistes  !  Ils  croient  rendre  service  à  un  ami 
lorsqu'ils  lui  font  prendre  un  engagement  qu'il  ne  pourra,  qu'il 
ne  voudra  pas  tenir  ;  ils  font  sans  scrupule  une  femme  malheu- 
reuse, un  mari  coupable,  une  union  ridicule  et  odieuse  !  Qu'on 
se  laisse  entraîner  par  ses  passions,  cela  peut  être  quelquefois 
excusable  ;  mais  peut-on,  de  sens  rassis,  arranger  le  mal  ?  Oh  ! 
que  Julie  et  Emile  font  peu  d'effet  sur  leur  admirateur  !  —  Voilà 
ce  que  je  pensais  hier  ;  aujourd'hui  je  vous  ai  à  peu  près  par- 
donné. On  m'a  dit  que  le  galant  était  presque  sexagénaire  : 
peut-être  que  n'aimant  plus  ce  qui  est  aimable,  il  ne  haïra  pas 
sa  moitié.  Je  le  souhaite  pour  lui,  pour  elle,  pour  votre  honneur, 
pour  votre  conscience,  car  je  veux  croire  que  vous  en  avez  une 
et  que  vous  sentez  un  peu  de  ces  regrets  qui  me  tourmentent 
si  fort  lorsque  j'ai  la  moindre  chose  à  me  reprocher.  En  vérité, 
quand  ce  ne  serait  que  pour  mon  repos,  je  ne  dois  pas  faire  le 
plus  petit  mal  à  mon  prochain,  car  c'est  m'en  faire  un  terrible 
à  moi-même....   Dans  ce  moment  j'ai  tiré  d'un  coin  de  mon 


44  MADAME    DE    CHARRIEKE    ET    SES   AMIS 

bureau  une  confession  de  foi  écrite  à  quinze  ans  :  on  voit  bien 
à  l'écriture,  au  style  et  à  l'orthographe  que  cela  est  fort  jeune. 
Je  l'ai  relue  ;  j'ai  presque  envie  de  vous  l'envoyer  ;  cela  nous 
mettra  sur  la  voie  de  parler  aussi  religion.  » 

D'Hermenches,  qui  fréquentait  chez  Voltaire,  professait  pour 
le  ton  et  l'esprit  français  un  enthousiasme  que  son  amie  jugeait 
un  peu  aveugle.  Certes,  elle  reconnaît  tout  ce  qu'elle  doit  à  la 
culture  française,  mais  son  admiration  n'ôte  rien  à  sa  clair- 
voyance. Jugez  plutôt  : 

«  Mercredi  3  octobre  [1764]...  Je  vous  abandonne  Mlle  de  Mau- 
clerc,  quelques-unes  de  ses  phrases,  les  gestes  de  ses  yeux  (sic)  : 
c'est  le  tortillage  allemand.  Mais  qu'elle  ait  l'esprit  juste  et  fin, 
les  plus  heureuses  saillies  et  le  cœur  excellent,  c'est  ce  que  vous 
pouvez  croire  sur  ma  parole...  Il  y  a,  je  crois,  un  certain  travers 
auquel  sont  sujettes  les  femmes  fort  sensibles  quand  elles  sont 
honnêtes  femmes  :  c'est  une  certaine  langueur,  un  intérêt  si 
délicat,  si  détaillé,  à  tout  ce  qui  concerne  leurs  amis  et  leurs 
parents,  des  émotions,  des  inquiétudes  ;  il  faut  une  double  dose 
de  goût  pour  que  cela  soit  agréable  et  ne  paraisse  pas  affectation 
et  minauderies.  Je  me  souviens  qu'à  Genève  tant  de  femmes 
parlent  de  sensibilité  !  Je  le  disais  l'autre  jour  à  une  Genevoise, 
qui  me  comprit  fort  bien  et  me  parla  de  quelques  sociétés  où 
l'on  était  si  sensible  !  M1-'  de  Mauclerc  a  trop  d'esprit  pour  ces 
sottises  ;  cependant,  elle  est  aussi  de  la  classe  des  femmes  sen- 
sibles et  honnêtes. 

Vous  ne  voulez  pas  que  les  propos  dont  nous  nous  plaignons 
soient  venus  de  France,  et  moi  je  soutiens  qu'ils  en  sont  venus, 
et  je  m'imagine  voir  leur  origine  dans  l'ancienne  chevalerie, 
où  la  galanterie  avait  tant  de  part.  Le  ton  de  cette  galanterie 
a  changé  suivant  les  mœurs,  mais  n'a  pas  cessé  d'être  la  plus 
sotte  chose  du  monde  :  voyez  St-Evremond,  les  lettres  de  Chau- 
lieu,  les  lettres  de  Fontenelle  !  Il  est  sûr  que  les  platitudes  fran- 
çaises deviennent  cent  fois  plus  plates  dans  les  bouches  hollan- 
daises, mais,  croyez-moi,  sans  les  Français,  nous  n'aurions  jamais 
pensé  à  plaisanter  une  demi-heure  sur  un  mot  équivoque,  auquel 
celui  qui  l'a  dit  n'attachait  aucun  sens  et  auquel  celle  à  qui  on 
le  dit  ne  veut  pas  qu'on  attache  un  sens  ;  nous  ne  parlerions 
pas  tant  de  conquêtes,  de  jalousies,  etc..  Une  femme  qui  ne 
se  soucie  pas  d'être  aimée  ne  dirait  pas  mille  choses  de  la  passion 
d'un  homme  qui  ne  l'aime  point.  Ces  légers  propos  qui  n'ont 
ni  tête  ni  queue,  ni  raison,  ni  vraisemblance,  sans  les  Français 
ne  seraient  jamais  entrés  dans  nos  grosses  têtes.  Madame  de 
Tuyll  m'a  dit  qu'elle  se  désespérait  à  Spa  d'entendre  le  général 
de  Chabot,  guerrier  assez  inhumain  et  qui  avait  passé  l'âge 


FILLE    A    MARIER  45 

d'être  joli  homme,  parler  éternellement  du  pouvoir  des  femmes, 
de  le  voir  toujours  faire  l'amoureux.  Je  suis  convaincue  que  ce 
n'est  pas  là  le  meilleur  ton  de  France  ;  mais,  sans  prévention, 
croyez  qu'il  en  vient,  et  qu'elle  nous  envoie  bien  d'autres  tra- 
vers qui,  entés  sur  les  nôtres,  nous  font  autant  de  mal  que  ses 
belles  manières  et  ses  coiffures  nous  font  de  bien.  » 

Son  correspondant  la  tient  au  courant  des  nouveautés  litté- 
raires :  «  Les  brochures  sur  les  Calas,  lui  dit-elle,  m'ont  fait 
verser  des  larmes  d'indignation  et  de  pitié  ».  Il  lui  soumet  une 
tragédie  de  sa  façon,  Statira,  qu'elle  critique  sans  merci.  Il 
accepte  et  souffre  tout  de  l'«  adorable  Agnès,  être  sublime  et 
presque  divin  ».  Par  moments,  elle  s'effraie  d'une  admiration 
qui  lui  semble  un  peu  trop  exaltée  : 

«  9  septembre  1762.  J'entends  répéter  sans  cesse,  même  à  ceux 
qui  vous  admirent,  que  vous  êtes  le  plus  dangereux  des  hommes 
et  qu'on  ne  saurait  être  trop  sur  ses  gardes  avec  vous...  J'étais 
bien  éloignée  de  souhaiter  que  la  possibilité  de  me  revoir  vous 
fît  quitter  l'Angleterre.  Un  ami  tel  que  je  voulais  me  le  conserver 
n'est  pas  si  empressé,  ne  s'exprime  pas  comme  vous  faites  ; 
je  ne  saurais  prendre  non  plus  tout  ce  que  vous  me  dites  pour  un 
simple  langage  de  politesse  ;  il  me  semble,  Monsieur,  que  vous 
êtes  ou  que  vous  feignez  d'être  plus  qu'un  ami,  et  je  ne  voudrais 
ni  entretenir  une  folie,  ni  être  la  dupe  d'une  fausseté...  Comment 
voulez-vous  que  je  vous  regarde  comme  un  homme  qui  ne  peut 
me  donner  que  des  conseils  utiles,  comme  une  liaison  qui  ne  sau- 
rait avoir  rien  de  dangereux  ? 

...Vous  êtes  pour  moi  comme  ces  choses  rares  et  précieuses 
qu'on  a  la  folie  de  vouloir  acquérir  et  conserver  à  tout  prix, 
quoiqu'on  n'en  puisse  faire  usage.  J'ai  trop  cherché  à  me  faire 
distinguer,  ensuite  estimer  de  vous,  puisque  nous  ne  gagnons 
que  bien  peu  à  cela,  que  nous  ne  pouvons  ni  nous  voir,  ni  nous 
écrire...  » 

C'est  qu'en  effet  —  le  lecteur  l'a  déjà  compris  —  la  corres- 
pondance de  Belle  et  de  Constant  d'Hermenches  s'était  établie 
à  l'insu  des  parents  de  Tuyll,  dont  la  rigidité  n'eût  jamais  admis 
une  relation  de  cette  nature.  Les  lettres  s'échangeaient  par  l'in- 
termédiaire d'amies  bienveillantes  :  c'était  une  dame  Geelwinck, 
qui  est  simplement  appelée  «  la  veuve  »  ;  c'était  une  dame  Hasse- 
laer,  femme  d'un  échevin  d'Amsterdam,  chez  qui  Belle  fit  plu- 
sieurs séjours  et  dont  elle  a  tracé  le  charmant  portrait  que  voici  : 

«  ...Après  mille  conversations  sur  tous  les  sujets  imaginables, 
je  conclus  que  si  je  devais  changer  avec  quelque  femme  que  ce  fût 


46  MADAME    DE    CHABRIÈRE    ET    SES    AMIS 

de  ma  connaissance,  de  la  tête  aux  pieds,  d'esprit  et  de  cœur, 
c'est  avec  Mme  Hasselaer  que  je  changerais...  Elle  supporte  les 
sots,  et  c'est  en  quoi  je  lui  porte  envie.  Mais  elle  ne  les  confond  pas 
avec  les  gens  d'esprit.  Elle  sait  faire  la  demande  et  la  réponse  ; 
mais  elle  aime  beaucoup  mieux  trouver  des  gens  qui  entendent 
et  qui  répondent.  Elle  n'est  point  fausse,  elle  n'est  point  dissi- 
mulée ;  avec  le  public  elle  est  polie  et  prudente  ;  avec  ses  amis 
elle  est  confiante  et  sincère.  C'est  ne  point  la  connaître  que  de 
l'estimer  médiocrement. 

...Toutes  les  conversations  lui  sont  bonnes,  elle  entend  la  plus 
déliée,  elle  trouve  de  l'agrément  à  la  plus  solide.  Vous  auriez 
le  chagrin  de  la  voir  causer  aussi  avec  les  Villatte,  mais  elle  ne 
se  méprend  pas  aux  différences,  elle  écoute  tout  autrement. 
Mlle  de  Mauclerc  se  plaignait  avec  moi  l'autre  jour  de  ce  que  MmC 
Hasselser  souffrait  les  plus  insipides  propos,  s'accommodait  de  la 
mauvaise  compagnie,  écoutait  tout  le  monde.  «  Oui,  lui  dis-je, 
mais  son  goût  se  venge  par  ses  distractions...  » 

Bientôt,  Belle  eut  dans  sa  famille  un  commissionnaire  obli- 
geant et  discret.  Le  conseiller  Cornelis  de  Perponcher-Sedlnitzki, 
habitant  La  Haye,  épousa  en  avril  1763  Jeanne-Marie  de  Tuyll1. 
Ce  grave  personnage  consentit,  dans  l'heureux  temps  des  fian- 
çailles,—  le  bonheur  rend  accommodant, —  à  faciliter  l'échange 
des  missives  entre  Belle  et  d'Hermenches.  Belle  ne  se  livrait 
qu'en  tremblant,  et  avec  des  remords  sincères,  aux  plaisirs  de  cette 
correspondance  clandestine.  Elle  le  dit  cent  fois  et  sur  tous  les 
tons  : 

«  Si  ce  commerce  venait  à  se  découvrir,  écrit-elle,  il  causerait 
ici  une  si  terrible  indignation  !...  Ni  mes  parents,  ni  le  public  ne 
me  pardonneraient  jamais  cette  étourderie....  Des  saillies  peu 
glorieuses  pour  moi,  passagères  dans  mon  âme,  ne  devraient 
pas  s'éterniser  dans  votre  cassette...  Au  nom  de  Dieu,  Monsieur, 
brûlez  mes  lettres  !...  Supposé  même  qu'il  pût  vous  en  coûter 
quelque  chose,  il  me  semble  que  vous  me  devez  un  sacrifice  si 
nécessaire  à  mon  repos.  » 

Mais  d'Hermenches  ne  brûla  rien.  Il  refusa  même  plus  tard 
de  rendre  à  madame  de  Charrière  les  lettres  de  la  trop  confiante 
Agnès  2.  On  conçoit  qu'elle  attachât  un  grand  prix  à  sa  relation 


1  Sa  mort  fut  prématurée  :  il  se  noya  par  accident  quelques  années  plus 
tard,  en  1776.  La  famille  de  Perponcher  a  encore  des  représentants  à  Berlin. 

2  Ces  lettres,  au  nombre  de  178,  font  partie  du  «  Fonds  Constant»,  à  la 
Bibliothèque  de  Genève.  (Mec.  37.) 


FILLE    A    MARIER 


47 


avec  d'Hermenches  :  elle  se  sentait  si  complètement  isolée  dans 
le  calme  et  froid  milieu  où  le  ciel  l'avait  fait  naître  !  N'employons 
pas  le  mot  d'«  incomprise  »,  qui  serait  d'un  romantisme  déplacé  ; 
mais  il  est  sûr  que  la  jeune  fille  déconcertait  son  entourage  par 


MERE    DE    BELLE 


sa  fièvre  d'activité  intellectuelle  et  la  hardiesse  de  son  esprit. 
Dépaysée  dans  sa  famille,  elle  avait  souffert  de  cette  dissonance 
dès  ses  plus  jeunes  années,  et  le  tardif  mariage  qu'elle  contractera 
sera  surtout  pour  elle  le  moyen  de  mettre  un  terme  à  ce  long 
malaise.  Les  lettres  que  nous  allons  transcrire  montreront  mieux 


48  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

que  toutes  nos  explications  ce  qui  rendit  sa  jeunesse  vraiment 
malheureuse  : 

«23  juillet  1762...  Mon  père  et  ma  mère  me  veillent  de  fort  près, 
parce  qu'ils  m'aiment  beaucoup  ;  et  parce  que  je  les  aime  beau- 
coup aussi,  je  suis  au  désespoir  lorsque  je  leur  donne  du  cha- 
grin ou  de  l'inquiétude.  La  voie  que  je  prends  pour  vous  faire 
tenir  cette  lettre  ne  me  laisse  rien  à  craindre  de  ce  côté-là,  et 
pour  ce  qui  s'appelle  bienséance,  comme  elle  n'est  fondée  que 
sur  l'opinion,  je  ne  vois  pas  un  grand  mal  à  la  violer  lorsque  cela 
n'alarme  point  la  vertu,  ni  ne  trouble  le  bon  ordre. 

...Quelques  jours  après  mon  retour  à  Utrecht,  comme  j'étais 
au  bal,  je  voulus  tirer  quelque  chose  de  mes  tablettes  pendant 
le  souper,  et  toutes  mes  lettres  en  tombèrent  sans  que  je  le  visse  ; 
j'étais  déjà  retournée  dans  la  salle  où  l'on  dansait,  lorsqu'un 
jeune  homme  les  releva.  Ma  mère  les  demanda  aussitôt  et  elles 
lui  furent  données...  Je  redemandai  en  badinant  mes  lettres, 
je  tâchai  de  conserver,  tout  en  faisant  des  instances,  un  air  riant 
et  tranquille  ;  rien  ne  me  réussit.  Ma  mère,  soit  qu'elle  eût  des 
soupçons,  soit  simple  curiosité,  ne  voulut  jamais  me  les  rendre. 
De  retour  au  logis,  je  cherchai  avec  une  fille  de  chambre  qui 
m'était  affectionnée  tous  les  moyens  de  les  ravoir...  Sincère  et 
délicate  sur  le  chapitre  de  la  probité  comme  je  le  suis,  la  nécessité 
d'en  imposer  à  mes  parents  ne  fut  pas  ce  qui  me  fit  le  moins  souf- 
frir ;  j'en  vins  à  bout  sans  beaucoup  de  peine,  mais  je  fus  pres- 
que fâchée  du  succès. 

Septembre  1762...  Il  n'y  a  que  très  peu  de  choses  qui  m'amu- 
sent... Permettez-moi  de  ne  vous  rien  dire  encore  de  mon  mariage  ; 
il  est  peut-être  éloigné  ;  je  n'ai  point  encore  pris  d'engagement  et 
je  ne  suis  pas  sur  le  point  de  me  déterminer...  On  dit  que  je  dédai- 
gne toute  conversation  commune  et  que  je  crois  mon  esprit  au- 
dessus  de  tout.  On  trouve  aussi  mauvais  que  je  veuille  savoir 
plus  que  la  plupart  des  femmes,  et  on  ne  sait  pas  que  très  sujette 
à  une  noire  mélancolie,  je  n'ai  de  santé  ni  pour  ainsi  dire  de  vie, 
qu'au  moyen  d'une  occupation  d'esprit  continuelle.  Je  suis  bien 
éloignée  de  croire  que  beaucoup  de  science  rende  une  femme 
plus  estimable,  mais  je  ne  puis  me  passer  d'apprendre  ;  c'est 
une  nécessité  où  m'ont  mise  mon  éducation  et  ma  façon  de 
vivre...  Si  je  ne  suis  point  vaine,  si  je  ne  néglige  point  mes  de- 
voirs, que  peut-on  me  reprocher  ? 

9  octobre  1762...  Il  suffira  de  vous  dire  que  mes  parents  m'ai- 
ment beaucoup  pour  vous  engager  à  les  respecter  dans  vos  juge- 
ments. Il  me  serait  impossible  de  changer  leurs  idées,  et  ils  ne 
changeront  jamais  de  conduite,  tant  que  leurs  principes  ne  chan- 
geront pas.  Leurs  intentions  sont  pures,  et  ils  sont  fermes  comme 
ils  doivent  l'être  à  faire  ce  qui  leur  paraît  bien.  S'il  y  a  quelque 


FILLE    A    MARIER  4g 

excès,  je  n'en  dois  pas  moins  me  soumettre  à  leur  volonté.  Je 
ne  me  pardonnerais  pas  de  leur  causer  du  chagrin  pendant  le  peu 
de  temps  que  j'ai  peut-être  encore  à  dépendre  d'eux. 

23  octobre...  Vous  n'êtes  pas  le  premier  qui  ait  des  regrets  que 
je  ne  sois  pas  un  homme  ;  j'en  ai  eu  moi-même  bien  souvent. 
Je  serais  une  créature  moins  déplacée  que  je  ne  le  parais  à  pré- 
sent ;  ma  situation  donnerait  plus  de  liberté  à  mes  goûts  ;  un 
corps  plus  robuste  servirait  mieux  un  esprit  actif. 

..Mon  père  est  l'homme  du  monde  le  plus  réservé  dans  ses 
jugements  ;  vous  ne  fûtes  pas  même  nommé  dans  l'histoire  des 
papiers  surpris  ;  il  ne  m'a  jamais  dit  du  mal  de  vous.  Ma  mère 
blâme  aussi  bien  que  moi,  en  plaisantant,  le  soin  qu'on  prenait 
un  jour  de  faire  revivre  un  vieux  conte  à  votre  désavantage,  et 
ne  trouva  point  mauvais  qu'on  m'appelât  votre  Don  Quichotte. 
Il  n'est  pas  besoin  de  votre  présence  pour  que  l'un  et  l'autre 
aient  sans  cesse  les  yeux  sur  moi  :  ils  me  croient,  je  pense,  assez 
aimable  pour  plaire  et  assez  étourdie  pour  faire  des  imprudences, 
en  quoi  ils  n'ont  pas  si  grand  tort,  puisque  je  vous  écris.  Eussiez- 
vous  la  sagesse  de  Caton,  un  commerce  de  lettres  condamné 
par  la  bienséance  leur  déplairait,  et  si  vous  voulez  être  pour  eux 
digne  d'une  parfaite  estime,  il  faut  commencer  par  n'engager 
plus  leur  fille  à  manquer  à  son  devoir. 

...  Vos  louanges  me  rendraient  vaine,  si  je  pouvais  le  devenir, 
mais  je  me  connais  trop  bien,  je  me  fais  trop  peu  de  grâce  pour 
jamais  l'être.  Quand  on  s'examine  avec  soin  et  de  bonne  foi,  on 
trouve  de  quoi  entretenir  une  sorte  d'humilité  malgré  les  éloges 
les  plus  flatteurs.  » 

A  propos  de  la  mort  de  son  oncle,  Jean  de  Tuyll,  frère  cadet  de 
son  père  ',  elle  écrit  : 

«29  décembre  1762...  J'ai  réfléchi  avec  surprise  à  ce  qu'il  en  coûte 
pour  mourir.  Pourquoi,  disais-je,  la  bonté  de  Dieu  ne  rend-elle 
pas  aisée  une  chose  qui  est  dans  la  nature,  qu'il  nous  faut  tous 
subir  ?  Pourquoi  ne  mourons-nous  pas  comme  nous  naissons  ? 
Il  m'est  venu  dans  l'idée  que  nos  premiers  pères  ne  faisaient 
que  cesser  de  vivre,  et  que  si  nous  étions  sobres,  réglés  en  tout, 
si  nous  vivions  comme  les  sauvages  de  Rousseau,  nous  mourrions 
peut-être  sans  agonie  et  sans  douleur,  seulement  parce  qu'un 
long  usage  affaiblit  et  éteint  enfin  nos  organes  et  nos  facultés. 
Notre  machine  ne  ferait  que  s'user  peut-être  ;  elle  ne  se  démon- 
terait pas.  » 


1  C'était  le  père  de  cette  cousine  qui  devint  M""  d'Athlone  et  fut  une  des 
plus  chères  amies  de  Belle  de  Zuylen. 


50  MADAME    DE    CHARRIÈRE    ET    SES    AMIS 

Un  beau  matin,  une  lettre  que  d'Hermenches  avait  confiée  à 
Perponcher  fut  interceptée  par  M™e  de  Tuyll.  Belle  raconte  l'in- 
cident à  son  beau-frère  : 

«.Fin  1763...  J'ai  été  si  effrayée  de  voir  entrer  ma  mère  dans  ma 
chambre,  tenant  d'une  main  votre  lettre  ouverte,  de  l'autre 
celle  de  d'Hermenches,  que  dès  que  je  les  ai  eues  en  ma  puissance, 
je  n'ai  fait  qu'un  saut  du  haut  de  l'escalier  en  bas,  et  les  grosses 
flammes  de  la  cuisine  ont  dévoré  en  moins  de  rien  mille  jolies 
choses.  Ma  mère  voulait  me  retenir,  mais  je  disais  :  «  Non  !  Je 
soupçonne  là  quelque  mystère  aussi  bien  que  vous,  et  ne  me 
souciant  pas  d'en  être  éclaircie  ni  de  devoir  vous  en  éclaircir, 
pour  vous  prouver  aussi  que  ce  n'est  rien  qui  me  tienne  fort  au 
cœur,  elles  iront  droit  au  feu.  »  Quand  je  suis  remontée,  je  n'en 
pouvais  plus  d'agitation  et  de  battements  de  cœur.  Depuis  long- 
temps je  suis  si  bonne  fille,  qu'il  n'y  avait  pas  moyen  d'être  mère 
rigide  ;  j'ai  raconté,  j'ai  caressé,  je  l'ai  attendrie...  «Que,  pour 
moi,  si  on  me  tourmentait  trop,  je  pourrais  toujours  me  consoler 
par  l'idée  d'un  prompt  mariage...  »  J'ai  ajouté  moitié  en  riant 
qu'on  m'avait  encore  pressée  hier  sur  le  baron  allemand,  et  que 
je  n'avais  qu'à  dire  oui  demain...  Je  crois  que  je  lui  ai  fait  peur, 
j'ai  ri,  j'ai  pleuré,  je  lui  ai  dit  enfin  que  si  je  n'avais  pas  brûlé  ma 
lettre,  je  la  lui  lirais  peut-être,  que  sûrement  elle  était  jolie... 
Enfin  mon  adresse  et  ma  franchise  ont  obtenu  tout  ce  que  je 
voulais  de  son  amitié. 

...N'allez  pas  croire  que  sérieusement  une  gronderie  me  fît 
marier  ;  je  serais  fort  surprise  si,  quoique  pussent  dire  mon  cher 
père  et  ma  chère  mère,  je  prenais  demain  une  si  étrange  réso- 
lution. Entre  autres  folies,  je  disais  ce  soir  :  «  Que  mon  mari  se 
garde  d'être  jaloux  :  selon  toute  apparence,  il  serait  trompé  !  » 
Et  je  voulais  faire  avouer  à  ma  mère  que  telle  que  j'étais,  je  valais 
encore  mieux  qu'une  autre. 

10  janvier  1764.  (A d'Hermenches)  :  ...Il  n'y  a,  dites-vous,  qu'un 
homme  d'esprit  riche  et  aimé  qui  doive  me  décider  jamais.. 
Croyez-vous  que  trouver  cet  homme  soit  une  chose  facile  ?  Peut- 
être  serai-je  moins  délicate  ;  peut-être  qu'un  honnête  homme, 
riche,  pour  qui  je  puisse  avoir  de  l'estime,  me  décidera,  peut- 
être  que  non  ;  je  n'en  sais  en  vérité  rien...  Je  n'ai  point  de  systè- 
mes ;  ils  ne  servent,  selon  moi,  qu'à  égarer  méthodiquement... 
Je  n'ai  pas  seulement  hésité  sur  les  partis  qui  se  sont  proposés 
jusqu'ici,  ils  ne  me  convenaient  pas.  A  présent,  j'ai  deux  épou- 
seurs  en  réserve  au  fond  de  l'Allemagne  ;  peut-être  qu'il  y  en 
aura  un  des  deux  que  je  pourrai  prendre,  il  faudra  voir  ;  peut-être 
il  s'en  présentera  un  autre  qui  me  conviendra  mieux...  Si  j'étais 
mariée,  je  ne  donnerais  pas  tant  d'heures  au  clavecin  ni  aux  ma- 
thématiques, et  cela  m'affligerait,  car  je  veux  absolument  enten- 


FILLE    A    MARIER  5l 

dre  Newton  et  accompagner  à  peu  près  comme  vous.  J'écris,  je 
travaille,  mes  parents  m'aiment, on  s'accoutume  à  me  voir  secouer 
un  peu  l'esclavage  de  la  coutume.  On  me  dispense  de  perdre 
mon  temps  avec  des  gens  à  qui  je  n'ai  rien  à  dire  et  qui  ne  disent 
rien  que  je  ne  sache  par  cœur.  Voyez  s'il  n'y  a  pas  là  un  grand 
nombre  d'avantages.  La  Sarraz  '  me  disait  l'autre  jour  :  «  Quand 
on  me  dira  que  vous  vous  mariez,  je  serai  fort  surpris,  et  si  vous 
vous  mariez  uniquement  par  goût,  sur  vos  propres  idées,  sans 
être  déterminée  par  les  circonstances  et  par  les  avantages  d'un 
établissement,  votre  mari  sera  un  être  si  curieux  que  je  ferai 
très  bien  cinquante  lieues  pour  le  voir.  »  —  Je  lui  dis  qu'il  avait 
raison  et  que  cet  homme  en  vaudrait  la  peine.  » 

Dans  la  même  lettre,  nous  rencontrons  une  allusion  à  son 
premier  ouvrage  imprimé.  Elle  revient  de  La  Haye,  où  elle  s'est 
fort  amusée,  et  a  particulièrement  fréquenté  une  dame  de  Degen- 
feldt,  qui  paraît  s'être  engouée  d'elle. «On  m'a  beaucoup  demandé 
si  j'avais  écrit  le  Noble.  »  Elle  a  répondu  oui  et  non,  car,  dit-elle, 
«  je  veux  que  cela  soit  toujours  un  soupçon  dans  le  public,  mais 
point  une  certitude.  Vous  l'avez  lu  sans  doute,  sinon  il  faut  le 
lire.  La  Sarraz  me  disait  :  Je  voudrais  l'avoir  écrit. —  Cela  se  peut 
bien,  mais  pour  l'auteur  qu'il  a,  il  y  règne  un  air  trop  libre.  »  Puis 
elle  poursuit  : 

«  On  m'a  reproché  depuis  peu  d'être  indolente  sur  les  défauts  de 
mes  amis,  de  ne  pas  reprendre  chez  eux  avec  assez  de  zèle  les 
travers  dans  l'esprit  et  dans  l'humeur.  En  effet,  je  trouve  que 
c'est  peine  perdue  ;  que  pour  reconnaître  ses  défauts,  il  faut  une 
modestie,  et  pour  les  combattre,  un  courage  qu'on  ne  trouve 
presque  jamais;  et  j'aime  beaucoup  mieux  plier  mon  humeur  aux 
travers  des  autres,  ce  qui  est  pour  moi  profit  tout  clair,  que  de 
me  fatiguer  en  exhortations  et  en  remontrances  presque  toujours 
inutiles.  » 

Comme  d'Hermenches  lui  reprochait  de  n'avoir  pas  dit  à  un 
ami  tel  que  lui  qu'elle  était  l'auteur  du  Noble,  elle  répond  par 
de  nouvelles  et  charmantes  confidences  : 


1  La  Sarraz  était  un  camarade  et  ami  de  Constant  d'Hermenches.  Homme 
d'une  gaîté  fort  libre,  assez  lettré,  il  procurait  à  Belle  certaines  lectures  : 
«  Ne  pourriez-vous,  écrit-elle  à  son  frère  Ditie,  le  1 1  février  1765,  demander 
à  La  Sarraz  les  livres  qu'il  devait  acheter  pour  moi  ?  Demandez-les  mysté- 
rieusement :  ce  sont  les  Rabelais  qui  doivent  être  mis  sur  le  compte  de 
Mmt  Bentinck.  •>> 


52  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

«  Je  vous  assure  que  j'ai  plutôt  oublié  de  vous  en  parler  que  je 
n'ai  voulu  vous  en  faire  un  mystère.  C'est  un  badinage  dont 
l'auteur  ne  devait  pas  être  connu  ;  vous  verrez  que  ce  petit  livre 
ne  m'a  pas  plus  coûté  qu'une  douzaine  de  lettres...  Bientôt,  dans 
le  Mercure  ou  dans  Y  Année  littéraire,  vous  verrez  un  petit  ouvrage 
de  la  même  plume.  Je  ne  puis  me  résoudre  à  vous  en  dire  le  titre  ; 
il  est  trop  étrange  que  j'écrive  et  que  je  fasse  imprimer  pareille 
chose. 

...J'étudie  avec  la  plus  grande  application  toutes  les  propriétés 
des  sections  coniques.  Mon  maître,  qui  ne  me  flatte  point,  qui 
n'est  point  poli,  m'a  dit  n'avoir  jamais  vu  de  meilleures  dispo- 
sitions ni  des  progrès  aussi  rapides...  Mon  maître,  avec  l'air  d'un 
manant,  est  un  très  habile  homme,  et  avec  cela  si  heureux,  si  uni, 
si  modeste,  qu'il  donne  bonne  opinion  de  la  science.  Je  le  respecte 
à  proportion  de  ce  qu'il  s'oublie,  et  nous  passons  une  couple 
d'heures  ensemble  tous  les  jours.  Ce  que  je  voulais  vous  dire, 
c'est  que  je  ne  m'aperçois  point  encore  que  mon  esprit  se  rétrécisse, 
que  mon  imagination  devienne  stérile,  mais  je  sais  bien  qu'une 
heure  ou  deux  de  mathématiques  me  rendent  l'esprit  libre  et  Ië~ 
cœur  plus  gai  ;  il  me  semble  que  j'en  dors  et  mange  mieux,  quand 
j'ai  vu  des  vérités  évidentes  et  indisputables  ;  cela  me  console 
des  obscurités  de  la  religion  et  de  la  métaphysique,  ou  plutôt  cela 
me  les  fait  oublier  ;  je  suis  fort  aise  de  ce  qu'il  y  a  quelque  chose 
de  sûr  dans  ce  monde.  Mais  ce  n'est  pas  pour  le  plaisir  seul  que 
je  m'occupe  de  ces  vérités  :  je  trouve  que  dès  qu'on  s'applique 
à  quelque  chose,  il  est  honteux  de  négliger  la  connaissance  de  la 
nature.  L'arrangement  que  Dieu  a  mis  dans  l'univers  est  trop 
beau  pour  que  je  veuille  l'ignorer  ;  je  voudrais,  comme  Zadig, 
savoir  de  la  physique  ce  que  l'on  en  sait  de  mon  temps,  et  pour 
cela  il  faut  les  mathématiques.  Je  n'aime  pas  les  demi-connais- 
sances.  » 

D'Hermenches  ayant  insinué  qu'elle  avait  peut-être  moins  de 
goût  pour  les  mathématiques  que  pour  le  maître,  elle  réplique 
prestement  : 

il  mai  1764...  Si  j'ai  parlé  de  lui  comme  d'un  Saint-Preux, 
j'ai  parlé  étrangement.  Connaissez-vous  rien  de  moins  ressem- 
blant à  Saint-Preux  qu'un  petit  homme  de  plus  de  50  ans,  coiffé 
tout  de  travers  d'une  vieille  perruque  rousse,  chaussé  de  gros 
bas  de  laine  en  toute  saison,  aussi  malpropre  qu'un  capucin,  et 
qui,  dès  qu'il  ouvre  la  bouche,  fait  tomber  une  pluie  sur  moi  et 
sur  mon  papier  ! 

«  Dimanche  (1764)...  La  cloche  sonne  6  y2  heures,  et  déjà  je 
tiens  une  plume. ..Vous  parlez  de  mon  père:  il  dormirait  moins  que 
moi  s'il  voyait  mon  cœur  au  grand  jour...  J'aurais  beau  dire,  il 
verrait  des  principes  relâchés  ;  mais  il  n'imaginerait  pas  le  feu 


FILLE    A    .MARIER 


53 


des  passions.  Au  reste,  mon  père  n'est  pas  hérissé  de  cette  gravité 
de  vertu  dont  vous  parlez  ;  il  ne  déclame  ni  contre  les  vicieux, 
ni  même  contre  le  vice,  mais  il  semble  les  ignorer  et  ne  les  vouloir 
pas  connaître.  C'est  un  homme  accoutumé  aux  peintures  d'un 
paysage  riant,  où  l'on  voit  la  nature  dans  son  bonheur  et  dans 
sa  beauté  ;  il  détourne  les  yeux  des  horreurs  d'une  tempête, 
de  la  grille  de  Saint-Laurent  et  d'un  jugement  dernier...  C'est 
une  chose  curieuse  que  les  effets  de  ce  caractère  modéré,  sage 
et  doux.  Mon  père  a  sur  toute  sa  famille  cette  influence  que  doit 
donner  la  supériorité  d'esprit  et  la  supériorité  de  connaissances, 
quand  on  les  emploie  continuellement  au  service  d'autrui. 
Le  dictionnaire  de  toute  sa  famille  est  formé  sur  ses  pensées. 
C'est-à-dire  qu'il  se  borne  aux  expressions  de  la  décence,  de 
l'honnêteté  et  de  la  vertu,  d'une  politesse  sincère,  mais  froide. 
Point  d'exclamations,  point  d'expressions  vives,  point  de  chaises 
percées  l.  Il  n'y  a  que  ma  mère  qui  sache  exagérer.  Vous  devriez 
voir  comme  on  m'entend  peu  quand  je  me  laisse  aller  à  mes  indi- 
gnations ou  à  mes  enthousiasmes.  C'est  en  vérité  une  chose  éton- 
nante que  je  m'appelle  Hollandaise  et  Tuyll.  Il  faut  que  la  Pro- 
vidence ait  absolument  voulu  que  je  fusse  ce  que  je  suis.  Le  phy- 
sique et  le  moral  semblent  s'y  être  opposés  de  toute  leur  puissance. 
Ils  n'avaient  pas  tort  peut-être,  à  le  bien  prendre;  je  ne  dois  rien 
leur  reprocher.  Que  sert  tout  ce  feu  pour  le  bonheur  ?  Mon  frère 
est,  dites-vous,  sans  vivacité.  Eh  bien,  tant  mieux  :  que  ferait-il 
de  vivacité  dans  sa  patrie  ?  Ici,  l'on  est  vif  tout  seul.  » 

Puis  elle  revient  à  son  père,  constamment  occupé  des  intérêts 
publics  : 

«  Toute  cette  affaire  des  digues  et  rivières  roule  sur  lui  et  sur 
M.  Brouwer  dans  cette  province...  La  conclusion  de  tout  ceci, 
c'est  que  je  veux  que  vous  estimiez  mon  père.  Eclairé,  modeste, 
laborieux,  indulgent,  plein  de  respect  pour  le  Créateur,  de  bien- 
veillance pour  la  créature,  utile  à  ses  amis,  plus  utile  à  sa 
patrie,  quelque  paradis  que  vous  imaginiez,  mon  père  y  entrera.» 

Elle  nous  conte  ensuite  qu'elle  lit  Plutarque  et  Y  Essai  sur  les 
mœurs  avec  son  frère  cadet  Vincent  : 

«  Je  veux,  dit-elle  avec  infiniment  d'esprit,  je  veux  essayer  de 
toutes  les  façons  de  séparer  chez  lui  l'idée  de  livre  et  l'idée  de 
peine  2...  Dans  toute  la  journée,  il  n'est  point  de  temps  mieux 

1  Allusion  à  une  plaisanterie  rabelaisienne  de  La  Sarraz. 

2  Dans  sa  vieillesse,  elle  faisait  cette  réflexion:  «Je  crois  que  pour  bien 
des  jeunes  gens,  il  n'y  a  que  deux  sortes  de  lectures:  les  unes  sont  celles 
auxquelles  on  les  force  ;  les  autres,  celles  dont  ils  se  cachent.  (A  M"*  de 
Sandoz-Rollin,  24  juillet  1799). 


54  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

employé  que  celui  que  je  passe  à  lire  ou  à  causer  avec  mon  frère. 
Il  a  seize  ans,  il  est  aimable,  pénétrant,  modeste,  gai,  mille  fois 
plus  réfléchi  et  plus  prudent  que  moi  ;  nous  nous  aimons  beaucoup 
et  pas  un  de  mes  conseils  ne  lui  est  à  charge.  Du  goût,  de  l'intel- 
ligence, de  la  sensibilité,  il  a  tout  ce  qui  fait  un  aimable  homme. 
Voulant  être  quelque  chose,  il  a  prié  qu'on  le  mît  au  service,  et 
dans  un  mois  il  va  rejoindre  son  régiment  à  Bois-le-Duc.  Je  crois 
que  j'apprendrai  à  jouer  du  luth  quand  je  n'aurai  plus  mon  frère. 
Ne  voilà-t-il  pas  une  plaisante  compensation  ?  —  Après  notre 
lecture,  je  vais  chez  mon  maître  de  clavecin  ;  ensuite  viennent 
les  mathématiques.  Le  reste  de  mon  temps  est  donné  à  mon  père 
et  à  ma  mère,  à  mon  oncle,  à  ma  toilette  et  à  mes  concerts. 
Un  homme  de  mérite,  éclairé,  fort  honnête  homme,  m'accompa- 
gne de  la  basse  tant  que  je  veux...  Quand  je  vais  à  l'assemblée, 
je  cause  et  je  joue  avec  un  jeune  Ecossais  tout  plein  de  sens, d'es- 
prit et  de  naïveté.  D'ordinaire,  je  me  console  très  bien  de  l'espèce 
de  solitude  dans  laquelle  je  vis  ;  j'en  ai  plus  de  loisir  et  plus  de 
liberté. 

5  mars  1764  ...Mon  frère  le  marin  n'avait  vu  depuis  longtemps 
que  l'Océan  et  les  côtes  de  l'Amérique  ;  il  était  surpris,  en  arri- 
vant ici,  d'une  conversation  à  laquelle  rien  de  ce  qu'il  avait 
entendu  ne  ressemblait.  Quoiqu'il  n'eût  pas  17  ans  quand  il 
commença  son  métier,  ce  qu'il  aimait  alors,  il  l'aime  encore  plus 
à  présent,  et  pendant  un  mois  qu'il  a  passé  avec  nous,  il  ne  pou- 
vait souffrir  que  je  le  quittasse,  je  ne  pouvais,  le  soir,  le  faire 
sortir  de  ma  chambre,  et  quelquefois  il  restait  jusqu'à  2  ou  3 
heures  assis  sur  mon  lit.  » 

Un  soir,  elle  scandalisa  fort  sa  sœur  en  se  déshabillant  devant 
le  grave  Perponcher.  «Vous  mettre  en  chemise!  clamait  la  sœur, 
cela  m'a  paru  si  affreux  !  »... 

«  Il  faut  savoir  qu'après  cette  toilette,  j'avais  dit  à  tous  deux  : 
«Avouez  que  je  me  déshabille  bien  décemment!»  J'ai  appris 
cela  avec  mes  frères  ;  le  marin,  l'hiver  passé,  ne  voulait  sortir  de 
ma  chambre  que  quand  j'étais  au  lit,  trop  endormie  pour  pouvoir 
parler.  Si,  au  lieu  de  ma  sœur  et  de  son  mari,  vous  aviez  été  dans 
ma  chambre,  si  Bellegarde  avait  détaché  mon  mouchoir,  on  ne 
montrerait  pas  plus  d'horreur  ni  de  dédain.  Que  la  signification 
des  mots  décence  et  pudeur  est  arbitraire  !  Que  les  idées  touchant 
la  vertu  sont  différentes  !  » 

On  vient  de  voir  la  première  allusion  au  marquis  de  Bellegarde, 
qui  fut  un  des  prétendants  les  plus  sérieux  à  la  main  de  Belle  de 
Zuylen.  Mais  arrêtons-nous  un  instant  aux  ouvrages  qu'elle 
composa  pendant  les  années  que  nous  venons  de  traverser.  Outre 


FILLE    A    MARIER  55 

Le  Noble,  déjà  mentionné, nous  connaissons  l'existence  des  écrits 
suivants,  —  elle-même  nous  les  indique  dans  la  lettre  du  n  mai 
1764: 

«  Demandez  à  Bentinck  l'Epître  de  Garcin  et  ma  réponse,  les 
portraits  de  Zêlide,  l'Epître  à  MmeHasselœr  ;  demandez  à  Perpon- 
cher  les  vers  que  j'ai  adressés  à  ma  mère  ;  ils  sont  nouveaux.  » 

Ces  petits  ouvrages  ne  nous  ont  pas  tous  été  conservés,  mais 
les  plus  importants  subsistent,  à  commencer  par  Le  Noble  '. 

Nous  avons  dit  combien  l'indépendance  de  son  jugement  et  la 
liberté  de  ses  allures  étonnaient  et  scandalisaient  l'entourage 
de  la  jeune  fille.  Ce  fut  bien  pis  quand  parut  ce  petit  conte  ano- 
nyme que  la  rumeur  publique  s'empressa  de  lui  attribuer. 

Voltaire  eût  certainement  goûté  le  style  alerte  et  le  ton  déta- 
ché de  ce  badinage  sur  le  préjugé  de  la  noblesse.  Le  baron 
d'Arnonville,  d'une  famille  d'ancienne  noblesse,  «  était  très  sen- 
sible au  mérite  de  cette  ancienneté,  et  il  avait  raison,  car  il  n'avait 
pas  beaucoup  d'autres  mérites  ».  Tel  est  le  début.  Ecoutons  la 
suite  : 

«  Sa  table  était  frugale,  mais  tout  autour  de  la  salle  à  manger 
régnaient  les  bois  des  cerfs  tués  par  ses  aïeux.  Il  se  rappelait,  les 
jours  gras,  qu'il  avait  droit  de  chasse,  les  jours  maigres,  qu'il 
avait  droit  de  pêche,  et  content  de  ces  droits,  il  laissait  sans  envie 
manger  des  faisans  et  des  carpes  aux  ignobles  financiers.  Il 
dépensait  son  modique  revenu  à  pousser  un  procès  pour  le  droit 
de  pendre  sur  ses  terres  ;  et  il  ne  lui  serait  jamais  venu  dans 
l'esprit  qu'on  pût  faire  un  meilleur  usage  de  son  bien,  ni  laisser 

1  Le  Noble  parut,  sans  nom  d'auteur,  à  Amsterdam,  in-8",  1763.  Une 
nouvelle  édition  in- 12  en  fut  faite  à  Londres  en  1770.  Nous  n'avons  pu 
réussir  à  retrouver  nulle  part  un  exemplaire  de  l'une  ou  l'autre  édition. 
Elles  doivent  avoir  été  tirées  à  un  très  petit  nombre  d'exemplaires,  et  nous 
ne  serions  pas  surpris  qu'on  en  eût  détruit  le  plus  possible.  Les  archives  de 
Zuylen  ne  possèdent  même  pas  ce  libelle  compromettant,  qui  n'existe  à 
notre  connaissance  dans  aucune  bibliothèque  hollandaise.  Mais  nous  avons 
trouvé  les  deux  éditions  mentionnées  dans  le  catalogue  de  la  vente  de 
M.  van  Gcens,  à  Utrecht.  Heureusement  Le  Noble  a  été  réimprimé.  Notre 
ami  M.  Arthur  Piaget  l'a  découvert  à  la  Bibliothèque  nationale,  dans  un 
recueil  publié  en  1786-87.  (Voir  Bibliographie,  à  la  fin  du  tome  II).  En 
1 787,  M""  de  Charrière  avait  publié  ses  principaux  romans,  qui  avaient  eu  du 
succès  :  on  conçoit  que  des  éditeurs  aient  eu  l'idée  de  réimprimer  le  premier 
ouvrage  de  l'auteur  des  Lettres  écrites  de  Lausanne  et  des  Lettres  neuchâ- 
îeloises. 


56  MADAME    DE    CHABRlÈRE    ET    SES    AMIS 

à  ses  enfants  quelque  chose  de  mieux  que  la  haute  et  basse  justice. 
L'argent  de  ses  menus  plaisirs,  il  le  mettait  à  faire  renouveler 
les  écussons  qui  bordaient  tous  les  planchers  et  à  faire  repeindre 
ses  ancêtres. 

La  baronne  d'Arnonville  était  morte  depuis  longtemps,  et 
lui  avait  laissé  un  fils  et  une  fille,  qui  s'appelait  Julie.  Le  jeune 
seigneur  avait  également  à  se  plaindre  de  la  nature  et  de  l'édu- 
cation :  cependant  il  ne  se  plaignait  pas  ;  content  du  nom  d'Ar- 
nonville et  de  la  connaissance  de  l'arbre  généalogique  de  sa 
maison,  il  se  passait  de  talents  et  de  science  ;  il  chassait  quelque- 
fois, et  mangeait  son  gibier  avec  les  filles  du  cabaret  voisin.  Il 
buvait  beaucoup  et  jouait  tous  les  soirs  avec  son  domestique. 
Sa  figure  était  désagréable,  et  il  eût  fallu  de  bons  yeux  pour 
découvrir  en  lui  ces  traits  qui,  selon  quelques-uns,  annoncent 
infailliblement  une  haute  naissance.  Julie,  au  contraire,  avait  de 
la  beauté,  des  grâces  et  de  l'esprit  :  son  père  lui  avait  fait  lire 
des  traités  de  blason  qu'elle  ne  goûtait  guère,  et  elle  avait  lu 
en  secret  quelques  romans  qu'elle  goûtait  beaucoup.  Le  séjour 
qu'elle  avait  fait  chez  une  dame  de  ses  parentes,  dans  la  capitale 
de  la  province,  lui  avait  donné  quelque  usage  du  monde  ;  il  n'en 
faut  pas  beaucoup  pour  rendre  polie  une  personne  qui  a  l'esprit 
pénétrant  et  le  cœur  bon. 

Elle  était  fort  vive  et  fort  gaie,  quoique  tendre,  et  il  lui  échap- 
pait quelquefois  des  railleries  sur  la  noblesse  :  mais  le  respect 
et  l'amitié  qu'elle  avait  pour  son  père  les  modéraient  toujours... 
Elle  préférait  une  jolie  et  aimable  bourgeoise  des  environs  à  une 
demoiselle  aussi  laide  et  maussade  que  noble  qui  demeurait  dans 
le  voisinage...  Elle  cédait  toujours  à  l'âge,  et  aurait  mieux  aimé 
qu'on  la  crût  roturière  qu'arrogante.  Par  étourderie,  elle  aurait 
passé  devant  une  princesse  ;  par  indifférence  et  par  civilité,  elle 
eût  laissé  passer  tout  le  monde  devant  elle...  Julie  ne  voulait 
point  avoir  trop  d'esprit,  et  voilà  pourquoi  ce  qu'elle  en  avait 
plaisait  davantage ...» 

Le  hasard  lui  fait  rencontrer  le  jeune  Valaincourt  :  «  Ils  se 
plurent  dès  qu'ils  se  virent,  et  ils  ne  songèrent  d'abord  ni  à  se 
le  dire,  ni  à  se  le  cacher.  »  Le  père  de  l'amoureux  avait  reçu  la 
noblesse  pour  prix  de  grands  services  rendus  à  l'Etat  : 

«  Les  sages  diraient  que  quand  c'est  de  cette  façon  qu'on  a 
acquis  la  noblesse,  la  plus  nouvelle  est  la  meilleure  ;  que  le 
premier  noble  de  sa  race  doit  être  le  plus  glorieux  d'un  titre 
dont  il  est  l'auteur  ;  que  le  second  vaut  mieux  que  le  vingtième, 
et  qu'il  y  avait  à  présumer  que  Valaincourt  ressemblait  plus 
à  son  père  que  le  baron  d'Arnonville  à  son  troisième  aïeul  ; 
mais  les  sages  ne  sont  pas  juges  compétents  de  l'ouvrage  du 
préjugé...» 


FILLE    A    MARIER  5j 

C'est  pourquoi  le  père  de  Julie,  qui  attache  tant  de  prix  à 
l'antiquité  des  parchemins,  ne  demande  pas  si  le  jeune  homme 
épris  de  sa  fille  est  rangé,  s'il  a  le  cœur  bon  :  il  demande  si  sa 
famille  est  «  ancienne  ».  Et  Julie  lui  ayant  répondu,  «  par  un 
mouvement  de  gaîté  »,  que  les  Valaincourt  descendent  de  Renaud 
de  Montauban  :  «  Quoi  !  ma  fille,  s'écrie  le  père,  de  Renaud  de 
Montauban  !  Mon  Dieu,  que  tu  seras  heureuse  !  » 

Mais  quand  il  apprend  la  vérité,  il  refuse  naturellement  de  con- 
sentir au  mariage,  puis  enferme  sa  fille,  de  peur  qu'elle  revoie 
son  ami.  Alors  Julie  décide  de  s'évader  du  château  de  ses  ancêtres; 
elle  n'hésite  même  point  à  jeter  leurs  portraits  dans  le  fossé  pour 
faciliter  son  évasion  : 

«  Vous  me  rendrez  au  moins  ce  service,  s'écrie-t-elle.  Jamais 
elle  n'avait  cru  qu'on  pût  tirer  si  bon  parti  des  grands-pères. 
Ce  nouvel  usage  la  divertissait.  » 

Elle  rejoint  aussitôt  son  amant  : 

«  Valaincourt  prit  un  baiser  à  Julie,  et  Julie,  qui  n'aimait  pas 
à  refuser  ce  qu'elle  pouvait  donner  sans  peine,  le  laissa  prendre.  » 

Le  baron  d'Arnonville  faillit  mourir  de  douleur  : 

«  En  vain  un  homme  raisonnable  qui  se  trouvait  là  lui  représen- 
tait que  tout  au  plus  la  noblesse  était  un  préjugé  pour  le  mérite, 
et  qu'un  mérite  reconnu,  comme  celui  de  Valaincourt,  n'avait 
pas  besoin  du  préjugé  ;  qu'on  ne  peut  jamais  s'attribuer  le  mérite 
d'autrui,  et  que  quand  on  le  pourrait,  un  noble  ne  s'en  trouverait 
souvent  pas  plus  qu'un  autre,  celui  à  qui  on  a  donné  primitive- 
ment son  titre  pouvant  avoir  été  un  malhonnête  homme  ou  un 
sot...  Ce  discours  blasphématoire  fut  interrompu  par  une  seconde 
pâmoison  plus  longue  encore  que  la  première.  C'en  était  fait,  je 
pense,  du  baron,  si  une  lettre  bien  consolante  ne  l'eût  rappelé  à  la 
vie.  Le  sort  le  dédommageait  de  l'acquisition  d'un  gendre  riche 
et  aimable,  en  lui  offrant  la  bru  la  plus  désagréable  qu'on  puisse 
imaginer.  Il  accepta  avec  joie  cette  compensation.  Il  rendit  grâce 
au  Ciel  et  admira  la  sagesse  de  la  Providence,  qui  dispense  avec 
égalité  les  biens  et  les  maux.  Il  n'est  pas  besoin  de  dire  que  la 
demoiselle  était  complètement  noble  ;  on  n'envoyait  pas  son 
portrait,  mais  son  arbre  généalogique,  et  il  était  tel,  que  le  père 
n'hésita  pas  ;  le  fils  avait  ouï  dire  qu'elle  était  louche  et  bossue, 
mais  l'honneur  de  joindre  ses  armes  et  ses  quartiers  aux  siens  le 
fit  passer  sur  tous  les  désagréments  du  reste  ;  il  comptait  bien 
d'ailleurs  se  consoler  avec  des  créatures  moins  nobles  et  moins 


58  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

laides,  et  il  avait  trop  de  grandeur  d'âme  pour  penser  qu'il  fallût 
aimer  celle  qu'on  épousait... 

Le  mariage  fut  donc  bientôt  conclu.  Julie,  en  ayant  appris 
la  nouvelle,  s'informa  du  jour  des  noces.  A  la  fin  du  repas,  le  père 
d'Arnon ville,  rappelant  la  vigueur  de  ses  jeunes  ans,  célébra  par 
vingt  rasades  une  union  si  bien  assortie.  Lorsque  le  vin  commen- 
çait à  confondre  dans  sa  tête  l'ancienne  et  la  nouvelle  noblesse, 
Valaincourt  et  Julie  entrèrent  dans  la  salle  et  se  jetèrent  à  ses 
pieds.  Ayant  perdu  une  partie  de  ce  qu'il  appelait  sa  raison, 
il  ne  sentit  que  sa  tendresse,  et  pardonna.  Julie  fut  heureuse,  et 
ses  fils  ne  furent  point  chevaliers.» 

La  satire  ne  laisse  pas  d'être  piquante  sous  le  plume  d'une 
héritière  de  la  plus  vieille  noblesse  hollandaise.  Nous  sommes  à 
Utrecht  en  1763,  c'est-à-dire  en  un  temps  où  de  si  libres  idées, 
qui  ne  couraient  pas  les  rues,  couraient  encore  moins  les  salons, 
et  en  une  ville  où,  aujourd'hui  encore,  un  noble  nom  n'est  point 
sans  prestige.  On  se  figure  l'étonnement  indigné  des  jeunes  patri- 
ciens, «  grossiers,  joueurs  et  chasseurs  »,  que  dépeignait  au  naturel 
la  plume  frondeuse  de  Mlle  de  Tuyll  ;  la  stupeur  des  douairières 
compassées  et  des  vieux  papas,  «  un  peu  attendris  par  le  vin  », 
dont  elle  raillait  les  préjugés  étroits  et  le  ridicule  orgueil  !  Dès 
lors,  Belle  de  Zuylen  fut  classée  parmi  les  créatures  bizarres, 
de  société  dangereuse  et  qui  sont  pour  les  parents  d'un  placement 
difficile  '. 

Ses  amis  —  elle  en  avait  quelques-uns  qui  rendaient  justice  à 
son  talent  —  se  passaient  de  main  en  main  les  productions  de  ce 
vif  esprit.  Nous  avons  retrouvé  en  Hollande  des  copies  de  son 
portrait,  sous  le  nom  de  Zélide,  et  d'une  poésie  adressée  à  sa 
mère.  Le  portrait  est  tracé  avec  une  grâce  piquante  qu'on  eût 
certainement  goûtée  chez  M11-'  de  Montpensier  et  que  Mme  de 
Staal-Delaunay  n'a  point  dépassée.  C'est  un  morceau  capital, 
une  confession,  un  peu  arrangée  pour  le  monde,  sans  doute, 
mais,  à  tout  prendre,  sincère  et  vraie. 


1  Encouragée  par  le  succès  du  Noble,  elle  écrivit  le  conte  dont  elle  nous  a 
parlé  plus  haut,  et  l'envoya  à  son  frère  aîné,  alors  à  Paris,  pour  qu'il  l'offrît 
au  Mercure  ou  à  V Année  littéraire.  Mais  elle  ne  parvint  pas  à  faire  agréer 
cet  ouvrage,  dont  nous  ignorons  le  titre,  et  où,  déclare-t-elle,  «  la  réputation 
de  la  fille  d'un  roi  de  France  est  fort  attaquée...  Le  public  s'en  passera  fort 
bien.  Je  m'amuse  à  présent  à  faire  une  comédie». 


FILLE    A    MARIER  5û 


Portrait  de  Mlle  de  Z sous  le  nom  de  Zélide, 

fait  par  elle-même. 

«  Compatissante  par  tempérament,  libérale  et  généreuse  par 
penchant,  Zélide  n'est  bonne  que  par  principe;  quand  elle  est 
douce  et  facile,  sachez-lui  en  gré,  c'est  un  effort.  Quand  elle  est 
longtemps  civile  et  polie  avec  des  gens  dont  elle  ne  se  soucie 
pas,  redoublez  d'estime,  c'est  un  martyre.  Naturellement  vaine, 
sa  vanité  est  sans  bornes  :  la  connaissance  et  le  mépris  des  hommes 
lui  en  eurent  bientôt  donné.  Cependant  elle  va  encore  trop  loin 
au  gré  de  Zélide  elle-même.  Elle  pense  déjà  que  la  gloire  n'est 
rien  au  prix  du  bonheur,  mais  elle  ferait  encore  bien  des  pas  pour 
la  gloire. 

Quand  est-ce  que  les  lumières  de  l'esprit  commanderont  aux 
penchants  du  cœur  ?  Alors  Zélide  cessera  d'être  coquette.  Triste 
contradiction  !  Zélide,  qui  ne  voudrait  pas  sans  raison  frapper  un 
chien,  ni  écraser  le  plus  vil  insecte,  voudrait  peut-être,  dans  cer- 
tains moments,  rendre  un  homme  malheureux,  et  cela  pour  s'a- 
muser, pour  se  procurer  une  espèce  de  gloire,  qui  même  ne  flatte 
point  sa  raison  et  ne  touche  qu'un  instant  sa  vanité.  Mais  le 
prestige  est  court,  l'apparence  du  succès  la  fait  revenir  à  elle- 
même,  elle  n'a  pas  plutôt  reconnu  son  intention  qu'elle  la  méprise, 
l'abhorre  et  veut  y  renoncer  pour  jamais. 

Vous  me  demanderez  peut-être  si  Zélide  est  belle,  ou  jolie,  ou 
passable  ?  Je  ne  sais  ;  c'est  selon  qu'on  l'aime  ou  qu'elle  veut 
se  faire  aimer.  Elle  a  la  gorge  belle,  elle  le  sait,  et  s'en  pare  un 
peu  trop  au  gré  de  la  modestie.  Elle  n'a  pas  la  main  blanche,  elle 
le  sait  aussi,  et  en  badine,  mais  elle  voudrait  bien  n'avoir  pas 
sujet  d'en  badiner. 

Tendre  à  l'excès,  et  non  moins  délicate,  elle  ne  peut  être  heu- 
reuse ni  par  l'amour,  ni  sans  amour.  L'amitié  n'eut  jamais  un 
Temple  plus  saint,  plus  digne  d'elle,  que  Zélide.  Se  voyant  trop 
sensible  pour  être  heureuse,  elle  a  presque  cessé  de  prétendre  au 
bonheur,  elle  s'attache  à  la  vertu,  elle  fuit  le  repentir,  et  cherche 
les  amusements.  Les  plaisirs  sont  rares  pour  elle,  mais  ils  sont 
vifs,  elle  les  saisit  et  les  goûte  avec  ardeur.  Connaissant  la  vanité 
des  projets  et  l'incertitude  de  l'avenir,  elle  veut  surtout  rendre 
heureux  le  moment  qui  s'écoule. 

Ne  le  devinez-vous  pas  ?  Zélide  est  un  peu  voluptueuse  ;  son 
imagination  sait  être  riante  même  quand  son  cœur  est  affligé. 
Des  sensations  trop  vives  et  trop  fortes  pour  sa  machine,  une 
activité  excessive  qui  manque  d'objet  satisfaisant,  voilà  la 
source  de  tous  ses  maux.  Avec  des  organes  moins  sensibles,  Zélide 
eût  eu  l'âme  d'un  grand  homme  ;  avec  moins  d'esprit  et  de  raison, 
elle  n'eût  été  qu'une  femme  très  faible.  » 


ÔO  MADAME    DE    CHARRlÈRE    ET    SES    AMIS 

Elle  écrivit,  quelque  temps  après,  une  Addition  au  portrait  de 
Zélide,  où  elle  complète  et  rectifie  sa  première  esquisse.  Mais  ce 
second  portrait,  bien  plus  fouillé,  devient  une  sorte  d'apologie  : 
Belle  se  sent  jugée,  sottement  jugée  ;  elle  va  s'efforcer  de  s'ana- 
lyser impartialement,  de  se  montrer  sous  son  vrai  jour;  elle  y 
réussit  à  merveille,  et  tout  ce  que  nous  savons  d'elle  par  les  pages 
qui  précédent  se  résume  en  quelque  sorte  dans  celles  qu'on 
va  lire  '  : 

«  Vous  le  voulez  donc,  il  faut  revenir  à  Zélide.  S'il  ne  s'agissait 
que  de  faire  un  autre  tableau,  la  chose  serait  aisée  :  ses  amis  disent 
qu'on  en  ferait  vingt,  tous  ressemblants  à  l'original,  tous  diffé- 
rents entre  eux.  Mais  la  tâche  est  plus  difficile,  il  faut  effacer 
quelques  traits  d'une  ancienne  ébauche,  fruit  négligé  du  désœu- 
vrement d'une  soirée  d'automne,  et  qui,  faite  pour  une  seule  amie, 
n'aurait  jamais  du  être  vue  du  public. 

...Bien  des  gens  pensent  qu'on  a  fait  tort  à  Zélide  de  dire 
qu'elle  n'est  bonne  que  par  principe.  Elle-même  appelle  aujour- 
d'hui d'un  jugement  qu'elle  avait  approuvé.  Si  l'on  est  bonne 
quand  on  pleure  sur  les  malheureux,  quand  on  met  un  prix  infini 
au  bonheur  de  tout  être  sensible,  quand  on  sait  se  sacrifier  aux 
autres,  et  qu'on  ne  sacrifie  jamais  les  autres  à  soi,  Zélide  l'est 
naturellement  et  le  fut  toujours.  Mais  s'il  ne  suffit  pas  pour  cela 
d'une  scrupuleuse  équité  dans  une  âme  généreuse,  compatissante 
et  délicate,  si  pour  être  bonne  il  faut  encore  dissimuler  ses  mécon- 
tentements et  ses  dégoûts,  se  taire  quand  on  a  raison,  respecter 
les  faiblesses  d'autrui,  faire  oublier  à  ceux  qui  ont  des  torts  qu'ils 
nous  affligent.  Zélide  souhaita  toujours  de  l'être,  et  le  devient. 
Son  cœur  était  capable  de  grands  sacrifices  ;  elle  accoutume  son 
humeur  aux  petits.  Elle  cherche  à  rendre  heureux  tous  les  moments 
de  ceux  qui  l'approchent,  car  elle  voudrait  faire  le  bonheur  de 
leur  vie,  et  les  moments  font  la  vie.  Trop  sensible  pour  être  cons- 
tamment heureuse,  ceux  qui  l'approchent  gagnent  à  ses  chagrins  : 
son  existence  ne  doit  pas  être  inutile,  et  moins  elle  lui  paraît  un 
bien  pour  elle-même,  plus  elle  veut  la  rendre  un  bien  pour  eux. 
Quand  elle  voudrait  pleurer,  elle  tâche  de  faire  rire.  Elle  oublie 
ses  maux  pour  adoucir  ceux  d'autrui.  Elle  veut  être  heureuse 
du  bonheur  des  autres  quand  elle  ne  peut  l'être  du  sien.  D'ailleurs, 
remplir  son  devoir  est  la  première  des  consolations  comme  le 


1  Gaullieur  a  publié  le  premier  portrait  (Revue  suisse,  novembre  1857), 
mais  il  a  transformé  le  nom  de  Zélide  en  celui  de  Zélinde  et  fait  quelques 
changements  de  détail.  Nous  ne  reproduisons  que  les  passages  les  plus 
caractéristiques  du  second  portrait,  qui  est  une  minutieuse  analyse  psycho- 
logique. 


FILLE    A    MARIER  6l 

plus  doux  des  plaisirs,  et  Zélide  croit  que  le  bonheur  de  ceux  à 
qui  la  Providence  attache  son  destin,  est  une  tâche  qu'elle  lui 
confie. 

Si  on  ne  lui  a  pas  fait  assez  d'honneur  sur  l'article  de  la  bonté, 
peut-être  que  sur  celui  de  l'amitié  on  lui  en  fait  trop.  Il  n'est 
point  d'amie  plus  zélée  ;  mais  faut-il  aimer  beaucoup  pour 
s'empresser  à  rendre  service  ?  ...  Gaie  et  railleuse,  on  lui  reproche 
de  se  moquer  de  tout  le  monde.  Elle  voit  sans  prévention  ce 
qui  est  plaisant,  elle  en  rit  sans  scrupule,  l'amour  même  ne  lui 
attacherait  pas  son  bandeau.  Mais  Zélide  ne  cesse  pas  d'aimer 
ceux  qui  la  font  rire,  elle  ne  s'attendait  pas  à  trouver  des  humains 
sans  faiblesses.  Un  ridicule  l'amuse,  et  ne  peut  l'indigner. 

...  J  ' ai  lu  que  les  hommes  ne  savent  pas  garder  leur  propre  secret , 
ni  les  femmes  le  secret  d'autrui.  Mais  en  ceci,  Zélide  n'est  point 
femme.  Le  secret  d'autrui  est  un  dépôt  sacré  ;  le  sien  est  à  elle, 
elle  en  dispose  à  sa  fantaisie,  ou  plutôt  Zélide  n'a  point  de  secret  : 
que  n'avouerait-elle  pas  pour  s'amuser  et  pour  surprendre  ! 

...C'est  son  peu  de  souci  pour  l'avenir  qui  fait  commettre  à 
Zélide  mille  imprudences.  Si  elle  eût  réfléchi  un  instant,  son 
portrait  ne  courrait  pas  le  monde,  elle  aurait  bien  senti  que  la 
moitié  des  hommes  sont  méchants,  et  que  cette  moitié  fait  parler 
l'autre,  qui  ne  sait  pas  lire.  Par  bonheur,  le  blâme  de  mille  sots 
et  de  mille  prudes  ne  vaut  pas  un  regret.  Tous  les  jours  Zélide 
est  moins  sensible  au  jugement  d'une  aveugle  multitude.  Elle 
serait  au  désespoir  si,  la  connaissant  bien,  on  la  quittait  sans 
chagrin,  on  la  retrouvait  sans  plaisir,  on  parlait  d'elle  sans 
estime...  On  ne  l'aime  pas  toujours  beaucoup,  cependant  on 
se  trouve  toujours  mieux  près  que  loin  d'elle.  Ce  sentiment  lui 
est  précieux  ;  il  doit  l'être,  il  lui  apprend  qu'elle  le  mérite  ;  elle 
est  bien  aise  de  le  mériter...  » 

On  ne  sera  pas  surpris  qu'en  plein  siècle  de  «  métromanie  » 
Isabelle  de  Tuyll  ait  écrit  des  vers.  Hâtons-nous  de  confesser 
que  nous  préférons  sa  prose,  encore  que  parmi  ses  poésies  il  en 
soit  de  fort  agréables.  Nous  n'y  cherchons  d'ailleurs  que  des 
aveux  et  des  confidences  sur  son  état  d'âme.  Un  jour,  il  s'agit 
pour  elle  de  rentrer  en  grâce  auprès  de  sa  mère,  qui  lui  a  fait 
quelque  scène  un  peu  vive.  Elle  invoque  les  «  doctes  sœurs  », 
comme  il  convenait  alors,  puis  arrive  à  son  propos  : 

...Par  mes  chants  je  veux  de  ma  mère 
Apaiser  l'injuste  courroux. 
O  muses,  la  connaissez-vous  ? 
Très  peu  de  mères  lui  ressemblent, 
Très  peu  de  mortelles  rassemblent 
Tant  de  vertus  et  de  raison  ; 


02  MADAME    DE    CHARR1ERE    ET    SES    AMIS 

De  ses  jours  la  belle  saison 
N'est  pas,  bien  s'en  faut,  écoulée  : 
Puisse  sa  trame  par  Clothon 
Etre  longtemps,  longtemps  filée! 
—  Or,  pourquoi  je  suis  querellée  ? 
C'est  que  j'arrive  tard  partout, 
Du  premier  de  l'an  jusqu'au  bout. 
Le  soir,  je  fais  la  sourde  oreille 
Au  dieu  dormeur  et  ses  pavots  ; 
Le  matin  encor  je  sommeille, 
Quand 

La    suite   contient  vraiment  trop  de  mythologie  pour  notre 
goût.  Mais  Belle  reprend  bientôt  pied  dans  la  réalité  et  le  naturel: 

«  Si  c'était  tout,  me  dit  ma  mère, 

«  On  t'excuserait  aisément  ; 

«  L'aube  du  jour  est  un  mystère 

«  Auquel  moi-même,  franchement, 

«  J'assiste  aussi  très  rarement. 

«  Mais  vingt  cadrans,  la  grosse  cloche 

«  Répètent  inutilement 

«  Que  l'heure  d'assemblée  approche  ; 

«  J'v  perds  toujours  conseil,  reproche, 

«  Vous  vous  oubliez  constamment  !  » 

—  Ma  mère,  pensez,  je  vous  prie, 

Pensez  qu'avec  vous  je  m'oublie  ! 

S'oublier  avec  un  amant, 

C'est  là,  dit-on,  chose  ordinaire  ; 

Mais  s'oublier  avec  sa  mère 

N'arrive  pas  si  fréquemment. 

Quand  l'oubli  dont  je  suis  coupable 

Pourrait  mille  maux  entraîner, 

Il  dit  que  vous  êtes  aimable  : 

C'est  assez  pour  me  pardonner. 

...  Il  est  des  moments  favoris 

De  liberté,  de  confiance, 

Où  les  amis  sont  plus  amis, 

Où  l'on  dit  mieux  ce  que  l'on  pense  ; 

Ensuite,  on  rêve,  et  ce  silence 

Vaut  mieux  que  le  meilleur  discours. 

Heureux  moments,  toujours  trop  courts, 

Vous  abréger,  c'est  conscience  ! 

Quiconque  sait  bien  vous  goûter, 

A  pas  trop  lents  peut-il  quitter 

Vos  douceurs,  son  tambour,  sa  mère  ? 

Ah  !  toujours  tard  je  veux  aller 


FILLE    A    MARIER  63 

Grossir  une  troupe  étrangère, 

Où  par  usage  il  faut  parler, 

Où  par  prudence  il  faut  se  taire  l. 

A  ma  mère  que  j'aime  offrir 

Ce  que  ma  plume  vient  d'écrire  ! 

Le  premier  succès  où  j'aspire, 

C'est  de  voir  ses  yeux  m'applaudir, 

De  voir  sa  bouche  me  sourire. 

Graves,  sombres  austérités, 

Pour  moi  vos  rigueurs  elle  oublie, 

Et  des  écrits  que  la  folie 

En  son  caprice  m'a  dictés 

Elle  aime  les  bizarreries  ; 

Elle  pardonne  à  la  gaité 

Ses  écarts,  sa  légèreté 

Et  ses  imprudentes  saillies. 

Heureux  favoris  d'Apollon, 

Je  vous  admire  avec  envie  ! 

Ah  !  de  l'amante  de  Phaon 

Que  n'ai-je  le  divin  génie  ! 

Sapho,  l'objet  de  ton  amour 

Est  immortel  par  tes  ouvrages  : 

Les  miens  loueraient  dans  tous  les  âges 

Ceux  de  qui  j'ai  reçu  le  jour  ! 

Ce  gracieux  et  câlin  plaidoyer  ne  dut  pas  être  vain  :  de  toute 
la  famille,  sa  mère  était  la  personne  la  plus  capable  de  comprendre 
Belle,  qui  lui  ressemblait  par  plusieurs  traits  : 

«Je  sais  mieux  la  remuer  et  je  lui  parle  plus  vrai  qu'à  mon  père. 
Je  fais  ses  chagrins  quelquefois,  mais  je  fais  ses  consolations, 
ses  joies,  son  amusement  ;  elle  ne  peut  vivre  sans  sa  fille...» 


1  A  la  fin  de  sa  vie,  elle  écrivait  à  une  amie  :  «  J'ai  retrouvé  des  vers  de  ma 
jeunesse.  Il  y  en  a,  parmi  beaucoup  de  ces  vers  courants  dont  on  en  peut 
faire  à  la  toise,  quelques  jolis,  qui  annonçaient  presque  du  talent,  et  je 
m'étonne  quand  je  vois  que  cela  se  faisait  dans  mon  froid  pays  et  au  milieu 
d'une  famille  assez  semblable  à  la  vôtre,  qui  n'est  pas  trop  encourageante. 
Déjà  alors  je  me  fâchais  contre  la  société,  contre  un  monde 

Où   par  usage  il  faut  parler. 

Où  par  prudence  il  faut  se  taire... 

Adieu,  ma  chère  Caroline  ;  vous  deviendrez  très  prudente,  vous,  et  vous 
tairez  ordinairement,  et  ne  direz  point  votre  avis  de  peur  des  disputes,  et 
vous  aurez  raison.  »  (A  Mmt  de  Sandoz-Rollin,  6  janvier  1797.) 


64  MADAME    DE    CHARRIEBE    ET    SES    AMIS 

Dans  sa  chambre,  où.  enfant,  elle  se  réfugiait  déjà  volontiers, 
toutes  sortes  d'occupations  continuent  à  remplir  ses  journées  ; 
mais  surtout  elle  lit  avidement  :  c'est  à  ses  lectures  de  jeune  fille 
et  à  ses  réflexions  solitaires  qu'elle  doit  sa  forte  personnalité  et 
la  liberté  de  son  jugement.  Elle  s'est  nourrie  de  Voltaire  ;  elle 
cite  fréquemment  Saint-Evremond,  Chaulieu,  Hamilton  ;  elle 
sait  ses  classiques  par  cœur  :  «Je  ne  voyage  pas  sans  Racine  et 
Molière  dans  mon  coffre  et  La  Fontaine  dans  mon  souvenir  ». 
écrira-t-elle  plus  tard.  Elle  adore  Pascal  et  Sévigné.  et  revient 
sans  cesse  à  Plutarque.  Mais,  chose  remarquable,  il  n'y  a  pas 
trace  de  superstition  dans  ses  admirations  littéraires.  Voltaire 
ne  l'a  point  conquise  sans  réserve,  elle  le  discute  librement. 
Elle  goûte  surtout  ce  qui  répond  à  son  idéal  de  naturel  et  de  sim- 
plicité, et  met  au  premier  rang  des  romans  français  La  Prin- 
cesse de  Clèves,  Gil  Blas  et  Manon  Lescaut. 

Recueillons  ici,  pour  faire  suite  à  ses  Portraits,  quelques  décla- 
rations qu'elle  a  faites  sur  elle-même  : 

«  Je  suis  à  la  fois  fort  pénétrante  et  fort  facile  à  duper;  mon 
esprit  voit,  mais  mon  cœur  et  ma  conduite  ne  tiennent  pas 
compte  de  ses  lumières.  » 

«  La  peur  d'être  méprisable  m'occupe  bien  plus  que  la  peur 
d'être  méprisée.  - 

«  Je  lis  les  enseignements  des  théologiens  avec  ennui,  ceux 
des  esprits  forts  avec  horreur,  ceux  des  libertins  avec  dégoût.  » 

«  J'admire  comme  je  dois  les  héros  et  les  martyrs,  mais  je  trouve 
dangereux  de  se  mettre  dans  le  cas  d'avoir  longtemps  besoin 
de  l'être.  » 

«Un  seul  objet  ne  pourrait  jamais  satisfaire  à  toute  l'activité 
de  mon  âme.  » 

Ainsi  éclate,  à  tout  propos,  son  esprit  libre,  exempt  de  tout 
préjugé  :  «  Je  voudrais  être  du  pays  de  tout  le  monde  »,  dit-elle 
quelque  part.  Mot  bien  caractéristique  et  digne  du  siècle  où  le 
Persan  de  Montesquieu  s'écriait  :  «  Le  cœur  est  citoyen  de  tous 
les  pays  ».  —  Mais  on  ne  se  met  pas  impunément  au-dessus  de 
toutes  les  idées  reçues  et  des  conventions  imposées  par  le  monde  : 
d'Hermenches,  qui  avait  passé  l'âge  où  on  se  plaît  à  les  braver, 
avertissait  doucement  sa  jeune  amie  : 

«  Je  voudrais,  aimable  Agnès,  qu'avec  la  réputation  d'une  per- 
sonne d'infiniment  d'esprit,  on  ne  vous  donnât  pas  celle  d'une 
personne  singulière,  car  vous  ne  l'êtes  pas.  Vous  êtes  trop  bonne, 


GUILLAUME-RENÉ,    FRERE    AINE    DE    BELLE 


66  MADAME    DE    CHABRlÈBE    ET    SES    AMIS 

trop  honnête,  trop  naturelle.  Faites-vous  un  système  qui  vous 
rapproche  des  formes  reçues,  et  vous  serez  au-dessus  de  tous  les 
beaux  esprits  présents  et  passés.  C'est  un  conseil  que  j'ose  donner 
à  mon  amie  à  l'âge  de  26  ans.  Adieu,  divine  personne.  » 

Mais  la  «  divine  personne  »  répondait  bien  spirituellement  : 
«  Quand  je  suis  singulière,  ce  n'est  que  pour  retourner  de  l'usage 
à  la  raison  ». 

Ainsi  se  peint  cette  jeune  fille,  accoutumée  de  bonne  heure  par 
l'isolement  intellectuel  à  se  replier  sur  elle-même,  et  qui  remuait 
tant  d'idées  à  un  âge  où  les  femmes  n'ont  guère  coutume  d'en 
avoir.  Elle  a  surtout  horreur  de  tout  ce  qui  est  pose,  affectation, 
rhétorique  ;  elle  hait  le  «  tortillage  allemand  »  autant  que  le  ton 
de  galanterie  importé  de  France.  Les  fades  adorateurs  rencon- 
trés dans  le  monde  la  mettent  en  gaîté  ;  elle  préfère  la  société 
des  petites  gens,  et  se  fera  une  fête,  par  exemple,  de  partager 
avec  son  frère  le  souper  des  paysans  à  la  ferme  de  Zuylen,  un 
soir  de  moisson  : 

«Je  viens  de  souper  avec  90  paysans  et  paysannes.  Les  paysans 
avaient  battu  tout  le  jour  une  certaine  graine  dont  je  ne  sais  pas 
le  nom  ;  jugez  comme  ils  avaient  chaud.  Mais  notre  paysan, 
le  maître  du  logis,  était  si  aise  de  me  voir  là  assise  à  côté  de  lui, 
il  posait  de  si  bonne  foi  ses  mains  suantes  sur  les  miennes,  sa 
femme  faisait  avec  tant  de  plaisir  les  honneurs  à  mon  frère  et 
à  moi,  nos  domestiques  aussi  trouvaient  si  plaisant  d'être  à  table 
avec  nous,  que  cette  fête  n'a  point  laissé  de  me  paraître  agréable  ; 
je  me  suis  comparée  un  moment  à  Julie  avec  orgueil.  De  danser, 
pourtant,  il  n'y  avait  pas  moyen.  On  s'embrasse  avec  une  lenteur, 
un  sens  froid,  une  innocence  dignes  du  meilleur  âge,  dignes  aussi 
de  notre  flegmatique  pays.  On  dirait  que  le  galant  et  la  fille  se 
parlent  en  confidence  ;  elle  ne  se  défend  point.  Tout  deux  ne 
bougent  non  plus  que  des  piliers.  Tout  le  bal  était  muni  de  petites 
pipes  ;  c'était  une  fumée  !...  » 

Comment  trouver  en  Hollande  un  épouseur  pour  une  jeune 
personne  aussi  peu  hollandaise  ?  —  Rien  n'est  plus  curieux  que 
le  défilé  des  prétendants  auquel  nous  allons  assister.  Belle  aussi 
y  «  assistait  »,  en  quelque  sorte,  avec  un  sourire  désabusé,  que 
nous  verrons  se  refléter  dans  ses  lettres. 


CHAPITRE  III 


Le  Marquis  de  Bellegarde 


«Vraiment,  c  est  une  chose 
bien  difficile  que  de  me  bien 
marier.  » 

(Belle  de  Zuylen  à  d'Hermen- 
ches.) 

Les  prétendants  :  le  comte  d'Anhalt,  le  marquis,  etc..  —  Libres  confidences 
de  Belle.  —  L'obstacle.  —  Scènes  de  famille.  —  L'Ecossais  Boswell.  — 
Les  tergiversations  de  M.  de  Bellegarde.  —  Visite  à  l'évêque  d'Utrecht.  — 
Le  cousin  amoureux.  —  A  La  Haye.  —  Bellegarde  à  Middagten.  —  Le 
portrait  de  La  Tour.  —  Les  gaîtés  de  Belle. 


C'est  une  histoire  compliquée,  mal  aisée  à  conter,  que  celle 
du  mariage  de  notre  amie.  Avant  de  lui  céder  la  parole,  peut- 
être  est-il  bon  d'indiquer  les  phases  de  ce  roman  bizarre,  dont 
le  dénouement  fut  si  imprévu.  Belle  de  Zuylen  n'a  pas  eu  moins 
d'une  douzaine  de  prétendants,  qui  ne  le  furent  d'ailleurs  pas 
tous  au  même  degré  :  il  y  en  eut,  dans  le  nombre,  qui,  comme 
l'Ecossais  Boswell,  songèrent  bien  à  épouser  cette  personne  si 
séduisante,  mais  son  esprit  les  fit  reculer...  Il  en  est  d'autres 
qu'elle  découragea  d'emblée,  tels  son  petit  cousin  de  Tuyll,  ou 
ses  compatriotes  Pallandt  et  Obdam.  Quelques-uns  la  connu- 
rent de  réputation  seulement,  l'admirèrent  de  loin,  mais  ne  se 
décidèrent  pas  à  faire  le  voyage  d'Utrecht.  C'est  le  cas  d'un 


68  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

rhingrave  de  Salm,  d'un  baron  d'Holstein,  et  plus  spéciale- 
ment d'un  comte  d'Anhalt,  «  cet  homme,  disait  Belle,  qui  vient 
de  si  loin  pour  m'épouser  »,  et  qui,  en  réalité,  ne  vint  jamais. 
Le  fameux  Catt  lui  avait  rempli  la  tête  des  mérites  éclatants  de 
Belle  de  Zuylen,  qui  raconte  ce  qui  suit  : 

«  M.  Catt  m'avait  trouvée  aimable,  apparemment.  Je  sus,  quel- 
ques mois  après  son  départ,  qu'il  avait  trouvé  le  moyen  d'avoir 
mon  portrait,  ressemblant  et  joli  ;  peut-être  l'avait-il  montré 
au  comte  d'Anhalt  ;  du  moins  lui  parlait-il  souvent  de  moi  ;  il 
endormait  aussi  sa  Majesté  de  la  peinture  de  mes  charmes.  Le 
roi  aimait  autant  ce  conte-là  qu'un  autre,  il  le  faisait  redire,  et 
un  jour  il  me  fit  déconseiller  Fénelon,  que  je  lisais.  L'imagination 
du  comte  s'échauffe,  il  écrit,  il  fait  écrire  et  parler,  non  par 
M.  Catt,  qui  tant  que  la  négociation  a  duré,  ne  l'a  pas  seulement 
nommé  dans  ses  lettres.  A  présent,  il  sera  le  ministre  de  mes  refus, 
voilà  tout  ;  mon  père  lui  a  écrit  deux  fois  sous  ma  dictée.  Mais 
quand  il  aurait  négocié  cette  affaire,  qu'importe,  si  elle  eût  été 
bonne  ?  «  Je  n'aurai  jamais  bonne  idée,  dites-vous,  d'un  mariage 
fait  par  un  gouverneur.  »  —  Tout  homme  qui  élève  des  jeunes 
gens  ne  doit  donc  pas  me  trouver  de  mérite,  parler  de  moi,  ni 
s'intéresser  à  ce  qui  me  regarde  !  D'Hermenches,  un  philosophe 
devait-il  avoir  de  pareils  préjugés  ?  J'aimerais  autant  croire 
aux  esprits  et  consulter  les  Bohémiennes  !  ...» 

De  tous  ces  prétendants,  le  plus  sérieux  fut  le  marquis  de  Belle- 
garde.  La  jeune  fille  l'aurait  volontiers  agréé,  mais  il  avait  aux 
yeux  des  parents  de  Belle  le  grave  défaut  d'être  catholique. 
M.  deTuyll  déclara  qu'elle  serait  maîtresse  de  l'épouser  lorsqu'elle 
aurait  atteint  sa  majorité  (25  ans).  En  attendant,  on  fit  agir  à 
Rome  la  diplomatie  piémontaise  afin  d'obtenir  une  dispense  du 
pape  en  faveur  de  ce  mariage  mixte  ;  mais  la  chancellerie  romaine 

1  L'incident  du  portrait  vu  par  le  comte  d'Anhalt  avait  fait  quelque  bruit 
à  Utrecht  et  à  La  Haye.  Cela  nous  est  révélé  par  les  Mémoires  de  Harden- 
broek,  où  on  lit,  à  la  date  de  1762  :  «Belle  de  Zuylen  ayant  envoyé  son 
portrait  à  Catt,  autrefois  gouverneur  chez  M.  de  Zuylen,  actuellement  lec- 
teur du  roi  de  Prusse,  —  ce  portrait  a  été  vu  par  certain  jeune  prince 
d'Anhalt  au  service  de  Prusse,  d'où  il  est  résulté  une  correspondance  et 
une  demande  en  mariage.  D'après  les  uns,  on  aurait  refusé  poliment  pour 
cause  de  fortune  insuffisante  ;  d'après  d'autres,  on  ne  savait  encore  ce  qui 
en  adviendrait.  Toute  cette  affaire  a  été  menée  dans  le  plus  grand  secret, 
quoique  Belle  eût  mis  dans  sa  confidence  madame  la  veuve  Geehvinck  et 
le  maréchal  d'Amerongen.On  a  fait  aussi  à  ce  propos  un  voyagea  Amsterdam, 
qui  a  été  tenu  bien  secret  ». 


LK    MARQUIS    DE    BELLEGARDE  69 

ne  la  voulait  accorder  qu'à  la  condition  que  les  enfants  seraient 
catholiques.  Bellegarde  ne  sut  pas  mener  les  négociations  avec 
assez  d'adresse  et  de  fermeté  ;  elles  échouèrent,  sans  que  nous 
voyions  bien  exactement  pourquoi.  Belle  se  consola  sans  peine, 
et  probablement  aussi  Bellegarde,  quoi  qu'en  ait  dit  Gaullieur  '. 


MADAME    DE    CHARRIERE 
d'après  le  portrait  peint  par  Humbert  en  1774 

Après  un  séjour  en  Angleterre,  qu'elle  nous  racontera,  Belle 
reprit  bravement  l'affaire  de  son  mariage  :  elle  était  décidée  à 
s'établir,  c'est-à-dire  à  se  libérer  de  l'espèce  de  contrainte  que 

1  «  Tout  fut  rompu,  et  M.  de  Bellegarde  eut,  dit-on,  bien  de  la  peine  à 
s'en  consoler.  »  Lettres-mémoires  de  M""  de  Charrière,  par  E.-H.  Gaullieur, 
Revue  Suisse,  \%bj,  p.  176, 


70  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

lui  imposait  son  entourage.  M.  de  Charrière  se  mit  alors  sur  les 
rangs.  Il  fallut  plusieurs  années  pour  décider  M.  de  Tuyll  à  con- 
sentir à  ce  mariage  sans  éclat,  d'autant  plus  qu'à  ce  moment  il 
était  question  de  deux  nouveaux  partis,  le  comte  de  Wittgen- 
stein,  officier  en  Corse,  et  lord  Wemyss,  jacobite  écossais  exilé. 
Mais  Belle  avait  jeté  son  dévolu  sur  M.  de  Charrière  et  finit  par 
faire  agréer  à  son  père  l'homme  qu'elle  aimait.  Ce  que  nous  venons 
de  conter  en  quelques  lignes  a  rempli  dix  années  de  sa  vie. 

Si  Constant  d'Hermenches  eût  été  libre,  c'est  lui,  assurément, 
que  Belle  de  Zuylen  aurait  épousé.  Le  brillant  officier  lui  déclara 
un  jour  qu'il  regrettait  que  son  fils  fût  trop  jeune  pour  qu'elle 
pût  devenir  sa  bru,  ce  qui  du  moins  les  aurait  rapprochés  ;  il 
se  résigna  à  lui  proposer  en  mariage  son  plus  intime  ami,  le 
marquis  de  Bellegarde.  C'est  à  cette  occasion  qu'elle  lui  adresse 
ces  lignes  d'une  étrange  sincérité  : 

«  Ce  que  vous  faites  me  paraît  beau,  grand,  difficile  ;  une 
personne  qui  ne  saurait  ce  que  c'est  qu'aimer  dirait  :  «  Elle  ne 
peut  être  à  vous  ;  ainsi,  la  vouloir  donner  à  votre  ami  n'est  pas 
un  sacrifice.  »  Moi,  j'en  juge  bien  différemment:  je  sens  trop 
bien  qu'ajouter  de  ses  propres  mains  de  nouvelles  séparations 
aux  anciennes,  mettre  un  obstacle  éternel  et  invincible  à  son 
penchant,  demande  une  générosité  courageuse  et  sublime.  C'est 
bien  autre  chose  de  marier  sa  maîtresse  à  son  meilleur  ami,  que 
de  la  laisser  se  marier  à  tout  autre  homme. 

...Vous  me  priez  de  vous  rassurer  :  il  me  serait  aisé  de  vous 
dire  tous  les  lieux  communs  de  la  modestie,  de  vous  dire  que 
me  voyant  davantage,  vous  cesseriez  de  m'aimer;  mais  cela  ne 
serait  pas  vrai  ;  je  crois  au  contraire  que  pour  peu  que  vous 
m'aimiez  à  présent,  vous  m'aimeriez  beaucoup  plus  dans  la  suite. 

...Permettez-moi,  d'Hermenches,  l'orgueil  de  croire  que  jamais 
une  autre  femme  n'occupera  précisément  dans  votre  cœur  la  même 
place  que  j'y  pourrais  occuper.  Mais  de  l'amour,  tout  ce  qu'il  en 
faut  pour  être  tranquille  auprès  de  moi,  vous  le  prendrez  peut- 
être,  à  la  première  occasion,  pour  une  plus  belle  femme.  Vous 
en  verrez  mille  de  plus  belles,  dont  les  charmes,  joints  à  un  peu 
de  raisonnement,  vous  rendront  à  mon  égard  tout  comme  vous 
voudrez  être.  Depuis  que  nous  nous  connaissons,  votre  estime 
et  votre  goût  me  sont  toujours  restés,  mais  n'avez-vous  pas  été 
amoureux  bien  des  fois  ?  Pour  un  moment  d'émotion  que  mon 
image  vous  a  peut-être  donné,  ne  vous  a-t-elle  pas  laissé  dans 
mille  moments  un  cœur  tranquille  ? 

...Mais,  dites-vous,  le  Ciel  récompensera  la  vertu.  C'est  déjà 
une  récompense  de  vos  intentions  de  pouvoir  dire  ces  paroles  ; 


LE    MARQUIS    DE    BELLEGARDE  71 

je  crois  qu'elles  sont  accompagnées  d'un  sentiment  bien  doux  ; 
je  voudrais  le  connaître.  Jusqu'ici,  je  l'avoue,  j'ai  eu  peu  de 
droits  aux  récompenses  du  Ciel  ;  elles  n'ont  pas  fait  mes  consola- 
tions ni  mes  espérances. 

...Il  faut  absolument  nous  moins  écrire  ;  il  faut  que  nous  nous 
occupions  moins  l'un  de  l'autre...  J'éprouve  qu'il  n'est  point 
d'argument  si  puissant  sur  moi  pour  combattre  le  penchant  qui 
peut  mener  au  désordre,  que  mon  attention  fixée  sur  la  plupart 
de  celles  qui  s'y  livrent.  Je  tremble  de  me  trouver  confondue 
dans  la  classe  de  ce  que  je  méprise.  Ah  !  Dieu,  si  jamais,  comptant 
sur  vos  doigts  les  femmes  qui  vous  ont  trop  aimé,  je  me  trouvais 
entre  la  Martin  et  quelque  autre  de  son  espèce  !...  Mais  pourquoi 
ce  qui  paraît  quelquefois  si  odieux  ne  paraît-il  pas  toujours 
odieux  ?  Je  ne  sais  comment  les  autres  se  tirent  d'un  profond 
examen,  mais  moi,  tant  que  je  serai  spectateur  impartial  de 
mon  propre  cœur,  je  ne  risque  pas  de  devenir  vaine.  » 

Né  à  Londres  en  1720,  François-Eugène-Robert  comte  de 
Bellegarde,  marquis  des  Marches  et  de  Cursinge,  commandait  un 
régiment  au  service  des  Etats-Généraux  '  ;  il  n'était  pas  loin 
de  la  cinquantaine  ;  les  parents  de  Belle,  qui  l'avaient  rencontré 
aux  eaux  de  Spa,  lui  trouvaient  l'air  passablement  fatigué. 
Belle  fit  à  son  tour  connaissance  du  marquis  par  l'intermédiaire 
de  d'Hermenches.  Elle  voyait  fréquemment  alors  l'Ecossais 
James  Boswell,  dont  elle  disait  : 

«  Il  est  fort  mon  ami  et  fort  estimé  de  mon  père  et  de  ma 
mère,  de  sorte  qu'il  est  toujours  bien  reçu  quand  il  vient 
me  voir.  » 

Mais  si  Belle  l'amusait  et  l'intéressait,  lui  ne  songeait  guère  à 
l'épouser  : 


1  Grâce  à  l'obligeance  de  notre  vieil  ami  Albert  Metzger,  à  Chambérv,  et 
à  l'érudition  de  M.  André  Perrin,  de  l'Académie  de  Savoie,  nous  sommes  en 
mesure  de  donner  quelques  détails  sur  le  marquis.  Il  appartenait  à  la  famille 
Noël  (ou  Noyel,  ou  Noyelli),  de  Montmélian,  qui  prit  le  nom  de  Bellegarde 
d'une  maison  forte  située  entre  Montmélian  et  le  château  des  Marches.  On 
peut  voir  à  Chambérv  l'hôtel  de  Bellegarde,  rue  Croix-d'Or,  à  l'angle  de  la  place 
du  théâtre.  Il  n'appartient  plus  à  la  famille,  qui  n'a  plus  de  représentants  en 
Savoie  ;  mais  elle  existe  encore  en  Autriche.  Le  château  des  Marches  a  passé 
à  la  famille  Costa  de  Beauregard  ;  il  est  occupé  aujourd'hui  par  un  orphe- 
linat de  filles.  —  La  famille  de  Bellegarde  était  brillamment  apparentée, 
ainsi  qu'on  le  verra  plus  loin.  (Voir  l'Armoriai  et  Nobiliaire  de  la  Savoie, 
T.  IV,  à  Noyer  de  Bellegarde,  chez  Allier,  Grenoble). 


72  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

«  Boswell,  écrit-elle  avec  ce  détachement  qui  lui  est  particulier, 
Boswell  me  dit  l'autre  jour  que  quoique  je  fusse  a  charming 
créature,  il  ne  serait  pas  mon  mari,  eussé-je  pour  dot  les  sept 
Provinces-Unies  ;  et  je  trouvai  cela  fort  bon.  » 

L'Ecossais  lui  plaisait  par  son  franc  parler,  dont  on  verra  plus 
loin  le  témoignage  dans  une  lettre  qu'il  lui  écrivit  et  qu'elle 
conserva  précieusement  jusqu'à  son  dernier  jour  ;  mais  elle  le 
trouvait  terriblement  raisonnable.  Quant  à  l'ami  de  d'Hermen- 
ches,  il  ne  paraissait  pas  très  inflammable  au  début  : 

«  Je  crois,  dit-elle,  que  M.  de  Bellegarde  n'est  pas  un  homme 
à  marier.  C'est  dommage  ;  puisqu'il  est  si  aimable,  il  n'aurait 
qu'à  me  prendre  pour  sa  femme  en  passant.  Je  m'ennuie 
souvent  de  l'état  de  dépendance.  Si  j'étais  libre,  je  vaudrais 
beaucoup  mieux.  » 

Elle  n'en  continue  pas  moins  ses  travaux  littéraires  : 

«Je  m'amuse  à  présent  à  faire  une  comédie.  Je  n'aime  pas  à 
demander  des  conseils  parce  que  je  n'aime  pas  à  les  suivre.  Mon 
ouvrage  doit  être  mon  ouvrage.  Je  dis  comme  Rousseau  :  «  Son 
premier  succès  est  de  me  plaire.  » 

Puis  elle  revient  à  Bellegarde,  qui,  sans  avoir  le  solide  mérite 
du  sage  Boswell,  lui  paraît  plus  séduisant,  et  à  qui  elle  a  fait  le 
plus  gracieux  accueil  : 

«  Je  vous  remercie,  écrit-elle  en  juillet  1764,  de  la  connaissance 
que  vous  m'avez  fait  faire  avec  M.  de  Bellegarde.  Elle  est  vrai- 
ment fort  agréable.  Je  suis  charmée  de  lui.  Racontez  ce  qu'il 
dit  de  moi.  Il  n'est  pas  fort  apparent  qu'il  ait  envie  de  m'épouser, 
et  je  ne  sais  ce  qu'en  diraient  mes  parents,  mais  pour  moi,  je 
trouve  qu'être  la  femme  d'un  honnête  homme,  homme  d'esprit, 
homme  du  monde,  qui  voyage,  qui  aime  la  bonne  compagnie,  qui 
a  de  la  naissance  et  du  bien,  serait  une  fort  agréable  chose.  Mon 
dessein  est  d'être  honnête  femme.  Mais  il  y  a  cent  mille  maris 
avec  qui  cela  me  serait  si  difficile,  qu'il  n'y  aurait  à  répondre  de 
rien.  Dieu  me  garde  d'un  sot  !  Dieu  me  garde  d'un  mari  jaloux, 
à  moins  que  je  ne  l'aime  à  la  folie  !...  Dans  ce  moment,  j'épouse- 
rais de  bon  cœur  le  marquis,  je  lui  plairais,  je  l'amuserais,  je 
vaudrais  bien  une  maîtresse  et  je  ne  serais  pas  plus  embarras- 
sante. Il  a  bien  des  années  de  plus  que  moi,  mais  nous  veillerions 
tard,  nous  jouerions  des  trios...  Vous  voyez  bien  que  je  suis  folle. 
Ne  me  répondez  pas  sur  le  ton  de  folie  ;  demain  je  reprendrai 
mon  sérieux.  Au  reste,  ceci  est  très  sage  ;  mon  cœur,  en  l'écri- 
vant, n'est  coupable  de  rien,  mais  entre  sage  et  décent,  il  y  a 
beaucoup  de  différence.  » 


LE    MARQUIS    DE    BELLEGARDE  y3 

Après  quelques  heures  de  repos,  elle  reprend  : 

«  Quand  l'on  vient  de  parler  à  ses  amis,  c'est  alors  qu'on  a  le 
plus  de  choses  à  leur  dire... J'ai  relu  ce  que  je  vous  écrivais  cette 
nuit  :  la  plaisanterie  de  veiller  tard  et  de  faire  de  la  musique  au 
lieu  de  se  coucher,  est  d'autant  plus  mauvaise,  que  le  marquis 
est  jeune,  tout  aussi  jeune  qu'il  le  faut.  J'en  demande  pardon  à 
lui  et  à  la  décence. 

Vraiment  c'est  une  chose  difficile  que  de  me  bien  marier,  et 
ce  serait  une  terrible  chose  que  de  me  marier  mal.  Quelle  vie 
je  mènerais  avec  un  homme  que  je  n'aimerais  point,  avec  un 
homme  grossier  ou  ignorant  !  J'ai  eu  bien  de  l'aversion  pour  les 
mariages  qui  m'ont  été  proposés  jusqu'ici.  L'année  passée,  je 
disais  à  un  jeune  homme  qui  aurait  voulu  m' épouser  :  «  Vous 
connaissez  Cinna  ?  —  Oui,  je  l'ai  lu  en  latin...»  Actuellement,  il 
y  en  a  un  qui  voyage  ;  on  me  disait  :  «  Attendez  un  peu  à  dire 
absolument  non  ;  voyez-le  à  son  retour,  si  vous  n'êtes  pas  encore 
mariée  ;  peut-être  il  se  formera.  »  J'ai  appris  il  y  a  trois  jours 
qu'il  était  un  fort  mauvais  sujet  et  que  celui  qui  nous  l'avait 
présenté  et  vanté  avait  agi  en  scélérat,  et  j'ai  eu  le  mauvais  cœur 
d'être  bien  aise,  tant  j'avais  de  joie  de  pouvoir  dire  non  sans 
retour,  avec  l'approbation  de  tout  le  monde.  Le  comte  d'Anhalt 
tarde  longtemps  à  venir  ;  les  uns  disent  que  ce  n'est  pas  sa  faute, 
les  autres  pensent  qu'il  ne  peut  se  résoudre  à  m' épouser  ;  il  a  rai- 
sonne crois:  pour  un  homme  sensé  et  médiocre, ce  n'est  pas  une 
chose  à  désirer.  D'ailleurs,  je  doute  que  j'eusse  moi-même  le 
courage  de  l'épouser.  Les  sujets  de  son  maître  sont  esclaves,  et 
tout  ce  que  je  souhaite  le  plus,  c'est  d'être  libre. 

Ce  mercredi  matin.  Je  n'ai  jamais  été  plus  flattée  en  ma  vie  : 
le  marquis  me  voit  un  moment,  et  je  lui  plais  ;  vous  qui  me  con- 
naissez et  qui  êtes  son  ami,  vous  souhaitez  que  je  devienne  sa 
femme  ! 

...  Vous  avez  vu  combien  je  respecte  la  vertu  et  la  raison,  — 
et  vous  n'avez  pu  voir  à  quel  point  je  pourrais  les  oublier;  peut- 
être  le  soupçonnez-vous,  ma  physionomie  parle,  l'expérience 
éclaire  votre  pénétration,  mais  cela  ne  suffit  pas  aujourd'hui. 
Peut-être  mon  langage  ne  sera  pas  celui  de  la  décence,  mais 
qu'est-ce  que  la  décence  au  prix  de  la  probité  ? 

Eh  bien,  donc,  si  j'aimais,  si  j'étais  libre,  il  me  serait  bien  diffi- 
cile d'être  sage.  Mes  sens  sont  comme  mon  cœur  et  mon  esprit, 
avides  de  plaisirs,  susceptibles  des  impressions  les  plus  vives  et 
les  plus  délicates.  Pas  un  des  objets  qui  se  présentent  à  ma  vue, 
pas  un  son,  ne  passe  sans  m'apporter  une  sensation  de  plaisir  ou 
de  peine  ;  la  plus  imperceptible  odeur  me  flatte  ou  m'incommode  ; 
l'air  que  je  respire,  un  peu  plus  doux,  un  peu  plus  fin,  influe  sur 
moi  avec  toutes  les  différences  qu'il  éprouve  lui-même.  Jugez 
du  reste,  à  présent,  jugez  de  mes  désirs  et  de  mes  dégoûts.  Si 


74 


MADAME    DE    CHARPIERE    ET    SES    AMIS 


je  n'avais  ni  père  ni  mère,  je  serais  Ninon  peut-être,  mais,  plus 
délicate,  et  plus  constante,  je  n'aurais  pas  tant  d'amants  ;  si 
le  premier  eût  été  aimable,  je  crois  que  je  n'aurais  point  changé, 
et  en  ce  cas-là,  je  ne  sais  si  j'aurais  été  fort  coupable  ;  j'aurais 
du  moins  pu  racheter  par  des  vertus  l'offense  que  j'aurais  faite 
à  la  société  en  secouant  le  joug  d'une  règle  sagement  établie. 
J'ai  un  père  et  une  mère,  je  ne  veux  pas  leur  donner  la  mort,  ni 
empoisonner  leur  vie  :  je  ne  serai  pas  Ninon  ;  je  voudrais  être 
la  femme  d'un  honnête  homme,  femme  fidèle  et  vertueuse  ; 
mais  pour  cela  il  faut  que  j'aime  et  que  je  sois  aimée. 

Quand  je  me  demande  si,  n'aimant  guère  mon  mari,  je  n'en 
aimerais  pas  un  autre,  si  l'idée  seule  du  devoir,  le  souvenir  de 
mes  serments,  me  défendraient  contre  l'amour,  contre  l'occasion, 
une  nuit  d'été,  je  rougis  de  ma  réponse  ;  mais  si  nous  nous  aimons, 
si  mon  mari  ne  dédaigne  pas  de  me  plaire,  s'il  met  un  grand  prix 
à  mon  attachement,  s'il  me  dit  :  «  Je  ne  vous  tuerai  pas  si  vous 
êtes  infidèle,  mais  je  serai  d'autant  plus  malheureux  de  ne 
pouvoir  plus  vous  estimer,  que  je  vous  aimerai  peut-être 
encore,  »  —  en  ce  cas,  dis-je,  je  pense,  j'espère,  je  crois  ferme- 
ment que  je  fuirai  tout  ce  qui  pourrait  me  séduire,  que  je  ne 
manquerai  jamais  aux  lois  de  la  vertu.  Est-ce  assez  pour  que 
vous  puissiez  me  donner  sans  scrupule  à  votre  meilleur  ami  ? 
Est-ce  plus,  est-ce  moins  qu'il  ne  saurait  se  promettre  d'une  autre 
femme  ?  Sûrement,  je  lui  serai  vivement  attachée  ;  s'il  veut,  je 
serai  son  amie,  sa  maîtresse,  je  ne  me  négligerai  jamais  sur  le  soin 
de  lui  plaire  et  de  l'amuser  ;  sûrement  aussi  il  m'aimera  ;  mais 
fera-t-il  quelque  chose  pour  que  ce  bonheur  ne  s'éteigne  pas  ? 
Supposé  que  je  lui  parusse  capable  d'une  faiblesse,  ne  me  trai- 
terait-il plus  qu'avec  défiance  et  mépris,  ou  bien  m'attacherait-il 
à  lui,  me  conserverait-il  par  des  preuves  de  tendresse  et  de  con- 
fiance? Supposé  que  mon  cœur,  mon  cœur  seul  eût  été  un  moment 
coupable,  un  aveu,  un  sincère  retour,  obtiendraient-ils  grâce  ? 
«  Ouvrez-moi  votre  cœur  dans  tous  ses  replis,  »  me  dites-vous  : 
Ah  !  vous  devez  être  satisfait  !  Comment  trouvez-vous  ce  cœur 
ainsi  déployé  ?  Dites-moi  sincèrement  si  vous  le  méprisez,  si, 
après  cette  lettre,  vous  me  trouvez  beaucoup  au-dessous  de  ce 
que  vous  avez  pensé  auparavant... 

..L'article  de  l'humeur  est  presque  aussi  important  que  celui 
de  la  vertu  ;  non,  il  l'est  davantage  :  une  femme  galante  est  plus 
supportable  qu'une  femme  acariâtre,  et  j 'aimerais  beaucoup  mieux 
un  mari  infidèle  qu'un  mari  boudeur  ou  brutal.  Je  ne  suis  certai- 
nement pas  méchante,  ni  grondeuse,  ni  difficile,  ni  capricieuse  ; 
cependant,  je  ne  suis  point  égale  :  ces  organes  si  délicats,  ce 
sang  si  bouillant,  ces  sensations  si  vives,  rendent  ma  santé  et 
mes  esprits  susceptibles  de  changements  que  je  n'ai  jamais  vus 
si  grands,  si  rapides,  si  étranges,  dans  qui  que  ce  soit.  Si  on  ne 
me  reconnaissait  à  mon  cœur  et  à  mon  visage,  on  pourrait  d'un 


LE    MARQUIS    DE    BELLEGARDE  jb 

moment  à  l'autre  me  prendre  pour  deux  personnes  différentes, 
pour  six  personnes  quelquefois,  dans  le  cours  d'une  journée. 
Tout  a  droit  de  m'affecter  ;  pas  un  moment  dans  la  vie  ne  m'est 
indifférent,  tous  mes  moments  sont  heureux  ou  malheureux,  ils 
sont  tous  quelque  chose.  Pourvu  que  je  ne  sois  jamais  injuste, 
jamais  aigre,  jamais  emportée,  me  pardonnera-t-il  de  l'étourdir 
quelquefois  à  force  de  paroles,  d'être  quelquefois  des  heures 
sans  parler,  de  m'abandonner  quelquefois  pour  un  rien  à  une 
gaîté  immodérée,  de  pleurer  quelquefois  sans  en  savoir  presque  la 
raison?  Les  vapeurs  que  me  donne  l'inaction,  les  vapeurs  que 
j'ai  d'épuisement  quand  je  me  suis  trop  occupée,  ne  me  rendront- 
elles  pas  ridicule  et  insupportable  ?  Je  puis  bien  me  faire  vio- 
lence, faire  taire  mes  joies  et  rire  dans  le  chagrin,  mais  c'est 
avec  des  étrangers  que  l'on  se  gêne  à  ce  point,  plutôt  qu'avec  un 
mari  que  l'on  aime.  Au  reste,  quand  je  l'étourdirais,  il  n'aurait 
qu'à  m'imposer  silence  ;  quand  je  lui  romprais  la  tête  d'un  air, 
d'un  livre,  d'un  ton,  d'un  rien,  il  n'aurait  qu'à  se  moquer  de 
moi,  et  me  laisser  seule  m'amuser  de  ma  folie.  Tantôt  musicienne, 
tantôt  géomètre,  tantôt  soi-disant  poëte,  tantôt  femme  frivole, 
tantôt  femme  passionnée,  tantôt  froide  et  paisible  philosophe, 
peut-être  aussi  que  cette  diversité  lui  plairait;  je  suis  bien  sûre 
du  moins  que  je  ne  l'ennuierais  pas,  qu'il  ne  se  lasserait  pas  de 
moi  ;  et  pour  le  fond  de  mon  cœur,  il  le  trouverait  tous  les  jours 
le  même  :  mes  impatiences  sont  rares  et  courtes  ;  la  colère,  je 
ne  la  connais  presque  pas  ;  je  suis  douce  et  patiente  quand  je 
souffre  ;  quand  je  pleure,  je  ne  gronde  point...  Voilà  qui  est  fini  ; 
j'ai  tout  dit,  je  pense  ;  vous  pouvez  juger  de  moi  comme  de  ma 
fortune  ;  si  je  ne  vaux  pas  assez,  si  je  ne  suis  pas  assez  riche, 
dites-le  sincèrement,  sans  ménagements,  sans  détour.  Faites  de 
ma  confession  tout  ce  qu'il  vous  plaira. 

Jeudi  26,  après  dîner.  Quand  nos  projets  échoueraient  entiè- 
rement, je  n'aurais  jamais  de  regrets  à  l'étrange  lettre  que  je 
vous  envoyai  hier  ;  au  contraire,  je  serai  toujours  bien  aise  de 
m'être  montrée  ce  que  je  suis  à  un  homme  qui  m'est  si  sincère- 
ment dévoué.  » 

Mais  la  difficulté  est  d'engager  les  négociations  avec  ses  parents. 
Ils  ne  verront  que  l'obstacle  de  la  religion.  Les  affaires  d'intérêt 
n'arrêteront  pas  M.  de  Tuyll,  «le  plus  droit,  le  plus  désintéressé 
des  hommes  »  ;  mais  comment  lui  faire  accepter  comme  gendre 
un  catholique  romain  ?  Belle  pensait  que  le  mieux  serait  que 
d'Hermenches  écrivît  soit  à  elle,  soit  à  son  père,  pour  proposer 
son  ami. 

«  Vendredi  soir,  27  juillet.  ...Quand  cela  sera  décidé,  envoyez- 
moi  un  brouillon  de  votre  lettre  ;  mais  il  faut  me  permettre  de 


76  MADAME    DE    CHARRIEBE    ET    SES    AMIS 

changer,  ajouter,  retrancher  à  ma  guise  ;  sans  mentir,  je  suis 
la  première  personne  du  monde  pour  manier  les  esprits  que  je 
connais  bien,  quand  je  veux  ;  mais  je  veux  rarement,  parce  que  je 
n'ai  pas  du  tout  l'ambition  de  gouverner.  J'ai  toujours  dans 
l'esprit  qu'en  parlant  à  mon  père  après  qu'il  serait  déjà  au  fait, 
vous  avanceriez  plus  que  par  de  simples  lettres  ;  mais  qu'il 
s'engage  sans  connaître  le  marquis,  c'est  à  quoi  il  ne  faut  pas 
penser  ;  cela  serait  même  absurde,  et  moi-même  je  ne  le  voudrais 
pas  ;  et  pourvu  qu'il  n'ait  pas  à  faire  le  ridicule  personnage 
d'amant  déclaré  épouseur,...  je  ne  vois  pas  ce  qui  l'empêcherait 
de  faire  connaissance  avec  nous.  Mon  père  et  ma  mère  ne  l'ont  vu 
qu'en  passant,  à  Spa,  il  y  a  douze  ans  ;  il  y  était  avec  Mme  de  la 
Rive,  et  avait  l'air  si  malade,  et  si  usé,  qu'on  eut  bien  de  la  peine 
à  leur  persuader  qu'il  n'avait  pas  quarante  ans.  On  lui  trouve 
à  présent  l'air  beaucoup  plus  sain  et  même  l'air  plus  jeune.  Je 
puis  m'en  fier  à  vous  du  bien  que  vous  dites  de  votre  ami  ; 
mes  parents  ne  le  peuvent  pas,  car  ils  ne  vous  connaissent  point 
du  tout  ;  et  s'engouer  du  nom,  des  titres,  des  alliances,  au 
point  de  ne  faire  attention  à  autre  chose,  cela  serait  très  indigne 
de  gens  sensés  comme  ils  sont.  Voyez  donc  quel  temps  convien- 
drait au  marquis  pour  nous  voir,  et  un  peu  avant  ce  temps  vous 
écrirez  à  mon  père  ou  à  moi...  Je  tiens  la  chose  faite  si  mes  parents 
souhaitent  de  connaître  le  marquis.  Il  n'aura  besoin  d'aucun 
effort  pour  plaire  ;  son  ton  naturellement  poli,  son  cœur  généreux 
et  bon,  qui  se  montrera  sans  qu'il  y  pense,  c'est  tout  ce  qu'il 
faut.  Sûrement  il  ne  fera  ni  ne  dira  rien  qui  révolte,  qui  persuade 
que  je  serais  malheureuse  avec  lui  ;  on  verra  toutes  les  apparences 
du  contraire,  et  on  remettra  la  décision  à  mon  propre  goût. 

...Je  trouve  fort  à  sa  place  que  le  marquis  ne  me  pût  souffrir 
en  qualité  de  merveille.  Rien  n'est  si  haïssable  dans  le  monde. 
Sa  haine  pour  les  prétentions  d'esprit  et  pour  la  métaphysique 
ne  m'effraie  point  du  tout.  Il  y  a  bien  du  temps  que  je  ne  m'oc- 
cupe de  toutes  les  choses  que  je  n'entends  pas,  que  dix  minutes 
par  mois  tout  au  plus.  A  quatorze  ans,  je  voulais  tout  entendre, 
mais  j'y  ai  renoncé  depuis.  Boswell  a  tort  de  penser  que  je  me 
fatigue  en  spéculations.  Une  sorte  de  scepticisme  fort  humble 
et  assez  tranquille,  c'est  là  que  j'en  suis  restée  ;  quand  j'aurai 
plus  de  lumières  et  plus  de  santé,  je  verrai  peut-être  des  certi- 
tudes ;  à  présent  je  ne  vois  tout  au  plus  que  des  probabilités 
et  je  n'éprouve  que  des  doutes.  Mais  quand  je  serais  passionnée 
pour  la  métaphysique,  cela  n'incommoderait  personne  :  de  tous 
les  hommes  que  je  connais,  il  n'y  a  que  M.  Castillon,  professeur 
à  Berlin,  avec  qui  j'en  aime  parler  '.  Les  prétentions  à  l'esprit, 

1  J.  F.  Salvemini  de  Castillon  (ou  de  Castiglione,  où  il  était  né  en  1709) 
fut  professeur  de  mathématiques  à  Utrecht  (  1 7 5 1  ) .  Il  devint  membre  de  la 
Société  royale  de  Londres  et  de  l'Académie  de  Berlin,  où  il  mourut  en  1 791 . 
Il  a  traduit  en  français  les  Eléments  de  Physique  de  Locke. 


LE    MARQUIS    DE    BEl.LEGARDE  77 

c'est  aussi  une  enfance  que  je  crois  à  peu  près  passée  chez  moi. 
Je  ne  pense  plus  du  tout  à  montrer  une  chose  qui  se  montre 
d'elle-même  quand  elle  existe,  et  qui  perd  toujours  la  moitié 
de  ses  grâces  à  être  affichée,  présentée  aux  écouteurs  avec  dessein, 
avec  empressement.  Quelquefois  on  me  voit  parler  d'un  air 
occupé,  animé,  avec  un  homme  d'esprit  ;  on  me  croit  remplie 
du  désir  de  lui  paraître  sublime,  pendant  que  je  ne  songe  qu'à 
m'amuser  et  que  l'intérêt  seul  du  discours,  la  gaîté  ou  la  dispute, 
anime  mon  geste  et  mon  teint.  Ce  qui  me  donne  une  grande 
amitié  pour  mon  esprit,  c'est  qu'il  est  excellent  pour  l'usage  ordi- 
naire, qu'il  me  rend  l'âme  de  cette  maison,  qu'il  s'amuse  d'un 
rien  et  amuse  les  autres,  qu'il  est  chéri  de  mes  frères,  de  ma  sœur, 
de  mon  beau-frère,  en  un  mot  de  tous  ceux  avec  qui  il  passe 
sa  vie  :  cela  prouve  certainement  pour  lui.  Je  vous  prie  de  vous 
rappeler  si  jamais,  dans  mes  lettres,  je  vous  ai  dit  de  jolies  choses 
qui  ne  fissent  rien  au  sujet,  des  pensées  de  parade,  amenées 
exprès  pour  vous  apprendre  combien  je  suis  spirituelle.  Quand 
j'étais  petite  fille,  cela  ne  manquait  pas  ;  je  plaçais  vite  où  je 
pouvais  une  belle  idée,  mourant  de  peur  que  l'occasion  de  la 
dire  ne  revînt  jamais.  A  présent,  ma  vanité  est  plus  raffinée 
et  plus  tranquille.  Le  marquis  n'aura  guère  à  se  plaindre  de  ce 
côté-là  ;  et  puis  l'on  se  moque  de  moi  tous  les  jours  sans  que  je 
me  fâche  ni  ne  m'afflige.  Pourvu  qu'on  me  laisse  aller  mon  train 
de  leçons,  de  lectures,  d'écritures,  comme  je  fais  ici,  un  peu  plus 
librement  encore,  je  serai  contente  ;  et  sûrement  le  marquis  ne 
pensera  pas  à  me  gêner  là-dessus...  Pour  un  trône  je  ne  renon- 
cerais pas  à  ce  qui  m'occupe  dans  ma  chambre  ;  si  je  n'apprenais 
plus  rien,  je  mourrais  d'ennui  au  milieu  des  plaisirs  et  des  gran- 
deurs. Songez  que  mes  goûts  ont  tenu  bon  contre  le  préjugé, 
contre  le  ridicule  dont  on  a  voulu  me  couvrir  mille  fois,  contre 
l'exemple  de  paresse  et  de  stupidité  que  les  trois  quarts  et  demi 
de  mes  compatriotes  me  donnent,  contre  l'air  pesant  de  ce  pays, 
et  vous  conviendrez  qu'ils  tiennent  à  mon  être.  Si  le  marquis 
aime  à  lire  haut,  j'apprendrai  l'histoire  en  lui  brodant  des  vestes... 
29  juillet...  Je  ne  suis  pas  tranquille,  je  suis  inquiète,  combattue, 
non  sur  le  fond  de  l'affaire,  qui  me  paraît  toujours  bonne,  agréable, 
et  dont  je  désire  constamment  le  succès  ;  c'est  sur  les  moyens 
que  ma  pensée  varie.  Quelquefois,  je  hais  le  détour  que  nous 
prenons,  cet  air  de  complot  ;  il  me  semble  que  je  me  rends  coupa- 
ble envers  mon  père,  que  je  le  trompe,  que  vous-même  vous 
trouverez  que  ma  conduite  porte  atteinte  à  cette  probité,  à  cette 
droiture,  ma  vertu  de  préférence,  par  laquelle  je  voudrais  racheter 
mes  faiblesses  et  mes  défauts...  Je  vous  prie,  d'Hermenches,  d'être 
mon  casuiste.  Vous  qui  connaissez  si  bien  les  femmes  et  qui 
savez  si  bien  comment  on  les  juge,  empêchez-moi  de  rien  faire 
qui  puisse  m'avilir  !  Je  ne  dois  pas  être  méprisée,  de  l'homme 
dont  je  voudrais  devenir  la  femme,  mais  surtout  je  ne  veux  pas 
qu'il  me  croie  fausse,  car  je  ne  le  suis  point.  » 


/8  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

Un  moment  elle  songe  à  prévenir  sa  mère,  mais  l'incertitude 
de  l'accueil  réservé  à  sa  confidence  l'arrête  : 

«  Vous  ne  savez  pas,  dit-elle,  combien  il  est  difficile  de  se  con- 
duire avec  ceux  dont  on  dépend,  quand  ils  sont  faits  tout  autre- 
ment que  nous  et  que  cependant  on  les  aime  et  les  respecte, 
quand  enfin  ils  opposent  une  prudence  toujours  la  même  à  notre 
vivacité.  Ma  mère  est  venue  lire  dans  ma  chambre  ;  il  n'y  a  que 
la  table  sur  quoi  j'écris  entre  nous  deux  ;  il  ne  s'en  faut  pas  de 
beaucoup  que  je  ne  lui  dise  tout.  Peut-être  la  mettrai-je  dans 
ma  confidence  avant  que  votre  lettre  arrive,  peut-être  après. 
Elle  est  plus  vive,  je  sais  mieux  la  remuer  et  je  lui  parle  plus 
vrai  qu'à  mon  père  ;  mais  elle  est  si  déterminée  contre  le  mérite 
des  œuvres  !  » 

Elle  finit  par  convenir  avec  d'Hermenches  qu'il  écrirait  à 
M.  de  Tuyll.  Mais  pour  être  sûre  qu'il  s'exprimera  sans  mala- 
dresse sur  un  sujet  si  délicat,  elle  rédige  elle-même  le  brouillon 
de  la  lettre,  où  elle  n'hésite  pas  à  entonner  son  propre  éloge. 
Voici  comme  elle  fait  parler  son  ami  : 

«  ...Vous  le  savez  aussi  bien  que  moi,  Monsieur,  ces  talents 
que  le  Ciel  a  prodigués  à  votre  fille  et  qu'une  éducation  distin- 
guée a  cultivés  chez  elle  avec  les  vertus,  sont  des  dons  précieux, 
qui  valent  des  établissements,  mais  qui  souvent  les  empêchent. 
Il  est  peu  d'hommes  à  qui  ils  ne  fassent  peur,  il  en  est  encore  moins 
qui  puissent  plaire  à  celle  qui  les  possède,  qui  les  apprécie  et 
qui  s'y  connaît.  Mon  ami  a  assez  d'esprit  pour  souhaiter  que  sa 
femme  en  ait  beaucoup... C'est  mademoiselle  votre  fille  telle 
qu'elle  est,  qui  le  charme,  qu'il  aime,  qu'il  désire,  qu'il  lui  faut 
pour  être  heureux...  La  différence  de  religion  est  le  seul  obstacle 
qui  puisse  vous  faire  hésiter,  mais  cet  obstacle  est  plus  effrayant 
pour  le  préjugé  que  pour  la  raison...  » 

Elle  ajoute  à  sa  belle  rédaction  cet  avis  : 

«  Si  vous  voulez  mettre  un  mot  de  l'empressement,  de  la  pas- 
sion que  le  marquis  montre  dans  ses  lettres,  c'est  votre  affaire  ; 
j'ai  déjà  assez  souffert  à  m'encenser  moi-même  si  ridiculement.» 

M.  de  Tuyll  éprouva,  comme  on  l'avait  prévu,  la  plus  grande 
répugnance  à  donner  sa  fille  à  un  catholique,  et  d'Hermenches 
le  taxa  d'étroitesse  '.  Il  y  eut  des  heures  pénibles  au  château  de 
Zuylen. 

1  II  écrit  à  Belle:  «Oui,  les  Tuyll  sont  de  dignes  gens,  mais  ils  sont  bien 
froids,  bien  tristes,  bien  sauvages,  et  je  les  crois  un  peu  imbus  de  leurs 


LE    MARQUIS    DE    BELLEGAHDE  79 

«  16  août  1764...  Le  samedi  matin  je  ne  sortis  presque  pas  de 
ma  chambre  ;  à  table,  point  de  paroles  ;  je  me  promenai  avec 
ma  mère  sans  parler...  Mon  père  vint  le  soir  dans  ma  chambre  ; 
il  me  dit  :  «  Je  veux  répondre  à  M.  d'Hermenches  ;  je  ne  puis 
rien  dire  pour  mon  propre  compte,  ni  pour  celui  de  votre  mère, 
sinon  que  l'obstacle  de  la  religion  ne  peut  être  compensé  par 
aucun  avantage,  et  qu'ainsi  nous  n'avons  pas  besoin  d'éclaircis- 
sements ;  mais  vous  ne  pensez  pas  de  même,  je  puis  le  dire,  et 
demander  pour  vous  ces  éclaircissements  qu'on  nous  offre... 
Dans  un  an  et  quelques  mois,  vous  serez  majeure,  vous  n'aurez, 
plus  besoin  de  notre  consentement...  » 

Mais  Belle  n'entend  point  devenir  étrangère  à  ses  parents 
en  se  mariant  contre  leur  gré  :  elle  n'aurait,  en  ce  cas,  plus  droit 
à  être  traitée  comme  leur  fille  pour  la  fortune.  Elle  le  déclare  à 
son  père,  qui  la  rassure  généreusement  : 

«Le  souper  fut  assez  gai  ;  les  esprits  étaient  assez  libres  ;  je 
me  reprochai  mon  mécontentement,  je  me  dis  :  Ils  font  ce  qu'ils 
peuvent.  Nous  ne  parlâmes  de  rien  tout  le  dimanche.  Je  fus 
dévotement  à  l'église  ;  le  ministre  s'embrouilla  si  bien  dans  une 
définition  de  la  foi,  que  la  mienne  n'en  fut  point  du  tout  éclaircie,. 
ni  mon  cœur  plus  attaché  à  nos  sermons.  Lundi,  pas  un  mot 
de  notre  mariage;  j'espérais  beaucoup  des  pensées  de  mon  père... 
Hier  matin,  pendant  que  nous  déjeunions,  mon  père  renouvela 
la  demande  qu'il  m'avait  faite  samedi  de  mettre  par  écrit  ce 
que  je  pensais...  Il  avait  toujours  supposé  que  la  différence  de 
religion  était  pour  moi  une  difficulté  aussi  bien  que  pour  lui, 
qu'il  n'y  avait  que  du  plus  au  moins.  Je  crus  ma  bonne  foi  inté- 
ressée à  ce  qu'il  sût  la  vérité.  Je  lui  rappelai  que  dans  un  temps 
où  j'étais  triste,  accablée  de  vapeurs,  l'esprit  rempli  des  plus 
inquiétantes  incertitudes  sur  la  religion,  j'avais  dit  quelquefois 
que  je  trouvais  les  catholiques  romains  fort  heureux  d'être 
obligés  à  l'ignorance,  de  croire  sur  la  foi  de  l'Eglise  et  de  leur 
curé  ;  que  ce  sentiment  de  leur  sécurité,  du  repos  de  leur  esprit 
sur  des  questions  épineuses,  impossibles  peut-être  à  résoudre, 
me  mettait  à  mon  aise  avec  eux,  que  je  partageais  leur  repos... 
Mon  père  croyait  que  seulement  je  n'aimais  pas  à  entendre 
discuter  des  points  obscurs  de  la  religion,  ni  peut-être  à  en  enten- 
dre parler  du  tout  ;  mais  je  lui  expliquai  que  ce  n'était  pas  cela, 
que  dans  notre  religion,  où  l'on  recommande  à  chacun  de  s'ins- 
truire, voir  des  gens  indifférents,  négligents,  qui  se  reproche- 


vertus  et  de  leur  noblesse.  »  Des  jugements  pareils  sont  assez  fréquents 
sous  la  plume  de  d'Hermenches,  qui  ne  peut  souffrir  les  Hollandais  et  ne 
s'en  cache  pas. 


80  MADAME    DE    CHARRIEHE    ET    SES    AMIS 

raient  quelque  jour  leur  ignorance,  ne  me  faisait  pas  plaisir  non 
plus.  Quelqu'un  entra  et  la  conversation  fut  finie.  Nous  allâmes 
à  Utrecht.  Mon  père  fut  plus  pensif  en  carrosse  que  je  ne  l'avais 
encore  vu.  On  me  donna  votre  lettre,  je  ne  la  trouvai  pas  étrange, 
mais  injuste  :  je  trouvai  qu'il  vous  était  permis  de  juger  de  mes 
parents  à  peu  près  comme  vous  le  faisiez,  mais  qu'il  ne  m'était  pas 
permis  de  souffrir  patiemment  ces  condamnations...  Nous  revîn- 
mes à  Zuvlen  (j'ai  un  peu  l'air  d'une  vieille  conteuse  avec  toutes 
mes  exactes  circonstances),  et  à  peine  étions-nous  dans  la  maison 
que  mon  père  me  dit:  «Vos  discours  de  ce  matin  ont  augmenté 
mes  craintes,  pas  de  beaucoup,  à  la  vérité.  »  J'avoue  que  cela 
me  mit  au  désespoir.  Je  tâchai  de  lui  prouver  qu'il  ne  m'avait 
pas  comprise,  puisque  sa  conclusion  était  si  opposée  à  celle  qu'il 
aurait  dû  faire  naturellement  ;  je  lui  montrai  que  toutes  ces 
idées-lâ  venaient  d'une  disposition,  presque  insurmontable  chez 
moi,  à  douter  de  tout  ce  qui  n'a  pas  la  dernière  évidence,  que  je 
n'aurais  sûrement  pas  pour  la  religion  la  moins  raisonnable 
une  persuasion  que  je  n'avais  pas  pour  la  plus  raisonnable,  que 
je  n'adopterais  pas  plutôt  des  opinions  contradictoires  que  des 
opinions  obscures  ;  que  je  n'avais  pas  même  l'idée  d'une  persua- 
sion si  entière,  si  complète,  qu'elle  pourrait  me  faire  quitter  la 
religion  de  mes  pères,  dans  laquelle  j'avais  été  élevée,  et  que,  si 
malheureusement  mes  doutes  s'augmentaient  au  point  de  me  ren- 
dre les  deux  religions  égales  et  indifférentes,  encore  je  ne  chan- 
gerais jamais  ;  qu'aucun  intérêt,  aucune  convenance  ne  m'enga- 
gerait à  une  action  qui  paraît  si  lâche  quand  l'intérêt  en  est  le 
motif.  ...  Nous  dînâmes  en  silence...  Je  montai  dans  ma  chambre, 
et  je  me  mis  à  écrire  à  mon  père.  Il  vint  un  moment  après  me 
montrer  le  brouillon  de  sa  réponse....  » 

Après  une  courte  conversation,  elle  se  remet  à  écrire  à  son 
père  : 

«  Je  déclarai  nettement  que  la  différence  de  religon  n'était  un 
obstacle  pour  moi.  qu'à  cause  que  c'en  était  un  pour  mon  père  et 
pour  ma  mère  ;  que,  loin  que  ma  conscience  en  fût  alarmée,  elle 
en  serait  plus  satisfaite  que  d'un  mariage  avec  un  homme  de  ma 
religion  ;  que,  doutant  à  peu  près  de  tout  et  me  trouvant  pourtant 
obligée  à  employer  ce  que  j'aurais  de  lumières  pour  l'instruction 
de  mes  enfants,  j'avais  toujours  eu  peur  d'en  faire  de  très  mau- 
vais protestants  ;  que,  me  trouvant  au  contraire  obligée  à  ne 
point  instruire  des  enfants  qui  devraient  être  catholiques,  il 
ne  me  resterait  de  devoirs  que  ceux  sur  lesquels  je  n'ai  aucun 
doute  ;  que  leur  parlant  raison,  et  tâchant  de  leur  inspirer  l'amour 
de  la  vertu  par  mon  exemple,  j'espérais  d'en  faire  des  catho- 
liques plus  heureux,  plus  tolérants,  plus  éclairés,  meilleurs 
chrétiens,  qu'ils  n'eussent  été  sans  moi...  Je  lui  faisais  solennel 


LE    MARQUIS    DE    BEL.LEGARDE  8l 

lement  la  promesse  de  ne  pas  engager  ma  parole  avant  qu'il 
ne  le  permît  ou  que  j'eusse  25  ans.  Je  lui  promis,  au  cas  qu'il 
consentît  à  présent,  beaucoup  plus  de  régularité  pour  les 
exercices  de  la  religion  que  je  n'en  avais  ici,  une  conduite  qui 
ne  donnerait  aucun  lieu  aux  mauvais  jugements... 

Ma  lettre  avait  huit  pages  ;  elle  était  aussi  forte,  aussi  éner- 
gique que  le  peut  être  une  lettre  pareille.  J'avais  refusé  de  me 
promener,  je  n'avais  pas  voulu  bouger  de  ma  chambre,  et  je 
m'étais  tellement  agitée,  que  cela  fit  peur  à  ma  mère  quand  elle 
vint  me  voir...  Nous  restâmes  longtemps  en  silence.  Ensuite,  à 
la  première  occasion  de  parler,  je  dis  mille  folies  qui  vous  auraient 
amusé  malgré  notre  détresse.  C'est  une  suite  immanquable  du 
chagrin  chez  moi  ;  toujours,  de  l'agitation  de  mes  esprits,  du 
feu  de  ma  tête,  naissent  mille  idées  plaisantes  dont  je  ne  puis 
détourner  le  cours  et  qui  me  feraient  rire  au  milieu  du  déses- 
poir. Je  n'avais  vu  cette  folie  dans  qui  que  ce  soit  ;  elle  n'est 
pourtant  pas  unique,  car  Richardson  donne  précisément  le 
même  caractère  aux  douleurs  de  Lovelace.  De  décider  si  c'est 
une  espèce  de  délire  qui  prouve  la  plus  grande  sensibilité,  ou  si 
cela  prouve  au  contraire  une  légèreté  qui  empêche  mon  âme 
d'être  jamais  tout  entière  à  un  seul  objet,  c'est  ce  que  je  n'entre- 
prendrai pas  à  présent.  Ma  chère  mère,  après  m'avoir  longtemps 
écoutée,  s'en  alla.  Je  restai  seule  dans  l'obscurité,  couchée  sur 
mon  lit  ;  j'aurais  fort  souhaité  que  vous  habitassiez  ma  cassette 
au  lieu  de  vos  lettres  et  qu'il  n'y  eût  qu'à  l'ouvrir  pour  s'entrete- 
nir avec  vous,  mais  à  condition  qu'à  m'entendre  et  me  répondre 
se  bornassent  toutes  vos  facultés  et  vos  talents.  Tel  que  vous  êtes, 
et  avec  vos  idées  d'équité  qui  sont  comme  les  lois  des  corsaires, 
vous  seriez  un  hôte  fort  dangereux.  J'en  étais  là,  lorsque  les 
éclairs  vinrent  porter  la  lumière  dans  ma  chambre  ;  ma  sœur, 
effrayée  du  tonnerre,  vint  de  son  côté  chercher  compagnie  ; 
j'eus  bien  de  la  peine  à  lui  persuader  que  dans  l'obscurité  il  n'y 
avait  pas  plus  de  danger  qu'au  milieu  de  vingt  bougies. 

...Ce  matin,  mon  père  avait  l'air  si  chagrin, que  j'en  ai  été  sen- 
siblement touchée...  Voyant  que  réellement  il  ne  pouvait  accor- 
der davantage  sans  croire  manquer  à  son  devoir,  loin  de  le  presser, 
je  l'ai  assuré  que  je  ne  voudrais  pas  être  heureuse  aux  dépens 
de  son  bonheur,  de  son  repos,  ni  qu'il  eût  à  mon  sujet  un  moment 
de  remords  ni  de  repentir  ;  que  je  le  remerciais,  que  je  ne  m'en- 
gagerais pas. 

Jeudi  matin...  Vous  trouvez,  j'en  suis  sûre,  ma  confession  de 
scepticisme  bien  inutile,  bien  déplacée...  Mais  devais-je  dicter 
à  mon  père  des  idées  que  je  n'avais  pas  ?  Devais-je  lui  faire  écrire  : 
«  Ma  fille  trouve  comme  nous  que  la  différence  de  religion  est 
une  difficulté  »,...  lorsque  sa  fille,  au  fond  du  cœur,  ne  trouve 
aucune  difficulté  ?...  Vous  m'en  aimeriez  moins  si,  ne  consi- 
dérant que  le  succès,  j'étais  si  peu  délicate  sur  les  moyens  de 


82  MADAME    DE    CHARBIERE    ET    SES    AMIS 

le  procurer...  J'ai  fait  à  présent  tout  ce  que  je  pouvais  faire  ; 
prendre  encore  des  mesures  avec  vous  pour  faire  changer  une 
décision  dont  j'ai  paru  me  contenter,  serait  contraire  à  la  probité, 
ou  du  moins  à  cette  délicatesse  précieuse  qui  fait  qu'on  regarde 
dans  son  propre  cœur  avec  estime,  avec  plaisir. 

...Il  me  reste  à  m'expliquer  sur  la  promesse  que  j'ai  faite  à 
mon  père  de  rester  libre  jusqu'à  ce  qu'il  fût  permis  par  lui  ou 
par  mon  âge  de  me  marier.  Je  la  tiendrai  inviolablement  cette 
promesse,  et  je  veux  que  le  marquis  soit  aussi  libre  que  moi:  s'il  a 
dans  l'esprit  d'épouser  une  fille  de  23  ans,  et  non  pas  une  de  25, 
s'il  veut  voir  dans  les  parents  de  sa  femme,  comme  dans  sa  femme 
elle-même,  une  joie  sans  mélange,  s'il  prend  goût  pour  une  femme 
plus  aimable,  ou  si,  consultant  moins  son  cœur  que  les  conve- 
nances, il  en  veut  une  plus  riche  que  je  ne  suis,  s'il  m'oublie,  s'il 
apprend  quelque  chose  à  mon  désavantage,  si  sa  sœur  l'engage 
à  prendre  une  femme  catholique,  s'il  perd  l'envie  de  se  marier,  il 
n'a  qu'à  vous  écrire  à  l'instant,  vous  m'avertirez,  et  tout  sera  fini; 
il  n'aura  pas  seulement  besoin  d'une  raison  pour  se  dégager,  le 
plus  léger  caprice  suffira,  et  loin  d'être  indignée,  je  ne  parlerai 
jamais  de  lui  qu'avec  distinction,  je  m'intéresserai  toute  ma 
vie  à  son  bonheur,  et  je  serai  toujours  flattée  de  lui  avoir  plu 
quelque  temps.  S'il  m'épouse,  je  veux  qu'il  se  trouve  heureux, 
qu'il  ne  regrette  rien,  qu'il  me  préfère  à  tout  ;  je  n'ai  point 
d'autre  prétention.  De  mon  côté  la  chose  sera  égale,  je  pourrai 
renoncer  à  lui,  vous  le  dire,  sans  paraître  coupable,  sans  m'at- 
tirer  vos  reproches. 

...Dans  15  mois,  si  mon  père  n'a  rien  rabattu  de  sa  résolution, 
et  si  je  n'ai  point  changé,  je  vous  écrirai  que  je  suis  au  marquis, 
s'il  me  veut  encore  ;  et  pour  lors,  point  de  délais,  point  de  lon- 
gueurs, point  de  préparatifs  ;  les  habits,  les  parures  ne  retar- 
deront rien  ;  je  serai  sa  femme  de  ma  volonté  unique,  et  je  le 
rendrai,  j'espère,  le  plus  heureux  de  tous  les  maris. 

Dimanche...  Je  crois  que  le  marquis  voudrait  que  je  l'allasse 
trouver,  comme  Ruth  alla  trouver  Boaz  ou  Booz  (je  ne  sais  plus 
son  nom  ;  il  ne  s'éveilla  pas  seulement,  cet  honnête  homme  !) 
Si  j'étais  près  des  Marches,  qui  sait  si  je  n'irais  pas  glaner  les 
champs  après  les  moissonneurs  ;  mais  ici,  cette  manière  de  galan- 
terie n'est  pas  praticable.  J'espère  que  vous  avez  lu  la  Bible  et 
que  vous  m'entendez. 

...Ecrivez-moi  combien  de  fois  vous  m'avez  haïe  et  combien 
de  fois  vous  m'avez  aimée  au  cours  de  cette  lettre.  Dites-moi 
toutes  les  injures,  et  qu'une  fille  ne  doit  pas  imaginer  des  enfants, 
ou  du  moins  n'en  pas  parler  avec  cette  liberté  ;  mais  ces  étiquettes 
ne  sont  pas  à  mon  usage,  surtout  avec  vous.  Sûrement  vous  ne 
trouverez  pas  mauvais  que  je  souhaite  d'être  mère  et  que  je  sup- 
pose que  je  le  serai.  Eh  bien,  donc,  mes  enfants  seront  catholiques, 
il  le  faut  et  je  le  veux  bien,  pourvu  qu'on  s'en  fie  à  ma  promesse 


LE    MARQUIS    DE    BELLEGARDE  83 

de  ne  leur  parler  qu'avec  respect  de  leur  religion.  Je  serais  déses- 
pérée si  on  les  ôtait  à  mes  soins,  si  on  se  dériait  de  moi.  Une  de 
mes  plus  douces  espérances,  c'est  d'élever  un  jour  mes  fils. 
J'apprendrai  nuit  et  jour  tout  ce  qu'on  voudra,  tout  ce  qu'ils 
devront  savoir,  pour  le  leur  enseigner  ensuite.  Je  hais  les  gouver- 
neurs. Me  laissera-t-on  en  tenir  lieu  à  mes  fils  ?  Me  laissera-t-on 
tâcher  d'en  faire  des  hommes  heureux,  des  citoyens  utiles?  Loin 
d'empêcher  que  d'autres,  quand  il  en  sera  temps,  en  fassent  de 
bons  catholiques,  moi-même,  si  l'on  veut,  je  leur  enseignerai 
les  dogmes  de  leur  religion  et  je  leur  en  prêcherai  la  morale  ;  ils 
pourront  ignorer  longtemps  que,  dans  leur  maison,  il  est  plus 
d'une  façon  d'adorer  Dieu...  Dites-moi  aussi  que  je  serai  bien 
libre  d'écrire  des  contes,  des  vers,  des  lettres,  tout  ce  que  je 
voudrai  ;  que  je  n'entendrai  plus  parler  sans  cesse  de  prudence, 
de  bienséance,  etc.,  qu'on  ne  me  reprochera  que  ce  qui  sera  mal  ; 
que  content  de  me  voir  appliquée  à  corriger  des  défauts  réels, 
on  me  laissera  du  reste  mon  caractère  tel  que  la  nature  me  l'a 
donné.  A  ces  conditions,  je  jure  de  faire  tout  le  bien  dont  je  suis 
capable.  » 

A  une  lettre  assez  gaillarde  de  d'Hermenches,  elle  répond  avec 
son  sans-façon  ordinaire  —  ou  extraordinaire  : 

«  Une  chose  m'a  divertie.  Vous  dites  :  «  Il  vaut  encore  mieux 
vivre  vierge.  »  Puis  vous  effacez  vierge  pour  mettre  à  la  place 
martyre,  comme  deux  choses  à  peu  près  synonymes.  Vous  n'avez 
pas  si  grand  tort  peut-être,  et  cette  folie,  en  me  faisant  rire,  a 
interrompu  le  cours  de  ma  mauvaise  humeur.  » 

Ah  !  si  le  marquis  n'était  qu'un  cadet  de  famille,  et  n'avait 
qu'une  compagnie  au  lieu  d'un  régiment  ! 

«  Il  dirait  :  «  Je  l'aime,  donnez-la  vite,  ne  réfléchissez  pas  trop 
longtemps  à  l'éducation  de  nos  enfants,  ou  bien  je  pourrais  bien 
la  prendre.»  On  le  verrait  amoureux,  moi  médiocrement  sévère; 
s'il  cherchait  un  tête  à  tête,  on  ne  soupçonnerait  pas  ce  que  fût 
pour  parler  du  Pape  ou  de  Calvin. 

...Le  marquis,  selon  vous,  si  vous  lui  dites  qu'il  peut  se  repré- 
senter dans  15  mois,  croira  que  cette  époque  a  rapport  au  comte 
d'Anhalt.  Eh  !  non,  il  ne  le  croira  point.  Quand  je  dis  que  je  suis 
née  le  20  d'octobre  1740,  il  verra  que  l'époque  des  15  mois  n'a 
rapport  qu'à  moi  seule.  Personne,  dans  cette  maison,  ne  s'est 
jamais  soucié  du  comte  d'Anhalt  que  moi  ;  dans  un  temps  où  je 
m'ennuyais  fort,  on  me  fit  cette  proposition  de  la  façon  la  plus 
flatteuse,  la  plus  éblouissante.  Le  roi,  de  meilleure  humeur  qu'à 
présent  et  frappé  des  discours  de  Catt,  souhaitait  de  me  voir  à 
sa  cour.  J'ai  même  su  qu'avant  le  dessein  du  comte,  le  roi  pen- 
sait à  m'envoyer  un  autre  épouseur.  Je  vis  des  lettres  de  la  mère, 


84  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

des  sœurs,  des  amis  du  comte  d'Anhalt.  J'étais  une  divinité  que 
les  hommes  voulaient  voir  descendre  du  ciel  (c'est  à  dire 
d'Utrecht)  pour  habiter  parmi  eux.  Sa  Majesté  a  eu  du  malheur 
et  ne  se  soucie  plus  apparemment  qu'on  l'amuse  ;  le  comte  croit 
peut-être  qu'une  divinité  bel-esprit  ne  lui  conviendrait  pas  ; 
moi,  j'ai  vu  ses  lettres,  j'ai  vu  des  Allemands,  je  me  suis  moins 
ennuyée  au  logis,  et  le  procédé  du  comte  ne  m'a  fait  aucune  peine. 
Comme  la  chose  m'était  indifférente  et  que  je  ne  suis  point  du 
tout  fière,  je  n'ai  pas  même  eu  de  dépit  ;  je  n'ai  fait  qu'en  rire. 
Ma  mère  voulait  tout  rompre  ;  j'ai  prié  qu'on  laissât  cette  affaire 
prendre  d'elle-même  le  train  qu'il  lui  plairait.  Je  suis  convaincue 
que  si  le  comte  venait,  il  s'en  retournerait  seul.  Mais  si  l'on  veut, 
il  ne  viendra  point  ;  je  crois  qu'il  me  sera  obligé  de  l'avoir  tiré 
d'embarras.  Il  ne  m'en  coûtera  qu'un  seul  mot  auprès  de  mon  père. 
Songez  que  cette  affaire-là  ne  fait  aucun  tort  à  l'autre.  La  tyran- 
nie du  maître,  la  corruption  de  la  cour,  ont  toujours  révolté 
un  homme  qui  a  le  cœur  républicain  et  vertueux  '.  Ma  mère  n'a 
jamais  pensé  sans  frémir,  sans  pleurer,  à  cet  éloignement  ;  trop 
souvent,  aujourd'hui  encore,  nous  sommes  mal  ensemble,  elle 
est  fâchée,  elle  ne  me  regarde  pas  ;  mais  elle  m'aime,  je  fais  ses 
consolations,  ses  joies,  son  amusement,  et  elle  ne  peut  vivre  sans 
sa  fille  qu'avec  ennui,  avec  langueur.  Je  suis  pour  elle  comme  ces 
favoris  des  grands,  dont  la  liberté,  après  avoir  réussi  vingt  fois, 
déplaît  la  vingt  et  unième.  On  les  disgracie,  mais  on  les  rappelle, 
parce  qu'on  ne  peut  s'en  passer. 

J'aimerais  mieux  me  marier  à  présent  que  dans  un  an  ;  mais 
ce  qui  me  console,  si  cela  ne  se  peut  pas,  c'est  de  penser  qu'avant 
de  me  séparer  d'eux,  avant  de  leur  donner  une  sorte  de  chagrin, 
je  pourrai  faire  passer  encore  à  mes  parents  une  année  agréable, 
avoir  encore  pendant  une  année  leur  bonheur  pour  premier  objet 
de  mes  soins. 

Mon  père,  le  plus  froid,  le  plus  circonspect,  le  plus  sincère 
des  hommes,  ne  sera  jamais  que  froidement  poli  avec  ceux  qu'il 
ne  connaît  guère  et  ne  se  montrera  jamais  reconnaissant  d'une 
chose  qui  ne  lui  fait  pas  encore  plaisir.  Votre  lettre  d'hier  lui  en 
a  fait  tout  autant  qu'une  lettre  sur  ce  sujet  pouvait  lui  en  faire  ; 
elle  est  très  bien...  Ce  que  vous  dites,  que  s'il  y  avait  du  risque 
pour  un  changement  de  religion,  ce  serait  du  côté  du  marquis, 
l'a  flatté  et  amusé.  On  lui  fait  plaisir  de  lui  faire  entrevoir  que 


1  Belle  s'entendait  bien  avec  son  père  sur  ce  point.  Elle  a  déclaré  un  jour 
avoir  toujours  haï  et  méprisé  les  espions:  «Cette  haine  et  ce  mépris  au- 
raient suffi  pour  me  rendre  une  cour  quelconque  tout  à  fait  insupportable. 
Mon  père  voulait,  lorsque  autrefois  je  faisais  une  pareille  déclaration,  que 
j'exceptasse  la  cour  du  roi  Pétaud,  pour  laquelle  il  lui  semblait  que  j'étais 
faite.  »  (Lettre  à  Henriette  L'Hardy,  26  septembre  1794.) 


LE    MARQUIS    DE    BELLEGARDE  85 

je  vaux  un  peu  plus  qu'une  autre  ;  il  ne  le  sait  presque  pas.  Mes 
patentes  de  beau  génie  n'ont  jamais  été  produites  à  ses  yeux  ; 
le  beau  génie,  s'il  existe,  garde  presque  toujours  l'incognito  dans 
la  maison  paternelle.  Encore  me  trouve-t-on  souvent  beaucoup 
trop  orgueilleuse,  on  exige  de  moi  toute  l'humilité  d'une  personne 
fort  ordinaire,  et  on  a  raison  :  qui  m'avait  priée  d'être  beau 
génie?  Cela  n'oblige  à  rien  et  ne  me  donne  aucune  sorte  de  privi- 
lège ;  cela  ne  fait  qu'augmenter  les  sujets  de  crainte  :  on  voit 
que  je  ne  me  soucie  point  de  la  considération,  que  peut-être 
j'aspire  à  la  célébrité,  et  que  j'aime  le  plaisir...  on  tremble.  Mais 
précisément  on  fait  assez  de  cas  de  moi  pour  n'être  surpris  ni 
ébloui  d'aucune  recherche  ;  d'ailleurs,  on  ne  met  pas  un  prix 
excessif  à  la  grandeur.  Me  voir  comtesse  d'Anhalt  ne  faisait  pas 
le  plus  léger  plaisir.  On  parlait  de  rendre  aux  comtes  d'Anhalt 
le  titre  de  princes  :  cela  eût  fait  de  la  peine.  Un  rang  dans  ma  patrie 
soutenu  avec  esprit  et  avec  l'éclat  que  donne  la  fortune,  eût  peut- 
être  flatté.  On  m'aurait  vue  avec  orgueil  peut-être,  la  plus  grande 
dame  de  mon  pays,  et  la  plus  aimable,  en  faire  les  honneurs,  lui 
donner  un  relief  ;  il  entrait  là-dedans  autant  de  patriotisme  que 
de  vanité. 

Adieu.  Comment  dit-on  à  un  homme  qu'on  l'aime,  quand  il 
n'est  ni  amant,  ni  précisément  un  ancien  ami  sans  conséquence  ? 

Lundi  matin...  Si  j'avais  eu  affaire  à  des  gens  sans  raison, 
entichés  de  titres  et  de  grandeurs,  j'aurais  dit  :  «Quel  plaisir 
d'écrire  le  dessus  de  mes  lettres,  de  dire  aussi  souvent  qu'il  vous 
plaira  :  Ma  fille  la  marquise  !  »  Si  mes  parents  étaient  des  bigots 
fanatiques,  j'aurais  pu  dire  :  «  Il  est  visible  que  Dieu  m'appelle 
à  convertir  tous  les  Savoyards,  depuis  la  haute  noblesse  jusqu'au 
petit  garçon  portant  une  marmotte  ou  décrottant  des  souliers. 
Que  d'âmes  gagnées  au  Ciel  et  à  Calvin  !  »  Mais  comme  mes  pa- 
rents raisonnent,  il  me  fallait  répondre.  Sans  mes  arguments  et 
tous  les  efforts  de  mon  éloquence,  on  n'aurait  pas  laissé  lieu  à 
renouer  la  chose  quand  je  serai  majeure...  Vous  êtes  bien  le 
maître  de  ne  dire  au  marquis  que  ce  que  vous  jugerez  à  propos, 
mais  voici  un  métaphysique  scrupule  :  il  négligera,  s'il  ignore  la 
vérité,  de  penser  à  une  autre  femme  ;  il  en  passera  une  devant  lui 
qui  lui  conviendrait  peut-être,  et  il  ne  la  regardera  pas,  se  croyant 
déjà  à  moitié  mon  mari  et  engagé  d'honneur  à  ne  point  former 
d'autre  projet...  Moquez-vous,  si  vous  voulez,  de  mes  subtiles 
distinctions,  mais  ne  m'en  corrigez  pas  !  Mes  lettres  sont  si 
libres,  qu'elles  ne  sont  presque  pas  décentes  ;  je  dois  conserver 
du  moins  les  délicatesses  de  la  plus  scrupuleuse  probité.  Si  les 
penchants  de  mon  cœur  ne  sont  pas  purs,  que  du  moins  les 
maximes  de  ma  raison  le  soient.  Mme  d  Avincourt,  scandalisée 
de  mon  air  libre,  de  mes  yeux  qui  n'étaient  pas  baissés,  s'écriait, 
après  avoir  appris  qui  j'étais  :  Une  demoiselle,  cela,  une  demoi- 
selle !  Que  dirait  cette  bonne  femme  si  elle  voyait  mes  lettres  !... 


86  .MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

Si,  comme  on  le  prétend,  la  réputation  d'une  femme  est  de  tous 
les  biens  le  plus  précieux,  heureuses  les  femmes  qui  n'ont  point 
de  cœur  !  Plus  heureuses  celles  qui  n'ont  point  de  sens  !  Elles 
acquièrent  le  plus  grand  des  biens  à  fort  bon  marché  ;  elles 
acquièrent  sans  vertu  la  réputation  d'être  vertueuses...  Adieu, 
mon  ami  ;  quoique  je  ne  sois  point  coupable,  je  rougirai  en 
vous  revoyant.  Ne  me  méprisez  pas!  Est-il  plus  vertueux  d'être 
né  en  Groenland  qu'en  Italie  ! 

Envoyez-moi  des  trios  :  quand  on  joue  du  clavecin,  on  ne  songe 
pas  à  autre  chose.  Je  lis  tous  les  romans  qui  me  tombent  sous 
la  main.  Engagez  le  marquis  à  être  sage  à  tout  hasard...  De  mon 
côté,  à  tout  hasa*d,  je  tâcherai  d'être  meilleure  dans  un  an 
qu'aujourd'hui,  plus  régulière,  plus  douce,  plus  égale,  etc..» 

Les  lettres  qui  suivent  sont  trop  pittoresques  pour  que  nous 
renoncions  à  les  transcrire,  bien  qu'elles  ne  fassent  que  retarder 
la  marche  du  récit.  La  famille  de  Tuyll  y  est  si  bien  peinte  dans 
l'intimité  paisible  de  sa  vie  quotidienne  ! 

«  Hier  matin,  j'allai  avec  ma  mère  et  mon  père  à  Utrecht,  où 
je  n'avais  rien  à  faire,  seulement  pour  être  seule  avec  eux  ;  ils 
ne  parlèrent  en  carrosse  que  de  choses  indifférentes,  et  puis  de 
Boswell,  qui  a  écrit  une  lettre  pleine  d'admiration  pour  moi, 
dont  il  ne  veut  pas  qu'on  me  dise  un  mot.  Je  leur  racontai  toutes 
ses  raisons  pour  ne  pas  m'épouser,  je  m'égayai,  je  leur  fis  des 
contes  (des  contes  vrais).  Je  leur  dis  que  tout  au  plus  si  je  deve- 
nais plus  raisonnable,  plus  prudente,  plus  réservée,  Boswell 
tâcherait,  avec  le  temps,  de  me  marier  à  son  meilleur  ami  en 
Ecosse.  On  était  de  fort  bonne  humeur. 

...Après  une  petite  leçon  de  mécanique,  qui  était  le  prétexte 
de  mon  voyage,  je  me  trouvai  seule  avec  ma  mère. 

—  Vous  êtes  pâle,  me  dit-elle  ;  qu'avez-vous  ?  Quelque  chose 
vous  chagrine-t-il  ? 

—  Non,  dis-je,  mais  quelque  chose  m'occupe. 

—  Est-ce  un  secret  ? 

—  Non.  si  vous  voulez,  ce  n'en  sera  pas  un  pour  vous.  Vous  ne 
redirez  que  ce  que  je  voudrai  bien  ? 

—  Je  vous  en  donne  ma  parole,  me  dit-elle. 

—  Il  serait  inutile,  lui  dis-je,  de  vous  cacher  que  j'ai  été  infor- 
mée de  bien  des  choses  ;  je  n'en  dirais  rien  pour  un  million  à 
mon  père,  mais  à  vous  je  puis  vous  dire  que  je  me  suis  assurée 
tant  que  j'ai  pu  sur  l'article  de  l'éducation,  et  que  mes  enfants, 
quoique  catholiques,  ne  me  seraient  point  ôtés,  que  je  les  verrais, 
les  élèverais... 

—  Pourquoi  ne  voulez-vous  pas  dire  cela  à  votre  père  ?  inter- 
rompit-elle d'un  air  assez  satisfait. 


LE    MARQUIS    DE    BELLEGARDE 


8? 


—  Parce  que,  lui  dis-je,  cela  lui  apprendrait  ma  correspondance 
avec  M.  d'Hermenches. 

—  Il  la  sait  bien,  me  dit-elle,  je  crois  du  moins  qu'il  la  sait  ; 
il  a  pu  la  savoir  tout  comme  moi... 

...Nous  revînmes  à  Zuylen.  Après  dîner,  ma  mère  me  fit  pro- 
mener seule  avec  elle  pendant  fort  longtemps  ;  il  pleuvait,  mais 
elle  ne  s'en  souciait  pas  ;  elle  s'amusait  à  me  parler  de  toute  chose 
avec  gaîté  et  confiance.  Je  lui  parlai  un  peu  de  notre  affaire  ; 
elle  me  dit  que  sûrement  cela  avait  été  prémédité  de  la  part  du 
marquis  ;  je  l'assurai  que  non,  que  tout  au  plus  vous  pouviez 


CORRIDOR    DE    ZUYLEN 


y  avoir  pensé  [au  mariage  avec  Belle]  avant  la  visite,  mais  non 
M.  de  Bellegarde. 

—  Ah  !  si  vous  le  croyez,  dit-elle,  vous  êtes  bien  dupe  !  Après 
avoir  eu  cinquante  maîtresses,  il  serait  devenu  amoureux  de 
vous  dans  un  instant  !  Mais  qu'importe,  d'ailleurs  !  Vous  seriez 
plus  flattée,  mais  pour  moi  cela  ne  fait  rien. 

...Après  la  promenade,  mon  père  lui  parla  longtemps.  Elle 
m'appela  lorsqu'elle  l'eut  quitté  et  me  dit  que  je  pouvais  l'aller 
entretenir...  Je  montai,  je  trouvai  mon  père  dans  le  corridor, 
je  lui  donnai  le  bras,  et  nous  commençâmes  la  conversation 
d'un  ton  doux  et  paisible,  en  nous  promenant  à  pas  égaux.  Il 
me  parla  de  votre  lettre,  qu'il  ne  croyait  pas  nécessaire  de  me 
montrer...  Et  nous  nous  mîmes  à  causer,  évitant  tous  deux  l'air 
prévenu.  La  différence  de  religion  est  un  obstacle;  j'ai  dit  mes 


80  .MADAME    DE    CHARR1ERE    ET    SES    AMIS 

idées  là-dessus,  je  suis  convenue  qu'il  vaudrait  mieux  que  cela 
fût  autrement,  mais  un  mari  aimable  et  catholique  valait 
mieux,  selon  moi,  qu'un  mari  désagréable  et  protestant... 

—  Peut-être  le  marquis  a  plus  de  dettes  qu'il  ne  nous  convien- 
drait d'en  payer... 

—  C'est  une  chose  qu'on  peut  savoir  au  juste. 

—  Le  marquis  n'est  pas  riche,  et  il  aime  la  dépense,  les  voya- 
ges... 

—  L'âge  et  l'intérêt  d'une  famille  changent  ces  goûts-là. 

—  Le  caractère  n'est  pas  connu... 

—  On  peut  s'informer. 

—  Vous  priez  de  ne  consulter  personne  !... 

—  C'est  précisément  en  ne  consultant  point  qu'avec  un  peu 
d'adresse  on  apprend  la  vérité. 

—  Les  mœurs... 

—  L'ne  femme  aimable  et  complaisante  peut  toujours  espé- 
rer de  rendre  son  mari  fidèle. 

Nous  en  sommes  revenus  à  l'article  de  la  religion,  des  enfants. 
J'ai  dit  que  mes  fils  ne  seraient  pas  faits  prêtres  et  qu'on  ne  parle- 
rait pas  à  mes  filles  de  se  faire  religieuses  ;  qu'après  25  ans  ils 
feraient  ce  qu'ils  voudraient,  mais  qu'auparavant,  qu'ils  fussent 
pauvres  ou  riches,  il  n'en  serait  pas  question,  que  je  ne  le  souf- 
frirais jamais,  et  qu'on  pouvait  faire  ses  conditions  là-dessus. 
En  effet,  je  romprais  dans  l'instant  sans  retour,  sans  cette  clause- 
là.  Pendant  que  tous  les  gens  sensés  parmi  les  catholiques  crient 
contre  des  vœux  absurdes  qui  entraînent  le  désordre  et  dépeu- 
plent le  monde,  moi  protestante  je  n'aurai  pas  ma  part  à  cet 
abus.  Non,  quand  on  voudrait  faire  mon  fils,  encore  enfant, 
coadjuteur  de  Rome,  je  n'y  consentirais  jamais.  Je  sais  qu'entre 
les  raisonnements  et  les  actions  de  bien  des  gens  il  n'y  a  guère 
de  conformité  ;  que  ceux  qui  déclament  contre  les  couvents  y 
mettraient  cependant  leurs  filles,  si  cela  convenait  à  la  fortune 
d'un  fils  aîné.  Mais  je  ne  suis  pas  faite  comme  cela  :  je  me  mets 
rarement  en  frais  de  raisonnements  ;  peu  de  principes  fixes, 
point  de  systèmes  ;  mais  quand  un  raisonnement  me  paraît 
juste,  évident,  indisputable,  il  devient  aussitôt  une  règle  inva- 
riable de  ma  conduite.  Quoique  ma  voix  soit  douce,  mes  résolu- 
tions sont  fermes.  Ainsi,  point  d'abbés,  point  de  moines,  point 
de  nonnes.  Qu'ils  soient  catholiques,  mes  enfants,  cela  ne  me  fait 
aucune  peine,  cela  n'est  point  contre  mes  idées  '.  Mais  c'est  assez, 
on  n'en  doit  pas  exiger  davantage.  Et  le  marquis  pourrait-il 
exiger  que  je  n'eusse  aucun  des  droits  d'une  mère  ?  Si  j'étais 
capable  de  les  abandonner,  je  n'aurais  point  de  cœur,  je  serais 


1  C'est  donc  par  erreur  que  Gaullieur  assure  qu'elle  rompit  parce  que  ses 
enfants  devaient  être  catholiques. 


LE    MARQUIS    DE    BELLEGABDE  89 

bien  indigne  d'être  sa  femme...  Il  faudrait  n'avoir  pas  d'âme, 
pas  d'entrailles,  pour  ne  point  sentir  combien  il  me  serait  dur  de 
voir  mes  enfants  obsédés  de  gens  qui  ne  leur  parleraient  de  moi 
qu'en  leur  parlant  aussi  des  feux  de  l'enfer  auxquels  tout  héré- 
tique est  éternellement  dévoué.  Mon  père  me  disait  :  «  Vous  ne 
pouvez  éviter  que  les  servantes,  les  parentes,  tout  le  monde  ne 
leur  dise  :  C'est  bien  dommage  que  votre  mère  soit  damnée  /...  » 
—  Ah  !  lui  ai-je  répondu,  ils  le  croiront  un  moment,  mais  quand 
je  les  caresserai,  ils  ne  le  croiront  plus.  Je  ne  serai  pas  obligée 
du  moins  à  voir  une  petite  fille  sortant  d'un  cloître,  mal  élevée, 
une  longue  taille,  l'imagination  salie  par  tous  les  mauvais  propos 
de  ces  maisons  et  de  ces  écoles,  me  méconnaître,  frémir  de  mes 
erreurs,  et  demander  à  la  Sainte-Vierge,  d'un  air  gémissant  et 
dévot,  qu'elle  me  convertisse!  Au  reste,  si  mes  filles,  malgré  ma 
tendresse  et  mes  soins,  sont  bigotes  et  folles,  si  à  25  ans  elles 
veulent  s'enfermer,  ce  sera  leur  affaire. 

Après  tous  ces  discours  et  beaucoup  d'autres,  toujours  doux, 
polis,  modérés,  raisonnables,  je  priai  mon  cher  père  de  me  laisser 
faire  une  belle  peinture  de  cet  établissement.  «  Si  j'étais  heureuse, 
sage,  aimée,  si  mon  séjour  ordinaire  en  Savoie  me  plaisait,  si  je 
venais  de  temps  en  temps  vous  voir  avec  tendresse,  avec  joie,  si 
mes  enfants  étaient  aimables,  si  M .  de  Bellegarde  se  trouvait  le  plus 
fortuné  des  maris,  ne  seriez-vous  pas  bien  aise?»  —  Oui, mais  quel 
temps  ne  faudrait-il  pas  avant  d'être  assurés  d'un  si  beau  sort  ? 
On  pourrait  aussi  faire  d'autres  peintures...  Je  lui  dis  :  Je  serais 
fâchée  d'être  toujours  fille,  et  même  de  l'être  encore  longtemps. 
Connaissez-vous  un  homme  qui  me  convienne  ?  Ceux  qui  sou- 
haitent le  plus  ardemment  de  m'établir  dans  ce  pays,  comptent 
jusqu'à  deux  partis  que  je  pourrais  accepter  ;  encore  y  a-t-il  bien 
des  choses  à  dire  contre  l'un  et  l'autre.  L'un  des  deux  ne  veut 
pas  se  marier;  l'autre,  que  je  n'ai  jamais  vu,  a  des  raisons  essen- 
tielles de  chercher  certains  avantages  qu'il  ne  trouverait  pas 
avec  moi  ;  aussi  ne  se  soucie-t-il  pas  de  me  voir,  quoique  ses 
amis  l'en  sollicitent.  Qui  de  2  ôte  2,  reste  zéro.  Voilà  pour  ce 
pays.  Voyons  les  étrangers.  Le  baron  allemand  ',  je  n'en  veux 
absolument  pas.  Supposé  que  ce  qu'on  nous  dit  de  lui  soit  faux, 
mon  dégoût  sera  toujours  un  invincible  obstacle  ;  la  haine  et 
l'ennui  qu'il  m'inspirerait  seraient  d'assez  grands  malheurs, 
et  quand  même  je  pourrais  le  faire  vivre  à  Paris,  ce  serait 
toujours  un  horrible  mariage. 

Le  comte  d'Anhalt  est  esclave  de  son  roi,  ou  dégoûté  de  ma 
réputation.  Boswell  ne  m'épousera  jamais  ;  s'il  m'épousait,  il 
en  aurait  mille  repentirs,  car  il  est  convaincu  que  je  ne  lui  con- 
viens pas,  et  je  ne  sais  si  je  voudrais  vivre  en  Ecosse.  Son  ami, 


Le  baron  d'Holstein,  apparemment. 


90  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

•c'est  une  folie,  et  cette  kyrielle  de  réformes,  je  ne  la  commencerai 
pas  pour  un  homme  que  je  n'ai  jamais  vu.  Mais  vivre  avec  un 
homme  aimable,  spirituel,  qui  me  veut  bien  comme  je  suis, 
qui  sait  le  monde,  qui  ne  serait  pas  jaloux  sans  raison,  qui  aime 
la  musique,  qui  m'aimerait...  Mon  cher  père  descendit  comme 
nous  en  étions  là,  pour  expédier  une  lettre  ;  nous  fîmes  ensuite 
une  partie  de  comète  ensemble  de  fort  bonne  amitié. 

Minuit...  Il  faut  bien  nous  entendre  :  je  ne  ferai  pas  envisager 
le  cloître  à  mes  enfants  comme  bien  odieux;  seulement,  je  ne  veux 
pas  qu'on  le  leur  montre  bien  saint,  bien  agréable,  qu'on  leur 
dise  que  de  là  on  va  droit  au  ciel,  comme  de  l'hérésie  on  va 
droit  en  enfer  ;  je  ne  leur  défendrais  pas  de  prier  pour  ma 
•conversion.  —  Ma  mère  dit  que  ce  n'est  pas  de  ces  enfants, 
qui  peut-être  ne  viendront  jamais,  qu'elle  s'embarrasse.  Je 
tâcherai  de  persuader  que  je  ne  serai  ni  plus  ni  moins  protes- 
tante et  chrétienne  en  Savoie  qu'en  Hollande.  » 

Deux  jours  après,  la  conversation  reprend  avec  son  père  sur 
un  ton  plus  vif  : 

«Samedi  matin...  Lui  voyant  condamner  l'accueil  plein  d'appro- 
bation, de  distinction  et  de  plaisir  que  j'avais  fait  au  marquis, 
comme  contraire  à  la  décence,  comme  étant  une  manière  de  se 
jeter  à  la  tête  des  gens,  comme  devant  déplaire  aux  hommes 
mêmes,  je  me  mis  en  colère  tout  de  bon,  et  je  déclarai  que  jamais 
aucun  motif  ne  me  ferait  prendre  la  peine  de  cacher  un  sentiment 
dont  je  n'aurais  pas  à  rougir  ;  qu'il  n'avait  pas  été  question 
d'amour  dans  mon  cœur,  mais  que  tout  homme  aimable  devait 
me  paraître  aimable  ;  que  s'il  y  en  avait  vingt  ensemble,  ils 
me  plairaient  tous,  que  je  le  leur  montrerais  à  tous,  et  qu'ils 
ne  croiraient  pas  apparemment  que  ce  serait  de  l'amour. 

...La  grande  objection,  la  grande  crainte,  c'est  que  je  ne  vive 
avec  des  gens  qui  tôt  ou  tard  se  trouvent  obligés  d'employer  tous 
les  moyens  possibles  pour  me  faire  changer  de  religion,  d'où  il 
arrivera  que  je  changerai,  ou  que  je  me  trouverai  malheureuse. 
J'ai  dit  qu'il  n'y  avait  pas  d'Inquisition  en  Savoie...  J'ai  dit  cent 
mille  autres  choses  pendant  vingt  tours  de  jardin. ..On  entendait, 
j'avais  raison,  mais  l'objection  n'était  pas  détruite...  Une  chose 
m'a  touchée  :  «  Pensez-vous  à  l'étonnement,  au  chagrin  que 
vous  donneriez  à  tous  ceux  qui  vous  aiment  ?  —  Peu  m'importe, 
ai-je  répondu,  si  j'ai  votre  consentement  et  celui  de  ma  mère. 
D'ailleurs,  je  n'ai  guère  d'amis,  et  les  discours  des  méchants, 
des  gens  prévenus,  je  ne  les  entendrais  pas.  —  Nous  les  enten- 
drions pour  vous,  m'a  dit  tristement  mon  père.  —  Non,  non, 
lui  dis-je,  vous  ne  les  entendrez  pas  non  plus,  on  n'osera  vous  les 
tenir.  —  Ce  silence,  a  interrompu  mon  père,  qu'on  garde  par 
ménagement,  qu'on  affecte  de  garder,  me  serait  bien  sensible  ». 


LE    MARQUIS    DE    BELLEGARDE  QI 

—  Je  me  suis  tue.  Ce  n'est  pas  aux  dépens  de  son  bonheur  que 
je  veux  être  heureuse. 

...Je  lui  ai  rappelé  tout  ce  qu'il  a  toujours  dit  sur  la  tolérance, 
ses  projets  de  réunion,  impossibles  à  exécuter  par  des  discussions, 
des  définitions  et  des  traités,  possibles  si  on  laissait  agir  les  influen- 
ces naturelles  de  l'esprit,  du  sentiment,  de  l'habitude,  entre 
des  sectateurs  de  différents  cultes  unis  par  l'amour  et  par  le 
sang...  J'avais  pris  mon  père  par  son  faible,  je  dis  mal,  j'avais 
touché  la  corde  sensible  de  son  cœur...  Enfin,  après  deux  heures 
de  discours  et  de  pas  précipités  tout  autour  de  ce  jardin,  nous 
rejoignîmes  ma  mère,  qui  buvait  le  thé  devant  la  maison.  J'avais 
chaud,  le  cœur  me  battait...  Je  montai  dans  ma  chambre.  Mon 
père,  inquiet  et  attendri,  m'y  vint  aussitôt  chercher  ;  il  me  trouva 
à  demi  couchée  sur  mon  lit,  un  Voltaire  à  la  main...  » 

Et  la  conversation  reprend  encore,  Belle  plaidant  pour  ce 
mariage  qui  inspire  à  son  père  une  sorte  d'effroi,  mais  qu'elle 
réussit,  par  son  éloquence,  à  lui  faire  paraître  presque  acceptable  : 

«  Mon  père  aurait  voulu  céder  ;  il  me  dit  :  «  C'est  assez  pour 
aujourd'hui»,  d'un  ton  doux, incertain  et  tendre...  Voilà  où  nous 
en  sommes.  Je  ferai  encore  tout  ce  que  je  pourrai  ;  si  rien  ne  me 
réussit,  c'est  que  mon  père  et  ma  mère  ne  peuvent  consentir 
qu'en  manquant  à  leurs  principes  et  en  altérant  leur  propre 
bonheur  :  en  ce  cas-là,  je  ne  dois  plus  désirer  le  succès.  » 

«  Ce  vendredi  soir...  Je  donnerais  je  ne  sais  quoi  pour  oser 
vous  écrire,  mais  la  fille  de  chambre  de  ma  mère  me  dit  hier  que 
tous  mes  amis  ne  valaient  pas  la  santé  que  je  perdais  pour  eux, 
qu'il  fallait  dormir,  que  je  maigrissais  ;  enfin,  elle  me  fit  promet- 
tre que  pendant  quinze  jours  je  serais  au  lit  à  n  x/2  heures...  Je 
ne  veux  pas  rompre  mes  engagements,  je  respecte  le  sentiment 
qui  les  rend  si  chers  à  une  femme  de  cette  sorte.  Je  me  plais  à 
éloigner  les  témoignages  d'un  froid  respect,  pour  mettre  à  sa  place 
tout  autour  de  moi  l'amour  et  ses  soins.  Excepté  la  fille  qui  me 
sert  !,  je  ne  commande  à  personne  dans  cette  maison,  je  n'ai 
jamais  voulu  prendre  la  moindre  autorité,  mais  pour  moi  l'on 
trahirait  mon  père  et  ma  mère. ..Je  ne  me  soucie  jamais  d'être 
respectée  ;  je  veux  qu'on  m'accorde  beaucoup  sans  croire  me 
rien  devoir  ;  je  ne  veux  pas  en  imposer,  je  veux  plaire.  Boswell 
trouvait  cela  fort  mauvais.  Il  aimait  mieux  me  voir  en  grand 
panier  avec  une  robe  longue, des  barbes  pendantes,  un  air  sérieux, 


1  Belle  nous  saurait  gré  de  fixer  ici  le  nom  de  cette  brave  fille,  qui  plus 
tard  l'accompagna  à  Londres,  Dorothée  Pfhlûgerin,  qu'elle  appelait  de  son 
petit  nom  hollandais,  Dortie.  Elle  ne  l'oublia  jamais,  et,  vers  la  fin  de  sa 
vie,  fit  des  recherches  pour  avoir  de  ses  nouvelles.  (Voir  chapitre  XXIV). 


92  MADAME    DE    CHARRIEBE    ET    SES    AMIS 

attendant  qu'il  m'abordât  pour  sourire,  qu'avec  des  jupes  courtes, 
un  air  libre  et  gai.  «  Est-il  possible,  me  disait-il,  que  vous  négli- 
giez de  vous  faire  respecter  quand  cela  vous  serait  si  facile  ? 
Au  lieu  d'être  toujours  prévenante,  laissez  désirer  quelque  temps 
que  vous  veuillez  bien  être  aimable,  plaire,  amuser,  vous  livrer 
à  la  compagnie,  et  puis,  après  quelque  temps  de  liberté,  reprenez 
le  ton  de  la  réserve.  Gardez  toutes  ces  folies,  que  vous  dites  à 
qui  veut  les  entendre,  qu'on  ne  comprend  pas  et  qu'on  interprète 
mal,  gardez-les  pour  moi,  pour  votre  ami,  dites-les  en  anglais  ! 
Vous  devriez  ménager  les  jalousies  de  l'amitié,  sentir  qu'elle 
veut  des  privilèges  et  qu'elle  est  offensée  de  voir  tout  le  monde 
traité  comme  elle.  Tout  le  monde  est  à  son  aise  avec  vous  !  Cela 
est  terrible  !  » 

...Je  trouve  pourtant  qu'il  a  quelque  raison,  et  si  je  ne  crai- 
gnais le  ridicule  de  l'affectation,  et  encore  plus  le  tourment  de 
la  gêne,  j'essayerais  peut-être...  Il  respecte  l'humanité,  il  veut 
que  ceux  qui  l'honorent  se  distinguent  et  qu'on  leur  rende  hom- 
mage ;  il  aime  que  la  vertu  s'annonce  par  un  extérieur  imposant. 
L'austérité  de  sa  morale  ne  lui  fait  pas  condamner  les  plaisirs  d'une 
imagination  vive,  d'une  conversation  libre,  mais  il  veut  qu'on 
les  prenne  en  forme  de  récréation,  que  je  me  relâche  avec  lui, 
que  je  me  divertisse,  comme  un  prince  oublie  la  pourpre  et  le 
pouvoir  avec  ses  favoris.  —  Obdam,  au  contraire,  me  disait  un 
jour  :  «  Ah  !  laissez-là  l'air  grave  que  vous  avez  coutume  de  pren- 
dre en  entrant  dans  une  salle  !  Ne  vous  donnez  pas  tant  de  peine 
pour  gâter  votre  physionomie  pendant  quelques  instants,  et 
croyez  que  si  on  vous  aime  beaucoup,  on  vous  respectera  toujours 
assez  !...  » 

Le  moment  est  venu  de  donner  la  parole  à  ce  Boswell,  que 
notre  amie  a  si  souvent  mentionné,  sinon  avec  enthousiasme, 
du  moins  avec  une  particulière  estime.  James  Boswell  (1740- 
1794)  occupe  une  place  honorable  dans  la  littérature  anglaise  ; 
il  a  écrit  une  excellente  monographie  de  la  Corse,  dont  il  sera 
question  plus  loin,  et  a  laissé  un  livre  classique  sur  Johnson, 
l'auteur  de  Rasselas.  Nous  ignorons  ce  que  Boswell  faisait  à 
Utrecht,  et  combien  de  temps  il  y  séjourna.  De  cette  ville  il  se 
rendit  à  Berlin,  d'où  il  écrit,  le  0  juillet  1764,  à  Belle  de  Zuylen, 
qu'il  intitule  My  dear  Zelidc,  une  lettre  en  anglais  de  17  pages  ! 
Elle  nous  révèle  qu'une  correspondance  assez  active  existait 
entre  eux  :  il  n'en  demeure  que  cette  lettre,  écrite  sur  le  ton  de 
spirituelle  franchise  et  de  bonne  camaraderie  d'un  ami  qui  renonce 
à  être  un  amant,  et  qui  dit  pourquoi.  Ce  ton  simple  et  libre  était 
pour  plaire  à  Belle.  La  lettre  de  l'Ecossais  reproduit  plusieurs 


LE    MARQUIS    DE    BELLEGARDE  ()3 

passages  d'une  lettre  de  son  amie,  que    nous  aurons    soin  de 
recueillir. 

«  O  toi,  favorite  de  la  Nature,  écrit  Boswell,  écoute  ce  que  te 
dit  ton  ami  :  Que  la  Prudence  soit  ton  conseiller.  Apprends  à 
être  maîtresse  de  toi-même  ;  apprends  la  vie  ;  et,  je  t'en  supplie, 
ne  méprise  pas  l'Art  :  l'Art  t'a  appris  à  jouer  divinement  du  cla- 
vecin !  qu'il  t'enseigne  aussi  à  moduler  les  facultés  de  ton  esprit 
avec  une  égale  harmonie  ! 

Ma  chère  Zélide,  laissez-moi  vous  persuader  d'abandonner 
votre  attachement  au  plaisir  et  de  rechercher  le  bonheur  calme. 
Croyez-moi,  Dieu  ne  nous  a  pas  destinés  à  goûter  beaucoup  de 
plaisir  dans  ce  monde.  » 

[Boswell  fait  à  ce  propos  une  confession  complète  de  sa  foi 
chrétienne,  puis  il  reprend]  : 

«  Vous  voyez  que  votre  ami  est  très  heureux  en  ce  qui  touche 
l'important  article  de  la  religion.  Prenez,  je  vous  prie,  la  ferme 
résolution  de  ne  jamais  vous  préoccuper  de  métaphysique  : 
des  spéculations  de  cette  sorte,  absurdes  dans  un  homme,  sont 
plus  qu'absurdes  chez  une  femme. 

...Considérez  vos  nombreux  avantages  matériels  :  vous  êtes 
la  fille  d'une  des  premières  familles  des  Sept  Provinces  ;  vous 
avez  de  nombreuses  et  hautes  relations  ;  vous  possédez  une  belle 
fortune,  et  je  dois  ajouter  aussi  que  Zélide  est  belle.  Vous  avez 
sujet  d'espérer  un  mariage  distingué  ;  vous  pouvez  tenir  dans  la 
vie  un  rôle  aimable  et  respecté.  Vos  talents  et  vos  ouvrages 
peuvent  vous  faire  grand  honneur.  Mais  prenez  garde  :  si  tant 
de  charmantes  qualités  ne  sont  pas  gouvernées  par  la  Prudence, 
elles  peuvent  vous  être  très  nuisibles. 

...Si  vous  vous  abandonnez  à  vos  caprices,  vous  pourrez 
éprouver  çà  et  là  une  joie  brève  et  fébrile,  mais  point  de  satis- 
faction durable.  Il  me  semble  que  vous  pouvez  m'en  croire  :  je 
ne  suis  ni  un  pasteur  ni  un  médecin  ;  je  ne  suis  pas  même  un 
amant.  Je  ne  suis  qu'un  monsieur  en  voyage,  qui  s'est  pris  d'un 
grand  attachement  pour  vous  et  qui  a  votre  bonheur  à  cœur. 

Ma  chère  Zélide,  vous  êtes  très  bonne,  vous  êtes  vraiment 
sincère...  Vous  avez  de  beaux  talents  d'un  certain  genre.  N'y 
en  a-t-il  pas  d'autres  qui  vous  manquent  ?  Pensez-vous  que  votre 
raison  vaille  votre  imagination  ? 

..Maintenant,  permettez-moi  de  vous  gronder  sur  vos  senti- 
ments trop  libres,  dont  vos  lettres  fournissent  maints  exemples. 
Vous  dites  que  si  votre  mari  et  vous  ne  vous  aimiez  qu'un  peu  : 
«  J'en  aimerais  sûrement  un  autre  ;  mon  âme  est  faite  pour  des 
sentiments  vifs  ;  elle  n'évitera  pas  sa  destinée.  »  J'espère  que  cet 
amour  pour  un  autre  ne  ressemblera  pas  à  celui  de  plus  d'une 


94  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

belle  dame.  «  Si  je  n'avais  ni  père  ni  mère,  je  ne  me  marierais 
point,  »  et  pourtant  vous  voudriez  entretenir  de  tendres  relations  ! 
Ah  !  Pauvre  Zélide  !  Ne  voyez-vous  pas  que  vous  vous  réduiriez 
à  la  plus  méprisable  des  conditions  ?...  Je  sais  que  vous  ne  pensez 
pas  à  mal  ;  vous  donnez  seulement  cours  à  votre  fantaisie  : 
Voyez  pourtant  où  cela  vous  mène  !  J'aimerais  assez  un  mari 
qui  me  prendrait  sur  le  pied  de  sa  maîtresse.  Je  lui  dirais  :  Ne  regar- 
dez pas  la  fidélité  comme  un  devoir  ;  n'ayez  que  les  droits  et  la 
jalousie  d'un  amant.  Fi,  Zélide  !  Quelles  idées  avez-vous  là  ? 
Le  nom  de  maîtresse  est-il  aussi  agréable  de  moitié  que  celui 
d'épouse  ? 

...J'ai  fait  le  voyage  leplus  agréable.  Milord  Maréchal  était  une 
société  des  plus  intéressantes,  et  la  dame  turque  causait  extrê- 
mement bien  quand  son  indolence  ne  la  rendait  pas  silencieuse  '. 
J'ai  trouvé  M.  Catt  très  poli.  J'écrirai  prochainement  à  M.  de 
Zuylen  ;  je  l'aime  et  je  l'estime.  J'ai  eu  l'honneur  d'être  présenté 
au  comte  d'Anhalt  :  vous  pensez  bien  que  je  l'ai  considéré  avec 
beaucoup  d'attention.  Il  me  paraît  être  un  homme  fort  poli, 
plein  de  sens  et  de  manières  très  prévenantes.  Je  ne  l'ai  vu  que 
très  peu  de  temps,  mais  d'après  ce  que  j'ai  vu  et  entendu  dire, 
je  serais  heureux  de  le  savoir  le  mari  de  ma  belle  amie.  Mais  elle 
doit  mettre  son  honneur  à  se  conduire  selon  les  convenances. 
Comme  nous  sommes,  vous  et  moi,  Zélide,  parfaitement  à  l'aise 
l'un  avec  l'autre,  j'avouerai  que  je  suis  assez  vain  pour  conclure 
de  votre  lettre  que  vraiment  vous  avez  été  amoureuse  de  moi, 
autant  que  vous  pouvez  l'être  d'un  homme  quelconque.  Je  dis  : 
«  vous  avez  été  »,  car  je  me  trompe  fort  si  ce  n'est  passé  mainte- 
nant. Reynot  2  n'avait  pas  si  mal  jugé  :  vous  n'avez  point  d'em- 
pire sur  vous-même,  vous  ne  pouvez  rien  dissimuler.  Vous  sem- 
bliez  mal  à  l'aise,  vous  aviez  une  gaîté  forcée,  le  dimanche  soir 
où  je  vous  quittai,  je  m'aperçus  bien  que  voas  étiez  émue....  Je  vis 


1  Lord  Keith,  maréchal  d'Ecosse,  qui  prit  part  au  soulèvement  de  ce 
pays  en  faveur  du  Prétendant,  dut  s'exiler  et  fut  nommé  gouverneur  de  la 
Principauté  de  Xeuchàtel  par  Frédéric  II.  On  sait  qu'il  fut  l'ami  et  le  pro- 
tecteur de  Rousseau  pendant  son  séjour  à  Môtiers-Travers.  Lassé  par  la 
turbulence  des  Neuchâtelois,  il  se  retira  à  Berlin.  Il  avait  adopté  une  jeune 
Turque,  fille  d'un  chef  janissaire,  nommée  Emetulla,  que  son  frère,  le 
général  Keith,  avait  recueillie  au  siège  d'Oczakow.  Milord  Maréchal  la 
maria  avec  M.  de  Froment,  colonel  au  service  de  Sardaigne.  Emetulla  se 
retira  plus  tard  à  Neuchàtel,  où  elle  mourut,  presque  centenaire,  en  1820. 
(Voir  Musée  Neuchâtelois,  1864,  Un  Gouverneur  de  Neuchàtel,  Milord 
Maréchal,  parJ.  H.  Bonhôte). 

2  Nous  ne  savons  de  qui  il  veut  parler.  S'agirait-il  peut-être  de  Reinout, 
l'aîné  des  frères  de  Belle,  mort  quatre  ans  auparavant  (voir  chap.  II),  et 
dont  elle  aurait  rapporté  un  propos  à  Boswell  ?... 


LE    MARQUIS    DE    BELLEGABDE  g5 

que  j'avais  une  place  dans  votre  cœur  et  que  vous  me  témoigniez 
une  affection  plus  que  simplement  cordiale.  Vos  lettres  m'ont 
montré  que  vous  étiez  heureuse  d'avoir  enfin  rencontré  l'homme 
pour  lequel  vous  pourriez  éprouver  une  passion  forte  et  durable. 
Mais  je  suis  trop  généreux  pour  ne  pas  vous  détromper  :  vous 
savez  que  je  suis  un  homme  de  stricte  probité,  vous  me  l'avez  dit 
et  je  vous  en  remercie...  Ne  suis-je  pas  un  peu  sévère  de  n'avoir 
pas  meilleure  opinion  de  vous  ?  Chère  Zélide,  reconnaissez  que 
votre  vivacité  mal  gouvernée  peut  vous  rendre  de  mauvais  ser- 
vices ;  elle  vous  enlève  un  peu  de  l'estime  d'un  homme  à  l'opi- 
nion duquel  vous  tenez.  Vous  me  dites  :  Je  ne  vaudrais  rien 
pour  votre  femme  ;  je  n'ai  pas  les  talents  subalternes.  —  Si  par 
ces  talents  vous  entendez  les  vertus  domestiques,  vous  trouverez 
qu'elles  sont  indispensables  à  la  femme  de  tout  homme  sensé. 
Mais  il  y  a  des  raisons  plus  fortes  qui  s'opposent  à  ce  que  vous 
soyez  ma  femme,  si  fortes,  que  je  vous  ai  déjà  dit  naguère  que 
je  ne  voudrais  jamais  vous  épouser.  Je  me  connais  et  je  vous 
connais  ;  je  suis  certain,  si  nous  nous  épousions,  que  nous  serions 
bientôt  très  malheureux  l'un  et  l'autre...  Vous  pouvez  compter 
sur  moi  comme  ami.  Cela  me  vexe  de  penser  au  grand  nombre 
d'amis  que  vous  avez.  J'en  connais  plusieurs  avec  qui  vous  êtes 
en  correspondance  ;  c'est  pourquoi  je  ne  tire  pas  vanité  du  fait 
que  vous  m'écrivez. 

...Continuez  à  me  montrer  tout  votre  cœur.  Je  redoute  votre 
imagination  ;  j'ai  peur  que  le  cœur  de  Zélide  ne  soit  introuvable, 
qu'il  n'ait  été  consumé  par  le  feu  d'une  imagination  excessive. 
Pardonnez-moi  de  vous  parler  avec  cet  air  d'autorité  :  j'ai  assumé 
le  rôle  de  mentor,  je  dois  le  remplir.  Peut-être  que  je  vous  juge 
trop  sévèrement  :  je  dis  que  vous  manquez  de  cœur,  et  pourtant 
vous  êtes  très  attachée  à  votre  père  et  à  vos  f-ères.  Défendez- 
vous  !  ...Dites-moi  que  vous  ferez  une  très  bonne  épouse.  Laissez- 
moi  vous  le  demander,  Zélide  :  pourriez-vous  soumettre  vos 
inclinations  à  la  volonté,  peut-être  au  caprice  d'un  mari  ?  Pour- 
riez-vous le  faire  joyeusement,  sans  rien  perdre  de  votre  douce 
bonne  humeur  ?...  Pourriez-vous  vivre  paisiblement  à  la  campa- 
gne pendant  six  mois  de  l'année  ?  Vous  rendre  agréable  à  de  sim- 
ples et  honnêtes  voisins  ?  Pourriez-vous  causer  comme  n'importe 
quelle  autre  femme,  et  commander  à  votre  fantaisie  aussi  bien 
qu'à  votre  clavecin  ?  Pourriez-vous  passer  les  six  autres  mois 
dans  une  ville  où  il  y  aurait  une  fort  bonne  société,  mais  qui  ne 
serait  pas  à  la  dernière  mode  ?  Pourriez-vous  vivre  ainsi  et  être 
heureuse  ?  Pourriez-vous  trouver  une  abondante  source  de  joie 
dans  votre  propre  famille  ?  Sauriez-vous  rendre  la  gaîté  à  votre 
mari  quand  il  serait  mélancolique  ?  J'ai  connu  de  telles  femmes, 
Zélide  :  qu'en  pensez-vous  ?  Pourriez-vous  être  ainsi  ?...  Adieu. 

Que  la  religion  ne  vous  rende  pas  malheureuse.  Pensez  à 
Dieu  tel  qu'il  est  réellement,  et  tout  vous  paraîtra  gai.  J'espère 


ç6  madame  de  charrièbe  et  ses  amis 

que  vous  serez  une  chrétienne.  Mais,  ma  chère  Zélide,  adorez  le 
soleil  plutôt  que  d'être  calviniste  :  vous  savez  ce  que  je  veux 
dire  '. 

Je  ne  comprends  pas  un  mot  du  mystère  que  vous  faites  au 
sujet  d'un  certain  monsieur  auquel  vous  pensez  trois  fois  le 
jour..  Que  voulez-vous  dire  par-là  ?  Ecrivez-moi  en  toute  liberté, 
et  avec  votre  charmante  humilité.  Que  le  Ciel  vous  bénisse  et 
vous  rende  raisonnablement  heureuse  !  Adieu.  » 

A  quelque  temps  de  là,  le  comte  d' Anhalt  revient  sur  l'eau  de 
façon    imprévue  : 

«  Il  y  a  huit  ou  dix  jours  que  mon  père  me  donna  une  lettre  de 
M.  Catt  où  il  parlait  fort  du  comte  d'Anhalt.  Le  bruit  avait  couru 
à  Berlin  que  j'épousais  un  autre  Allemand  ;  il  y  avait  eu  là- 
dessus  de  la  surprise  et  un  peu  de  consternation.  Catt  avait  dit 
au  comte  qu'il  devait  s'assurer  de  moi,  qu'il  aurait  beau  chercher, 
qu'il  ne  trouverait  rien  qui  fît  son  bonheur  comme  Mllc  de  Zuylen. 
Ce  style  de  me  recommander  me  parut  réjouissant.  Le  comte 
avait  bien  compris,  mais  sa  situation  est  embarrassante.  Catt 
envoyait  un  billet  du  comte  à  lui,  où  il  parlait  d'arrangements 
déjà  faits  depuis  leur  conversation,  de  lettres  qui  partiraient, 
etc.,  l'obscurité  même  pour  moi.  Je  rendis  un  moment  après  les 
lettres  à  mon  père  en  lui  disant  :  «  Il  manque  une  pièce  au  recueil, 
c'est  la  réponse  de  M.  Catt  au  comte  :  j'y  ai  suppléé.  »  En  effet, 
j'avais  écrit  que  le  comte  pouvait  avoir  l'esprit  en  repos,  ne  point 
voyager  et  ne  point  écrire,  que  je  n'épouserais  ni  lui,  ni  le  baron 
d'Holstein...  Le  lendemain,  je  dis  à  ma  mère  que  mon  parti  était 
pris,  et  qu'il  me  paraissait  plus  raisonnable  et  plus  généreux  d'en 
avertir  le  comte  et  d'empêcher  un  long  et  inutile  voyage.  Ce 
refus  n'emporte  pas,  dis-je,  une  promesse  à  un  autre  ;  j'ai  promis 
d'être  libre,  je  le  serai.  —  N'en  dites  pas  un  mot  au  marquis  : 
il  croirait  que  c'est  pour  lui  que  j'ai  rompu  et  que  mon  procédé 
le  lie...  Le  comte  d'Anhalt  n'est  pas  le  dernier  épouseur  de  la 
terre  ;  et  quand  je  ne  me  marierais  jamais,  qu'importe  pour  l'hon- 
neur du  marquis  ?  Vous  ne  sauriez  croire  combien  je  tiens  à  cette 
formule  de  liberté  :  chaque  matin  le  marquis  doit  s'éveiller  avec 
la  liberté  de  ne  plus  vouloir  ce  qu'il  a  voulu  la  veille.  » 

Cependant  Bellegarde  était  entré  en  correspondance  avec 
Mlle  de  Tuyll,  et  celle-ci  conserva  quelques-unes  de  ses  lettres, 
dont  le  style  dut  l'étonner  un  peu.  Pendant  un  séjour  qu'elle 
fait  à  La  Haye,  il  lui  écrit  : 


1  II  la  veut  sans  doute  mettre  en  garde  contre  ce  fatalisme  qu'elle  pré- 
tendait tirer  du  dogme  de  la  prédestination  (voir  chap.  I,  p.  3o). 


LE    MARQUIS    DE    BELL.EGARDE  <)- 

«  Je  suis  depuis  quatre  jours  ici,  et  je  n'ai  pas  plus  le  bonheur 
de  voir  mon  aimable  amie  que  si  j'étais  à  Paris...  Vous  convien- 
drez que  c'est  une  situation  bien  cruelle  que  d'être  esclave  des 
bienséances  et  des  préjugés  au  point  de  se  priver  de  la  société 
d'une  amie  qu'on  chérit  parce  qu'on  avait  désiré  de  l'épouser 
et  que  des  circonstances  contrarient....  Si  je  ne  puis  avoir  le 
bonheur  d'être  votre  mari,  rien  ne  peut  me  faire  renoncer  à  celui 
d'être  votre  fidèle  et  dévoué  serviteur  et  ami  tant  que  je  respi- 
rerai... Ces  lettres  ne  vous  engagent  précisément  à  rien  ;  séparez 
ces  deux  êtres,  l'ami  et  le  prétendant.  Le  dernier  ne  paraîtra 
que  lors  et  qu'autant  que  vous  le  voudrez  bien  et  que  le  premier 
aurait  aplani  toutes  les  difficultés...  Si  même  mes  vœux  étaient 
rejetés,  je  me  ferai  toujours  une  gloire  de  les  avoir  formés. 

...  Je  ne  dois  point  me  flatter  de  l'impression  que  fait  l'amour  ; 
j'ai  passé  l'âge  fait  pour  en  inspirer,  sans  cependant  avoir  encore 
atteint  celui  de  la  veillesse.  Des  sentiments  plus  solides  auxquels 
j'aspire  me  font  espérer  un  bonheur  préférable  à  celui  que  pro- 
cure cette  agréable  ivresse  toujours  passagère  ;  la  plus  tendre 
amitié,  les  égards,  la  complaisance  soutenue,  l'égalité,  la  douceur, 
sont  de  mon  côté  les  qualités  dont  je  puis  répondre  pour  rem- 
placer celles  des  Corydons,  et  qu'étant  assuré  de  trouver  du 
vôtre,  suffisent  à  mon  bonheur...  » 

Ces  gauches  déclarations  sont  accompagnées  d'une  note  sur 
l'état  de  sa  fortune  et  sa  parenté. Il  compte  sur  la  dot  de  Belle — 
100,000  florins  —  pour  payer  ses  dettes  ;  il  lui  donnera  pour  ce 
montant  hypothèques  sur  ses  immeubles,  qu'il  énumère  :  le 
marquisat  de  Coursinge,  celui  des  Marches,  un  hôtel  à  Chambéry, 
etc..  Quant  à  sa  famille,  il  nous  apprend  qu'il  est  par  sa  mère, 
—  une  Oglethorpe,  —  cousin  des  princes  de  Rohan,  de  Mme  de 
Brionne:Lorraine,  etc.  Son  père  était  aide  de  camp  du  roi  de 
Sardaigne,  son  aïeul  ambassadeur  en  France,  son  bisaïeul... 
Mais  l'intéressant  est  de  savoir  ce  que  Belle  pensa  de  son  corres- 
pondant. Elle  est  plus  indulgente  que  nous  ne  l'aurions  attendu, 
et  se  livre  à  des  projets  d'avenir,  parmi  lesquels  un  séjour  à 
Paris  lui  tient  surtout  à  cœur  : 

«  Sa  lettre,  dit-elle,  m'a  fait  un  grand  plaisir:  je  l'ai  relue  trois 
ou  quatre  fois,  en  y  cherchant  toujours  les  expressions  de  ten- 
dresse, et  les  revoyant  avec  plus  de  joie  encore  que  celles  de 
l'admiration...  Ce  qui  refroidirait  peut-être  un  peu  cette  envie 
[de  voir  Paris],  si  j'étais  la  femme  du  marquis,  c'est  qu'il  est 
trop  grand  seigneur,  et  que  ses  parents  ont  de  trop  beaux  noms  ; 
il  faudrait  peut-être  se  conf orner  à  leur  bel  air,  et  je  n'aime  point 
les  grands,  ni  le  bel  air,  ni  à  me  conformer.  Ma  passion  serait  de 


g8  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

voir  Paris  à  pied  et  en  fiacre,  de  voir  les  arts,  les  artistes  et  les 
artisans,  d'entendre  parler  le  peuple  et  déclamer  la  Clairon.  Je 
ferais  par  hasard  quelques  connaissances  qui  me  plairaient, 
quelques  autres  qui  me  feraient  rire.  Je  paierais  bien  cher  les 
leçons  de  Rameau,  et  huit  jours  avant  mon  départ,  pour  voir  de 
tout,  je  ferais  connaissance  avec  la  coiffeuse  et  le  beau  monde. 

Revenons  à  notre  mariage  et  à  mon  économie.  On  m'a  toujours 
dit  que  je  n'en  aurais  point,  que  mon  mari  serait  fort  à  plaindre, 
que  je  serais  la  plus  mauvaise  ménagère  du  monde  ;  il  n'y  a  que 
la  vieille  fille  de  chambre  de  ma  mère,  fille  d'un  grand  sens, 
qui  m'a  rassurée  quelquefois.  Elle  me  dit  :  «  Il  est  vrai  que 
vous  ferez  de  folles  dépenses  pendant  quinze  jours  ou  trois 
semaines,  mais  ensuite,  pendant  trois  mois,  vous  n'achèterez 
rien,  vous  ne  vous  habillerez  point,  vous  ne  songerez  ni  à  boire, 
ni  à  manger,  et  vos  amis  auront  tant  d'esprit  qu'ils  oublieront 
aussi  ces  choses  grossières;  et,  au  bout  de  l'an,  ce  sera  tout  comme 
si  vous  aviez  eu  de  l'ordre  et  de  l'économie.  »  Cette  fille  a  raison, 
je  pense  :  si  je  gouverne,  il  y  aura  du  haut  et  du  bas,  comme 
dans  tout  ce  que  je  fais...  Si  le  marquis  avait  des  trésors,  il  est 
bien  sûr  que  je  ne  ferais  pas  tout  ce  que  je  ferai  à  présent  pour 
l'épouser  ;  mes  motifs  paraîtraient  équivoques,  et  peut-être 
qu'on  mépriserait  mes  empressements. 

3-4  septembre  1764...  Si  le  marquis  était  plus  âgé  et  moins 
aimable,  j'aurais  peur  que  son  mariage  ne  fût  une  retraite.  Je 
hais  ces  vieux  épouseurs  qui  prennent  une  femme  pour  les  aider 
à  passer  l'hiver,  qui  l'invitent  à  se  chauffer  près  d'un  mauvais 
petit  feu,  après  qu'ils  ont  passé  le  printemps  et  l'été,  cueilli  des 
fleurs  et  des  fruits  sans  elle.  Ils  ne  sont  pas  plutôt  en  ménage 
qu'ils  assujettissent  tout  à  une  règle  austère,  qu'ils  n'avaient 
pas  connue  auparavant.  Je  dis  tout  cela  pour  m'amuser,  car  il 
est  clair  que  ce  n'est  pas  du  tout  le  cas  ici  :  votre  ami  est  plus 
jeune  que  je  ne  pensais,  et  il  n'a  pas  plus  l'air  d'une  retraite 
que  moi.  Je  serais  charmée  d'être  sa  femme.  » 

Elle  passera  volontiers  une  partie  de  l'année  dans  les  terres 
du  marquis  : 

«Mais  un  peu  de  Chambéry  et  de  voyage  peut  suffire...  Je  n'ai 
pas  besoin  des  capitales...  Je  suis  un  peu  fâchée  que  mon  ortho- 
graphe soit  plus  correcte  que  celle  du  marquis,  mais  cela  vient 
de  ce  qu'il  est  si  grand  seigneur.  A  propos,  sait-il  bien  que  je 
n'ai  pas  seize  quartiers  ?...  Les  situations  de  toutes  ces  terres 
sont  charmantes  ;  Lausanne  n'en  est  pas  bien  loin  ;  alors  nous 
nous  verrions  sans  gêne  et  sans  blâme.  Je  crois  comme  vous  que 
je  serais  en  paradis.  Il  faudrait  pourtant  être  bien  assurée  qu'on 
ne  m'ôterait  pas  mes  enfants  pour  les  donner  à  des  prêtres 
ineptes  et  superstitieux.  Je  dis  mes  enfants  sans  circonlocution 


LE    MARQUIS    DE    BELLEGARDE  ()() 

et  sans  détour  ;  peut-être  que  cela  n'est  pas  de  la  décence.  Me 
revoilà  sur  mon  ancien  ton  de  liberté  excessive  avec  vous  !  Il 
ne  sera  pas  dit  que  vous  ayez  ignoré  une  seule  de  mes  idées 
sur  le  mariage. 

A  i  heure  après  minuit...  Je  viens  de  finir  une  largeur  de  ma 
robe,  le  plus  brillant  entourage,  la  plus  jolie  chose... 

...Je  voudrais  bien  apprendre  vite  que  Mlle  des  Marches  1 
voit  jour  à  obtenir  un  agrément  du  roi  et  une  dispense  du 
Pape.  Le  Saint-Père,  dit-on,  ne  se  mêle  de  rien  ;  il  n'est  ques- 
tion que  de  lui  présenter  les  choses  du  côté  où  il  faut  qu'il  les 
voie.  A  Rome,  on  obtient  tout  cela  avec  de  la  faveur  et  de 
l'argent...  » 

Qui  l'avait  si  bien  renseignée  ?  —  L'évêque  d'Utrecht,  à  qui 
elle  alla  incognito,  et  accompagnée  d'une  amie,  demander  une 
consultation  2.  Ce  prélat  fit  quelques  difficultés  pour  recevoir 
les  visiteuses,  ainsi  qu'elle  le  conte  à  Bellegarde  dans  une 
lettre  dont  elle  a  conservé  le  brouillon  : 

«  Comme  la  domestique  qui  était  venue  nous  ouvrir  n'avait 
pu  dire  nos  noms  à  son  maître,  elle  revint  les  demander. 

—  Dites-lui  que  deux  dames  ont  à  lui  parler. 

—  Mais  il  demande  toujours  comment  on  se  nomme. 

—  Dites-lui  que  nous  sommes  bien  mises,  et  que  nous  avons 
l'air  d'honnêtes  gens. 

—  Mais  ne  pouvez-vous  donc  pas  dire  votre  nom  ? 

—  Vous  voyez  bien,  lui  dis-je,  que  nous  n'en  avons  pas  envie. 
Nous  étions  toujours  à  la  porte,  pendant  cet  entretien,  dans 

un  petit  vestibule  obscur.  Enfin,  elle  appelle  en  grondant  sa 
camarade,  à  qui  elle  avait  dit  d'apporter  de  la  lumière,  et  fai- 
sant quelques  pas  pour  la  chercher,  elle  la  trouve  qui  écoutait 
derrière  une  porte.  Aussitôt,  force  criaillerie,  et  quelques  injures 
qui  me  divertirent  beaucoup  :  elle  sacrifia  sa  propre  curiosité 
au  plaisir  de  pester  contre  celle  d' autrui,  elle  contrefit  la  per- 
sonne sensée  et  discrète,  elle  monta  à  la  fin,  à  la  fin  le  prélat 
descendit.  Il  ne  s'accommodait  pas  mieux  de  notre  incognito 
que  ses  servantes,  et  la  première  chose  qu'il  nous  dit  en  entrant 
dans  la  chambre  où  nous  étions,  fut  une  espèce  de  question  qui, 


1  La  sœur  de  Bellegarde,  dont  il  est  plusieurs  fuis  question  dans  les  lettres 
de  Belle  à  d'Hermenches. 

2  On  sait  que  le  diocèse  d'Utrecht  constitue  une  petite  église  janséniste 
séparée  de  Rome  et  qui,  protégée  par  le  gouvernement  hollandais,  fut 
maintenue  à  travers  les  siècles,  malgré  les  excommunications  des  papes. 
De  173g  à  1767,  le  siège  d'Utrecht  fut  occupé  par  l'évêque  Jean-Pierre 
Meindartz. 


ÎOO  MADAME    DE    CHABRIERE    ET    SES    AMIS 

quoique  faite  avec  politesse,  avait  le  même  but  que  les  précé- 
dentes. Je  n'y  satisfis  pas  davantage  ;  ensuite,  j'entrai  en 
matière,  je  proposai  la  question  comme  si  elle  ne  m'eût  pas 
regardé  et  de  façon  qu'il  pût  me  croire  catholique  aussi  bien 
que  protestante.  C'est  un  homme  d'esprit  ;  il  nous  répondit 
bien,  et  après  quelques  discours  sur  le  schisme  qui  le  sépare 
de  Rome,  il  nous  dit  que  son  autorité  comme  évêque,  toute 
légitime  qu'elle  était,  n'était  pas  reconnue  par  le  Pape,  et  qu'ainsi 
il  ne  pouvait  nous  être  d'aucune  utilité  ;  que  les  curés  avaient 
dans  ce  pays  le  pouvoir  de  marier  des  gens  de  différentes  reli- 
gions, que  quand  c'était  des  gens  de  condition,  il  demandait  une 
dispense  au  nonce  de  Bruxelles,  et  que  celui-là,  pour  qu'il  en 
coûtât  davantage  au  demandeur,  en  écrivait  au  Pape  ;  qu'à 
mesure  qu'on  était  plus  riche  et  d'une  plus  grande  naissance, 
il  fallait  payer  plus  cher.  Je  lui  demandai  si  le  pouvoir  de  dis- 
penser du  nonce  allait  plus  loin  que  ces  Provinces  :  il  me  dit 
que  non.  Ainsi  ne  lui  écrivez  plus  :  il  irait  à  Rome  ;  nous  pouvons 
écrire  à  Rome  tout  droit.  En  passant,  il  avait  parlé  du  crédit 
qu'ont  les  Jésuites  par  l'intimité  de  leur  général  avec  le  secré- 
taire du  Pape  qui  est  son  favori,  qui  a  tout  pouvoir  et  qui  dirige 
tout  ;  j'ai  demandé  le  nom  de  ce  secrétaire,  il  est  allé  chercher 
une  liste  des  cardinaux,  celui-ci  s'appelle  Torregiani.  Notre 
évêque  a  fort  approuvé  l'idée  de  lui  écrire  sans  autre  forme  de 
procès.  Alors,  pour  lui  faire  grand  plaisir  et  le  récompenser  de 
sa  politesse,  je  lui  ai  dit  qui  nous  étions,  mais  non  pas  que  je 
voulais  me  marier,  et  nous  nous  sommes  séparés  en  faisant  d'un 
côté  de  grands  remerciements  et  de  l'autre  de  fort  bons  souhaits 
fort  chrétiens.  Au  retour,  on  a  cru  que  nous  nous  étions  prome- 
nés, et  nous  nous  sommes  beaucoup  divertis  de  cette  équipée. 
Mon  cher  marquis,  suivez  mes  conseils  :  je  connais  la  recti- 
tude de  mon  père  ;  il  lui  faudra  une  dispense...  Ecrivez,  croyez- 
moi,  au  cardinal  Torregiani,  secrétaire  de  Sa  Sainteté  ;  envoyez- 
moi  ensuite  la  lettre  ;  je  tâcherai  d'engager  mon  père  à  l'envoyer 
à  M.  Born,  notre  résident,  pour  qu'il  achète  la  dispense  à  aussi 
bon  marché  qu'il  pourra.  En  passant  je  pourrai  toucher  quel- 
que chose  du  peu  de  besoin  que  vous  croyez  en  avoir,  et  nous 
verrons  ce  qu'il  dira  :  je  suis  scrupuleuse  sur  la  bonne  foi  comme 
les  quakers.  Vous  dites  dans  votre  lettre  qu'il  est  presque  impos- 
sible d'obtenir  une  dispense  :  ne  le  disons  pas,  car,  en  vérité, 
cela  n'est  pas  du  tout  impossible.  Mon  père  pourrait  répondre  : 
«  En  ce  cas  là,  il  est  impossible  que  vous  vous  mariiez  ;  n'en 
parlons  donc  plus...  » 

On  est  frappé,  à  la  lecture  de  ces  pages  si  vivantes,  de  voir 
Belle  se  divertir  du  spectacle  des  choses  tout  comme  s'il  s'agis- 
sait d'une  autre  qu'elle. 

Cependant,   l'affaire   Bellegarde   commence   à  languir  d'une 


LE    MARQUIS    DE    BELLEGARDE  10  1 

façon  inquiétante,  et  l'on  dirait  que  Belle  pense  moins  à  ce  pré- 
tendant qu'à  celui  qui  l'a  suscité.  Elle  écrit  à  d'Hermenches  : 

«  ...Nos  lettres  sont  trop  intéressantes.  Depuis  deux  mois, 
je  n'ai  aucun  goût  pour  les  démonstrations  mécaniques,  pour 
ces  calculs  d'algèbre  qui  sont  une  si  belle  chose  ;  j'ai  négligé 
la  harpe,  j'ai  négligé  mes  amies  ;  tant  qu'il  était  question  d'un 
établissement  qui  devait  fixer  ma  destinée,  j'ai  trouvé  que  je 
pouvais  tout  négliger  ;  à  présent,  tout  est  dit  sur  cette  matière. 
Je  dois  nécessairement  retourner  à  mon  algèbre,  à  mes  tran- 
quilles amitiés...  J'ai  peur  que  vous  n'ayez  trop  de  part  à  mes 
pensées,  que  je  ne  m'accoutume  à  m'occuper  de  vous  avec  trop 
d'assiduité,  avec  un  certain  mouvement  trop  vif  ;  je  ne  veux 
pas  absolument  que  cela  arrive.  Quel  serait  le  dénouement  ? 
Une  passion  peut-être  ;  peut-être  une  rupture  !...  Ecoutez- 
moi,  et  approuvez  mes  résolutions.  Il  me  paraît  fort  douteux 
que  le  marquis  se  soucie  encore  de  moi  dans  un  an.  D'ailleurs, 
je  suis  persuadée  que  mon  père  ni  ma  mère  ne  donneront  jamais 
un  consentement  formel.  Si  le  marquis  veut  qu'ils  prononcent, 
nous  ne  passerons  point  notre  vie  ensemble  ;  vous  vivrez 
dans  ses  châteaux  sans  moi.  Alors,  que  faire  de  l'habitude  qui 
nous  attachera  l'un  à  l'autre  ?  Serez-vous  content  de  m' écrire 
toute  votre  vie  et  de  ne  me  jamais  voir  ?...  Après  une  corres- 
pondance de  feu,  toujours  vive,  toujours  tendre,  on  veut  se 
voir  :  d'Hermenches,  nous  nous  chercherons,  si  nous  ne  nous 
brouillons  pas  ;  et  puis  gare  la  passion,  la  jalousie,  l'instinct, 
le  délire  et  le  désordre  !  Si  je  ne  suis  pas  à  votre  ami,  si  toujours 
je  m'occupe  de  vous,  je  serai  un  jour  votre  maîtresse,  à  moins 
que  nous  n'habitions  les  bouts  opposés  du  monde,  ou  que  vous 
ne  m'aimiez  plus  du  tout. 

...Vous  m'enverrez,  quand  vous  le  jugerez  à  propos,  les  lettres 
du  marquis,  mais  du  reste  nous  laisserons  reposer  cette  affaire 
jusqu'à  ce  que  lui-même  la  réveille...  » 

Entre  temps,  un  amoureux  plus  vif  a  surgi  : 

«  Vous  allez  aimer  encore  plus  mon  cousin  quand  vous  saurez 
qu'il  m'aime  avec  passion  l.  C'est  un  secret  entre  lui  et  moi, 
ainsi  point  de  plaisanterie.  Il  a  le  cœur  d'un  roi.  Adieu.  Le  mien 
est  à  vous  pour  le  moins  autant  qu'il  le  faut.  » 

Elle  fut  bonne  pour  le  petit  cousin,  qui  paraît  avoir  été  un 
adorateur  ingénu  et  fervent.  Il  fallut  bien  le  décourager  enfin. 

1  Probablement  Frédéric-Christian-Henri  de  Tuyll  (1742-1805),  frère  de 
M"'  d'Athlone.  Il  se  maria  en  1767  à  M""  Proebentow  von  WilmsdorfYGe- 
nealogie  van  het  Geslacht  van  Tuyll  van  Serooskerken,  par  Ch.  J.  Pol- 
vliet.  Oisterwijk,  Genealogisch-Heraldisch  Arehief,  1894). 


102  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

Nous  avons  sous  les  yeux  une  lettre  que  Belle  lui  adressait 
au  moment  où  le  comte  d'Anhalt  reparlait  de  venir  à  Utrecht  : 
jamais  on  n'a  évincé  un  amoureux  avec  plus  de  grâce  délicate 
et  de  gentille  ironie  : 

«  ...Le  comte  d'Anhalt  m'écrit  qu'il  espère  obtenir  la  permis- 
sion de  venir  ici  pendant  les  quartiers  d'hiver.  S'il  vient,  tout 
pourrait  être  bientôt  décidé,  c'est-à-dire  si  je  l'épouserai  ou  non. 
Vous  comprenez  bien  que  tout  ne  dépend  pas  de  là,  et,  comme 
dit  Agathe  dans  le  Connaisseur,  il  n'est  pas  prouvé  que  toute 
fille  qui  ne  sera  pas  sa  femme  doive  être  la  vôtre.  Au  cas  que  je 
le  refuse,  il  y  aurait  encore  bien  des  choses  à  examiner...  Si  je 
n'avais  peur  de  vous  fâcher,  je  vous  dirais  qu'une  année 
d'absence  pourrait  diminuer  un  peu  votre  prévention  et  votre 
tendresse  pour  une  personne  qui  vous  est  si  chère  à  présent. 
Ne  croyez  pas,  mon  cher  cousin,  que  je  rétracte  ce  que  j'ai  dit 
sur  vos  protestations  :  je  les  crois  parfaitement  sincères,  je  suis 
persuadée  que  j'ai  à  présent  tout  votre  cœur  ;  mais  ne  faudrait-il 
pas  être  bien  présomptueuse  ou  connaître  bien  peu  le  monde 
pour  regarder  comme  impossible  un  pareil  changement  ?  Toute 
inutile  qu'une  pareille  déclaration  vous  paraîtra,  je  ne  puis 
m'empêcher  de  vous  assurer  ici  que,  quoi  qu'il  arrive,  je  vous 
regarderai  comme  aussi  libre  que  moi,  libre  jusqu'au  dernier 
moment...  Je  vous  le  disais  devant  la  porte  de  ma  chambre  un 
moment  avant  votre  départ,  je  ne  veux  point  que  le  comte 
d'Anhalt  ni  vous,  vous  croyiez  engagés  pendant  que  je  suis 
maîtresse  de  moi-même. 

A  propos  de  cela,  je  veux  vous  dire,  puisque  vous  vous  êtes 
intéressé  à  mon  sort,  qu'on  me  fit  hier  des  propositions  de  la 
part  d'un  gentilhomme  du  Holstein,  maître  de  lui  et  de  sa 
fortune,  qu'on  dit  être  considérable.  Je  l'ai  vu  il  y  a  deux  ans, 
je  suis  très  persuadée  que  je  ne  le  prendrai  pas,  mais  je  compte 
laisser  à  décider  à  mon  père  et  à  me  mère  si  le  refus  doit  être 
absolu  d'abord,  ou  si  la  chose  doit  être  quelque  temps  en  sus- 
pens.... 

...Il  me  reste  à  vous  prier,  mon  cher  cousin,  de  brûler  ou  d'en- 
fermer soigneusement  mes  lettres.  Que  diraient  mes  parents, 
que  dirait  le  comte  d'Anhalt,  que  dirait  le  monde,  si  l'on  appre- 
nait notre  correspondance  ?  Je  ne  me  la  reproche  pas,  mes  motifs 
ont  été  purs,  mais  je  me  la  reprocherais  si  je  la  faisais  durer  plus 
longtemps  ;  j'ai  dit  tout  ce  que  mes  lettres  devaient  dire,  plus 
de  complaisance  serait  une  faiblesse  ;  je  vous  ai  fait  voir  assez 
de  confiance,  d'estime  et  d'amitié  :  vous  m'en  estimeriez  moins 
vous-même  si  je  faisais  davantage. 

Ecrive/.-moi  encore  une  fois,  si  vous  voulez,  avant  de  venir 
à  Utrecht.  Après  cela,  je  ne  veux  plus  de  vos  lettres.  Nous  nous 


LE    MARQUIS    DE    BELLEGARDE  I  o3 

verrons,  vous  me  parlerez,  mais  malgré  le  joli  uniforme,  le  plaisir 
de  nCcmbrasscr  ne  s'obtiendra  pas  si  aisément. 

Adieu,  ma  chandelle  s'éteint,  ma  fille  de  chambre  s'endort, 
il  est  une  heure,  je  vais  me  coucher.  Adieu,  mon  cher  cousin, 
je  serai  toujours  votre  amie.  Vous  croyez  ne  pouvoir  être  heu- 
reux sans  moi,  mais  c'est  une  illusion  dont  tant  d'autres  ont 
éprouvé  la  fausseté!  Je  souhaite  et  j'espère  que  vous  trouverez 
le  bonheur  dans  quelque  état  que  la  Providence  vous  place  et 
quelle  que  soit  la  compagne  qu'elle  vous  destine. 

Belle. 

Utrecht,  la  nuit  du  19  au  20. 

Jeudi  matin.  La  fin  de  cette  lettre,  plutôt  toute  la  lettre,  se 
ressent  bien  de  l'heure  où  je  l'ai  écrite.  Je  vous  prie  de  ne  pas 
vous  exposer  pour  venir  ici  au  mal  que  vous  fit  le  froid  der- 
nièrement ;  attendez  qu'il  soit  diminué,  ou  garantissez-vous 
mieux.  Quelque  attention  que  j'aie  eue  dans  mes  lettres  à  dire 
exactement  la  vérité,  je  crains  quelquefois  qu'elles  n'aient 
dit  davantage,  je  crains  que  violer  en  votre  faveur  les  lois  de 
l'exacte  bienséance,  n'ait  été  par  soi-même  vous  faire  espérer 
plus  que  je  ne  devais.  Je  serais  au  désespoir  si  vous  pouviez 
vous  plaindre  de  ma  complaisance  même  comme  d'une  fausseté. 
N'espérez  guère,  mon  cher  cousin,  et  cependant  ne  vous  affligez 
pas  ;  je  vous  l'ai  déjà  dit,  vous  perdrez  moins  que  vous  ne  croyez... 
Je  n'aime  point  mon  pays,  il  ne  convient  ni  à  ma  santé,  ni  à 
mon  goût  ;  n'est-il  pas  apparent,  ne  sera-t-il  pas  raisonnable 
que  je  me  donne  au  comte  d'Anhalt  ? 

Vous  faites  très  bien  d'apprendre  l'allemand  ;  permettez-moi 
de  vous  exhorter  à  vous  appliquer  aux  mathématiques  et  à 
l'histoire,  connaissances  si  nécessaires  dans  la  profession  que 
vous  avez  choisie.  Quoiqu'il  arrive,  ce  sera  une  satisfaction  bien 
flatteuse  pour  moi  de  voir  un  homme  qui  m'aime  ou  qui  m'aura 
aimée,  distingué  par  son  mérite  et  par  l'estime  générale.  Si  ce 
motif  ajoutait  quelque  chose  à  ceux  qui,  j'en  suis  sûre,  vous 
animent  déjà,  je  pourrais  me  dire  que  si  je  vous  ai  fait  du  mal, 
je  vous  ai  aussi  fait  quelque  bien.  Je  voudrais  ne  vous  faire  que 
du  bien.» 

On  aura  remarqué  qu'elle  mentionne  le  comte  d'Anhalt,  à 
qui  elle  ne  pense  guère,  et  ne  dit  mot  de  Bellegarde,  à  qui  elle 
pense  beaucoup,  bien  qu'il  se  montre  si  peu  empressé.  D'Her- 
menches  ayant  eu  la  cruauté  ou  la  maladresse  d'assurer  son 
amie  que,  si  le  projet  de  mariage  échoue,  Bellegarde  survivra 
à  cette  épreuve,  elle  répond  avec  une  mélancolique  ironie  : 

«  Le  marquis  ne  mourra  pas  de  chagrin  ».  —  Ah  !  vraiment, 
je  le  crois.  Combien  de  quarts  d'heure  m'a-t-il  vue  ?  Mais  quand 


104  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

je  mourrais  moi-même  demain,  je  vous  promets  bien  que  vous 
vivriez  et  que  tout  le  monde  vivrait,  et  que  l'univers  irait  son 
train  le  mieux  du  monde.  Si  pourtant  il  était  des  gens  affligés, 
ce  serait  ceux  qui  m'ont  connue  depuis  que  j'existe,  avec  qui 
je  ris,  avec  qui  je  pleure.  Ils  s'ennuyeraient  quelque  temps, 
ils  trouveraient  un  certain  vide  dans  leur  existence  ;  ils  me  cher- 
cheraient encore,  et  puis  enfin  ils  cesseraient  de  me  chercher  ; 
vous  et  eux  trouveriez  mille  autres  choses,  et  bientôt  il  n'y 
paraîtrait  plus... Vous  seriez  étonné  de  voir  combien  il  est  facile 
de  prendre  son  parti  de  toute  chose.  Ne  me  pas  épouser  coûte- 
rait tout  au  plus  un  dîner  et  une  nuit  de  sommeil  à  un  homme 
raisonnable;  tout  au  plus,  je  le  répète.  Jamais  je  n'ai  cru  que 
cela  fît  un  malheur  tant  soit  peu  sérieux.  » 

La  lettre  suivante  est  propre  à  scandaliser  ceux  qui  pensent 
qu'il  y  a  des  choses  dont  une  femme  ne  doit  pas  parler;  il  est 
sûr  que  le  passage  est  un  peu  vif,  —  mais  si  spirituellement 
tourné  ! 

«  J'ai  trouvé,  écrit-elle,  que  la  différence  d'âge  était  trop  grande. 
Vous  avez  beau  dire,  d'Hermenches,  j'ai  des  sens,  mes  désirs 
ne  peuvent  s'y  tromper;  dans  dix  ans  j'en  aurai  peut-être  encore. 
Je  voudrai  alors,  comme  je  voudrais  aujourd'hui,  tout  en  prê- 
chant l'immortalité  de  l'âme,  caresser  mon  disciple,  recevoir 
des  caresses  pour  prix  de  mes  sermons,  et  après  avoir  annoncé 
les  pures  joies  du  ciel,  éprouver  les  voluptés  de  la  terre...  Mais 
pouvez-vous  me  rassurer  contre  les  horribles  suites  que  le  liber- 
tinage peut  avoir  sur  une  femme  et  des  enfants  ?  Je  suis  bien 
persuadée  que  votre  ami  est  trop  honnête  homme  pour  m'y  expo- 
ser s'il  croyait  devoir  les  craindre  ;  mais  depuis  quelque  temps 
différents  hasards  m'ont  appris  là-dessus  dez  choses  qui  me  font 
trembler... 

Ce  28  octobre  1764.  Je  viens  de  me  quereller  avec  ma  mère, 
et  si  vivement,  que  j'ai  refusé  de  l'accompagner  à  l'église;  je 
raccommoderai  cela  dans  une  heure  ou  deux,  et  je  ne  perdrai 
pas  mon  temps  à  présent  à  me  faire  des  reproches  ni  à  m'affliger. 
Nous  avions  besoin  de  quelques  petites  disputes  un  peu  fran- 
ches, pour  nous  remettre  de  sa  cérémonieuse  réserve,  où  l'affaire 
du  marquis  nous  mettait  depuis  trois  mois.  Avoir  des  torts  et 
se  les  faire  mutuellement  sentir  fait  plus  de  bien  qu'on  ne  croit 
à  l'amitié  et  à  la  confiance.  On  dit  que  mon  ton  est  aigre,  impé- 
rieux, en  un  mot  offensant  dans  la  dispute  :  je  suis  persuadée 
qu'on  a  quelque  raison,  et  je  vais  bien  y  prendre  garde.  En 
attendant,  au  lieu  de  pénitence,  je  partage  délicieusement  ma 
solitude  entre  vous  et  une  tasse  de  café.  Ne  dites  plus,  je  vous 
prie,  que  je  suis  telle  que  vous  aviez  craint  de  me  trouver, 
toujours  cherchant  le  plaisir  et  la  perfection  dans,  ce  que  je 


LE    MARQUIS    DE    BELLEGABDE 


io5 


H 


oS 


AUTOGRAPHE  DE  BELLE  DE  ZUYLEN 


ÎOÔ  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

n'ai  pas.  En  vérité,  j'ai  très  souvent  ce  que  je  cherche,  la  perfec- 
tion des  choses  où  je  fais  consister  mes  plaisirs  se  trouve  vingt 
fois  le  jour  :  un  livre  qui  me  plaît,  un  ouvrage  qui  devient  joli 
sous  ma  main,  la  liberté  de  penser  sans  rien  dire,  tout  cela  me 
suffit  pour  l'ordinaire.  Dès  que  je  sens  que  je  puis  quitter  ce  qui 
m'occupe,  jeter  mon  livre,  changer  d'ouvrage,  courir  ou  m'asseoir 
selon  ma  volonté,  je  me  trouve  heureuse.  Mais  avoir  devant  soi 
toute  une  journée  de  compagnie,  devoir  danser  toute  une  nuit, 
ou  jouer  pendant  trois  heures,  voilà  ce  qui  cause  une  satiété 
insupportable  ;  on  en  a  trop  avant  de  commencer. 

Dimanche  soir.  Au  lieu  de  reproches  et  d'excuses,  nous  avons 
éclaté  de  rire,  ma  mère  et  moi,  quand  nous  nous  sommes  revues  ; 
elle  m'a  dit  que  je  n'avais  rien  perdu  au  sermon.  Nous  sommes 
ici,  c'est-à-dire  à  Zuylen,  tête  à  tête  elle  et  moi  ;  je  ne  m'ennuie 
pas  un  moment  ;  les  journées  sont  trop  courtes  ;  je  trouve 
aujourd'hui  qu'il  faut  être  fort  sot  pour  s'ennuyer  quand  on 
est  libre  et  seul.  Mais  en  compagnie,  je  ne  suis  pas  comme  vous  : 
au  sentiment  d'ennui  se  joint  la  réflexion  de  l'inutilité  de  mon 
existence  dans  un  cercle  maussade  ;  ma  chaise  sans  moi,  me 
dis-je  alors,  ferait  tout  aussi  bien  que  moi...  Cet  hiver,  à  Utrecht, 
je  verrai  le  moins  de  monde  qu'il  me  sera  possible  ;  mais  quand 
j'en  verrai,  je  tâcherai  de  surmonter  mes  dégoûts,  d'amuser, 
de  plaire,  afin  d'adoucir  tant  soit  peu  les  traits  de  blâme  qu'on 
lancera  de  toutes  parts  sur  ma  conduite,  si  j'épouse  votre  ami. 
On  dira  toujours  qu'elle  est  impardonnable,  mais  je  voudrais 
qu'on  n'empoisonnât  pas  mes  sentiments,  que  mille  voix  ne 
criassent  pas  à  l'unisson  que  je  n'ai  ni  religion,  ni  principes, 
ni  attachement  pour  mes  parents. 

Fin  1764.  ...Votre  dernier  grief,  c'est  Obdam  et  Pallandt.  Je 
n'ai  pas  dit  que  je  voulusse  épouser  Obdam,  je  ne  l'ai  pas  pensé. 
Seulement  je  dis  que  lui  et  Pallandt  sont  les  seuls  hommes  de  la 
République  au  sujet  desquels  mes  parents  pourraient  exiger  que 
j'hésitasse,  les  seuls  qu'ils  pourraient  me  faire  mettre,  en  quelque 
sorte,  en  comparaison  avec  Bellegarde.  ...Pour  Pallandt,  je  vous 
réponds  qu'il  ne  fait  pas  lire  mes  lettres,  ce  n'est  pas  un  malhon- 
nête homme  ;  d'ailleurs,  je  ne  lui  ai  écrit  à  peu  près  que  pour  le 
quereller.  Notre  aventure  lui  fait  peu  d'honneur  dans  le  public, 
et  à  moi  pas  le  moindre  tort.  ...Sûrement,  il  n'ira  pas  mettre  le 
comble  à  un  mauvais  procédé  dont  il  avoue  ouvertement  ses 
regrets. 

24  Janvier  1765...  J'ai  un  frère  qui  doit  arriver  au  premier 
jour  de  Londres  ;  l'année  dernière  il  pensa  à  aimer  ma  cousine... 
Mon  frère  est  le  plus  joli  garçon  et  l'homme  le  plus  indolent  du 
pays...  Ma  cousine  bien-aimée  pourrait  bien  devenir  ma  sœur...» 

Ce  frère,  de  quatre  ans  plus  jeune  qu'elle,  c'était  Ditie,  le 
marin,  son   préféré.  La   cousine,  que  nous  retrouverons  aussi, 


LE   MARQUIS    DE    BELLEGARDE  1 07 

est  sa  meilleure  amie,  la  future  madame  d'Athlone,  dont  elle 
fait  ce  portrait  : 

«  Un  cœur  noble  et  ferme  ;  son  esprit  est  peu  cultivé  ;  cependant 
elle  saisit  le  bien  et  le  mieux  avec  autant  de  discernement  que 
les  connaisseurs,  mais  avec  plus  d'avidité  ;  ses  impressions, 
ses  pensées,  ses  phrases,  tout  est  original,  tout  est  à  elle.  Elle 
écrit  et  parle  mal,  avec  une  énergie  étonnante  quelquefois, 
et  toujours  d'une  façon  où  l'on  reconnaît  un  sens  droit  et  une 
belle  âme... 

26  janvier.  Bonsoir.  Pour  moi,  rien  ne  m'empêche  de  vous 
écrire  qu'un  tas  de  Tacites,  de  Sallustes  et  de  dictionnaires  ; 
je  les  jette  sous  ma  table,  moyennant  cela  elle  est  débarrassée, 
et  j'écris...  Ne  nous  disputons  pas  sur  les  Français  et  les  Anglais  l, 
nous  ne  nous  entendons  qu'à  moitié.  Vous  avez  pris  un  peu  de 
ce  que  j'appelle  du  jargon.  «  Le  cœur  doit  être  le  même,  dites- 
vous,  chez  des  gens  de  même  étoffe.  »  Je  ne  connais  pas  deux 
cœurs  qui  soient  les  mêmes,  et  je  ne  sais  ce  que  c'est  qu'une  même 
étoffe  de  gens...  Vous  vivez  avec  des  Français,  il  est  heureux 
que  vous  les  aimiez.  Je  les  connais  à  peine,  je  ne  vivrai  apparem- 
ment jamais  parmi  eux,  il  est  égal  que  je  ne  les  aime  pas  beau- 
coup. J'aimerais  certainement  les  gens  supérieurs  en  France, 
peut-être  plus  que  des  gens  d'un  mérite  égal  de  tout  autre  pays, 
parce  qu'ils  sont  plus  communicatifs.  Mais  cette  même  pente 
communicative  m'impatiente  chez  les  gens  d'un  mérite  médiocre, 
qui  font  partout  le  grand  nombre,  et  je  trouve  terrible  de  me 
voir  poursuivie  par  des  lieux  communs,  des  fadeurs,  des  riens, 
des  empressements,  quand  j'aimerais  mille  fois  mieux  lire,  écrire, 
penser  ou  dormir  en  repos... 

...L'affaire  du  marquis  est  moins  désespérée  que  vous  ne  pensez  ; 
mon  père  lui  a  écrit  mardi  dernier...  Je  n'ai  pas  lu  la  lettre,  mais 
je  sais  qu'on  se  désiste  des  déclaratoires  exigés  d'abord,  et  que 
parfaitement  content  du  mémoire  que  le  marquis  a  envoyé, 
on  me  croira  bien  et  dûment  mariée  moyennant  une  dispense 
du  Pape  et  une  permission  du  roi.  Quant  au  chapitre  des  finan- 
ces, mon  père  a  témoigné,  je  crois,  qu'il  ne  se  bornerait  pas 
opiniâtrement  à  ses  premières  offres...  Je  ne  blâmerai  ni  le  mar- 
quis ni  mon  père,  quelque  parti  qu'ils  prennent.  Je  ne  suis  plus 
que  spectatrice.  Pour  essayer  de  les  déterminer  contre  leur  inté- 
rêt, en  faveur  du  mien,  il  faudrait  que  je  ne  fusse  plus  moi- 
même. 

Elle  fit  vers  ce  temps  un  séjour  à  La  Haye.  Elle  écrit  au  retour  : 

«  ...Au  bal  et  dans  les  assemblées,  c'est  avec  vos  amis  que  je 
causais  ;  Maasdam,  La  Sarraz,  les  Golowkin  se  sont  distingués 

1  D'Hermenches  est  alors  à  Paris. 


IOS  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

par  l'amitié  qu'ils  montraient  pour  vous.  Je  me  suis  liée  d'amitié 
avec  le  comte  Pierre  (Golowkin)  ;  ...j'aime  son  ton  simple,  sa 
franchise,  son  bon  esprit  et  son  bon  cœur...  Il  y  a  bien  des  sots 
et  des  folles  à  La  Haye. 

...Mon  frère  arrivé,  j'ai  dit  adieu.  Quoique  satisfaite  de  bien 
des  gens  et  de  bien  des  choses,  je  n'ai  pas  pleuré,  pas  même 
soupiré  ;  il  me  tardait  de  revenir  amuser  un  peu  ma  mère. 
J'étais  d'ailleurs  un  peu  lasse  de  ma  sœur  et  de  sa  maison.... 
Tout  en  faisant  mes  visites,  courant  seule  en  carrosse  et  regar- 
dant rues  et  maisons,  je  disais:  «C'est  ici  la  plus  jolie  ville, 
la  plus  brillante  de  mon  pays  :  eh  bien,  si  je  n'y  revenais  jamais 
que  pour  quelques  jours  en  qualité  d'étrangère,  y  aurait-il 
beaucoup  de  mal  ?  »  Et  je  répondais  non...  Sans  quelque  cas 
extraordinaire,  je  compte  bien  n'y  retourner  que  mariée.  Je 
m'y  suis  bien  conduite,  je  n'ai  fâché  qui  que  ce  soit,  j'ai  fait 
revenir  de  leurs  préventions  quantité  de  personnes  sensées  '; 
cela  suffit.  Si  je  quitte  ma  patrie,  on  sentira  peut-être  qu'il 
y  eût  eu  quelque  plaisir  à  m'y  garder  ;  si  j'y  reste,  un  peu  moins 
de  mauvais  propos,  de  jugements  faux  et  injustes  m'en  rendront 
le  séjour  désagréable  2. 

14  février  1765....  Il  y  a  longtemps  que  je  vous  l'ai  dit,  vous 
êtes  un  peu  charlatan  ;  mais  ce  que  j'aime  en  vous,  c'est  que 
vous  n'avez  pas  besoin  de  l'être.  Vous  avez  des  tons  et  des  odeurs  : 
ce  qui  fait  que  je  vous  les  pardonne,  et  que  je  ne  vous  en  trouve 
pas  plus  fat,  c'est  qu'ôtez  vos  odeurs  et  vos  tons,  on  ne  vous  ôte 
rien.  Je  vois  bien  des  gens  qui  ne  seraient  plus  si  aimables  si 
on  les  défrisait.  Défrisez-vous  hardiment,  je  vous  aimerai  tou- 
jours. ...Mille  compliments  au  marquis.  Si  quelque  jour  cette 
affaire  éclatait,  soit  qu'elle  manque,  soit  qu'elle  réussisse,  je 
ne  ferai  aucun  mystère  du  consentement  que  j'y  avais  donné. 
Je  souhaite  que  si  elle  manque,  elle  soit  ignorée,  mais  si  l'on  sait 
que  le  marquis  ait  voulu  de  moi,  on  saura  en  même  temps  que 
j'ai  souhaité  d'être  à  lui  et  que  la  seule  différence  de  religion 
a  fait  obstacle  de  la  part  de  mes  parents. 

25  février...  Connaissez-vous  le  malheur  d'une  personne  qui 


1  Au  moment  où  le  Noble  venait  de  paraître,  elle  écrivait  à  d'Hermenches  : 
«  Les  dames  de  La  Haye  me  déchirent.  » 

2  Belle  vit  souvent  à  La  Haye  une  dame  de  Degenfeldt,  qui  s'était  engouée 
d'elle  et  dont  elle  trace  un  portrait  de  la  plus  savoureuse  ironie.  Elle  s'é- 
gayait sur  les  plates  lettres  de  cette  noble  dame,  et  M.  de  Welderen,  ambas- 
sadeur de  Hollande  à  Londres,  lui  écrivait  (3o  mai  1768)  :  «Je  suis  flatté  que 
vous  me  traitiez  différemment  de  madame  de  Degenfeldt,  dont  vous  com- 
pariez les  lettres  au  premier  chapitre  de  St-Matthieu...  »  Belle  écrivit  fré- 
quemment à  cette  personne,  qui  réclamait  instamment  de  ses  lettres.  Que 
sont-elles  devenues  ? 


LE    MARQUIS    DE    BELLEGARDE  I  <)i  ) 

apprécie  les  biens  et  les  maux  attachés  à  sa  destinée,  non  d'après 
les  jugements  de  sa  raison,  mais  au  gré  de  ses  organes,  au  gré 
d'une  imagination  qui  exagère  tout  ?  ...Mille  hypocondries 
ridicules,  mille  chimères  extravagantes  éloignent  le  repos. 
Je  ne  connais  point  de  créature  plus  folle  que  moi...  Soyons 
humbles,  d'Hermenches,  nous  sommes  bien  faibles  ;  ceux  qui 
ont  bien  de  l'esprit  ne  diffèrent  pas  beaucoup  de  ceux  qui 
n'en  ont  point.  Chacune  des  facultés  de  l'esprit  a  des  inconvé- 
nients qui  contrebalancent  ses  avantages....  C'est  un  terrible 
présent  de  la  nature  qu'une  imagination  vive  et  forte,  c'est  un 
autre  don  bien  fécond  en  douleurs  qu'un  cœur  bien  sensible. 
Votre  amie  est  folle  ce  matin,  accablée  des  plus  noires  vapeurs, 
n'espérant  rien,  ne  souhaitant  rien,  détestant  toutes  choses. 
Je  cours  chez  mon  maître.  Je  joue  du  clavecin  un  trio  fait 
pour  le  violoncello  ;  un  mauvais  violon  m'accompagne.  Je 
trouve  quelques  mesures,  dans  ce  trio,  ou  plutôt  quelques 
sons,  quelques  notes,  qui  me  ravissent,  mes  sens  et  mon  cœur 
s'émeuvent,  des  larmes  plus  douces  humectent  mes  yeux  :  je 
reprends  l'idée  du  plaisir  et  du  bonheur. 

28  février...  Pallandt  me  paraît  fort  embarrassé.  Il  voudrait 
bien,  je  crois,  m'oublier  ou  me  haïr,  et  il  ne  peut  venir  à  bout 
de  l'un  ni  de  l'autre  ;  et  m'aimer  sans  réserve,  il  ne  le  peut  ou 
ne  le  veut  pas  non  plus.  La  réflexion  doit  toujours  être  contre  vous, 
me  disiez-vous  un  jour.  Peut-être  avez-vous  raison  ;  mais  Pal- 
landt pense  peut-être  :  «  Si  je  ne  l'ai,  un  autre  la  prendra  ;  on 
peut  n'être  pas  tout  à  fait  fou  et  vouloir  l'épouser.  » 

2 mars  1765.  ...Dites-moi des  nouvelles  deMmcde  Ségur;son  sort 
m'intéresse.  Que  ne  s'est-elle  fait  inoculer  ?...  Je  plaindrai  moins 
Mme  de  Ségur,  si  elle  aime,  de  mourir  que  de  perdre  sa  beauté 
et  de  n'être  plus  aimée.  Mourir  jeune,  c'est  imprimer  dans  le 
cœur  de  ceux  qui  nous  aiment  une  image  touchante,  agréable, 
ineffaçable.  Si  je  mourais  aujourd'hui,  vous  m'aimeriez  toute 
votre  vie.  On  ne  me  déchirerait  plus  ;  mes  parents  et  le  marquis 
seraient  d'accord  à  me  regretter.  En  vérité,  il  ne  serait  pas  si 
dur  de  mourir.  Cependant,  je  souhaite  que  Mme  de  Ségur  vive.  » 

D'Hermenches  perdit  à  cette  époque  son  ami  La  Sarraz. 
Elle  lui  écrit  le  3  mai  1765  : 

Qui  l'aurait  cru,  quand  nous  l'entendions  plaisanter,  que 
bientôt  tout  serait  dit  et  que  nous  ne  le  reverrions  plus  !  J'ai 
été  frappée  et  touchée  de  cette  mort  si  subite.  Moi  qui  tiens 
pour  l'immortalité,  je  suis  en  peine  de  ce  que  fait  actuellement 
son  âme  dans  l'autre  monde,  où  il  n'y  a  plus  de  princes  à  amuser, 
plus  de  pots  de  chambre,  plus  de  ridicules,  plus  de  barons.  Il 
y  a  des  gens  qui  ne  semblent  pas  faits  pour  vivre,  et  d'autres 
pas  faits  pour  mourir  ;  par  malheur,  la  mort  est  faite  pour  tous. 


1  10  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

Celui-là  serait  bien  habile  qui  serait  jeune  de  bonne  grâce,  qui 
aurait  bonne  grâce  à  l'âge  mûr,  bonne  grâce  dans  la  vieillesse, 
et  bonne  grâce  encore  en  mourant.  Quoique  j'aie  fait,  vous 
n'avez  pas  voulu  lire  mon  doctor  Smith  '  :  si  vous  l'aviez  lu, 
vous  sentiriez  encore  mieux  mon  idée,  et  vous  imagineriez 
the  becomingness,  the  propHety  que  j'ai  dans  l'esprit.  Rien  ne 
m'a  jamais  tant  attristée  que  les  lettres  de  St-Evremond  devenu 
vieux... 

...Le  chapitre  teutonique  s'assemble  ici  à  la  fin  de  ce  mois. 
Ma  mère  va  à  La  Haye  avec  ma  sœur  dans  douze  jours.  Je  ne 
serais  pas  trop  fâchée  que  le  marquis  vînt  pendant  son  absence, 
qui  durera  bien  cinq  ou  six  semaines.  Il  m'a  envoyé  une  lettre 
pleine  de  discussions  de  finances  ;  cela  est  fort  bien,  la  mienne 
y  avait  donné  lieu  ;  mais  elle  est  si  sérieuse  qu'elle  en  a  l'air  pres- 
que de  mauvaise  humeur...  Entre  nous,  si  l'affaire  manque,  je 
crois  que  ce  sera  absolument  sa  faute...  N'importe!  Laissons-le 
faire  :  au  fond,  l'avantage  n'est  pas  pour  lui  si  considérable  ni 
si  certain  qu'on  doive  le  forcer  à  me  prendre...  Ne  nous  chargeons 
pas  plus  qu'il  ne  faut  de  l'événement  ;  si  notre  erreur  entraînait 
des  mécomptes  fâcheux,  on  nous  ferait  des  reproches.  Et  puis, 
quelle  femme  donnons-nous  au  marquis  ?  La  plus  bizarre  créa- 
ture qui  ait  jamais  existé...  Mac  Layne,  renversant  le  bon  mot 
de  Piron,  me  disait  l'autre  jour  :  «  Vous  qui  avez  de  l'esprit  comme 
quarante...  »,  mais  on  pourrait  ajouter  :  «  Et  de  la  folie  comme 
cent.  »  Plus  je  me  vois,  plus  je  suis  surprise  ;  plus  je  me  regarde, 
moins  je  me  connais. 

29  mai  1765...  Si  je  n'aimais  pas  mon  mari,  ce  serait  le  plus 
malheureux  de  tous  les  êtres.  Vous  compreniez  fort  bien,  me 
disiez-vous  un  jour,  comment  je  ferais  mourir  un  mari  de  cha- 
grin. Mais  si  je  l'aime,  si  je  l'aime  !  Je  ne  sais  rien  faire  à  demi, 
point  de  faible  désir,  point  d'ambition  bornée  ;  j'aurai  le  désir 
et  l'ambition  de  le  rendre  le  plus  heureux  de  tous  les  hommes, 
de  le  voir  bénir  dans  tous  les  instants  le  sort  qui  m'aura  donnée 
à  lui...  Etre  toujours  aimée,  si  je  vis;  longtemps  pleurée,  si  je 
meurs,  c'est  une  gloire  rare,  touchante,  à  laquelle  j'aspirerai, 
pour  laquelle  je  ferai  tout,  si  mon  mari  le  mérite,  s'il  sait  aimer 
et  pleurer. 

...Le  marquis  va  venir.  Dites-moi  comment  je  dois  me  con- 
duire... Supposé  qu'il  me  priât  de  lui  donner  les  moyens  de  me 
parler  seule  en  liberté  quelques  moments,  trouverait-il  mauvais 
dans  son  cœur  que  je  consentisse  ?  Me  croira-t-il  imprudente  et 


1  Elle  lui  écrivait  en  Mai  1764:  «  Je  ne  sais  s'il  n'est  pas  absurde  de  dire 
que  Dieu  a  créé  des  mondes  et  des  hommes  pour  sa  gloire.  Ce  sont  là  des 
objets  de  spéculation  fort  curieux  et  fort  intéressants.  Lisez  The  theory  of 
moral  sentiments  du  D'  Smith...  » 


LE    MARQUIS    DE    BELLEGARDE  I  1  r 

peu  sage  si  je  suis  libre,  franche,  sans  défiance  avec  un  homme 
qu'il  n'est  pas  du  tout  certain  que  j'épouse  ? 

Jeudi  30  mai  1765...  J'ai  couru  à  8  heures  chez  mon  ami 
M.  Brown  '  pour  faire  un  tour  de  promenade  avec  sa  femme  et 
sa  belle  sœur,  deux  aimables  Suissesses,  toutes  bonnes,  toutes 
unies,  les  seules  femmes  que  je  voie  dans  tout  Utrecht.  Je  suis 
revenue  à  9  V,  heures  pour  avoir  soin  du  souper  de  mon  père  ; 
le  mien  n'a  pris  qu'un  quart  d'heure,  j'ai  arrangé  sa  chambre 
pour  la  nuit,  il  s'est  couché,  et  me  voici.  Si,  par  hasard,  vous 
croyez  que  je  ne  sache  pas  être  soigneuse,  vous  me  faites  tort. 
Mon  père  est  fort  content  de  mes  soins  depuis  qu'il  est  malade... 
Ma  mère  dit  que  depuis  neuf  ou  dix  mois  elle  commence  à  croire 
qae  je  pourrai  un  jour  être  bonne  économe  et  gouverner  convena- 
blement un  ménage.  Je  l'ai  bien  remerciée  d'un  compliment 
qui  me  faisait  grand  plaisir.  Le  désir  de  remplir  mon  devoir  influe 
donc  sur  mon  esprit,  sur  mon  attention,  et  me  donne  des  talents. 
Vraiment,  cela  me  paraît  de  bon  augure. 

9  juin...  De  quelque  façon  que  se  conduisent  mes  parents, 
je  ne  mettrai  pas  en  doute  qu'ils  ne  m'aiment,  qu'ils  ne  soient 
sensibles  et  qu'ils  ne  soient  de  bonne  foi.  J'ai  des  preuves  là-dessus 
qu'il  serait  difficile  de  renverser.  Vous  ne  les  avez  pas,  et  je  ne 
saurais  vous  faire  un  crime  de  penser  autrement  que  moi;  mais 
ce  ne  sera  pas  me  faire  plaisir  que  de  me  le  dire.  Au  contraire, 
c'est  me  faire  très  grand  plaisir  que  de  m'avertir  de  mes  erreurs 
et  me  faire  craindre  mes  fautes...  Un  seul  mouvement  de  zèle 
m'est  plus  précieux  que  cent  discours  de  flatterie. 

17  juin...  Je  verrai  Bellegarde,  je  suis  impatiente  de  le  voir. 
Ah  !  qu'il  devra  m'aimer,  que  l'hymen  devra  avoir  de  douceurs, 
pour  compenser  ce  qu'il  me  coûte  !  » 

Elle  est,  dit-elle,  si  découragée  qu'elle  voudrait  être  morte. 

«  On  me  ferait  une  épitaphe  peut-être,  on  dirait  que  je  valais 
quelque  chose  et  que  je  promettais  de  valoir  encore  mieux  ; 

1  Robert  Brown,  pasteur  de  l'Eglise  anglaise  d'Utrecht,  n'est  pas  tout  à 
fait  un  inconnu.  M.  Eugène  Ritter  a  consacré  à  ce  personnage  une  curieuse 
notice  (Voltaire  et  le  Pasteur Robert  Brown) dans  le  Bulletin  de  la  Société 
d'histoire  du  protestantisme  français,  mars-avril  1904.  Il  séjourna  à  Genève 
en  1760  et  1761,  et  signa  la  préface  des  Lettres  critiques  d'un  voyageur 
anglais  sur  l'article  Genève,  de  Jacob  Vernet  :  ce  morceau  est  daté 
d'Utrecht,  28  Juillet  1761.  Voltaire  s'en  vengea  dans  son  poème  La  Guerre 
de  Genève,  où  Brown  est  nommé  avec  une  note  très  désobligeante.  La 
famille  de  Tuyll  parait  avoir  été  liée  avec  cet  honnête  homme,  que  Belle 
aimait  beaucoup  et  en  qui  elle  trouvait  un  confident  sûr.  Il  s'occupa  de  son 
mariage  et  fut  mêlé,  comme  on  verra  plus  loin,  aux  négociations  avec  lord 
Wemvss. 


112  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

je  serais  hors  de  tout  embarras,  plus  d'amant,  plus  de  pape, 
plus  de  conseils...  Si  je  ne  veux  pas  me  jeter  dans  la  rivière,  je 
puis  me  marier  en  Ecosse,  épouser  quand  il  me  plaira  un  bon 
protestant,  un  homme  amoureux,  qui  héritera  26,000  florins 
de  rente.  «  Vous  êtes  jeune,  dites-vous,  une  année  est  bientôt 
passée  !  »  —  Voudriez-vous  que  je  fusse  encore  une  année 
comme  à  présent?  J'aimerais  mieux  mourir.  Et  qu'avancerait 
cette  année?  Est-ce  qu'au  bout  de  l'an,  lèvent  ou  le  pigeon  de 
Noé  porterait  aux  pieds  du  marquis  une  dispense  du  Pape  ?  Si 
je  ne  me  remue  pour  la  lui  procurer,  il  ne  l'aura  certainement 
que  par  un  miracle  ;  or  je  ne  sache  pas  qu'il  en  mérite  un,  ni 
moi  non  plus.  » 

Bellegarde  est  alors  en  voyage  en  Allemagne  :  d'Hermenches 
conseille  à  Belle  de  lui  écrire  «de  courtes  lettres»,  et  cet  avis  la 
rend  fort  perplexe  : 

«Si  c'est  pour  lui  plaire  qu'il  faut  de  courtes  lettres  à  un  homme 
qui  ne  me  voit  jamais,  j'aimerais  autant  épouser  par  procuration 
le  grand  Mogol,  et  assurément  il  pourrait  aussi  bien  prendre  une 
héritière  d'Afrique  que  moi  pour  décharger  ses  châteaux  d'hy- 
pothèques. 

...Certainement,  je  ne  me  marierai  pas  par  désespoir.  ...Mes 
frères,  et  Horace  et  Virgile,  vaudraient  mieux  qu'un  mariage  qui 
ne  serait  pas  entièrement  selon  mon  goût.  » 

Elle  fit,  cet  été -là,  un  joli  séjour  au  château  de  Rosendsel, 
chez  M.  et  Mme  Voorschoten  : 

«  Il  y  avait  de  quoi  s'amuser,  écrit-elle  à  son  frère  le  marin, 
mais  depuis  longtemps  je  ne  m'amuse  point.  ...Il  me  faut  plus 
que  de  l'amusement,  il  faut  les  joies  du  cœur  pour  me  tirer  de 
l'état  d'inquiétude,  de  soucis  et  de  peine  qui  est  à  présent  mon 
état  naturel. 

Après  le  départ  d'Annebetie  [sa  cousine  tant  aimée,  dont  Ditie 
était  amoureux],  Bellegarde  a  passé  huit  jours  à  Utrecht  ; 
c'était  pendant  la  kermesse  ;  j'y  suis  allée  presque  tous  les  jours 
avec  Vincent,  et  nous  nous  sommes  promenés  ensemble.  Il  a 
été  ici  [à  Zuylen],  mais  il  n'a  pas  avancé  grand  chose..  Il  est  gai 
il  est  aimable,  il  est  simple  ;  son  esprit  est  agréable,  son  expres- 
sion naïve  ;  son  cœur  paraît  sincère  et  bon.  » 

Elle  est  plus  explicite  avec  d'Hermenches,  à  qui  elle  écrit  : 

«  ...Je  ne  vois  ni  sûreté  ni  apparence  touchant  quoi  que  ce  soit, 
ni  pour  le  oui  ni  pour  le  non...  Nous  nous  sommes  vus  assez  libre- 
ment chaque  jour  un  peu  ;  nous  nous  étions  fort  étrangers,  et 
pourtant   nous   nous   parlions   avec   confiance  ;   et   pourtant   il 


LE    MARQUIS    DE    BELLEGARDE  I  1 3 

régnait  entre  nous  certaine  cérémonie  ;  et  pourtant  nous  nous 
plaisions  et  nous  nous  aimons...  Une  autre  fois  j'espère  que  le 
marquis  sera  un  peu  moins  poli  ;  pour  lors  je  serai  moins  réser- 
vée et  plus  à  mon  aise...  Avec  le  marquis,  je  dansais  un  peu  sur 
la  corde,  le  corps  droit,  tous  mes  mouvements  mesurés,  point 
de  gambades  hasardées,  point  de  distractions,  ni  de  brusqueries, 
ni  de  saillies  de  gaîté,  ni  de  tons  bien  caressants  ;  nous  étions 
trop  polis.  A  peine,  le  dernier  jour,  je  commençais  à  prendre  mon 
allure  ordinaire  ;  il  est  vrai  que  nous  ne  nous  voyions  pas  assez 
longtemps  de  suite  pour  nous  familiariser  beaucoup.  Nos  entre- 
vues les  moins  gênées  étaient  à  la  kermesse,  où  mon  frère,  qui 
nous  accompagnait,  nous  laissait  discrètement  causer.  Mais  il 
faut  être  plus  familiarisés  que 
nous  ne  l'étions  pour  tirer 
grand  parti  de  ces  tête-à-tête 
au  milieu  de  la  foule  ;  il  y  avait 
cent  choses  que  je  n'osais  lui 
dire  ni  lui  demander,  cent  au- 
tres pour  lesquelles  je  médi- 
tais l'exorde  ;  encore  une  fois, 
nous  étions  trop  polis.  Vous 
souvient  il  de  notre  connais- 
sance ?  Vous  me  fîtes  je  ne 
sais  quel  reproche  dès  le  se- 
cond mot;  au  troisième  nous 
fûmes  amis  pour  la  vie.  Vous 
me  connûtes  bientôt,  vous 
me  devinâtes,  j'étais  jeune  et 
vaine,  j'aimais  l'empire  que 
vous  vouliez  prendre  sur  moi  ; 

le  marquis  ne  me  devine  pas,  il  m'estime  plus  que  je  ne 
vaux,  il  y  fait  plus  de  façons  que  je  ne  mérite.  Le  bon  de 
l'affaire,  c'est  que  nous  trouvant  dès  à  présent  l'un  l'autre  fort 
aimables,  nous  sentons  bien  que  nous  le  serons  beaucoup  plus 
quand  nous  aurons  entière  liberté...  Jusqu'ici  je  ne  trouve 
pas  de  mécomptes,  tout  est  comme  vous  me  l'aviez  dit  : 
cette  finesse,  cette  prudence,  cette  conduite  qui  vont  également 
avec  la  bêtise  comme  avec  l'esprit,  Bellegarde  ne  les  a  pas  du 
tout  ;  il  a  cette  simplicité  qui  va  souvent  avec  l'esprit  et  qui  ne 
va  jamais  sans  la  franchise,  la  bonne  foi,  sans  un  cœur  honnête 
et  généreux  ;  elle  lui  fait  faire  des  bévues,  mais  elle  plaît,  elle 
attache,  elle  éloigne  toute  défiance  et  dispose  à  l'amitié. 

Voilà  ce  que  je  crois  voir  dans  le  cœur  de  ma  mère  :  toujours 
entre  elle  et  moi  la  situation  est  singulière  ;  elle  ne  me  pardonne 
pas  de  vouloir  que  mes  enfants  aillent  à  la  messe  ;  cependant  elle 
aime  assez  que  je  lui  parle  du  marquis.  Je  lui  dis  l'autre  jour  : 
«Si  vous  continuez  à  m'aimer,   à  me  vouloir  du  bien,  vous  me 


MADAME     DE    HERPONUIER 


114  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

verrez  tant  que  vous  voudrez  ;  je  hais  mon  pays,  mais  j'aime  la 
maison  paternelle  ;  le  marquis  est  complaisant,  il  me  ramènera 
ici  quand  je  voudrai...  »  Tout  cela  lui  fit  un  plaisir  sensible.  Ma 
sœur  est  ici,  et  ses  enfants  seront  protestants  ;  cependant,  quelle 
différence  !  C'est  avec  moi  que  ma  mère  aime  à  lire,  à  causer, 
à  se  promener,  malgré  mes  hérésies  ;  on  ne  peut  se  passer  de 
moi,  chacune  de  mes  caresses  est  précieuse,  malgré  l'impatience 
que  je  témoigne  d'en  faire  de  plus  vives  à  un  autre  qu'à  ma  mère. 
Ma  sœur  a  beau  être  beaucoup  plus  orthodoxe  et  plus  décente, 
elle  n'amuse  pas,  et  on  n'aime  pas  tant  son  cœur  que  le  mien.  Je 
vous  dis  cela,  non  avec  orgueil,  mais  avec  joie  et  comme  une 
chose  qui  m'étonne. 

...Laissons  patiemment  écouler  deux  ou  trois  mois,  nous  verrons 
plus  clair  alors  à  ma  destinée.  Je  me  porte  à  merveille,  j'engraisse, 
je  dors,...  je  joue  du  clavecin,  je  m'ennuie  à  la  mécanique,  et 
pourtant  je  l'apprends  :  ne  faut-il  pas  savoir  pourquoi  un  levier 
est  un  levier,  et  comment  l'on  fait  une  balance,  et  où  Archimède 
eût  pris  son  point  d'appui  pour  soulever  la  terre  ?  Je  m'ennuie 
aussi  à  l'assemblée,  mais  je  fais  semblant  de  me  divertir,  je  prends 
la  peine  de  me  parer,  quoique  je  ne  veuille  plaire  à  personne, 
je  suis  fort  polie,  je  fais  beaucoup  de  révérences,  et  dans  mon  cœur 
je  dis  :  «  Adieu,  adieu,  c'est  le  dernier  hiver  !  » 

Elle  ne  serait  pas  surprise  que  son  amie  Mme  Geelwinck  —  la 
veuve  —  épousât  le  colonel  de  Hardenbrœk  x  : 

«  Je  le  souhaite,  c'est  un  honnête  homme,  et  que  fait-elle  de  la 
liberté  ?  —  Pauvre  souris,  je  voudrais  vous  la  rendre.  —  Je 
parle  à  une  souris  enfermée  derrière  ma  tapisserie,  dont  je  partage 
les  angoisses...  Dites-moi  ce  que  vous  faites  de  mes  lettres.  Je 
ne  me  les  reproche  pas,  elles  ne  sont  pas  coupables,  mais  elles 
sont  sincères  ;  ni  un  mari  ni  le  public  ne  me  les  pardonnerait. 
Quelquefois  il  me  semble  que  tôt  ou  tard  tout  se  dit,  tout  se  sait, 
et  je  tremble,  malgré  la  parfaite  confiance  que  mon  cœur  prend 
au  vôtre. 

12  août  1765...  Il  s'est  trouvé  que  Bellegarde  ne  savait  abso- 
lument point  s'il  pouvait  m'avoir  pour  femme  légitime  dans 
son  pays,  si  mes  enfants  pouvaient  hériter.  Mon  père  lui  a  écrit 
une  lettre  polie  pour  lui  dire  qu'avant  d'aller  plus  loin,  il  fau- 
drait éclaircir  ce  point-là.  Votre  ami  n'a  pas  autant  de  méthode 
que  de  bonne  foi...  Il  a  envoyé  à  mon  père  le  contrat  de  mariage 
de  sa  mère,  long,  je  crois,  de  près  de  cent  pages  et  que  je  le  soup- 

1  Ce  colonel  serait-il  le  même  Hardenbroek  qui  a  laissé  des  mémoires  que 
nous  avons  cités  plus  haut  et  que  nous  citerons  encore  ?  Le  passage  que 
nous  en  avons  transcrit,  p.  68,  mentionne  précisément  la  veuve  Geelwinck, 
de  qui  Hardenbroek  tenait  peut-être  les  détails  relatifs  à  Belle  de  Zuylen. 


LE    MARQUIS    DE    BELLEGABDE  ll5 

çonne  de  n'avoir  jamais  lu...  Mon  père  n'a  pas  du  tout  compris 
de  quelle  utilité  pouvait  être  cette  pièce  et  n'en  parle  jamais 
qu'en  riant.  Ce  contrat  a  fait  du  bien  par  son  inutilité  même, 
car  quand  on  rit,  on  se  dispose  à  être  content,  et  quand  on  voit 
que  les  gens  n'entendent  rien  aux  affaires  qu'ils  ont  à  traiter 
avec  nous,  je  ne  sais  comment  il  se  fait  qu'on  les  affectionne  et 
qu'on  souhaite  de  faire  tourner  ces  affaires  comme  ils  le  dési- 
rent :  leur  incapacité  semble  nous  charger  du  soin  de  leurs 
intérêts. 

22  août...  Pareille  affaire  ne  peut  être  en  de  plus  mauvaises 
mains...  Je  ferais  de  mon  côté  tout  ce  que  je  pourrais  pour  déci- 
der entièrement  mon  père  et  ma  mère.  Et  puis  enfin  tout  serait 
sûr  ;  et  puis  quelques  mots  de  liturgie,  et  puis...  Je  serais  si 
aise  d'être  au  dénouement,  que  je  m'épargnerais  toutes  les  petites 
simagrées  de  pruderie,  je  ne  perdrais  pas  de  temps  à  pleurer, 
comme  c'est  d'usage,  après  en  avoir  tant  perdu  à  arranger,  à 
persuader,  etc....  Je  m'ennuie  à  un  point  inexprimable,  car  je 
n'ai  que  cette  seule  affaire  dans  la  tête  ;  pas  le  moindre  esprit, 
ni  vers,  ni  prose  ;  je  n'écris  que  de  longues  lettres  de  temps  en 
temps  à  Bellegarde...  Mon  activité  ne  sait  que  devenir  ;  je  ne 
fais  pas  seulement  une  petite  note  de  musique.  Tenir  compagnie 
à  ma  mère,  travailler  un  peu  au  tambour,  voilà  mon  journalier. 
Ma  sœur  est  une  enfant  prude  et  de  mauvaise  humeur  ;  avec 
tout  autant  d'esprit  et  d'agrément  qu'il  en  faut  pour  être  aimable, 
elle  est  de  fort  mauvaise  compagnie.  Les  jours  sont  longs,  les 
semaines  infinies.  Il  y  a  un  an  que  je  disais  :  C'est  aujourd'hui 
le  Ier  juin  ;  sûrement  il  y  a  un  an  !  C'est  une  chose  étrange  qu'une 
année  de  trois  mois  !  ...Que  faire  dans  ces  temps  d'ennui  ?  La 
disette  d'amusement  est  grande  pour  moi,  et  en  attendant  le 
mariage,  item  il  faut  vivre. 

...Jusqu'ici,  je  n'ai  pas  trouvé  à  redire  que  Bellegarde  ne  m'ai- 
mât pas  assez  ;  n'ayant  pas  de  passion,  je  n'exige  pas  un  violent 
amour  ;  il  m'a  toujours  écrit  assidûment,  il  a  paru  fort  aise  de 
me  voir  ;  c'est  bien,  c'est  assez.  Je  le  dis  du  moins,  peut-être  je 
le  pense.  Mais  est-ce  que  je  le  sens?  Mon  cœur  est-il  satisfait  ? 
Est-ce  qu'il  trouve  que  j'aime  assez,  que  je  suis  assez  aimée  ? 
Cette  question  est  embarrassante.  A  quoi  servirait  de  la  débrouil- 
ler ?  Il  vaut  mieux  dire  à  bon  compte  :  Nihil  est  ab  omni.  Il  est 
singulier  de  renverser  ciel  et  terre,  de  combattre  des  monstres, 
de  combler  des  abîmes,  pour  un  mariage  sans  passion  !  Quand 
je  suis  loin  du  marquis,  mon  imagination  fait  ce  qu'elle  veut  de 
lui,  de  son  cœur,  du  mien,  de  nos  jours,  de  nos  nuits...  Nous  nous 
parlons,  nous  nous  entendons,  nous  nous  aimons,  je  l'embrasse, 
et  j'attends  le  prix  de  ma  sagesse,  d'une  pénible  privation.  Quand 
je  le  vois,  nous  sommes  étrangers,  je  suis  polie  et  gênée,  les  rap- 
ports que  j'avais  imaginés  font  place  à  toutes  les  disparités  réelles 
que  la  différence  d'âge,  de  pays,  de  façon  de  vivre  et  de  carac- 


I  1 6  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

tère  doit  mettre  entre  nous.  Il  parle  et  je  l'écoute,  je  ne  suis  pas 
tentée  de  l'interrompre,  et  quand  il  a  fini,  je  ne  sais  comment 
reprendre...  Je  parle  aussi,  mais  ce  n'est  pas  ma  voix  naturelle, 
c'est  je  sais  quel  fausset  qui  m'ennuie  moi-même  et  que  je  prends 
malgré  moi  de  peur  de  l'ennuyer...  Le  matin,  en  me  quittant, 
il  m'avait  donné  deux  baisers  que  j'avais  fort  bien  reçus,  avec 
quelque  émotion  et  quelque  plaisir  ;  l'après-dîner,  nous  étions 
seuls  :  «  il  espérait  que  je  lui  ferais  la  grâce  de  lui  écrire.  C'était 
bien  de  l'honneur  pour  sa  sœur  que  je  demandasse  de  ses  nou- 
velles... »  Vous  ne  sauriez  imaginer  combien  cette  cérémonie 
me  désoriente,  combien  moi,  si  peu  gauche  d'ailleurs,  si  rare- 
ment embarrassée,  je  deviens  maladroite  et  stupide  alors.  Je 
ne  vois  plus  pour  nous  qu'un  seul  moyen  de  faire  connaissance  ; 
j'espère  qu'il  nous  réussira  mieux  que  nos  conversations. 

...Bellegarde  est  assurément  fort  aimable...  Je  suis  toujours 
à  brûler  pour  ce  mariage  ;  tout  autre  me  serait  odieux  et  impos- 
sible... Je  serai  libre,  on  ne  viendra  pas  me  prêcher  pédamment 
mes  devoirs,  et  cela  me  donnera  l'envie  et  la  vanité  de  les  rem- 
plir. Je  serai  contente,  je  l'espère  ;  si  quelquefois  j'éprouve  quel- 
que vide,  quelque  langueur  dans  l'âme,  je  dirai  :  Nihil  est...  » 

Au  mois  d'octobre  1765,  sa  cousine  de  Tuyll,  dont  Ditie  était 
si  épris,  finit  par  se  décider  en  faveur  de  mylord  Athlone,  qu'elle 
épousa  le  29  décembre  '.  Belle  consolait  son  frère  par  ces  lignes 
charmantes  : 

«  Je  suis  bien  aise  de  vous  voir  sensible,  quand  même  vous  êtes 
malheureux...  J'étais  attachée  à  vos  désirs  ;  je  la  suis  beaucoup 
plus  à  vous,  à  l'excellence  de  votre  âme...  Au  fond,  j'aime  mieux 
un  mariage  manqué,  un  succès  de  moins,  et  un  degré  de  perfec- 
tion de  plus.  Laissez-moi  donc  raisonner  de  vous  avec  sens  froid 
et  à  mon  aise  :  je  dis  que  je  suis  satisfaite  de  votre  sensibilité 
et  de  vos  regrets  ;  une  affectation  d'indifférence  et  de  légèreté, 
qu'aurait  pu  dicter  l'orgueil  ou  le  dépit,  m'eût  été  odieuse. 
Mais  à  présent,  regardez  dans  votre  cœur  :  étiez-vous  bien  amou- 
reux ?  Non.  Ma  cousine  est-elle  la  seule  femme  avec  qui  vous 
eussiez  pu  vivre  fortuné  ?  Non...  Les  circonstances  semblaient 
vous  la  destiner  et  vous  invitaient  à    la  désirer  ;    vous  avez 

1  Le  comte  d'Athlone  n'était  pas,  comme  Gaullieur  l'a  dit  (Revue  suisse, 
1857,  p.  489),  envoyé  de  la  Grande-Bretagne  auprès  des  Etats-Généraux.  Il 
n'était  pas  même  Anglais  comme  le  ferait  supposer  son  titre.  Il  s'appelait 
van  Reede  Agrim,  seigneur  d'Amerongen.  Le  titre  de  comte  d'Athlone  avait 
été  donné  par  le  roi  Guillaume  III  à  un  van  Reede,  son  ami,  en  récompense 
de  services  rendus  en  Irlande,  lors  de  l'expédition  d'Angleterre.  —  Notre 
mvlord  Athlone  était  Hoofdschout,  c'est-à-dire  président  de  la  Cour  muni- 
cipale de  justice  d'  Utrecht. 


LE    MARQUIS    DE    BELLEGARDE  117 

adopté  avec  plaisir  un  projet  que  d'autres  avaient  fait  pour  vous 
avant  vous  ;  votre  imagination  a  embelli  le  projet,  vos  réflexions 
l'ont  approuvé,  votre  cœur  s'y  est  attaché  :  voilà  tout  ;  c'est 
bien  assez  pour  avoir  des  regrets.  Vous  espériez  d'être  heureux, 
vous  l'eussiez  été,  mais  vous  pouvez  l'être  encore...  Qu'est-ce  que 
c'est  qu'un  plan  détruit?  Vous  en  pourrez  faire  tant  d'autres  ! 
Peut-être  est-il  bon,  à  votre  âge,  que  l'imagination  soit  déçue  : 
on  en  devient  plus  sage,  on  en  sent  mieux  le  pouvoir  de  la  fortune, 
la  dépendance  où  nous  sommes  de  ses  caprices,  et  la  nécessité 
de  se  faire  un  bonheur  qu'elle  ne  puisse  pas  renverser...  Vous  êtes 
si  jeune  !  Vous  aimerez  encore,  et  plus  peut-être  que  vous  n'avez 
fait.  En  attendant,  vous  deviendrez  encore  plus  aimable.  Vous 
êtes  jeune,  mon  cher  frère  :  pour  l'être  longtemps,  résistez  aux 
écueils  de  votre  métier,  et  n'étendez  pas  trop  loin  les  privilèges 
dont  jouissent  les  hommes  :  il  y  a  du  plaisir  à  être  jeune  long- 
temps et  à  donner  à  ce  qu'on  aime  une  sensibilité  non  encore 
usée  parce  qu'on  n'aimait  point...  En  même  temps  que  vous  pren- 
drez un  peu  du  langage  des  Italiens,  prenez  un  peu  de  leur  viva- 
cité. Revenez  bien  aimable.  Je  serais  très  fâchée  que  ma  cousine 
vous  regrettât,  mais  je  voudrais  qu'elle  dût  vous  regretter. 

5  novembre  1765.  (A  d'Hermenches)...  Le  général  Eliot  '  et 
sa  femme  me  veulent  mener  avec  eux  à  notre  comédie  hollan- 
daise. Vive  les  Anglais  pour  la  liberté  du  commerce,  pour  une 
aisance  qui  n'est  pas  de  ton,  d'air,  de  convention,  qui  n'est  pas 
une  sorte  de  contrainte  comme  chez  les  Français,  mais  vraie 
aisance,  vraie  liberté.  Ces  gens-ci  m'aiment,  me  caressent,  me 
veulent  chez  eux  en  Angleterre.  Je  parle  anglais  comme  une 
Anglaise. 

6  décembre...  Le  mari  s'est  beaucoup  distingué  à  la  guerre, 
sur  les  côtes  de  France,  en  Allemagne,  en  Amérique,  partout 
où  l'on  s'est  battu.  Il  parle  toutes  les  langues  ;  c'est  un  guerrier 
fort  humain,  un  homme  éclairé,  poli,  aimable.  Il  n'est  plus  jeune  ; 
il  vient  de  mener  son  fils  à  Brunswick,  il  caresse  beaucoup  sa 
fille,  qui  est  ici...  Je  n'ai  jamais  vu  un  mari  avoir  des  attentions 
plus  convenables,  plus  agréables,  mieux  séantes,  pour  sa  femme. 
Elle  l'écoute,  l'admire,  s'honore  de  sa  réputation,  de  ses  connais- 
sances... C'est  un  ménage  fort  bon  à  voir...  Ils  n'aiment  pas  plus 
que  moi  le  jeu  ni  le  cérémonial  des  grandes  compagnies,  de  sorte 
que  nous  sommes  extrêmement  bien  ensemble...  J'ai  dans  mes 
folies  assez  de  ce  humour  qu'ils  ne  trouvent  guère  que  dans  leur 
île...  Mrs  Eliot  me  témoigne  dans  quelques  caresses  assez  gauches 
plus  d'amitié  cent  fois  qu'une  Française  ne  m'en  dirait  dans 


'Le  général  Georges-Auguste  Eliot  (1718-1790),  aide-de-camp  du  roi 
Georges  II,  s'illustra  en  1782  par  sa  défense  de  Gibraltar,  qui  lui  valut  le 
titre  de  lord  Heathfield. 


I  1 8  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

mille  protestations  superlatives.  Si  vous  voyiez  avec  quelle 
délectation  elle  imagine  mon  séjour  chez  elle  en  Angleterre,  la 
bière  que  je  boirai,  les  oratorios  de  Hsendel  où  elle  me  mènera!...» 

Pendant  qu'elle  cherchait  ainsi  à  se  distraire  avec  ses  amis 
anglais,  de  nouvelles  complications  avaient  surgi  entre  Belle- 
garde  et  la  famille  de  Tuyll  au  sujet  du  montant  de  la  dot  de 
Belle.  Celle-ci,  très  piquée  dans  son  amour-propre  et  sa  dignité, 
commence  à  désespérer  tout  de  bon  : 

«  il  décembre  1765... Si  je  ne  vis  désormais  que  pour  me  divertir 
et  ne  rien  faire,...  et  qu'alors  quelque  personne  sensée  me  repro- 
che l'inutilité  de  ma  vie,  je  répondrai  :  «Une  fois,  j'ai  fait  tout 
ce  qui  était  en  mon  pouvoir  pour  valoir  mieux,  pour  être  plus 
utile,  pour  remplir  mieux  le  but  de  mon  existence.  »  Si  l'on  a 
jamais  quelque  autre  reproche  à  me  faire,  je  répondrai  :  «  Une 
fois  j'étais  résolue  à  suivre  l'ordre  établi  dans  la  société  ;  une 
fois  je  voulais  absolument  être  une  honnête  femme.  »  Si  les  liens 
du  mariage  se  refusent  à  moi  la  seule  fois  que  je  m'en  fusse  laissée 
entourer  avec  plaisir,  je  me  regarde  comme  à  jamais  libre... 
Vous  voudriez  que  mes  parents  fissent  plus  pour  moi  que  pour 
ma  sœur  :  de  quel  droit  prétendrais- je  à  une  pareille  préférence  ? 
Perponcher  plaisait  fort  à  ma  mère  ;  il  n'y  avait  aucune  objec- 
tion contre  lui... 

...Ne  manquez  pas  d'écrire  tout  de  suite  à  Bellegarde;  égavez- 
le,  ne  le  laissez  pas  me  regretter  plus  de  huit  jours.  La  belle 
perte,  en  effet,  qu'une  femme  !  Il  y  en  a  tant  !  On  en  est  si 
souvent  embarrassé  !  Peut-être  devrait-il  bénir  le  ciel.  Dites-lui 
tout  cela,  et  qu'il  n'y  songe  plus. 

...Si  j'avais  à  recommencer  ma  carrière,  je  viserais  à  quelque 
richard  qui  ne  serait  point  aimable  et  à  qui  je  ne  serais  point 
fidèle.  Où  me  mène  ma  belle  délicatesse  en  fait  de  mariage  ?  A 
rien  qu'à  mille  peines.  » 

Sur  quoi  elle  se  remet  au  latin  avec  M.  de  Guifardieu,  qui  l'aide 
à  expliquer  Tacite,  Salluste  et  Cicéron.  Puis  elle  se  distrait  en 
l'aimable  société  de  sa  cousine  : 

«27  janvier  1766...  Ma  cousine  de  Tuyll,  à  présent  milady 
Athlone,  a  passé  huit  jours  ici  avec  mylord,  qui  est  bon  enfant, 
mais  soucieux  comme  un  vieillard  ;  c'est  un  sot,  à  mon  avis. 
Elle  est  toujours  belle  et  charmante  ;  elle  est  contente  de  sa 
situation  ;  avec  un  caractère  comme  le  sien,  on  tire  parti  de  tout, 
on  est  satisfait  partout.  Après  huit  jours  passés  ici  fort  agréa- 
blement, son  mari  veut  qu'elle  nous  quitte  pour  aller  communier 
à  Amerongen  :  elle  est  partie  d'aussi  bonne  grâce  qu'aurait  pu 
faire  une  vieille  dévote.  » 


LE    MARQUIS    DE    BELLEGARDE  11Q 

Le  marquis  revint  la  voir  quelques  mois  après  : 

«Il  est  parti  ce  matin,  écrit-elle  le  8  mai,  pour  aller  à  Bruxelles, 
de  là  à  Maastricht,  de  là  en  Allemagne,  et  puis  à  Chambéry,  à 
Turin,  et  puis,  j'espère,  dans  ma  chambre...  Mon  père  l'a  reçu  de 
fort  bonne  grâce  ;  ils  ont  causé  poliment,  gaîment,  tout  comme 
je  l'avais  souhaité.  Hier  matin,  mon  père  vint  dans  ma  chambre 
avant  de  partir  pour  une  inspection  de  digues,  me  chargea  de 
faire  ses  compliments  à  Bellegarde  et  me  dit  que  si  ma  mère  ne 
voulait  pas  recevoir  sa  visite,  il  fallait  tâcher  d'avoir  quelqu'un. 
A  moitié  endormie  encore,  je  promis  ce  qu'on  voulut,  mais  je 
n'invitai  personne.  Mon  père,  en  revenant  le  soir,  nous  trouva 
causant  tête  à  tête,  mais  nous  avions  l'air  si  sage,  et  même  si 
grave,  assis  aux  deux  bouts  d'une  grande  table,  qu'il  n'en  parut 
pas  du  tout  choqué  ;  même,  après  un  peu  de  conversation,  il 
sortit  et  nous  laissa  seuls...  Nous  avons  dit  beaucoup  de  choses. 
Il  règne  encore  un  peu  de  cérémonie  entre  nous...  Il  me  raconte 
ses  plans;  il  voudrait  bien  que  je  fusse  déjà  à  lui...  Le  Pape  et  le 
nonce  n'ont  pas  été  oubliés  ;  mon  père  tient  toujours  à  la 
dispense...  » 

On  se  sépare  de  nouveau,  et  Belle  recommence  à  écrire  à  Belle- 
garde  de  longues  lettres,  que  d'Hermenches  lui  reprocha,  semble- 
t-il,  car  elle  lui  fait  cette  vive  déclaration  : 

«Je  ne  lambine  pas,  je  crois,  quand  j'écris:  si  j'écris  grand  nom- 
bre de  choses,  c'est  que  j'en  ai  grand  nombre  dans  la  tête  et  dans 
Famé.  S'il  y  en  a  trop  de  la  moitié  pour  Bellegarde,  je  souhaite 
qu'il  cherche  une  femme  qui  n'ait  que  la  moitié  de  ma  tête  et 
la  moitié  de  mon  âme.  Pour  moi,  je  serais  bien  aise  de  les  garder 
dans  leur  entier  pour  quelqu'un  à  qui  cela  conviendra,  ou  pour 
moi  seule.  Adieu...  Oui,  assurément,  vous  êtes  un  héros.  Mais 
ayez  encore  l'héroïsme  de  ne  pas  vouloir  avoir  toujours  raison. 
Pour  moi,  j'ai  tort  et  je  l'avoue  vingt  fois  par  jour,  et  pourvu 
qu'on  n'ait  rien  à  reprocher  à  mon  cœur,  cela  ne  me  fait  rien. 
Je  trouve  mon  esprit  plus  sot  que  la  sottise  des  autres,  et  mon 
expérience  égale  à  celle  de  l'enfant  de  ma  sœur,  c'est-à-dire 
l'utilité  que  j'en  sais  tirer.  Il  n'y  a  que  Bellegarde  qui  soit  plus 
malhabile  que  moi...  (n  juillet  1766).  » 

D'Hermenches  lui  écrit  merveilles  des  plaisirs  mondains  de 
Villers-Cotterets,  où  il  séjourne  '  : 


1  Une  des  résidences  du  prince  de  Condé.  Le  château  de  Villers-Cotterets 
avait  été  donné  par  Louis  XIV  à  son  frère  le  duc  d'Orléans,  dont  les  des- 
cendants le  possédèrent  jusqu'à  la  Révolution.  Il  est  aujourd'hui  transformé 
en  asile. 


120  MADAME    DE    CHARPIERE    ET    SES    AMIS 

«Nous  y  sommes  souvent  70  personnes  à  coucher...  Ah!  comme 
vous  y  seriez  merveilleuse,  Agnès  !  La  grosse  madame  d'Usson 
y  tient  son  coin...  On  joue  la  comédie,  et  puis  des  canevas,  et 
puis  on  fait  des  cafés.  Oh  !  la  jolie  chose  que  ces  cafés  :  trente 
petites  tables  dans  un  grand  appartement  bien  éclairé  ;  des  abbés, 
des  originaux,  des  poètes,  des  voyageurs,  des  auteurs.  Mme  d'Us- 
son est  la  cafetière.  [Il  décrit  cette  vie  de  plaisir,  de  chasse,  de 
jeu,  puis]  :  Il  y  a  trois  semaines  que  cela  dure...  Voilà  trois  pages. 
Je  ne  sais  si  vous  les  trouvez  trop  folles,  mais  essayons  comment 
cela  prendra  auprès  de  votre  philosophie,  de  votre  métaphysi- 
que, votre  anglais,  votre  latin,  eh  !  parbleu,  vos  mathématiques.  » 

Cela  ne  prit  pas  du  tout.  Elle  réplique  : 

«Zuylen,6  septembre  1766.  J'ai  beau  me  torturer  l'imagination, 
je  ne  puis  obtenir  d'elle  de  se  plaire  à  votre  description,  toute 
gaie,  toute  aimable  qu'elle  est.  Vous  croyez  que  j'y  serais  mer- 
veilleuse :  non,  en  vérité,  j'y  serais  fort  sotte,  et  je  vous  plain- 
drais, si  jamais  j'y  devais  paraître,  de  m'avoir  annoncée  autre- 
ment que  comme  une  fort  gauche  étrangère...  Et  quels  cris,  si  je 
trompais  toutes  vos  conjectures,  si  je  ne  disais  ni  couplets  ni 
contes  à  Villers-Cotterets,  si  je  baillais  au  café  de  Mme  D'Usson!... 

Septembre...]' ai  reçu  votre  lettre  à  Middagten,  où  j'ai  passé 
huit  jours  avec  tous  les  plaisirs  et  tout  le  plaisir  imaginable  '. 
Nous  avions  le  comte  de  Hompesch,  Henri  Saumaise,  Reede, 
que  j'ai  toujours  tant  aimé,  un  jeune  Bernois  dont  le  nom  est 
difficile  à  écrire  (cela  revient  à  Charner), 2  mon  frère  le  marin, 
mon  cousin  le  marin;  tout  cela  faisait  très  bien  ensemble,  nous 
jouions,  nous  chantions,  nous  courions...  Il  n'y  a  eu  à  Middagten 
qu'un  seul  petit  rabat-joie,  c'est  que  j'ai  pensé  me  rompre  la 
cuisse  en  tombant  d'un  tabouret   sur  lequel  j'étais  montée  et 

1  Le  château  de  Middagten,  avec  sa  célèbre  avenue  d'arbres  séculaires, 
est  un  des  plus  beaux  de  la  Hollande,  où  il  y  en  a  tant.  C'est  une  des  rési- 
dences de  la  famille  Bentinck,  qui  y  possède  de  précieuses  archives.  Nous  y 
avons  goûté  à  plusieurs  reprises  la  charmante  hospitalité  de  la  comtesse 
Bentinck  née  Waldeck-Pyrmont,  morte  aujourd'hui,  et  qui  avait  bien  voulu 
nous  confier  les  lettres  de  Voltaire  à  la  comtesse  Sophie  Bentinck,  que  nous 
avons  publiées  dans  la  Revue  de  Paris  (i5  septembre  1896).  A  ce  séjour  à 
Middagten  se  rattache  le  souvenir  d'une  fête  à  laquelle  Belle  assista  :  «  M.  de 
Rosendael  donnait  cette  fête  au  Prince,  qui  était  à  Arnhem  pour  la  céré- 
monie de  son  installation.  Je  crois  que  je  suis  dans  une  sorte  de  petite 
faveur  auprès  du  Duc,  il  me  parle  toujours  beaucoup,  et  je  danse  et  je  joue 
avec  le  Prince.  Si  c'est  faveur,  c'est  un  très  petit  degré  de  faveur  ;  je  ne  me 
crois  pas  faite  pour  en  obtenir  une  plus  grande.»  (A  d'Hermenches,  Zuylen,. 
25  Août  1766). 

2  II  s'agit  évidemment  d'un  Tscharner,  officier  en  Hollande. 


LE   MARQUIS    DE    BELLEGAKDE  121 

qui  se  rompit. Mais  cela  ne  m'empêcha  de  rire  qu'un  petit  moment, 
et  au  lieu  de  me  plaindre,  tout  le  monde  en  était  bien  aise, 
parce  que  je  ne  pouvais  partir.  On  déjeunait,  on  jouait  sur  mon 
lit...  J'y  serais  encore  sans  M.  de  La  Tour,  qui  avait  recommencé 
mon  portrait  et  qui  s'impatientait  de  m'attendre.  Je  revins 
lundi  et  mardi...  Ma  contusion  m'obligeait  de  voyager  lentement. 
Elle  n'est  pas  encore  guérie.  L'enflure  est  opiniâtre,  et  toute  la 
cuisse  d'une  horrible  couleur...  J'écris  dans  mon  lit  en  m'éveil- 
lant.  Tous  les  moments  que  je  ne  suis  pas  obligée  de  donner  au 
portrait,  je  les  donne  à  la  cuisse. 

...Il  me  tarde  de  revoir  mes  deux  frères,  qui,  après  cinq  ans 
de  séparation,  se  sont  retrouvés  hier  dans  ma  chambre. Quand  le 
marin  revenait  de  Terre-Neuve,  l'autre  était  parti  pour  Paris. 
Celui-ci  revenait  de  Paris,  l'autre  était  dans  la  Méditerranée. 
Il  revient  de  la  Méditerranée  précisément  comme  l'autre  venait 
de  partir  pour  Aix  ;  Guillaume  revient  d'Aix  jeudi  soir,  Ditie 
était  allé  à  Amsterdam  jeudi  matin.  Tour  à  tour  ils  se  désespé- 
raient ;  enfin,  hier,  ils  se  sont  retrouvés  :  ils  pleuraient,  ils  s'em- 
brassaient, leur  joie  était  touchante.  » 

Bellegarde  était  retourné  à  Chambéry,  et  ne  paraissait  pas 
s'évertuer  très  fort  à  avancer  l'affaire.  Aussi  d'Hermenches 
s'avisa-t-il  de  mettre  en  mouvement  ses  amis  français  pour  pro- 
curer la  fameuse  dispense  du  Pape.  Belle  se  montra  furieuse  de 
cette  intervention  indiscrète  : 

«  Je  dois  avoir  l'air  d'une  fille  de  financier  qu'on  prend  pour 
déshypothéquer  des  terres,  et  que  l'espérance  de  sortir  d'un 
séjour  triste,  jointe  à  l'appas  d'un  titre,  engage  à  épouser  contre 
vent  et  marée  un  homme  qui  la  néglige.  Cet  air-là  ne  me  convient 
point  du  tout,  je  ne  suis  pas  assez  riche  et  je  suis  trop  fière. 
Priez  Mme  d'Usson  de  verser  son  café  à  Villers-Cotterets  et  de  ne 
plus  se  mêler  de  mon  mariage.  Dites-lui  cela  sérieusement,  non 
pas  joliment  ni  avec  gentillesse...  Et  pas  un  mot,  je  vous  prie, 
ni  de  mes  caprices,  ni  du  marquis,  ni  d'Aix;  je  n'ai  que  faire  des 
réflexions  de  votre  jolie  nation  légère  comme  du  vent... 

Dimanche  matin.  Depuis  quinze  jours,  je  passe  toutes  les  mati- 
nées chez  mon  oncle  et  j'y  dîne  avec  La  Tour  quand  il  a  travaillé 
deux  ou  trois  heures  à  mon  portrait.  Je  ne  m'ennuie  point, 
parce  qu'il  sait  causer  ;  il  a  de  l'esprit,  et  il  a  vu  bien  des  choses, 
il  a  connu  des  gens  curieux;  d'ailleurs,  nous  avons  compagnie. 
Je  lui  donne  une  peine  incroyable,  et  quelquefois  il  lui  prend 
une  inquiétude  de  ne  pas  réussir  qui  lui  donne  la  fièvre,  car  abso- 
lument il  veut  que  le  portrait  soit  moi-même...  Mes  frères  sont 
tous  trois  ici,  chacun  fort  aimable  dans  son  genre,  et  si  empressés 
à  causer  avec  moi,  que  je  n'ai  presque  pas  le  temps  de  me 
coucher  ni  de  me  lever.  » 


122  MADAME    DE    CHABBIERE    ET    SES    AMIS 

A  ce  moment,  comme  on  verra  plus  loin,  elle  était  entrée  en 
correspondance  avec  M.  de  Charrière  ;  et  l'incertitude  la  rend 
perplexe.  Elle  ne  s'explique  pas  clairement  sur  l'état  de  son  cœur, 
mais  elle  laisse  entendre  à  son  ami  qu'elle  ne  souhaite  plus  aussi 
vivement  d'épouser  le  marquis  : 

«  25  septembre  1766.  Votre  lettre  m'a  bien  fait  rire  ;  j'en 
avais  grand  besoin,  car  j'étais  sérieuse  et  même  fort  triste.  Il 
y  a  des  jours  de  récapitulation  chez  moi,  des  confessions  géné- 
rales de  mes  fautes,  de  mes  imprudences,  de  mes  bévues.  Cela 
ne  finit  point,  et  l'absolution,  il  n'est  pas  moyen  de  l'obtenir  de 
moi-même  ;  je  suis  un  confesseur  janséniste  des  plus  rigides  et 
je  ne  veux  entendre  parler  d'aucun  relâchement  jésuitique. 
Croiriez-vous  que  pendant  le  dîner,  quoique  la  compagnie  fût 
assez  grande,  cela  était  au  point  que  je  n'ai  pu  m'empêcher  de 
pleurer  !...  Voyez  combien  je  suis  faite  pour  le  beau  monde. 

...Si  vous  allez  aux  Marches,  peignez-les  moi,  mais  point  en 
beau  ni  en  laid,  la  vérité  toute  simple.  Je  suis  curieuse  de  savoir 
si  ce  sera  un  jour  ma  demeure.  77  se  passe  bien  des  choses  étranges 
dans  mon  cœur:  j'ai  longtemps  exalté  mon  imagination,  je 
croyais  désirer  quelque  chose  ;...  à  présent  que  les  longueurs, 
vos  avis,  un  intervalle  d'absence  et  de  silence,  ont  attiédi  cette 
imagination,  je  regarde  autour  de  moi,  et  je  ne  sais  presque 
plus  ce  que  j'ai  désiré...  Je  vous  dis  cela  en  grande  confidence. 
Si  je  deviens  marquise,  il  ne  faut  pas  que  Bellegarde  sache  que 
pendant  quelques  mois  je  me  suis  beaucoup  moins  souciée  de 
l'être  ;  mais  je  me  soucie  encore  moins  d'être  rhingrave  de 
Salm.  Un  titre  console-t-il  de  quelque  chose  ?  Remplit-il  les 
vides  de  l'âme  ?  Peut-être  ne  suis-je  pas  capable  d'aimer.  Cepen- 
dant, je  voudrais  aimer,  et  surtout  je  voudrais  être  aimée  ;  la 
reconnaissance  m'attacherait  ;  je  serais  sensible  aux  caresses. 
On  se  corrige  de  la  vanité,  mais  la  sensibilité  reste.  Un  petit 
chat  qui  vient  filer  sur  mes  genoux  me  fait  plus  de  plaisir  qu'un 
bel  esprit  qui  me  loue.  Ne  dites  pas  un  mot  de  ce  rhingrave  ; 
on  croirait  que  je  me  vante... 

Nous  menâmes  dimanche  La  Tour  à  Zyst  ',  pour  lui  faire  enten- 
dre les  Hernhutes  :  cela  est  admirable  dans  son  genre.  Nous  vîmes 
dans  ce  bois  le  coucher  du  soleil,  des  taches  de  feu  sur  ces  beaux 
arbres  et  entre  les  feuilles  une  lumière  rouge  et  éblouissante  ; 
un  moment  après,  la  lune  prit  la  place  du  soleil,  les  lumières 
étaient  blanches  ;  cela  nous  fit  grand  plaisir.  Et  puis,  nous  entrons 
à  l'église  ;  la  propreté  et  le  recueillement  en  font  un   spectacle 

1  Ou  Zeist,  à  deux  lieues  d'Utrecht,  du  côté  d'Arnhem.  Il  y  existe  une  im- 
portante communauté  morave,  ou  Hemutes  (de  Herrnhut,  en  Saxe,  ber- 
ceau de  la  secte  fondée  en  1722  par  Zinzendorf). 


LE    MARQUIS    DE    BELLEGARDE  123 

agréable,  et  cette  dévote  musique  si  douce  des  orgues,  des  vio- 
lons, des  flûtes,  avec  ce  chant  si  juste,  éloignent  les  passions  du 
cœur  pour  plus  d'une  heure,  et  font  entrevoir  un  charme  attrayant 
dans  la  retraite  et  dans  la  dévotion.  On  est  dans  cette  église 
à  mille  lieues  du  monde...  Mais  ceci  ne  vous  amusera  pas  plus 
que  Villers-Cotterets  ne  m'amuse. 

...Il  y  avait  de  la  bonhomie  à  Middagten;  quoique  vous  par- 
liez là-dessus  très  bien  et  plaisamment,  je  m'y  trouvais  fort  à 
mon  aise  et  fort  contente.  Attendez  que  j'aie  fait  connaissance 
avec  tous  vos  admirables  amis  français  et  vos  charmantes  amies  : 
il  y  aura  bien  du  malheur  si  je  ne  vous  force  à  en  rire  vous-même... 
Je  ne  dis  rien  à  présent  pour  mes  compatriotes  ;  cependant, 
souvenez-vous  de  ce  que  j'ai  dit  mille  fois  :  vous  ne  connaissez 
que  La  Haye,  et  vous  ne  cessez  de  dire  les  Hollandais,  votre 
nation.. 

...Mon  portrait  de  La  Tour  a  été  admirable,  nous  pensions 
toucher  à  une  ressemblance  parfaite,  tous  les  jours  nous  pen- 
sions que  ce  serait  la  dernière  séance  ;  il  n'y  avait  qu'un  rien  à 
ajouter  aux  yeux.  Mais  ce  rien  ne  voulait  pas  venir,  on  cherchait, 
on  retouchait,  ma  physionomie  changeait  sans  cesse  ;  je  ne  m'im- 
patientais pas,  mais  le  peintre  se  désolait,  et  à  la  fin,  il  a  fallu 
effacer  la  plus  belle  peinture  du  monde,  car  il  n'y  avait  plus 
ni  ressemblance,  ni  espoir  d'en  donner.  Cependant  il  recommence 
tous  les  matins  et  ne  me  quitte  de  tout  le  jour  non  plus  que  son 
ombre.  Heureusement,  il  est  fort  aimable  et  raconte  mille  cho- 
ses curieuses.  Le  voilà  qui  lit  dans  ma  chambre  à  côté  de  moi  ; 
je  n'avais  que  ce  moyen  pour  qu'il  me  laissât  écrire.  Il  a  fait  un 
excellent  portrait  de  mon  oncle  et  vivifié  celui  que  j'avais  fait 
autrefois  de  ma  mère,  de  sorte  qu'il  est  charmant  et  me  fait  un 
plaisir  infini.  » 

En  octobre  1766,  elle  s'apprête  à  partir  pour  Londres  avec 
un  de  ses  frères  : 

«  A  bon  compte,  dit-elle,  je  garde  dans  un  tiroir,  parmi  mes 
coiffures  et  mes  colliers,  la  lettre  qui  était  écrite  pour  Rome  '  ; 
le  seul  mal  qui  lui  soit  arrivé,  c'est  d'avoir  habité  quelques  jours 
le  voisinage  de  ma  cuisse,  où  elle  s'est  si  bien  imbibée  d'eau 
d'arquebusade  et  de  drogues  de  toute  espèce,  qu'elle  pourra 
servir  d'emplâtre  au  Saint-Père,  si  malheureusement  il  dégrin- 
golait du  Saint-Siège  comme  j'ai  fait  d'un  tabouret. 

...Je  vais  vous  faire  une  confidence  que  je  n'ai  faite  à  personne  : 

1  C'était  une  lettre  écrite  par  Bellegarde,  qu'elle  avait  dédaigné  de  faire 
parvenir  à  son  adresse  en  constatant  que  Bellegarde  semblait  hésiter  à  pour- 
suivre l'affaire.  C'est  du  moins  ce  qui  paraît  résulter  de  la  correspondance, 
qui  n'est  pas  très  claire  sur  ce  point. 


124  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

ce  n'est  pas  la  jalousie  qui  me  tourmente,  ce  sont  les  cent  mille 
florins'...  Je  vois  mes  frères,  je  trouve  qu'ils  ont  plus  de  besoin 
que  moi  d'une  pareille  somme.  Il  serait  impossible  à  mes  parents 
d'en  donner  autant  à  tous.  Ce  n'était  sûrement  pas  à  M.  de  Belle- 
garde  que  ma  mère  destinait  son  bien  ;  elle  n'en  achète  pas  un 
gendre  qui  lui  plaise.  Je  voudrais  voir  mes  frères  s'établir  sans 
être  obligés  de  prendre  des  filles  des  Indes;  plus  je  les  vois  désin- 
téressés à  mon  égard,  plus  je  voudrais  être  généreuse  ;  mes  pa- 
rents ne  songent  plus,  je  crois,  à  cette  dot,  mais  mon  tour  est 
venu,  j'y  songe  pour  eux.  J'étais  touchée,  je  le  suis  encore,  du 
plaisir  de  rétablir  les  affaires  de  M.  de  Bellegarde  et  de  sa 
maison,  mais  ce  plaisir  est  troublé  :  le  moindre  faste  me  chagri- 
nerait s'il  coûtait  quelque  aisance  à  mon  père  et  à  ma  mère. 

...  Quand  je  suis  singulière,  ce  n'est  que  pour  retourner  de 
l'usage  à  la  raison.  Hier  matin,  je  voulais  aller  voir  mes  cousines 
en  ville  ;  il  y  avait  quelque  difficulté  à  avoir  le  carrosse  ;  mes  frères 
ne  songeaient  pas  à  m'offrir  de  me  mener  en  chaise  ;  il  faisait 
très  beau,  le  chaud  ne  m'incommode  jamais  :  je  me  mets  en 
marche  à  pied,  avec  la  fille  de  chambre  de  ma  mère  et  le  pale- 
frenier, et  fort  lestement,  sans  aucune  fatigue,  j'arrive  en  une 
heure  à  Utrecht2.  Cela  n'est-il  pas  fort  bon,  fort  sain,  ma  visite 
fut-elle  moins  agréable  que  si  j'étais  arrivée  en  carrosse  ?  Mme 
d'Athlone  me  pria  de  l'habiller;  ma  robe  était  relevée  comme 
pendant  mon  voyage;  Mmc  Bentinck  s'écrie  sur  ce  que  mes  jupes 
étaient  si  courtes  :  je  regarde,  et  je  vois  qu'ayant  oublié  ma  jupe 
de  dessus,  je  n'avais  que  mes  cotillons  !  On  trouva  cette  distrac- 
tion fort  plaisante.  Nous  nous  mettons  à  table  ;  au  dessert, 
on  me  fait  raconter  je  ne  sais  quelle  histoire  ;  dans  un  endroit 
intéressant,  je  me  jette  contre  le  dossier  de  ma  chaise  pour  me 
dandiner  comme  à  mon  ordinaire  :  elle  n'était  pas  construite 
de  façon  à  soutenir  un  geste  aussi  vif;  les  pieds  trop  rapprochés 
glissent  en  avant,  le  pesant  dossier  penche  et  m'entraîne,  et  je 
tombe  entièrement,  et  me  relève,  et  me  retrouve  à  ma  place  assise, 
tout  cela  dans  un  clin  d'ceil  et  sans  que  ma  cuisse  ait  seulement 
remarqué  l'aventure  qui  la  mettait  à  deux  doigts  d'une  rechute. 
...Nous  nous  sommes  pâmés  de  rire.  Mme  Bentinck  rit  encore. 
Depuis  quelque  temps,  je  ne  fais  que  tomber. 

7  octobre  1766...  Mme  de  Hammerstein  sort  d'ici.  Elle  avait  un 
petit  chapeau  qui  nous  a  fait  mourir  de  rire.  J'ai  dit  que  son 


1  Que  Bellegarde  demandait  comme  dot. 

2  Très  vive,  très  agile,  malgré  ses  névralgies  et  ses  vapeurs,  Belle  (qui 
plus  tard  devint  si  casanière)  aimait  alors  la  marche  et  l'exercice.  Elle  dit, 
dans  une  lettre  à  d'Hermenches  de  la  même  époque  :  «Hier,  nous  fîmes, 
M.  Bost  et  moi,  à  qui  courait  le  plus  vite.  Sans  vanité,  il  n'est  point  de 
femme  qui  coure  comme  moi.  » 


LE    MARQUIS    DE    BELLEGARDE  125 

mari  est  bien  heureux  qu'elle  ait  une  vertu  de  cinquante  ans 
avec  un  chapeau  de  quinze  ;  par  malheur,  le  visage  va  avec  la 
vertu,  et  laisse  le  chapeau  si  loin  en  arrière,  qu'on  ne  peut  trop 
s'étonner  de  les  voir  ensemble.  Je  lui  ai  demandé  des  nouvelles 
de  ma  «  ressemblance  »,  car  elle  vient  de  Spa  :  elle  m'a  dit  qu'en 
effet  il  y  avait  une  dame  du  Hainaut  qui  la  faisait  toujours  sou- 
venir de  Mlle  de  Zuylen  ;  au  reste,  elle  prétend  que  je  suis  plus 
jolie.  Il  n'y  a  qu'à  prendre  garde  quand  on  me  parle  de  ressem- 
blance :  je  suis  devenue  d'un  orgueil  insupportable  là-dessus, 
depuis  que  La  Tour  voit  souvent  Mme  d'Etiolés  '  dans  mon  visage 
et  la  belle  princesse  de  Rohan  dans  mon  portrait.  Depuis  deux 
mois  il  en  est  au  second,  et  me  peint  tous  les  matins  toute  la 
matinée,  de  sorte  que  je  ne  fais  rien  du  tout  que  m'informer  de 
la  cour  de  Versailles  et  de  toutes  sortes  de  choses  de  Paris.  Nous 
parlons  aussi  raison  :  c'est  un  homme  d'esprit  et  fort  honnête 
homme.  J'ai  dit  le  second  portrait  :  je  veux  dire  le  second  achevé  ; 
je  vous  ai  dit,  je  crois,  que  le  premier  était  détruit.  J'espère  qu'il 
laissera  vivre  celui-ci  ;  car  en  vérité  il  vit  ;  l'effacer  serait  un 
meurtre.  Sa  manie,  c'est  d'y  vouloir  mettre  tout  ce  que  je  dis, 
tout  ce  que  je  pense  et  tout  ce  que  je  sens,  et  il  se  tue.  Pour  le 
récompenser,  je  l'entretiens  quasi  toute  la  journée,  et  ce  matin 
peu  s'en  est  fallu  que  je  ne  me  laissasse  embrasser. 

...Nous  avons  la  belle  Mme  de  Schœnenburg.  Son  visage  est 
charmant,  et  le  mérite  de  sa  belle-mère  est  surprenant.  Je  n'ai 
jamais  rien  vu  qui  approchât  tant  de  la  perfection  ;  vous  seriez 
étonné  et  charmé  de  sa  raison,  de  son  esprit,  et  de  la  gaîté  aima- 
ble, de  mille  propos  plaisants  et  naïfs  qui,  malgré  tant  de  mal- 
heurs et  un  fond  de  noire  tristesse,  animent  la  conversation  et 
divertissent  tout  le  monde.  Si  j'étais  prince  d'Orange  et  que 
j'épousasse  une  jeune  princesse,  je  prierais  Mme  de  Schœnenburg 
de  prendre  un  appartement  près  de  la  cour,  sans  titre,  ni  aucune 
gêne  ;  je  rendrais  cette  place  si  bonne,  que  l'intérêt  de  sa  famille 
la  forcerait  d'accepter,  et  ma  femme  irait  causer  tous  les  jours 
une  heure  ou  deux  avec  elle.  Cela  vaudrait  un  peu  mieux  que 
ces  bégueules  d'honneur,  femmes  et  filles,  avec  leurs  étiquettes, 
leurs  bêtises  et  leurs  adulations.  La  princesse  en  serait  un  peu 
plus  sensée,  et  les  petits  princes  un  peu  mieux  élevés.  » 

D'Hermenches  avait  laissé  à  La  Haye  son  fils,  dont  Belle 
parle  souvent  avec  sollicitude,  et  il  chargea  Bellegarde,  revenu 


1  II  n'est  peut-être  pas  superflu  de  rappeler  que  M""  Le  Normand  d'Etiolés 
est  la  marquise  de  Pompadour,  dont  La  Tour  avait  peint  le  portrait  en  1 754. 
(Voir  La  Tour,  par  Maurice  Tourneux  ;  M""  de  Pompadour  et  La  Tour, 
par  Charles  Magnier). 


I2Ô  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

de  Chambéry,  d'exhorter  à  la  sagesse  cet  adolescent.  A  ce  propos, 
Belle  lui  écrit  : 

«  Vous  avez  donné  de  grandes  commissions  à  Bellegarde  : 
c'était  bien  choisir  l'exhortateur  !  Je  le  vis  préparer  son  discours .« 
Ce  serait  bien  bon  signe  si  votre  fils  en  avait  profité  :  il  fallait 
pour  cela  d'admirables  dispositions  !  Je  ne  connais  pas  de  ton 
moins  persuasif  dans  le  monde.  Je  crois  que  les  femmes  qu'il  a 
gagnées  étaient  gagnées  d'avance,  et  assurément,  à  sa  place,  je 
ne  mettrais  pas  la  séduction  au  nombre  de  mes  péchés.  Pour 
moi,  si  mon  imagination  m'avait  séduit  pour  lui  dans  son  absence, 
son  ton  me  déséduirait.  » 

C'est  là  qu'en  était  Belle  de  Zuylen,  et  le  cas  qu'elle  faisait 
maintenant  du  marquis,  —  lorsqu'elle  partit  pour  l'Angleterre. 
Il  sera  sans  doute  encore  question  de  Bellegarde  dans  les  pages 
qui  suivront  ;  Belle  le  reverra  à  plus  d'une  reprise  ;  mais  on 
sent  que  ce  n'est  pas  sur  lui  qu'elle  jettera  son  dévolu.  Un 
autre  prétendant  l'emportera  sur  ses  rivaux  plus  brillants, 
mais  moins  aimés  que  lui. 

Belle  va  nous  raconter  son  séjour  à  Londres. 


CHAPITRE  IV 


A  Londres  et  à  Zuylen 


«  En  attendant  le  mariage 
item  il  faut  vivre.  » 

(Belle  de  Zuylen  à  d'Hermen- 
ches.) 

Séjour  en  Angleterre.  —  Caraccioli.  —  Un  dîner  avec  David  Hume.  — 
Mœurs  anglaises.  —  Mélancolie.  —  Boswell  et  la  Corse.  —  A  Ameron- 
gen  :  un  Chérubin  anglais.  —  Christian  VII  à  Zuylen.  —  La  visite  du 
prince  Henri  de  Prusse.  —  Mort  de  Mm<  de  Tuyll. 


C'est  à  la  fin  de  1766  que  Belle  partit  pour  l'Angleterre,  où 
l'attendaient  ses  amis  Eliot.  Dès  le  Ier  décembre,  elle  est  ins- 
tallée à  Londres,  d'où  elle  écrit  à  son  frère  Ditie  pour  le  dissua- 
der de  quitter  le  service  de  la  marine.  Car  Ditie,  redevenu  amou- 
reux, comme  sa  sœur  l'avait  prédit,  songeait  à  s'établir  après 
avoir  épousé  Mitie  de  Reede.  Mais  ce  projet  échoua  : 

«  Je  n'y  ai  aucun  regret,  lui  écrit  Belle  ;  si  elle  peut  se  passer  de 
vous,  vous  pouvez  vous  passer  d'elle.  Elle  était  bien  jolie,  mais 
il  me  semble  que  cette  image  laisse  le  cœur  en  repos  aussitôt 
que  la  raison  l'ordonne.  Vous  voudriez  bien,  dites-vous,  prévoir 
l'avenir  de  votre  marine  :  j'espère  que  vous  lui  ferez  honneur 
et  qu'elle  fera  honneur  à  la  nation.  En  votre  faveur,  il  me  semble 
que  je  pourrais  être  assez  mauvaise  patriote  pour  souhaiter  un 
peu  de  guerre.  » 


128  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

Elle  continue  à  écrire  abondamment  à  d'Hermenches. 

«  Curzon  street,  Max  fair,  2e  janvier  1767.  [Elle  commence 
par  constater  qu'elle  a  presque  oublié  Bellegarde.] 

L'ancienne  pensée  que  je  serais  tranquillement  et  agréable- 
ment heureuse  dans  ce  vieux  château,  et  plus  libre  que  dans 
tout  autre,  reste  encore  et  combat  mes  froideurs  et  ma  mauvaise 
humeur.  Mais  je  suis  heureuse  et  libre  à  présent...  Je  ne  puis  me 
résoudre  à  écrire  au  marquis,  je  ne  sais  que  lui  dire.  Je  crains  le 
oui  du  Pape  ;...  je  crains  le  non...  Je  crains  tout,  ou  plutôt  je 
craindrais,  si  je  voulais  penser,  mais  à  quoi  sert  de  penser  ? 
D'ailleurs  je  n'en  ai  pas  le  temps  :  je  m'amuse  très  bien,  on  me 
fait  beaucoup  d'accueil,  les  étrangers,  les  Anglais,  tout  le  monde, 
et  je  suis  à  tous  égards  extrêmement  contente  de  mon  voyage... 
Mme  de  Welderen  m'a  chargée  de  vous  dire  que  vous  l'aviez 
oubliée  comme  si  elle  n'avait  jamais  été  naître.  Il  n'y  aurait  pas 
grand  mal  ;  on  se  passerait  d'elle  fort  aisément.  Elle  est  fausse, 
sotte  et  folle  plus  qu'il  n'est  permis  d'être  tout  cela  à  la  fois  J.» 

Les  lettres  suivantes  sont  des  notes  sur  les  choses  et  les  gens 
qu'elle  voit  à  Londres  : 

«  Réellement,  je  me  trouve  fort  bien  ici  et  je  me  conduis  bien.  Je 
ne  suis  point  sur  le  pied  d'esprit,  et  je  me  tiens  à  cent  lieues  du 
bel-esprit;  si  quelqu'un  a  quelque  soupçon,  je  lui  coupe  aussitôt 
la  parole  ;  je  n'ai  ni  réputation  à  soutenir,  ni  préjugé  fâcheux 
à  combattre  ;  on  ne  sait  rien  de  moi  qu'à  mesure  que  je  parle... 
D'ordinaire,  je  questionne  et  j'écoute.  Il  me  semble  qu'on  me 
trouve  assez  généralement  jolie,  bonne  et  de  bon  sens.  Je  viens 
de  l'assemblée  de  Mmc  de  Welderen...  Nous  avions  deux  Français 
dont  j'ai  déjà  oublié  les  noms,  quoiqu'ils  fussent  beaux.  Mme  de 
Masseran  2  était  enchantée  ;  on  ne  cessait  de  parler  ;  on  faisait 
de  grands  éclats  de  rire  sans  savoir  pourquoi;  enfin,  c'était  un 
bruit  affreux  qui  me  rendait  muette,  et  je  m'amusais  à  comparer 
cette  partie  française  avec  les  tables  qui  étaient  autour  de  nous, 
où  l'on  ne  disait  rien  parce  que  l'on  n'avait  rien  à  dire.  Je  ne 
sais,  mais  il  me  semble  que  j'aimerais  mieux  la  nation  qui  me 
laisse  comme  je  suis  et  ne  m'amuse  guère,  que  celle  qui  m'impor- 
tune encore  plus  souvent  qu'elle  ne  m'amuse. 

Un  peu  plus  de  politesse  ferait  fort  bien  ici  :  hier,  j'étais  toute 


1  C'était  la  femme  de  l'envoyé  des  Etats-Généraux  à  Londres. 

2  Victor-Amé-Philippe  Ferrero  de  Fiesque,  Prince  de  Masserano,  grand 
d'Espagne,  ambassadeur  extraordinaire  auprès  du  Roi  de  la  Grande-Bre- 
tagne, avait  épousé  en  1737  Charlotte-Louise  de  Rohan-Guemenée.  C'est 
elle  sans  doute  que  Belle  rencontra  chez  M™  de  Welderen.  (Voir  La  Ches- 
nave-Desbois,  Dictionnaire  de  la  Soblesse). 


A    LONDRES    ET    A    ZUYLEN  120, 

seule  sur  l'escalier  de  l'opéra,  fort  en  peine  de  ne  pouvoir  suivre 
la  dame  avec  qui  j'étais  venue  ;  sa  chaise  s'en  allait,  la  mienne 
ne  venait  point,  l'embarras  et  l'inquiétude  étaient  dans  ma  phy- 
sionomie, j'avais  une  foule  de  laquais  et  de  flambeaux  allumés 
autour  de  moi  ;  je  vis  descendre  vingt  hommes  galonnés  qui 
passèrent  tous  sans  que  pas  un  s'offrît  à  me  tirer  de  peine,  et 
je  remontai  pour  aller  prier  un  homme  de  ma  connaissance  de 
m'aider  à  sortir.  C'est  si  bien  l'usage,  que  les  femmes  se  fâchent 
quand  on  les  traite  autrement.  Le  général  Langlois  ',  l'autre 
jour,  donne  sa  place  à  une  femme  dans  une  foule  d'assemblée  : 
elle  la  prend  et  ne  remercie  pas  ;  il  en  voit  une  autre  fort  lasse 
de  se  tenir  debout,  il  va  lui  chercher  une  chaise,  elle  la  prend  et 
ne  le  remercie  pas  !...  A  propos,  il  vous  connaît,  ce  général 
Langlois...  Je  le  vois  presque  tous  les  jours. 

29  janvier  1767,  à  minuit.  Je  suis  dans  une  humeur  de  chien, 
toute  ma  philosophie  n'en  peut  venir  à  bout,  je  suis  de  mauvaise 
humeur  tout  comme  la  femme  la  plus  vulgaire,  pour  le  sujet  le 
plus  vulgaire.  Tout  le  jour  on  a  fait  ma  coiffure,  je  me  suis  habil- 
lée ce  matin  pour  courir  les  rues,  ensuite  coiffée  et  rhabillée  et 
coiffée  pour  le  dîner  et  ce  soir  rhabillée  et  recoiffée  pour  le  bal. 
Tant  de  gens,  tant  de  soucis,  tant  de  peine  pour  me  procurer 
un  billet  !  Je  n'ai  point  encore  vu  ce  bal,  ni  cette  salle  de 
Soho  dont  toute  l'Europe  parle  ;  Mme  de  Malzan  m'écrit  ce  matin 
qu'elle  m'accompagnera  ;  elle  a  beau  être  une  très  bonne  femme, 
dans  ce  moment  elle  me  paraît  bien  ridicule  :  à  11  heures,  elle 
me  fait  dire  qu'elle  n'a  point  de  billet,  qu'elle  ne  peut  aller  ! 
Pourquoi  donc  cette  folle  s'offre-t-elle  à  aller  avec  moi  ?  J'aurais 
trouvé  une  autre  dame,  ou  je  n'aurais  pas  passé  le  jour  à  m'habil- 
ler  pour  me  déshabiller  sans  avoir  quitté  ma  chambre.  » 

Elle  goûte  particulièrement  le  marquis  de  Caraccioli  -,  qui 
a  «  de  l'esprit  comme  les  démons,  —  le  seul  esprit  qui  m'ait 
frappée  depuis  longtemps.  » 

«Il  n'est  ni  jeune  ni  beau,  et  il  parle  assez  mal  le  français; 
ainsi  il  ne  séduit  pas,  et  vous  pouvez  m'en  croire  ;  il  a  cette  dis- 
traction et  cette  négligence  que  j'aime  à  voir  avec  l'esprit  ; 
il  ne  s'annonce  point,  il  ne  fait  point  de  bruit  de  son  esprit  ; 
cependant  il  parle  beaucoup.  Mme  de  Welderen  me  dit  l'autre 
jour  :  «  C'est  un  grand  bavard  que  ce  Caraccioli  !  —  Pardon- 
nez-moi, Madame,  lui  répondis-je.  —  Je  le  lui  ai  dit  l'autre  jour 
à  lui-même.  —  Vous  aviez  tort,  Madame.  —  Eh  bien,  oui,  c'est 
vrai,  il  n'est  pas  bavard,  mais  il  parle  beaucoup.  » 

1  Nous  n'avons  pas  réussi  à  identifier  ce  personnage. 

2  Dominique  Caraccioli  (1 715-1789),  né  à  Naples,  ambassadeur  à  Londres 
dès  1763,  puis  en  France,  où  il  fut  lié  avec  les  Encyclopédistes. 

9 


l3û  MADAME    DE    CHARRlÈRE    ET    SES    AMIS 

Elle  assiste  à  une  séance  de  la  Chambre  des  Communes,  où 
l'on  discute  sur  l'importation  des  blés  (sa  lettre  expose  la  ques- 
tion avec  une  belle  lucidité)  ;  puis  elle  soupe  chez  lady  Harring- 
ton  : 

«  ...Nous  attendons  longtemps  le  souper,  le  souper  vient,  et  le 
propos  devient  si  équivoque,  ou  pour  mieux  dire  si  peu  équivoque, 
que  je  ne  savais  où  j'en  étais  ;  je  crus  ne  pouvoir  garder  un  trop 
profond  silence.  Je  me  levai  plusieurs  fois,  tantôt  pour  mes  gants, 
tantôt  pour  un  manteau  ;  enfin,  à  deux  heures,  je  voulus  abso- 
lument m'en  aller  ;  je  courais  comme  me  sauvant.  Mylord 
March  courait  après  moi,  et  me  proposait  et  me  pressait  de  me 
laisser  ramener  ;  il  avait  un  carrosse,  moi  une  chaise,  et  il  m'as- 
surait très  sérieusement  et  avec  d'honnêtes  intentions,  je  suppose, 
que  je  serais  mieux,  plus  vite  au  logis.  Il  ne  manquait  que  d'ac- 
cepter pour  compléter  la  fête.  Le  lendemain,  je  le  rencontrai  et 
lui  dis  qu'un  pareil  souper  était  bon  pour  une  fois,  pas  davantage. 
Les  femmes,  ici,  sont  très  réservées  et  assez  maussades  en  compa- 
gnie ;  les  hommes  sont  faits  à  cela.  Soyez  un  peu  plus  gaie,  un 
peu  plus  libre  :  on  vous  marche  sur  le  pied,  on  vous  serre  la  main 
et  le  bras  lorsque  vous  y  pensez  le  moins,  et  cela  peut-être  dès  la 
première  entrevue,  —  j'entends  les  élégants,  les  jeunes  agréables. 
Il  y  a  une  infinité  de  mœurs  différentes  dans  Londres  ;  encore 
n'en  vois- je  que  le  quart,  et  je  ne  devine  qu'un  autre  quart... 

10  février  1767.  Je  reviens  de  chez  la  princesse  de  Masseran, 
avec  M.  et  Mme  de  Welderen...  Celle-ci  était  polie  aujourd'hui  ; 
quelquefois  elle  est  jalouse  comme  un  tigre  et  me  déchire  des 
yeux,  et  dit  et  écrit  que  je  suis  coquette,  que  j'aime  les  maris, 
que  je  ne  me  soucie  pas  des  femmes,  et  cent  mille  sottises. 
D'autres  fois  on  dirait  qu'elle  a  quelque  bonté  dans  le  cœur. 
Le  roi  la  plaisanta  hier  sur  ce  que  le  comte  me  mène  et  me  remène, 
et  lui  demanda  si  elle  n'était  pas  jalouse  :  aujourd'hui  elle  me 
raconte  tout  cela  en  riant  ]... 

...Je  suis  appréciée  de  la  façon  que  j'ai  voulu  l'être,  d'une  façon 
qui  m'est  commode.  Chacun  ne  me  trouve  d'esprit  que  ce  qu'il 
a  envie  de  m'en  trouver,  parce  que  je  n'en  montre  qu'autant 
qu'on  m'en  prie,  pour  ainsi  dire  ;  je  n'en  montre  que  de  l'espèce 
qu'on  me  demande,  et  sans  que  je  me  cache,  on  ne  me  connaît 
pas  plus  qu'on  ne  veut.  Il  me  semble  que  je  ne  déplais  à  personne 
qu'à  Mme  de  Welderen  ;  tous  les  hommes  qui  parlent  sont  autour 


1  Belle  avait  été  présentée  au  roi.  Peu  avant  sa  mort,  elle  écrit,  à  propos 
du  gouverneur  de  Neuchâtel,  qui  vint  la  voir  et  à  qui  elle  ne  sut  que  dire, 
une  fois  ou  deux,  Monseigneur  et  Votre  Excellence:  «A  cet  égard,  j'ai 
gagné,  car  dans  ma  jeunesse  je  ne  sus  jamais  appeler  Sire  le  roi  d'Angle- 
terre. »  (A  M"'  de  Sandoz-Rollin,  Mai  1800). 


A    LONDRES    ET    A    ZUYLEN  l3l 

de  moi  dans  toutes  les  assemblées  ;  ils  voudraient  être  reçus  le 
matin  chez  moi,  mais  comme  ce  n'est  pas  l'usage,  je  les  refuse.  Le 
marquis  de  Caraccioli  surtout  me  sollicite  instamment  tous  les 
jours  ;  malgré  tout  son  esprit,  je  le  refuse.  Il  y  a  trois  ou  quatre 
hommes  qui  dînent  ici  très  souvent.  L'un  d'eux  est  musicien: 
nous  faisons  de  la  musique  ;  l'autre  entend  parfaitement  l'his- 
toire du  monde,  l'histoire  naturelle,  l'histoire  littéraire  :  je  le 
questionne  sur  le  gouvernement,  les  productions  et  les  auteurs 
de  ce  pays.  Un  des  amis  de  la  maison  sait  par  cœur  tous  les  bons 
poètes,  il  m'explique  Shakespeare. 

...J'ai  été  malade  ;  mon  apothicaire  est  devenu  amoureux  de 
moi  ;  mon  médecin,  le  vieux  sir  John  Pingle,  ne  parle  que  de  moi 
à  la  reine  et  à  tout  le  monde.  Quant  à  la  curiosité  qu'on  témoi- 
gnait au  commencement,  il  me  semble  que  cela  se  passe,  les 
duchesses  ne  me  viennent  plus  voir...  Les  étrangères  et  quelques 
vieilles  douairières  me  restent.  C'est  bien  assez...  Demain,  je  vais 
dîner  avec  des  négociants  de  la  Cité,  dans  un  village  près  de 
Londres...  Je  dînerai  et  coucherai  chez  d'honnêtes  gens  que  je 
n'ai  jamais  vus...  Je  vois  l'Angleterre  autant  qu'une  femme  peut 
la  voir  en  hiver...  Je  trouve  peu  de  gens  à  mon  unisson,  mais 
tant  mieux  :  j'apprends  à  me  mettre  à  l'unisson  des  autres... 
Quand  je  vois  des  gens  qui  ne  sont  pas  gais  et  qui  voudraient 
l'être,  je  les  égaie.» 

Elle  va  au  théâtre,  entend  Garrick,  qu'elle  trouve  «  admirable  ». 
Puis  elle  quitte  Londres  au  mois  de  mars,  pour  passer  quelque 
temps  à  Hunger  Hill,  chez  ses  parents  Bentinck,  avec  quelques 
amis  anglais. 

«Hunger  Hill,  en  Surrey,  ce  20  mars  1767...  Je  suis  tranquil- 
lement à  la  campagne  avec  Mme  Bentinck;  elle  s'appelle  Tuyll  '  : 
vous  dites  que  c'est  un  grand  mérite  aux  yeux  de  tous  les  Tuyll. 
Elle  est  bonne  et  aimable,  je  m'amuse  fort  bien,  et  j'ai  la  satis- 
faction de  voir  ma  femme  de  chambre,  que  j'avais  amenée  de 
Londres  fort  malade,  se  rétablir  et  se  porter  mieux  tous  les 
jours.  Cela  m'est  fort  sensible,  parce  que  j'en  étais  prodigieu- 
sement inquiète,  et  que  si  elle  était  morte,  j'aurais  cru  toute 
ma  vie  que  le  voyage,  l'air  de  Londres  et  les  veilles  étaient  des 
armes  avec  lesquelles  je  l'avais  tuée.  J'ai  un  valet  de  chambre 
de  Paris,  qui  apprend  l'anglais,  et  qui  parle  et  qui  fait  des 
réflexions  sur  le  pays  à  me  faire  mourir  de  rire.  Hier,  je  l'envoyai 
à  la  comédie  à  Chertsey  exprès  pour  qu'il  en  fît  la  description  ; 
il  me  divertit  tous  les  jours  au  moins  une  demi-heure... 

1  Ce  devait  être  sa  cousine,  sœur  de  M""  d'Athlone  et  femme  de  Jean- 
Albert  comte  Bentinck,  capitaine  dans  la  marine  anglaise.  (Généal.  de  Tuyll, 
déjà  citée). 


1 32  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

...Le  chevalier  de  St-Priest  et  le  chevalier  de  Pontécoulant  ' 
ont  quitté  Londres  le  même  jour  que  moi  pour  retourner  à 
Paris.  Ils  étaient  aimables.  Le  premier,  quoiqu'il  parlât  beau- 
coup, était  agréable  et  amusant.  Mais  il  y  avait  un  monsieur  de 
Montausier  qui  était  bien  l'être  le  plus  stupide  que  j'aie  vu  de 
longtemps.  La  dernière  fois  qu'il  fut  à  la  Cour,  il  dit  à  la  reine 
qu'il  était  désespéré  d'être  obligé  de  quitter  l'Angleterre,  depuis 
qu'il  avait  eu  l'honneur  de  faire  sa  cour  à  Sa  Majesté.  La  reine 
fut  embarrassée  et  se  tourna  pour  parler  à  un  autre. ..La  plupart 
des  Français  que  j'ai  vus  sont  très  magnifiques  en  paroles  et 
très  économes  en  effet.  Les  Anglais  ne  parlent  jamais  de  leurs 
dépenses,  et  la  plupart  en  font  d'enragées.  » 

Ce  que  ces  lettres  de  Londres  contiennent  de  plus  curieux, 
c'est  le  récit  des  relations  de  Belle  avec  l'illustre  historien  et 
philosophe  Hume. 

«  26  avril  1767.  M.  Hume  m'est  venu  voir,  et  quelques  jours 
après  je  lui  ai  donné  à  dîner. De  quoi  pensez-vous  que  nous  ayons 
parlé  ?  Du  rostbeaf  et  du  plumpudding  !  Mais  nous  parlions 
moins  que  nous  ne  mangions.  Je  suis  dans  des  loggings  avec 
mes  frères  -,  et  on  nous  apporte  à  dîner  de  la  taverne  ;  ainsi 
nous  n'étions  pas  servis  régulièrement  à  point  nommé  :  le  rôti 
vint  avant  qu'on  n'eût  pris  congé  du  pudding  ;  en  attendant, 
on  le  mit  auprès  du  feu.  Un  petit  chien  arrive,  va  droit  à  la 
poularde,  et  l'aurait  sans  doute  emportée,  si  David  Hume  ne 
l'eût  doucement  retenu  ;  pour  moi,  vous  voyez  bien  que  je 
l'aurais  laissé  manger  et  poularde  et  asperges,  quoique  je  ne  sois 
pas  un  grand  philosophe  ni  un  historien.  J'aimai  beaucoup  le 
soin  de  M.  Hume,  et  ses  manières  honnêtes  et  simples.  Un  de 
ses  amis,  qui  était  du  dîner,  raconta  quelques  histoires  fort 
bonnes  ;  on  n'eut  point  d'autre  esprit.  Après  le  café,  nous  jouâ- 
mes trois  robbers  de  wihst,  et  puis  nous  nous  quittâmes.  Il 
me  semble  que  j'ai  du  bon  sens  ici  ;  j'espère  qu'il  me  suivra  en 
Hollande.  Il  est  si  doux  de  n'être  pas  haï,  de  n'avoir  point  de 
prévention  à  détruire,  ni  d'imprudences  à  réparer.  Il  me  semble 
que  je  donnerais  bien  la  petite  réputation  que  j'ai  acquise  contre 
la  commodité  de  n'en  avoir  aucune.  Quelqu'un  me  demandait 
l'autre  jour  si  je  savais  écrire  en  français  :  cette  personne  au 
moins  ne  médit  pas  de  mes  lettres  et  ne  dit  pas  que  ce  petit 


1  Deux  noms  fort  connus  ;  nous  n'avons  pu  identifier  ceux  qui  les  por- 
taient alors  et  que  Belle  rencontra.  Il  en  est  de  même  de  M.  de  Montausier, 
nommé  plus  loin. 

2  Probablement  ses  frères  Guillaume  et  Ditie,  dont  l'un  paraît  l'avoir 
accompagnée,  et  l'autre,  rejointe,  vers  la  fin  du  séjour. 


A    LONDRES    ET    A    ZUYLEN 


i33 


conte,  que  j'écrivis  il  y  a  trois  ou  quatre  ans,  soit  horrible  et 
scandaleux  \  Je  ne  suis  point  enthousiasmée  du  séjour  de  l'An- 
gleterre ;  cependant,  si  on  me  proposait  de  passer  quelque 
temps  dans  une  jolie  campagne  sur  le  bord  de  la  Tamise,  avec 
des  livres  et  des  gens  qui  sussent  me  les  expliquer,  j'accepterais 
volontiers.  » 

Le  même  jour,  elle  ajoute  : 

«  Je  finis  ma  lettre  dans  un  accès  de   mélancolie.    J'ai   été 
oppressée  d'un  poids  de  mille  sensations  diverses  pendant  toute 


LE  CHATEAU  DE  ZUYLEN  (ÉTAT  ACTUEL) 

la  journée  ;  je  finis  par  pleurer.  Je  suis  trop  fâchée  de*partir. 
Pourquoi  en  suis-je  si  fâchée  ?  Pourquoi  si  triste  ?  Ma  situation 
est  précaire,  incertaine,  détachée  de  tout..  A  propos,  on  a  beau 
écrire  de  Rome  à  M.  de  Bellegarde  :  il  est  sûr  que  même  en  Italie 
ces  mariages  se  font.  Au  reste,  Dieu  le  bénisse...  Pour  moi,  j'ai 
passé  mon  temps  à  aimer  Mme  Eliot  et  Mme  Bentinck  et  à  caresser 
la  petite  Eliot.  Je  me  suis  un  peu  amusée  avec  le  marquis  de 
Caraccioli,  j'ai  un  peu  amusé  la  princesse  de  Masseran  et  deux 
ou  trois  vieilles  dames  anglaises.   D'épouseurs,  je  n'en  ai  pas 


1  Le  Noble. 


1 34  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

seulement  vu.  Il  y  avait  une  fortune  que  je  connaissais  et  sou- 
haitais de  réputation  :  un  vieux  général  Pultney,  âgé  de  quatre- 
vingts  ans,  riche  de  30,000  pièces  de  revenu  :  j'aurais  peut-être 
fait  sa  conquête,  je  plais  toujours  aux  vieillards  ;  mais  je  ne 
l'ai  pas  vu.  Adieu  ;  voici  une  belle  rhapsodie  !  » 

La  lettre  suivante  est  datée  de  Zuylen,  où  elle  est  rentrée 
assez  mélancolique  : 

«Zuylen,  29  mai  1767.  Je  ne  sais  plus  que  dire,  mon  cher 
ami,  sur  notre  vieux,  vieux  sujet...  Je  voudrais  bien  que  sans 
plus  de  lettres,  de  sollicitations,  de  raisonnements,  d'examens 
et  de  disputes,  je  m'éveillasse  demain  matin  dans  le  château 
du  marquis,  et  qu'on  me  dît  :  Bonjour,  Madame  de  Bellegarde. 
—  Mais  j'ai  tant  marché  pour  arriver  à  ce  château,  que  je  suis 
lasse  à  n'en  pouvoir  plus.  Je  ne  pense  pas  à  un  meilleur  parti  ; 
je  ne  sais  ce  que  c'est  qu'un  bon  parti. 

Vous  êtes  content  de  ma  façon  de  juger  l'Angleterre  et  les 
Anglais  ;  j'ai  en  effet  assez  bien  vu  ce  que  j'ai  vu.  Mais  il  y  a 
beaucoup  de  choses  dont  je  n'ai  pu  juger.  Les  Anglais  étant 
moins  parlants  et  montreurs  que  d'autres  peuples,  il  faut  plus 
de  temps  pour  les  voir  ;  d'ailleurs,  comme  ils  se  mettent  un  peu 
moins  en  peine  des  usages,  on  n'en  trouve  pas  tant  qui  soient 
formés  sur  le  même  moule  ;  le  climat,  le  gouvernement,  les 
amusements  publics  ont  comme  ailleurs  une  influence  univer- 
selle, mais  celle  de  l'usage  est  moins  générale  et  moins  absolue  : 
on  aurait  tort  de  juger  de  toute  la  nation  par  le  petit  nombre 
d'Anglais  qu'une  femme  peut  voir  à  Londres  en  six  mois... 
J'ai  admiré  en  Savoie  et  à  Genève  des  vues  encore  plus  pitto- 
resques, plus  romanesques  qu'en  Angleterre,  mais  je  n'avais 
jamais  vu  la  nature  si  riante  ni  si  bien  embellie  ;  le  peuple  y  est 
riche,  les  ouvrages  publics  sont  admirables,  les  voyages  y  sont 
faciles  ;  les  gens  n'y  sont  pas  extrêmement  sociables,  ils  sont 
réservés  et  selfish  ;  on  pourrait  avoir  du  mérite  et  n'être  pourtant 
pas  fort  recherché  ;  tant  mieux  peut-être.  Ce  qui  me  déplairait 
davantage,  ce  sont  les  voleurs  de  grand  chemin  ;  mais  on  en 
a  pendu  un  si  grand  nombre  cet  hiver,  que  je  pense  qu'il  n'en 
reste  plus... 

...Quand  j'arrivai  à  Helvœt  et  sur  le  chemin  de  La  Haye, 
je  trouvais  les  vitres  et  les  rues  bien  propres,  mais  le  pays  si 
monotone  !  A  La  Haye,  je  trouvai  des  propos  ridicules  et  fâcheux 
établis  sur  mon  compte  ;  cela  me  mit  de  plus  mauvaise  humeur 
encore  que  la  maussade  campagne.  «  Une  vache,  un  pré,  un  mou- 
lin, voilà  tout  ce  que  nous  voyons,  »  disais-je  à  mon  frère  ;  mais 
il  me  fit  remarquer  un  ministre  de  l'évangile  hollandais,  et  me 
dit  qu'on  voyait  aussi  de  grosses  perruques  et  de  longues  robes 
de  chambre.  Mais  pour  en  revenir  à  La  Haye,  je  fus  si  bien  reçue 


A    LONDRES    ET    A    ZUYLEN  I 35 

de  Mme  de  Voorschoten,  de  sa  belle-mère,  de  Mac  Laine,  de  tous 
ceux  dont  je  me  soucie  à  La  Haye,  que  je  me  consolai  des  mau- 
vais propos...  Ensuite,  je  suis  venue  à  Utrecht,  et  mon  père, 
ma  mère  et  moi  avons  été  fort  aises  de  nous  revoir  ;  à  présent 
je  suis  à  Zuylen  et  j'y  suis  fort  contente  ;  je  ne  regarde  pas  le 
moulin,  le  pré,  la  vache,  ni  la  grosse  perruque  qui  anime  le  pay- 
sage ;  mais  je  m'amuse,  je  lis,  je  cause,  je  conte,  on  me  raconte, 
je  vois  tous  les  jours  mon  cousin  de  Tuyll  et  ma  nouvelle  cousine, 
sa  jolie  femme  ',  et  j'ai  le  plaisir  d'être  également  bien  dans  ce 
ménage  avec  la  femme  et  le  mari,  ce  qui  ne  m'arrive  presque 
jamais.  Je  suis  si  aise  quand  je  me  trouve  un  peu  de  mérite 
pratique,  qui  soit  bon  pour  l'usage  ;  j'ai  peur  souvent  de  n'en 
avoir  que  de  loin  et  dans  mes  lettres.  Par  exemple,  je  me  demande 
souvent,  quand  vous  me  louez  et  que  vous  me  trouvez  plus  aima- 
ble qu'une  autre,  si  de  près  vous  diriez  la  même  chose  ;  si,  après 
deux  ou  trois  mois  passés  tranquillement  ensemble,  mille  petits 
défauts  n'effaceraient  pas  cette  préférence  que  votre  jugement 
et  votre  cœur  me  donnent.  Pope  a  érigé  un  monument  à  sa 
mère,  il  y  a  gravé  une  épitaphe  ;  un  des  plus  beaux  vers  de  Y  Essai 
sur  l'homme  est  à  l'honneur  de  sa  mère  :  Pope  traitait  sa  mère 
comme  un  chien.  Shaftesbury  était  un  brutal...  » 

Le  19  août  1767,  elle  apprend  à  d'Hermenches  que  le  marquis 
fait  mine  de  reprendre  les  négociations.  Puis  : 

«  Il  y  a  deux  autres  épouseurs,  et  depuis  quelques  jours  j'ai 
un  amoureux  ;  je  mens,  c'est  depuis  six  semaines.  Que  peut 
faire  de  tout  cela  une  personne  qui  n'aime  point  et  qui  se  dégoûte 
de  la  pensée  du  mariage  ?  J'avais  fait  deux  plans  de  célibat, 
de  si  jolis  plans  !  l'un  pour  un  pays,  l'autre  pour  un  autre.  Je 
disais  il  y  a  quelques  jours  à  mon  père  que  je  ne  pourrais 
presque  pas  me  résoudre  à  sacrifier  ma  liberté,  qu'avec  elle  je 
valais  peut-être  quelque  chose,  et  que  dans  la  dépendance  je 
ne  vaudrais  plus  rien,  comme  ces  chiens  qui  chassent  natu- 
rellement, qui  apportent  en  se  jouant,  mais  qui  n'apprennent 
jamais  à  apporter  par  force.  Voulez-vous  que  je  fasse  croix  ou 
pile  pour  le  mariage  et  le  célibat  ?  Si  c'est  croix,  il  faudrait 
peut-être  tirer  au  sort  pour  le  choix  d'un  mari.  » 

La  seule  justification  qu'elle  pût  donner  de  son  mariage,  c'est 
qu'elle  n'aimait  pas  son  pays  : 

«  Belle  et  glorieuse  excuse,  vraiment  !  Est-il  permis  de  haïr 
sa  patrie,  un  pays  libre,  le  pays  de  nos  amis  ?  Quand  je  trouve 


Voir  note  p.  10 1  sur  son  cousin  de  Tuyll. 


1 36  MADAME    DE    CHARRlÈRE    ET    SES    AMIS 

des  amis,  quand  Mme  de  Rosendael  et  Mme  d'Athlone  se  pendent 
à  mes  bras  pour  que  je  les  amuse  et  les  caresse,  et  que  je  me 
promène  avec  elles  dans  des  champs  bien  cultivés,  dont  les  culti- 
vateurs sont  libres  et  riches,  en  vérité  je  n'ose  plus  dire  que  je 
n'aime  pas  mon  pays,  et  cela  n'est  pas  vrai.  —  Gardez  pour  vous 
cette  petite  déclamation  romanesque,  qui  n'est  pourtant  qu'une 
peinture  vraie  et  naturelle. 

7  septembre  ijôy...  J'ai  envoyé  à  Mme  de  Rosendael  une  robe 
à  l'anglaise,  comme  je  les  porte  moi-même  à  présent,  avec  des 
rubans  et  tout  plein  de  choses  que  je  me  suis  amusée  à  ajuster 
moi-même,  car  il  y  a  du  plaisir  à  parer  une  si  jolie  femme  et 
à  rendre  service  à  ce  que  l'on  aime...  J'écris  un  conte  de  fées 
que  Mme  de  Rosendael  me  demandait  ;  je  lui  en  ai  envoyé  le  com- 
mencement, où  j'ai  fait  son  portrait  en  faisant  celui  de  la  fée  ; 
cette  bagatelle  plaît  et  nous  amuse,  mais  vous  vous  en  moque- 
riez :  cela  vient  du  pays  des  marais  et  des  tourbes.  Il  est  ridicule 
de  s'amuser  et  d'écrire  ailleurs  qu'à  Chantilly  '.  Vous  aurez 
beau  me  prêcher  l'ennui,  je  m'amuserai  en  dépit  de  vous.  Je 
vais  deux  fois  par  semaine  à  Utrecht  ;  je  lis  les  poètes  anglais 
avec  un  vieux  Anglais  qui  sait  bien  sa  langue.  J'ai  repris  les 
mathématiques  avec  Praelder,  et  pour  ne  m'en  pas  laisser  dis- 
traire, j'ai  résolu  de  n'aller  pas  à  La  Haye  de  tout  l'hiver,  si  je 
puis  m'en  dispenser.  Il  ne  me  manque  qu'un  excellent  musicien 
pour  être  parfaitement  contente.  Voilà  mon  dernier  mot,  —  et 
que  j'attendrai  d'être  en  France  pour  en  raffoler. 

...Mon  frère  le  marin  est  parti  ce  matin  pour  se  mettre  en  mer. 
Cela  me  rend  triste  ;  nous  avions  été  près  d'une  année  ensemble. 
Il  avait  grande  envie  d'épouser  Mllc  de  Reede,  la  sœur  de  mylord 
Athlone  ;  mais  elle  exigeait  qu'il  quittât  son  métier  ;  il  n'a  pas 
voulu... 

...Je  me  promène  tous  les  matins  pendant  une  heure  avant 
que  le  soleil  ait  confondu  les  gouttes  de  rosée.  On  dirait  qu'on 
m'a  donné  l'inspection  des  ouvrages  publics  des  araignées,  tant 
je  les  examine  curieusement.  Je  croyais  ne  pas  aimer  la  nature, 
parce  que  je  lis  sans  beaucoup  de  plaisir  les  descriptions  de  l'au- 
rore et  du  printemps  dans  les  poètes.  Dieu  merci,  je  me  trompais. 
La  nature  est  fort  au-dessus  des  descriptions  ;  elle  parle  au  cœur 
un  langage  que  les  poètes  imitent  mal,  ou  qui  chez  eux  ne  fait 
plus  son  impression  pour  avoir  été  trop  répété.  Je  voudrais  voir 
demain  matin  les  araignées  de  Chantilly  au  lieu  de  celles  de  Zuy- 
len,  les  voir  avec  vous,  je  veux  dire.  En  vérité,  vous  avez  tort 
de  dire  que  je  dédaigne  ce  que  je  ne  connais  pas  :  je  serais  ravie 
de  voir  Paris,  Versailles  et  Lausanne.  Mais  n'exigez  pas  que  je 

1  Où  d'Hermenches  était  alors,  chez  ses  «amis  intimes»,  le  duc  et  la 
duchesse  d'Aremberg,  dont  il  fait  un  pompeux  éloge. 


A    LONDRES    ET    A    ZUYLEN  I 3j 

me  trouve  mal  de  ce  que  j'ai.  N'y  a-t-il  pas  bien  de  l'insuffi- 
sance à  s'ennuyer  ?  N'y  a-t-il  pas  une  sorte  d'humilité  un  peu 
dégradante  à  avouer  qu'on  s'ennuie  ?  Ce  pays  a  sans  moi  assez 
de  badauds  qui  n'y  voient  rien  de  bon  et  attestent  leur  mépris 
pour  tant  de  ridicules  imitations  de  ce  qui  se  fait  chez  nos  voi- 
sins !  Je  répondis  un  jour  à  quelqu'un  qui  trouvait  que  ce  n'était 
pas  vivre  que  de  vivre  en  Hollande,  et  qu'il  n'y  avait  de  plaisir 
ni  de  bonheur  qu'en  France,  je  répondis  qu'il  devait  donc  savoir 
bien  mauvais  gré  à  nos  pères  d'avoir  défendu  ce  pays  contre 
Louis  XIV,  et  que  c'était  bien  dommage  que  nous  ne  fussions 
pas  devenus  une  province  française...  » 

Elle  a  repris  sa  correspondance  avec  le  marin,  à  qui  elle  écrit 
en  octobre  1767  : 

«  Je  n'ai  presque  point  entendu  de  coup  de  vent  qui  ne  m'ait 
fait  songer  à  vous  avec  regret.  Il  ne  tiendra  qu'à  vous  de  voir 
pendant  le  reste  de  votre  vie  que  je  vous  aime  encore  plus  à 
Zuylen  qu'au  Texel.  Pour  ma  sœur  Mitie,  je  lui  ai  dit  l'autre 
jour  que  je  l'aimerais  mieux  en  Amérique  qu'à  Zuylen.  Elle 
gronde  et  boude  de  tout  son  cœur.  Nous  ne  nous  parlons  plus 
depuis  plusieurs  jours.  Aujourd'hui,  elle  m'a  couru  après  avec 
une  scène  de  réconciliation,  mais  je  ne  veux  pas  la  voir  pleurer, 
ni  pleurer  moi-même  ;  ce  n'est  pas  la  peine  ;  de  sorte  que  je  me 
suis  esquivée.  Ces  fréquentes  transitions  d'humeur  doivent  se 
faire  avec  moins  de  solennité. 

26  octobre  1767.  Me  voici  à  Amerongen  '.  Ma  cousine  m'a 
envoyé  chercher,  je  suis  venue.  M.  de  Reede  et  les  Randwyck 
y  sont  aussi.  Nous  vivons  tous  comme  frères  et  sœurs,  et  l'on 
s'amuse...  L'Ingénu  -  m'a  fait  plaisir  ;  il  y  a  de  très  jolies  choses, 
qui  rachètent  les  choses  rebattues  et  froides.  Il  ne  faut  pas  consi- 
dérer le  tout  ensemble,  ni  vouloir  que  cela  ait  un  but,  mais  à 
mesure  qu'on  lit,  on  s'amuse,  et  si,  après  avoir  fini,  on  fait  des 
critiques,  on  est  fâché  pourtant  d'avoir  fini...  Je  vous  avoue  que 
la  bonne  fortune  du  Noble  me  fait  grand  plaisir  3.  » 

Au  commencement  de  1768,  d'Hermenches  fit  passer  à  son 
amie  un  billet  de  Bellegarde,  dont  nous  ignorons  le  contenu, 


1  Résidence  actuelle  du  comte  Godard  Bentinck,  qui  nous  a  secondé 
dans  notre  travail  avec  une  rare  obligeance,  dont  on  trouvera  les  preuves 
dans  l'illustration  de  ce  livre. 

-  Le  conte  de  Voltaire,  que  d'Hermenches  lui  avait  probablement  envoyé. 

3  D'Hermenches,  avant  fait  lire  Le  Noble  à  ses  amis  français,  avait  com- 
muniqué à  l'auteur  quelque  appréciation  flatteuse. 


1 38  MADAME    DE    CHAKRIEBE    ET    SES    AMIS 

mais  qui  paraît  l'avoir  déterminée  à  rompre  définitivement  ; 
elle  écrit  : 

«  J'ai  vu  beaucoup  d'hymens,  mais  pas  un  ne  me  tente, 

•dit  LaFontaine  ;  et  je  le  dis  après  lui...  J'ai  été  triste  et  j'ai 
pleuré  ces  jours-ci,  mais,  après  tout,  le  moyen  de  s'y  opiniâ- 
trer  encore...  Ne  me  reparlez  jamais  d'un  mari  ;  si  j'en  veux 
un,  je  saurai  le  trouver  moi-même.  » 

Elle  part  pour  La  Haye,  soigner  l'enfant  de  sa  cousine  d'Ath- 
lone,  qu'on  venait  d'inoculer.  Au  retour,  elle  annonce  à  son  ami 
qu'elle  va  commencer  un  cours  de  physique  spéculative  et 
expérimentale  :    «  Il  y  a  longtemps  que  j'en  mourais  d'envie.  » 

Quelque  temps  après,  elle  est  ravie  de  cette  nouvelle  étude  : 

«  Ma  leçon  de  M.  Hahn  est  tout  aussi  intéressante  que  Plu- 
tarque  et  ne  me  rendra  pas  plus  pédante.  Ici,  l'on  admire 
les  lois  de  la  nature  inanimée  et  l'usage  que  l'art  en  a  su  tirer  ; 
là,  on  considère  la  nature  humaine  dans  les  différents  points 
de  vue  où  la  société  la  met.  La  connaissance  des  hommes  est 
peut-être  plus  curieuse  et  plus  satisfaisante  ;  et  pourquoi  exclure 
l'une  des  deux,  quand  toutes  deux  amusent  ?  » 

Puis  elle  s'enthousiasme  pour  la  Corse,  qu'elle  vient  de  décou- 
vrir dans  l'ouvrage  de  son  ami  Boswell  l,  et  pour  Pascal  Paoli, 
chef  de  l'insurrection  contre  la  domination  génoise.  Elle  se 
propose  de  traduire  en  français  le  livre  de  Boswell  et  traite  à 
ce  sujet  avec  un  libraire.  C'est  précisément  alors  que  d'Her- 
menches  part  pour  cette  expédition  de  Corse,  qui  aboutit  à 
la  réunion  de  l'île  à  la  France.  Elle  lui  écrit  le  2  juin  1768  : 

«  Je  me  décide  contre  les  tyrans,  en  faveur  de  ces  hommes 
qui  savent  apprécier  leur  liberté  et  la  défendre.  Mes  vœux  sont 
pour  vous,  mais  contre  votre  troupe,  si  vous  ne  faites  pas  la 
guerre  avec  Paoli  contre  les  sordides  Génois.  » 

Mais  elle  s'avisa  de  prétendre  abréger  le  livre  de  Boswell, 
et  celui-ci  n'en  voulut  pas  entendre  parler  : 

«  L'auteur,  écrit-elle,  quoiqu'il  fût  dans  ce  moment  presque 
décidé  à  m'épouser,  si  je  le  voulais,  n'a  pas  voulu  sacrifier  à 
mon  goût  une  syllabe  de  son  livre.  Je  lui  ai  écrit  que  j'étais 

1  An  account  of  Corsica  and  Memoirs  of  Pascal  Paoli. 


A    LONDRES    ET    A    Zl'YLEN  1 3g 

très  décidée  à  ne  jamais  l'épouser,  et  j'ai  abandonné  la  traduc- 
tion '. 

...Je  vous  ferai  une  peinture  abrégée  de  la  Corse  et  des  habi- 
tants. Auparavant,  il  faudra  encore  que  le  prince  et  la  prin- 
cesse (d'Orange)  aient  déjeuné  samedi,  que  je  les  aie  vus  partir 
de  Zuylen,  et  que  je  sois  revenue  dans  ma  chambre  d'Utrecht  : 
toute  la  Cour  revenant  d'Amsterdam,  allant  à  Soest-dyk, 
déjeune  chez  nous,  c'est-à-dire  y  dîne,  car  j'appelle  dîner  man- 
ger de  la  soupe,  du  rôti  et  de  tout... 

...Bellegarde  m'a  écrit  un  mot  de  politesse  de  La  Haye,  je 
lui  ai  répondu  :  voilà  tout.  » 

Puis,  après  avoir  rappelé  les  souvenirs  «  très  doux  »  qu'elle 
conserve...  de  d'Hermenches,  de  ses  attentions,  «qui  ont  failli 
l'ensorceler  »,  elle  s'écrie  : 

«  Où  me  mènent  ces  souvenirs  et  ces  douceurs  ?  —  A  vous 
dire  que  Bellegarde  n'est  pas  sorcier,  ou  qu'il  ne  veut  pas  user 
avec  moi  de  son  sortilège.  » 

Cette  fois,  tout  est  bien  fini,  n'est-ce  pas  ?  —  Oui,  sans  doute. 
Mais  ce  qui  déconcerte  un  peu  nos  idées  actuelles,  c'est  que 
M,,e  de  Tuyll  revit  le  marquis,  le  rencontra  dans  le  monde,  et 
même  le  reçut  dans  la  maison  de  ses  parents.  Elle  écrit  le  28 
juin  : 

«J'ai  passé  deux  jours  et  deux  nuits  sous  même  toit  avec 
Bellegarde  à  Amerongen.  J'en  étais  surprise  ;  nous  étions 
tous  deux  contents.  Je  me  trouvais  mieux  avec  lui  que  je  n'avais 
pensé.  Nous  logions  tous  deux  en  bas,  aux  deux  bouts  d'un 
immense  corridor  ;  on  me  menait  le  soir  dans  ma  chambre, 
et  je  me  souvenais,  quoique  pas  bien  vivement,  du  Pape,  qui 
ne  voulait  pas  qu'il  y  restât.  Je  ne  sais  s'il  y  pensait,  mais  il 
y  avait  mille  petites  choses  qui  vous  auraient  fait  rire.  » 

Elle  raconte,  entr'autres,  qu'il  y  avait  en  séjour  au  château 
un  petit  Anglais  de  quinze  ans,  le  plus  joli  enfant  du  monde, 
«  beaucoup  d'esprit,  de  la  raison,  un  cœur  excellent  et  la  poli- 
tesse du  cœur,  avec  des  manières  polies  et  charmantes.  »  Le 
marquis  aimait  et  caressait  cet  enfant,  en  qui  on  croit  voir  une 
première  esquisse  du  Chérubin  de  Beaumarchais  : 


1  L'ouvrage  fut  traduit  en  français  et  publié  l'année  suivante  par  M.  S.  D.  C. 
(M.  Seigneux  de  Correvon),  sous  le  titre  :  Etat  de  la  Corse.  Londres  (Lau- 
sanne), 1769. 


I4O  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

«  Un  soir,  conte  Belle,  pendant  qu'on  causait,  il  se  cacha 
dans  mes  rideaux  ;  on  m'allait  quitter,  on  le  cherchait  pour  le 
faire  sortir...  «  Mais  laissez-le  donc,  laissez-le  donc,  disait  Belle- 
garde  ;  elle  saura  bien  le  chasser  ».  Il  semblait  dire  :  «  On  ne 
lui  donne  rien  ;  qu'on  lui  laisse  au  moins  cet  enfant  !  Quel 
soin  cruel  de  lui  tout  ôter  !  » 

Sa  cousine  d'Athlone  lui  disait  : 

«  Il  a  commencé  par  être  sur  le  point  de  vous  épouser,  il 
finit  par  vous  aimer...  Il  est  attentif,  assidu,  il  vous  dit  de  jolies 
choses  ;  je  vous  jure  qu'il  est  amoureux.  » 

Mais  Belle  n'y  croyait  pas.  Ses  parents  la  firent  d'ailleurs 
revenir  d'Amerongen,  «  à  cause  de  ce  qu'on  pouvait  dire  dans 
le  public  de  cette  cohabitation  »  ;  puis,  quelques  jours  après, 
toute  la  joyeuse  troupe  vint  voir  la  famille  de  Tuyll,  qui  offrit 
«  de  très  bonne  grâce  »  un  fort  joli  dîner  à  ses  hôtes. 

«  J'ai  joué  gaîment  au  whist  avec  M.  de  Tscharner,  Bellegarde 
et  mon  père,  qui  étaient  le  mieux  du  monde  ensemble,  et  ma 
mère  polie,  et  même  aimable.  J'ai  dit  tout  haut  au  marquis 
que  s'il  me  pouvait  trouver  un  beau  mouchoir  des  Indes,  je  lui 
en  broderais  une  veste.  Enfin,  je  serai  son  amie  à  la  face  du 
pubhc,  et  je  saurai  donner  quelque  bonne  grâce  aux  ruines  de 
mon  projet.  Bonsoir,  je  vais  me  coucher.  Je  le  dis  avec  vous, 
le  marquis  est  bien  maladroit.  Bonsoir.  (28  juin  1768).  » 

Huit  jours  après,  Bellegarde  annonçait  son  désistement, 
en  prétextant  qu'il  se  jugeait  indigne  : 

«  77  n'est  pas  digne  de  moi  !  —  Que  suis-je  de  si  merveilleux 
et  que  me  faudra-t-il  ?  Il  ne  lui  manquait  qu'un  peu  de  savoir- 
faire  et  de  savoir  m'épouser.  Je  l'aurais,  je  crois,  aimé  et  caressé 
de  bien  bonne  foi.  (7  juillet).  » 

Ainsi  finit  ce  pauvre  rêve  de  bonheur,  auquel,  pendant  quatre 
années,  Belle  de  Zuylen  s'était  attachée,  faute  de  mieux- et 
par  désir  de  changement.  Dès  lors,  Bellegarde  disparaît  de  sa 
vie  comme  de  sa  correspondance.  Il  épousa,  deux  ou  trois  ans 
plus  tard,  une  fort  jeune  personne,  Marie-Charlotte- Adélaïde 
d'Hervilly,  qui,  après  lui  avoir  donné  trois  filles,  mourut  en 
1776,  âgée  de  23  ans  seulement.  Bellegarde  lui-même  mourut 
au  service  des  Etats-Généraux  en  1790  '.  Ses  filles  acquirent 
plus  tard  une  assez  fâcheuse  renommée. 

1  Renseignement  de  M.  André  Perrin.  On  trouvera  de  curieux  détails  sur 
les  aventures  peu  édifiantes  des  demoiselles  de  Bellegarde  dans  les  articles 


A    LONDRES    ET    A    ZL'YLEN  I4I 

D'illustres  visiteurs  vinrent,  cet  été-là,  faire  une  heureuse 
diversion  aux  contrariétés  de  Belle.  Le  jeune  roi  de  Danemark, 
Christian  VII,  qui  faisait  un  voyage  d'instruction  à  travers 
l'Europe,  séjourna  quelque  temps  à  La  Haye  ;  il  s'arrêta  à 
Zuylen  juste  le  temps  nécessaire  pour  que  M1:e  de  Tuyll  traçât 
ce  joli  croquis  : 

«  Ce  30  juin  (1768).  Nous  avons  vu  hier  le  roi  de  Danemark. 
Il  ressemble  au  prince  Adolphe  de  Hesse-Philippthal,  mais 
un  peu  plus  joli,  encore  plus  petit  et  plus  mince.  Il  a  l'air  de 
n'avoir  que  quinze  ans  tout  au  plus,  quoiqu'il  en  ait  presque 
vingt.  Il  est  blond  et  blanc  à  l'excès  ;  je  ne  sais  quelle  physio- 
nomie il  a,  ni  même  s'il  en  a  une.  Il  voudrait  être  poli,  mais  il 
ne  sait  que  dire.  Nous  nous  promenions  avec  lui  dans  les  jar- 
dins de  Termeer,  chez  ma  tante  de  Lockhorst.  Son  favori, 
le  comte  de  Bolk,  joli  courtisan  fort  délié,  aurait  voulu  qu'il 
m'entretînt.  Il  avait  plu  ;  je  plaignais  en  riant  le  sort  de  mes 
souliers,  qui  étaient  fort  jolis  :  Sa  Majesté  ne  regarda  plus 
que  mes  souliers  et  ne  me  parla  d'autre  chose.  On  dit  qu'il  a 
avec  lui  des  filles  habillées  en  pages  ;  mais  il  ne  boit  jamais  de 
vin.  apparemment  parce  que  le  roi  son  père  s'est  tué  à  force 
de  boire  ;  celui-ci  n'aurait  pas  besoin  de  faire  de  grands  excès 
pour  se  tuer.  Le  comte  de  Bernstorf,  qui  est,  je  crois,  son  pre- 
mier ministre,  nous  a  paru  un  homme  de  mérite  et  du  monde  ; 
il  a  d'autres  personnages  assez  graves  à  sa  suite,  mais  il  ne 
peut  les  souffrir,  à  ce  qu'on  dit;  il  n'aime  que  ce  jeune  cour- 
tisan. Sa  femme  et  ses  sujets  sont  très  malheureux,  et  ses  maî- 
tresses ne  sont  pas  mieux  traitées,  car  il  fit  mettre,  il  y  a  quelque 
temps,  à  la  maison  de  force  une  femme  qu'il  avait  aimée.  Voilà 
ce  que  j'ai  vu  et  appris  de  S.  M.  danoise.  Je  n'oserais  peut-être 
vous  envoyer  toutes  ces  balivernes  si  cette  lettre  vous  pouvait 
trouver  à  Versailles  ;  mais  à  Bastia  cela  se  pourra  souffrir. 
Songez  que  cet  enfant  mal  élevé  est  tout  puissant  chez  lui, 
que  c'est  un  despote.  J'aime  fort  à  voir  de  mes  propres  yeux 
ces  petits  acteurs  chargés  des  plus  grands  rôles.  Vous  verrez 
sur  le  petit  théâtre  de  Corse  un  personnage  vraiment  grand. 
C'est  bien  dommage  qu'on  vous  fasse  son  ennemi  !  J'espère 
que  pas  un  de  vos  officiers  n'a  le  livre  de  Boswell  ].  Ces  jolis 
Français  entendent-ils  une  autre  langue  que  la  leur  !  » 

D'Hermenches  répondait  en  envoyant  le  récit  des  faits 
d'armes   de  ces   «jolis   Français»,  et  sa  correspondante  inséra 

(réunis  ensuite  en  volume)  publiés  par  x\i.  Ernest  Daudet,  Les  Dames  de 
Bellegarde.  Mœurs  du  temps  de  la  Révolution.  (Revue  des  Deux  Mondes, 
1"  et  i5  octobre  iqo3). 

1  Qui  les  eût  trop  bien  renseignés  sur  la  Corse  et  Paoli,  qu'elle  appelle 
«  mon  héros  ». 


I42  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

un  extrait  d'une  de  ses  lettres  dans  une  gazette  hollan- 
daise '.  Elle  interrompt  ces  graves  entretiens  pour  mander  à 
son  ami  qu'elle  vient  de  se  faire  couper  les  cheveux  par  raison 
d'hygiène  : 

«  Je  n'y  pense  plus,  ajoute-t-elle.  On  m'a  beaucoup  dit  à 
La  Haye  que  j'étais  plus  jolie  que  jamais  ;  j'ai  pensé,  comme 
Mlle  de  Lude,  que  c'était  un  ridicule  de  moins,  et  voilà  tout. 
Un  jour,  voyant  que  j'avais  le  pied  passable,  vous  me  dîtes 
aussi  :  Cest  un  ridicule  de  moins.  Je  rends  très  humblement 
hommage   à   vos  lauriers.  » 

Deux  mois  plus  tard,  M.  de  Tuyll  recevait  la  visite  du  prince 
Henri  de  Prusse,  frère  du  Grand  Frédéric,  qui  fit  sur  Belle 
une  impression  plus  favorable  que  Christian  VII. 

«  Zuylen,  ce  3  octobre  1768.  Le  9  septembre  au  matin,  nous 
reçûmes  une  lettre  qui  nous  annonçait  le  prince  Henri  de  Prusse 
pour  ce  matin-là  même  ;  il  n'arriva  pourtant  qu'à  3  y2  heures. 
Heureusement,  on  avait  un  petit  dîner  élégant  et  simple  à 
lui  offrir,  et  comme  il  me  parut  très  aimable,  je  voulus  lui 
plaire,  je  m'égayai,  je  causai,  —  et  je  réussis.  Il  parla  beaucoup 
et  me  dit  mille  choses  flatteuses.  Il  parle  très  bien,  avec  esprit 
et  avec  autant  d'aisance  que  de  finesse.  Après  dîner,  il  témoigna 
de  1  envie  de  voir  ma  chambre,  et  je  l'y  menai.  Ma  table  était 
couverte  de  livres  ;  il  aurait  voulu  voir  ce  que  c'était,  mais  il 
n'osait  les  ouvrir,  par  civilité,  ni  moi,  par  modestie.  Aperce- 
vant à  la  fin  votre  grosse  lettre,  je  lui  dis  :  «  V.  A.  R.  ne  soup- 
çonne pas  que  c'est  là  une  relation  de  la  guerre  de  Corse  ?  — 
Non,  vraiment,  me  dit-il,  je  ne  m'en  serais  pas  douté.  Mais 
cela  vous  amuse-t-il  ?  —  Oui,  monseigneur,  répondis-je,  j'y 
prends  intérêt  parce  qu'un  homme  de  mes  amis  s'y  distingue. 
Mais  V.  A.  sera  encore  plus  surprise  de  voir  l'extrait  de  ma  let- 
tre dans  la  gazette.  »  Et  en  même  temps  je  tirai  la  gazette  de 
ma  poche  et  la  lui  donnai.  Il  lut  l'extrait  et  prétendit  que  c'était 
en  faveur  des  femmes  du  château  de  Cavelli  que  j'avais  rendu 
cette  relation  publique.  On  s'en  amusa  fort  :  les  courtisans  s'em- 

1  La  chronique  de  la  Revue  suisse  de  Mai  1844  (rédigée  par  Juste  Olivier), 
mentionne  le  fait  que  Gaullieur  vient  de  communiquer  à  la  Société  d'his- 
toire de  la  Suisse  romande  des  fragments  des  lettres  de  Constant  d'Her- 
menches  à  Belle  de  Zuylen  sur  la  guerre  de  Corse.  Nous  ignorons  ce  que 
ces  lettres  sont  devenues  et  si  Gaullieur  les  a  imprimées  quelque  part.  Nous 
devons  à  M"'  veuve  Gaullieur  la  communication  de  26  lettres  de  d'Hermen- 
ches  :  c'est  tout  ce  qui  lui  restait  d'une  correspondance  qui  dut  être  consi- 
dérable, puisqu'elle  alla  bon  train  pendant  12  ans. 


A    LONDRES    ET    A    ZUYLEN 


l43 


parèrent  de  la  gazette,  et  le  prince,  en  continuant  de  regarder  ma 
chambre,  mon  cabinet,  mon  bain,  enfin  tout  ce  qui,  dans  une 
habitation,  aide  à  connaître  la  personne  qui  l'habite,  parlait 
tantôt  de  moi  et  de  mes  amusements,  tantôt  de  Paoli  et  des 
Corses.  Il  me  dit  qu'apparemment  Paoli  était,  comme  les  autres 
hommes,  un  mélange  de  bien  et  de  mal,  qu'il  l'avait  regardé 
jusqu'ici  comme  une  espèce  de  partisan  habile  à  se  gagner  la 
confiance  du  peuple.  Le  prince  parle  mieux  que  cela  ;  je  vous 
dis  négligemment  le 
sens  de  ses  discours. 
A  cela  je  ne  sus  trop 
que  répondre,  et  j'a- 
vouai combien  j'é- 
tais embarrassée  à 
fixer  mon  opinion, 
car,  sur  la  foi  de 
Boswell,  j'avais  re- 
gardé Paoli  comme 
un  grand  homme, 
comme  un  législa- 
teur sage,  habile  et 
généreux,  mais  l'en- 
thousiasme de  M. 
Boswell  nous  en  a 
imposé  sur  tant  d'au- 
tres choses!...  Enfin, 
nous  en  parlâmes  en 
personnes  sensées, 
qui  sont  fort  à  leur 
aise  ensemble.  Il  fal- 
lut se  séparer  ;  le 
prince  ne  nous  quit- 
tait pas  avec  plai- 
sir. —  «  Ne  venez- 
vous  pas  quelque- 
fois à  La  Haye  ? 
Pourrait-on  se  flatter  de  vous  voir  à  Berlin  ?  »  —  L'envie 
de  nous  revoir  et  le  chagrin  de  nous  quitter  furent  exprimés  bien 
des  fois,  et  de  l'air  le  plus  flatteur,  parce  que  c'était  l'air  le  plus 
vrai.  Il  partit  enfin,  et  me  laissa  tout  enivrée  de  ma  petite  faveur 
et  enchantée  de  lui  :  l'un  augmentait  l'autre  mutuellement. 
Vraiment,  c'est  beaucoup  que  d'être  à  la  fois  un  grand  prince, 
un  grand  général  si  souvent  victorieux,  et  un  homme  d'esprit 
et  de  lettres,  doux  dans  la  conversation,  poli  et  aimable.  Les 
gens  de  sa  suite  sont  à  leur  aise  avec  lui,  on  ne  voit  chez  eux 
aucune  contrainte,  et  l'on  prétend  qu'il  est  chéri  dans  sa  mai- 
son. Comme  je  ne  pense  pas  que  vous  l'ayez  jamais  vu,  il  faut 


LE    PRINCE    HENRI    DE    PRUSSE 


i44 


MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 


encore  vous  dire  sa  figure  :  elle  a  quelque  ressemblance  avec 
celle  du  général  Cronstrôm  '  (savez-vous  qu'il  vient  de  mourir, 
mon  pauvre  cousin,  cet  honnête  homme  que  nous  aimions 
tous  ?)  Le  prince  n'est  donc  ni  grand,  ni  beau,  ni  joli;  ses  grands 
veux  fixes  et  pénétrants  faisaient  baisser  les  miens,  qui  ne  sont 
pas  pourtant  des  plus  timides  ;  mais  le  ton  est  si  honnête  qu'il 
adoucit  le  regard  ;  la  contenance  est  si  noble  et  si  fière  qu'elle 
rehausse  la  taille  ;  l'habillement  a  l'air  de  se  trouver  par  hasard 
et  sans  aucun  soin  riche  et  le  plus  convenable  du  monde  ; 
les  manières  sont  sans  apprêt  et  telles  qu'il  serait  impossible 
d'y  trouver  rien  à  redire.  Ainsi  tout  va  bien,  et  cette  petite 
figure  se  tire  aussi  bien  d'affaire  que  la  plus  belle. 

A  son  retour  à  La  Haye,  il  parla  beaucoup  de  Zuylen  et  de 
moi.  On  donna  une  fête  le  23  ;  quelques  jours  auparavant, 
il  dit  à  ma  sœur  qu'il  ne  doutait  pas  que  j'y  vinsse,  qu'il  le  sou- 
haitait beaucoup,  qu'il  la  priait  de  me  l'écrire  et  de  me  faire 
ses  compliments.  Il  n'y  eut  pas  moyen  de  résister.  Nous  arri- 
vâmes, ma  mère  et  moi,  la  veille  du  bal,  et  comme  je  vins  au 
bal  fort  tard,  tout  le  monde  me  dit  que  le  prince  Henri  n'avait 
cessé  de  me  demander  et  de  me  chercher.  Le  prince  d'Orange 
me  mena  auprès  de  lui,  et  il  se  leva  de  son  jeu  pour  me  dire 
toutes  les  honnêtetés  possibles.  Vous  auriez  dû  voir  combien 
les  dames  de  La  Haye  étaient  surprises,  et  combien  Mmt  de 
Bosselser  me  trouvait  importune  quand  le  prince  me  parlait  ! 
Les  places  à  la  comédie  étaient  prises  pour  le  lendemain  depuis 
quinze  jours,  mais  le  prince  de  Prusse  mit  toute  notre  Cour 
d'Orange  en  mouvement  pour  nous  en  trouver  à  ma  mère  et 
à  moi  ;  le  paresseux  Marcet  courut  de  tous  côtés  à  perdre  haleine, 
et  nous  fit  recevoir  enfin  dans  la  loge  de  l'ambassadeur  de 
France,  que  nous  n'avions  jamais  vu.  Je  fis  donc  connaissance 
avec  M.  de  Breteuil  à  la  comédie,  et  j'en  fus  fort  contente, 
quoiqu'il  n'ait  pas  voulu  faire  de  visite  au  prince  Henri,  parce 
que  celui-là  n'en  veut  point  rendre.  L'ambassadeur  n'a  pas 
même  voulu  se  faire  présenter  à  lui  pendant  le  bal,  et  le  prince 
le  saluant  d'une  légère  inclination  de  tête,  selon  sa  coutume 
(il  était  au  jeu),  M.  de  Breteuil,  qui  était  debout,  a  eu  soin, 
dit-on,  en  rendant  le  salut,  que  sa  tête  ne  se  baissât  pas 
davantage.  Cela  me  paraît  puéril.  Le  prince  me  paraît  fier, 
mais  d'une  fierté  pour  ainsi  dire  innée,  qu'on  ne  se  donne  pas, 
mais  qu'on  a  reçue  avec  le  rang,  qui  n'annonce  pas  l'orgueil 
et  ne  ressemble  pas  à  l'arrogance.  Je  crois  que  M.  de  Breteuil 
veut  être  haut  et  simple.  Vous  savez  que  ces  sortes  d'intentions 
sont  difficiles  à  cacher.  De  peur  de  me  paraître  doucereux, 
et  prometteur,  il  me  tint  rigueur  sur  une  petite  modeste  solli- 


C'était  le  parrain  de  Belle  (voir  en.  I). 


A    LONDRES    ET    A    ZUYLEN  1 45 

citation  que  je  lui  adressais  pour  un  jeune  Français  aimable  et 
malheureux,  qui  nous  est  venu  voir  cinq  ou  six  fois  :  je  ne  deman- 
dais rien  pour  lui,  je  faisais  son  histoire,  et  l'ambassadeur 
l'interrompit  de  tant  d'objections  assez  durement  exprimées, 
que  je  rougis  et  me  tus,  parce  que  j'étais  en  colère.  Il  se  radoucit 
cependant,  et  je  revins;  dans  le  fond,  ses  intentions  étaient  fort 
bien,  mais  il  avait  voulu  garantir  la  forme  d'un  air  de  politesse 
française...  «  Monsieur  l'ambassadeur  se  frise  et  se  barbe  lui- 
même,  »  me  disait  l'Irlandais  Onbrouck,  descendant  des  roite- 
lets d'Irlande  ;  cette  frisure  et  cette  barberie  font  grand  bruit 
à  La  Haye,  et  on  répète  partout  que  c'est  son  maître  d'hôtel 
qui  lui  coupe  les  cheveux.  Vous  savez  comme  on  parle  beau- 
coup de  peu  de  chose  à  La  Haye.  Il  ne  joue  ni  ne  danse  ;  dites- 
moi,  avec  qui  causera-t-il  ? 

...Après  avoir  bien  joui  de  ma  faveur  encore  le  lendemain 
de  la  comédie,  à  un  grand  vilain  concert  qu'on  donnait  diman- 
che à  la  maison  du  Bois,  je  partis  lundi  de  La  Haye  en  même 
temps  que  le  prince.  Si  je  l'en  crois,  je  ne  me  marierai  pas  : 
«Ah!  Mademoiselle,  restez  comme  vous  êtes!»  Mais  si  je  me 
marie,  j'ai  promis  de  stipuler  par  contrat  un  voyage  à  Berlin.  » 

La  Corse  et  Paoli  inspirent  encore  à  Belle  de  fort  jolies  ré- 
flexions. Elle  se  demande,  en  particulier,  «  s'il  profiterait  à 
la  Corse  de  devenir  française,  »  et  si  les  impôts  ne  lui  pèseraient 
pas  très  lourd  : 

«  Qui  sait,  dit-elle,  s'ils  n'auraient  pas  des  juges  comme  à 
Toulouse,  un  gouvernement  avide  et  dur,  et  si  le  luxe  d'une 
femme  de  finance  n'engloutirait  pas  le  produit  de  leur  stérile 
terre.  Toute  la  France  ne  joue  pas  la  comédie  à  Villers-Cotte- 
rets  et  ne  fait  pas  des  soupers  fins  dans  de  petites  maisons. 
Les  provinces  sont,  à  ce  qu'on  dit,  pauvres  et  gémissantes. 
Le  droit  du  roi  de  France  sur  la  Corse,  c'est,  ce  me  semble, 
celui  du  plus  fort,  comme  le  droit  du  plus  fin  était  celui  des 
Espagnols  sur  l'Amérique.  » 


Un  malheur  vint  fondre  soudain  sur  la  famille  de  Tuyll. 
Belle  écrivait  à  d'Hermenches,  le  28  octobre  1768  : 

«  Ma  mère  se  prépare  pour  l'inoculation.  Cela  nous  occupe 
jusqu'à  présent  sans  inquiétude.  Mais  si  la  maladie  est  un  peu 
sérieuse,  je  serai  d'autant  plus  mal  à  mon  aise  que  je  crois 
avoir  contribué  à  la  résoudre.  De  vrai  danger,  il  n'y  en  a  point; 
cependant,  pour  plus  de  tranquillité,  je  parlerai  encore  au  long 
et  au  large  à  l'inoculateur,  qui  est  un  Anglais  fort  habile  homme, 
prudent   et   de   bon   sens.  » 


I46  MADAME    DE    CHARH1EBE    ET    SES    AMIS 

A  cette  occasion,  elle  adresse  à  son  frère  Ditie  une  lettre 
charmante,  où  nous  lisons  entr'autres  : 

«7  novembre  1768,  à  Zuylen...  C'est  M.  Williams,  médecin 
par  étude  plus  que  par  métier,  qui  l'a  inoculée...  Il  est  habi- 
tant de  la  maison  depuis  deux  jours,  et  ne  nous  quittera  point 
tant  que  durera  la  maladie.  L'inoculation  a  pris  aux  deux  bras  : 
nous  avons  lieu  de  nous  attendre  au  succès  le  plus  heureux,, 
et  je  suis  tranquille  et  contente. 

...Il  me  semble  que  ma  mère  à  un  peu  d'humeur  quelquefois, 
et  que  de  préférence  cela  tombe  sur  moi  ;  ce  n'est  pas  de  cela  que 
je  me  plains,  mais  je  me  désespère  contre  moi-même  de  ne 
pouvoir  acquérir,  malgré  les  meilleures  intentions  qui  entrèrent 
jamais  en  aucun  cœur  du  monde,  de  ne  pouvoir  acquérir, 
dis-je,  cette  douceur,  ce  sens  froid  qui  préviennent  et  écartent 
tous  les  sujets  d'humeur.  Ma  situation  à  cet  égard  n'est  pas 
trop  facile,  car  souvent  il  semblerait  qu'on  ne  peut  se  passer 
de  mon  avis,  et  quand  je  le  dis  avec  cette  misérable  vivacité 
qui  m'est  naturelle,  je  déplais  et  je  fâche.  Tout  cela  ne  serait 
rien,  si  je  me  pouvais    corriger  ! 

...Pourquoi  ne  m'avez-vous  plus  donné  de  vos  nouvelles  ? 
Nous  ne  devrions  jamais  perdre  de  vue  ni  vous  ni  moi  que  le 
cœur  de  l'un  appartient  de  droit  et  essentiellement  et  pour 
toujours  à  l'autre,  sans  qu'aucune  traverse  passagère  puisse 
changer  le  fond  de  cette  éternelle  vérité.  Je  souffre  tant  de  petits 
chagrins  de  la  part  des  gens  que  j'aime,  qu'en  vérité  j'ai  grand 
besoin  qu'on  ramène  et  radoucisse  quelquefois  mon  cœur, 
qui  à  la  fin  s'effarouche  et  met  en  doute  toutes  les  amitiés, 
et  prendrait  volontiers  le  parti  d'une  insensibilité  parfaite... 
Excepté  deux  ou  trois  degrés  de  trop  d'indolence  chez  l'un,. 
et  d'impatience  chez  l'autre  (avouez  le  trop  comme  moi),  je 
ne  vois  aucune  disparité  dans  nos  caractères,  je  vois  beaucoup 
d'amitié  dans  nos  cœurs...  Si  vous  vous  trouvez  bien  des  eaux 
d'Aix  et  que  vous  puissiez  revenir  et  passer  l'hiver  à  Utrecht, 
ce  serait  une  excellente  chose.  Nous  y  aurons  Mme  d'Athlone, 
et  de  temps  en  temps  Charrière,  je  pense...  Si,  après  les  eaux, 
votre  poitrine  demande  un  pays  chaud,  croyez-moi,  n'exami- 
nez cette  question  qu'avec  des  amis  sages,  et  qui  aient  de  l'ex- 
périence là-dessus,  et  point  du  tout  avec  mon  père,  dont  plus 
que  jamais  la  sagesse  et  les  excellentes  intentions  sont  embar- 
rassées dans  d'étranges  théories  sur  la  santé,  et  qui  tire  de 
ces  théories  d'éternelles  maximes,  qui  reviennent  sans  cesse 
avec  une  douceur  la  plus  opiniâtre  du  monde.  Depuis  plus  de 
deux  mois  que  je  me  baigne,  mon  père  n'a  pas  laissé  passer 
une  seule  occasion  de  soutenir  que  cela  était  inutile  et  que  la 
promenade  faisait  le  même  effet,  sans  que  tout  ce  que  moi  et 
les  autres  avons  pu  dire  et  le  bien  étonnant  que  m'ont  fait  ces 


A    LONDRES    ET    A    ZUYLEN  1 47 

bains,  ait  changé  la  moindre  chose  à  son  raisonnement,  ou 
plutôt  à  son  assertion,  qui  ne  semble  presque  pas  positive, 
tant  elle  est  doucement  et  modestement  exprimée,  mais  auprès 
de  laquelle  la  mule  du  Pape  n'a  aucune  fermeté.  » 

Le  27  novembre,  elle  écrit  que  sa  mère,  qu'on  a  inoculée 
deux  fois,  a  la  petite  vérole  légèrement,  «  cinquante  à  soixante 
gros  boutons  »,  qui  vont  sécher.  Puis,  une  quinzaine  plus  tard, 
cette   lettre   désolée   à   d'Hermenches  : 

«  Vous  demandez  ce  que  je  fais.  Hélas  !  je  pleure  ma  mère, 
je  gouverne  tristement  une  maison,  je  cherche  à  adoucir  le  sort 
de  mon  père,  qui  est  affreux.  Mon  frère  le  marin  tousse,  on 
craint  pour  lui  ;  je  l'importune  du  matin  au  soir  pour  lui  faire 
tenir  la  conduite  qui  peut  le  sauver.  Voilà  ce  que  je  fais,  mon 
cher  d'Hermenches;  j'envie  le  sort  de  tout  le  monde.» 

Puis  elle  raconte  la  mort  de  sa  mère,  qui  paraissait  rétablie, 
lorsqu'un  mal  de  gorge  l'a  prise,  avec  une  fièvre  violente,  de 
l'oppression, —  et  le  lendemain  à  midi,  «elle  passa  d'un  sommeil 
paisible  à  la  mort.  » 

«  Il  serait  impossible  de  vous  dépeindre  l'horreur  et  la  déso- 
lation où  nous  nous  trouvâmes  plongés.  Chaque  circonstance 
nous  était  un  poignard.  Mon  père  a  perdu  tout  son  plaisir, 
son  unique  amie,  sa  compagne  et  sa  consolation.  Nous  perdons 
tous,  elle  nous  manque  du  matin  au  soir.  On  nous  plaint,  mais 
on  fait  dans  le  monde  mille  contes  qui  nous  accusent.  Heureu- 
sement, je  ne  les  entends  pas  en  détail,  je  puis  me  cacher;  je  ne 
vois  que  des  gens  qui  nous  aiment.  On  vient  nous  tenir  compa- 
gnie les  soirs.  Mme  d'Athlone  vient  à  toute  heure,  et  alors  mon 
cœur  se  rouvre.  Je  ne  puis  ni  lire  ni  écrire  ;  ce  peu  de  lignes 
m'a  coûté  une  peine  infinie;  je  travaille  quand  je  suis  seule,  ou 
je  vais  pleurer  avec  la  vieille  femme  de  chambre  de  ma  mère...  » 

Nous  avions  besoin  de  cette  lettre,  après  tant  de  folles  fan- 
taisies, de  cette  expansion  si  vraie  d'une  douleur  si  naturelle. 
)  Isabelle  aimait  tendrement  sa  mère,  qui  la  comprenait  mieux 
que  le  reste  de  la  famille  ;  cette  perte  était  la  plus  douloureuse 
qu'elle  eût  encore  faite  ;  elle  fut  longtemps  à  se  ressaisir.  Le 
19  janvier  suivant,  elle  écrit  : 

«Je  suis  paresseuse,  découragée,  abattue,  mélancolique, 
incapable  de  tout.  Je  n'aime  ni  la  maison,  ni  ma  chambre, 
ni  mes  livres.  Je  cours  dehors,  je  les  fuis,  et  quand  c'est  auprès 
de  Mme  d'Athlone  que  j'arrive,  je  suis  contente,  mon  chagrin 
est  au  moins  adouci  ;  je  l'amuse,  elle  me  caresse  ;  je  passe  la 


I40  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

matinée  au  chevet  de  son  lit,  les  soirs  j'y  retourne,  je  ne  la 
quitte  jamais  qu'elle  n'arrange  le  moment  de  me  revoir  ;  sans 
elle,  je  mourrais  d'ennui  et  de  tristesse  ;  je  l'aime  par-dessus 
tout.  » 

Elle  déplore  de  voir  son  père  si  distrait  sur  son  propre  bien- 
être,  auquel  il  oublie  de  songer  : 

«  Faites-lui  connaître  imperceptiblement,  dites-vous,  le  plai- 
sir de  ne  se  plus  gêner  et  de  ne  se  rien  refuser.  »  —  Oui,  cela 
serait  très  bien  s'il  n'aimait  pas  à  se  gêner,  s'il  voulait  ne  se  rien 
refuser...  Il  ne  veut  point  de  feu  dans  sa  chambre;  il  aime  mieux 
aller  à  pied  qu'en  carrosse  et  s'asseoir  sur  une  chaise  dure  que 
dans  un  fauteuil  ;  tout  est  comme  cela  !  Vous  voyez  que  les 
complaisances  et  les  prévenances  n'ont  pas  beau  jeu.  Après 
l'amour  de  ses  devoirs  et  de  l'ordre,  je  ne  lui  connais  d'autre 
passion  que  celle  de  bâtir  ;  j'espère  que  l'occasion  de  la  satis- 
faire se  présentera  :  les  Etats  méditent  un  bâtiment  dont  il 
aurait  la  principale  direction...  Si  nous  avions  de  la  bonne  com- 
pagnie à  Utrecht,  il  la  goûterait  et  il  s'y  attacherait,  mais  notre 
ville  n'offre  aucune  ressource  intéressante...  «  Soyez  en  deuil, 
dites-vous,  mais  ne  soyez  pas  désespérée.  »  Je  ne  sais  si  vous 
ne  ririez  pas  en  voyant  mon  deuil  :  je  n'ai  cessé  d'y  ajouter 
et  de  le  rendre  toujours  plus  noir  et  plus  lugubre,  jusqu'à  ce 
que  tout  ce  que  j'ai  fût  noir  nuit  et  jour.  C'est  une  sorte  de 
superstition,  qui  m'en  a  fait  comprendre  d'autres.  » 

Un  séjour  à  La  Haye,  chez  sa  sœur,  ne  la  distrait  guère  de 
ses  sombres  pensées.  Le  Ier  avril,  elle  dit  : 

«  Je  retourne  tristement  au  triste  Utrecht.  J'ai  l'imagination 
noire,  avec  des  moments  de  folie  qui  égaient  les  autres  beau- 
coup plus  que  moi-même.  Je  laisserais  bien  volontiers  à  ceux 
qui  me  regrettent  l'esprit  qui  les  amuse,  s'ils  me  voulaient 
donner  en  échange  un  peu  de  sérénité  dans  l'âme...  Je  me 
flatte  que  tout  cela  s'éclaircira  un  peu  quelque  jour.  » 

Par  ces  derniers  mots,  elle  prépare  d'Hermenches  à  des 
confidences  nouvelles.  Durant  son  séjour  de  La  Haye,  elle  a 
fait  plusieurs  fois  une  rencontre  qu'elle  a  notée  : 

«  Lundi,  écrit-elle  à  d'Hermenches,  je  fis  prier  M.  votre  fils 
de  venir  passer  la  soirée  chez  moi  ;  j'avais  lady  Athlone, 
M'le  Fagel  et  M.  de  Charrière...  J'ai  été  ces  quinze  jours  presque 
enfermée  avec  ma  sœur,  qui  est  en  couches  ;  pour  me  voir, 
il  fallait  épier  les  moments,  et  se  mettre  de  mes  promenades 
avec  M"1L  d' Athlone,  Charrière  et  Rendorp...  Je  n'ai  vu  que 
mes  amis,  gens  aussi  sauvages  que  moi.  » 


CHAPITRE  V 


Monsieur   de   Charrière 


«  Je     l'aimai    de     tout    mon 

(Belle  de  Zuylen  à  d'Hermen- 
ches.) 


Tristesse  domestique.  —  Belle  correspond  avec  M.  de  Charrière  ;  elle  se 
prend  à  l'aimer.  —  M.  de  Wittgenstein  et  lord  Wemyss.  —  M.  de 
Saïgas. —  Le  père  de  Belle  se  résigne.  —  M.  de  Charrière  amoureux; 
ses  lettres.  —  Le  mariage.  —  Ce  qu'on  en  pensait  à  l'trecht. 


L'heure  était  venue  pour  Belle  de  prendre  un  parti,  nous 
allions  presque  dire  de  faire  une  fin.  Assez  de  prétendants 
avaient  défilé  devant  elle,  assez  d'années  mélancoliques  s'étaient 
écoulées  dans  le  «  triste  Utrecht  ».  Elle  touchait  presque  à 
la  trentaine,  et  bientôt  il  ne  serait  plus  temps  de  songer  au 
mariage.  Or  elle  devait  y  songer  plus  que  jamais  dans  la  soli- 
tude de  la  vieille  maison,  d'où  venait  de  disparaître  sa  mère  : 

«  La  maison  et  mon  père,  écrit-elle  à  Ditie,  ont  grand  besoin 
d'un  peu  de  compagnie  aimable.  Vincent  est  bien  ;  il  va  et 
vient  et  fait  son  devoir  avec  activité...  Pour  Guillaume,  il 
est  toujours  à  la  chasse,  à  moins  qu'il  ne  soit  malade  pour 
avoir  trop  chassé  ;  alors  il  reste  dans  sa  chambre  et  dans  la 
mienne,  et  puis  il  va  porter  sa  convalescence  dans  les  champs 


i5o 


MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 


avec  Jean  Shœk,  etc..  Depuis  hier  matin  il  est  chez  Bottesteyn. 
Dat  kan  my  geen  zier  meer  schelen  1  (2  novembre  1769). 

Vous  ne  pouvez  vous  figurer  notre  ménage  aussi  triste  qu'il 
l'est.  Je  suis  mieux  pourtant  avec  mon  père  que  nous  n'avons 
été  il  y  a  quelques  semaines.  Nulle  société  entre  mes  frères  et 
moi  que  celle  que  la  nécessité  nous  impose.  Vincent  est  civil, 
froid  et  systématique  ;  Guillaume,  inégal,  souvent  dur  et  impoli. 
J'ai  brûlé  cruellement  mon  pauvre  Zéphyr,  par  malheur,  avec 
de  l'eau  bouillante  ;  vous  jugez  si  j'ai  été  désolée  :  j'ai  pleuré 
sur  mon  chien,  je  lui  ai  demandé  pardon,  je  l'ai  veillé  plusieurs 
nuits  ;  il  était  permis  à  mes  frères  de  rire  de  moi,  mais  ils  ont 
brusqué  Zéphyr  et  m'ont  fait  durement  un  crime  de  ma  ten- 
dresse. On  dirait  qu'ils  la  voudraient  pour  eux,  et  cependant 
ils  en  seraient  bien  embarrassés,  car  ils  n'aiment  que  leur  liberté 
et  la  chasse.  (27  novembre  1769.)  » 

C'est  à  ce  moment  qu'un  nouveau  parti  se  présenta  pour 
elle.  Parmi  les  personnes  qu'elle  aimait  à  voir  à  La  Haye,  elle 
vient  de  nommer  en  passant  M.  de  Charrière.  Elle  le  retrouva 
six  mois  après  dans  un  séjour  qu'elle  fit  à  Spa  avec  sa  cousine. 
Elle   écrit   à  d'Hermenches  le   18  septembre   1769  : 

«Nous  nous  y  sommes  bien  amusées.  Je  logeais  chez 
M,1K'  Thélusson,  de  Paris,  l'amie  de  mon  frère  (Ditie).  J'étais  libre 
et  contente.  Nous  étions  toujours  ensemble  et  avec  notre  ami 
M.  de  Charrière,  quand  nous  ne  voulions  être  avec  tout  le  monde. 
Je  n'ai  fait  connaissance  qu'avec  deux  Français,  M.  de  Serent 
et  le  vicomte  de  Chabot,  aimables  tous  deux  dans  des  genres 
différents  2.  M.  de  Serent,  voyant  qu'on  m'en  avait  dit  des 
merveilles,  se  laissait  souhaiter  et  rechercher  ;  j'y  allais  renon- 
cer quand,  à  la  fin,  il  s'est  laissé  un  peu  trouver. 

...  Vous  voudriez  que  je  quittasse  mes  foyers  :  ah  !  je  le 
voudrais  bien  aussi.  Mais  le  moyen  de  quitter  mon  père  !  Il 
faudrait  me  marier  ;  et  le  moyen  de  me  marier  !  Je  voudrais 
bien  vous  voir...  Nous  causons  mal  à  présent  :  je  ne  vous  dis 
pas  tout  ce  que  je  pense,  ni  des  demi-plans,  avec  leurs  avanta- 
ges et  leurs  inconvénients.  Cela  est  si  inutile  de  loin,  on  voit 
les  choses  d'une  manière  si  différente  !  J'avais  mes  raisons  pour 
vous  demander  quelques  détails  sur  les  gens  que  vous  aviez 
autour  de  vous.  Mais  ce  n'est  pas  la  peine  de  les  détailler  et 


1  «  Cela  ne  peut  plus  rien  me  faire.  » 

2  Nous  retrouverons  M.  de  Serent,  plus  tard  précepteur  des  fils  du  comte 
d'Artois.  M.  de  Charrière,  qui  paraît  avoir  été  lié  d'ancienne  date  avec  lui, 
l'avait  sans  doute  présenté  à  Belle  de  Zuylen.  Quant  au  «vicomte  de  Cha- 
bot», ce  nom  désignait,  dès  i~Si,  le  vicomte  de  Rohan. 


MONSIEUR    DE    CHARRIERE  I  5  I 

de  questionner,  parce  que  tout  cela  est  très  vague,  très  incer- 
tain, très  peu  intéressant.  » 

Ces  réticences  cachent  quelque  grave  perplexité  ;  nous  allons 
voir  ce  que  signifie  l'allusion  à  l'entourage  de  d'Hermenches. 

«  13  mars  1770.  Je  ne  puis  rien  vous  dire  de  moi,  sinon  que 
•depuis  un  mois  j'ai  repris  mes  pastels,  oubliés  pendant  douze 
ans,  et  j'ai  fait  quatre  portraits  ressemblants  et  dessinés  ; 
pour  le  coloris,  il  est  encore  bien  éloigné  de  la  nature.  Six  semai- 
nes de  leçons  d'un  peintre  habile  me  rendraient  un  peintre 
passable.  Cela  m'amuse  et  m'occupe.  Du  reste,  je  suis  comme 
toujours  gaie  et  triste,  tour  à  tour,  sans  raison,  assez  bizarre, 
mais  bonne  personne  pourtant,  un  peu  plus  ignorante  que  de 
coutume,  trop  paresseuse  pour  les  sciences  abstraites,  trop 
raisonnable  pour  achever  de  me  tourner  la  cervelle  par  de  la 
métaphysique,  et  très  dégoûtée  de  tout  ce  qu'on  appelle  livres 
de  goût.  Je  suis  assez  bien  avec  mon  père,  et  j'ai  un  angola  ' 
et  une  levrette,  qui,  après  Mme  d'Athlone,  sont  mes  amours 
les  plus  chères  et  mes  plus  grandes  délices.  » 

Cela  dit,  elle  s'informe  d'un  comte  de  Wittgenstein,  qui  doit 
commander  un  •  régiment  en  Corse  : 

«  C'est  de  lui  que  je  voulais  que  vous  me  parlassiez  de  vous- 
même,  sans  savoir  que  j'y  prenais  intérêt  ;  je  n'y  prenais  qu'un 
intérêt  bien  faible  ;  je  n'en  prends  plus  du  tout  à  présent.  Il 
projetait  de  m'épouser  :  je  n'entends  plus  parler  de  lui  ;  sans 
doute  il  a  quelque  autre  projet.  C'est  égal,  je  pourrais  bien 
me  marier  un  de  ces  jours  pour  mettre  fin  aux  incertitudes, 
aux  projets,  aux  contradictions.  Mon  étoile  est  étrange  !  Si 
vous  étiez  assis  au  coin  de  mon  feu,  je  vous  raconterais  bien 
■des  choses...  » 

Elle  écrit  plus  librement  à  son  frère  Ditie  : 

«  25  janvier  1770.  On  m'a  fait  une  nouvelle  proposition  de 
mariage,  je  l'ai  communiquée  à  mon  père,  et  j'ai  pris  cette 
occasion  pour  lui  parler  de  M.  de  Charrière  avec  toutes  les 
instances  et  la  vivacité  que  j'ai  cru  pouvoir  me  permettre  ; 
je  n'ai  rien  obtenu.  Mon  père  cependant  n'est  point  dur  ni  mépri- 
sant sur  le  chapitre  de  Charrière.  Si  je  ne  puis  obtenir  l'homme 


1  On  disait  souvent  alors  un  angola,  pour  un  angora, —  par  erreur; 
car,  comme  le  remarque  Littré,  les  chats  que  ce  nom  désigne  (sans  parler 
des  chèvres  angora)  nous  sont  venus  d'Angora,  ville  de  l'Asie  mineure,  et 
non  d'Angola,  région  de  la  côte  occidentale  de  l'Afrique. 


1 52  MADAME    DE    CHARRIÈRE    ET    SES    AMIS 

que  j'aime,  j'épouserai  le  dernier  proposé,  à  moins  que  je  me 
sente  pour  lui  une  répugnance  invincible. 

31  janvier...  Mon  père  s'est  fâché  contre  moi  tout  à  l'heure  ; 
il  avait  raison  et  tort,  mais  il  m'a  dit  des  choses  qui  m'ont 
attendrie,  affligée,  qui  m'ont  fermé  la  bouche,  et  qui  m'ont  mis 
dans  une  situation  à  me  faire  compter  tout  mon  bonheur  à 
venir  pour  rien  et  ma  vie  pour  un  fardeau.  Si  nous  avions  des 
carmélites,  je  m'y  mettrais. 

Février -mars  1770...  Je  suis  tranquille  et  résignée,  quoique 
je  ne  sois  pas  consolée  ;  je  pleure  doucement,  je  ne  me  plains 
de  rien,  et  je  fais  des  portraits  en  pastels  ;  celui  de  Vitel  [le  vieux 
majordome  de  M.  de  Tuyll]  et  du  petit  Amerongen  ressemblent 
très  bien  ;  l'ébauche  que  j'ai  faite  ces  jours  passés  de  M.  de  Reede 
est  frappante  l.  J'ai  fait  depuis  le  portrait  de  Mme  d'Athlone, 
que  personne  encore  n'a  méconnu...  Si  La  Tour  l'avait  entre 
les  mains  une  seule  matinée,  ce  portrait  ne  le  céderait  peut-être 
qu'à  bien  peu...  Ne  parlez  à  mon  père  de  rien  de  ce  qui  me 
regarde  ;  il  en  faut  laisser  le  soin  à  la  Providence,  à  lui  et  à  moi. 

16  mars.  Je  n'ai  reçu  aucune  nouvelle  de  M.  de  Charrière 
depuis  cinq  semaines  ;  l'homme  dont  je  vous  ai  parlé  viendra 
au  mois  de  mai.  Vous  ai-je  dit  son  nom  et  son  état  ?  Mylord 
Wemyss,  autrefois  rebelle,  un  des  chefs  des  rebelles  d'Ecosse, 
on  attainted  lord,  établi  moitié  en  Suisse,  moitié  à  Paris...  Il 
est  l'oncle  de  ce  M.  Charteris,  que  vous  avez  vu  chez  M.  Brown  2. 

19  avril.  Ce  n'était  pas  pour  jamais  que  M.  de  Charrière  se 
défendait  de  m'écrire  :  j'ai  reçu  trois  de  ses  lettres  en  douze 
jours  ;  j'avais  été  près  de  deux  mois  sans  en  recevoir  ;  un  gros 
rhume,  un  mélange  d'incertitude,  de  délicatesse,  de  chagrin, 
avaient  causé  ce  long  silence...  Tout  ce  que  vous  dites  de  mes 

1  M.  de  Reede  est  mylord  Athlone,  qui  avait  épousé  cette  cousine  de 
Belle  que  celle-ci  aimait  si  tendrement.  Le  portrait  dont  il  est  ici  question 
existe  encore  au  château  d'Amerongen  ;  il  porte  cette  mention:  «Com- 
mencé en  1771  [c'est,  en  réalité,  1770]  par  M""  de  Charrière;  achevé  par 
Liotard  en  1773  ».  Dans  cette  espèce  de  collaboration,  on  discerne  moins  la 
part  du  grand  artiste  genevois  que  celle  de  Belle  de  Zuylen...  Le  portrait  de 
Mm°  d'Athlone,  qu'on  trouvera  plus  loin  et  qui  est  de  Liotard  seul,  est 
beaucoup  plus  intéressant. 

2  Le  comte  de  Wemyss,  pair  d'Ecosse,  baron  d'Elcho,  colonel  des  gardes 
du  Prétendant,  était  un  ami  et  un  compagnon  d'armes  de  mylord  Maréchal. 
11  vivait  à  la  Prise  de  Cottendart,  au-dessus  de  Colombier  (Neuchàtel). 
C'est  à  lui  que  Du  Peyrou  a  adressé  sa  fameuse  Lettre  de  Goa,  où  il  prend 
avec  tant  de  vivacité  la  défense  de  J.-J.  Rousseau  contre  le  pasteur  de 
Môtiers  (1765).  Si  Belle  de  Zuylen  avait  épouse  lord  Wemyss,  sa  destinée 
l'eût  conduite  dans  la  contrée  même  où  la  fixa  son  mariage  avec  M.  de 
Charrière. 


MONSIEUR    DE    CHARR1ERE 


i53 


amants  m'a  bien  divertie.  Il  n'y  a  de  bon  à  cela  que  les  plaisan- 
teries qu'on  en  peut  faire.  » 

Dans  la  lettre  à  d'Hermenches  du   13  avril,   elle  ne  cache 
plus  rien...  que  le  nom  de  celui  qu'elle  aime  : 


«  Puisque  vous  me  parlez  d'un  si  bon  ton,  si  vrai,  si  ami,  je 
m'en  vais  vous  détailler  mon  histoire  sans  crainte  et  sans  réserve. 
Il  y  a  dix-huit  mois  ou  davantage,  que  mon  père  et  ma  mère 
me  parlèrent  de  M.  de  Wittgenstein  et  me  montrèrent  une  de 
ses  lettres,  écrite  à  je  ne 
sais  qui.  Sa  lettre  était 
honnête  et  simple  ;  il  y 
parlait  de  ma  dot  et  de- 
mandait que  mon  père  la 
rendît  plus  considérable 
qu'il  ne  se  l'était  d'abord 
proposé,  ce  qui  a  été  ac- 
cordé, si  je  ne  me  trompe. 
On  me  dit  du  bien  de  sa 
personne  et  de  son  carac- 
tère ;  mais  souvent  le  mé- 
rite, aussi  bien  que  le 
démérite,  de  bouche  en 
bouche  va  croissant,  de 
sorte  que  je  ne  pris  à 
cela  qu'un  intérêt  assez 
tiède.  J'ai  eu  tant  d'a- 
mants allemands  en  pers- 
pective ! 

Dans  ce  même  temps, 
mon  imagination  '  s'at- 
tachait à  un  homme  que 
j'avais  vu  de  loin  en  loin, 
pour  qui  j'avais  toujours 
eu    de   l'amitié   et   de    la 

sensibilité,  et  qui  en  avait  pour  moi.  Une  figure  noble  et 
intéressante,  quoique  un  peu  maladroite;  un  esprit  juste, 
droit  et  très  éclairé  ;  un  cœur  sensible,  généreux  et  stric- 
tement honnête  ;  un  caractère  ferme  avec  une  humeur  égale 
et  facile,  et  une  simplicité  comme  celle  de  La  Fontaine, 
voilà  mon  amant  à  mes  yeux  et  aux  yeux  de  tous  ceux  qui  le 
connaissent.  Il  y  a  quelquefois  des  maladresses  dans  son  esprit 
comme  dans  ses  manières,  qu'on  lui  reproche,  et  dont  on  badine 
tant  qu'on  veut,  car  personne  jamais  n'eut  moins  de  vanité. 


MONSIEIR    DE    OHARRIERE 
D'après  une  miniature  d'Arlaud  117811  appartenant 

à  M™'  Picot-Rigaud.  à  Genève). 
Ecrit  au  dus  :  Un  des  plus  sincères   amis  de  Made- 
moiselle Moula.  Peint,  le  2  mars  /781/. 


C'est  nous  qui  soulignons  ce  mot  significatif. 


1 54  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

Nous  nous  écrivions  ;  la  correspondance  s'anima.  Seule,  oisive, 
à  la  campagne,  pas  un  homme  qui  intéresse  dans  tout  un  pays... 
la  correspondance  s'anima.  Mon  père  et  ma  mère  avaient  bonne 
opinion  de  M.  de  Wittgenstein  et  en  parlaient  quelquefois. 
Des  affaires  l'arrêtaient  à  Paris,  disait-on,  et  il  devait  venir 
dès  qu'il  serait  libre...  Je  perdis  ma  mère,  je  ne  pensai  plus  au 
mariage,  je  me  fis  un  crime  de  l'amour,  et  je  cessai  d'écrire.  » 

Cependant  Wittgenstein  ne  se  pressait  pas  de  venir,  et  Belle 
se  dégoûta  de  ce  vague  projet  : 

«  L'homme  des  lettres  s'approcha.  Tantôt  à  Utrecht,  tantôt 
à  La  Haye,  nous  passâmes  beaucoup  de  journées  ensemble  ; 
la  retraite  dans  laquelle  je  vivais,  la  confiance  et  la  liberté 
dont  j'avais  pris  l'habitude  avec  lui,  vous  imaginez  bien  où 
cela  nous  mena.  N'imaginez  pas  trop,  pas  tout,  cependant  ; 
vous  vous  tromperiez,  je  vous  le  jure.  Je  finis  par  où  d'autres 
commencent,  je  l'aimai  de  tout  mon  cœur.  Ma  meilleure  amie 
me  conseilla  de  l'épouser.  Il  soutint  que  c'était  le  plus  mauvais 
•conseil  du  monde  :  «  Je  n'ai,  disait-il,  ni  rang,  ni  fortune  ;  je 
ne  suis  qu'un  pauvre  gentilhomme  ;  je  n'ai  point  assez  de  mérite 
pour  vous  tenir  lieu  de  tout  ce  que  vous  sacrifieriez.  Votre  atta- 
chement n'est  pas  de  nature  à  pouvoir  se  soutenir  ;  vous  désirez 
du  plaisir,  et  vous  ne  savez  pas  en  prendre  ;  vous  prenez  pour 
de  l'amour  un  délire  passager  de  votre  imagination.  Quelques 
mois  de  mariage  vous  détromperaient,  vous  seriez  malheureuse, 
vous  dissimuleriez,  et  je  serais  encore  plus  malheureux  que  vous.» 

Je  n'entendais  plus  parler  de  M.  de  Wittgenstein...  Quelque- 
fois, dans  les  chagrins  de  toute  espèce  que  j'éprouvais,  je  voulais 
vous  en  écrire  et  vous  prier  de  lui  parler  de  moi  de  façon  à  le 
faire  venir  ici  d'abord  après  la  campagne...  Et  moi,  qui  voulais 
l'épouser  pour  sortir  d'ici,  non  m'amuser  à  apprécier  spécu- 
lativement  son  mérite,  je  ne  vous  en  parlai  point  du  tout  ; 
seulement  je  vous  priai  de  me  parler  des  gens  avec  qui  vous 
étiez,  croyant  qu'un  mérite  distingué  ne  serait  point  passé  sous 
silence. 

...L'été  se  passa  et  l'homme  que  j'aimais  s'éloigna.  Tant 
que  je  l'avais  eu  près  de  moi  et  que  j'avais  espéré  d'oser  et  de 
pouvoir  accorder  demain  ce  que  je  refusais  aujourd'hui,  contente, 
ou  du  moins  distraite  et  occupée,  je  n'avais  pas  prévu  ce  que 
je  souffrirais  de  son  absence.  Je  la  trouvai  affreuse.  D'un  autre 
côté,  mes  frères  me  chagrinaient.  Le  comte  de  Wittgenstein  ne 
venant  point,  je  crus  que  ses  émissaires  lui  avaient  dit  que 
j'aimais  un  autre  homme,  et  je  demandai  enfin  à  celui-ci  s'il 
refuserait  sérieusement  et  absolument  de  me  prendre  pour  femme. 
Il  me  détailla  ses  anciennes  objections  avec  une  force  qui  me 
le  fit  souvent  accuser  d'indifférence  ;  il  me  dit  que  mon  père 


MONSIEUR    DE    CHARR1ERE  1 55 

ne  consentirait  jamais,  et  que  je  l'aimais  trop  sans  doute  pour 
le  faire  entrer  dans  une  famille  où  il  serait  méprisé...  J'en  par- 
lai donc  à  mon  père,  qui  me  répondit  comme  il  l'avait  prévu 
et  me  reparla  du  comte  de  Wittgenstein...  Quelques  semaines 
après  cette  conversation,  on  me  proposa  un  autre  mari,  lord 
Wemyss,  rebelle,  condamné,  ami  de  mylord  Maréchal...  J'écou- 
tai la  proposition  et  je  courus  tout  de  suite  la  dire  à  mon  père. 
Il  est  plus  riche,  lui  dis-je,  que  M.  de  Wittgenstein  ;  il  n'est 
pas  jeune:  c'est  un  bien  quand  on  n'est  pas  aimé;  accordez-moi 
la  permission  d'épouser  un  homme  que  je  connais,  que  j'aime, 
que  vous-même  vous  estimez,  que  personne  ne  surpasse  pour 
l'honneur,  le  mérite  et  les  vertus,  dont  la  naissance  ne  vous 
fera  pas  rougir  et  dont  j'aurai  le  plaisir  d'améliorer  la  fortune  ; 
ou  bien  j'accepte  et  j'épouse  lord  Wemyss  ;  qu'il  me  plaise  ou 
non,  n'importe  ;  je  suis  lasse  de  vivre  dans  un  climat  où  mes 
nerfs  souffrent,  où  je  suis  sans  cesse  malade  et  mélancolique  ; 
je  suis  lasse  de  projets  et  d'incertitudes.  Vous  êtes  le  maître  : 
choisissez  de  ces  deux  hommes,  décidez  quel  des  deux  sera  mon 
mari. 

Mon  père  ne  fut  pas  ému  de  ce  discours  pathétique  :  il  me 
reparla  tranquillement  de  M.  de  Wittgenstein  ;  mais  je  lui 
dis  qu'il  était  clair  qu'il  ne  se  souciait  plus  de  ce  mariage,  que 
je  ne  voulais  pas  être  refusée,  que  supposé  que  je  fusse  encore 
la  maîtresse  de  le  faire  venir  pour  en  juger  par  mes  yeux  comme 
mylord  Wemyss,  cette  revue  serait  trop  ridicule.  Il  exigea  que 
je  ne  m'engageasse  point  à  lord  Wemyss  avant  de  l'avoir  vu.  » 

Alors,  on  invita  lord  Wemyss  à  venir  ;  il  devait  arriver  au 
mois  de  mai.  Le  préféré  d'Isabelle  en  fut  très  alarmé  pour  elle  '  ; 
connaissant  lord  Wemyss,  il  représenta  à  son  amie  qu'elle  ne 
pourrait  l'aimer,  qu'il  ne  lui  laisserait  pas  la  liberté  rêvée  ; 
il  est,  dit-il,  débauché,  emporté,  despotique...  Elle  lui  fit  cette 
réponse  déconcertante  : 

«  Une  personne  comme  je  suis  à  présent  mérite  tout  au  plus 
un  lord  Wemyss  ;  ce  serait  un  trop  mauvais  présent  à  faire  à 
un  autre.   » 

L'humble  ami  s'attacha  à  combattre  cette  résolution  déses- 
pérée, représentant  à  Belle  «  qu'il  n'y  aurait  plus  de  bonheur 

1  «Il  me  semble,  écrit-elle  à  son  frère  Ditie,  que  Mmt  d'Athlone,  M.  de 
Charrière  et  M.  de  Saïgas  (voir  note  ci-après)  frémissent  à  la  pensée  du 
mylord.  »  —  Le  mariage  écossais  faisait  fré mir  tout  le  monde  :  «  Quant  à 
l'Ecosse,  lui  écrit  d'Hermenches,  je  frémis  seulement  à  cette  pensée.  C'est 
un  pays  perdu  et  de  mœurs  féroces,  où  je  ne  voudrais  jamais  laisser  aller 
le  plus  misérable  des  êtres  auquel  je  m'intéresserais.  » 


1 56  MADAME    DE    CHARBIERE    ET    SES    AMIS 

pour  lui   si   elle   se   rendait   irrévocablement  malheureuse,  »  et 
la  suppliant  d'étudier  au  moins  Wemyss  avant  de  l'épouser  : 

«  Peut-être  le  public  et  moi  lui  faisons  tort  :  mais  voyez, 
connaissez-le  vous-même.  » 

Sur  ces  entrefaites  arrive  une  lettre  d'Hermenches  pleine 
d'éloges  sur  Wittgenstein  : 

«Sans  doute,  je  le  connais;  je  l'ai  reçu  chevalier  du  Mérite 
en  Corse,  et  c'était  une  distinction  pour  lui  et  pour  moi...  Il 
est  de  maison  souveraine,  très  bon,  très  brave,  très  honnête 
garçon.  Il  a  de  la  fortune  ou  du  moins  des  rentes,  et  je  le  crois 
rangé.  De  tous  les  maris  possibles,  c'est  celui  que  je  vous  sou- 
haiterais le  plus,  dès  que  l'on  ne  peut  plus  penser  à  Bellegarde. 
Vous  auriez  tout  de  même  un  rang,  vous  joueriez  un  rôle... 
Puisque  je  suis  assez  infortuné  pour  ne  pouvoir  pas  vous  épouser, 
je  veux  au  moins  vous  voir  unie  à  quelqu'un  qui  vous  convienne... 
Que  mon  fils  n'a-t-il  quatre  ans  de  plus  et  une  compagnie  aux 
gardes  !  Je  vous  l'offrirais  pour  votre  mari...  Vous  seriez  au 
moins  ma  belle-fille,  et  nous  passerions  notre  vie  ensemble 
comme  des  patriarches.  C'est  toujours  la  conclusion  de  mes 
vœux  et  de  mes  prières  de  pouvoir  me  rapprocher  un  jour  de 
vous,  incomparable  amie.  Ayez-moi  comme  admirateur,  comme 
adorateur  (car  je  le  suis),  vous  n'y  courez  aucun  risque.  Mon 
propos  est  quelquefois  lourd,  et  je  ne  laisse  pas  que  d'avoir 
déjà  des  cheveux  gris...  » 

Sans  s'arrêter  à  ces  regrets  un  peu  saugrenus,  Belle  ne  répond 
que  sur  l'article  Wittgenstein  : 

«  Il  me  semble  que  c'est  trop  tard  et  qu'il  faut  suivre  ma 
destinée.  Si  je  pouvais  encore  épouser  l'homme  que  j'aime, 
ne  serait-ce  pas  la  meilleure  fortune  de  toutes  ?  » 

Elle  se  reproche  sa  «  faiblesse  ridicule  »  à  l'endroit  de  Witt- 
genstein :  elle  risque  de  compromettre  les  dispositions  favorables 
qui  pourraient  naître  dans  le  cœur  de  son  père  pour  son  «  véri- 
table amant,  celui  que  son  cœur  préfère,  et  qu'une  délicatesse 
d'honneur  lui  ordonne  aussi  de  préférer.  »  Cependant,  elle  fait 
ce    raisonnement    bizarre  : 

«  Je  ne  me  trouve  qu'un  parti  très  médiocre  pour  un  homme 
que  j'aime  beaucoup  et  qui  n'a  point  de  fortune,  parce  qu'il 
méritait  quelque  chose  de  bien  meilleur  que  moi.  Mylord  Wemyss 
ne  mérite  pas  mieux  peut-être.  Mais  M.  de  Wittgenstein,  qui 
a  un  nom  et  des  espérances  considérables,  qui  est  bon,  aimable 
et  brave,  je  le  plaindrais,  ce  me  semble,  de  m'avoir.  » 


MONSIEUR    DE    CHARRIKRK 


i57 


Quant  à  Wemyss,  si  son  père  l'agrée,  «  je  l'épouse  tout  de 
suite,  dit-elle,  à  peu  près  dans  la  même  disposition  avec  laquelle 
on  se  fait  religieuse  ;  je  ferai  vœu  de  sagesse  et  d'indifférence  ; 
mais  je  ferai  vœu  aussi  d'être  laborieuse  et  utile,  si  je  puis... 
Si  j'ai  des  enfants  (je  n'en  aurai  pas  un  grand  nombre,  je  pense), 
je  les  élèverai  avec  soin,  je  travaillerai,  je  ferai  travailler  de 
pauvres  jeunes  filles  avec  moi,  je  ferai  lire  haut,  j'aurai  de  la 
musique,  non  des  opéras,  mais  les  chœurs  d'Esther  et  d'Athalie  ; 
je  demanderai  à  Dieu  une  dévotion  raisonnable,  douce,  indul- 
gente, charitable,  qui 
me  tienne  lieu  d'amant 
et  de  plaisir...  Je  vous 
demande  si  vous  ne 
trouvez  pas  qu'il  faille 
laisser  M.  de  Wittgen- 
stein  à  sa  destinée, 
sans  l'entortiller  dans 
la  mienne.  » 

Elle  était  vraiment 
sans  illusion  sur  le  lord 
écossais,  dont  elle  écrit 
à  son  frère  (23  avril 
1770)  : 

«  Vous  me  demandez 
quel  homme  est  lord 
Wemyss.  En  attendant 
que  je  l'aie  vu,  je  puis 
vous  dire  que  sa  répu- 
tation   n'est    pas     faVO-  de  Neuchâtel 

rable  quant  à  ses  goûts 

et  ses  plaisirs  et  son  caractère  ;  mais  n'importe,  il  ne  me  battra 
pas  sans  doute.  Je  ne  sais  pas  encore  l'histoire  de  ses  exploits 
ni  de  ses  dangers,  mais  dans  la  fureur  de  son  zèle  de  rébellion, 
il  opina  pour  qu'on  coupât  un  doigt  à  tous  les  soldats  anglais 
prisonniers  et  qu'on  les  renvoyât  ainsi  mutilés  dans  leur 
pays.  On  dit  qu'après  une  bataille,  on  trouva  dans  les  poches 
des  Ecossais  tués  une  défense  de  lui  et  d'un  autre  chef  de  faire 
quartier  à  aucun  Anglais:  il  n'avait  pas  vingt  et  un  ans  alors, 
et  on  est  furieux  jusqu'à  la  démence  dans  une  guerre  civile  ; 
ainsi,  ces  traits  ne  sont  pas  décisifs  pour  son  cœur...  » 


LORD    WEMYSS 
D'après  un  portrait  conservé  au  Musée  historique 


M1 


-  d'Athlone  la  dissuadait  avec  larmes  d'épouser  cet  homme 


1 58  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

farouche.  Alors  elle  se  retourne  vers  «  l'amant  qu'elle  aime  » 
et  qu'elle  n'ose  encore  nommer  à  d'Hermenches,  de  peur  de 
ses  railleries.  Elle  s'efforce  de  les  prévenir  : 

«  8  mai  1770.  Je  le  connais  depuis  longtemps  et  très  bien, 
je  suis  parfaitement  au  fait  de  sa  situation  ;  vous  ne  le  connaissez 
que  de  vue,  et  si  d'après  quelque  préjugé  ou  des  ouï-dire  vous 
ne  m'en  parliez  pas  selon  mon  estime  pour  lui,  je  sens  que  je 
ne  vous  le  pardonnerais  pas  aisément. Voilà  pourquoi  je  m'obstine 
à  ne  le  point  nommer.  » 

Il  est  sûr  que  M.  de  Charrière  ne  devait  point  passer  pour 
un  cavalier  très  brillant.  Aussi,  que  de  précautions  oratoires 
pour  préparer  le  beau  d'Hermenches  à  apprendre  ce  nom  : 

«  Si  vous  l'avez  vu,  ce  n'a  été  qu'en  passant,  et  en  ce  cas,  ou 
vous  ne  l'avez  pas  remarqué,  ou  il  a  dû  vous  déplaire  ;  vous 
ne  pourriez  vous  plaire  l'un  et  l'autre  qu'à  la  longue  :  je  le  sais, 
j'en  suis  sûre,  et  pourquoi  m'exposer  à  vous  voir  vous  récrier 
sur  mon  choix  ?  J'estime  trop  votre  goût  pour  que  cela  ne  me 
fût  pas  désagréable...  Mylord  Wemyss  doit  être  parti  aujour- 
d'hui de  Paris  pour  venir  à  Utrecht.  Ce  que  vous  me  dites  de 
lui  est  exactement  conforme  à  ce  que  m'en  a  dit  l'homme  que 
je  ne   nomme   point.  » 

Elle  ajoute  quelques  détails  peu  édifiants  sur  une  sœur  de 
Wemyss  et  constate  qu'à  tout  prendre,  Wittgenstein,  si  chau- 
dement recommandé  par  d'Hermenches,  vaudrait  mieux  : 

«  Ses  enfants  seraient  fiers  et  pauvres  comme  des  comtes 
allemands  ;  je  n'ai  pas  seize  quartiers,  ni  même  huit,  de  sorte 
que  ses  filles  ne  pourraient  entrer  dans  les  chapitres  ;  ses  fils 
n'auraient  apparemment  d'autre  ressource  que  les  services 
étrangers,  ce  qui  est  une  manière  d'établissement  estimée  et 
fort  noble,  mais  qui  me  paraît  fort  désagréable  en  ce  qu'on 
n'a  point  de  patrie  et  qu'on  répand  son  sang  pour  l'ambition 
d'un  souverain  que  l'on  ne  saurait  respecter  avec  cet  enthou- 
siasme aveugle  qu'ont  pour  lui  ses  sujets.  » 

Après  quelques  plaisanteries  sur  les  enfants  probables  de 
lord  Wemyss,  elle  s'interrompt  : 

«Je  ris,  mais  le  fond  de  mon  âme  est  lugubre...  Pour  me 
donner  à  moi  une  chance  d'être  plus  heureuse,  j'en  fais  courir 
une  à  l'homme  que  j'épouserais  d'être  très  malheureux  !  Lord 
Wemyss  est  précisément  celui  qui  m'inspire  le  moins  de  scru- 
pule, parce  qu'il  est  celui  qui  a  le  moins  de  mérite,  le  moins  de 
sensibilité  apparemment,  et  le  moins  de  droit  à  un  bon  mariage. 


MONSIEUR    DE    CHARRIÈRE  I  5o, 

Si  tous  ces  moins  me  déterminent,  ce  sera  assurément  le  plus 
étrange  motif  de  détermination  que  l'on  ait  jamais  eu.  Quant 
à  l'homme  que  j'aime,  il  me  connaît  si  bien,  je  l'ai  tant  de  fois 
averti  depuis  qu'il  est  question  de  l'épouser,  je  lui  ai  tant  de  fois 
exagéré  mes  travers,  ma  mélancolie  et  les  risques  qu'il  pouvait 
courir,  lui  conseillant,  pour  ainsi  dire,  de  renoncer  à  moi,  que 
puisqu'il  persiste,  c'est  son  affaire.  S'il  était  riche,  je  n'oserais 
pourtant  l'épouser  ;  mais  il  est  pauvre,  il  m'aime  et  je  l'aime.» 

Seulement,  elle  veut  l'approbation  de  son  père  : 

«  Si  je  réussissais,  et  que  je  visse  ensuite  mon  père  chagrin, 
mécontent,  affligé,  malade  peut-être,  —  et,  vu  son  âge,  mes 
craintes  peuvent  aller  plus  loin  encore,  —  je  me  haïrais  moi- 
même,  je  détesterais  le  bonheur  que  j'aurais  obtenu  aux  dépens 
du  sien...  Vous  ne  sauriez  croire  combien  je  suis  lasse  de  cette 
maison  !  Mon  père  croit  que  j'y  suis  fort  bien,  parce  que  je  sors 
et  rentre  quand  je  veux,  que  je  m'occupe  comme  il  me  plaît 
et  que  j'ai  des  chevaux  et  des  domestiques  à  ma  disposition. 
Mais  croyez  que  sans  Mme  d'Athlone,  je  serais  morte  il  y  a  long- 
temps d'ennuis  et  de  déplaisirs,  et  que  j'aimerais  mieux  être 
blanchisseuse  de  mon  amant  et  vivre  dans  un  taudis,  que  toute 
l'aride  liberté  et  le  bon  air  de  nos  grandes  maisons.  Mon  père 
n'a  garde  de  deviner  cela,  et  quand  je  le  dis,  il  croit  que  j'exa- 
gère, que  je  me  livre  à  un  moment  d'humeur,  que  je  déclame, 
qu'il  faut  me  laisser  dire,  qu'une  heure  après  je  serai  aussi  gaie, 
aussi  parlante  que  jamais.  Il  n'a  pas  tort  :  je  parle,  je  ris,  je  joue 
aux  échecs,  je  peins,  je  ne  boude  jamais,  et  il  est  plus  commode 
de  me  croire  consolée  et  contente,  que  d'approfondir  et  de  con- 
sulter mon  âme  et  mes  pensées.  » 

Ces  mélancoliques  réflexions  sont  datées  d'Utrecht  :  il  semble 
qu'elle  fût  plus  sombre  à  la  ville  qu'à  Zuylen,  où  mille  objets 
la  venaient  distraire.  Elle  s'y  retrouve  peu  de  temps  après. 

«  Zuylen,  ce  14  juillet  1770.  Je  trouve  fort  bon  que  vous  ayez 
deviné  l'homme  que  j'aime,  et  j'ai  souri  avec  satisfaction  en 
lisant  tout  cet  article.  J'ai  souri  surtout  à  cette  phrase  :  «Ce 
sont  précisément  de  ces  goûts  des  têtes  comme  la  vôtre.  »  Quelque 
sens  que  vous  ayez  voulu  y  attacher,  je  la  prends  pour  un  éloge 
flatteur.  Quant  aux  amis  que  je  pourrai  perdre  par  cette  union, 
je  vous  assure  que  je  ne  les  regretterai  pas.  Au  reste,  M.  de 
Charrière  en  parle  à  peu  près  comme  vous  lorsqu'il  en  parle... 
Si  je  l'épousais,  ce  ne  serait  ni  par  l'ennui  de  mon  état  présent, 
ni  pour  finir  les  persécutions;  je  n'attendrais  pas  deux  ans, 
ni  deux  mois,  ni  deux  jours,  s'il  était  en  mon  pouvoir  d'être  à 
lui  tout  de  suite...  Le  besoin  d'aimer  enthousiasmait  et  échauffait 


IÔO  .MADAME    DE    CHARBIEBE    ET    SES    AMIS 

mon  cœur  de  loin  pour  Bellegarde  :  quand  je  le  revoyais,  je 
cherchais  l'homme  à  qui  j'avais  écrit  ;  je  l'aurais  épousé  avec 
une  satisfaction  froide  et  réfléchie,  sans  aucune  émotion  de 
plaisir...  » 

Mais  d'Hermenches,  qui  ne  pouvait  goûter  son  choix,  lui 
adressait  des  lettres  peu  réconfortantes,  comme  le  montre  cette 
réplique  : 

«  12  octobre  1770.  Je  n'ai  pas  répondu  à  votre  dernière  lettre, 
parce  qu'elle  m'a  paru  aussi  affligeante  qu'un  chapitre  de  Candide, 
et  tout  aussi  peu  raisonnable.  Pourquoi  chercher  à  démontrer 
que  les  choses  les  plus  désirables  et  les  plus  désirées,  quand  elles 
sont  obtenues,  ne  font  pas  notre  bonheur  ?  Si  cela  est,  je  veux 
l'ignorer,  je  veux  espérer.  Quand  cela  serait,  que  me  servirait 
d'en  être  persuadée  ?  Quelle  conclusion  en  tirerais-je  ?  Qu'il 
faut  rechercher  ce  dont  on  ne  se  promet  rien  et  se  déterminer 
pour  ce  qui  déplait  ?  » 

Avec  son  frère  Ditie,  qui  la  comprend  et  l'aime  mieux,  elle 
ouvre  librement  son  cœur  : 

«  M.  de  Charrière  pense  que  lord  Wemyss  est  ici,  et  point 
du  tout  :  il  attend  à  Paris  une  promotion  de  croix  du  Mérite, 
où  il  espère  avoir  part.  Voilà  une  ambition  bien  puérile  pour 
un  attainted  lord,  qui  n'a  rien  fait  d'essentiel  pour  la  France. 
On  m'a  dit  qu'un  petit  prince  allemand  l'avait  déjà  décoré 
d'une  très  grande  étoile.  Sera-ce  là  mon  mari  ?  (9  juillet  1770). 

...On  n'entend  point  parler  de  lui.  J'irai  demander  demain  à 
M.  Brown  ce  que  cela  peut  signifier...  Mon  père  devrait  bien 
me  laisser  épouser  l'homme  que  j'aime  !...  Je  ferme  souvent  les 
yeux,  comme  on  fait  dans  un  danger  auquel  on  ne  peut  point 
opposer  de  prudence...  (23  août  1770).  » 

M.  Brown.  qui  s'est  entremis  auprès  du  noble  lord,  se  montre 
très  piqué  de  son  manque  d'égards.  Nous  avons  une  lettre 
de  lui  au  baron  de  Brackel,  seigneur  de  Chamblon,  ami  de  lord 
Wemyss,  où  Brown  se  plaint  vivement  des  procédés  de  ce  dernier: 

«  Il  a  fait  écrire  que  M"c  de  Zuylen  devait  lui  envoyer  une 
spécification  exacte  de  ses  biens,  qu'il  en  ferait  autant  à  elle 
par  rapport  aux  siens,  et  s'ils  trouvaient,  l'un  et  l'autre,  qu'ils 
auraient  assez  de  fortune  pour  vivre  sur  le  pied  qu'ils  souhai- 
taient, que  Mlle  de  Zuylen  n'avait  qu'à  nommer  quelque  ville 
en  Flandres  ou  dans  les  Pays-Bas,  où  elle  lui  donnerait  rendez- 
vous  four  V épouser.  Cette  proposition  a  été  rejetée  de  la  façon 
qu'elle  le   méritait...    Je   ne   puis   que   mépriser   tout   homme, 


MONSIEUR    DE    CHARRIERE 


161 


de  quelque  rang  que  ce  soit,  qui  est  capable  d'en  faire  de  pareilles, 
et  mon  temps  m'est  à  présent  trop  précieux  pour  m'occuper 
des  gens  que  je  méprise.  Si  on  parle  à  cette  heure,  et  peut-être 
avec  fondement,  d'un  mariage  pour  cette  dame  qui  ne  sera  pas 
à  tous  égards  extrêmement  convenable,  ça  ne  peut  justifier  en 
rien  la  conduite  de  mylord  Wemyss.  (15  janvier  1771).  » 


Le  dénouement 
était  proche.  M.  de 
Saïgas,  grand  ami 
de  Charrière  et  fort 
estimé  en  Hollande, 
n'y  avait  pas  été 
étranger.  Cadet  de 
la  maison  de  Nar- 
bonne-Pelet,  le  ba- 
ron de  Saïgas  vivait 
au  pays  de  Vaud, 
où  sa  famille  s'était 
réfugiée  à  l'époque 
des  dragonnades.  Il 
avait  été  gouver- 
neur du  duc  de 
Glocester  ;  le  roi 
Georges  III  le  te- 
nait en  grande  es- 
time et  amitié.  C'é- 
tait (ainsi  dit  une 
inscription    qui    fi- 


D'après  un  pastel  peint  par  M""  de  Charrière  (propriété 
du  comte  G.  Bentinck.  à  Ameroneen). 


gure  au  dos  de  son 

portrait  «  un  homme  de  grand  esprit  et  de  grande  droiture 
et  simplicité  de  caractère  ».  Il  fut  un  des  plus  fidèles  amis  de 
M.  et  Mme  de  Charrière,  et  mourut  à  Rolle,  en  1813,  dans  un  âge 
très  avancé.  Nous  retrouverons  quelquefois  à  Colombier  ce 
parfait  galant  homme,  dont  les  lettres  nous  fourniront  plus 
d'un  renseignement  utile  '.  Impatient  de  voir  souffrir  son  ami, 


1  M.  de  Saïgas  laissa  à  Rolle,  où,  d'après  une  de  ses  lettres,  datée  de 
Genève,  il  parait  s'être  fixé  vers  1785,  le  souvenir  de  grandes  vertus  et  de 
hautes    capacités.    Roverea,   qui    s'était    retiré    à    Rolle,    raconte  dans    ses 


IÔ2  MADAME    DE    CHARRIEBE    ET    SES    AMIS 

M.  de  Saïgas  écrivit  à  Mlle  de  Zuylen  pour  «  exiger  »  qu'elle  prît 
un  parti.  Elle  tergiversait  par  égard  pour  son  père,  contre  le 
sentiment  duquel  il  lui  répugnait  d'agir,  «  quand  même  je  serais 
assurée,  disait-elle,  d'être  malheureuse  sans  M.  de  Charrière 
jusqu'au  dernier  de  mes  jours.  »  M.  de  Welderen  prit  aussi  fait 
et  cause  pour  Charrière  dans  une  lettre  dont  elle  parle  ainsi  à 
Ditie  : 

«  Il  me  disait,  parmi  beaucoup  d'autres  choses  :  «  Prenez  un 
parti  ;  épousez  M.  de  Charrière,  si  vous  ne  pouvez  être  heureuse 
sans  lui.  »  Ce  mot  me  parut  comme  la  remarque  d'un  homme 
qui  jette  un  regard  impartial,  neuf,  non  encore  fatigué,  sur 
un  tableau  sur  lequel  le  peintre  à  presque  perdu  les  yeux... 
Je  médite,  j'arrange  des  discours  à  mon  père  ;  je  m'arrête  enfin 
au  projet  de  lui  dire  :  «  Quand  pourrai-je  épouser  M.  de  Char- 
rière ?  »...  Voilà  où  j'en  étais  de  mes  pensées  quand  la  lettre 
de  M.  de  Saïgas  arriva...  Le  conseil  de  me  décider  m'aurait 
paru  très  bon  en  lui-même,  mais  comme  c'était  la  première  fois 
qu'il  m'eût  été  donné,  les  reproches  qui  l'accompagnaient  me 
parurent  très  durs  et  très  injustes.  M.  de  Charrière,  bien  loin 
de  me  presser  de  résoudre,  dit  dans  sa  dernière  lettre  :  «  Ne 
pourriez-vous  rester  encore  quelques  mois  comme  vous  êtes  ? 
Qu'est-ce  que  quelques  mois,  un  an,  au  prix  de  la  vie  entière  ?...  » 


Mémoires  (III,  p.  271)  l'entrevue  qu'il  eut  en  Septembre  1802  avec  MM.  de 
Séverv  et  de  Seigneux,  au  sujet  de  la  situation  du  Pays  de  Vaud  :  «Notre 
conférence,  dit-il,  eut  lieu  en  présence  de  M.  de  Saïgas,  que  son  âge,  son 
savoir,  sa  longue  expérience,  la  solidité  de  ses  principes  jointe  à  l'austérité 
de  ses  mœurs,  semblaient  appeler  à  remplir  en  quelque  sorte  parmi  nous 
le  rôle  de  Nicolas  de  Flue.»  —  Dans  son  Précis  historique  de  la  Révolution 
du  Canton  de  Vaud  (II,  p.  1451,  G.  de  Seigneux  mentionne  le  même  fait 
et  nous  dit  qu'une  députation  «alla  consulter  un  philosophe,  un  sage, 
M.  de  Saïgas,  vieillard  septuagénaire  qui  vivait  à  Rolle  retiré  du  tourbillon 
du  grand  monde,  et  qui,  par  ses  connaissances,  ses  vertus  et  sa  longue 
expérience,  ne  pouvait  donner  que  d'utiles  conseils.  Cet  homme  respectable 
avant  approuvé  le  projet  qui  lui  fut  soumis,  le;colonel  de  Roverea  fut  invité  à 
se  rendre  à  Lausanne...»  De  Seigneux  cite,  parmi  les  actes  de  bienfaisance 
de  M.  de  Saïgas,  un  legs  de  25,ooo  livres  de  Suisse  en  faveur  de  l'établis- 
sement, à  Lausanne,  des  écoles  de  charité  pour  l'instruction  du  pauvre  et 
de  l'orphelin.  —  Nous  sommes  heureux  de  pouvoir  reproduire  le  portrait 
de  cet  homme  de  bien,  d'après  le  pastel  que  mentionne  Belle  de  Zuylen 
dans  sa  lettre  à  Ditie  du  10  Mai  1770:  «M.  de  Saïgas,  notre  loyal  ami,  a 
passé  cinq  jours  avec  nous.  J'ai  fait  son  portrait,  c'est-à-dire  une  ébauche 
fort  ressemblante,  malgré  lui,  à  la  sollicitation  de  M"'  d'Athlone.  »  Ce  por- 
trait est  aussi  conservé  au  château  d'Amerongen. 


MONSIEUR    DE    CHARRIERE  l63 

Il  sait  bien  que  je  l'aime,  il  sait  bien  ce  que  c'est  qu'une  irrésolu- 
tion mêlée  de  modestie  et  de  défiance  de  soi-même...  Mais  ce  n'est 
pas  lui  qui  écrit  cette  lettre,  c'est  M.  de  Saïgas,  qui  pourtant 
n'est  ni  moins  humain  ni  moins  juste...  Mais  n'importe,  je  lui 
pardonne  s'il  me  sert,  et  quand  il  ne  me  servirait  pas,  je  lui  par- 
donnerais encore.  Toute  fâcheuse  qu'était  cette  lettre,  à  peine 
l'eus-je  achevée,  qu'il  me  vint  dans  l'esprit  qu'elle  pouvait  m'être 
utile.  Je  la  lus  presque  entière  à  mon  père...  (16  octobre  1770).  » 

M.  de  Tuyll  prit  encore  un  temps  de  réflexion  ! 

«  Mon  père  a  paru  goûter  enfin  le  projet  de  mariage  avec 
M.  de  Charrière,  sans  que  ce  projet,  commençant  à  s'établir  dans 
son  imagination  comme  presque  assuré  et  assez  prochain, 
lui  ait  rien  ôté  de  son  appétit,  de  sa  gaîté,  de  sa  tranquillité. 
(25   octobre.)  » 

Elle  écrit  donc  à  Charrière,  non  sans  lui  représenter  «  pour 
une  dernière  fois  le  pour  et  le  contre.  » 

«  Il  m'écrit  comme  un  homme  content,  dit-elle,  mais  non 
pas  tout  à  fait  comme  un  homme  assuré  de  son  sort...  Si  quelque 
chose  le  dégoûtait  ou  l'effrayait  quand  il  sera  ici,  il  pourrait 
encore  se  dédire,  je  le  lui  permets.  Je  m'amuse  en  l'attendant 
à  lui  faire  des  chemises  et  des  mouchoirs...  Guillaume  est  hon- 
nête, doux,  poli,  prévenant  même,  depuis  que  mon  mariage  est 
décidé.  Cela  ne  me  surprend  point  :  dans  le  passé  il  peut  trouver 
quelques  sujets  de  regret  ;  dans  l'avenir,  je  pars.  Mon  père 
me  paraît  content...  Vincent  est  un  étranger  pour  moi  ;  nous 
ne  parlons  de  rien.  Mais  nous  vivons  bien  ensemble.  » 

M.  de  Charrière  s'empresse  d'accourir  de  Suisse,  et  Belle 
adresse  à  son  frère  Ditie  cette  page  d'une  admirable  sincérité  : 

«  Ce  3  janvier  1771.  M.  de  Charrière  vous  fait  bien  des  amitiés  : 
il  se  promène  à  grands  pas  dans  ma  chambre...  Je  suis  aussi 
contente  que  je  suis  capable  de  l'être,  car,  outre  tous  ces  biens, 
j'ai  une  lettre  de  vous...  Ma  capacité  d'être  contente  ne  va  pas 
loin  ce  soir,  malheureusement  :  j'ai  au  dedans  de  moi  une  enne- 
mie acharnée,  une  noire  imagination,  qui  empoisonne  toutes 
mes  joies.  Dans  ce  moment  j'en  avertis  M.  de  Charrière,  je  le 
lui  raconte,  je  le  plains  :  il  me  veut  faire  espérer  que  cela  passera. 
Mais  vous  m'interrompez  pour  dire  :  «  Vous  mariez-vous  ? 
Cela  est-il  sûr  ?  »  —  Oui,  il  me  semble  qu'oui.  Depuis  quand  ? 
Depuis  hier  matin.  Jusque  là,  j'ai  trouvé  à  M.  de  Charrière  un 
air  soucieux,  triste  et  refroidi  ;  j'ai  épié,  commenté,  tristement 
commenté  ses  regards  et  ses  paroles  ;...  j'ai  pleuré,  grondé, 
hésité  ;  à  la  fin,  plus  contente  de  lui,  j'ai  cessé  de  me  disputer 


164  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

avec  moi-même.  D'ailleurs,  il  me  semblait  que  mon  père,  mes 
frères  et  mes  amis  n'hésitaient  plus  à  l'aimer,  à  l'approuver, 
à  le  désirer  pour  moi  et  pour  eux,  et  hier  matin  je  lui  dis  oui  de 
très  bon  cœur.  On  dit  qu'il  faut  que  les  bans  aient  été  publiés 
en  Suisse  et  que  nous  en  ayons  la  nouvelle  avant  de  nous  marier  ; 
cela  pourra  durer  six  semaines.  Cela  me  paraît  tantôt  long, 
tantôt  court  ;  d'un  moment  à  l'autre  l'impression  varie.  J'aime 
prodigieusement  M.  de  Charrière,  et  cependant  je  lui  dis  dans 
ce  moment  une  chose  désagréable  :  je  me  récrie  sur  la  solennité, 
sur  l'indissolubilité...  je  dis  que  c'est  une  bonne  chose  que  de 
se  marier  en  ce  qu'on  ne  peut  presque  pas  faire  autrement.  » 

Le  lendemain,  M.  de  Charrière  ^annonçait  son  mariage  à  ses 
parents  vaudois  ;  il  écrivait,  le  4  janvier  1771,  à  madame  de 
Charrière-de-Mex  : 

«  Je  vais  vous  apprendre,  Madame,  une  nouvelle  qui  vous 
surprendra,  c'est  que  j'épouse  mademoiselle  de  Zuylen,  fille 
de  M.  le  baron  de  Tuyll  de  Serooskerken,  président  du  corps 
de  la  noblesse  de  la  province  d'Utrecht.  Si  j'en  avais  le  temps, 
Madame,  je  vous  conterais  le  roman  de  mon  mariage.  Tout  ce 
que  je  puis  vous  dire  en  deux  mots,  c'est  que  Mlle  de  Zuylen 
est  mon  amie  depuis  sept  ans,  c'est  que  depuis  deux  ans  elle 
s'occupe  du  projet  de  m'épouser,  que  malgré  mon  attachement 
pour  elle,  je  lui  ai  représenté  toutes  les  objections  qu'on  pouvait 
faire  contre  ce  projet  de  mariage,  et  qu'elle  a  persisté  à  croire 
qu'elle  serait  heureuse  vivant  avec  moi  tranquillement  en  Suisse. 
Ne  dois-je  pas,  Madame,  me  réjouir  de  ce  mariage  ?  Je  trouverai 
dans  ma  femme  beaucoup  de  qualités  aimables,  un  attachement 
éprouvé,  enfin  l'objet  de  mon  choix  ;  il  est  vrai  que  pour  moi  elle 
a  trop  d'esprit,  trop  de  naissance,  trop  de  fortune,  mais  il  faut 
bien  se  passer  quelque  chose...  j  » 

De  son  côté,  Belle  mande  à  d'Hermenches,  le  11  janvier  : 

«  Il  ne  s'en  est  guère  fallu  que  nous  n'ayons  signé  mon  contrat 
mardi  dernier  ;  mais  j'ai  tremblé,  et  frémi,  et  reculé,  et  M.  de 
Charrière  n'a  osé  me  presser,  et  m'a  protesté  qu'il  me  regarderait 
comme  étant  libre  et  respecterait  cette  liberté  jusqu'à  l'instant 
de  la  cérémonie  dernière.  Il  m'aime  sans  illusion,  sans  enthou- 
siasme ;  il  est  sincère  et  juste  au  point  de  m'offenser  et  de  me 
chagriner  souvent  ;  alors  je  dis  qu'il  ne  m'aime  point  et  que 

1  Nous  devons  la  communication  de  cette  jolie  lettre  à  M.  W.  de  Char- 
rière-de-Sévery,  à  Valency,  près  Lausanne.  Il  nous  a  fourni  un  certain 
nombre  d'autres  renseignements  tirés  de  ses  archives  de  famille  et  a  secondé 
nos  recherches  avec  une  patience  dont  nous  lui  exprimons  ici  notre  vive 
gratitude. 


MONSIEUR    DE    CHARRIÈRE  1 65 

je  serai  malheureuse;  mais  je  l'aime,  je  ne  puis  me  résoudre  à 
vivre  sans  lui,  et  quand  je  le  juge  sans  illusion  et  sans  enthou- 
siasme et  sans  emportement,  je  trouve  encore  que  rien  ne  lui 
est  supérieur  pour  le  caractère,  pour  l'esprit,  pour  l'humeur.  Le 
moyen  de  renoncer  à  cet  homme  !  » 

Elle  annonce  à  d'Hermenches  ses  fiançailles,  en  même  temps 
que  celles  de  son  frère  Guillaume  avec  une  amie,  Mlk  Fagel  : 

«  15  janvier  1771.  Elle  a  l'humeur  et  l'esprit  les  plus  propres 
à  plaire  longtemps  à  mon  frère...  Son  cœur  est  excellent,  et 
son  esprit  fin,  singulier,  aimable  '.  A  propos  de  mariage,  on  m'a 
fiancée  hier.  Il  s'est  passé  bien  des  choses  dans  mon  âme  pen- 
dant trois  semaines,  j'ai  pensé  cent  fois  que  je  ne  devais  et  ne 
voulais  me  marier  jamais  ;  M.  de  Charrière  ne  me  pressait  point, 
et  disait  et  dit  encore  que  jusqu'au  moment  du  mariage,  je  suis 
la  maîtresse.  Mais  tout  le  monde  l'aime,  et  je  l'aime  plus  que 

1  Guillaume  de  Tuvll,  qui  ne  reparaîtra  plus  que  rarement  dans  la  suite  de 
cette  histoire,  épousa  en  1771  (trois  mois  après  le  mariage  de  Belle),  Jeanne- 
Catherine  Fagel.  Il  fut,  après  la  mort  de  son  père,  seigneur  de  Zuylen, 
président  de  l'Ordre  équestre  de  la  Province,  et  exerça  diverses  charges  publi- 
ques. M.  et  M°"  de  Charrière  furent  parrain  et  marraine  de  son  tils  Charles- 
Emmanuel,  qui  figure  comme  héritier  dans  leur  testament  1  voir  ch.  XXVI). 
La  femme  de  Guillaume  de  Tuvll  était  une  Hollandaise  d'un  impertur- 
bable bon  sens,  et  d'un  esprit  singulièrement  vif  et  décidé.  Ses  lettres  à 
M""  de  Charrière,  où  elle  apprécie  les  ouvrages  de  celle-ci,  sont  pleines  de 
réflexions  très  personnelles,  exprimées  en  un  français  remarquable  d'aisance 
et  de  justesse.  Nous  en  citerons  une  où,  à  propos  d'une  affaire  de  famille, 
elle  revendique  bravement  son  indépendance  contre  M""  de  Charrière,  qui 
l'avait  traitée  un  peu  cavalièrement.  La  petite  belle-sœur  se  «retourne», 
comme  on  dit,  avec  une  verdeur  qui  nous  plaît,  et  qui  ne  dut  pas  déplaire 
à  Colombier  : 

«  Je  voudrais  savoir,  écrit-elle,  pourquoi  il  ne  me  serait  pas  permis  d'avoir 
mes  idées  et  pourquoi,  lorsque  je  me  trouve  d'un  avis  différent  du  vôtre, 
vous  me  raillez  et  vous  traitez  presque  de  ridicule  ce  que  je  dis.  J'ai  pensé, 
puisque  nous  nous  entendons  si  peu  et  que  les  piquanteries  (sic)  me  bles- 
sent et  me  troublent,  qu'il  vaut  mieux  ne  point  s'écrire;  je  vous  aime  pour 
la  vie,  mais  je  ne  puis  m'engager  en  conscience  à  souscrire  à  toutes  vos 
opinions  et  assertions.  Je  déteste  un  certain  ton  que  vous  savez  prendre 
mieux  que  moi.  Je  ne  garde  pas  mon  sang-froid  avec  vous  :  vous  n'êtes  à 
aucun  égard  une  personne  indifférente  pour  moi,  et  autant  votre  vraie  bonté 
me  charme,  autant  votre  manière  sèche  de  me  relancer  quelquefois  me 
paraît  dure  et  désobligeante.  Il  m'est  aussi  impossible  de  ne  pas  répondre 
et  saisir  avec  empressement  ce  qui  vient  de  votre  cœur,  que  d'être  toujours 
contente  de  votre  esprit,  quelque  justice  que  je  lui  rende  et  quelque  supé- 
riorité que  je  lui  accorde.  » 


i66 


MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 


personne,  et  je  n'ai  point  vu  d'homme  raisonnable,  doux,  facile, 
vrai  comme  lui...  Enfin,  avant-hier  au  soir,  je  dis  que  si  l'on 
voulait  nous  faire  signer  le  contrat  le  lendemain  matin  et  nous 
fiancer,  j'étais  d'humeur  d'y  consentir...  Je  vous  verrai,  j'habi- 
terai un  pays  agréable,  je  vivrai  avec  un  homme  que  j'aime  et 
qui  mérite  que  je  Tairne,  je  serai  aussi  libre  qu'une  honnête 
femme  peut  l'être  ;  mes  amis,  mes  correspondances,  la  liberté 
de   parler   et   d'écrire    me    resteront  ;    je    n'aurai    pas    besoin 

d'abaissermon  ca- 
^-  ^  ractère  à  la  moin; 

dre  dissimulation; 
je  ne  serai  pas  ri- 
che, mais  j'aurai 
abondamment  le 
nécessaire,  et  je 
sentirai  le  plaisir 
d'avoir  amélioré 
le  sort  de  mon 
mari.  Si,  avec  tout 
cela,  je  ne  suis  pas 
heureuse,  je  médi- 
rai que  Mme  d'Us- 
son.  lady  Holder- 
nuss.  Mmedu  Cha- 
teler,  ne  le  sont 
pas..... 

Sainte-Beuve  a 

dit.  à  propos  de  la 

mort    de  Mme   de 

Charrière   :   «  Son 

mari  lui  survécut  : 

c'est    ce    que    j'en 

ai  su  de  plus  vif.  » 

Le  mot  est  aussi 

injuste    qu'amusant  :  ce    n'est  pas    sans   raison    que    Belle   de 

Zuylen   avait   distingué   M.   de   Charrière  parmi   tant   d'«  épou- 

seurs  »  qu'on  lui  proposa. 

Charles-Emmanuel  de  Charrière,  seigneur  de  Penthaz,  appar- 
tenait  à   une   noble   et    ancienne   famille   du   Pays  de   Yaud  '. 


MADAME    DE    TUYLL-FAGEL 
(Original  conservé  au  château  de  Zuylen) 


1  La  plupart  des  biographes  de  Mmt  de  Charrière  intitulent  son  mari  Saint- 
Hyacinthe  de  Charrière  :  ce  nom  apparaît  déjà  dans  la  Biographie  Univer- 
selle, de  Michaud,  ["  édition  (i8i3);  l'article  consacre  à  M™  de  Charrière 


MONSIE  l  B     DE    I  :il  ARRIERE 


67 


Né  à  Colombier  (principauté  de  Neuchâtel),  le  28  avril  1735  \ 
il  avait  36  ans  lorsqu'il  épousa  Belle,  qui  en  avait  31.  Son  aïeul 
maternel  n'était  autre  que  Beat-Louis  de  Murait,  l'auteur  bien 
connu  des  Lettres  sur  les  Anglais  et  les  Français  et  des  Lettres 
fanatiques.  Murait  avait  été  banni  de  Berne,  pour  cause  de 
piétisme,  en  1701.  N'ayant  pu  se  fixer  à  Genève,  où  l'on  persé- 
cutait aussi  les  «  sectaires  »,  il  s'était  établi  à  Colombier,  à  une 
lieue  de  Neuchâtel.  Il  y  mourut  en  1749,  laissant  de  son  premier 
mariage  avec  Marguerite  de  Watteville,  une  fille,  qui  avait 
épousé  en  1728  François  de  Charrière,  de  Cossonay  et  de  Pen- 
thaz.  Quatre  enfants  naquirent  de  ce  mariage  :  un  fils,  mort 
en  bas  âge  ;  puis  Louise,  Charles-Emmanuel  et  Henriette,  qui 
passèrent  tous  trois  leur  vie  à  Colombier,  dans  la  maison  de 
leur    aïeul. 

Nous  ignorons  quelles  circonstances  conduisirent  le  fils  en 

(le  premier  qui  ait  paru,  croyons-nous)  fut  rédigé  par  Usteri,  de  Zurich, 
qui  avait  été  en  relations  avec  elle.  Où  le  biographe  a-t-il  pris  ce  nom  de 
Saint-Hyacinthe,  totalement  inconnu  dans  la  famille  de  Charrière  ?  Sainte- 
Beuve  s'est  posé  avant  nous  cette  question.  L'illustre  critique,  toujours 
attentif  au  détail,  avait  indiqué  le  nom  de  Saint-Hyacinthe  dans  son  article 
de  la  Revue  des  Deux  Mondes  du  i5  Mars  i83q.  Mais,  le  jour  même  où 
paraissait  ce  <.<  portrait  »,  et  en  vue  de  la  reimpression  en  volume,  il  écrivait 
à  Juste  Olivier:  «Une  question  encore  par  l'obligeante  M'"c  Forel,  votre 
amie,  à  M.  de  Brenles  sur  M""  de  Charrière  (qui  a  paru  aujourd'hui), 
mais  c'est  pour  la  réimpression.  Le  nom  de  son  mari,  quel  est-il  au  long  ? 
Ce  nom  de  Saint-Hyacinthe  de  Charrière  qu'on  lui  donne,  est-il  à  son 
mari?  Qu'est-ce  que  la  Saint-Hyacinthe  ?  Est-ce  comme  le  Clavel  de 
Brenles  ?  Y  faut-il  le  de,  de  Saint-Hyacinthe  ?  Est-ce  St.  ou  Ste  ?...  »  (Lettre 
du  i5  mars  i83o.  Correspondance  inédite  de  Sainte-Beuve  avec  M.  et  M'"' 
Juste  Olivier).  Il  est  à  croire  que  Juste  Olivier  s'informa  auprès  de  M.  de 
Brenles,  qui  était  un  des  survivants  les  mieux  renseignés  du  18""  siècle 
vaudois.  Or  nous  constatons  que  dans  la  réimpression  de  l'article,  le  Saint- 
Hyacinthe  a  disparu,  ce  qui  indique  assez  la  réponse  que  fit  M.  de  Brenles  : 
il  déclara  évidemment  n'avoir  jamais  rien  su  de  ce  nom  accolé  à  celui  de 
Charrière.  Parmi  les  représentants  actuels  de  la  branche  vaudoise  des  Char- 
rière, personne  n'en  sait  rien  non  plus.  D'où  vient  cette  dénomination 
apocryphe  et  qui  peut  l'avoir  imaginée  ?  Bizarre  énigme,  que  nous  n'avons 
pu  résoudre.  Mais  depuis  la  biographie  de  1 8 1 3,  Saint-Hyacinthe  a  passé 
dans  toutes  les  notices  sur  M""  de  Charrière  (avec  une  jolie  collection  d'au- 
tres erreurs)  :  il  figure  dans  le  Catalogue  du  Brilish  Muséum  et  en  bien 
•d'autres  lieux. 

1  Date  indiquée  dans  une  lettre  du  banquier  Delessert  à  M.  de  Charrière, 
Paris,  3o  juin  1807. 


l68  MADAME    DE    CHARRIEKE    ET    SES    AMIS 

Hollande.  La  plupart  des  biographes  de  Mme  de  Charrière 
rapportent  qu'elle  épousa  un  ancien  gouverneur  de  ses  frères. 
Nous  n'avons  pu  trouver  nulle  part  la  confirmation  bien  pré- 
cise de  cette  assertion.  Mais  tout  paraît  indiquer  que  M.  de 
Charrière  connaissait  Belle  depuis  plusieurs  années  et  avait 
vécu  dans  son  entourage  immédiat.  Il  est  très  naturel  que,  se 
trouvant  sans  fortune,  il  se  fût  voué,  comme  tant  de  jeunes 
gens  de  notre  pays,  à  l'enseignement  du  français  à  l'étranger. 
On  peut  supposer  qu'il  succéda  à  Catt  comme  gouverneur 
des  fils  du  seigneur  de  Zuylen  ;  Belle  devait  avoir  alors  environ 
18  ans.  Nul  ne  s'étonnera  que  M.  de  Tuyll  ait  eu  quelque  peine 
à  accepter  comme  gendre  celui  qui  était  d'abord  entré  dans 
sa  maison  à  un  tout  autre  titre.  Heureusement,  Charrière  était 
loin  d'être  sans  mérite.  Le  portrait  que  trace  de  lui  Mlle  de 
Tuyll,  toujours  si  clairvoyante,  nous  montre  un  homme  doué 
de  qualités  plus  solides  que  brillantes  ;  très  instruit,  très  cultivé, 
mais  timide  jusqu'à  en  être  gauche,  et  même  bégayant  un  peu  ', 
il  avait  un  jugement  ferme,  une  haute  distinction  morale  ; 
ce  qui  avait  surtout  conquis  Belle  de  Zuylen,  c'est  la  parfaite 
sécurité  qu'inspirait  le  caractère  de  ce  galant  homme.  Il  avait 
perdu  sa  mère  en  1767  ;  son  père  se  faisait  très  vieux  :  il  était 
temps  pour  l'ancien  précepteur  de  songer  au  mariage.  Bien 
qu'il  aimât  Isabelle,  ou  précisément  parce  qu'il  l'aimait,  il  hési- 
tait fort  à  l'épouser  ;  il  avait  trop  de  bon  sens  pour  ne  pas  pres- 
sentir qu'il  ne  pourrait  la  rendre  heureuse,  et  que  personne 
d'ailleurs  n'y  réussirait  jamais.  N'était-elle  pas,  de  naissance, 
une  désillusionnée  ?  Ce  qu'elle  demandait  à  la  vie,  ce  n'était 
point  le  bonheur,  qu'elle  savait  n'y  pouvoir  trouver,  mais  de 
quoi  distraire  et  occuper  son  esprit,  de  quoi  tromper  son  immense 
besoin  d'activité.  Elle  était  résignée  d'avance  à  demeurer  insa- 
tisfaite dans  toutes  les  situations.  Jeune  fille,  elle  répétait, 
en  se  promenant  dans  le  grand  corridor  du  château  paternel, 
ces  vers  de  Gresset,  dont  elle  avait  fait  sa  devise  : 

Un  esprit  mâle  et  vraiment  sage, 
Dans  le  plus  invincible  ennui, 
Dédaigne  le  triste  avantage 
De  se  taire  plaindre  d'autrui. 

1  M.  de  Welderen  écrit  le  3o  Mai  1768,  à  Belle,  de  Londres,  où  M.  de 
Charrière  venait  de  séjourner  :  *  J'ai  eu  le  plaisir  de  m'entretenir  avec  M.  de 
Charrière,  et  vous  ne  doutez  pas,  Mademoiselle,  que  vous  n'ayez  été  le  sujet 
de  notre  conversation.  C'est  grand  dommage  qu'il  bégaie.  » 


MONSIEUR    DE    CHARRIERE  169 

M.  de  Charrière  la  connaissait  trop  bien  pour  ne  pas  essayer 
de  se  défendre  du  charme  qu'elle  exerçait  sur  lui.  Il  était  épris, 
mais  avec  crainte  et  tremblement,  comme  on  le  voit  par  sa  cor- 
respondance avec  Belle  avant  le  mariage.  Ses  lettres,  d'un  tour 
délicat,  trahissent  l'émotion  d'un  cœur  à  la  fois  très  épris  et 
très  clairvoyant.  La  plus  ancienne  que  nous  possédions,  datée 
de  Colombier,  le  7  juillet  1766,  fut  écrite  au  retour  d'un  voyage 
en  Hollande.  Voici  ce  que  nous  y  lisons  : 

«  ...Mademoiselle,  vous  êtes  inconcevable  !  Pourquoi  me  rap- 
pelez-vous des  souvenirs  que  vous  m'avez  défendu  de  conserver  ? 
Comment  pouvez-vous  dire  que  vous  êtes  mon  amie,  lorsque 
vous  troublez  mon  bonheur  en  me  faisant  apercevoir  combien 
il  serait  doux  pour  moi  que  vous  fussiez  quelque  chose  de  plus. 

L'article  où  vous  parlez  de  la  pruderie  m'a  transporté  dans 
votre  chambre  ;  il  était  minuit,  le  silence  régnait  dans  la  maison, 
et  nous  deux,  tête-à-tête,  nous  causions.  Vous,  Mademoiselle, 
comme  un  physicien  qui  fait  des  expériences,  vous  donniez  à 
votre  cœur  et  au  mien  tantôt  un  plus  grand,  tantôt  un  moindre 
degré  de  chaleur  ;  vous  observiez,  vous  réfléchissiez,  et  nos 
sentiments  n'étaient  jamais  four  vous  que  des  phénomènes 
Moi,  je  ressemblais  assez,  comme  vous  l'avez  dit,  à  un  jeune 
écolier  qui  répète  sa  leçon  remplie  de  belles  sentences,  et  qui 
à  tout  moment  oublie  que  son  rôle  est  celui  d'un  sage.  Oh  ' 
que  j'ai  joué  ce  rôle  comme  un  fou  ! 

Mademoiselle,  je  retournerai  à  Utrecht  :  au  nom  de  Dieu 
ne  veillez  plus  avec  moi  !  N'ayez  plus  pour  moi  tant  de  bonté 
si  vous  êtes  décidée  à  ne  pas  en  avoir  davantage  ! 

Voulez-vous  savoir  ce  qui  résulte  de  tout  ce  qui  s'est  passé 
entre  nous  ?  J'admire  la  finesse  de  votre  pénétration,  la  jus- 
tesse de  votre  discernement,  l'honnêteté  qui  est  pour  ainsi 
dire  l'instinct  de  votre  cœur.  L'inconséquence  de  vos  idées 
m'étonne.  Je  me  suis  attaché  à  vous  par  tous  les  liens  de  l'estime 
et  de  l'amitié,  et  sans  doute  je  le  suis  pour  toute  ma  vie.  Enfin, 
il  faut  tout  dire,  ces  instants  que  j'ai  passés  avec  vous  me  lais- 
sent des  regrets  et  des  désirs...  Oh  !  Mademoiselle,  veillerons- 
nous  encore  ensemble  ?... 

...Vous  m'ordonnez  de  vous  donner  des  nouvelles  de  mes 
amoureuses  :  méchante  que  vous  êtes  !  Vous  voudriez  me  faire 
gronder  ;  mais  je  n'oublie  point  les  leçons  qu'on  me  donne  ; 
d'ailleurs,  je  n'ai  rien  à  vous  en  dire.  Je  vous  parlerai  de  moi 
tant  que  vous  voudrez,  parce  que  le  plus  souvent  ce  sera  vous 
parler  de  vous.  Je  vous  entretiendrai  souvent  de  M.  de  Saïgas  : 
il  est  si  doux  de  parler  de  son  ami  à  son  amie  !    Mais  le  ton  de 


Nous  soulignons  ce  mot.  Le  malheur  de  Belle  fut  d'être  trop  consciente. 


iyO  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

vos  lettres  formera  le  ton  des  miennes  ;  je  chercherai  dans  vos 
moindres  expressions  l'image  de  vos  sentiments  et  je  tâcherai 
toujours  de  vous  parler  votre  langue. 

J'ai  vu  hier  Mlle  Prévost:  elle  m'a  paru  charmée  d'avoir  reçu 
de  vos  nouvelles.  Je  vais  écrire  à  M.  de  Tuyll,  dont  j'ai  reçu 
une  lettre.  Combien  de  semaines,  combien  de  jours  se  passe- 
ront-ils, Mademoiselle,  avant  que  j'en  reçoive  une  des  vôtres  ? 
Aurez-vous  pensé  à  moi  dans  cet  intervalle  ? 

Adieu,  Mademoiselle  ;  mes  sentiments  pour  vous  sont  trop 
réels  pour  que  je  les  profane  en  les  rendant  une  formule  de  con- 
clusion*. 

Charrière.  » 

La  réponse  dut  être  charmante.  Pourquoi  M.  de  Charrière 
a-t-il  négligé  de  la  conserver,  de  conserver  aucune  lettre  de  sa 
femme  ? 

«  Votre  lettre  vous  ressemble,  écrivait-il  le  n  octobre  1766. 
Je  vous  y  entends,  je  vous  y  vois,  parce  que  je  vous  y  touche... 
Vous  êtes  un  être  unique  dans  l'univers.  On  ne  pense  avec 
personne  comme  on  pense  avec  vous.  » 

Puis  il  semble  répondre  à  une  objection  que  Belle  aurait  faite 
à  ses  vœux  : 

«  Il  est  vrai  qu'une  grande  passion  est  un  verre  à  facettes 
qui  centuple  les  charmes  de  l'amour,  et  que  si  vous  attendez 
une  grande  passion,  vous  n'aimerez  jamais...  M.  de  Saïgas  arri- 
vera en  Hollande  presque  aussitôt  que  ma  lettre  ;  il  aura  l'hon- 
neur de  vous  voir  ;  peut-être  parlerez-vous  ensemble  de  moi. 
Dites-lui  que  vous  êtes  mon  amie  ;  il  me  le  redira...  Ne  sauriez- 
vous  me  procurer  un  exemplaire  du  Noble  ?  Vous  me  feriez  le 
plus  grand  plaisir.  Il  y  a  un  autre  grand  plaisir  que  vous  pourriez 
me  faire,  mais  je  n'oserais  le  demander...  Vous  vous  faites 
peindre... 

...Je  souhaite  passionnément  de  me  trouver  en  Angleterre 
avec  vous.  Je  vous  supplie  de  me  donner  avis  des  mesures 
que  vous  prendrez  à  cet  égard...  Adieu,  Mademoiselle.  Aurez- 
vous  du  plaisir  à  recevoir  ma  lettre  ?  Penserez-vous  combien 
j'en  aurai  à  recevoir  votre  réponse  ?  » 

«  La  correspondance  s'anima  »,  disait  Belle  à  d'Hermenches. 
On  voit  qu'elle  avait  fort  bien  commencé,  mais  nous  ne  savons 
presque  rien  de  la  suite,  les  lettres  n'ayant  pas  été  conservées, 
sauf  deux  ou  trois. 

Enfin,  le  mariage  fut  célébré,  le  17  février  1771,  dans  la  petite 


MONSIEUR    DE    CHAH  Kl  KM  I/I 

église  de  Zuylen  '.  Nous  connaissons  le  détail  de  la  cérémonie 
par  la  lettre,  toute  pétillante  de  gaîté,  que  l'épouse  adressait 
•à  son  frère  Ditie  le  28  février  : 

«  Je  suis  mariée,  mon  cher  Ditie,  depuis  un  dimanche  qui  était 
le  17,  c'est-à-dire  depuis  onze  jours,  je  viens  de  les  compter 
sur  mes  doigts.  Sur  ces  onze  jours  nous  n'en  avons  boudé  que 
deux  —  et  heureusement  tout  le  tort  a  été  de  mon  côté,  —  c'est  la 
main  de  M.  de  Charrière  qui  a  tracé  cette  phrase,  il  prétendait 
dire  que  le  tort  était  du  côté  de  sa  femme,  dat  laat  ik  tusschen 
twee  haakjes  '-.  » 

Elle  conte  avec  humour  un  voyage  fait  à  La  Haye,  trois 
semaines  avant  son  mariage,  puis  le  dernier  repas  en  famille, 
et  reprend  dans  la  lettre  suivante  (21  mars)  : 

«  Où  en  étais-je  de  mon  récit  ?  Je  crois  que  nous  sommes 
sortis  de  table,  après  avoir  dîné  en  famille  le  samedi,  la  veille 
de  mes  noces.  Je  ne  me  portais  pas  trop  bien;  j'avais  un  peu 
mal  aux  dents  et  un  peu  d'angoisse  de  nerfs.  Nous  soupâmes 
chez  M,Tie  d'Athlone.  Mlle  Fagel  et  mon  frère  se  querellèrent 
un  peu  et  puis  se  raccommodèrent.  Dimanche  matin,  elle  vint 
me  dire  adieu  ;  elle  pleurait...  Je  me  portais  ce  jour-là  encore 
moins  bien  que  la  veille.  A  midi,  j'allai  me  faire  coiffer  chez 
Mme  d'Athlone,  j'y  dînai,  je  revins  m'habiller.  Ma  robe  était 
d'un  beau  satin  des  Indes  blanc.  Mon  frère  Guillaume  me  l'avait 
donnée.  A  3  heures  et  demie,  nous  nous  mîmes  en  carrosse, 
M  d'Athlone  et  mon  père  dans  le  fond,  M.  de  Charrière  vis-à- 
vis  d'eux,  et  nous  arrivâmes  à  Zuylen  un  peu  après  la  fin  du 
sermon.  Il  y  avait  beaucoup  de  monde  autour  de  l'église,  peu 
de  monde  dedans  ;  Mme  de  Tuyll  et  M.  de  Hees  y  vinrent. 
M.  de  Charrière  entra  avec  moi  dans  mon  banc  ;  le  ministre 
nous  lut  la  liturgie,  j'écoutai  pour  deux  afin  de  guider  les  oui 
de  M.  de  Charrière,  et  je  promis  pour  moi.  Quoique  on  se  marie 
sans  cérémonie,  c'est  une  grande  cérémonie  que  de  se  marier  ! 
Après  qu'elle  fut  achevée,  nous  allâmes  nous  chauffer  chez 
M.  de  Tuyll,  et  puis  nous  revînmes  ici,  où  nous  trouvâmes  une 
partie  de  ceux  qui  y  devaient  souper,  et  les  autres  arrivèrent 
bientôt  après  :  c'était  ma  sœur  et  son  mari,  M.  et  Mme  d'Athlone, 
Mlle  de  Randwyk,  M.  de  Hees,  M.  Warin,  de  sorte  qu'avec  les 
gens  du  logis  et  le  nouveau  venu  au  logis  nous  étions  douze.  Cette 

1  Un  incendie  l'a  détruite  en  décembre  1846.  Elle  rïgure  sur  la  vue  du 
village  de  Zuylen  que  nous  avons  donnée.  L'église  actuelle  fut  reconstruite 
sur  l'emplacement  de  l'ancienne,  qui  datait  de  1620,  si  on  nous  a  exacte- 
ment renseigné. 

-  «  Je  mets  cela   entre  crochets  »,  —  ou  «.  entre  parenthèses.  » 


1/2  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

compagnie  était  agréable  ;  quatre  femmes  aux  coins  de  la  table 
qui  ne  la  déparaient  pas.  A  minuit  et  demi,  ils  s'allèrent  tous 
coucher,  les  uns  avec  leurs  femmes,  etc.  Le  punch,  sans  respect 
pour  l'occasion,  rendit  M.  de  Charrière  un  peu  malade,  et  mon 
inexorable  mal  de  dents  vint  me  tourmenter  vers  le  matin 
comme  si  je  n'eusse  pas  été  une  nouvelle  mariée.  Depuis,  j'ai 
été  presque  toujours  souffrante  et  un  peu  malade,  mais  quand 
je  me  porte  bien,  il  me  semble  que  rien  ne  manque  à  mon 
bonheur.  Mon  mari  vous  fait  mille  amitiés.  Nous  nous  faisons 
une  fête  de  vous  voir  au-dessus  de  toutes  les  fêtes...  » 

Le  lecteur  se  demande  sans  doute  quel  effet  produisit  le 
mariage  de  Belle  à  Utrecht  et  à  La  Haye.  Mlle  de  Zuylen  était 
une  des  personnes  les  plus  en  vue  de  la  haute  société  hollandaise  ; 
elle  s'était  acquis  la  réputation  d'une  créature  bizarre,  fantas- 
que, inconséquente,  pleine  de  malignité  pour  ses  compatriotes, 
de  dédain  pour  les  usages  consacrés  et  les  idées  reçues.  L'opinion 
du  monde  ne  pardonne  jamais  à  ceux  qui  font  d'elle  le  cas 
qu'elle  mérite  :  on  n'avait  aucune  bienveillance  pour  Belle  de 
Zuylen.  Elle  avait  d'ailleurs  commis  d'incontestables  impru- 
dences de  plume  et  de  parole.  On  savait  qu'elle  était  en  corres- 
pondance avec  des  hommes  variés,  tous  ses  bons  amis.  Ses  mor- 
dantes épigrammes  volaient  de  bouche  en  bouche  et  amusaient 
tous  ceux  qu'elles  ne  visaient  pas  ;  ses  moindres  aventures 
étaient  commentées  et  amplifiées  ;  on  épiloguait  avec  ironie 
sur  cet  étrange  et  interminable  défilé  de  prétendants  de  tous 
pays,  dont  aucun  ne  semblait  assez  intrépide  pour  assumer 
la  garde  de  l'enfant  terrible...  Et  l'on  disait  :  «  La  voici  qui  a 
passé  la  trentaine  !  Comment  cela  finira-t-il  ?    » 

Un  beau  jour,  le  bruit  se  répand  que  Belle  de  Zuylen  épouse... 
M.  de  Charrière  !  Le  mot  de  d'Hermenches  traduit  exactement 
l'impression  générale  produite  par  cette  nouvelle  :  «  Ce  sont 
précisément  de  ces  goûts  des  têtes  comme  la  vôtre  !  »  Pour  ache- 
ver de  déconcerter  l'opinion,  cette  étrange  fille  choisissait,  parmi 
tous  les  partis,  le  moins  brillant;  elle  donnait  sa  main,  sa  dot  — 
et  son  cœur  peut-être  !  —  à  un  homme  qui  n'était  ni  séduisant, 
ni  riche,  à  un  petit  gentilhomme  suisse  qui  avait  été  le  gouver- 
neur de  ses  frères  !  C'était  bien  la  peine  d'être  une  femme  supé- 
rieure à  l'humanité  commune,  pour  commettre  une  pareille 
sottise  ! 

Je    n'imagine    pas    ces    commérages,    puisque    j'en    trouve 


MONSIEUR    DE    CHARRIERE  1~3 

l'écho  dans  les  mémoires,  déjà  cités,  de  Hardenbrœk  '  ;  il 
nous  rapporte  un  mot  significatif  que  le  Stathouder  prononça, 
quelques  années  plus  tard,  à  propos  d'un  autre  mariage  qui 
plongeait  La  Haye  dans  la  stupéfaction  :  «  Aurais-tu  jamais 
cru,  dit  le  prince,  que  la  fille  de  Boreel  épouserait  MacLayne, 
ou  que  la  fille  de  M.  de  Zuylen  épouserait  Charrière  ?  »  —  La 
mésalliance  de  Belle  était  demeurée  proverbiale  ! 

Mais  qu'importaient  à  Belle  ces  sots  commentaires,  puis- 
qu'elle quittait  son  pays  ? 

Nous  avons  longuement  raconté  la  jeunesse  d'Isabelle  deTuyll, 
ou  plutôt  nous  nous  sommes  attardé  à  écouter  ses  récits.  On  ne 
nous  en  saura  pas  mauvais  gré,  elle  n'est  jamais  ennuyeuse  ; 
et  puis,  sa  libre  correspondance  avec  d'Hermenches  nous  l'a 
révélée  toute  entière  ;  nous  la  connaissons  maintenant  ;  c'est 
assez  pour  l'aimer  et  prendre  intérêt  à  toutes  les  circonstances 
de  sa  vie.  Nous  l'avons  vue  grandir  en  une  sorte  d'isolement, 
qui  fut  favorable  au  développement  de  son  individualité  si 
riche.  Elle  nous  est  apparue  à  la  fois  plus  gaie  et  plus  triste 
que  les  autres,  naturelle  avant  tout,  et  singulièrement  réfléchie 
et  consciente  sous  ses  allures  capricieuses  ;  sa  franchise  donne 
souvent  des  armes  contre  elle  ;  car  elle  a  «  cette  bonne  foi  dans 
les  goûts  et  les  dégoûts  »  que  Voltaire  estimait  si  fort  chez 
Mmc  du  Deffand.  Elle  se  croit  faite  pour  l'amitié  plus  encore 
que  pour  l'amour,  et  convient  qu'elle  ne  saurait  être  heureuse 
ni  par  l'amour,  ni  sans  l'amour...  A  trente  ans  passés,  elle  con- 
tracte «  un  mariage  de  raison  qui  avait  l'air  d'un  mariage 
romanesque  »,  pour  employer  l'heureuse  expression  de  Sayous. 

Nous  allons  voir  ce  que  fut  et  ce  que  fît  Belle  de  Zuylen 
devenue  madame  de  Charrière. 


T.  II, p.  5i2. 


CHAPITRE    VI 


Lune    de    miel 


«  Je  serai  libre,  on  ne  viendra 
pas  me  prêcher  pédamment  mes 
devoirs,  et  cela  me  donnera  l'en- 
vie et  la  vanité  de  les  remplir.  » 

(Belle  de  Zuvlen  à  d'Hermen- 
ches). 

Séjour  à  Paris.  —  La  Tour  et  Houdon.  —  M"'  de  Charrière  était-elle  jolie  ?  — 
Le  ressentiment  de  d'Hermenches.  —  Arrivée  à  Colombier  :  la  famille 
de  Charrière  ;  la  maison  du  Pontet.  —  Occupations  rustiques.  —  Séjour 
à  Lausanne.  —  Elle  n'ira  pas  chez  Voltaire.  —  M"'  d'Athlone  à  Colom- 
bier. —  La  société  de  Neuchàtel.  —  Correspondance  avec  Ditie.  —  Sa 
mort.  —  Séjour  en  Hollande.  —  Dernières  lettres  à  d'Hermenches. 


Voir  Paris,  —  mieux  qu'elle  n'avait  pu  le  faire  à  l'âge  de  dix 
ans,  —  c'était  le  rêve  de  Belle  '.  Son  mari  ne  lui  refusa  pas  ce 
plaisir.  Mais  les  époux  ne  se  pressèrent  point  de  quitter  Utrecht  ; 
ils  y  demeurèrent  quatre  à  cinq  mois,  pendant  lesquels  Mme  de 
Charrière  souffrit  presque  constamment  de  névralgies,  «  tirail- 
lement des  nerfs  »,  «  battements  »,  dont  elle  se  plaint  dans 
ses  lettres  à  Ditie  : 


1  Gaullieur  dit  qu'elle  fit  un  séjour  à  Paris  dans  les  années  qui  précédèrent 
son  mariage.  Tout  parait  contredire  cette  assertion,  dont  nous  n'avons 
trouvé  aucune  preuve  dans  la  correspondance. 


I76  MADAME    DE    CH ARRIERE    ET    SES    AMIS 

«  Utrecht,  13  mai  1771  :  J'ai  crié,  pleuré  et  gémi,...  essayé 
toutes  sortes  de  remèdes  et  avalé  beaucoup  d'opium...  La 
douleur  une  fois  passée,  j'ai  aussi  bon  visage  qu'auparavant, 
mais  il  me  reste  un  abattement  d'esprit  qui  tourne  souvent 
en  mélancolie  et  augmente  les  hypocondries  auxquelles  je  suis 
sujette.  Le  beau  temps,  la  belle  jeune  verdure,  les  vaches  nou- 
vellement retournées  dans  la  prairie  m'égayent  et  me  réjouis- 
sent cependant  un  peu  ;  pour  en  jouir  bien  à  mon  gré,  je  fais 
tous  les  jours  des  promenades  en  voiture  ouverte  avec 
Mme  d'Athlone.  Il  est  bien  juste  qu'elle  partage  le  plaisir  de  la 
convalescence,  après  avoir  partagé  les  maux  et  servi  la  malade 
à  toutes  les  heures  du  jour  et  quelquefois  la  nuit  avec  un  zèle 
admirable.  Ces  maux  ont  été  depuis  le  premier  jour  de  mon 
mariage  un  rabat-joie  bien  cruel;  j'espère  qu'à  la  fin  ils  me  quit- 
teront et  me  laisseront  jouir  du  bonheur  d'être  la  femme  du 
mari  le  plus  doux,  le  plus  raisonnable  et  le  plus  tendrement 
aimé  qui  soit  au  monde  \  Vous  m'écriviez  un  jour  qu'un  chan- 
gement d'état  changeait  en  quelque  sorte  la  personne,  et  qu'il 
faudrait  se  revoir  pour  reprendre  le  fil  de  la  liaison  et  de  la  conver- 
sation :  cela  est  moins  vrai  pour  moi  que  pour  aucune  autre 
femme,  parce  que  je  ne  suis  gênée  ni  en  pensées,  ni  en  paroles, 
ni  en  actions  ;  j'ai  changé  de  nom  et  je  ne  couche  pas  toujours 
seule,  voilà  toute  la  différence.  Voulez-vous  que  je  vous  dise 
sur  quoi  roulent  nos  uniques  disputes  :  je  trouve  souvent 
M.  de  Charrière  trop  ordentlyk,  trop  overleggende  2,  et  souvent 
il  me  trouve  trop  le  contraire.  Point  d'autres  différends  entre 
nous  ;  il  cherche  à  satisfaire  mes  goûts,  il  favorise  tout  ce  qui 
me  fait  plaisir,  il  partage  mes  attachements.  » 

Elle  parle  avec  détails  du  ménage  de  son  frère  Guillaume  et 
de  sa  belle-sœur,  qui  paraissent  vivre  aussi  dans  la  maison  : 

«  Je  crains,  dit-elle,  qu'ils  ne  soient  pas  comme  ils  devraient 
avec  mon  père,  et  que  mon  père  ne  sache  pas  se  mettre  avec 
eux  sur  le  ton  qui  conviendrait  le  mieux  à  tous.  Je  plains  mon 
père,  et  quoique  je  ne  sois  jamais  contente  de  moi  vis-à-vis 
de  lui,  je  suis  fâchée  pour  lui  de  mon  départ,  comme  j'en  suis 
attendrie  pour  moi-même.  C'est  M.  de  Charrière  qui  se  conduit 
admirablement  avec  lui,  et  sans  qu'il  lui  en  coûte,  mon  père 
l'approuve,  et  le  recherche,  et  l'aime  autant  qu'il  a  coutume 
d'aimer  ce  qui  lui  plaît  le  plus  (cela  n'est  pas  bien  vif)...  Vincent 


1  Nous  ne  savons  pourquoi  Gaullieur  a  réduit  la  fin  de  cette  phrase,  très 
significative,  à  ces  seuls  mots  :  «  du  mari  le  plus  doux  du  monde». 

2  Trop  correct,  trop  méticuleux  :  il  est  amusant  de  l'entendre  user  d'un 
mot  hollandais  pour  qualifier  un  défaut  aussi  hollandais...  que  neuchàtelois. 


LUNE    DE    MIEL  1 77 

est  plus  lief  [plus  gentil]  qu'à  l'ordinaire  ;  M.  de  Charrière  le 
questionne,  et  il  cause  quelquefois  à  table...  » 

Le  départ  eut  lieu  au  commencement  de  juillet  : 

«Je  me  porte  bien  depuis  trois  semaines  et  j'ai  eu  le 
temps  de  faire  mes  préparatifs  et  mes  adieux  ;  je  pars,  je  pleure  ; 
j'ai  bien  des  sortes  de  regrets  et  de  tristesses,  mais  j'emporte 
des  espérances  consolantes,  parmi  lesquelles  une  des  plus  douces 
est  celle  de  vous  revoir  (7  juillet  1771)  1.  » 

Les  lettres  écrites  de  Paris  à  son  frère  vont  du  23  juillet  au 
16  septembre  : 

«Paris  23  juillet  1771...  En  quittant  Mme  d'Athlone,  j'ai  été 
fort  attendrie,  mais  en  disant  adieu  à  mon  père,  j'étais  désolée. 
...Quant  aux  amusements  que  nous  trouvons  ici,  cela  est  très 
médiocre  ;  tout  le  monde  est  à  la  campagne  ;  les  bons  acteurs 
sont  à  Compiègne  ou  aux  eaux.  Je  me  suis  un  peu  ennuyée 
samedi  aux  Italiens,  et  beaucoup  hier  aux  Français,  pendant 
qu'on  jouait  le  Glorieux  le  plus  mal  du  monde.  Mais  la  petite 
pièce  m'a  dédommagée  ;  c'était  le  Retour  imprévu,  dont  tous  les 
rôles  plaisants  étaient  rendus  à  merveille  ;  et  au  sortir  de  là 
j'ai  trouvé  que  la  terrasse  des  Tuileries,  éclairée  par  un  reste 
de  jour  et  par  la  lune,  et  remplie  de  beau  monde,  était  un  spec- 
tacle charmant.  J'ai  vu  M.  de  La  Tour,  je  peindrai  chez  lui, 
c'est  la  grande  affaire  que  j'aie  ici.  J'ai  été  à  Marne,  chez 
Mme  Thélusson  ;  la  compagnie  était  nombreuse  et  assez  bonne  ; 
je  ne  m'y  suis  point  ennuyée...  J'y  dois  demeurer  quelques  jours, 
on  doit  me  montrer  à  quelques  personnes.  J'aimerais  bien  autant 
rester  ici,  où  je  suis  chez  moi  et  ma  maîtresse  ;  mais  d'anciens 
amis  de  M.  de  Charrière  qui  sont  remplis  de  politesse  pour  moi 
méritent  bien  quelque  complaisance.  D'ailleurs,  je  verrai  com- 
modément de  là  Versailles,  St-Cloud,  etc.  ;  —  je  verrai  St-Cyr, 
je  verrai  Livry,  comme  vous  avez  vu  Grignan...  Nous  comptons 
rester  ici  un  mois  environ  :  d'ici,  nous  allons  droit  à  Colombier. 

«25  août...  J'ai  une  grande  impatience  de  vous  revoir,  et  en 
vérité  je  n'ai  pas  un  trop  grand,  attachement  pour  Paris...  Je 
peins  chez  La  Tour,  et  je  sens  que  ce  ne  sera  qu'avec  chagrin 
que  je  dirai  adieu  à  ses  instructions...  Mais  je  partirai  de  bonne 
grâce  quand  on  voudra  :  pendant  le  voyage  je  ne  regretterai 
que  La  Tour,  et  quand  je  serai  auprès  de  vous,  je  ne  regretterai 
plus  rien  et  ne  sentirai  que  de  la  joie.  —  Je  n'ai  point  trouvé 
•de  peintre  en  miniature  comme  il  le  fallait  pour  nous  satisfaire 


Tissot 


Ditie  allait  se  rendre  à  Lausanne  pour  y  consulter  le  célèbre  docteur 


iy8  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

vous  et  moi  :  ils  ne  font  que  des  bijoux,  au  lieu  de  ressemblances, 
et  leurs  portraits  blonds  conviendraient  presque  également  à 
toutes  les  blondes,  les  bruns  à  toutes  les  brimes.  On  peint 
M.  de  Charrière  en  huile  chez  M.  du  Plessis  pour  M.  de  Saïgas. 
La  Tour  préside  à  l'ouvrage.  Je  lui  ai  dit  :  «  Gardez-vous 
de  la  lèvre  de  M.  du  Plessis  !»  Il  a  une  lèvre  de  dessous  banale, 
qui  sert  pour  tous  les  visages  ;  d'ailleurs  il  fait  très  bien  '.  » 

Au  moment  de  quitter  Paris,  elle  reçut  de  Ditie  une  lettre 
qui  l'inquiéta  de  diverses-  manières.  Les  nouvelles  du  jeune 
malade  n'étaient  guère  rassurantes  ;  puis  il  l'entretenait  de 
certains  commérages  auxquels  Constant  d'Hermenches  s'était 
livré  pendant  un  séjour  à  Lausanne.  Ditie  écrivait  2  : 

«  Lausanne,  20  août  1771...  Je  dois  vous  gronder  un  peu  aussi, 
ou  plutôt  vous  exhorter  à  mettre  plus  de  prudence  dans  votre 
correspondance  avec  M.  d'Hermenches.  Il  n'en  fait  pas  un  bon 
usage.  Sa  vanité  blessée  de  n'avoir  pas  réussi  dans  ses  projets, 
le  fait,  à  ce  qu'on  dit,  se  venger  de  vous,  même  d'une  façon 
bien  peu  délicate.  Il  semble,  en  montrant  quelques  phrases 
détachées  de  vos  lettres,  vouloir  faire  croire  que,  dans  le  fond, 
c'est  lui  que  vous  aimez,  que  vous  étiez  pour  quelque  chose 
dans  ses  manœuvres  pour  le  divorce,  et  lui  dans  vos  incertitu- 
des et  vos  retards  touchant  M.  de  Charrière...  C'est  à  Genève 
qu'on  m'a  dit  tout  cela.  On  dit  qu'il  est  allé  faire  de  Colombier 
une  inspection  locale  et  qu'il  en  a  fait  le  portrait  le  plus  hideux. 
Cet  homme  me  paraît  indigne  de  l'amitié  que  vous  avez  continué 
d'avoir  pour  lui,  de  la  confiance  d'une  personne  aussi  franche 
que  vous  l'êtes.  Si  vous  lui  parlez  de  tout  cela,  nommez-moi  ; 
je  n'aime  pas  les  mystères,  et  je  me  déclare  l'ennemi  d'un  homme 
qui  sacrifie  à  sa  vanité  blessée  une  femme  à  qui  il  doit  du  res- 
pect.... Vous  ne  direz  sûrement  rien  de  tout  cela  à  votre  mari.„ 
Ce  qu'on  m'a  dit  paraît  vraisemblable,  en  ce  qu'on  m'a  cité 
entre  autres  cette  phrase  (après  avoir  parlé,  je  crois,  d'arran- 
gements relatifs  au  mariage)  :  «  Mais  ne  croyez  pas  pour  cela 
que  je  sois  encore  mariée,  »  qu'il  semblait  interpréter  comme 
écrite  pour  lui  donner  des  espérances.  Au  reste,  il  y  a  là-dedans 
du  manque  de  sens  commun  :  pourquoi  n'auriez-vous  pas  attendu 

1  II  s'agit,  pensons-nous,  de  Joseph-Sifrède  du  Plessis  (1725-1802),  qui 
passait  pour  un  bon  portraitiste.  Il  a  peint  Gluck,  Franklin,  Marmontel, 
M.  et  Al""  Necker.  Nous  n'avons  pu  savoir  ce  qu'est  devenu  le  portrait  de 
M.  de  Charrière. 

2  Nous  reproduisons  le  texte  exact  de  cette  lettre,  que  Gaullieur  a  modifiée 
en  plusieurs  endroits.  Notons-en  l'adresse:  «Chez  MM.  Thélusson  et  Necker, 
banquiers  à  Paris.  » 


LUNE    DE    Ml 


79 


le  résultat  de  ses  affaires,  si  c'était  lui  que  vous  aimassiez, 
surtout  si  vous  étiez  capable  d'être  pour  quelque  chose  dans 
sa  manière  de  les  pousser  !...  Je  suis  bien  aise  de  vous  donner 
des  raisons  d'être  circonspecte  vis-à-vis  d'un  homme  peu  déli- 
cat. En  tout  temps  on  se  doit  à  soi-même  une  certaine  prudence  ; 
à  présent,  vous  la  devez  de  plus  à  votre  mari.  Bonsoir.  » 

«  Ier  septembre...  Je  vous  préviens  que  peu  de  pays  sont  plus 
médisants,  plus  causeurs  que  celui-ci  :  cela  est  naturel,  on  n'y 
a  rien  à  faire.  Vous  y  faites  un  grand  événement,  ainsi  tous  les 
yeux  sont  fort  ouverts  sur  vous  ;  ils  le  sont  de  même  sur  l'homme 
en    question  '...  » 

A  la  lecture  de  ces  lettres,  Mme  de  Charrière  fut  atterrée  : 

«  Je  vous  proteste,  répond-elle,  que  je  devins  froide  et  toute 
émue  de  dépit  et  de  confusion.  Ses  chimères  sur  mes  sentiments 
sont  d'une  absurdité  qui  le  rend  plus  digne  de  pitié  que  de 
colère.  Je  pense  qu'il  n'en  aura  parlé  que  dans  un  premier  mou- 
vement, ne  sachant  ce  qu'il  disait,  oubliant  mes  lettres,  mes 
phrases,  leur  signification  naturelle,  oubliant  surtout  que  j'avais 
blâmé  sa  conduite  envers  sa  femme  avec  toute  la  force  et  la 
véhémence  possibles.  De  divorce,  il  ne  m'en  a  jamais  parlé  ; 
d'amour,  il  ne  m'en  a  point  parlé.  Après  que  je  lui  eus  dit  mon 
inclination  et  mes  desseins  pour  M.  de  Charrière,  il  me  décon- 
seilla ce  mariage  d'une  manière  qui  fit  soupçonner  quelque  chose 
à  Mme  d'Athlone  :  à  la  fin  de  sa  lettre,  il  me  disait  que  sa  femme 
était  bien  malade  ;  dans  d'autres  lettres  qui  vinrent  après,  il 
se  plaignit  d'elle,  je  blâmai  sa  conduite  à  lui,  je  l'exhortai  à 
de  bons  procédés.  Voilà  tout  ce  qui  s'est  passé  à  ce  sujet.  Je 
lui  écrivais  toujours,  quoique  je  fusse  révoltée  des  choses  qui 
me  revenaient  de  tous  côtés  sur  son  compte  ;  je  ne  voulais  pas 
qu'il  s'aperçût  de  mes  soupçons,  ni  paraître  m'apercevoir  que 
mon  mariage  fût  un  chagrin  pour  lui....  Je  vous  promets  toute 
la  prudence  que  vous  me  recommandez.  Je  voudrais  le  ramener 
quant  aux  apparences,  paraître  aussi  bien  avec  lui  que  toujours, 
du  moins  de  ne  pas  rompre,  parce  qu'autrefois,  surtout  dans 
le  temps  de  M.  de  Bellegarde,  je  lui  ai  écrit  avec  une  liberté  dont 
il  pourrait  abuser,  s'il  se  croyait  en  droit  d'être  méchant.  » 

On  sent  combien  elle  déplore  aujourd'hui  ce  commerce  secret, 
avec  quelle  anxiété  elle  songe  à  ces  lettres  imprudentes,  demeu- 
rées entre  les  mains  d'un  homme  de  caractère  peu  sûr  et  qui 

1  Dans  la  même  lettre,  Ditie  parle  de  son  médecin  en  ces  termes  :  «  M.  Tis- 
sot  vient  d'être  fort  malade.  Il  a  une  grande  impatience  de  vous  connaître 
et  d'être  connu  de  vous.  Vous  l'aimerez.  Il  se  propose  un  voyage  à  Xeu- 
chàtel.  »  Tissot  vint  en  effet  à  Colombier  quelque  temps  après. 


l8o  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

semble  s'aviser  d'être  jaloux.  Nous  verrons  qu'elle  fit  de  vains 
efforts  pour  les  reconquérir. 

Cependant  le  séjour  de  Paris  tirait  à  sa  fin.  Mme  de  Charrière 
faisait  ses  dernières  emplettes,  et  trouvait  le  temps  de  poser 
chez  Houdon  pour  son  buste,  destiné  à  Ditie  et  à  sa  chère  cousine  : 

«  On  a  mis  la  dernière  main,  écrit-elle,  à  une  affaire  qui  vous 
a  pour  objet  ainsi  que  Mme  d'Athlone  :  c'est  un  buste  très  bien 
fait  et  très  ressemblant.  Vous  en  aurez  un  plâtre  sur  votre  com- 
mode. N'en  dites  rien  chez  nous  ;  je  veux  que  Mme  d'Athlone 
ait  le  plaisir  de  la  surprise,  quand  elle  ouvrira  la  caisse  et  qu'elle 
trouvera  ma  tête,  de  grandeur  naturelle  1  » 

Voici  le  moment,  je  pense,  d'aller  au  devant  d'une  question 
que  nos  lecteurs,  peut-être  surtout  nos  lectrices,  doivent  s'être 
déjà  posée  :  madame  de  Charrière  était-elle  jolie  ?  —  «  Médio- 
crement »,  a  répondu  Sainte-Beuve,  ce  qui  lui  valut  une  petite 
réprimande  de  Gaullieur,  qui  lui  écrivait  : 

«  Son  buste,  par  Houdon,  son  portrait  peint  par  LaTour 
à  l'époque  de  son  mariage  2,  et  qu'on  peut  voir  dans  ma  biblio- 
thèque à  Lausanne,  témoignent  de  l'étincelante  beauté  de 
Mme  de  Charrière  :  l'épithète  est  d'un  de  ses  adorateurs.  » 

Puis  encore  : 

«  J'ai  un  magnifique  portrait  de  Mme  de  Charrière  peint  par 
La  Tour,  à  l'époque  de  son  mariage,  durant  un  séjour  qu'elle 
fit  à  Paris...  C'est,  comme  figure  et  comme  ajustement,  quelque 
chose  de  très  gracieux.  J'ai  aussi  le  buste  d'Houdon,  mais  c'est 
moins  bien  (28  juillet  1844).  » 


1  Gaullieur,  en  publiant  cette  lettre  dans  la  Revue  suisse,  y  a  fait  une 
petite  interpolation  :  aux  mots  très  ressemblant,  il  a  ajouté  :  par  le  sculp- 
teur Houdon.  Il  s'y  est  cru  autorisé  par  un  mot  de  Benjamin  Constant,  qui, 
en  1788,  écrivait  à  son  amie  de  Colombier:  «Quand  j'irai  à  Paris,  vous 
permettrez  à  Houdon  de  me  donner  un  de  vos  bustes.  »  —  Cet  élégant  et 
spirituel  ouvrage  du  fameux  sculpteur,  dont  on  trouvera  une  reproduction 
en  tête  de  notre  second  volume,  est  conservé  au  musée  historique  de  Xeu- 
chàtel,  à  qui  Gaullieur  en  avait  fait  don.  Il  est  assurément  flatteur  pour  le 
modèle  d'avoir  si  bien  inspiré  Houdon  après  avoir  si  bien  inspiré  La  Tour. 

2  C'est  «cinq  ans  avant  son  mariage»  qu'il  fallait  dire.  Dans  ce  passage, 
comme  dans  le  suivant,  Gaullieur  se  trompe,  parce  qu'il  ignorait  la  corres- 
pondance avec  d'Hermenches  et  les  lettres  sur  le  séjour  de  La  Tour  à 
Utrecht.  Il  a  naturellement  supposé  que  M™  de  Charrière  s'était  fait 
peindre  pendant  son  séjour  à  Paris  en  1771. 


LUNE    DE    MIEL  IftI 

Nous  ne  savons  qui  est  l'adorateur  dont  Gaullieur  veut  parler. 
Mais  nous  savons  ce  qu'il  faut  penser  des  preuves  qu'il  allègue 
en  faveur  de  la  «  beauté  »  de  Mme  de  Charrière.  Le  buste  d'Hou- 
don  —  qui  serait  «  moins  bien  »  que  le  pastel  de  La  Tour,  - 
est  le  portrait,  infiniment  spirituel  par  l'exécution,  d'une  figure 
infiniment  spirituelle  aussi  ;  mais  il  n'autorise  guère  à  parler 
de  «  beauté  ».  Quant  au  portrait  que  possédait  Gaullieur,  sa 
veuve  le  céda  à 
M.  Gustave  Revil- 
liod,  qui  le  plaça 
dans  son  musée  de 
l'Ariana  ;  on  peut 
l'y  voir.  LTn  exa- 
men même  très  ra- 
pide et  la  compa- 
raison avec  les  por- 
traits authentiques 
de  Mme  de  Char- 
rière suffisent  à 
montrer  avec  la 
dernière  évidence 
que  ce  portrait, 
peint  à  V huile,  n'est 
point  l'œuvre  de 
La  Tour  et  ne  re- 
présente point  Mme 
de  Charrière.  Il  n'y 
a  aucun  rapport  en- 
tre cette  figure  assez 
jolie,  mais  placide- 
ment contemplative,  et  la  physionomie  moins  jolie  peut-être, 
mais  si  vive,  si  animée  de  Mme  de  Charrière.  Les  traits,  le 
caractère,  l'expression,  tout  diffère.  Nous  ne  savons  d'où  Gaul- 
lieur tenait  ce  portrait  ;  mais  assurément  il  a  été  mystifié.  Il  y 
a  mieux  :  nous  avons  retrouvé  le  vrai  pastel  de  LaTour  :  il 
appartient  à  MM  la  comtesse  de  Saint-Georges,  née  de  Tuyll, 
arrière-petite-nièce  de  Mme  de  Charrière  l.  Cette  superbe  peinture 


PORTRAIT    DIT    DE    M        DE    CHARRIERE 
(Propr.  du  Musée  de  l'Ariana.  Genève) 


Arrière-petite-fille  de  Guillaume  de  Tin 


MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 


provient  directement  du  château  de  Zuylen,  et  fut  donnée,  il 
y  a  plusieurs  années,  par  Mme  la  baronne  douairière  de  Tuyll, 
à  celle  qui  le  détient  aujourd'hui.  La  ressemblance  avec  les 
autres  portraits  est  manifeste,  autant  que  la  différence  pro- 
fonde qui  sépare  ceux-ci  du  portrait  de  l'Ariana  l. 

D'après  tous  les  documents  authentiques  —  que  nous  mettons 
sous  les  yeux  du  lecteur  au  cours  de  cet  ouvrage  —  nous  pou- 
vons déclarer  hardiment  :  Sainte-Beuve  a  raison  ;  madame  de 
Charrière  était  «  médiocrement  jolie  ».  Il  tenait  son  renseigne- 
ment d'un  homme  qui  avait  bien  connu  et  souvent  rencontré 
l'aimable  femme.  Voici,  en  effet,  ce  qu'il  écrit  à  Gaullieur  le 
2  mars   1844  : 

«  M.  de  Brenles  est  coupable  de  m'avoir  dit  qu'elle  était  peu 
jolie,  et  j'avoue  que  j'ai  peine  à  croire  qu'elle  ait  été  ce  qu'on 
appelle  une  beauté.  Elle  était  sans  doute  à  cette  limite  où  les 
adorateurs  peuvent  dire  le  mot  et  les  indifférents  le  refuser.» 

La  vérité  est  que  Mme  de  Charrière  n'était  précisément  ni 
jolie  ni  belle  :  elle  était  charmante.  Elle  appartenait  à  cette 
catégorie  de  personnes  dont  la  figure  séduit  par  la  vivacité  du 
regard,  la  mobilité  de  l'expression,  par  l'animation  piquante 
qu'un  esprit  original  répand  sur  tous  les  traits2.  Rappelez-vous  : 
ce  qui  enchantait  LaTour,  lorsqu'il  la  peignait,  mais  ce  qui  le 
désespérait  presque,  c'était  cette  extraordinaire  intensité  de 
vie,  qu'il  s'efforçait  de  rendre  et  qui  l'obligea  de  recommencer 
plusieurs  fois  son  ouvrage.  Avec  son  grand  front  bombé,  ses 
cheveux  blonds  un  peu  rebelles,  coupés  assez  court  et  libre- 

1  Ce  dernier  a  été  reproduit  en  lithographie  dans  Y  Album  de  la  Suisse 
romane,  III,  où  il  accompagne  un  article  de  Gaullieur  intitulé  :  Les  maria- 
ges de  M"'  de  Tuyll.  —  Un  autre  pastel  de  La  Tour,  conservé  au  musée  de 
Saint-Quentin,  et  portant  la  mention  :  Baronne  de  Tuyll,  a  passé  aussi 
pour  le  portrait  de  M""  de  Charrière,  et  les  Concourt  ont  accrédité  cette 
conjecture.  Nous  croyons  que  ce  portrait  est  celui  d'une  tante  de  Mmc  de 
Charrière.  Voir  à  ce  sujet  notre  étude  de  la  Galette  des  Beaux-Arts  :  Un 
portrait  inédit  de  La  Tour,  M"  de  Charrière,  igo5,  tome  II. 

2  Gaullieur  a  publié  (Revue  suisse  de  1867,  p.  291-293)  une  longue  lettre 
de  La  Tour  à  Belle  de  Zuylen,  qui  a  été  réimprimée  plusieurs  fois,  et  où  il 
lui  donne  des  conseils  techniques  intéressants.  Nous  y  renvoyons  les 
curieux,  nous  bornant  à  noter  ces  mots,  qui  montrent  quel  vif  souvenir  le 
peintre  avait  gardé  de  son  «.  modèle  »  dTtrecht  :  «.Le  cœur  et  l'esprit  pleins 
de  vos  charmes...  » 


LUNE    DE    MIEL 


[83 


ment  rejetés  en  arrière,  son  nez  assez  fortement  arqué,  mais 
d'un  dessin  très  pur,  aux  narines  frémissantes,  ses  lèvres  au 
sourire  incertain,  à  la  fois  accueillant  et  désabusé,  où  brillaient 
«  les  dents  les  plus  blanches  du  monde  '  »,  avec  ses  yeux  surtout, 
couleur  d'eau  de  mer,  au  clair  et  franc  regard,  et  dont  l'un  — 
ce  fait  est  caractéristique  —  semblait  plein  de  malice,  tandis 
qu'elle  caressait  de  l'autre,  —  Mme  de  Charrière  était  une  appa- 
rition si  imprévue,  qui  annonçait  tant  de  franchise,  un  esprit 
si  primesautier,  tant  de  verve  et  de  grâce  réunies,  que  nul  ne 
pouvait  ni  la  voir  avec  indifférence,  ni  en  perdre  le  souvenir. 
Combien  de  très  jolies  femmes,  combien  de  classiques  beautés 
dont  on  n'en  peut  dire  autant  ! 

Les  époux  arrivèrent  à  Colombier  vers  la  fin  de  septembre 
1771,  après  un  voyage  fatigant,  au  terme  duquel  Mme  de  Char- 
rière devait  ressentir  ses  premières  impressions  de  Suisse  : 

«  Nous  avons,  dit-elle  à  son  frère,  passé  une  nuit  dans  les 
montagnes,  où  les  montées  étaient  si  rapides  et  les  précipices 
si  profonds,  que  j'étais  mieux  à  mon  aise  à  pied  qu'en  carrosse, 
malgré  un  froid  très  vif,  de  sorte  que  M.  de  Charrière,  Zéphir 
et  moi,  nous  avons  fait  plusieurs  lieues  à  pied,  souvent  éloignés 
du  carrosse  et  de  tout  être  vivant.  Le  ciel  était  clair  ;  c'était 
une  beauté  et  une  horreur  qui  m'étaient  inconnues. 

«...Vous  imaginez  combien  je  serai  touchée  du  plaisir  de  vous 
voir  ici.  Cette  maison  est  propre  et  jolie.  La  sœur  aînée  me  paraît 
bonne  et  raisonnable...  » 

M11'  Louise  de  Penthaz  2,  alors  âgée  de  40  ans,  était  en  effet 
une  excellente  vieille  Me,  bienveillante,  active,  oublieuse 
d'elle-même  pour  penser  aux  autres  ;  elle  s'occupait  du  jardin 
avec  un  merveilleux  talent,  fleurissait  chaque  jour  les  chambres 
du  manoir  et  fut  aimée  de  tous  ceux  qui  y  fréquentèrent.  Quant 
â  Henriette,  sœur  cadette  de  M.  de  Charrière  (elle  était  née, 
comme  Belle,  en  1740),  c'était  une  personne  d'esprit  étroit 
et  revêche  3  ;   Mme  de  Charrière  réserva  pour  son  autre  belle- 

1  «  Ce  n'est  que  depuis  peu  qu'on  m'a  fait  apercevoir  que  j'avais  les  dents 
les  plus  blanches  du  monde.  »  (Lettre  à  d'Hermenches,  29  Mai  1765.) 

2  Les  Charrière  de  Penthaz  sont  très  fréquemment  désignés  sous  le  nom 
de  Monsieur  et  Mesdemoiselles  de  Penthaz. 

3  M.  de  Charrière  écrivait  un  jour  à  sa  femme,  absente  de  Colombier  : 
«  Henriette  a  été  fort  déraisonnable.  Je  me  suis  taché  ;  elle  boude,  elle  est 
malheureuse  ;  je  crois  être  quelquefois  aux  petites  maisons,  et  je  suis  tour- 


184  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

sœur  une  affection  que  la  maussade  Henriette  ne  faisait  rien 
pour  encourager.  Le  père  de  M.  de  Charrière  vivait  encore  : 
il  devait  avoir  environ  75  ans  (étant  né  vers  1696)  et  ne  mourut 
qu'en  1780  ;  déjà  très  affaibli  par  l'âge,  il  ne  jouait  plus  un  rôle 
actif  dans  le  cercle  de  famille  !. 

La  demeure  des  époux  était  celle  où  l'aïeul  maternel  de 
M.  de  Charrière  avait  achevé  sa  vie.  Charles  Berthoud  a  fait 
cette  remarque  intéressante  : 

«  Le  village  de  Colombier  a  eu  la  rare  fortune  d'être  succes- 
sivement, et  pendant  de  longues  années,  le  séjour  de  deux  écri- 
vains dont  la  place  est  marquée  parmi  ceux  qui  honorent  le 
plus  la  Suisse  française  au  XVI IL  siècle  :...  je  veux  parler  de 
Béat-Louis  de  Murait  et  de  Mme  de  Charrière...  Ces  deux  per- 
sonnes d'un  mérite  si  rare,  d'ailleurs  si  différentes  de  caractère, 
de  sentiments,  de  pensée,  et  appartenant  à  deux  familles  d'es- 
prit tout  à  fait  opposées,  ont  habité  tour  à  tour  sous  le  même 
toit  et  se  tenaient  de  fort  près  par  les  liens  de  la  parenté.  Murait, 
exilé  de  Berne  par  l'orthodoxie  intolérante  de  l'Eglise  et  de 
l'Etat,  à  la  suite  des  troubles  religieux  de  1698-1701,  vécut 
à  Colombier  les  quarante  dernières  années  de  sa  longue  vie, 
et  y  mourut  en  1749,  dans  une  propriété  que  le  mariage  de  sa 
fille  fit  passer  dans  la  famille  de  Charrière  de  Penthaz.  Vingt- 
deux  ans  plus  tard,  Mlle  de  Tuyll,  devenue  Mme  de  Charrière, 
c'est-à-dire  petite-fille  par  alliance  de  Murait,  arrivait  à  Colom- 
bier, où  elle  séjourna  presque  sans  interruption  jusqu'à  la  fin 
de  sa  vie.  Elle  ferma  les  yeux,  le  27  décembre  1805,  dans  la 
maison  même  où  Murait  était  mort  un  demi-siècle  auparavant. 
Il  y  aurait  lieu  de  s'étonner  du  silence  que  garde  Mme  de  Char- 
rière sur  les  écrits  de  l'aïeul  de  son  mari,  si  l'on  ne  se  rappelait 
toute  la  distance  d'idées  qui  sépare  ces  deux  écrivains,  que  leur 


mente  de  voir  chez  les  gens  dont  le  sort  est  lié  au  mien,  tant  d'impressions 
fâcheuses  que  je  ne  puis  point  écarter,  et  qu'avec  la  meilleure  volonté 
j'aggrave  quelquefois. -J'aurais  besoin  pour  être  heureux  de  ne  voir  que  paix 
et  raison  autour  de  moi,  et  ce  n'est  le  plus  souvent  que  trouble  et  manie.  » 
(21  Juin  1784). 

1  Le  fait  de  l'existence  de  François  de  Charrière-de  Murait  en  1771  nous  a 
été  révélé  par  une  lettre  de  son  fils  qui  le  mentionne.  Pendant  les  7  ou  8 
ans  qu'elle  a  vécu  sous  le  même  toit,  Mn"  de  Charrière  n'a  jamais  fait 
allusion  à  son  beau-père  dans  sa  correspondance.  Ce  silence  permet  de 
supposer  qu'il  ne  comptait  plus  beaucoup...  A  en  juger  par  une  lettre  du 
vieillard,  datée  précisément  de  1 771,  sa  main  tremblante  ne  traçait  plus  les 
mots  qu'avec  peine.  Nous  verrons  pourtant  que  le  pasteur  Chaillet  se  plai- 
sait encore  à  causer  avec  lui. 


LUNE    DE    MIEL 


[85 


distinction  d'esprit,  leur  originalité,  et  surtout  leur  profonde 
bonne  foi,  eussent  semblé  devoir  rapprocher.  Leurs  chemins  ne 
se  rencontraient  nulle  part,  et,  en  cas  semblable,  les  liens  ou 
les  traditions  de  famille,  loin  d'amener  un  rapprochement, 
ne  font  qu'élargir  encore  les  distances.  Il  est  étrange  pourtant 
que  le  nom  de  Murait  ne  soit  pas  même  prononcé  une  fois  dans 
la  correspondance  de  sa  petite-fille.1  » 

La  maison  de  Colombier  est  aujourd'hui  fort  peu  différente 
de  ce  qu'elle  était  au  temps  de  Mme  de  Charrière,  et  même  de 
Murait.  C'est  un  beau  spécimen  de  notre  architecture  du  XVIIe 
siècle.  Elle  porte  la  date  de  1614  2.  Trois  corps  de  bâtiments  en 
double  équerre  forment  une  vaste  cour,  où  l'on  pénètre  par 
un  porche  au  cintre  surbaissé.  Sous  la  galerie  de  bois  intérieure, 
que  supporte  un  gros  pilier  fourchu,  gazouille  une  claire  et 
abondante  fontaine.  L'escalier,  selon  l'usage  du  pays,  grimpe 
en  colimaçon  dans  une  tourelle  qui  constitue  l'entrée  principale 

1  De  Colombier  à  Solingen,  voyage  d'une  famille  suisse  en  1740,  Musée 
neuchâtelois,  1868,  p.  33-34- 

2  En  1606,  le  capitaine  Abram  Mouchet  (qui  avait  sauvé  la  vie  à  Henri  de 
Longueville  à  Ivry  et  que  le  prince  avait,  en  récompense,  nommé  receveur 
de  Colombier),  acquit  de  la  Seigneurie  cette  maison  qui  «  venait  en  ruynes.  » 
Il  la  répara  et  fit  graver  sur  la  porte  d'entrée  la  date  de  1614,  qu'on  y  voit 
encore.  Ce  n'est  donc  pas  Mouchet  qui  a  construit  la  maison  (comme  le 
dit  Ch.  Berthoud  dans  l'article  cite  tout  à  l'heure).  En  1639,  la  maison, 
avec  le  domaine  qui  en  dépendait,  devint  la  propriété  de  François  d'Arïry, 
gouverneur  de  Xeuchàtel.  Des  d'Afïry,  elle  passa,  en  1698,  à  Jacques  Morel, 
allié  Bonstetten,  de  Colombier,  capitaine  au  service  de  France,  qui  la 
revendit  en  1 7 1 3  à  Albert  de  Bonstetten,  capitaine  en  Hollande.  De  celui-ci 
(et  non  par  les  Watteville,  comme  l'a  cru  Ch.  Berthoud)  le  manoir  passa  en 
1719  à  Béat-Louis  de  Murait,  qui  le  remit  en  1738  à  sa  fille  M""  de  Charrière 
de  Penthaz.  Après  l'extinction  de  la  famille  de  Charrière  et  pendant  le 
cours  du  XIX"'  siècle,  cette  vieille  maison  historique  fut  successivement 
une  propriété  DuPasquier,  puis  une  propriété  Meuron.  Elle  appartient 
maintenant  à  M.  Perrenoud-Jurgensen.  (La  plupart  des  renseignements  qui 
précèdent  sont  extraits  d'une  notice  établie  d'après  les  actes  de  propriété  et 
que  nous  a  obligeamment  communiquée  M.  Pierre  de  Meuron,  à  Neu- 
chàtel).  —  Remarquons,  puisque  nous  évoquons  ces  souvenirs  locaux,  qu'il 
est  étrange  qu'aucune  rue  du  village  de  Colombier  —  où  Ton  a  tant  bàtl 
depuis  vingt  ans  —  ne  rappelle  par  son  nom  le  séjour  de  Murait,  ni  celui 
de  Mmt  de  Charrière,  sans  parler  de  milord  Maréchal  et  de  Benjamin  Cons- 
tant. En  revanche,  il  y  a  une  route  de  la  Gare  !...  —  Le  nom  de  M""  de 
Charrière  s'imposerait  d'autant  plus,  que  les  nouveaux  quartiers  de  Prèlaz. 
touchent  au  domaine  du  Pontet. 


l86  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

de  la  maison.  A  l'étage,  une  enfilade  de  chambres  s'ouvrent 
sur  un  long  corridor,  et  ont  jour  de  l'autre  côté  sur  un  riant 
jardin  et  un  verger  qu'arrose  un  petit  ruisseau.  Le  manoir 
est  situé  au  nord  et  en  contre-bas  du  coteau  sur  lequel  s'élèvent 
l'église,  le  château  et  la  partie  ancienne  du  village  de  Colom- 
bier. Aussi  la  maison  Charrière  n'a-t-elle  au  midi  qu'une  vue 
assez  bornée  ;  mais  elle  est  étendue  et  d'une  harmonieuse  beauté 
du  côté  du  Jura,  dont  les  pentes  adoucies,  s'abaissant  par  degrés 
vers  le  lac,  sont  semées  de  ces  villages  cossus  et  prospères, 
tout  à  fait  rustiques  alors  :  Peseux,  Corcelles,  Cormondrèche, 
Bôle  ;  plus  près,  des  maisons  de  campagne  où  la  nouvelle  venue 
trouvera  des  familles  amies.  De  tous  côtés,  le  vignoble  s'étend 
à  perte  de  vue,  sauf  au  midi,  où  des  allées  d'ormes,  fameuses 
dans  la  contrée,  orgueil  du  village,  descendent  jusqu'au  lac. 
Pays  charmant,  même  pour  une  personne  habituée  aux  vastes 
perspectives  hollandaises,  et  rachetant  par  un  caractère  de 
pittoresque  intimité  ce  qui  peut  manquer  à  l'ampleur  des 
horizons. 

La  demeure  était,  pour  l'époque,  suffisamment  confortable, 
chauffée  par  ces  grands  poêles,  en  catelles  vertes  ou  bleues, 
qui  furent  une  des  industries  artistiques  du  pays.  De  la  chambre 
de  madame  de  Charrière,  dont  une  fenêtre  regardait  sur  le 
verger  à  l'ouest,  la  vue  se  perd  au  loin  sur  une  perspective  de 
verdure  ;  un  escalier  extérieur  conduit  du  corridor  au  jardin, 
où  les  hôtes  du  manoir  passeront  les  longues  après-midi  de  la 
belle  saison  ;  s'il  pleut,  le  grand  salon  d'été  à  plafond  cintré, 
spacieux  et  frais,  forme  un  hall  favorable  à  la  musique. 

Mme  de  Charrière  n'est  pas  grande  promeneuse  ;  mais  il  y  a 
à  l'écurie  deux  jolis  chevaux  qu'on  peut  atteler  pour  se  passer 
la  fantaisie  d'une  course  à  Neuchâtel. 

En  face  de  la  maison,  de  l'autre  côté  de  la  route  qui  monte 
au  village  en  une  pente  rapide  appelée  le  Pontet,  on  aperçoit 
un  mur  bas  et  crénelé  :  c'est  le  jardin  potager,  avec,  au  fond, 
une  pelouse  qu'ombrage  un  bouquet  de  gigantesques  maronniers. 
Le  «grand  jardin  »  est  le  royaume  de  Mlle  Louise,  qui  s'y  rend 
tous  les  jours  pour  soigner  ses  cultures,  où  fleurs  et  légumes 
s'entremêlent  à  la  mode  de  chez  nous  l.  Tout  à  côté,  dans  un 

1  Un  récit  de  voyage  dans  l'Oberland  bernois,  par  A. -H.  Petitpierre, 
manuscrit  appartenant  à   notre  ami   le  docteur  Châtelain,  de  Neuchâtel, 


LUNE    DE    MIEL 


I87 


bâtiment  que  protège  un  ample  toit  brun,  est  le  pressoir,  où 
Mme  de  Charrière  se  divertira  à  considérer  le  «  train  des 
vendanges  » . 

Ce  cadre  agreste,  entourant  une  vieille  et  simple  demeure 
seigneuriale,  a,  aujourd'hui  encore,  un  charme  auquel  l' étrangère 
ne  fut  pas  insensible:  nous  voyons  qu'elle  s'y  accoutuma  sans 
effort. 


LA    MAISON    DE    CHARRIÈRE    A    COLOMBIER 
D'après  un  aquarelle  du  temps,  appartenant  à  M.  A.  Bandelier,  à  Berne 

Aussitôt  qu'elle  y  fut  installée,  son  frère  accourut  de  Lausanne 
et  séjourna  quelques  semaines  à  Colombier,  avant  de  se  rendre 
dans  le  midi  de  la  France  et  en  Italie.  Il  cherchait  un  climat 
moins  rude  que  le  nôtre  pour  sa  poitrine  gravement  atteinte  ; 
car  voici,  l'hiver  approche,  avec  ses  terribles  rafales  de  vent 


contient  cette  note,  à  la  date  de  Juillet  1783  :  «Je  fus  enchanté  surtout  de 
revoir  le  rhododendron  ferrugineux,  cet  arbrisseau  charmant  dont  les 
rameaux  sont  toujours  verts.  Je  l'avais  vu  cet  été,  couronné  de  fleurs  purpu- 
rines, dans  le  jardin  de  M""  de  Charrière  à  Colombier.» 


l88  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

d'ouest  que  les  Neuchâtelois  connaissent  bien  :  «  Nous  ne  voyons 
que  de  la  neige,  écrit-elle  ;  il  a  fait  cette  nuit  une  tempête 
affreuse.»  La  correspondance  a  repris  aussi  avec  d'Hermenches, 
qui  a  adressé  à  son  amie,  le  28  octobre,  une  lettre  «  respec- 
tueuse et  tendre  »,  où  nous  lisons  ces  lignes  : 

«  Votre  adorable  frère  vous  aura  dit  comme  je  pense  sur  vous, 
sur  votre  bonheur,  et  de  quelle  trempe  sont  les  vœux  que  vous 
m'inspirez.  Mais  peut-être  êtes- vous  encore  à  Paris.  Bellegarde 
m'écrit  qu'il  a  eu  le  bonheur  de  vous  y  voir.  » 

Bellegarde  devait  s'être  marié  à  peu  près  à  ce  moment-là  : 
Isabelle  et  lui  s'étaient  donc  rencontrés  en  voyage  de  noces  !  — 
Elle  répond  à  Constant  :  «  Ne  retombez  plus  dans  ces  longs 
silences.  »  Puis  elle  lui  donne  sur  sa  vie  les  détails  que  voici  : 

«  13  janvier  1772.  Je  compte  faire  un  tour  à  Lausanne  au  mois 
de  mars.  Je  me  porte  assez  bien,  malgré  la  neige  et  la  bise. 
On  n'est  pas  trop  mécontent  de  moi.  et  je  suis  très  contente 
des  autres.  Je  travaille,  je  joue  aux  échecs,  j'écris  et  je  reçois 
beaucoup  de  lettres.  Je  découpe  des  profils,  petit  talent  dont 
je  n'avais  pas  connaissance  ;  si  je  m'en  fusse  avisée  plus  tôt, 
j'aurais  dans  mon  portefeuille  tous  mes  parents  et  mes  amis 
de  Hollande.  » 

Dans  une  lettre  du  même  temps,  nous  lisons  un  vif  réquisi- 
toire contre  le  divorce,  auquel  d'Hermenches  pensait  plus  que 
jamais.  Que  de  ruines  entraîne  cette  dissolution  du  mariage  ! 

«  Vaut-il  la  peine  de  se  rendre  heureux  aux  dépens  des  autres 
dans  cette  courte  vie  ?  Est-on  heureux  d'ailleurs,  quand  on 
a  voulu  l'être  aux  dépens  des  autres  ?  » 

Elle  l'exhorte  donc  à  rendre  de  bonne  grâce  à  sa  femme 
son  état,  sa  fortune  et  son  repos  ;  à  cette  condition,  elle  regar- 
dera tout  ce  qui  s'est  passé  depuis  une  année  «  comme  un  délire 
passager  ».  Sur  cette  lettre,  d'Hermenches  vint  la  voir,  demeura 
à  Colombier  jusqu'au  lendemain  ;  et  la  visite  dut  être  cordiale, 
puisqu'elle  lui  écrit  bientôt  sur  l'ancien  ton  familier  : 

«  11  mars  1772.  Bonsoir,  Monsieur  d'Hermenches.  Je  ne  vous 
ai  pas  écrit  parce  que  j'ai  arrangé  un  coin  de  jardin  et  lavé  du 
linge  à  notre  belle  fontaine,  comme  une  certaine  princesse  de 
Y  Odyssée  :  mais  elle  était  princesse  et  ne  lavait  que  des  robes 
de  laine  :  moi,  j'ai  lavé  de  tout.  C'est  un  des  plaisirs  les  plus  vifs 


LUNE    DE    MIEL  I 89 

que  je  connaisse.  J'ai  été  jardinière  et  laveuse  avec  une  passion 
et  un  excès  qui  m'ont  rendue  un  peu  malade. 

...M.  de  Bonstetten  et  le  professeur  Wilheimi  ont  dîné  ici... 
Ils  ont  beaucoup  parlé  de  vous.  M.  de  Bonstetten  est  aimable  ; 
l'autre  m'a  paru  avoir  bien  de  l'esprit,  mais  si  cet  homme  a  le 
cœur  droit  et  vrai,  il  m'a  trompée.  Je  ne  fais  plus  assez  de  cas 
de  l'esprit  pour  qu'il  m'aveugle  sur  le  reste.  » 

On  lui  en  veut  d'être  si  brève  et  si  froide  sur  ce  délicieux 
Bonstetten,  qu'elle  était  digne  de  rencontrer  et  de  goûter. 
Mais  Bonstetten  n'était  alors  qu'un  jeune  homme  de  27  ans, 
et  c'est  dans  sa  vieillesse,  comme  on  sait,  qu'il  fut  surtout 
séduisant,  j'allais  dire  :  surtout  jeune  *.  Elle  reprend  : 

«  Notre  cocher  a  reçu  une  ruade  à  la  tête,  dont  il  n'est  pas 
encore  bien  remis,  et  un  de  nos  chevaux  est  enrhumé  ;  quand 
ils  seront  guéris,  nous  nous  hâterons  d'aller  à  Lausanne. 
M.  de  Sévery  nous  écrit  là-dessus  avec  empressement  et  beau- 
coup d'honnêteté.  Il  est  fâché  que  les  grands  plaisirs  tirent  à 
leur  fin,  et  moi  j'en  suis  bien  aise  :  outre  qu'ils  ne  m'amusent 
que  médiocrement,  ils  me  rendent  malade.  J'aime,  le  matin, 
un  tour  de  promenade,  un  peu  d'ouvrage  ou  de  lecture,  un  dîner 
et  une  toilette  paisibles,  et  quand  on  m'a  accordé  cela,  je  soupe 
aussi  tard  qu'on  veut  et  en  telle  compagnie  que  l'on  veut. 
Il  m'est  encore  moins  malsain  de  laver  tout  le  jour  à  la  fontaine 
que  de  parler  et  d'écouter  tout  le  jour.  » 

Le  mondain  d'Hermenches  répond  indigné  : 

«  Cette  princesse  de  YOdyssée  n'avait  pas  de  l'esprit  comme 
vous.  Je  ne  puis  souffrir  que  vous  fassiez  la  lavandière,  ni  la 

1  Le  Bernois  Charles-Victor  de  Bonstetten  (1 745-1 832),  à  qui  Sainte-Beuve 
a  consacré  une  si  charmante  étude,  est  une  des  figures  les  plus  originales 
de  notre  histoire  littéraire.  —  Il  devint  plus  tard  un  des  hôtes  assidus  de 
Coppet.  On  lui  doit,  entr'autres,  deux  œuvres  très  distinguées  :  Voyage  sur 
la  scène  des  six  derniers  livres  de  l'Enéide,  rédigé  en  français  sur  le  con- 
seil de  M""  de  Staël,  et  l'Homme  du  nord  et  l'homme  du  midi,  livre  plein 
de  nouveauté  dans  les  aperçus,  de  grâce  dans  le  style,  qu'il  donna  à  l'âge 
de  79  ans.  Il  n'est  guère  de  Suisse  allemand  qui  ait  mieux  écrit  notre  lan- 
gue. —  Quant  à  Samuel  Wilheimi,  né  en  1730,  pasteur  à  Berne,  puis 
professeur  de  grec  dès  1758,  enfin  pasteur  à  Siselen,  où  il  mourut  en  1796, 
il  fit  partie  du  cercle  de  haute  culture  où  se  rencontraient  Wieland,  Julie  de 
Bondeli,  les  Tscharner,  Daniel  Fellenberg,  Kirchberger,  Stapfer,  etc.  Il  fut 
un  des  fondateurs  de  la  Société  patriotique  dont  M.  W.-F.  de  Mulinen  a 
retracé  l'histoire  {Neujahrsblatt  des  historischen  Vereins  des  Kantons  Bern 
fur  1  go  1  :  Daniel  Fellenberg  und  die  Patriotische  Gesellschaft  in  Bern. 
—  Bern,  Wyss,  1900,  in~4°). 


ICO  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

nymphe  potagère.  Vous  deviendrez  couperosée,  vos  dents 
tomberont  et  vos  cheveux  aussi.  Une  jolie  femme  doit  rester 
tant  qu'elle  peut  une  jolie  femme  ',  et  un  beau  génie  doit  se 
conserver  une  bonne  santé.  Vous  ne  connaissez  pas  le  soleil 
helvétique,  et  vous  vous  ferez  du  mal  avec  ces  gaîtés  agrestes.  » 

Sur  quoi  il  cite  un  mot  de  Wilhelmi  sur  Mme  de  Charrière  : 

«  Il  me  semblait  que  c'était  une  sylphide  en  dépôt  au  pied 
de  ces  montagnes,  en  attendant  que  quelque  sylphe  vienne 
l'enlever...  » 

Puis  il  la  prévient  de  son  mieux  contre  Lausanne  : 

«  Ce  ne  sont  que  grimaces,  tortillages,  gauches  politesses. 
Vous  ne  verrez  pas  un  seul  homme  d'esprit,  et  pas  une  femme 
qui  ait  de  la  grâce  naturelle,  ni  la  moindre  franchise.  Avec  cela, 
vous  pourrez  les  trouver  charmantes,  et  vous  serez  bien  per- 
siflée ;  car  c'est  le  sort  de  tous  les  nouveaux  venus.  » 

De  telles  diatribes  ne  pouvaient  créer  une  prévention  défa- 
vorable dans  un  esprit  aussi  indépendant  que  celui  d'Isabelle. 
Son  jugement  sur  Lausanne,  bien  plus  mesuré,  nous  le  trouve- 
rons dans  son  œuvre.  Elle  lui  répond  gentiment,  raille  d'un 
mot  piquant  les  «  fadeurs  sylphiques  »  de  Wilhelmi,  et  quant 
à  Lausanne,  elle  est  résolue  à  s'y  montrer  aimable  et  confiante  : 
«  Je  serais  comme  eux,  si,  recevant  leurs  politesses,  je  les  jugeais 
méchamment.  » 

La  réponse  de  d'Hermenches  est  intéressante,  parce  qu'elle 
est  datée  de  Ferney  (23  mars  1772)  : 

«  Je  voudrais  que  vous  y  fussiez,  au  lieu  de  ce  plat  Lausanne, 
où  vous  allez  arriver  quand  je  le  fuis.  Qu'est-ce  que  la  vie  ? 
Il  y  a  quelques  années,  j'aurais  marché  au  travers  d'un  brasier 
pour  posséder  Agnès  à  Lausanne  !  Je  me  fais  du  bien  ici  :  ce 
vénérable  et  prodigieux  vieillard  écoute  mes  misères,  s'entre- 
tient de  mes  petites  peines  comme  une  bonne  mère  ;  aussi  je 
le  trouve  grand  dans  ces  moments-là,  comme  M'ne  de  Sévigné 


1  II  lui  écrivait  après  sa  visite  :  «  J'ai  été  prodigieusement  content  de  vous  ; 
l'espèce  de  dignité  que  donne  l'état  de  madame  vous  va  singulièrement 
bien.  Je  suis  tout  étonné  (?!)  de  vous  trouver  femme  aussi  merveilleuse  et 
adorable  que  vous  étiez  fille  sublime  et  incomparable...  Je  vous  apprends 
que  vous  plaisez  universellement  et  que  vous  avez  surpassé  tout  ce  que  la 
prévention  et  le  prestige  avaient  annoncé  de  plus  favorable  pour  vous.  » 
(7  février  1772). 


LUNE    DE    MIEL  ICI 

trouvait  Louis  XIV  un  héros,  après  qu'il  eut  dansé  un  menuet 
avec  elle.  Il  faut  absolument  que  vous  veniez  le  voir  ;  il  est 
digne  de  vous  écouter,  et  vous  l'êtes  infiniment  de  lui  parler.  » 

Le  23  avril,  elle  répond  en  donnant  tout  d'abord  ses  impres- 
sions sur  Lausanne  : 

«  ...Je  n'en  suis  pas  enthousiasmée,  mais  je  m'y  suis  amusée. 
On  était  si  honnête  que  je  ne  pouvais  résister  à  rien.  De  retour 
ici,  je  me  suis  chargée  de  la  conduite  de  la  maison  :  me  voici 
ménagère  et  souvent  cuisinière  ;  cela  m'occupe  et  m'amuse... 
Parlons  des  gens  de  Lausanne.  J'ai  trouvé  Mme  de  Sévery  extrê- 
mement aimable  '.  Quand  nous  avons  été  à  notre  aise  ensemble, 
je  lui  ai  trouvé  bien  de  l'esprit  et  de  la  justesse  d'esprit,  une 
gaîté  fine  et  vraiment  agréable,  enfin  tout  ce  qui  est  en  droit  de 
plaire,  et  elle  m'a  beaucoup  plu.  Son  mari  est  bon,  franc,  facile  ; 
j'en  ai  été  très  contente.  » 

Mais  elle  est  surtout  charmée  de  Mme  de  Villardin  :  celle-ci 
rappelle  Mme  d'Athlone,  «à  qui  le  monde,  dit-elle  joliment,  n'a 
point  donné  d'usage  du  monde.  »  Elle  loue  le  marquis  de  Gentil 
de  Langalerie  -,  qui  se  plaçait  volontiers  à  côté  d'elle  à  table  : 

«  Il  est  un  peu  sale,  mais  il  est  gai,  il  est  instruit  ;  il  y  a  dans 
tous  ses  discours  de  la  bonhomie  et  une  facilité  d'esprit  et  d'ex- 
pression que  j'aime,  au  lieu  que  je  déteste  le  précieux,  le  bel- 
esprit  et  les  beaux  parleurs  qui  s'écoutent  et  veulent  être  écou- 
tés. J'aime  qu'on  aille  rapidement  son  train  en  discourant  ; 
je  sais  bien  attraper  au  vol  ce  qu'on  dit  de  bon...  M.  Tissot  a 
bien  de  l'esprit.  Je  l'ai  trouvé  tel  que  vous  me  l'aviez  dépeint... 
Votre  dernière  lettre  était  datée  de  Ferney  :  j'ai  été  bien  aise 
que  vous  y  pensassiez  à  moi.  Vous  m'y  souhaitiez  :  je  ne  m'y 
souhaite  point.  C'est  un  méchant  homme  de  beaucoup  d'esprit. 
Je  le  lirai,  mais  je  n'irai  pas  V encenser .  » 

Nulle  déclaration  ne  peint  mieux  ce  quant  à  soi  qui  est  un 
des  traits  saillants  du  caractère    d'Isabelle.   Nous    constatons 

1  Mme  de  Charrière-de  Séverv,  sa  cousine.  Elle  demeura  en  correspon- 
dance avec  cette  aimable  parente  vaudoise.  La  famille  de  Charrière-de 
Séverv,  à  Valency,  près  Lausanne,  possède  une  quinzaine  de  lettres  écrites 
de  Colombier,  que  nous  avons  eues  entre  les  mains.  Elles  contiennent 
quelques  détails  intéressants  sur  la  vie  de  AL"  de  Charrière  pendant  les 
premières  années  de  son  mariage. 

2  Allié  de  Constant,  beau-frère  de  d'Hermenches,  et  comme  lui  ami  de 
Voltaire  (voir  Perey  et  Maugras,  La  Vie  intime  de  Voltaire  aux  Délices  et 
à  Ferney,  p.  124-129). 


IÇ2  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

qu'elle  ne  fut  fascinée  ni  par  Voltaire,  ni  par  Rousseau.  Ce 
devait  pourtant,  semble-t-il,  être  une  forte  tentation,  pour  une 
femme  d'esprit,  d'aller  recueillir  les  compliments  dont  Voltaire 
n'eût  pas  manqué  de  se  mettre  en  frais  pour  elle  ;  de  briller 
quelques  moments  à  la  petite  cour  de  Ferney,  de  faire  la  con- 
quête du  roi...  Mais  il  eût  fallu  «l'encenser».  Mme  de  Charrière, 
qui  n'abdiquait  point  son  droit  de  le  juger,  n'était  pas  femme 
à  dissimuler  ses  sentiments  intimes  pour  plaire  à  Voltaire. 
Elle  dédaigna  cette  occasion  d'être  présentée  au  grand  homme, 
et  celui-ci  vécut  encore  six  années,  sans  qu'elle  éprouvât  jamais 
aucun  désir  de  l'approcher.  Plus  tard,  ayant  lu  les  lettres  de 
Voltaire  à  Frédéric  II,  elle  les  jugeait  ainsi  : 

«  Pour  ce  qui  est  du  poëte  et  de  ses  lettres,  c'est  de  la  gentil- 
lesse d'esprit,  de  la  grâce,  de  la  malice,  de  la  rancune,  de  la 
puérile  vanité,  de  la  bassesse,  de  la  hardiesse  tellement  mêlées, 
qu'on  aime  et  hait,  qu'on  admire  et  méprise,  qu'on  s'indigne 
et  qu'on  rit  tout  à  tour  et  presque  à  la  fois...  Je  suis  si  vaine  pour 
mon  sexe  des  lettres  de  la  Margrave  de  Bareith,  que  je  les  lis 
à  tout  le  monde.  Je  n'ai  jamais  rien  vu  d'une  femme  qui  prouve 
aussi  complètement  que  nous  pouvons  être  tout  ce  que  sont 
les  hommes.  On  dit  que  Sapho  l'avait  prouvé  quant  à  la  poésie  : 
la  Margrave  le  prouve  quant  au  grand  et  bon  esprit  ;  c'est  donc 
un  procès  jugé.  »  (A  Chambrier  d'Oleyres,  6  décembre  1788.) 

En  arrivant  de  Lausanne,  elle  écrivait  à  son  frère  : 

«  19  avril  1772...  On  m'a  parlé  et  fait  parler  de  vous  jusqu'à  me 
fatiguer  et  m'impatienter  :  vous  savez  si  j'en  eusse  parlé  volon- 
tiers à  des  amis  !  Mais  entendre,  au  moment  de  mon  arrivée, 
toutes  les  assemblées,  les  vieux,  les  jeunes,  les  Suisses,  les  Anglais, 
les  Français,  dire  et  répéter  :  Votre  frère  est  bien  intéressant  ! 
et  devoir  faire  une  histoire  à  des  inconnus  dont  je  voyais  le 
visage  et  dont  j'entendais  la  voix  pour  la  première  fois  de  ma 
vie,  c'était  à  mon  avis  profaner  le  sujet  et  le  héros  de  l'histoire, 
et  faire  des  lieux  communs  de  ces  détails  qui  me  touchent  si 
sensiblement.  Enfin,  j'ai  vu  que  vous  étiez  aimé  de  beaucoup 
de  gens  et  applaudi  de  tous.  Cela  m'a  pourtant  fait  plaisir... 
J'ai  été  très  fêtée,  j'ai  soupe  partout...  Je  me  fais  une  grande 
fête  de  vous  voir.  Sur  la  fin  de  mai,  dites-vous.  C'est  bientôt. 
Ah  !  que  cela  est  bon  !  » 

Ce  séjour  —  il  dura  deux  semaines  et  demie  —  est  le  plus 
long  qu'à  notre  connaissance  Mme  de  Charrière  ait  jamais  fait 
à  Lausanne.  Si  nous  soulignons  le  fait,  c'est  qu'on  lit  en  vingt 


LUNE    DE    MIEL  I  C)3 

ouvrages  différents  que  M  nc  de  Charrière  «  vécut  »  à  Lausanne, 
ou  du  moins  y  séjourna  fréquemment,  pendant  un  temps  assez 
long  pour  faire  partie  du  «  tout-Lausanne  »  d'alors.  On  lui  assi- 
gne une  place  dans  la  société  lausannoise.  C'est  une  erreur  abso- 
lue, née  peut-être  d'une  simple  confusion  :  on  a  souvent  pris 
Mme  de  Charrière  de  Bavois  pour  Mme  de  Charrière  de  Tuyll  '. 
La  première,  née  de  Saussure,  avait  un  salon  à  Lausanne  ; 
ses  samedis  étaient  fort  spirituels  au  gré  des  uns,  mortellement 
ennuyeux  au  dire  des  autres.  Quant  à  notre  amie,  ses  visites 
à  Lausanne  furent  extrêmement  rares  et  courtes.  En  revanche, 
elle  séjourna  à  plusieurs  reprises  et  pour  plusieurs  mois  à  Genève, 
qu'elle  préférait  manifestement.  Elle  y  passa  même  quelques 
hivers  2.  Pour  connaître  Lausanne  et  en  peindre  la  société 
comme  elle  l'a  fait,  il  lui  a  suffi  d'y  faire  une  ou  deux  courtes 
visites  ;  mais,  en  somme,  Lausanne  a  tenu  une  place  infime  dans 
sa  vie  et  dans  sa  correspondance.  Elle  avait  d'ailleurs  beaucoup 
moins  le  goût  de  la  société  et  le  besoin  des  salons  qu'on  ne  se 
l'est  figuré.  Au  moment  de  son  mariage  déjà,  cette  femme 
trop  clairvoyante  ne  croyait  plus  guère  qu'à  quelques  amis 
éprouvés,  et  les  plus  vifs  plaisirs  intellectuels  ne  balançaient 
même  pas  à  ses  yeux  les  joies  d'une  affection  partagée  et  sûre. 
Aussi,  quelle  fête,  lorsque  sa  meilleure  amie  arriva  à  Colombier, 
le  20  juin  1772  !  Elle  était  paisiblement  occupée  à  écrire  à  son 
frère  Ditie  : 

«Tout  à  coup,  j'entends  le  bruit  d'un  carrosse;  le  cocher 
fait  hu-t,  hu-t  pour  arrêter,  je  cours  à  la  fenêtre,  je  vois  deux 
chevaux  et,  derrière,  encore  deux  têtes  de  chevaux.  Je  cours 
à  la  porte  de  ma  chambre  ;  je  crie  :  «  Est-ce  Mmc  d'Athlone  ?  » 
On  répond  qu'oui.  Le  moment  d'après  je  me  trouve  au  bas  de 
l'escalier,  dans  les  bras  de  ma  cousine,  riant,  pleurant,  l'embras- 
sant à  la  fois,  aussi  surprise  que  si  j'eusse  ignoré  son  voyage, 
et  n'en  croyant  qu'à  peine  mes  sens,  qui  me  disaient  que  c'était 
elle,  elle-même,  à  Colombier,  chez  moi  !  Toute  la  journée  du 


1  Nous  en  pourrions  citer  maint  exemple.  Un  des  plus  récents  se  trouve 
dans  une  note  du  Journal  de  M""  de  Ca%enove-d' Ariens  (publié  par  A.  de 
Cazenove.  Paris,  Picard,  igo3),  où  M"'  de  Charrière  de  Bavois  —  car  il  ne 
peut  s'agir  que  d'elle  en  cet  endroit  —  est  appelée  «l'amie  de  Benjamin 
Constant»,  ce  qui  désigne  notre  dame  de  Colombier. 

2  En  revenant  de  Genève  à  Colombier,  il  lui  arriva  plusieurs  fois  de  passer 
à  Lausanne  sans  s'y   arrêter.  (Lettre  de  M.  de  Charrière  à  sa  femme,  1 781  ). 

i3 


'94 


MADAME     DE    CHAKKIERE    ET    SEs    AMIS 


lundi  a  été  comme  un  premier  moment,  et  il  m'a  fallu  toute 
la  semaine  pour  me  reconnaître  et  rasseoir  mes  esprits.  Nous 
sommes  charmées,  heureuses,  contentes  l'une  et  l'autre  au  delà 
de  l'expression.  Mylord  s'amuse,  il  est  l'ami  de  tous  les  habi- 
tants du  logis  ;  il  joue  au  piquet  avec  M.  de  Charrière,  il  arrose 

le  jardin  de  M,ie  de 
Penthaz,  il  plaisan- 
te avec  Henriette. 
Leur  logement  est 
joli  et  commode  : 
c'est  dans  la  meil- 
leure maison  du 
village.  On  trouve 
notre  établisse- 
ment agréable,  la 
maison  gaie,  la  vi- 
gne d'un  bon  rap- 
port. C'est  moi  qui 
gouverne  ma  mai- 
son depuis  deux 
ou  trois  mois,  — 
je  la  gouverne  au- 
jourd'hui avec  un 
plaisir  nouveau.  Ma 
cousine  n'a  jamais 
eu  un  plus  beau 
visage  ni  un  plus 
grand  appétit.  Le 
voyage  ne  l'a  point 
fatiguée,  la  cha- 
leur ne  l'incom- 
mode pas;  elle  dit 
qu'elle  serait  ve- 
nue quand  ce  n'au- 
rait été   que   pour 

(D  après  un  pastel  de  Liotard  appartenant  au  comte  {■  r 

G.  Bentinck,  à  Amcrongen)  slx  JOUTS     .  » 


1  M°"  d'Athlone,  très  vive  de  nature,  devint,  avec  les  années,  originale 
jusqu'à  l'excentricité.  Vincent  de  Tuyll,  dans  une  lettre  à  sa  sœur,  M"'  de 
Charrière  (3o  Juin  1702),  appelait  M™  d'Athlone  «une  personne  qui,  avec 
le  meilleur  cœur  du  monde,  est  extravagante  dans  tout  ce  qu'elle  fait 
comme  dans  tout  ce  qu'elle  écrit*.  Ses  fantaisies  bizarres  sont  restées 
légendaires  au  château  d'Amerongen,  où  elle  passa  sa  vie.  (Elle  mourut  en 
[819).  .Mais  on  y  a  conservé  aussi  le  souvenir  de  son  excellent  cœur  —  et 
son  portrait,  qui  fait  pendant  à  celui  de  mylord  Athlone.  Nous  reproduisons 
le  premier,  en  notant  qu'il  fut  peint,  précisément  en  1772,  par  Liotard 
(ainsi  que  M™  de  Charrière  l'écrit  à  Ditie).  Ce  beau  pastel  donne  bien  l'idée 


LUNE    DE    Ml  KL  IO,5 

Ce  fut  un  heureux  temps.  Mais  vers  la  fin  de  l'année,  une  fois 
les  amis  partis,  voici  que  ses  anciennes  inquiétudes  au  sujet 
de  d'Hermenches  la  reprennent.  Il  parlait  alors  de  divorcer 
et  de  se  remarier  :  elle  jugea  opportun  de  lui  adresser  cette  récla- 
mation   bien    naturelle  : 

«Voici  ce  que  j'exige,  et  mon  frère,  que  vous  connaissez, 
que  vous  estimez,  qui  connaît  les  lois  de  l'honneur  et  de  la  probité, 
et  celles  de  la  prudence,  l'exige  aussi  :  si  vous  vous  mariez, 
avant  que  votre  contrat  soit  signé,  vous  me  renverrez  toutes 
mes  lettres,  toutes.  Une  jeune  nouvelle  femme  est  la  maîtresse 
la  plus  séduisante  qu'on  puisse  avoir  ;  auprès  d'elle  une  ancienne 
amie  n'est  rien.  En  un  mot,  je  l'exige,  et  une  personne  qui  vous 
a  si  longtemps  témoigné  de  l'amitié,  avec  tant  de  franchise, 
de  zèle  et  de  constance,  malgré  l'absence,  l'éloignement,  malgré 
tant  d'oppositions  et  de  discours,  ne  doit  pas  exiger  en  vain 
une  chose  qui  intéresse  son  repos...  Nous  ne  vous  demandons 
si  expressément  ces  lettres  qu'au  cas  que  vous  vous  mariiez, 
parce  que  nous  sommes  persuadés  que  vous  avez  et  que  vous 
aurez  toujours,  hors  de  ce  cas-là,  les  soins  nécessaires  pour 
qu'elles  ne  soient  jamais  lues  de  personne.  Vous  savez  combien 
elles  paraîtraient  sottes  et  ridicules.  »  (30  septembre  1772.) 

Nous  n'avons  pas  la  réponse  de  d'Hermenches  ;  sans  doute 
il  resta  muet,  car  elle  revient  sur  cette  affaire  dans  la  lettre 
suivante,  où  elle  lui  conte  qu'elle  a  reçu  de  ses  nouvelles  par  un 
de  ses  officiers,  M.  Chaillet  : 

«  Il  m'a  trouvée  seule  avec  ma  femme  de  chambre,  elle 
ployant  des  chemises,  moi  faisant  de  la  tapisserie...  M.  de  Char- 
rière  faisait  sa  partie  de  tarot  chez  M.  Chaillet,  pendant  que 
son  fils  me  parlait  ici  de  vous.  » 

A  ce  moment,  d'Hermenches  avait  obtenu  son  divorce, 
assez  superflu  d'ailleurs,  puisque  sa  femme  mourait  quelques 
mois  après,  sans  la  permission  du  docteur  Tissot  l...  Cependant 
d'Hermenches  ne  rendait  toujours  pas  les  lettres,  et  la  pauvre 
femme  les  réclamera  derechef,  sans  plus  de  succès. 

de  cette  figure  opulente,  cordiale,  épanouie,  rayonnante  de  santé,  que 
Rubens  eût  aimé  à  peindre.  —  Dans  le  parc  d'Amerongen,  on  voit  encore 
un  joli  pavillon  que  Mmc  d'Athlone  y  avait  fait  édifier  et  qu'elle  appela 
Colombier  en  souvenir  des  jours  heureux  passés  auprès  de  sa  cousine  ten- 
drement aimée. 

1  Dans  une  visite  à  Colombier,  l'illustre  médecin  avait  prononcé  que 
M""  d'Hermenches  «  qu'on  disait  fort  malade,  n'était  ni  morte  ni  mourante.  » 


196 


MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 


Vers  le  même  temps,  son  mari  la  conduisit  à  Berne,  où  il 
avait,  par  sa  mère  (née  de  Murait),  de  nombreux  parents. 
Elle  fut  vivement  frappée  de  l'aspect  robuste  et  cossu  de  cette 
belle  vieille  ville  ;  elle  y  remarqua  le  bien-être  du  peuple,  l'abon- 
dance des  marchés,  la  propreté  des  rues.  «  Ces  gens-là,  dit-elle, 
gouvernent  bien  leur  ménage,  et  cela  fait  plaisir  à  voir.  »>  Elle 
trouve  et  retrouve  des  amis,  une  dame  de  Sturler,  une  dame 
Frisching,  «  belle  comme  une  sultane  favorite  »,  qu'elle  devait 
avoir  connue  en  Hollande  ;  elle  revoit  Wilhelmi,  qui  gagne  dans 
sa  sympathie,  et  l'aimable  Bonstetten,  «  qui  raconte  les  moindres 
choses  avec  une  grâce  et  une  finesse  qui  plaisent  ». 

Mais  ces  courts  séjours  à  Lausanne  et  à  Berne  ne  firent  que 
de  rares  diversions  à  l'existence  calme,  un  peu  monotone,  où 
elle  était  entrée  avec  la  résolution  de  s'en  accommoder.  Dès  son 
arrivée  à  Colombier,  elle  avait  noué  des  relations  avec  la  société 
de  Neuchâtel  et  pris  intérêt  aux  détails  de  la  vie  locale. 

Six  ans  auparavant,  la  présence  de  Rousseau  dans  la  Princi- 
pauté y  avait  soulevé  une  effroyable  tempête  :  le  gouverne- 
ment de  l'Etat  et  celui  de  l'Eglise  avaient  saisi  une  bonne  occa- 
sion de  ranimer  leur  vieille  querelle,  et  l'on  s'était  battu  sur 
le  dos  de  Jean-Jacques,  lequel  se  croyait  «l'unique  objet  de 
tant  de  sollicitude  !  ».  A  ces  jours  orageux,  avait  succédé  une 
accalmie,  et  dans  la  société  de  la  petite  ville,  que  venaient 
animer  pendant  leurs  congés  les  officiers  neuchâtelois  au  service 
de  France  ou  de  Hollande,  les  distractions  mondaines  ne  man- 
quaient point.  Mme  de  Charrière  y  prit  part  au  début  avec 
un  assez  vif  intérêt.  Dès  la  première  lettre  écrite  de  Colombier 
à  son  frère,  elle  mentionne  Mme  DuPeyrou,  qui  «  devient  plus 
simple  et  plus  aimable  »  —  et  que  nous  retrouverons  tantôt. 
Dans  les  somptueuses  réceptions  de  DuPeyrou,  ainsi  qu'aux 
bals  et  concerts  donnés  dans  le  petit  théâtre,  dont  la  ville  venait 
d'être  dotée  par  quelques  amateurs  2,  Mme  de  Charrière  put  se 


1  Fritz  Berthoud  :  J.-J.  Rousseau  au  Yal-de-Travers,  Paris,  Fischbacher, 
1881,  p.  247. 

2  C'est,  aujourd'hui  encore,  le  seul  théâtre  que  possède  Xeuchàtel.  Les 
étrangers  sans  culture,  qui  jugent  spirituel  de  mépriser  une  petite  ville,  et 
quelques  Neuchâtelois  aussi,  qui  font  chorus  avec  eux  par  une  ridicule 
fausse  honte,  —  se  moquent  à  l'envi  de  cet  édifice,  construit  vers  1766,  et 
devenu  trop  petit  pour  une  ville  de  20,000  âmes;  on  ne  songe  pas  qu'il 


LUNE    DE    MIEL  197 

livrer  à  ces  observations  de  types,  de  mœurs  et  de  langage  qui 
se  condenseront  dix  ans  plus  tard  dans  les  Lettres  neuchâte- 
loises.  Elle  aimait  à  voir  jouer  des  comédies  de  salon,  spectacle 
assez  nouveau  pour  elle  : 

«  C'est  la  première  fois,  écrit-elle  à  d'Hermenches,  que  je 
vois  une  troupe  de  société...  Les  opéras  comiques  prêtent  un 
peu  plus  à  l'illusion  que  les  comédies,  où  l'on  voit  d'un  bout  à 
l'autre  M.  un  tel  et  Mme  une  telle,  et  point  du  tout  les  personna- 
ges de  la  pièce.  On  a  joué  la  Gageure  '.  Mme  DuPeyrou  m'a  éton- 
née par  la  dignité,  la  finesse  et  l'aisance  de  son  jeu  ;  sa  figure 
est  noble  et  sa  prononciation  distincte,  de  sorte  qu'elle  a  tout 
ce  qu'il  faut  pour  une  excellente  Mmc  Préville...  Je  travaille 
beaucoup,  je  lis  un  peu...  Je  ne  m'ennuie  point  :  M.  de  Charrière 
est  trop  aimable  et  je  l'aime  trop  pour  pouvoir  m'ennuyer 
auprès  de  lui.  Si  mes  nerfs  ne  me  faisaient  souffrir  bien  souvent, 
je  serais  encore  plus  heureuse.  »  (14  février  1773)- 

De  temps  en  temps,  elle  va  passer  quelques  jours  à  Neuchâtel, 
et  recueille,  pour  les  conter  à  son  frère,  les  menus  événements 
du  chef-lieu.  Il  en  est  qui  font  sensation,  comme  le  duel  du  baron 
d'Erlach  avec  «  un  jeune  Sandoz,  qui  est  brave  et  vif,  et  qui 
était  amoureux  »  :  c'est  Mme  DuPeyrou  qui  fut  la  cause  involon- 
taire de  cette  querelle  : 

«  Ils  se  sont  battus  dans  nos  allées  de  Colombier  ;  tous  deux 
ont  été  blessés.  Sandoz,  qui  avait  eu  tort,  l'a  reconnu  de  très 
bonne  grâce.  Quant  à  Mme  DuPeyrou,  on  ne  pouvait  que  faire 
des  conjectures  sur  son  chapitre,  mais  elles  ne  lui  ont  pas  été 
favorables.  Je  vous  verrais  diriger  la  fumée  de  votre  pipe  du 
côté  de  son  visage  avec  plus  de  plaisir  que  jamais.  Je  l'ai  vue 
quelquefois  dans  trois  petits  séjours  que  j'ai  faits  à  Neuchâtel 
à  l'auberge...  On  donna,  il  y  a  huit  jours,  un  très  joli  bal  de 
souscription.  Mme  Bosset,  des  Gardes,  en  donna  aussi  un,  où 
je  m'amusai  beaucoup.  Tout  le  monde  ici  danse  bien; 
Mme  DuPeyrou  danse  très  bien.  Vous  savez  qu'on  a  donné  très 
souvent  la  comédie.  J'y  allais  par  curiosité  et  par  politesse,  et 
d'ordinaire  je  m'y  ennuyais  comme  une  malheureuse.  Mais  que 
j'ai   été  bien  dédommagée  par  Mme  de  Montmollin  et  M.   de 

était  fort  spacieux  pour  une  ville  de  3ooo.  Et  l'on  rit  de  son  extérieur,  qui 
est  insignifiant,  sans  se  douter  que  la  salle  de  spectacle  est  charmante,  très 
intelligemment  conçue  comme  forme,  proportions  et  disposition.  Nos 
grands  architectes  seraient  peut-être  fort  empêchés  de  faire  mieux  aujour- 
d'hui. 

1  La  Gageure  imprévue,  de  Sedaine  (1768). 


19°  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

Chambrier  !  Qu'ils  ont  bien  joué  Sylvain  ',  et  que  Sylvain  est 
une  charmante  pièce  !  Jamais  je  n'ai  entendu  de  musique  mieux 
faite  ni  mieux  chantée.  Ces  deux  personnes  étaient  ravissantes. 
On  pleurait,  on  admirait,  leurs  deux  voix  sont  faites  l'une  pour 
l'autre.  On  ne  pensait  à  autre  chose  encore  deux  jours  après 
avoir  vu  Sylvain  (23  mars  1773).  » 

Une  des  choses  qui  l'intéressa  le  plus,  à  son  arrivée  dans  notre 
pays,  ce  furent  les  vendanges,  spectacle  plus  neuf  encore  pour 
elle  que  le  théâtre  de  société  : 

«  21  octobre  1772  (à  Ditie).  On  fait  ici  une  vendange  prodi- 
gieuse. Je  suis  bien  fâchée  que  vous  n'y  soyez  plus.  Vous  seriez 
mal  servi  et  mal  nourri,  mais  vous  vous  amuseriez  de  la  gaîté, 
des  embarras,  du  mouvement,  de  ce  charmant  air  d'abondance... 

...Dites-moi  si  votre  ébullition,  vos  boutons,  votre  fièvre 
n'ont  point  fait  de  bien  au  reste  de  votre  santé.  C'était  déjà 
la  même  disposition  sans  doute  qui  vous  fit  devenir  tout  à  coup 
si  rouge  chez  M.  DuPeyrou.  Les  bains  du  lac  peuvent  avoir 
contribué  à  cela  :  si  c'est  un  bien,  j'en  aimerai  le  lac.  Je  l'ai 
vu  encore  ce  soir  :  il  était  beau  ! 

...Je  ne  vois  personne  et  j'en  rends  grâce  aux  vendanges. 
Les  uns  sont  au  Tertre,  d'autres  à  Neuchâtel,  d'autres  ren- 
fermés chez  eux...  Le  prince  de  Darmstadt  2  a  été  à  Neuchâtel. 
On  ne  nous  a  point  invités  avec  lui  :  c'est  très  bien  fait  ;  les 
chars  de  vendange  barraient  ces  étroits  chemins.  Mme  DuPeyrou 
lui  a  déplu  :  c'est  bien  fait  encore  ! 

On  parle  toujours  très  bon  français  ici  :  M,le  Charlotte  Meu- 
ron,  parlant  l'autre  jour  de  M"»*  Pourtalès,  encore  Mlle  De  Luze, 
disait  qu'elle  aurait  pu  donner  une  fille  qui  aurait  eu  de  V ouverture. 
J'ai  appris  la  phrase  par  cœur  pour  Noski  et  pour  vous  3.  Vous 
souvenez-vous  de  ce  pauvre  enfant  qui  fut  presque  écrasé 
au  Bied  ?  Je  vis  l'autre  jour  sa  mère  et  lui  demandai  s'il  com- 
mençait à  donner  des  marques  d'amitié  et  de  préférence  :  Oui, 
dit-elle,  grâce  à  Dieu,  il  s'est  remis  à  baiser.  —  Quel  dommage 
si  cette  lettre  venait  à  se  perdre  !  Je  vous  dis  de  si  belles  choses. 
Adieu,  mon  frère  et  ami  Ditie.  Vous  dites  :  «  Nous  nous  sommes 
moins  qu'autrefois.  »   —  Peut-être.    Mais  nous  nous  redevien- 


1  Le  Silvain,  comédie  en  un  acte,  mêlée  d'ariettes,  par  Marmontel,  musi- 
que de  Grétry,  jouée  aux  Italiens  en  1770. 

2  Louis,  prince  de  Hesse-Darmstadt,  né  en  1753,  devint  grand-duc  en  1790. 

3  Xoski  est  un  surnom  d'amitié  qu'elle  donnait  alors  à  son  mari,  lequel,  en 
retour,  l'appelait  Xoska.  Nous  ignorons  l'origine  de  ces  sobriquets  polonais. 


LUNE    DE    MIEL 


K)9 


drons  plus,  à  mesure  que  nous  verrons  mieux  que  nous  avons 
changé   aussi   peu   que   possible  '.  » 


DITIE    DE    TUYLL 
(D'après  un  pastel  appartenant  au  comte  G.  Bentinck. 


Amerongcn) 


1  Le  spirituel  Ditie  n'était  pas  en  reste  de  drôleries  avec  sa  sœur.  Il  lui 
envoyait  de  Nice  un  récit  qui  la  rit  rire  aux  larmes  et  qu'on  nous  permettra 
de  glisser  discrètement  dans  une  note:  «.La  passion  du  jeu,  écrit-il,  a  si 
bien  subjugué  dans  ces  contrées  toutes  les  classes  des  habitants,  que  ceux 
qui  ne  jouent  pas  de  l'or  jouent  de  la  m....  ;  de  mes  yeux  j'en  ai  vu  l'exemple 
aujourd'hui,  tout  comme  je  vous  le  dis,  sans  badiner;  j'ai  pensé  étouffer 
de  rire.  C'étaient  trois  ou  quatre  petits  misérables  qui  ramassent  ce  que  je 
viens  de  vous  dire,  et  qui  avaient  fait,  chacun  de  sa  récolte,  des  portions 
égales  :  ces  portions  passaient  de  l'un  à  l'autre  selon  qu'en  ordonnait  la 
fortune  ;  elle  dispose  d'un  tas  de  m....  comme  du  sort  d'un  empire.  » 


200  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

A  tout  prendre,  sa  vie  de  jeune  mariée  n'avait  rien  de  morose. 
Mais  une  grande  douleur  allait  la  frapper.  Son  frère,  à  qui  le 
séjour  du  Midi  convenait,  avait  été  chargé  par  les  Etats-Géné- 
raux d'aller  féliciter  le  roi  de  Sardaigne  (Victor-Amédée  III) 
de  son  accession  au  trône.  Il  se  promettait  de  visiter  l'Italie, 
puis  de  séjourner  à  Colombier  au  retour.  Mais  l'état  de  sa  santé 
ne  s'améliorait  pas.  Sa  sœur  lui  écrivait,  le  10  avril  1773,  une 
lettre  à  la  fois  désolée  et  pleine  de  l'espérance  d'un  prochain 
revoir  : 

«Nous  avons  eu  froid  aussi  bien  que  vous...  Malgré  la  bise, 
le  printemps  va  son  petit  train,  les  feuilles  paraissent  et  se 
déplient,  les  rieurs  s'épanouissent,  et  sentent  déjà  bon.  Je  pense 
que  la  saison  sera  bien  agréable  pour  votre  voyage.  En  revenant 
du  Midi  vers  le  Nord,  vous  trouverez  partout  la  première  verdure. 
...Aujourd'hui,  j'ai  pensé  à  vous  moins  gaîment.  Je  le  répète, 
votre  lettre  m'a  affligée.  » 

C'est  la  dernière  fois  qu'elle  écrivait  à  ce  frère  si  tendrement 
aimé,  qui  ne  devait  pas  revoir  le  Nord,  ni  sa  sœur,  ni  les  siens. 
Il  mourut  à  Naples.  Ses  dernières  dispositions,  dictées  au  consul 
de  Hollande,  sont  datées  du  21  mai  1773 *.  Nous  pouvons  devi- 
ner quel  deuil  cruel  fut  pour  elle  cette  mort  imprévue  et  loin- 
taine. Elle  n'avait,  parmi  les  siens,  d'intimité  vraie  qu'avec  son 
frère  Ditie.  Dans  sa  grande  douleur,  elle  souhaita  de  revoir  son 
vieux  père,  accablé,  lui  aussi,  sous  le  coup  de  la  funèbre  nouvelle. 
En  effet,  nous  la  retrouvons  à  Zuylen  l'année  suivante  : 

«  Zuylen  16  août  1774.  {A  (THermenches.)  Votre  lettre  était 
remplie  de  sensibilité  sur  la  mort  de  mon  frère.  Je  n'ai  point 
répondu,  parce  que  j'ai  été  très  longtemps  hors  d'état  d'écrire... 
Ma  vie  a  été  douce  et  uniforme  dans  ma  famille,  et  n'était  guère 
troublée  ni  changée  que  par  des  maux  de  nerfs  dont  la  peinture 


1  C'est  peut-être  à  l'occasion  de  cette  mort  que  l'aîné  des  frères,  Guillaume 
de  Tuyll,  fit  le  voyage  au  retour  duquel  il  s'arrêta  à  Colombier,  en  Juillet 
1773.  (Lettre  à  M""  de  Charrière-de  Séverv,  à  Lausanne).  —  Constatons  ici 
que  la  lettre  publiée  par  Gaullieur  comme  adressée  à  Ditie  le  8  octobre  1774, 
devait  être  d'une  date  antérieure.  Mais  elle  n'est  pas  même  authentique,  car 
Gaullieur  l'a  composée  de  divers  passages  empruntés  à  plusieurs  lettres. 
Nous  verrons  d'autres  exemples  de  ces  procédés  de  transposition,  de  chan- 
gement de  date  ou  de  texte  ou  d'attribution  des  lettres,  dont  Gaullieur  a 
souvent  usé,  —  bien  malheureusement,  car  ils  enlèvent  toute  valeur  docu- 
mentaire aux  textes  qu'il   a  publiés.  (Voir  plus  loin,  chap.  XV). 


LUNE    1)K    MIKL 


vous  aurait  fait  autant  de  pitié  que  celle  de  mes  amusements 
vous  eût  donné  d'ennui.  Je  suis  peut-être  encore  assez  bonne 
à  voir  pour  des  gens  paisibles,  accoutumés  à  m'aimer,  mais  il  est 
impossible  que  j'inspire  le  moindre  intérêt  au  reste  du  monde. 
C'est  sans  retour  que  je  suis  maussade,  parce  que  je  ne  suis 
point  fâchée  de  l'être.  Mon  mépris  pour  les  hommes  ne  va 
point  en  augmentant,  mais  bien  mon  indifférence  pour  leur 
suffrage;  c'est-à-dire  que  je  ne  désire  pas  de  les  occuper,  d'en  être 
regardée,  ni  applaudie  ;  mais  je  crains  plus  que  jamais  de  les 
blesser  et  d'en  être  blâmée.  Vous  voyez  que  de  tout  cela  il  ne 
doit  pas  résulter  une  façon  d'être  qui  vous  parût  aimable, 
à  vous  qui  êtes  toujours  tout  vivacité,  tout  activité,  tout  ambi- 
tion. Je  vous  divertirais  comme  un  vieillard  de  80  ans  pourrait 
divertir  une  fille  de  vingt... 

...Nous  sommes  ici  beaucoup  de  monde  :  ma  sœur  et  son  mari 
avec  tous  leurs  enfants,  ma  belle-sœur  avec  les  siens  et  son  mari, 
et  mon  frère  cadet  [Vincent],  qui  n'a  point  encore  de  femme. 
Mon  père  paraît  fort  content  de  nous  voir  ainsi  rassemblés 
et  de  bon  accord,  tous  satisfaits  les  uns  des  autres.  Mon  mari 
est  estimé  et  chéri  de  toute  ma  famille,  chacun  applaudit  à 
mon  choix  et  partage  mes  sentiments. 

...  Voilà  bien  des  douceurs,  ajoute-t-elle  après  avoir  men- 
tionné la  présence  de  sa  chère  cousine,  aux  couches  de  laquelle 
elle  venait  d'assister.  Cependant,  il  faudra  bientôt  partir  : 
M.  de  Charrière  voudrait  être  chez  lui  avant  les  vendanges, 
et  il  a  raison  de  le  vouloir...  Peut-être  irons-nous  à  petites  jour- 
nées pour  épargner  de  la  fatigue  à  un  jeune  homme  qui  nous 
sert  et  que  nous  aimons  beaucoup. 

...Une  chose  diminue  mon  empressement  pour  notre  corres- 
pondance :  je  ne  puis  penser  à  vous  écrire  sans  penser  à  mes- 
lettres  d'autrefois,  et  cette  pensée  m'inquiète.  Je  ne  me  sou- 
viens pas  d'avoir  jamais  eu  rien  de  malhonnête  dans  le  cœur, 
mais  je  sais  en  gros  que  je  disais  autrefois  tout  ce  que  je  pensais- 
et  que  j'ai  dû  penser  beaucoup  de  folies  imprudentes  et  sur- 
tout ridicules  à  dire.  Cela  n'est  pas  assez  sérieux  pour  vous 
redemander  positivement  mes  lettres,  et  cette  demande  aurait 
l'air  d'une  défiance  de  vous,  que  je  n'ai  pas  ;  mais,  d'un  autre 
côté,  depuis  que  je  suis  mariée,  tout  ce  qui  pourrait  blesser 
mon  mari  le  moins  du  monde  m'étant  devenu  d'une  extrême 
importance,  je  vous  écris  moins  volontiers,  parce  que  je  ne  puis 
vous  écrire  sans  me  rappeler  des  idées  que  j'aime  mieux  éloigner. 
Voilà  au  vrai  tout  mon  cœur,  toutes  les  causes  de  mon  silence, 
car  ma  franchise  est  invariable,  aussi  bien  que  mon  amitié.  » 

Cette  lettre,  à  la  fois  tremblante  et  ferme,  ne  reçut  pas  la 
réponse  qu'on  pouvait  attendre  d'un  homme  du  monde  aussi 
accompli.  Non  seulement  d'Hermenches  garda  les  lettres,  mais 


MADAME    DE    CHARR1ERE    ET    SES    AMIS 


il  se  fâcha,  se  répandit  en  reproches  contre  l'inconstance  de 
son  amie,  qui  lui  répondit  l'année  suivante  seulement  l  : 

«  Je  me  crois  la  personne  la  moins  faite  pour  être  accusée 
d'inconstance  qui  soit  au  monde,  et  vous  auriez  grand  tort 
de  porter  le  deuil  d'un  cœur  très  en  vie  et  d'une  amitié  qui  ne 
mourra  point.  Ma  morale  vous  a  déplu...  Vous  n'en  serez  plus 
ennuyé.  Vous  avez  trouvé  mauvais  que  je  vous  redemandasse 
mes  lettres  :  je  ne  vous  les  redemandais  pas,  je  vous  disais 
seulement  que  je  serais  plus  contente,  plus  en  repos,  et  que  je 
vous  écrirais  plus  volontiers  si  vous  vouliez  me  les  rendre. 
Vous  ne  le  voulez  pas  et  vous  avez  été  fâché  de  ce  que  je  vous 
disais  là-dessus  :  je  cesserai  d'en  parler,  et  moyennant  cela  j'es- 
père que  vous  serez  satisfait,  que  vous  me  croirez  le  sens  commun 
et  une  manière  d'être  à  peu  près  comme  je  l'avais  quand  vous 
m'honoriez  de  votre  estime.  » 

Encore  quelques  paroles  aimables,  presque  affectueuses  ; 
un  compliment  à  d'Hermenches  sur  ses  lettres,  —  «  mélange  de 
gaîté  et  d'amertume  qui  rend  toutes  vos  peintures  si  piquantes  ; 
des  impressions  exagérées  dans  un  style  plein  de  feu  »,  —  et 
voilà  la  fin  de  cette  correspondance  qui  avait  duré  tant  d'années  ! 
Du  moins  d'Hermenches  a-t-il  négligé  de  garder  les  lettres  sui- 
vantes, s'il  y  en  eut.  Nous  pensons  qu'il  n'y  en  eut  pas.  Pour- 
quoi auraient-ils  continué  à  s'écrire  ?  Elle  n'avait  plus  confiance 
en  lui.  l'intimité  ancienne  était  finie.  Quant  à  d'Hermenches, 
il  n'avait  plus  rien  de  romanesque  à  attendre  d'elle.  Madame 
de  Charrière,  épouse  d'un  mari  placide  et  bon,  n'était  plus  cette 
«  incomparable  Agnès  »,  qu'il  avait  aimée  d'un  sentiment  si 
particulier  et  si  vif.  Sa  destinée,  désormais  fixée,  n'était  plus  une 
piquante  énigme  pour  ce  déchiffreur  de  cœurs  féminins,  pour  ce 
confesseur  mondain  cherchant  la  volupté  des  situations  sca- 
breuses et  des  confidences  téméraires.  Agnès  était  descendue 
dans  la  prose  d'un  mariage  raisonnable,  et  en  somme  heureux. 
Assagie  par  l'expérience,  éprouvée  par  un  deuil  profond,  elle 
ne  demandait  que  le  repos  dans  sa  retraite,  la  paix  du  colombier... 
Elle  n'avait  pour  son  ancien  adorateur  plus  rien  de  l'héroïne 
un  peu  troublante  de  jadis  :  ne  renonçait-elle  pas  à  l'être  au 


1  Cette  lettre,  du  23  Juillet  1775,  est  écrite  de  Hollande,  où  M"  de  Charrière 
faisait  un  nouveau  séjour.  Ce  fut  sans  doute  la  dernière  fois  qu'elle  vit  son 
père,  qui  mourut  l'année  suivante  (1"  septembre  1776). 


LUNE    DE    MIEL  203 

point  de  lui  réclamer  prudemment  des  lettres  qu'elle  regrettait 
d'avoir  écrites  ?  D'Hermenches  trouva  cela  chétif,  et  se  détourna 
de  cette  femme  dont  il  avait  attendu  mieux.  La  correspondance 
s'éteignit. 

Et  lorsque  d'Hermenches  mourut,  dix  ans  plus  tard,  Mme  de 
Charrière,  elle,  allait  se  reprendre  à  vivre  :  le  propre  neveu  de 
d'Hermenches,  Benjamin  Constant,  allait  occuper  cette  âme  à 
la  fois  désabusée  et  ardemment  aimante.  Mais  nous  serions  bien 
surpris  si,  au  moment  de  la  mort  de  l'ancien  ami,  et  pendant 
tout  le  reste  de  sa  vie,  elle  n'avait  éprouvé  un  singulier  malaise 
à  penser  que  ses  lettres  de  jeunesse  traînaient  encore  dans 
quelque  tiroir,  livrées  aux  regards  indiscrets.  Sentiment  d'autant 
plus  pénible,  qu'elle  ne  pouvait  tenter  de  les  recouvrer  sans 
attirer  précisément  l'attention  sur  elles. 

Et  maintenant,  ces  lettres  d'une  jeune  fille  trop  confiante, 
nous  les  avons  eues  sous  les  yeux.  Aurions-nous  dû  les  ignorer 
et  les  taire  ?  Nous  ne  pouvons  le  croire.  Dans  l'imprudence 
même  de  sa  franchise,  dans  la  liberté  excessive  de  ses  aveux, 
Belle  de  Zuylen  nous  est  apparue  si  sincère,  elle  a  si  bravement 
confessé  ce  que  tant  d'autres  eussent  dissimulé  avec  soin, 
il  y  a,  en  un  mot,  dans  cette  âme  tant  de  droiture,  tant  de  vail- 
lance à  se  montrer  au  vrai,  que  nous  l'en  aimons  et  respectons 
davantage.  Nous  avons  voulu  tout  savoir  d'elle,  et  tout  dire, 
parce  que,  tout  pesé,  les  cœurs  droits  n'ont  rien  à  redouter  de 
la  pleine  lumière  l. 


1  D'Hermenches  lui  écrivait,  au  début  de  leur  relation:  «Je  vous  obéirai: 
je  brûlerai  vos  lettres  ;  mais  je  ne  vous  cèle  point  que  je  copierai  tout  ce 
qui  porte  le  caractère  de  votre  génie.  Ce  sont  des  morceaux  trop  rares  pour 
les  anéantir.  Vos  lettres  méritent  de  passer  à  la  postérité.  »  —  11  en  était  si 
convaincu  qu'il  ne  brûla  rien.  La  postérité  ne  lui  en  voudra  pas. 


CHAPITRE  VII 


DuPeyrou  et  les  Chaillet 


«Lier ensemble  desgensd'hon- 
neur  et  de  sens,  dont  l'esprit  est 
susceptible  de  lumières,  et  s'en- 
tourer de  ces  gens-là,  c'est  en 
vérité  le  plus  grand  service  qu'on 
puisse  se  rendre...  » 

(M""  de  Charrière  à  Mmt  de  San- 
doz-Rollin). 

L'ami  de  Jean-Jacques.  —  L'hôtel  DuPeyrou.  —  Les  frères  Chaillet  :  le 
botaniste  et  Chaillet-de  Mézerac.  —  Chambrier  d'Oleyres.  —  Le  pasteur 
Chaillet,  rédacteur  du  Mercure  suisse  ;  son  caractère;  originalité  de  sa 
critique.  ■ —  Son  journal  intime.  —  Mort  du  baron  de  Tuyll,  père  de 
M""  de  Charrière.  —  Vincent  de  Tuyll  et  sa  femme  à  Colombier.  — 
Impressions  d'un  officier  hollandais.  —  Les  millionnaires  neuchàtelois.  — 
Les  sœurs  Moula.  —  M""  de  Charrière  à  Genève. 


Nous  avons  rencontré,  dans  les  premières  lettres  que  Mme  de 
Charrière  a  écrites  de  Colombier,  les  noms  de  DuPeyrou  et  de 
Chaillet  :  ils  désignent  les  plus  anciennes  relations  qu'elle  ait 
formées  dans  notre  pays.  Nous  devons  nous  y  arrêter  un 
moment. 

Pierre-Alexandre  DuPeyrou,  dont  la  famille,  originaire  du 
Périgord,  s'était  réfugiée  en  Hollande  pour  cause  de  reli- 
gion, naquit  le  7  mai  1729  à  Paramaribo,  gouvernement  de 
Surinam,  où  son  père  était  conseiller  à  la  cour  de  Justice.  En 
1739,  l'enfant  fut  amené  en  Hollande  ;  il  y  fut  élevé,  ainsi  qu'une 


20Ô  MADAME    DE    CHARRlÈRE    ET    SES    AMIS 

sœur,  qui  mourut  jeune  à  Amsterdam.  Sa  mère,  Lucie  Droilhet, 
devenue  veuve,  se  remaria  en  1743  avec  Philippe  Le  Chambrier, 
colonel  au  service  des  Etats-Généraux,  commandant  en  chef 
de  la  province  de  Surinam.  Quatre  ans  après,  Chambrier  revint  se 
fixer  dans  sa  ville  natale,  où  il  mourut  en  1754.  DuPeyrou, 
qui  avait  suivi  ses  parents  à  Neuchâtel,  y  fut  reçu  bourgeois  en 
1748.  Il  jouissait  d'une  immense  fortune,  dont  il  fit  l'usage 
le  plus  généreux.  Il  avait  d'importantes  affaires  en  Hollande, 
et  se  plaint  souvent  du  tracas  qu'elles  lui  donnent  ;  elles 
accroissaient  en  même  temps  sa  richesse. 

Lié  d'amitié  avec  le  colonel  Abraham  Pury  et  mylord  Maré- 
chal, gouverneur  de  la  Principauté,  DuPeyrou  rencontra  chez 
eux  Jean-Jacques  Rousseau  et  se  lia  avec  lui  d'une  étroite  ami- 
tié. Il  partageait  les  opinions  philosophiques  du  gouverneur  : 
lorsque  commença  contre  Rousseau  la  sotte  persécution  dont  le 
pasteur  Montmollin,  poussé  par  ses  collègues  genevois,  fut 
l'instigateur  et  dont  les  Lettres  de  la  Montagne  furent  moins 
encore  la  cause  que  le  prétexte,  Rousseau  eut  pour  ardents 
partisans  mylord  Maréchal,  les  conseillers  d'Etat  Pury  et  Chail- 
let,  et  DuPeyrou.  Celui-ci  écrivit,  pour  confondre  le  pasteur  de 
Métiers,  cette  fameuse  lettre  «  imprimée  à  Goa,  aux  dépens 
du  Saint  Office  »,  qui  fut  proprement  de  l'huile  sur  le  feu.  DuPey- 
rou s'y  montrait  polémiste  habile  et  incisif,  et  Montmollin  eut 
fort  affaire  à  lui  répondre.  Vers  le  même  temps,  Rousseau  s'était 
passionné  pour  la  botanique,  et  faisait,  selon  son  expression, 
des  «  caravanes  »  avec  ses  amis,  le  justicier  Clerc,  DuPeyrou, 
d'Escherny,  etc.  Ces  joyeuses  excursions  au  Creux-du-Van,  au 
Chasseron,  à  Brot,  avaient  laissé  à  Rousseau  un  souvenir  déli- 
cieux, dont  on  retrouve  la  trace  dans  son  œuvre  l. 

Les  lettres  de  Rousseau  à  DuPeyrou  sont  au  nombre  de 
cent  treize  et  embrassent  les  années  1764-177 1.  La  corres- 
pondance cessa  donc  sept  ans  avant  la  mort  de  Jean- Jacques, 
mais  celui-ci  ne  retira  point  à  DuPeyrou  la  confiance  qu'il 
lui  avait  montrée  en  lui  laissant,  au  départ  de  Neuchâtel, 
une  grande  partie  de  ses  papiers.  DuPeyrou  lui  avait  prouvé 


1  Voir  Fritz  Berthoud,  J.-J.  Rousseau  au  Val-de-Travers.  Voir  aussi 
les  lettres  de  Rousseau  à  DuPeyrou  du  1"  août  1767  et  du  16  septem- 
bre 176g. 


1)1  "PEYROC    ET    LES    CHAILLET 


20/ 


son  attachement  en  s'occupant  avec  zèle  du  projet  d'édition 
générale  de  ses  œuvres  ;  l'affaire  ne  put  aboutir,  mais,  dès  ce 
moment,  DuPeyrou  devint  le  conseiller  financier  du  philo- 
sophe et  s'occupa  avec  mylord  Maréchal  d'assurer  le  pain  de 
sa  vieillesse  : 
«  C'est  de  lui, 
disait  Rousseau 
à  Mme  Latour- 
Franqueville, 
que  je  tiens  ma 
subsistance  et 
mon  indépen- 
dance. »  (décem- 
bre 1767.)  —  Il 
écrivait  à  Du 
Peyrou  lui-mê- 
me : 

«  Agissez  pour 
moi  comme  un 
bon  tuteur  pour 
son  pupille.  Je 
vous  vois  avec 
plaisir  prendre 
cette  peine.  Voi- 
là, Monsieur,  le 
seul  compliment 
que  je  vous  ferai 
jamais.» 


PIERRF-ALEXANDRE     DU   PEYROU 

Philippe  de  Pury 


(D'après  un  portrait  appartenant  à  M 
à  Xeuchàtel) 


Jl  qualifie  Du 
Peyrou    d'«  âme 

honnête»  ,  d'homme  «  précieux  à  son  cœur  »,  et  se  demande  si 
ses  malheurs  ne  l'ont  pas  conduit  à  celui  que  la  Providence 
«  appelle  à  lui  fermer  les  yeux  ».  C'est  l'honneur  de  sa  mémoire 
que  Rousseau  entendait  confier  à  DuPeyrou  en  lui  remettant  le 
dépôt  de  ses  papiers. 

Dès  1764,  Rousseau  pensait  à  quitter  Môtiers,  dont  il  avait 
pris  les  habitants  en  aversion,  et  inclinait  à  accepter  l'hospi- 
talité que  lui  offrait  DuPeyrou  dans  une  de  ses  maisons  de 
campagne,  en  attendant  que  fût  achevée  la  construction  de 
sa  belle  résidence  de  la  ville.   Rousseau  l'appelait  déjà  «  mon 


208 


MADAME    DE    CHARFUERE    ET    SES    AMIS 


cher  hôte  ».  Nous  le  voyons  se  rendre  à  Cressier  '  avec  Thérèse, 
afin  de  juger  de  l'établissement  que  DuPeyrou  possédait  dans 
ce  village  ;  de  Cressier,  il  alla  avec  son  ami  visiter  l'Ile  de 
St-Pierre,  ce  qui  plus  tard  lui  donna  l'idée  de  s'y  réfugier. 
Il  y  vécut  alors  quelques  semaines,  puis  en  fut  chassé  brutale- 
ment :  c'est  à  Du- 
Peyrou qu'il  crie 
dans  sa  détresse, 
et  DuPeyrou 
d'accourir.  La 
correspondance 
entre  les  deux 
amis  se  continue 
pendant  toute  l'o- 
dyssée de  Rous- 
seau, qui  séjourne 
à  Strasbourg,  en 
Angleterre,  à 
Trye,  à  Bour- 
goin...  Rousseau 
conserve  long- 
temps le  ton  af- 
fectueux, familier 
et  confiant;  il  sa- 
lue «  madame  la 
commandante  » , 
la  «  bonne  ma- 
man »  de  DuPey- 
rou, la  «reine  des 
mères  ». 

Celle  -  ci  étant 
morte  en  1769,  DuPeyrou,  âgé  déjà  de  40  ans,  épousa 
Henriette-Dorothée  de  Pury,  fille  de  son  ami  le  colonel. 
Très  jolie,  très  vive,  bon  cœur  et  tête  un  peu  légère,  telle  appa- 
raît Mm2  DuPeyrou  dans  les  lettres  des  contemporains.  Mal- 
heureusement, il  y  avait  entre  les  époux  une  différence  d'âge 


1  D'apré 


MADVME    DU  PEYROl 
un  pastc 


ppartcnant  à  M"  Philippe  de  Pury 
à  Ncuchàtel' 


1  C'est  dans  cette  course  à  Cressier  que  Rousseau  trouva  la  pervenche 
qui  lui  causa  une  émotion  si  vive  en  lui  rappelant  M""  de  Warens. 


DUPEYROU    ET    LES    CHAILLET  209 

qui  aurait  dû  les  effrayer  l'un  et  l'autre.  Née  le  27  décembre 
1750,  Mme  DuPeyrou  n'avait  que  dix-huit  ans  et  demi.  Son 
mari  l'avait  connue  petite  fille.  Rousseau  lui-même,  qui  l'avait 
rencontrée  à  Mon-Lézi,  retraite  d'été  du  colonel,  ne  paraît  pas 
avoir  particulièrement  remarqué  cette  enfant.  Sa  lettre  de  féli- 
citations à  DuPeyrou  est  conçue  en  termes  un  peu  vagues  : 

«  Elle  nous  a  paru  fort  aimable  à  l'un  et  à  l'autre  [Vautre, 
c'est  Thérèse  Levasseur]  et  d'un  fort  bon  caractère,  autant 
que  nous  en  avons  pu  juger  sur  une  connaissance  aussi  super- 
ficielle... Vous  avez,  mon  cher  hôte,  une  grande  et  belle  tâche 
à  remplir.  La  sienne  est  plus  grande  et  plus  belle  encore.  » 

Cinq  mois  plus  tard,  il  écrit  : 

«  Les  détails  que  vous  me  faites  de  la  manière  dont  vous  cul- 
tivez le  fonds  de  sentiment  et  de  raison  que  vous  avez  trouvé 
en  elle,  me  font  juger  de  l'agrément  que  vous  devez  trouver 
dans  une  occupation  si  chérie,  et  me  font  désirer  d'avoir  la  dou- 
ceur d'en  être  le  témoin.  » 

DuPeyrou  s'appliquait  de  son  mieux  à  sa  tâche  de  mari- 
Mentor  ;  mais  bientôt  la  jeune  femme  fut  appelée  à  celle  de 
garde-malade.  DuPeyrou  souffrait  depuis  longtemps  de  la  goutte. 
A  maintes  reprises,  Rousseau  lui  avait  prodigué  de  sages  avis 
et  des  conseils  d'hygiène  d'un  caractère  fort  intime.  Il  connais- 
sait la  violence  des  attaques  de  goutte  auxquelles  était  sujet 
son  ami.  Celui-ci  étant  venu  lui  faire  visite  à  Trye,  à  la  fin  de 
1767,  un  fort  pénible  incident  avait  failli  les  brouiller  à  jamais  : 
DuPeyrou  fut  pris  d'un  accès  terrible,  compliqué  d'une  fièvre 
qui  le  mettait  hors  de  sens.  Rousseau  veilla  trois  semaines  à 
son  chevet.  Or,  une  nuit,  DuPeyrou,  dans  son  délire,  refusa  la 
potion  calmante  que  Rousseau  lui  présentait,  et  lui  reprocha 
de  vouloir  l'empoisonner  !  Le  malheureux  Jean-Jacques,  qui 
se  croyait  déjà  accusé  de  tous  les  crimes  par  ses  ennemis  conju- 
rés contre  lui,  fut  bouleversé  d'un  propos  de  fiévreux  dont  tout 
autre  que  lui  n'aurait  tenu  aucun  compte.  Il  crut  voir  s'effon- 
drer cette  amitié  qui  était  «  sa  dernière  et  seule  espérance  ». 
Quand  le  malade  revint  à  lui-même,  tout  fut  oublié...  à  peu  près  : 
DuPeyrou  s'excusa,  Rousseau  pardonna.  Il  n'est  pas  certain 
cependant  que  son  affection  pour  DuPeyrou  n'ai  pas  été  ébran- 
lée par  ce  déplorable  incident.  Néanmoins,  il  lui  écrivit  encore, 
pendant  quatre  années,  assez  fréquemment.  Il  s'informait  sur- 


2  10  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

tout  de  cette  maison  somptueuse,  qui  s'élevait  dans  le  faubourg 
de  Neuchâtel,  parmi  les  jardins  et  les  vignes  : 

«  Comment  va  votre  bâtiment  ?  Est-il  -confirmé  que  vous 
aurez  de  l'eau  ?  Quoique  absent,  je  m'intéresserai  toujours  à 
votre  demeure  et  mon  cœur  y  habitera  toujours...  Ah  !  cher 
ami,  que  ne  vous  ai-je  cru,  et  que  n'ai-je  resté  à  portée  de  passer 
mes  jours  auprès  de  vous  !  » 

Il  caressa  longtemps  le  projet  de  revenir  à  Neuchâtel  :  il  vou- 
drait s'occuper  du  jardin  de  son  ami,  il  énumère  les  graines 
qu'il  y  faudrait  planter,  et  rêve  d'en  devenir  l'intendant  ; 
il  se  promet  de  battre  aux  échecs  l'«  aimable  Henriette  »,  et 
de  lui  faire  sa  cour  au  point  de  rendre  jaloux  son  mari  : 

«  Je  suis  pourtant  un  peu  scandalisé,  ajoute-t-il,  de  ne  point 
voir  venir  de  petits  hôtes  qui  lui  aident  un  jour  à  me  faire  ses 
honneurs.  » 

Les  «  petits  hôtes  »  ne  vinrent  jamais,  et  Rousseau  ne  revint 
pas. 

La  maison  de  DuPeyrou,  dont  une  cheminée  porte  gravée  la 
date  de  1767,  ne  fut  complètement  achevée  qu'en  1771.  La  der- 
nière lettre  de  Rousseau  à  son  ami  est  de  cette  année-là.  Il  se 
plaint  que  DuPeyrou  néglige  de  lui  donner  de  ses  nouvelles. 
La  méfiance  de  Rousseau  s'étend  maintenant  à- tous  ceux  qu'il 
a  connus,  et  la  correspondance  lui  est  devenue  à  charge.  Il 
n'attend  plus  rien  des  hommes,  il  vent  les  ignorer,  même  ce 
fidèle  ami,  à  qui  il  écrivait  trois  ans  auparavant  :  «  Vous  serez 
désormais  tout  le  genre  humain  pour  moi.  » 

C'est  dans  ces  sombres  dispositions  que  Rousseau  achevait 
d'écrire  ses  Confessions,  ce  livre  «  où,  disait-il  naguère  encore, 
je  pourrai  parler  de  mon  cher  hôte  d'une  manière  qui  contente 
mon  cœur  ».  L'imagination  de  l'infortuné,  tourmentée  par  les 
fantômes  qu'elle  enfantait,  fit  tort  à  son  cœur,  et  le  portrait  un 
peu  dédaigneusement  brossé  qui  figure  dans  les  Confessions  x  ne 
ressemble  guère  au  DuPeyrou  que  vient  d'évoquer  la  Correspon- 
dance. Pour  cet  ami,  comme  pour  plusieurs  autres  (d'Ivernois, 
par  exemple),  Rousseau  a  été  dur,  après  avoir  été  plein  d'effu- 
sion et  de  reconnaissance.  Qui  jugerait  DuPeyrou  sur  cette 
seule  page  serait  injuste,  comme  l'a  été  Rousseau  lui-même. 

1  Livre  XII. 


DUPEYROU    £T    LES    CHA1LLET  211 

DuPeyrou  fut  le  type  accompli  du  galant  homme  ;  et  de  tous 
les  amis  du  pauvre  Jean-Jacques,  il  n'en  est  guère  qui  l'ait 
mieux  compris,  ni  plus  patiemment  supporté.  Mmc  de  Lambert 
disait  :  «  Peu  de  gens  savent  être  amis  des  morts  ».  DuPeyrou 
fut  de  ce  petit  nombre  d'hommes  que  ni  l'injustice  d'un  ami 
ombrageux,  ni  la  mort,  ni  les  années,  ne  sauraient  refroidir  à 
son  endroit.  Il  se  constitua  le  défenseur  obstiné  de  sa  mémoire, 
ainsi  qu'on  verra  bientôt.  Cela  dit,  transcrivons  la  page  consa- 
crée par  Rousseau  à  son  «  cher  hôte  »  : 

«  DuPeyrou,  fils  unique,  fort  riche  et  tendrement  aimé  de 
sa  mère,  avait  été  élevé  avec  assez  de  soin  et  son  éducation 
lui  avait  profité.  Il  avait  acquis  beaucoup  de  demi-connais- 
sances, quelque  goût  pour  les  arts,  et  il  se  piquait  surtout  d'avoir 
cultivé  sa  raison.  Son  air  hollandais,  froid  et  philosophe,  son 
teint  basané,  son  humeur  silencieuse  et  cachée,  favorisaient 
beaucoup  cette  opinion.  Il  était  sourd  et  goutteux,  quoique 
jeune  encore.  Cela  rendait  tous  ses  mouvements  fort  posés, 
fort  graves  ;  et  quoiqu'il  aimât  à  disputer,  quelquefois  même 
un  peu  longuement,  généralement  il  parlait  peu,  parcequ'il 
n'entendait  pas.  Tout  cet  extérieur  m'en  imposa.  Je  me  dis  : 
Voici  un  penseur,  un  homme  sage,  tel  qu'on  serait  heureux 
d'avoir  un  ami.  Pour  achever  de  me  prendre,  il  m'adressait  sou- 
vent la  parole,  sans  jamais  me  faire  aucun  compliment.  Il  me 
parlait  peu  de  moi,  peu  de  mes  livres,  très  peu  de  lui  ;  il  n'était 
pas  dépourvu  d'idées,  et  tout  ce  qu'il  disait  était  assez  juste. 
Cette  justesse  et  cette  égalité  m'attirèrent.  Il  n'avait  dans 
l'esprit  ni  l'élévation,  ni  la  finesse  de  mylord  Maréchal;  mais  il 
en  avait  la  simplicité  :  c'était  toujours  le  représenter  en  quelque 
chose.  Je  ne  m'engouai  pas  ;  mais  je  m'attachai  par  l'estime, 
et  peu  à  peu  cette  estime  amena  l'amitié.  » 

Dans  ce  portrait  peu  flatté,  certaines  touches  sont  justes, 
et  quelques-unes  rappellent  des  reproches  que  Rousseau  adres- 
sait directement  à  son  ami  :  son  âme  trop  peu  expansive,  son 
«  goût  solitaire  et  casanier  »,  sa  crédulité  qui  provenait  non  d'un 
défaut  de  sa  «judiciaire»,  mais  de  l'«  excès  de  sa  bonté».  Sur 
ce  dernier  point,  Mme  de  Charrière  est  d'accord  avec  Rousseau  : 
elle  assure  que  cet  homme  trop  bon  fut  souvent  trompé  dans 
sa  vie  ;  quant  à  sa  réserve,  quant  à  son  goût  de  la  solitude,  ils 
ne  s'expliquent  que  trop  par  la  surdité  dont  il  fut  atteint  de 
bonne  heure.  On  comprend  aussi  qu'il  n'y  ait  jamais  eu  qu'une 
intimité  médiocre  entre  des  époux  si  peu  assortis  que  monsieur 
et  madame  DuPeyrou.  Cette  femme  jeune,  brillante,  amoureuse 


212  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

du  plaisir,  n'avait  pas  tardé,  grâce  à  son  charme  et  plus  encore 
à  sa  fortune,  à  devenir  l'idole  de  la  société  neuchâteloise,  la 
reine  de  tous  les  bals  et  de  toutes  les  fêtes.  Son  mari,  que  l'état 
de  sa  santé  séparait  du  monde,  se  confina  de  plus  en  plus  au  coin 
de  son  feu,  tandis  qu'on  s'amusait  à  ses  frais  chez  lui,  et  sans  lui. 

Il  avait  habité  jusqu'à  son  mariage  la  maison  confortable, 
mais  un  peu  exiguë,  qui  existe  encore  et  porte  le  n°  20  de  la 
rue  du  Coq  d'Inde.  Sa  nouvelle  demeure  l,  vraiment  princière, 
excita  dans  la  ville  une  telle  admiration  qu'un  étranger  facétieux 
disait:  «  Neuchâtel,  situé  près  de  l'hôtel  DuPeyrou...  »  —  Ce 
petit  palais,  dont  nous  voudrions  bien  connaître  l'architecte  — 
de  Paris  probablement  —  a  été  conçu  et  aménagé  avec  un  goût 
charmant.  La  façade  principale  donne  sur  un  jardin  d'un  dessin 
très  élégant  ;  deux  avenues,  dont  le  bas  est  décoré  de  pavillons, 
montent  sur  les  côtés  du  jardin  jusqu'à  l'entrée,  située  au  nord 
de  l'hôtel  :  là  régnait  une  vaste  cour  encadrée  par  les  communs, 
écuries  et  pressoirs,  et  par  des  jardins  en  terrasses,  dont  il  ne 
subsiste  aujourd'hui  qu'une  fontaine  ;  la  rue  de  la  Serre  et  les 
salles  Léopold  Robert  ont  été  construites  sur  cette  partie  de 
l'ancienne  propriété  DuPeyrou.  Les  salons  et  la  salle  à  manger 
occupent  le  premier  étage,  où  l'entrée  du  nord  conduit  de  plain- 
pied.  Le  rez-de-chaussée,  au  midi,  sur  le  jardin,  où  est  installé 
depuis  1859  le  cercle  du  Musée,  était  alors  utilisé  comme  serre. 

La  partie  la  plus  remarquable  de  cette  demeure  somptueuse 
est  le  salon  d'honneur,  style  Louis  XVI,  avec  son  riche  parquet 
et  ses  boiseries  rehaussées  de  sculptures  dorées.  Malheureuse- 
ment, l'ancien  mobilier  fut  vendu  par  la  ville  de  Neuchâtel, 
devenue  propriétaire  de  l'hôtel  en  1858 2.  L'ensemble  garde  néan- 
moins assez  de  son  caractère  primitif  pour  qu'on  se  figure  aisé- 
ment la  splendeur  des  fêtes  qui  y  furent  données.  C'est  là,  — 
ainsi  que  dans  la  maison  du  richissime  négociant  Pourtalès,  — 

1  C'est  en  1764,  ainsi  que  l'établit  un  mémoire  judiciaire  imprimé  (Infor- 
mation très  abrégée  pour  M.  DuPeyrou,  défendeur  et  intimé,  contre  les 
hoiries  des  sieurs  Jaques  Borel  et  Abram  Berthoud,  actrices  et  appe- 
lantes), que  DuPeyrou  stipula  avec  les  entrepreneurs  la  convention  par 
laquelle  ils  se  chargeaient  de  la  construction  de  la  maison. 

2  II  appartint  successivement  aux  familles  de  Pourtalès  et  de  Rougemont 
(les  armes  de  Rougemont  ont  remplacé  au  fronton  celles  de  DuPeyrou). 
L'impératrice  Joséphine  et  la  reine  Hortensey  logèrent  en  1810,  invitées  par 
M.  Frédéric  de  Pourtalès. 


DUPEYROU    ET    LES   CHAILLET 


2l3 


que  se  concentra  pendant  une  vingtaine  d'années  la  vie  mondaine 
de  la  petite  ville.  Mesdames  de  Pourtalès  et  DuPeyrou  éblouis- 
saient par  un  faste  inaccoutumé  une  société  qui  avait  le  goût 
du  plaisir  plus  encore  que  les  moyens  de  le  satisfaire.  Elles 
rivalisaient  d'hospitalité,  surtout  envers  les  étrangers  de  marque: 
nous  en  verrons  plus  loin  quelques  exemples. 

Pendant  les  premières  années  de  son  mariage,  Mme  de  Char- 
rière  prit  part  à  ces  plaisirs  mondains,  qui  pour  elle  étaient 
moins  des  plaisirs  qu'une  occasion  d'observer  la  société  neuchâ- 


HOTEL  DUPEYROU,  A  NEUCHATEL 


teloise.  Elle  fréquentait  surtout  la  maison  de  son  compatriote 
DuPeyrou.  Plus  tard,  lorsqu'elle  vécut  retirée  chez  elle,  DuPeyrou 
l'y  venait  voir  souvent  et  lui  écrivait  plus  souvent  encore. 

Parmi  ses  plus  anciens  amis  neuchâtelois  nous  rencontrons 
deux  hommes  excellents,  les  frères  Chaillet,  dont  elle  avait  distin- 
gué d'emblée  le  caractère  aimable  et  sûr.  Elle  ne  se  brouilla 
jamais  avec  eux  comme  avec  le  pasteur  du  même  nom,  qui  était 
à  peine  leur  parent  et  que  nous  apprendrons  bientôt  à  con- 
naître. 

Jean-Frédéric  et  Georges  Chaillet  étaient  les  fils  de  ce  loyal 
et  bouillant  colonel  au  service  du  roi  de  Sardaigne,  qui,  devenu 
membre  du  gouvernememt  de  Neuchâtel,  fut  un  des  défenseurs 
les  plus  courageux  de   Rousseau.  Georges,  négociant   à  Lyon, 


214  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMls 

revenait  chaque  année  passer  quelques  semaines  au  pays. 
Il  avait  cette  simplicité  d'allures,  cette  humeur  facile  et  cette 
droiture  d'esprit  que  Mme  de  Charrière  prisait  par-dessus  tout. 
Son  frère  aîné,  Jean-Frédéric,  que  sa  haute  taille  avait  fait  sur- 
nommer le  Grand  Chaillet,  fut  vingt-quatre  ans  au  service  de 
France.  Capitaine  dans  le  régiment  de  Jenner  l,  il  passait  le 
temps  de  ses  congés  à  Neuchâtel,  faisant  de  la  botanique, 
dont  il  avait  pris  le  goût  pendant  un  séjour  en  Corse;  cette  étude 
le  consolait  d'une  surdité  croissante,  qui  d'ailleurs,  pour  Mme  de 
Charrière,  n'ôtait  rien  à  l'agrément  de  son  commerce.  C'était 
toujours  un  chagrin  pour  elle  de  le  voir  repartir  pour  son  régi- 
ment : 

«  Comment  peut-on  souhaiter,  écrivait-elle  à  Benjamin  Cons- 
tant, d'étendre  ses  connaissances,  ses  liaisons  ?  On  ne  voit  que 
vilainies  !  Mon  envie  de  me  resserrer,  me  renfermer,  ne  voir, 
quand  je  ne  puis  être  avec  quelqu'un  que  j'aime,  qu'un  peu  de 
verdure  et  un  peu  de  ciel,  augmente  tous  les  jours.  Les  nouvelles 
de  la  France  commencent  à  m'ennuyer  beaucoup  plus  qu'elles 
ne  m'intéressent.  Des  nouvelles  de  société  ne  m'amusent  pas 
plus.  J'aime  à  voir  venir  le  grand  Chaillet,  qui  rapporte  des 
plantes  de  ses  promenades,  caresse  Jamant,  joue  avec  moi  à  la 
comète,  que  je  lui  ai  apprise,  et  rit  comme  un  fou  quand  il  finit 
par  la  comète  et  la  met  pour  neuf  -.  Point  de  fiel,  point  d'ambi- 
tion, point  de  bel-esprit.  Le  lendemain  il  retourne  auprès  de  sa 
mère  et  de  son  herbier.  Je  suis  bien  fâchée  qu'il  s'en  aille  dans 
huit  jours  à  sa  garnison.  »  (29  mai  1790.) 

Les  lettres  de  ce  bon  géant,  qui  avait  gardé  une  sorte  d'enfan- 
tine candeur,  sont  pleines  de  simplicité  et  de  loyauté.  En  1791, 
âgé  de  44  ans,  il  quitta  le  service,  et.  fixé  à  la  Prise,  au-dessus 
de  Colombier,  se  consacra  à  sa  science  favorite.  M  n-  de  Charrière 
écrit  à  ce  moment  : 

«  M.  Georges  Chaillet  et  sa  femme  ont  passé  trois  semaines 
à  Neuchâtel,  ce  qui  fait  que  j'ai  été  tout  ce  temps  sans  voir  le 
grand  Chaillet,  et  il  m'en  a  fâché,  car  le  meilleur,  le  plus  doux, 
le  plus  content  des  hommes  est  fort  agréable  à  voir.  J'ai  beau 
faire  pour  qu'il  tâche  de  guérir  de  sa  surdité,  ce  que  je  crois  très 


1  Plus  tard  de  Chàteauvieux,  dont  la  révolte  à  Nancy,  en  1790,  a  été 
flétrie  par  les  vers  fameux  d'André  Chénier.  Chaillet  se  trouvait  alors  au 
régiment. 

-  Voir  Dictionnaire  de  Littré,  au  mot  Comète,  la  description  de  ce  jeu. 


DUPEYROU    ET    LES    CHAH.!. ET  2  1  5 

faisable  :  il  est  si  heureux,  il  est  si  passionné  de  sa  botanique,  il 
est  si  sage,  si  raisonnable,  que  ce  n'est  pas  la  peine  pour  lui  que 


LE    BOTANISTE    CHAILLET 

D'après    un    portrait    de    Reinhardt    (1797) 

(Propr.  de  la  Bibliothèque  de  Neuchàtel) 


de  se  débarrasser  d'une  petite  incommodité.  Je  le  vois  très 
content  d'avoir  quitté  le  turbulent  et  désordonné  service  de 
France.  »  «  ...Il  n'ennuie  ni  ne  s'ennuie,  et  je  n'ai  jamais  vu  sa 
probité  en  défaut,  ni  un  certain  courage  d'esprit  sans  ostentation 


210  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

qui  appartient  à  un  caractère  noble.»  (Lettres  à  MUe  L'Hardy 
et  à  Mme  de  Sandoz). 

Ce  «  courage  d'esprit  »,  cette  énergie  morale,  qu'il  avait  hérités 
de  son  père,  allaient  au  besoin  jusqu'à  dire  rudement  la  vérité 
à  sa  capricieuse  amie.  Elle  ne  s'en  offensait  point,  —  et,  au  con- 
traire, lui  savait  gré  de  cette  sincérité  \. 

C'est  aussi  dès  le  début  de  son  établissement  à  Colombier, 
que  Mmc  de  Charrière  se  lia  avec  le  baron  de  Chambrier-d'Oleyres, 
qui  devait  jouer  un  rôle  important  comme  ministre  de  Prusse 
à  la  Cour  de  Sardaigne.  puis  comme  gouverneur  de  la  Principauté 
de  Neuchâtel.  Né  en  1753,  il  avait  vingt  ans  à  peine  lorsqu'il 
notait  dans  son  journal  sa  première  rencontre  avec  notre  amie  : 

«  1772.  Dans  le  cours  de  l'été,  je  fis  la  connaissance  du  prince 
de  Hesse-Darmstadt,  frère  de  la  reine  d'aujourd'hui.  Je  dînai 
avec  lui  chez  mylord  Wemyss,  avec  lord  et  lady  Athlone,  qui 
passaient  l'été  à  Colombier  chez  Mme  de  Charrière,  dont  je  fis 
alors  la  connaissance  2.  » 


Aucune  période  de  la  vie  de  Mme  de  Charrière  ne  nous  est 
moins  connue  que  celle  qui  va  de  son  mariage  à  la  publication 
des  Lettres   neuchâteloises,   c'est-à-dire    de    1771   à   1784.   Nous 


1  L'éloge  de  Chaillet  comme  botaniste  a  été  fait  par  l'illustre  Pyrame  de 
Candolle,  qui  l'avait  eu  pour  maître  et  pour  ami.  Il  le  range  parmi  «ces 
hommes  modestes,  qui,  sans  publier  aucun  ouvrage,  ont  servi  à  l'avance- 
ment des  études  par  leurs  recherches  solitaires,  par  leurs  communications 
à  d'autres  savants,  par  leur  influence  immédiate  sur  ceux  qui  les  entou- 
rent. »  (Mémoires  de  la  Société  neuchdteloise  des  sciences  naturelles, 
tome  II).  L'influence  de  Chaillet  s'exerça  aussi  sur  Ch.-H.  Godet,  auteur 
d'un  ouvrage  classique,  La  Flore  du  Jura,  et  qui  a  écrit  une  notice  sur 
Chaillet  pour  la  Société  helvétique  des  sciences  naturelles  (1839).  —  Chaillet 
étudia  avec  sagacité  et  une  persévérance  particulière  les  cryptogames. 
Candolle  (qui  évalue  à  148  le  nombre  des  espèces  dont  la  découverte  est 
due  au  capitaine  Chaillet)  aimait  l'homme  autant  qu'il  estimait  le  savant, 
et  loue  sa  bonté,  qui  ressemblait  assez  à  celle  du  «  bourru  bienfaisant.  » 

2  On  voudrait  savoir  si  M""  de  Charrière  rencontra  jamais  le  noble 
lord  écossais  qu'elle  avait  failli  épouser.  Il  habitait  le  manoir  de  Cottendartr 
à  deux  kilomètres  de  Colombier.  Mais  jamais  elle  n'a  fait  allusion  à  l'ancien 
jacobite.  On  comprend  qu'elle  ait  évité,  plutôt  que  recherché,,  les  occasions 
de  le  voir. 


DL'PEYROU    ET    LES    CHAILLET  1\J 

venons  de  raconter  à  peu  près  tout  ce  que  nous  savons  de  son 
arrivée  à  Colombier,  de  ses  premières  relations  avec  la  société 
de  Neuchâtel,  de  ses  séjours  à  Lausanne  et  à  Berne.  Pour  les 
années  suivantes,  nous  ne  possédons  que  de  maigres  rensei- 
gnements :  elle  a  perdu  son  frère,  qui  était  son  confident  le  plus 
intime  ;  elle  vit  d'une  existence  sans  événements,  dont  la  mono- 
tonie commencera  bientôt  à  lui  peser.  Elle  ne  soutient  guère 
de  relations  suivies  qu'avec  les  amis  énumérés  tout  à  l'heure, 
auxquels  il  est  temps  d'ajouter  le  jeune  pasteur  Chaillet,  ministre 
«  suffragant  »  à  Colombier.  C'est  à  lui  que  nous  devons  les  rares 
détails  dont  il  faudra  nous  contenter.  Mais  il  convient  tout 
d'abord  de  présenter  à  nos  lecteurs  ce  personnage  d'une  remar- 
quable originalité. 

Né  en  175 1  dans  le  village  montagnard  de  la  Brévine,  où  son 
père  était  pasteur,  Henri -David  Chaillet  l  avait  embrassé  la 
même  profession.  Nous  le  voyons,  à  l'âge  de  dix-huit  ans,  se 
rendre  en  bateau  de  Neuchâtel  à  Morat,  pour  y  prendre  le  coche 
qui  doit  le  transporter  à  Genève  2.  Tout  en  occupant  une  place 
de  précepteur,  il  commence  ses  études  de  théologie,  se  lie  d'une 
amitié  spéciale  avec  un  jeune  homme  «  doux  et  sage  »,  Pierre 
Prévost,  plus  tard  célèbre  par  ses  travaux  littéraires  et  scienti- 
fiques3. Il  voit  fréquemment  le  philosophe  Charles  Bonnet,, 
pour  qui  il  se  prend  d'un  naïf  enthousiasme  ;  il  se  délecte  aux 
sermons  des  Jacob  Vernes  et  des  Romilly,  aux  doctes  leçons 
des  Maurice  et  des  Vernet.  Mais  surtout  il  lit  et  il  pense.  Son 
journal    d'étudiant,    qu'une    écriture    microscopique,    quoique 


1  La  famille  Chaillet  avait  été  anoblie  et  ce  nom  devrait  être  précédé  de  la- 
particule.  Mais  les  Neuchàtelois  d'alors  négligeaient  souvent  ce  glorieux 
appendice  et  disaient  tout  bonnement  «  monsieur  Chaillet,  monsieur  Cham- 
brier,  monsieur  Ostervald  ».  Nous  n'étions  pas  encore  en  république... 

2  Sur  ce  voyage  compliqué,  sur  le  séjour  de  Chaillet  à  Genève,  sur  sa 
carrière  pastorale  et  littéraire,  voir  nos  articles  :  Un  étudiant  neuchàtelois 
il  y  a  cent  ans  et  Un  critique  neuchàtelois  il  y  a  cent  ans,  Bibliothèque 
universelle  de  janvier  et  juin  1890.  Nous  les  avions  écrits  d'après  les  pré- 
cieux documents  inédits  que  nous  avait  libéralement  confiés  M.  L'Hardy- 
Dufour,  petit-fils  de  Chaillet. 

3  «  C'est,  écrivait  Chaillet  dans  son  journal  d'étudiant,  le  seul  homme  de 
mon  âge  avec  qui  j'aimasse  à  changer  de  cœur,  —  mats  non  pas  d'esprit.  » 
Nous  retrouverons  Prévost  au  nombre  des  amis  de  M™  de  Charrière. 


210  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

fort  nette,  rend  presque  indéchiffrable  ,  nous  renseigne  sur 
ses  vastes  et  fortes  lectures  des  auteurs  anciens  et  des  classiques 
français,  infiniment  étendues,  variées,  «  délectables  et  profi- 
tables »,  et  surtout  attentives,  car  il  relit  plusieurs  fois  chaque 
ouvrage  et  consacre  des  heures  régulières  à  la  «  méditation  » 
de  ce  qu'il  a  lu.  Il  prend  ainsi  l'habitude  de  penser  par  lui-même, 
de  concentrer  son  esprit,  et  conserve  intact,  au  milieu  de  ses 
camarades,  son  caractère  fait  de  brusque  franchise,  de  sévérité 
stoïcienne  et  d'indépendance  un  peu  farouche  2. 

Lorsque,  en  1771,  il  revient  à  Neuchâtel  pour  s'y  préparer  à 
recevoir  la  consécration  au  ministère  (1772),  il  trouve  la  petite 
ville  en  grande  rumeur  :  la  Société  typographique,  fondée  par 
le  banneret  Ostervald  et  son  gendre,  le  pasteur  Jean-Elie 
Bertrand,  vient  de  donner  un  scandale  effroyable  ;  elle  a  imprimé 
et  publié,  sous  le  faux  nom  de  Mirabaud,  un  livre  fort  hétéro- 
doxe :  Le  Système  de  la  nature,  du  baron  d'Holbach.  La  Véné- 
rable Classe  (ou  Compagnie  des  pasteurs)  s'est  émue,  le  magistrat 
aussi  :  Bertrand  va  être  destitué,  Ostervald  devra  résigner  sa 
charge  de  banneret;  le  livre  sera  brûlé  par  la  main  du  bourreau!... 
Chaillet  arrivait  de  Genève  au  plus  fort  de  l'orage  :  il  prit  aussi- 
tôt parti  pour  les  persécutés,  avec  qui  le  liait  la  parenté,  mais 
plus  encore  la  sjTnpathie.  Il  écrit  dans  son  journal  : 


1  C'était  évidemment  une  façon  de  décourager  les  curieux.  Dans  ses 
lettres,  les  caractères  sont  un  peu  plus  gros;  mais  ses  sermons  sont  de 
J'écriture  du  journal.  Un  Catéchisme  de  Chaillet  tient  tout  entier  sur  le 
revers  d'une  carte  de  tarot.  11  y  avait  aussi  dans  cette  habitude  singulière 
une  préoccupation  d'économie.  On  raconte  qu'à  son  départ  pour  Oenève, 
il  se  fixa  un  certain  nombre  de  règles  de  vie  pratique,  dont  la  première  fut  : 
Ne  jamais  acheter  de  papier.  —  Ses  comptes  d'étudiant  prouvent  du  reste 
qu'il  en  achetait  ;  mais  la  légende  signifie  qu'il  passait  pour  économe  et 
bizarre.  —  11  confie  à  son  journal  les  plus  secrets  mouvements  de  son 
cœur,  ses  rêveries  d'adolescent,  qui  se  confondent  avec  les  impressions  de 
ses  lectures.  11  écrit,  par  exemple:  «Il  ne  manque  à  mon  cœur  qu'un 
cœur.  Ah  !  fripon  de  Tibulle,  je  crains  fort  d'avoir  fait  une  sottise  en  vous 
relisant». 

2  La  vivacité  brusque,  le  don  des  reparties  pittoresques,  lui  venait  peut- 
être  de  sa  mère,  Barbe  Tribolet,  femme -énergique  et  rude.  Un  jour,  elle 
adressait  une  réprimande  à  son  fils,  adolescent  alors  plongé  dans  l'étude 
de  la  logique.  L'écolier  s'avisa  de  répondre:  Negatur.  —  Applicatur  !  riposta 
Ja  mère,  en  fermant  d'un  vigoureux  soufflet  la  bouche  du  jeune  logicien. 


DL'PEYROU    ET    LES    CHAILLET  2 19 

«Tous  ceux  à  qui  j'en  entendis  parler  braillaient  comme 
des  bêtes  ;  et  ma  mère,  et  ma  tante  la  châtelaine,  et  M.  G.  et 
Mlle  C,  et  le  régent,  tous  ces  saints  criaient  à  pleine  tête  et 
déraisonnaient   à   l'envi.  » 

Aussi  Chaillet  déclare-t-il  qu'il  se  sent  «  étranger  à  ses  com- 
patriotes par  ses  mœurs  et  sa  façon  de  penser  ». 

Bertrand  était  alors  rédacteur  du  Mercure  suisse  ou  Jour- 
nal helvétique;  Chaillet  y  collabora  dès  son  retour.  Nommé  d'abord 
suffragant  du  pasteur  de  Bevaix,  M.  Rognon,  dont  il  épousa 
la  fille,  puis  suffragant,  dès  1775,  du  pasteur  Le  Chambrier,  à 
Colombier,  il  occupa  ce  second  poste  douze  ans  l.  Il  résidait 
dans  le  village,  tout  voisin,  d'Auvernier,  et  pouvait,  en  un  quart 
d'heure  de  marche,  se  rendre  auprès  de  ses  amis  Charrière. 
Bientôt  il  ne  compta  plus  ses  visites.  Bertrand  étant  mort  en 
1779,  le  Journal  helvétique  subit  une  éclipse  de  quelques  mois, 
puis  reparut  sous  la  direction  du  jeune  pasteur  Chaillet,  qui 
était,  de  son  propre  aveu,  «  beaucoup  plus  littérateur  que  théo- 
logien ».  Ses  vastes  lectures,  sa  puissance  de  méditation,  son 
esprit  pénétrant,  une  plume  agile  et  franche,  certaine  aversion 
pour  les  idées  courantes  et  la  banalité,  tout  le  destinait  à  être 
un  journaliste  original  et  neuf. 

Il  rédigea  à  peu  près  seul  le  Mercure  de  1779  à  1784.  Ce 
pauvre  Mercure,  fondé  par  l'illustre  savant  Bourguet  — 
Neocomi  decus  -  —  en  1733,  était  tombé  bien  bas  au  temps 
où  J.-J.  Rousseau  s'égayait  de  sa  lourdeur  prétentieuse  : 

«  Les  Neuchâtelois  parlent  très  bien,  très  aisément,  mais  ils 
écrivent  platement  et  mal,  surtout  lorsqu'ils  veulent  écrire 
légèrement,  et  ils  le  veulent  toujours.  Ils  ont  une  manière  de 
journal  dans  lequel  ils  s'efforcent  d'être  gentils  et  badins.  Ils  y 
fourrent  même  de  petits  vers  de  leur  façon  ;J...  » 


1  II  fut  ensuite  diacre  à  Valangin,  puis,  de  1789-1806,  pasteur  à  Neuchàtel. 

2  Louis  Bourguet,  né  en  1678,  mort  en  1742,  tils  d'un  négociant  de  Nimes 
établi  à  Neuchàtel  lors  de  la  révocation  de  l'Edit  de  Nantes,  fut  un  savant 
universel,  correspondant  de  Leibniz,  de  Wolf,  de  Réaumur,  du  président 
Bouhier,  etc.  Ses  précieux  papiers  sont  (comme  ceux  de  Rousseau)  con- 
servés à  la  Bibliothèque  de  Neuchàtel.  (Voir,  entr'autres,  sur  Bourguet,  les 
études  de  M.  Louis  Favre  et  de  M.  Pierre  Bovet,  dans  le  Musée  Seuchâ- 
telois  de  décembre  1866  et  de  septembre-octobre  1904. 

'•'■  Lettre  au  maréchal  de  Luxembourg,  20  janvier  [763. 


MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 


Rousseau  n'était  point  trop  sévère  :  on  est  frappé,  en  feuille- 
tant les  années  du  Mercure  auxquelles  se  rapporte  son  jugement, 
du  vide  et  de  la  niaiserie  de  ce  journal,  nourri  de  plates  énigmes 
et  de  madrigaux  rances.  Le  meilleur  poète  neuchâtelois  de  ce 
temps-là  était  l'ancien  pasteur  Garcin,  qui  avait  séjourné  en 
Hollande  comme  précepteur  et  échangé  des  vers  avec  Belle 
de  Zuylen  \  Il  s'était  retiré  au  château  de  Cottens,  non  loin  de 
Nyon,  où  Chaillet,  à  son  retour  de  Genève,  l'aperçut  et  le  croqua 
au  passage  : 

«J'entrevis  M.  Garcin,  qui  avait  une  fois  brillé  comme  un 
feu-follet  d'un  éclat  assez  pâle  et  sans  chaleur,  et  qui  faisait 
à  Nyon  le  damoiseau.  » 

Les  poésies  de  ce  sous-Gresset  indiquent  assez  exactement 
le  niveau  du  goût  littéraire  dans  notre  Suisse  française,  avant 
Chaillet  et  Mme  de  Charrière.  La  critique  ne  s'élevait  guère  plus 
haut  :  elle  consistait  en  de  simples  «  extraits  »  —  ou  analyses  — 
des  ouvrages  nouveaux.  Chaillet  rendit  la  vie  à  ce  journal  ané- 
mique '-'.  Il  y  affirma,  y  étala  sa  rude  et  abrupte  personnalité. 
Alceste  journaliste,  voilà  le  rédacteur  du  Mercure,  avec  son  ton 
bourru  et  ses  brutales  sorties.  Mme  de  Charrière  dut  être  bien 
amusée  quand  elle  lut  la  note  que  voici  (Journal  de  mai  1782)  : 

«  A  des  dames  qui  m'ont  envoyé  des  vers.  Vos  vers  sont  mauvais... 
Puisque  l'occasion  s'en  présente,  que  je  dise  un  mot  de  nos 
pitoyables  et  impitoyables  versificateurs  suisses,  et  que  je  les 
dégoûte,  s'il  se  peut,  d'inonder  mon  pauvre  journal  de  leurs  vers. 
Quand  il  s'agit  de  juger  les  vers  d'une  femme,  nous  ne  sommes 
plus  connaisseurs,  nous  autres  hommes  :  nous  prenons  trop 
aisément  une  Grâce  pour  une  Muse...  En  général,  je  conseillerais 
fort  aux  femmes  de  ne  pas  faire  des  vers  :  cela  ne  leur  réussit 
pas  ;  il  vaut  beaucoup  mieux  que  nous  en  fassions  pour  elles 3.  » 


1  Voir  chapitre  II,  p.  55. 

2  Au  début,  il  lui  conserva  son  titre  de  Nouveau  journal  helvétique  ou 
Annales  littéraires  et  politiques  de  l'Europe  et  principalement  de  la  Suisse. 
Dès  janvier  1781,  il  parut,  en  format  agrandi,  sous  le  titre  de  Journal  de 
Neuchâtel,  ou  Annales  littéraires  de  l'Europe  et  principalement  de  la 
Suisse. 

3  Chaillet  en  faisait,  à  l'occasion,  pour  elles.  On  trouve,  dans  le  Journal 
du  3i  Janvier  1784,  des  Vers  adressés  aux  fleurs  du  jardin  d'hiver 
de  M"'  de  ***.  Dans  son  exemplaire  du  Journal,  que  nous  avons  eu  entre 
les  mains,  Chaillet  a  complété  le  nom  de  la  destinataire  :  M'"  de  Charrière 


DUPEYROi:    KT    LES    CHAILLICT  221 

Quand,  en  1784,  Chaillet  reprit  la  publication  du  journal, 
interrompue  quelque  temps,  il  inséra  en  tête  du  premier  cahier 
(15  janvier  1784)  une  Lettre  au  journaliste,  assurant  le  rédacteur 
d'une  vive  sympathie.  Dans  son  exemplaire  du  Mercure,  Chaillet 
a  inscrit  en  marge  de  la  lettre  la  piquante  confidence  que  voici  : 
«  Cette  sympathie  est  bien  réelle,  car  la  lettre  est  de  moi,  comme 
la  réponse  ».  Réponse  elle-même  bien  savoureuse  :  c'est  une 
dissertation  en  règle  sur  l'utilité  du  journal...  pour  son  rédac- 
teur !  —  Chaillet  savait  à  merveille  l'art  de  piquer  la  curiosité 
du  lecteur,  de  la  tenir  en  haleine.  Qui  résisterait  à  ce  titre  (N°  de 
février  1780)  :  Article  qui  n'aura  vraisemblablement  guère  de 
lecteurs  !  —  Ce  sont  à  tout  moment  des  sorties  comiquement 
bourrues,  des  coups  de  boutoir,  des  vues  paradoxales  proposées 
d'un  ton  grave,  une  verve  agressive  tempérée  par  la  drôlerie 
de  l'expression.  Il  y  avait  là  de  quoi  agacer  peut-être  le  lecteur  : 
l'ennuyer,  jamais  ! 

L'indépendance  était,  aux  yeux  de  notre  homme,  la  première 
qualité  du  journaliste.  C'est  pourquoi  il  s'applaudissait  d'écrire 
loin  de  Paris,  en  un  coin  retiré  du  monde. 

«  Notre  Suisse,  s'écrie-t-il  en  une  page  que  Sainte-Beuve  eût 
signée,  notre  Suisse,  où  nous  pouvons  parler  librement  de  litté- 
rature, sans  être  corrompus  par  l'esprit  de  parti,  ni  exposés  à 
l'indignation  des  grands  et  sublimes  auteurs,  qui  probablement 
ignorent  que  nous  osons  ne  pas  les  admirer  en  tout,  n'est-elle 
pas  faite  pour  produire  de  bons  journaux  ?  » 

Les  «  bons  journaux  »,  ce  sont  ceux  où  l'on  dit  ce  qu'on 
pense.  Et  pour  le  dire,  il  faut  avant  tout,  selon  Chaillet,  ne  pas 
connaître  les  auteurs  dont  on  juge  les  ouvrages.  Quand  il  eut 
fait  la  connaissance  de  Sébastien  Mercier,  qui,  vers  ce  temps-là, 
était  en  exil  à  Neuchâtel  \  il  remarqua  avec  effroi  qu'il  devenait 
plus  indulgent  pour  l'auteur  du  Tableau  de  Paris,  ou  plutôt 
de  tant  de  méchants  drames. 


l'aînée,  et  a  signé  le  madrigal  de  son  initiale.  Mais,  pour  dérouter  le  lecteur, 
il  avait  imprimé,  à  la  suite  de  ses  propres  vers,  cette  note:  «J'ai  promis 
l'indulgence  pour  les  Fugitives;  en  voici  la  mesure:  tout  ce  qui  ne  sera 
pas  moindre  que  cette  petite  pièce  sera  admis.  Or,  elle  n'est  que  médiocre. 
Son  auteur  ne  s'offensera  pas  que  je  le  dise  ». 

'Voir  Léon   Béclard,  Sébastien  Mercier,  Avant  la  Révolution,  (Paris, 
Champion,  1903). 


222  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

Dès  1781,  il  eut  pour  collaborateur  Grimod  de  la  Reynière, 
qui  faisait  la  chronique  des  théâtres  parisiens.  La  Reynière 
n'était  pas  encore  le  célèbre  auteur  de  YAlmanach  des  Gour- 
mands et  du  Manuel  des  Amphitryons  ;  jeune  avocat  de  23  ans, 
riche,  spirituel,  démangé  du  besoin  d'écrire,  il  fut  heureux  de 
se  faire  la  main  dans  un  obscur  journal  suisse.  Mme  de  Charrière, 
qu'il  était  venu  voir,  dit-on,  le  mit  en  relations  avec  Chaillet. 
Ses  articles  sont  signés  :  Par  M.  G.  D.  L.  R. 

Mais  la  partie  la  plus  intéressante  de  chaque  cahier,  c'est 
l'article  de  Chaillet,  c'est-à-dire  l'analyse  littéraire,  si  attentive,, 
si  serrée,  de  l'ouvrage  nouveau,  auquel  il  s'attache,  selon  sa 
propre  expression,  «  comme  un  vampire  ».  Il  y  montre  la  merveil- 
leuse vivacité  de  son  sens  littéraire  ;  par  son  goût,  sinon  toujours 
très  pur,  du  moins  toujours  enthousiaste,  par  l'ardeur  et  le  choix 
de  ses  admirations,  il  fait  parfois  songer  à  Diderot.  Cette  remar- 
que est  de  Charles  Berthoud.  Certaines  de  ses  causeries,  qui 
firent  sensation  chez  nous,  auraient  mérité  un  retentissement 
plus  lointain.  Citons  en  particulier  les  articles  sur  Shakespeare, 
à  propos  de  la  traduction  de  Le  Tourneur  \  Seul  à  cette  époque, 
Chaillet  a  su  juger  le  grand  poète  avec  un  esprit  dégagé  de  tout 
parti  pris  traditionnel  ;  il  s'est  livré  sans  résistance  à  ce  sombre 
et  profond  génie  : 

«  Elève  de  la  nature,  c'est  dans  son  sein  fécond  qu'il  a  puisé 
tous  ses  caractères.  Aussi  manquent-ils  souvent  de  cette  dignité 
tragique  que  la  nature  ne  leur  donne  point,  dont  nos  auteurs 
n'osent  s'écarter  et  qui  rend  nos  tragédies  si  monotones...  Dans 
le  poète  anglais,  un  roi  ne  ressemble  point  à  un  autre  roi,  un 
amant  à  un  autre  amant,  une  femme  à  une  autre  femme  et  un 
scélérat  à  un  autre  scélérat.  Vous  retrouvez  en  lui  toute  la  variété, 
toute  la  richesse  de'  la  nature,  parce  qu'il  la  peint  sans  gêne, 
dans  sa  simplicité,  dans  sa  vérité,  dirai-je  dans  sa  nudité... 
De  tous  les  auteurs  dramatiques,  Shakespeare  est  le  plus  intéres- 
sant pour  moi.» 

Quel  autre  critique  parlait  ainsi  à  cette  époque,  où  les  imita- 
tions affadies,  les  «  innocentes  profanations  »  du  bon  Ducis 
paraissaient   encore   trop   hardies   au   public   parisien  ?    Quelle 


1  Le  passage  cité  ci-après  est  tiré  du  numéro  de  mars  1780.  Cet  article  fut 
suivi  de  six  autres,  inspirés  par  la  publication  des  volumes  successifs  de 
LeTourneur  (avril  et  octobre  1780;  octobre  1781  ;  février,  avril,  août  1782). 


DUPEYROU    ET    LES   CHAILLET  223 

liberté  aussi  dans  son  jugement  sur  le  théâtre  moral,  à  propos 
de  Mmc  de  Genlis  : 

«  Peignez  seulement  l'homme  tel  qu'il  est  ;  ne  songez  qu'à 
rendre  vos  peintures  fidèles  et  variées  :  elles  seront  morales 
sans  que  vous  y  ayez  pensé  ;  vous  m'aurez  instruit  sans  m'avoir 


LE    PASTEUB    CHAILLET 

averti  que  vous  vouliez  m'instruire,  et  cela  n'en  vaudra  que 
mieux.  Voulez-vous  donc  faire  déserter  les  théâtres  comme  les 
temples  !  » 

A  l'abbé  Delille,  alors  universellement  admiré,  il  reproche 
—  et  que  cela  résume  bien  les  défauts  du  genre  !  —  de  vouloir 
tout  dire  avec  esprit.  Sur  Voltaire,  il  s'exprime  avec  une  hauteur 
de  vues  qui  dut  déconcerter  plusieurs  pasteurs  du  temps  (juil- 
let 1780)  : 


224  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

«  Je  suis  persuadé  qu'il  est  avantageux  pour  la  religion, 
aussi  bien  que  pour  la  société  en  général,  que  Voltaire  ait  existé... 
Quand  le  nombre  des  incrédules  s'augmenterait  au  point  qu'il 
ne  restât  dans  l'église  que  des  hommes  dignes  d'être  chrétiens, 
qu'y  perdrait  la  religion  ?  Pour  moi,  je  ne  puis  m'empêcher  de 
•croire  qu'elle  y  gagnerait  ;  ce  serait  une  espèce  de  régénération.  » 

Comme  cela  aurait  plu  à  Vinet  ! 

En  1782,  Chaillet  publia  un  recueil  de  ses  Sermons.  Il  n'hésita 
pas  à  en  rendre  compte  lui-même,  en  trois  articles,  intitulés 
"bravement  Mes  Sermons  : 

«Me  voici  donc  auteur  tout  comme  un  autre.  Oui.  j'ai  fait 
des  sermons  ;  et  qui  plus  est,  c'est  ce  que  je  crois  savoir  le  mieux 
faire...   (15  avril  1784)  ». 

Toute  la  page  est  à  lire,  elle  est  unique  en  son  genre. 

Mais  peut-être  me  soupçonnera-t-on  de  ne  je  sais  quel  engoue- 
ment patriotique  pour  un  écrivain  qui  nous  tient  de  si  près. 
Eh  bien,  voici  un  juge  plus  compétent  que  moi,  et  assurément 
désintéressé,  M.  Léon  Béclard,  qui,  dans  son  excellent  ouvrage 
sur  Sebastien  Mercier  \  rend  le  plus  bel  hommage  «  à  l'esprit  si 
droit,  si  solide,  si  clair  de  Chaillet  ».  Le  jugement  du  critique 
neuchâtelois  sur  le  fameux  Tableau  de  Paris,  est,  selon  M. 
Béclard,  de  ceux  «  auxquels  la  postérité  n'a  rien  à  reprendre 
ni  à  ajouter  ». 

«  On  ne  peut,  dit-il,  se  refuser  à  l'admiration  pour  une  pensée 
si  nettement  exempte  et  si  pleinement  avertie  des  défauts  de 
son  temps,  l'esprit  de  déclamation  et  les  chimères  de  l'enthou- 
siasme philosophique.  C'est  merveille  d'observer  comment  cet 
obscur  écrivain  d'une  toute  petite  ville  désigne  d'un  trait  sûr 
dans  le  Tableau  de  Paris  toutes  les  parties  faibles  et  destinées 
à  devenir  caduques,  comment,  en  revanche,  il  caractérise  avec 
la  dernière  précision  et  l'inspiration  vraie,  et  la  portée  effective, 
et  l'originalité  essentielle  du  livre...  On  ne  saurait,  je  crois, 
mieux  comprendre  ni  mieux  dire,  pénétrer  davantage  toutes  les 
intentions  d'un  écrivain  et  lui  rendre  plus  exacte  justice.  » 

Tel  est  l'homme  que  Mme  de  Charrière  allait  voir  presque  jour- 
nellement et  qui,  pendant  plusieurs  années,  sera,  si  l'on  peut 

'Voir  l'ouvrage  cité  plus  haut.  p.  63 1-2;  634-5. — Voir  aussi  Georges 
Beaujon,  Un  critique  neuchâtelois  au  18'  siècle,  Henri-David  Chaillet. 
<Bâle,  1894,  in-8°). 


DUPEYROC    ET    LES    CHAILLET  225 

ainsi  dire,  la  principale  ressource  de  son  esprit  avide  d'aliment 
et  de  mouvement.  Le  journal  intime  de  Chaillet  nous  apprend 
qu'il  devint  dès  son  arrivée  à  Colombier,  en  1775  (Mn  e  de  Char- 
rière  y  vivait  donc  depuis  quatre  ans),  l'hôte  familier  de  la  mai- 
son. Ce  furent  d'abord  mesdemoiselles  de  Charrière  de  Penthaz 
qui  réclamèrent  et  accaparèrent  le  jeune  ministre.  Mais  il  ne 
se  plaisait  que  tout  juste  en  la  société  un  peu  monotone  des 
deux  vieilles  filles,  et  c'est  avec  le  vieux  M.  de  Charrière  qu'il 
s'entendait  le  mieux.  Il  va  nous  faire  ses  confidences  dans  un 
petit  agenda  où  il  notait  au  jour  le  jour  ses  impressions,  de 
son  écriture  microscopique. 

«  1776,  mars  10...  Je  restai  mercredi  tout  le  jour  chez  Mmes  de 
Penthaz,  où  je  n'avais  point  été  de  tout  un  mois...  Je  n'y 
retournerai  de  longtemps  peut-être  :  on  s'y  ennuie,  on  y  est 
trop  seul,  et  je  crois  presque,  malgré  tout  son  guyonisme,  que, 
de  toute  la  maison,  le  père  est  encore  celui  que  je  trouve  de 
meilleure  société  *;  au  moins  le  voit-on,  il  se  montre,  on  sait  ce 
qu'il  est,  ce  qu'il  pense,  ce  qu'il  sent  ;  au  moins  a-t-il  du  plaisir 
à  vous  parler,  à  être  écouté.  Ne  me  parlez  pas  de  ces  gens  avec 
qui  l'on  est  sans  les  voir  jamais,  soit  parce  qu'en  effet  ils  ne  sont 
rien,  soit  parce  qu'ils  n'osent  pas  être  ce  qu'ils  sont. 

Mars  11.  Voilà  M.  de  Charrière  qui  m'a  engagé  à  entreprendre 
la  lecture  de  Locke,  et  comme  son  Essai  sur  V entendement 
humain  est  un  ouvrage  qu'il  faut  avoir  lu,  je  le  lirai... 

Juin  2.  Je  dînai  ce  jour-là  chez  Mme  de  Chambrier  2,  selon 
ma  coutume,  et,  à  mon  retour,  je  me  laissai  engager  par 
Mme  de  Charrière  à  souper  avec  elle,  ce  que  je  n'avais  point 
fait  depuis  très  longtemps,  mais  dont  je  ne  me  repentis  point.  » 

Les  personnes  avec  qui  l'on  pouvait  échanger  des  idées  n'étaient 
pas  alors,  en  notre  pays,  aussi  nombreuses  que  nous  nous  l'ima- 
ginons, dans  notre  besoin  d'embellir  le  passé.  On  a  parlé  souvent 
de  la  charmante  et  spirituelle  société  neuchâteloise  d'autrefois  : 
ni  Mme  de  Charrière,  ni  Chaillet  ne  l'on  jugée  si  favorablement. 
Alors  comme  aujourd'hui,  les  gens  d'esprit  étaient  une  mino- 
rité, et  les  sots,  ce  «  peuple  nombreux  »  dont  parle  le  fabuliste. 
Nous  trouvons  sous  la  plume  de  Mme  de  Charrière  de  sévères 
•épigrammes  contre  la  conversation  des  salons,  où  le  jeu  seul 

1  Le  vieux  M.  de  Charrière  était  sans  doute  pénétré  du  mysticisme  de  son 
.beau-père  Béat  de  Murait. 

2  Probablement  la  femme  du  vieux  pasteur  de  Colombier. 


22Ô 


MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 


remplissait  les  heures  lentes.   Quant  à  Chaillet,  voici  ce  qu'il 
écrit  : 

«Juillet  1776.  J'allai  dîner  chez  M.  Bertrand,  avec  qui  je 
passai  fort  agréablement  quelques  heures  à  causer  de  sermons, 
de  littérature  et  de  morale.  Cela  vaut  mieux  que  de  jouer,  sans 
doute  ;  une  partie  de  conversation  est,  pour  un  être  pensant, 
beaucoup  plus  amusante  qu'une  partie  de  piquet.  Mais  dans 
ce  chien  de  pays-ci,  avec  qui  jaser  de  choses  un  peu  intéressantes? 
Il  faut  bien  jouer,  sous  peine  de  s'ennuyer  à  la  mort. 

...J'allai  dîner  chez  M.  de  Charrière,  et  je  lui  lus  mon  sermon 
sur  le  printemps,  dont  il  ne  fut  pas  assez  content  à  mon  gré. 
Le  6,  il  partit,  et  tant  mieux  !  Il  me  convient  trop  à  divers  égards 
et  je  craindrais  de  m'attacher  trop  à  lui,  et  ce  serait  un  grand 
malheur  pour  moi  ;  car  quel  retour  d'amitié  peut-on  raisonnable- 
ment attendre  d'un  homme  mûr  \  poli,  marié,  philosophe,  et 
qui  vit  dans  le  monde  ? 

Septembre...  M.  de  Charrière  est  de  retour,  mais  que  m'importe  l 
Il  ne  paraît  pas  se  soucier  beaucoup  de  moi. 

Octobre...  J'allai  dîner  à  Trois-Rods  avec  M.  et  Mme  DuPeyrou- 
Yoilà  de  nouvelles  et  brillantes  connaissances.  Mme  DuPeyrou 
est  enthousiasmée  de  mes  sermons.  Serait-ce  pour  rien2}  Je 
n'en  veux  rien  croire.  Son  mari  s'en  est  fait  lire  deux  par  Meuron. 
Et  moi,  je  suis  surpris  que  la  beauté  de  cette  femme  ait  pu 
me  causer  une  sensation  si  vive  et  presque  une  sorte  d'émotion. 
Le  lendemain  et  quelques  autres  jours,  il  prit  fantaisie  à 
M  de  Charrière  de  me  faire  inviter  à  y  manger.  En  sorte  que 
je  fus  vagabond  et  dissipé,  à  mon  vilain  ordinaire,  jusqu'au  8.  » 

Chaillet  faisait  justement  alors  connaissance  avec  Shakes- 
peare, et  il  est  probable  qu'il  en  était  souvent  question  dans  les 
entretiens  de  Colombier.  Il  note  son  impression  toute  fraîche  : 

«  Qu'on  fait  bien  de  nous  traduire  Shakespeare  !  Je  n'ai  rien 
lu  de  plus  véritablement  tragique  qu'Othello.  Le  dialogue  y 
est  toujours  parfaitement  naturel,  les  passions  y  sont  exprimées 
avec  une  énergie  dont  je  n'avais  pas  même  l'idée  ;  tout  y  est 
fort,  animé,  rapide.  Je  trouve  Shakespeare  bien  plus  grand, 
bien  plus  admirable  encore  que  je  ne  le  croyais.  A  côté  de  cet 
ouvrage  du  génie  et  de  la  nature,  comment  ai-je  pu  souffrir 
sur  ma  table  huit  volumes  de  Sermons  du  P.  Neuville  ?  Com- 
ment ai-je  pu  les  lire  d'un  bout  à  l'autre  3  ? 


1  Chaillet  avait  alors  25  ans;  M.  de  Charrière,  40  ans. 

2  Ou  «  pour  rire»:  le  mot  est  à  peu  près  illisible. 

3  Le  P.  Neuville,  jésuite  (1692-1775).  Ses  Sermons  furent  publiés  en  1778. 


DUPEYROU    i;i     LES    CHUI.l.KT 


227 


...Nous  avons  eu  dix  louis  à  la  loterie  de  la  ville,  sans  y  avoir 
mis  un  billet,  grâce  à  M.  Pury  de  Lisbonne  et  à  M,nc  de  Charrière.» 

On  voit  que  celle-ci  avait  pris  à  gré  le  jeune  pasteur,  après 
s'être  tenue  d'abord  avec  lui  sur  une  certaine  réserve,  qu'ex- 
pliquent suffisamment  ses  idées  très  libres  sur  la  religion.  Elle 
n'avait  pas  tardé  à  reconnaître  en  Chaillet  un  esprit  fort  libre 
aussi,  dont  l'orthodoxie,  encore  que  strictement  traditionnelle, 
ne  se  montrait  point  rébarbative.  Il  était  trop  ami  des  lettres 
pour  ne  pas  rechercher  une  conversation  comme  celle  de  cette 
femme.  Nous  doutons  qu'elle  ait  fait  une  seule  fois  au  jeune  pré- 


rViS* 


SALON    DE 


DE    CHARRIERE    A    GENEVE 
Maison  DeTournes-Rilliet) 


dicateur  le  plaisir  d'aller  l'entendre  ;  pas  un  mot  dans  ses  lettres 
ne  nous  autorise  à  croire  qu'elle  ait  jamais  franchi  le  seuil  de 
a  petite  église  du  village  ;  mais  elle  avait  pour  Chaillet  une 
sympathie  d'ordre  tout  intellectuel,  qui  dura  jusqu'à  la  rupture 
et  que  des  services  réciproques  fortifièrent  au  début. 

«.Janvier  1777.  J'ai  reçu  avec  plaisir  un  présent  de  nouvel-an 
de  chacun  de  mes  paroissiens.  Il  prend  aussi  fantaisie  à  Mme  de 
Charrière  de  me  donner  de  l'étoffe  pour  un  habit.  A  la  bonne 
heure.  Pourquoi  me  ferais-je  de  la  peine  de  la  recevoir  ?  Pour- 
quoi aurais-je  le  sot  orgueil  d'en  être  humilié  ?  Elle  sait  donner 
et   je   sais   recevoir.  » 

Nous  apprenons  par  un  autre  passage  de  la  même  année 
qu'au  mois  de  mars  1777,  M.  de  Charrière  était  à  Genève,  et  que, 


228  MADAME    DE    CHARRIEHE    ET    SES    AMIS 

pendant  son  absence,  le  pasteur  mettait  «  au  pillage  »  sa  biblio- 
thèque, que  le  brave  homme  avait  laissée  à  sa  disposition.  Mme  de 
Charrière  l'accompagnait  dans  ce  séjour,  tandis  que  les  deux 
sœurs  gardaient  la  maison.  Chaillet  et  sa  femme  allaient  le 
soir  souper  et  lire  avec  ces  demoiselles.  Dès  lors,  les  époux 
Charrière  passèrent  plusieurs  hivers  à  Genève,  où  ils  avaient  loué 
un  appartement  dans  la  maison  de  Tournes- Rilliet.  Cette  maison 
n'a  guère  changé  depuis,  et  l'on  y  peut  admirer  encore  un  salon 
décoré  de  tapisseries  d'Aubusson,  cadre  charmant  dans  lequel 
on  aime  à  se  figurer  l'auteur  de  Caliste  \ 

Il  est  probable  qu'à  l'aller  ou  au  retour,  Mme  de  Charrière 
s'arrêtait  quelquefois  à  Lausanne.  C'est  dans  cette  ville  qu'elle 
dut  rencontrer  Grimod  de  la  Reynière,  qui  plus  tard  écrivait 
à  Rétif  de  la  Bretonne  : 

«  J'ai  vu  en  Suisse  deux  hommes  qui  font  de  vous  le  plus  grand 
cas,  le  célèbre  Lavater,  qui  m'a  beaucoup  questionné  sur  votre 
compte,  et  M.  Chaillet  2.  Celui-ci  vous  met  beaucoup  au-dessus 
de  M.  Mercier...  Il  faudra  vous  arranger  pour  venir  passer  trois 
mois  à  Neuchâtel,  où  vous  aurez,  d'ailleurs,  plusieurs  beaux 
sujets  à  traiter.  Il  y  a  en  Suisse  des  femmes  de  lettres  :  Caroline 
de  Lichtfield  et  Caliste  sont  l'ouvrage  de  deux  dames  que  j'ai 
beaucoup  connues  à  Lausanne  en  1776.  » 

Comme  on  voit,  il  n'a  pas  tenu  à  Grimod  de  la  Reynière  que 
Mme  de  Charrière  figurât  parmi  les  trop  fameuses  Contempo- 
raines de  Rétif. 

Le  24  mai,  les  époux  sont  de  retour,  et  Chaillet  consigne 
le  fait  dans  son  journal  avec  une  satisfaction  visible.  Bientôt 
il  voit  quotidiennement  M.  de  Charrière  ;  le  jeu  les  a  rendus 
indispensables  l'un  à  l'autre.  Les  confidences  humiliées  de 
Chaillet,  sur  cette  passion  qui  le  domine,  abondent  dans  son 


1  C'est  le  n'  6,  rue  Beauregard.  Nous  avons  obtenu,  outre  la  gracieuse 
permission  de  le  visiter,  une  photographie  du  salon,  que  nous  reproduisons. 

2  Lavater,  étant  venu  à  Neuchâtel,  voulut  voir  Chaillet,  qu'il  connaissait 
de  réputation,  et  fut,  dit-on,  vaguement  effrayé  de  ce  qu'il  lisait,  au  premier 
abord,  sur  les  traits  décidément  un  peu  gros  du  pasteur.  Celui-ci  le  sollicita, 
avec  une  malicieuse  insistance,  de  dire  son  avis,  puis  confessa  humblement 
qu'en  lui  l'homme  «  naturel  »  confirmait  le  jugement  de  la  physiognomonie  ; 
«  mais,  dit-il,  j'ai  beaucoup  combattu  ».  On  raconte  une  anecdote  analogue 
de  Socrate:  Similia  similibus. 


DUPEYROU    ET    LES   CHAILLET 


229 


agenda.   Mais  le   moyen   de   renoncer  à  un   partenaire  qui  se 
laisse  battre  de  si  bonne  grâce  ! 

«  Octobre  1777.  Dieu  soit  loué  !  J'ai  Werther  /Je  l'ai  acheté, 
il  est  à  moi.  Et  puis  M.  de  Charrière  m'a  donné  un  Ovide  qui 
me  fait  aussi  plaisir.  Et  puis  mes  petits  profits  au  piquet  m'ont 
encore  fourni  le  moyen  d'acheter  YHistoire  de  Charles  V,  par 
Robertson,  en  six  volumes.  » 

La  fin  de  l'année  1776  réservait  un  nouveau  deuil  à  Mme  de 
Charrière  :  le  Ier  septembre,  son  père  mourait  âgé  de  soixante- 


neuf  ans.  Il  fallut  procéder  au  partage  de  ses  biens,  selon  les 
dispositions  qu'il  avait  prises  ;  Mme  de  Charrière  dut  vendre  des 
terres  sises  en  Hollande  :  une  ferme,  un  verger,  des  champs,  — 
que  le  défunt  lui  avait  assignés  pour  sa  part.  Ainsi  se  brisaient 
l'un  après  l'autre  les  liens  qui  l'attachaient  à  son  pays  natal. 

Le  24  octobre  1778,  nous  la  voyons  faire  avec  son  mari, 
par  devant  le  notaire  Jeannin,  factotum  de  DuPeyrou,  un 
testament  disposant  de  leur  fortune  en  faveur  des  héritiers 
de  celui  des  époux  qui  mourrait  le  premier.  Puis  ils  vont  passer 
une  partie  de  l'hiver  suivant  à  Genève,  et  nous  les  y  retrouvons 
encore  au  printemps  l.   Trois  mois  plus  tard,  nouveau  deuil  : 

1  Chambrier  d'Oleyres  note  dans  son  journal  qu'il  a  dîné  chez  M""  de 
Charrière,  à  Genève,  le  12  mars  1780.  —  M""  de  Charrière  donne  une  procura- 
tion par  acte  fait  à  Genève,  le  17  mai  1780,  par  devant  M*  Flournois,  notaire. 


230  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

le  vieux  père,  François  de  Charrière,  mourait  à  l'âge  de  quatre- 
vingt-quatre  ans,  et  ce  fut  Chaillet  qui  prononça  le  discours 
funèbre. 

Mais  bientôt,  —  telle  est  la  vie,  —  l'animation  reprend  dans 
la  vieille  maison  ainsi  visitée  par  le  deuil.  A  la  fin  d'octobre 
1780,  Mme  de  Charrière  eut  le  plaisir  très  vif  de  recevoir  des 
visites  de  Hollande.  Son  frère  cadet,  Vincent  de  Tuyll,  colo- 
nel d'un  régiment  de  cavalerie,  à  Utrecht,  venait  d'épouser 
mademoiselle  de  Pagniet.  Il  eut  l'heureuse  pensée  d'amener 
sa  jeune  femme  à  Colombier.  Les  époux  étaient  accompagnés 
de  leur  frère,  M.  Reinhold  de  Pagniet,  officier  hollandais,  qui 
nous  a  laissé,  dans  ses  lettres  à  sa  mère,  des  détails  caractéris- 
tiques sur  Neuchâtel  et  sur  Colombier.  Il  décrit  avec  une  admi- 
ration étonnée  la  petite  ville  construite  en  amphithéâtre,  au 
milieu  des  vignes,  sur  les  coteaux  qui  dominent  le  lac,  et  la  vue 
magnifique  dont  il  jouit  de  sa  fenêtre  à  l'auberge  de  la  Cou- 
ronne l.  Il  se  loue  de  l'hospitalité  neuchâteloise,  plus  prévenante 
alors  qu'aujourd'hui,  si  j'en  juge  par  ce  trait  : 

«  Il  n'y  a  rien  de  public  ici,  écrit  le  jeune  officier,  pas  même 
un  café,  ce  qui  fait  qu'un  étranger  doit  toujours  se  trouver  vis- 
à-vis  de  soi-même,  ce  qui  est  encore  mon  cas...  J'en  étais  ici  de 
ma  lettre  quand  je  fus  interrompu  par  un  monsieur,  qui  ne  me 
connaissait  pas  et  que  je  n'avais  jamais  entendu  nommer,  et 
qui.  ayant  appris  que  j'étais  étranger  -,  eut  l'honnêteté  de  venir 
me  demander  s'il  pouvait  m'être  de  quelque  utilité,  et  me  pro- 
posait de  venir  dîner  chez  lui,  ce  que  j'acceptai  d'abord  ;  et 
cela  me  procurait  le  plaisir  de  faire  tout  de  suite  plusieurs  con- 
naissances.   » 

Les  époux  de  Tuyll  avaient  gagné  directement  Colombier. 
où  M.  de  Pagniet  fut  les  rejoindre  : 

«  J'ai  été  reçu  on  ne  peut  plus  poliment  chez  M.  et  Mme  de 
Charrière  ;  ils  ont  fait  arranger  une  chambre  et  un  lit  pour  moi. 
de  quoi  je  puis  faire  usage  quand  j'en  ai  l'envie  ;  ils  ont  trouvé 
fort  singulier  que  je  ne  me  sois  pas  établi  dès  le  premier  moment 


1  N°23  de  la  rue  du  Château.  J.-J.  Rousseau  y  logea  en  1765,  et  Mirabeau 
quelques  années  plus  tard. 

2  «Les  étrangers  sont  très  fêtés  dans  leur  ville»,  dit  Rousseau  des  Neu- 
chàtelois. 


DII'KVROU    ET    LES    CHAILI.hï 


23l 


avec  eux...  Je  prévois  que  je  m'amuserai  bien  pendant  le  séjour 
que  nous  comptons  faire  ici  ;  on  ne  peut  se  faire  une  idée  de 
l'accueil  qu'on  fait  en  général  aux  étrangers  ;  la  ville,  quoique 
petite,  est  remplie  de  gens  comme  il  faut,  et  il  s'en  trouve 
parmi  qui  sont  immensément  riches.  J'ai  été  un  jour  chez  M.  et 
Mme  DuPeyrou,  qui  occupent  une  maison  si  magnifique  et  si 
-grandement  montée,  que  j'aurais  de  la  peine  à  trouver  en  Hol- 
lande une  maison  particulière  à  qui  la  comparer.  Ensuite,  j'ai 
été  chez  une  madame 
de  Pourtalès  \  qui  est 
encore  à  la  campagne, 
aux  environs  de  Colom- 
bier. C'est  une  jeune 
femme  de  24  à  25  ans, 
qui  est  très  jolie  et  qui 
a  un  mari  de  soixante 
ans,  qui  n'est  presque 
jamais  avec  elle,  à  cause 
que  c'est  peut-être  un 
des  plus  grands  négo- 
ciants de  l'Europe.  On 
dit  qu'ils  n'ont  pour 
tout  bien  que  3  à  4 
millions  argent  d'Hol- 
lande. Quoique  ces  deux 
maisons  soient  les  plus 
riches  de  beaucoup,  il 
s'en  trouve  cependant 
encore  plusieurs  fort  à 
l'aise,  ce  qui  fait  que 
pendant  l'hiver  la  so- 
ciété est  très  brillante. 

...Je   suis  allé   à  Co- 
lombier,  à   dessein   d'y 

rester  deux  à  trois  jours,  et  je  m'y  trouvais  si  bien  que  j'y  ai 
passé  trois  semaines,  et  il  aurait  dépendu  de  moi  d'y  rester 
plus  longtemps,  tant  ces  gens  ont  de  la  bonté  pour  moi.  C'est 
un  charmant  ménage,  où  chacun  s'empresse  d'être  le  plus 
aimable  ;  aussi  Dortie  [sa  sœur]  y  est  très  contente...  Quand 
quelquefois  je  m'ennuyais  un  peu,  j'allais  à  une  campagne  à 
peu   de  distance  de  Colombier,  où  demeurait   la   belle   femme 


M""     DE    POURTALES-DE  LUZE 


1  Rose-Augustine  née  deLuze,  fille  de  cette  dame  de  Luze,  demeurant  au 
Bied,  près  Colombier,  que  Rousseau  appelait  la  «reine  des  femmes»  et  à 
qui  il  a  adressé  plusieurs  lettres.  Rose  avait  épousé  en  1769  Jacques-Louis 
de  Pourtalès,  le  fameux  négociant. 


232  MADAME    DE    CHARRIEBE    ET    SES    AMIS 

aux    quatre    millions.    Elle    fait    beaucoup    de    politesses    aux 
étrangers  en  général  et  a  pour  nous  beaucoup  de  bontés. 

Je  suis  rétabli  depuis  huit  jours  à  Neuchâtel,  et  j'ai  passé  ces 
huit  jours  dans  un  tourbillon  de  fêtes  et  d'amusements  comme 
j'en  ai  peu  vus.  Et  le  tout  pour  amuser  le  prince  de  Hesse-Cassel, 
qui  a  un  régiment  de  dragons  dans  notre  service  et  qui  est  venu 
passer  une  semaine  ici...  Il  est  arrivé  le  lundi  au  soir  et  est  des- 
cendu chez  M.  et  Mme  DuPeyrou.  Il  était  réellement  logé  en  prince 
Le  premier  soir,  j'y  soupai  avec  une  nombreuse  compagnie.  Le 
mardi,  j'y  dînai  encore  avec  beaucoup  de  monde,  entr'autres 
M.  et  Mme  de  Charrière  et  Tuyll  avec  sa  femme.  Le  soir,  Mme  de 
Pourtalès  nous  donna  un  superbe  bal,  où  tout  le  beau  monde 
était  invité  l.  Le  mercredi,  j'étais  encore  d'un  dîner  chez  Mme  Du- 
Peyrou, et  le  soir  elle  donnait  un  bal  et  souper.  C'était,  je  l'avoue, 
une  des  belles  fêtes  que  j'avais  encore  vues  de  ma  vie.  Il  est  frap- 
pant pour  un  petit  endroit  comme  Neuchâtel  de  voir  un  si  grand 
nombre  de  femmes  comme  il  faut,  qui  sont  presque  toutes  jolies, 
et  montées  sur  un  ton  d'élégance  auquel  certainement  on  ne 
s'attendrait  pas.  Le  jeudi,  il  y  eut  encore  un  dîner  chez  Mme  Du- 
Peyrou, et  le  soir  un  souper  chez  Mme  de  Pourtalès.  Le  vendredi, 
je  fis  le  matin  un  grand  tour  de  promenade  avec  le  prince.  Nous 
dînions  chez  Mme  DuPeyrou,  et  le  soir  la  jeunesse  d'ici  donna 
par  souscription  un  bal  et  souper,  ce  qui  faisait  une  charmante 
fête  aussi  ;  et  quoique  c'était  le  troisième  bal  de  la  semaine,  cela 
dura  jusqu'à  cinq  heures  du  matin.  Le  samedi,  nous  avons  été 
tout  le  jour  chez  Mme  DuPeyrou,  dîné  et  soupe,  et  entre  deux 
un  joli  concert.  Je  vous  demande,  ma  chère  mère,  s'il  est  possi- 
ble de  mieux  recevoir  un  grand  seigneur.  Aussi  m'a-t-il  assuré 
qu*il  quittait  cet  endroit  avec  peine.  » 

Tel  est  le  Neuchâtel,  en  somme  fort  animé,  et  plus  mondain 
qu'aujourd'hui,  qu'a  connu  et  observé  Mme  de  Charrière.  La 
jeune  Mmc  Vincent  de  Tuyll  écrivait  de  son  côté,  mais  en  hol- 
landais, à  sa  mère.  Ce  qui  rend  piquante  la  naïve  peinture  de 
ses  impressions,  c'est  qu'elle  arrivait  un  peu  prévenue  contre 
sa  belle-sœur,  dont  elle  avait  entendu  parler  en  Hollande  comme 
d'une  personne  bizarre,  capricieuse,  pleine  de  malignité,  — 
et  qui  avait  fait  un  mariage  saugrenu.  Mme  de  Tuyll  éprouvait 
un  certain  battement  de  cœur  en  arrivant  au  manoir  du  Pontet. 
Ce  qui  l'y  frappe  d'abord,  c'est  la  «  manière  libre  de  vivre  dans 
cette  maison,  où  chacun  fait  ce  qu'il  veut  ».  Pas  besoin  de  faire 
toilette  ;  on  peut  rester  en  négligé  tout  le  jour,  même  s'il  vient 

1  L'hôtel  de  Pourtalès,  un  des  plus  élégants  que  le  XVIII'  siècle  ait  vu  s'éle- 
ver à  Neuchâtel,  est  le  n°  8  actuel  du  Faubourg  de  l'Hôpital  (Banque  Pury). 


DUPEYROU    ET    LES    CHAILLET  233 

du  monde.  Elle  nous  conte  que  Mme  de  Charrière  fut  fort  émue 
en  revoyant  son  frère,  et  ajoute  qu'elle  surpassa  de  beaucoup 
l'idée  que  la  jeune  femme  s'en  était  faite  : 

«  C'est,  dit-elle  avec  une  précision  naïve,  une  personne  intel- 
ligente, aimable  et  gaie,  qui  a  le  meilleur  cœur  qu'on  puisse  ima- 
giner. Je  ne  puis  assez  me  louer  des  attentions  qu'elle  a  pour 
moi.  Je  remarque  qu'elle  est  très  considérée  ici,  mais,  je  crois, 
un  peu  redoutée.  Peu  de  femmes  sont  de  force  à  lui  tenir  tête 
en  fait  de  science.  Papa  dirait  :  Cest  un  professeur  !  Je  n'ai 
jamais  vu  sa  pareille  comme  instruction  ;  mais  son  esprit  est 
un  peu  satirique  et  mordant,  quand  elle  n'aime  pas  beaucoup 
quelqu'un.  Son  mari  est  l'homme  le  plus  excellent,  le  plus 
honnête  qu'on  puisse  voir;  il  sait  énormément  de  choses;  mais 
il  garde  toujours  un  certain  ton  cérémonieux,  si  bien  qu'on  le 
connaisse,  ce  qui  fait  qu'on  ne  devient  jamais  tout-à-fait  fami- 
lier avec  lui.  Mais  il  vaut  la  peine  de  l'entendre  parler  science  ; 
il  est  au  courant  de  tout.  Seulement,  c'est  dommage  qu'il  ait 
de  la  peine  à  s'exprimer,  parce  qu'il  bégaie  un  peu. 

...Il  y  a  beaucoup  de  gens  distingués  qui  viennent  ici  ;  quel- 
ques-uns sont  très  aimables,  parmi  eux  le  suffragant  d'ici, 
qui  prêche  pour  le  vieux  pasteur.  Cet  homme  écrit  une  revue 
ou  journal  qui  se  vend  beaucoup,  et  c'est  le  gaillard  le  plus  intel- 
ligent et  le  plus  gentil  qu'on  puisse  voir.  Je  l'ai  entendu  prêcher 
excellemment  dimanche.  Mais,  le  lendemain,  il  faisait  tout  de 
même  très  volontiers  sa  petite  partie  de  cartes  avec  nous,  ce 
qui  ne  paraît  pas  étrange  ici,  où  tout  le  monde  le  fait. 

Il  y  a  encore  dans  la  maison  deux  sœurs  :  l'aînée  est  la  meil- 
leure et  la  plus  affable  personne  que  j'aie  rencontrée  de  ma 
vie.  Elle  est  très  aimée  et  estimée  de  tout  le  monde,  et  a  pour 
moi  une  sollicitude  et  des  attentions  de  mère.  Elle  ne  sait  qu'ima- 
giner pour  m'être  agréable.  C'est  une  personne  d'une  cin- 
quantaine d'années.  Il  y  a  quelques  jours,  j'ai  fait  avec  elle  une 
course  charmante  dans  les  montagnes.  Nous  dînâmes  à  Brot. 
Je  fus  très  étonnée  de  trouver  dans  ce  coin  perdu,  où  on  s'atten- 
drait à  voir  des  gens  presque  sauvages,  une  jeune  fille  élevée  si 
bien,  qu'on  n'en  trouve  guère  chez  nous  parmi  les  gens  du  monde  ; 
en  outre  elle  était  jolie  et  avait  une  conversation  charmante. 
Elle  avait  été  très  liée  avec  J.-J.  Rousseau,  qui  avait  passé 
quelque  temps  ici1  ». 

1  En  1765,  avec  DuPeyrou,  Pury,  le  justicier  Clerc  et  quelques  autres 
amis  avec  qui  il  herborisait  :  «  11  me  semble,  écrivait  Rousseau  à  DuPeyrou, 
le  16  septembre  1769,  que,  malgré  la  pluie,  nous  n'étions  point  maussades 
à  Brot  ni  les  uns  ni  les  autres  ».  Voir  aussi,  sur  M'"  Sandoz,  fille  de  l'auber- 
giste de  Brot,  que  Rousseau  avait  remarquée,  Aug.  Dubois,  Les  Gorges  de 
l'Areuse  et  le  Creux-du-Van  (Neuchàtel,  Attingcr,  1902),  p.  1  16-120. 


■234  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

Après  un  séjour  de  sept  semaines  dans  l'hospitalière  maison 
•du  Pontet,  les  jeunes  époux  durent  songer  au  départ.  Mme  de 
Tuyll  s'était  tendrement  attachée  à  Mme  de  Charrière  : 

«  La  personne  dont  je  me  séparerai  avec  le  plus  de  peine 
et  que  j'espère  bien  revoir  encore,  c'est  ma  belle-sœur.  Chaque 
jour  je  la  vois  davantage  :  c'est  la  femme  la  pins  aimable 
qu'on  puisse  trouver,  et  c'est  un  vrai  dommage  pour  moi  qu'elle 
soit  établie  si  loin  de  nous.  Je  ne  crois  pas  que  je  trouve  jamais 
dans  toute  la  famille  personne  qui  me  plaise  autant  à  la  longue 
que  Mme  de  Charrière.  Elle  et  son  mari  avaient  eu  l'idée  de  me 
retenir  pour  l'hiver.  J'irais  à  Genève  avec  eux  et  Tuyll  vien- 
drait me  chercher  après  son  temps  de  service.  Toute  la  famille 
insistait  avec  une  affectueuse  bienveillance,  mais  je  n'ai  pu, 
tu  le  comprends,  entrer  dans  ce  projet...  » 

La  raison  qui  décida  la  jeune  femme  à  regagner  son  chez 
soi,  ce  fut  un  commencement  de  grossesse  :  six  mois  après  son 
départ,  elle  mettait  au  monde  un  fils,  Guillaume-René  de  Tuyll, 
que  nous  trouverons  à  Colombier  en  179g  et  qui  paraît  avoir 
hérité  de  tout  le  charme  de  sa  mère.  Celle-ci  était  en  effet  une 
femme  délicieuse,  à  en  juger  par  ses  lettres  à  sa  belle-sœur, 
écrites  en  un  français  excellent,  et  qui  annoncent  un  esprit 
charmant  et  une  âme  d'élite.  M!Tie  de  Charrière  ne  devait  pas  la 
revoir,  non  plus  que  son  frère  Vincent,  qui  mourut  dans  un  lazaret 
de  France  pendant  la  campagne  de  1794. 

Ayant  visité  la  Suisse,  les  voyageurs  hollandais  rejoigni- 
rent, en  janvier  1781,  M.  et  Mme  de  Charrière  à  Genève,  où  ils 
passaient,  selon  leur  habitude,  quelques  mois  d'hiver.  Les  trou- 
bles qui  agitaient  alors  la  petite  république  ne  les  avaient  point 
arrêtés. 

«  Toute  la  ville,  écrit  Mme  de  Tuyll,  est  partagée  en  deux 
partis  très  excités.  Il  y  a  quelques  jours,  la  populace  s'est  sou- 
levée, un  homme  a  été  tué.  Les  femmes  même  prennent  parti. 
Ici,  tout  pétille  d'intelligence  ;  c'est  étonnant  comme  on  peut 
se  passionner.  Heureusement,  nous  sommes  dans  un  quartier 
où  l'on  ne  risque  et  n'entend  rien.  »  —  «M.  et  Mrae  de  Charrière, 
écrit  à  son  tour  le  mari,  sont  très  bien  logés,  fort  contents,  et 
toujours  également  aimables.  Mlle  Moula  les  a  accompagnés  ; 
sa  santé  est  un  peu  dérangée  ;  je  me  flatte  que  les  soins  de  ma 
sœur  et  la  manière  sage  de  se  gouverner  de  cette  jolie  personne 
la  remettront  entièrement.  » 


DUPEYROU    ET    LES    CHAILLET  235 

Nous  n'avons  pas  encore  rencontré  cette  amie  de  Mme  de  Char- 
rière,  que  nous  retrouverons  souvent  à  Colombier  et  que  Ben- 
jamin Constant  s'amusera  à  tourmenter  sans  merci.  Acquit- 
tons-nous de  la  présentation. 

Marianne  Moula,  née  à  Neuchâtel  en  1760,  était  fille  d'un 
homme  distingué,  le  mathématicien  Frédéric  Moula.  Elle  avait 
une  sœur,  son  aînée  d'un  an,  Suzanne,  qui  occupait  à  la  cour 
d'Angleterre  la  place  de  gouvernante  des  jeunes  princesses 
et  devint  quelques  années  plus  tard  Mrs  Cooper  \  Très  bien 
élevées,  d'esprit  orné,   d'un    caractère  fort  sociable,  les    deux 

1  Frédéric  Moula,  né  à  Neuchâtel,  d'une  famille  de  réfugiés,  originaire  de 
Filiastre  en  Vivarais,  professa  les  mathématiques  à  Saint-Pétersbourg  et  à 
Berlin,  et  fut,  comme  le  célèbre  Bernouilli,  avec  qui  il  était  lié,  membre  de 
l'Académie  de  Saint-Pétersbourg.  Il  passa  ses  vieux  jours  à  Neuchâtel. 
Mvlord  Maréchal,  qui  avait  fait  amitié  avec  Moula,  créa  pour  lui  une  charge 
d'«  interprète  du  roi»,  avec  un  modique  honoraire.  Moula  mourut  à  Neu- 
châtel en  1782  (et  non  en  1783,  comme  le  dit  la  Biographie  neuchâteloise. 
—  Voir  R.egistre  des  décès  de  Neuchâtel.) 

Sa  fille  Suzanne  correspondait  activement  avec  M""  de  Charrière  ;  elle  lui 
parlait  de  la  Cour  d'Angleterre,  où  elle  était  «fort  estimée  de  la  reine 
Charlotte»,  nous  dit  Ch.  de  Constant  dans  son  Journal  (Bibl.  de  Genève, 
MCC.  2,  tome  I).  Dans  ses  lettres,  Suzanne  use  d'un  langage  conventionnel 
pour  désigner  la  reine  et  les  princesses,  qu'elle  appelle  la  Mère  aux  Fleurs 
et  les  Fleurs;  les  gouvernantes  sont  les  Jardinières.  En  1785,  elle  l'entre- 
tient de  son  projet  de  mariage:  un  capitaine  de  la  marine  anglaise,  M.  Coo- 
per, s'était  épris  de  la  belle  Suzanne.  M"  de  Charrière  s'occupa  fort  de  ce 
mariage,  avec  le  tuteur  de  la  jeune  personne,  lequel  n'était  autre  que  Ferd.- 
Olivier  Petitpierre,  le  pasteur  neuchàtelois  qui  avait  été  destitué  pour  avoir 
prêché  contre  l'éternité  des  peines.  Charles  Berthoud  dit  à  ce  propos  (Les 
Quatre  Petitpierre,  Neuchâtel,  i865,  p.  2  5o)  :  «La  famille  Cooper,  une 
famille  de  dissenters,  d'une  sévérité  un  peu  triste,  comme  cela  n'était  pas 
rare  à  cette  date  chez  les  non-conformistes  anglais,  consentait  bien  à  ce 
mariage,  mais  à  la  condition  qu'il  n'aurait  lieu  qu'après  une  campagne  de 
deux  ans  que  le  capitaine  devait  faire  aux  Indes.  De  leur  côté,  M""*  de 
Charrière  et  Petitpierre  opinaient  prudemment  pour  que  le  mariage  pré- 
cédât cette  longue  absence,  pendant  laquelle  la  jeune  mariée  aurait  vécu  à 
Colombier.  La  reine  se  rangea  du  côté  de  la  famille  Cooper  ;  mais  le  capi- 
taine soutint  victorieusement  l'épreuve  qu'on  lui  imposait,  revint  du  bout 
du  monde  plus  épris  que  jamais  et  rien  ne  put  désormais  s'opposer  à 
l'union  des  époux.  ».  —  A  son  retour,  le  capitaine  reçut  à  son  bord  Ch.  de 
Constant  (frère  de  Rosalie  et  cousin  de  Benjamin),  qui  revenait  de  Chine  : 
dans  son  journal,  Constant  dépeint  le  capitaine  comme  un  homme  aimable 
et  cultivé,  aimant  «avec  passion»  sa  fiancée,  qui  est  «protégée  et  tort 
aimée  de  Mmc  de  Charrière  ».  Cooper  connaissait  de  nom  cette  dernière,  par 


236  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

sœurs  étaient  devenues,  dès  l'âge  de  quinze  ou  seize  ans,  des 
habituées  de  la  maison  de  Colombier.  Il  est  naturel  de  supposer 
que  M.  de  Charrière,  qui  avait  la  passion  des  mathématiques, 
était  en  relations  suivies  avec  Frédéric  Moula.  L'excellente 
Marianne,  que  ses  amis  surnommaient  Muson,  avait  de  petits 
talents  fort  appréciés  :  elle  chantait  bien,  elle  dessinait  genti- 
ment, surtout  elle  excellait  à  découper  des  silhouettes,  genre 
de  portrait  fort  en  vogue  à  cette  époque.  Nous  avons  retrouvé 
bon  nombre  de  ces  petits  ouvrages  dûs  aux  ciseaux  de  Mlk  Moula 
et  les  avons  recueillis  pour  en  illustrer  ces  pages.  Dans  plusieurs 
maisons  de  Neuchâtel,  on  conserve  des  groupes  de  figures  artis- 
tement  composés,  et  qui  évoquent,  mieux  que  de  brillantes  des- 
criptions, l'aspect  de  la  société  d'alors,  sa  grâce  aimable  et 
fragile.  Mlle  Moula  est  l'auteur  de  ces  jolies  œuvres  d'art,  qu'elle 
exécutait  en  se  jouant  et  que  se  disputaient  ses  amis.  Elle 
était  pour  Mrae  de  Charrière  une  compagnie  agréable  et  fidèle. 
A  Genève,  au  sein  d'une  société  plus  variée  que  celle  de 
Neuchâtel,  Mme  de  Charrière  trouvait  le  milieu  intellectuel 
que  réclamait  l'activité  de  son  esprit.  Durant  les  sept  ou  huit 
hivers  qu'elle  y  passa,  elle  y  put  former,  ou  renouer,  des  amitiés 
précieuses.  Elle  y  voyait  les  sœurs  mariées  de  son  ancienne 
gouvernante,  et  leurs  enfants.  Sa  «  meilleure  amie  de  Genève  » 
était  Mme  Achard-Bontems,  nièce  de  Mlle  Prévost,  qui  séjournera 
plus  d'une  fois  à  Colombier.  L'élite  de  la  société  genevoise 
faisait  fête  à  la  spirituelle  Hollandaise  ;  nous  la  voyons  en  rela- 
tions cordiales  avec  le  savant  Pierre  Prévost,  membre  de  l'Aca- 
démie de  Berlin,  avec  Georges  Lesage,  ce  «  philosophe  excen- 
trique »,  à  qui  Sayous  a  consacré  un  piquant  chapitre  1  ;  avec 


les  récits  de  Suzanne,  et  se  plaisait  à  entretenir  Constant  de  M"'  de  Char- 
rière. Constant  crut  qu'il  s'agissait  de  sa  tante,  M"'  de  Charrière  de  Bavois  (on 
confondait  déjà  ces  deux  dames  !),  en  parla  avec  affection  :  grâce  à  cette 
méprise,  le  capitaine  fut  plein  d'attentions  pour  son  passager,  «afin  de  se 
faire  une  bonne  note  auprès  de  la  protectrice  de  son  amie».  Constant 
connut  plus  tard  M""  Cooper  et  sa  sœur  à  Londres  et  en  parle  dans  son 
journal  (voir  ch.  XXIV). 

2  Le  Dix-huitième  siècle  à  l'étranger,  II,  ch.  i3.  —  M™  de  Charrière 
avait  gardé  un  vif  souvenir  de  cet  original  :  «  Ne  pourriez-vous  pas  voir 
Lesage  ?  C'est  une  véritable  curiosité»,  disait-elle,  en  1799,  à  une  amie 
séjournant  à  Genève.  Chambrier  d'Oleyres  note  ce  qui  suit  dans  son  journal 
(18  juillet  1802)  :  «Lesage,  qui  depuis  5o  ans,  médite  son  système  de  phy- 


DUPEYR0C    ET    LES    CHAILLET  il)-] 

H.  B.  de  Saussure,  que  ses  Voyages  dans  les  Alpes  mettaient 
précisément  en  vue  :  il  venait  souvent  voir  Mme  de  Charrière, 
et  lui  amenait  sa  charmante  fillette,  qui  plus  tard,  devenue 
Mme  Necker-de  Saussure,  disait  avoir  gardé  une  vive  impres- 
sion de  sa  grâce  et  de  son  esprit. 

«  Ce  souvenir,  ajoute-t-elle,  m'a  fait  lire  avec  intérêt  tous  ses 
romans,  et  les  plus  médiocres  m'ont  laissé  l'idée  d'une  femme 
qui  sent  et  qui  pense.  » 

M,ne  de  Charrière  était  donc  fort  goûtée  à  Genève,  et  il  n'eût 
tenu  qu'à  elle  d'y  prolonger  ses  succès  mondains  ;  mais  elle  y 
attachait  trop  peu  de  prix  pour  les  rechercher  l. 

Nous  ignorons  si  M"e  Moula  fit  aussi  avec  elle  le  voyage  de 
Plombières,  où  elle  se  rendit  pendant  l'été  1781  2.  La  pauvre 

sique  corpusculaire,  pour  expliquer  les  phénomènes  de  l'attraction  par 
l'impulsion  des  atomes,  Lesage  disait  il  y  a  vingt  ans  à  M""  de  Charrière 
qu'il  allait  publier  son  ouvrage,  qu'il  avait  promis  de  le  dédier  à  la  duchesse 
d'Anville.  mais  qu'il  était  trop  embarrassé  à  concilier  les  éloges  qu'il  devait 
à  cette  dame  dans  l'épître  dédicatoire  avec  la  persuasion  qu'elle  n'entendait 
du  tout  rien  aux  matières  qu'il  traitait.  M"  de  Charrière  lui  promit  de  se 
charger  de  faire  une  épître  qui  concilierait  très  bien  tout  cela.  Lesage 
promit  de  mettre  l'impression  en  train;  mais  depuis  vingt  ans  il  est  encore 
à  y  travailler,  et  il  mourra  avant  que  son  ouvrage  voie  le  jour.»  —  Le 
2  mars  1801,  Lesage  écrivait  à  d'Oleyres,  à  propos  d'un  service  que  celui-ci 
lui  demandait,  une  lettre  où  se  trouvent  ces  lignes  :  «J'ai  soixante  dix-sept 
ans,  monsieur,  et  je  n'ai  pas  encore  rédigé  la  dixième  partie  des  ouvrages 
que  j'avais  eu  la  témérité  d'entreprendre  et  l'imprudence  d'annoncer. 
Jugez  donc,  monsieur,  s'il  est  possible  que  je  m'occupe  encore  de  ceux 
d'autrui...  »  (Inédit,  Arch.  de  Chambrier). 

1  Ses  ouvrages  ne  lurent  accueillis  nulle  part  avec  plus  d'intelligente 
sympathie  que  parmi  ses  amis  genevois  ;  ils  lui  demeurèrent  toujours 
fidèles.  «  On  jouera  un  de  ces  jours  à  Genève  la  petite  comédie  qui  a  eu  le 
bonheur  de  vous  plaire»,  écrit-elle  le  i3  janvier  178g,  à  d'Oleyres.  Nous 
ignorons  quelle  était  cette  comédie,  où  et  par  qui  elle  fut  représentée  ;  mais 
nous  doutons  que  Neuchâtel  ait  jamais  donné  le  même  plaisir  à  l'auteur 
des  Lettres  neuchâteloises. 

2  Ce  séjour  nous  est  attesté  par  un  passage  des  Lettres  de  Lausanne,  où 
elle  fait  une  observation  qui  montre  qu'elle  connaissait  Plombières.  Sa 
correspondance  contient  aussi  une  allusion  à  ce  séjour,  dont  la  date  est 
fixée  par  ces  lignes  que  M.  de  Charrière  adressait  de  Plombières,  le  29  juil- 
let 178 1,  à  son  beau-frère  Vincent  :  «  Les  bains  de  Plombières  font  un  bien 
marqué  à  ma  femme;  son  ventre  diminue  et  s'amollit,  ses  forces  sont 
revenues,  et  je  me  flatte  que  dans  un  mois  d'ici  elle  se  portera  mieux  qu'elle 
ne  faisait  lorsque  vous  l'avez  vue.  » 


238  MADAME    DE    CHARBIF.BE    ET    SES    AMIS 

femme,  que  ses  nerfs  avaient  déjà  tant  fait  souffrir  avant  son 
mariage,  continuait  à  éprouver  toute  sorte  de  malaises,  qu'elle 
appelait  des  vapeurs,  faute  de  pouvoir  leur  donner  un  nom  plus 
précis.  Elle  ne  jouit  jamais  d'une  santé  normale.  Après  sa  mort, 
on  reconnut  qu'elle  était  atteinte  depuis  l'âge  de  seize  ans  d'un 
mal  intérieur,  qui,  si  nous  en  croyons  certaines  allusions,  n'est 
point  étranger  au  fait  qu'elle  dut  renoncer  à  la  joie  d'être  mère. 
N'est-ce  pas  le  lieu  de  citer  ces  lignes  mélancoliques  et  un  peu 
mystérieuses  que  M.  de  Charrière  lui  adressait  précisément 
en    1781  : 

«  Je  ne  vous  dirai  rien,  ma  chère  femme,  de  mes  pensées  à 
votre  sujet  ;  cela  est  inutile,  et  j'ai  résolu,  dans  cette  absence, 
que  si  je  vous  regrettais,  si...,  si...,  de  ne  vous  en  rien  dire. 
Cela  est  convenu  une  fois  pour  toutes...  » 

Nous  la  reverrons,  d'année  en  année,  en  divers  lieux,  deman- 
dant à  de  nouvelles  eaux,  à  de  nouveaux  médecins,  le  soulage- 
ment qu'elle  ne  trouvera  nulle  part. 


CHAPITRE   VIII 


Un  Mystère 


«  Elle  est  malheureuse  par  le- 
besoin  d'être  aimée  passionné- 
ment. » 

I  Le  pasteur  Chaillet) 

M""  de  Charrière  et  Cagliostro.  —  Le  sourd-muet  de  Colombier.  —  Séjour 
à  Chexbres,  «  le  plus  beau  lieu  de  la  terre  ».  —  Une  lettre  de  M.  de 
Charrière.  —  M""  de  Charrière  jugée  par  le  pasteur  Chaillet.  —  Souvenirs 
inédits  de  Benjamin  Constant.  —  L'amant  inconnu. 


Le  bon  M.  de  Saïgas,  qui  avait  connu  Belle  de  Zuylen  toujours 
agitée  par  sa  «noire  imagination  »,  écrit  à  son  amie  le  4  janvier 

1782    : 

«  L'on  m'a  dit  que  vous  aviez  cessé  vos  remèdes.  Dois-je 
en  inférer  que  vous  vous  en  êtes  lassée,  ou  que  vous  n'en  avez 
plus  besoin  ?...  Vous  seriez  trop  aimable  si  vous  étiez  heureuse. 
L'êtes-vous  ?  Tâchez  de  l'être  !  » 

Elle  ne  l'était  pas  ;  elle  le  sera  toujours  moins. 

Pour  l'hiver  de  1781-82,  Mme  de  Charrière  céda  à  des  amis 
bernois,  M.  et  Mme  de  Tscharner,  le  joli  appartement  de  la  maison 
de  Tournes  ;  elle  n'alla  l'occuper  elle-même  que  pendant  quel- 
ques semaines  du  printemps.  Elle  se  trouvait  à  Genève  lors  de 
l'émeute  du  8  avril,  qu'elle  mentionne  dans  ces  lignes  à  sa 
belle-sœur  de  Tuvll  : 


240 


MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 


«  La  prise  d'armes  de  Genève  ne  me  donna  point  d'émotion, 
mais  elle  donna  lieu  à  des  émotions  ;  dans  ce  temps-là,  fen  eus 
d'autres,  causées  par  d'autres  choses;  je  n'ai  pu  me  remettre  de 
l'effet  que  tout  cela  produisit.  » 

Elle  semble  tout  à  fait  désemparée,  et  nous  la  voyons,  dans 
les  premiers  mois  de  1783,  prendre  un  singulier  parti,  celui 
d'aller  à  Strasbourg  consulter  un  charlatan  célèbre,...  Cagliostro  ! 
M.  de  Saïgas  lui  écrit  de 
Genève  le  20  juin  : 

«  Je  souhaite  que  cette 
lettre  vous  trouve  arri- 
vée à  Colombier,  mais 
je  n'ose  pas  trop  m'en 
flatter.  L'on  dit  que  le 
comte  Cagliostro  aime  à 
retenir  ses  malades  au- 
près de  lui  ;  je  ne  sais 
si  c'est  tous  ses  mala- 
des, ou  seulement  ceux 
qu'il  a  du  plaisir  à  voir. 
Je  crains,  ma  chère  ma- 
dame, que  ce  dernier  cas 
ne  soit  le  vôtre  et  que 
les  plaisirs  du  comte  ne 
nuisent  aux  miens.  Je 
ne  quitterai  Genève  que 
lorsque  j'aurai  perdu 
l'espoir  de  vous  y  voir... 
Je  suis  enchanté  des 
bonnes  nouvelles  que 
vous  me  donnez  de  vo- 
tre santé;  j'espère  qu'elle 

se  perfectionnera  ici.  Ne  voudrez-vous  donc  pas  de  moi  pour 
vous  accompagner  sur  la  Treille  ?  » 

Le  célèbre  aventurier  palermitain,  de  son  nom  véritable 
Joseph  Balsamo,  né  en  1743,  éblouissait  le  monde  par  ses  cures 
merveilleuses.  Il  avait  épousé,  en  1773,  une  intrigante  dont  la 
beauté  contribua  à  sa  fortune...  C'est  en  1780  qu'il  apparut  à 
Strasbourg.  Cinq  ans  plus  tard,  il  était  impliqué  dans  la  fameuse 
«  affaire  du  Collier  »,  mis  à  la  Bastille,  puis  exilé.  Il  erra  en 
Angleterre,  en  Suisse,  en  Italie,  où  l'inquisition  romaine  le 
condamna  en  1791,  comme  illuminé  et  franc-maçon,  à  la  peine 


E^ 

LE  CHATEAU  DE  CHEXBRES, 


EN  CBOESAZ: 


UN    MYSTERE  24 1 

de  mort,  commuée  en  prison  perpétuelle.  Il  mourut  en  1795, 
laissant  le  souvenir  équivoque  d'un  charlatan  de  génie,  en  qui 
les  plus  naïfs  de  ses  contemporains  avaient  voulu  voir  un  sor- 
cier conseillé  par  le  Diable  !. 

Mme  de  Charrière  avait  conçu  pour  lui  une  vive  sympathie, 
dont  nous  trouvons  l'aveu  dans  les  lettres  qu'elle  adressa  plus 
tard  à  Chambrier  d'Oleyres,  à  l'occasion  du  procès  instruit 
en  Italie  contre  Cagliostro.  Chose  à  noter,  elle  le  revit  pendant 
le  séjour  qu'elle  fit  en  1786  à  Paris,  comme  on  peut  le  conclure 
de  cette  lettre,  datée  du  12  mars  1790  : 

«  Je  suis  toujours  fort  touchée  de  Cagliostro.  Ce  n'est  pas  un 
méchant  homme.  S'il  trompe,  ce  n'est  pas  pour  nuire,  c'est  pour 
s'occuper  d'une  manière  intéressante  et  qui  frappe  les  yeux. 
Il  est  sensible  et  il  fait  souvent  du  bien.  Quant  à  sa  femme, 
j'en  ai,  pour  de  bonnes  raisons,  la  plus  mauvaise  opinion  du 
monde.  Feu  M.  de  Luternau  m'en  a  assez  dit  pour  me  la  faire 
mépriser  complètement.  Recevant  un  jour  une  lettre  de  son 
mari,  elle  la  déchira  et  la  brûla  en  présence  de  celui  qui  me  l'a 
conté,  en  disant  :  «  Que  ne  puis-je  en  faire  autant  de  celui  qui 
l'a  écrite  !  »  Vous  pouvez,  Monsieur,  dire  cela  hautement  comme 
une  chose  très  vraie  et  très  sûre,  car  M.  de  Luternau  était  aussi 
incapable  de  mentir  que  moi.  Il  ne  la  trahit  pas  auprès  de  son 
mari,  mais  quelques  jours  après,  on  convint  dans  la  maison 
(et  je  crois  qu'il  fut  du  nombre  de  ceux  qui  prirent  ce  parti), 
qu'on  avertirait  Cagliostro  que  quelques-uns  des  procédés  de  sa 
femme  le  décrieraient  infailliblement  ;  il  était  question,  je  crois, 
de  présents  qu'elle  extorquait.  Le  lendemain,  je  le  vis  chagrin, 
changé,  pâle.  Il  me  dit  qu'il  était  très  malheureux.  Il  ne  parlait 
pas  à  sa  femme,  qui  avait  les  yeux  très  rouges.  Cela  dura  deux 
ou  trois  jours  ;  ensuite  je  la  vis  redoubler  de  cajoleries,  de  flat- 
teries, de  bassesse,  riant  sans  nulle  envie  de  rire,  dès  que  son 
mari  avait  l'air  d'avoir  voulu  être  plaisant,  et  je  le  vis  tout  à  fait 
radouci.  Il  disait  à  Luternau  :  «  Voyez-vous,  quand  elle  ferait 
des  choses  peu  convenables,  il  faudrait  lui  pardonner  :  elle 
s'ennuie.  Jamais  je  n'ai  été  moins  riche  que  dans  ce  moment, 
et  jamais  je  n'ai  pu  lui  fournir  moins  de  parure  ni  moins  d'amu- 
sements ».  Je  l' allai  voir  à  Passy  dès  qu'il  fut  sorti  de  la  Bastille. 
Il  me  toucha  par  un  mélange  de  sensibilité  et  de  courage  qui 
n'avait  rien  d'étudié  ;  ce  qu'avait  souffert  sa  femme  me  parut 
l'affecter  plus  que  ses  propres  ennuis.  Pour  elle,  à  un  redouble- 
ment d'embonpoint  près,  je  trouvai  comme  à  Strasbourg  une 

1  II  est  à  peine  besoin  de  rappeler  ici  les  beaux  travaux  de  M.  Funck- 
Brentano  et  le  livre  récent  de  M.  d'Alméras  sur  Cagliostro. 

16 


242 


MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 


commune  et" désagréable  femme.  C'est  là  que  je  vis  Mme  de 
Flamarens  et  la  Salmon,  et  un  prêtre  qui  lui  prêchait  tout  bas 
je  ne  sais  quoi.  Cette  chambrée  ainsi  composée  reste  dans  ma 
tête  comme  un  des  plus  plaisants  tableaux  que  j'aie  jamais 
vus.  » 

Le  fait  est  qu'elle  avait  eu  à  se  louer  du  traitement  du  char- 
latan : 

«  Je  dis  toujours  :  Pauvre  Cagliostro  !  Je  voudrais  bien  que 
pour  toute  punition  on  l'obligeât  à  donner  le  secret  de  ses  gouttes 
blanches  et  de  ses  gouttes  jaunes.  Combien  un  peu  des  dernières 
m'ont  fait  plaisir  avant-hier,  que  j'avais  une  migraine  enragée  !  » 

Suggestion,  bien  sûr  !  Mais  qu'importe,  si  le  malade  est  sou- 
lagé !  Elle  reprend  sa  complainte  quelque  temps  après,  en 
réponse  à  une  lettre  de  d'Oleyres  lui  annonçant  la  prétendue- 
mort  du  malheureux,  où  le  public  voyait  un  suicide  : 

«  Pauvre  Cagliostro  !  Ce  que  vous  me  dites  m'étonne  assez. 
Il  m'a  assuré  que  jamais  il  ne  se  tuerait,  ne  croyant  pas  qu'il 
fût  permis  de  le  faire,  et  d'ailleurs  ne  s'en  trouvant  peut-être 
pas  le  courage  (c'est  moi  qui  faisais  ce  dernier  commentaire 
sur  sa  résolution).  Il  m'a  dit  aussi  qu'il  ne  demanderait  pas 
mieux  que  de  mourir  sur  un  échafaud  à  l'appui  de  quelques 
vérités  qu'il  aurait  soutenues,  et  que  cela  valait  bien  mieux 
que  mourir  comme  un  sot  de  maladie  et  dans  son  lit.  Mourir 
pour  mourir,  pourquoi  préférerait-il  de  se  tuer  ?  Je  doute  un 
peu  de  ses  tentatives  à  cet  égard  ;  elles  ne  sont  pas  d'une  âme 
commune,  et  c'est  là  ma  grande  objection,  car  je  sais  bien  que 
des  propos  ne  signifient  pas  grand  chose.  Je  ne  crois  pas 
qu'on  brûle  ni  qu'on  roue  à  Rome,  aussi  que  craindrait-il  de 
pire  que  la  mort  qu'on  prétend  qu'il  veut  se  donner  ? 

Je  voudrais  savoir  ce  qu'on  dit  à  Rome  de  sa  Séraphine. 
Elle  s'est  toujours  dite  une  dame  romaine.  Si  elle  ne  l'est  pas, 
elle  et  son  mari  seraient-ils  allés  à  Rome,  où  l'imposture  ne  pou- 
vait se  soutenir  un  moment  ?  Elle  avait  pourtant  bien  plus 
l'air  et  les  manières  d'une  danseuse  que  d'une  dame  de  bonne 
maison.  Vous  m'obligerez  beaucoup,  Monsieur,  si  vous  voulez 
bien  continuer  à  me  parler  de  cet  homme,  pour  qui  j'ai  de 
l'affection,  du  faible  et  de  la  reconnaissance.  Charlatan  ou  prince, 
peu  importe  :  il  était  sensible  et  souvent  aimable  ;  il  a  eu  pitié 
de  moi  dans  un  temps  où  j'étais  à  plaindre.  » 

Ces  impressions  de  Mme  de  Charrière  ont  leur  prix,  si  l'on 
veut  bien  admettre  qu'elle  n'était  dénuée  ni  de  psychologie 
ni  de  clairvoyance. 


UN    MYSTÈRE  248 

A  ce  séjour  de  Strasbourg,  se  rapporte  une  anecdote  qu'elle 
contait,  bien  des  années  plus  tard,  à  son  ami  Huber  : 

«  Je  vous  dirai  qu'on  a  pensé  une  fois  à  me  faire  épouser 
un  comte  de  Wittgenstein  que  je  ne  connaissais  point.  Il  ne 
me  trouva,  je  crois,  pas  assez  riche,  et  c'était  de  l'argent  qu'il 
voulait.  Il  n'avait  que  cent  ducats  de  revenu  (d'apanage), 
car  il  était  cadet.  Longtemps  après,  marchant  dans  les  rues  de 
Strasbourg,  je  fus  presque  écrasée  par  un  carrosse  brillant 
et  qui  allait  grand  train.  Il  y  avait  dans  ce  carrosse  une  grosse 
petite  dame  qui  me  parut  jolie.  C'était  la  femme  de  mon 
monsieur  de  Wittgenstein,  dont  la  mère,  très  riche,  par  je  ne 
sais  quel  hasard,  avait  été  blanchisseuse,  ou  bien  la  mère  de 
cette  mère  l'avait  été.  Elle  ne  me  vit  pas,  et  par  conséquent 
ne  me  salua  point  ;  mais  derrière  son  carrosse  étaient  plusieurs 
laquais,  dont  l'un  me  saluait  de  toutes  ses  forces  et  très  affec- 
tueusement. Je  crois  que  je  le  lui  rendis  un  peu.  Je  ne  savais 
qui  il  était.  A  peine  rentrée  chez  moi,  le  voilà  dans  ma  chambre  : 
«  Ah  !  mon  Dieu,  Madame,  ne  me  reconnaissez-vous  pas  ? 
J'ai  servi  chez  votre  tante  madame  de  Lockhorst.  Vit-elle 
encore  ?  Et  ses  filles  ?  Et  M.  de  Zuylen  ?  Combien  j'ai  eu  de 
joie  en  vous  revoyant  !  »  On  me  dit,  lorsque  je  racontai  mon 
aventure,  que  ce  comte  était  à  Paris,  et  qu'il  jouait.  »  (28  sep- 
tembre 1800.) 

Et  maintenant,  voici  une  amusante  histoire  que,  sous  la 
date  de  juillet  1783,  le  pasteur  Chaillet  consigne  dans  son  jour- 
nal intime  ;  elle  prouve  que  madame  de  Ch arrière  pouvait  être 
mystifiée  par  un  adroit  imposteur  : 

«  Pendant  que  M.  de  Charrière  était  à  Strasbourg,  un  jeune 
homme,  domestique  chez  lui,  qu'on  y  avait  recueilli  par  com- 
passion comme  sourd  et  muet,  auquel  toute  la  maison  s'inté- 
ressait beaucoup,  qui  paraissait  très  intelligent,  ingénieux  à 
comprendre  et  à  se  faire  comprendre,  instruit  de  tout  ce  qui  se 
passait  et  à  l'affût  des  nouvelles  du  village,  se  trouva  un  beau 
jour  entendre  et  parler  tout  comme  un  autre.  Il  avait  soutenu 
ce  rôle  difficile  environ  onze  ans,  et  l'avait  commencé  enfant  ; 
il  avait  eu  des  querelles,  des  batteries,  des  amourettes,  et  il 
ne  lui  était  pas  échappé  un  mot,  pas  un  son.  Quand  on  sut 
qu'il  parlait,  tous  les  environs  s'en  émurent,  chacun  voulait  le 
voir  et  le  questionner  ;  on  s'attroupait  autour  de  la  maison,  et 
pendant  quelques  jours,  on  ne  parla  que  de  cet  étrange  phéno- 
mène moral.  Le  plus  grand  nombre  me  donna  mauvaise  opinion 
de  soi,  en  s'attachant  surtout  à  blâmer  ce  dangereux  silence, 
propre  à  surprendre  les  secrets  d'autrui,  ce  long  mensonge 
d'action,  que   selon   eux  il   aurait   fallu   punir  sévèrement  ;  ils 


244  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

auraient  trouvé  fort  bon  que  Dieu,  pour  lui  faire  expier  ce  péché, 
l'eût  rendu  muet  tout  de  bon  pour  onze  autres  années  :  tant  on 
hait  et  on  craint  jusqu'à  l'idée  d'être  épié  et  fouillé  !  Au  reste, 
il  ne  s'était  tu  que  par  crainte,  pour  être  mieux  déguisé,  plus  à 
l'abri  des  recherches  d'un  père  qui  le  maltraitait,  peut-être 
aussi  pour  exciter  davantage  l'intérêt  et  la  pitié  ;  la  curiosité 
n'y  avait  aucune  part,  et  le  muet,  car  il  conserve  ce  titre,  était 
un  bon  enfant.  D'autres  admiraient  simplement  une  si  grande 
énergie   de    caractère. 

...Ce  muet,  si  intelligent  pour  un  muet,  se  trouva  moins 
avancé  qu'un  enfant  de  quatre  ans.  Aucune  de  ses  facultés 
d'esprit  n'était  exercée.  Je  crains  qu'en  cessant  d'être  muet, 
il  n'ait  cessé  d'être  intéressant...  Je  me  suis  dit  encore  :  ne  serait-il 
point  vrai  presque  toujours  que  l'énergie  du  caractère  est  en 
raison  inverse  des  lumières  ?  Si  vous  voulez  un  homme  capable 
d'une  action  de  patriotisme,  ne  vous  adressez  pas  à  ceux  qui 
en  discourent  et  en  raisonnent  le  mieux...  Cherchez  parmi  le 
peuple.  Qui  ira,  sans  marchander  sa  vie,  mourir  pour  ses 
proches,  ou  pour  sa  maîtresse  ou  pour  son  ami  ?  L'homme 
qui  ne  sait  rien.  Je  parierais  tout  au  monde  que  Winkelried 
n'était  pas  un  homme  d'esprit.  Plebeiœ  Deciorum  animes, 
plebeia  juerunt  ftectora... 

Quoi  qu'il  en  soit,  ce  fut  une  scène  pour  nous  tous  que  celle 
où  pour  la  première  fois  le  muet  parla,  conduit  devant  nous 
tout  tremblant  par  MHe  Henriette,  qui  l'entraînait  convul- 
sivement par  le  bras,  tout  essouflée  et  pouvant  à  peine  lui  dire 
d'une  voix  effarée  :  «  Est-il  bien  vrai  que  vous  parliez  ?  Parlez 
donc  !  »  Et  le  pauvre  garçon  tout  troublé,  les  yeux  baissés, 
la  contenance  coupable,  ne  répondait  pas  ;  il  pouvait  à  peine 
se  soutenir  ;  il  fallut  qu'il  s'assît  pour  reprendre  courage.  Nous 
étions  émus,  nous  pleurions  ;  qui  n'aurait  pleuré  ?  » 

Sitôt  revenue  de  Strasbourg,  Mme  de  Charrière  fit  à  Chexbres 
un  premier  séjour,  dont  nous  ne  savons  à  peu  près  rien,  sinon 
qu'il  lui  donna  un  désir  très  vif  d'y  retourner.  Pendant  ce  temps, 
M.  de  Charrière  allait  aux  eaux  de  la  Brévine  avec  un  ami  : 
«  Ils  ont  voulu  m'y  entraîner,  écrit  Chaillet,  mais  je  crains 
trop  la  vie  tumultueuse  des  eaux  ».  Ce  scrupule,  à  propos  d'un 
village  comme  la  Brévine,  ne  laisse  pas  d'être  assez  joyeux. 
Il  ajoute,  et  ces  confidences  ont  leur  prix  : 

«  Je  regrette  nos  buveurs  d'eau,  M.  de  Charrière  surtout. 
Je  me  suis  accoutumé  à  vivre  avec  lui,  à  manger  chez  lui  et  à 
gagner  son  argent.  Je  suis  de  la  maison,  confident  de  tout  le 
monde,  chez  moi  dans  leur  famille.  Mais  quoique  je  voie  très 
bien  que  Mlle  Louise  est  celle  qui  a  le  plus  d'affection  propre- 


UN    MYSTÈRE  245 

ment  dite  pour  moi,  M.  de  Charrière  me  convient  mieux.  Lui 
et  sa  femme,  ils  sont  les  seules  personnes  de  ma  connaissance 
qui  entendent  et  répondent  toujours.  Et  il  a  de  plus  que  sa 
femme  de  la  lecture  ',  de  l'égalité  dans  le  commerce,  au  lieu 
d'une  véhémence  incommode,  —  et  l'habitude  de  jouer,...  et 
celle  de  perdre,  ce  qui  rend  le  jeu  beaucoup  plus  rafraîchissant 
pour  moi...  Mmcde  Charrière,  qui  ne  joue  point  et  ne  lit  guère  plus 
qu'elle  ne  joue,  a  en  compensation  une  vivacité,  une  vérité  de 
sentiment,  que  son  mari  n'a  point,  et  une  originalité  dans  sa 
manière  de  penser  qu'elle  n'aurait  vraisemblablement  pas  si 
elle  lisait  et  jouait  autant  que  nous.  Quand  je  suis  longtemps 
sans  la  voir,  je  sens  qu'il  me  manque  un  des  ressorts  qui  mettent 
mon  esprit  en  mouvement...  En  nous  promenant  le  soir  au 
jardin,  nous  nous  sommes,  M.  de  Charrière  et  moi,  plus  familia- 
risés que  de  coutume  ;  nous  avons  parlé  de  nos  femmes, 
d'amour...  » 

C'est  sans  doute  dans  ces  années-là  que  Mme  de  Charrière 
fit  une  cure  à  Louèche.  Longtemps  après,  au  moment  de  l'in- 
vasion française,  elle  évoquait  ses  souvenirs  du  Valais. 

«  Je  me  console  un  peu  en  me  rappelant  l'horrible  pays  que 
c'était  :  crétins,  galeux,  goitreux,  puces,  punaises,  horrible 
malpropreté,  révoltante  bigoterie,  voilà  de  quoi  se  compose  le 
tableau.  Ce  pays  est  à  plaindre,  mais  non  à  regretter.  »  (A  Mme  de 
Sandoz-Rollin,  mai  1801.) 

Après  un  dernier  hiver  (1783-84)  passé  à  Genève,  elle  se  décide 
à  retourner  à  Chexbres.  Le  conseiller  d'Apples,  de  Vevey, 
qu'elle  a  consulté,  lui  recommande  la  vieille  maison  de  Crousaz, 
—  le  château  —  qui  est  à  louer  pour  deux  mois,  avec  écurie  et 
grange,  pour  le  prix  de  cinq  louis  d'or  neuf  ;  il  y  a  à  Chexbres 
une  bonne  auberge  d'où  l'on  peut  faire  venir  les  repas.  Mnie  de 
Charrière  séjourna  dans  cette  riante  contrée  pendant  trois 
mois,  dès  le  milieu  de  mai  1784.  Saïgas  lui  écrit  le  12  juin  ces 
lignes  qu'il  convient  de  peser  : 

«  Je  suis  bien  aise  que  Chexbres  réponde  à  l'idée  qui  vous 
en  était  restée.  Je  ne  le  suis  pas  tant  de  vous  y  savoir  seule  ; 

1  Ce  mot  peut  surprendre  ;  mais  à  ce  moment  déjà,  Mme  de  Charrière, 
qui  avait  dévoré  tant  de  livres  pendant  ses  années  de  jeunesse,  feuilletait  ou 
parcourait  les  nouveautés  plus  qu'elle  ne  les  lisait.  Elle  avait  un  fond  de 
lectures  classiques  dont  elle  se  contentait.  Chaillet,  au  contraire,  était 
encore  dans  la  phase  de  curiosité  active.  Quant  à  M.  de  Charrière,  c'était 
un  liseur  infatigable. 


246  MADAME    DE    CHARBIERE    ET    SES    AMIS 

mais  je  sens  qu'il  est  très  difficile  d'imaginer  une  société  qui 
puisse  vous  y  convenir  dans  votre  situation  actuelle.  Je  me  vois 
réduit  à  ne  savoir  plus  que  souhaiter  pour  vous.  » 

Remarquons  que  M.  de  Charrière  ne  partageait  point  ce  séjour 
de  Chexbres,  où  sa  femme  avait  évidemment  souhaité  d'être 
seule.  Il  lui  écrivait  très  souvent  et  s'efforçait  de  la  distraire 
par  ses  récits.  En  voici  un  qu'il  dit  tenir  de  Jaquet-Droz,  le 
fameux  mécanicien,  à  qui  ses  automates  firent  une  célébrité  : 

«  Le  grand  Pourtalès,  lorsqu'il  est  à  Londres,  invite  souvent 
de  ses  compatriotes  à  prendre  le  thé  chez  lui,  et  il  les  met  à 
écrire,  à  copier  des  comptes,  sous  prétexte  qu'il  fait  encore  trop 
chaud  pour  la  promenade.  Un  jour,  il  invita  un  M.  Peter  et 
quelques  autres,  il  les  mit  à  l'ouvrage  comme  à  l'ordinaire.  La 
nuit  vint  :  M.  Peter  se  plaignit  qu'on  n'y  voyait  plus  et  le  pria 
de  faire  apporter  des  lumières  :  «  Mais,  dit  M.  de  Pourtalès, 
si  vous  approchiez  un  peu  de  la  fenêtre,  vous  pourriez  écrire 
encore  un  quart  d'heure...  » 

Malgré  sa  mélancolie,  Mme  de  Charrière  dut  sourire  de  cette 
anecdote,  qui  montre  comment  se  font  les  bonnes  maisons. 
Elle  dut  prendre  intérêt  aussi  à  la  lettre  où  son  mari  lui  raconte 
la  visite  du  prince  Henri  de  Prusse  à  Neuchâtel,  en  juillet  1784  ; 
mais  elle  manqua  l'occasion  de  revoir  son  ancien  admirateur  '. 

M.  de  Charrière  vint  un  jour  voir  sa  femme  dans  la  solitude 
qu'elle  avait  choisie  ;  de  retour  à  Colombier,  il  lui  adressa  une 
lettre  vraiment  étrange  et  poignante,  qui  peint  au  vif  l'affection 
mêlée  de  pitié  douloureuse  qu'elle  lui  inspirait  : 

«  J'ai  été  rarement  aussi  triste  que  je  l'étais  en  partant  de 
Chexbres  ;  l'air  d'amitié  que  vous  aviez  eu  avec  moi  pendant 


1  Cette  lettre  a  été  publiée  dans  le  Musée  neuchdtelois  de  1875,  p.  2640, 
mais  avec  la  suppression  de  quelques  détails  concernant  M""  DuPeyrou. 
La  conversation  de  cette  sémillante  personne  parut  impatienter  le  Prince, 
qui  prit  le  mari  à  part  dans  l'embrasure  d'une  fenêtre  de  la  chambre  voisine  : 
«M""  DuPeyrou  s'approcha  d'eux  plusieurs  fois  pour  offrir  ceci  ou  cela. 
M.  DuPeyrou  larenvovaavec  humeur».  —  L'année  suivante(i"  février  1786), 
M"'  de  Charrière  elle-même  écrit  à  d*OIeyres  :  «  On  prétend  que  M.  et  M."" 
DuPevrou  ne  se  parlent  plus».  —  A  propos  de  la  visite  du  Prince  à  Neu- 
châtel, Vincent  de  Tuvll  écrivait  à  sa  sœur  :  «Je  vous  prie  de  me  marquer 
si  vous  avez  vu  le  prince  Henri  de  Prusse,  connaissance  de  Zuylen  il  y  a 
quelques  années  déjà,  et  ce  qu'il  est  venu  taire  chez  vous  ». 


l'N    Ml  SI  KHI 


247 


le  déjeuner,  plusieurs  mots  d'amitié  que  vous  m'avez  dits 
pendant  mon  séjour,  des  dispositions  contraires  que  vous 
m'avez  témoignées,  la  pitié  que  vous  m'avez  inspirée,  le  désir 
de  vous  revoir  bientôt  à  Colombier,  et  la  crainte  que  ce  ne 
fût  pas  pour  notre  bonheur  commun,  tout  cela  fermentait  dans 
mon  cœur  et  me  donnait  un  gonflement,  une  envie  de  pleurer, 
que  j'avais  peine  à  surmonter;  mon  âme  était  remuée  et  trou- 
blée jusqu'au  fond  ;  enfin,  je  pris  le  parti  de  parler  au  voitu- 
rier  pour  me  distraire.  » 

Et  voici  que  ce  galant  homme  s'accuse  de  défauts  agaçants, 
de  je  ne  sais  quelle  froideur  méthodique  et  pédante,  dont  il 
a  conscience  et  qui  excusent  à  ses  yeux  les  brusques  sautes 
d'humeur  d'une  femme  comme  la  sienne  : 

«J'ai  oublié  de  vous  dire  une  chose  que  j'ai  résolu  de  vous 
dire  depuis  longtemps  :  c'est  que  plusieurs  défauts  que  vous 
m'avez  reprochés  me  frappent  désagréablement  chez  Hen- 
riette et  qu'elle  me  fait  comprendre  votre  pensée.  Sa  manière 
soutenue  de  prononcer  lorsqu'elle  lit  ou  parle  avec  attention, 
m'est  insupportable,  et  me  fait  comprendre  le  trop  bien  lire 
dont  vous  m'accusez.  Elle  réduit  tout  en  maximes  générales, 
le  cas  particulier  ne  la  touche  que  relativement  au  bon  ordre  ; 
aucun  sentiment  simple  et  genuine  ;  enfin,  je  crois  voir  ma 
caricature,  et  si  cela  est,  je  pardonne  de  bon  cœur  l'impatience 
à  tout  esprit  droit  accompagné  d'un  cœur  sensible  (2  août  1784).  » 

Plus  significative  encore  est  la  lettre  qu'il  lui  adressait  l'année 
suivante  (été  1785),  pendant  un  séjour  solitaire  —  nous  allions 
dire  une  cure  d'isolement  —  qu'elle  faisait  à  Payerne  : 

«  Votre  silence  de  mercredi  passé  m'a  fort  inquiété.  Je  vous 
savais  malade  et  je  croyais  qu'Esther  [la  femme  de  chambre] 
me  donnerait  de  vos  nouvelles  si  vous  ne  pouviez  pas  m'écrire. 
Je  serais  parti  sur  le  champ  pour  Payerne,  si  je  n'avais  pas 
craint  que  vous  n'eussiez  du  chagrin  de  me  voir  arriver.  Je  me 
suis  imposé  la  loi  de  ne  point  vous  parler  de  mes  sentiments  ; 
cependant  je  ne  puis  pas  m'empêcher  de  vous  dire  une  fois 
pour  toutes  que,  malgré  tout  ce  que  foi  souffert  par  vous  depuis 
quelque  temps,  votre  départ  m'a  laissé  un  sentiment  de  triste 
solitude  qui  ne  se  détruit  pas...  Adieu.  Vous  n'imaginez  pas 
combien  vous  me  sortez  peu  du  cœur.  Adieu...  » 

Sainte-Beuve,  qui  a  parlé  de  M.  de  Charrière  comme  d'un 
homme  insignifiant,  ne  connaissait  pas  ces  pages,  restées  inédites 


248  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

jusqu'à  ce  jour  '.  Elles  sont  tout  à  l'honneur  du  mari,  et  mon- 
trent, hélas  !  que  la  femme,  avec  tout  son  esprit  et  tout  son 
cœur,  n'avait  su  ni  être  heureuse,  ni  donner  le  bonheur  à  son 
entourage.  Mais  un  autre  témoin  va  nous  instruire  du  déplora- 
ble état  où  son  âme  se  débattait  alors  :  nous  rencontrons  dans 
le  journal  intime  de  Chaillet,  à  la  date  de  1783,  ces  lignes  curieu- 
ses : 

«  Que  j'ai  changé  de  manière  d'être  dans  cette  maison  ! 
J'y  suis  de  la  famille,  tout  comme  l'un  d'eux  ;  j'y  vis  tout 
autant  et  plus  que  chez  moi  ;  on  m'y  nourrit,  on  m'y  habille, 
on  y  habille  mes  enfants,  on  y  entretient  mon  ménage...  Et  nous 
ne  sommes  pourtant  pas  amis  de  cœur  et  d'inclination  :  à  divers 
égards  je  ne  leur  conviens  pas,  ni  eux  à  moi.  Ils  sont  incrédules, 
frivoles,  mondains,  gens  de  luxe  et  à  morale  relâchée  et  commode, 
tandis  que  je  m'efforce  de  mériter  le  titre  que  j'ai  choisi  de 
serviteur  de  Jésus-Christ.  Mais  au  défaut  de  la  communion  des 
saints,  nous  vivons  au  moins  dans  la  communion  des  gens 
d'esprit.  C'est  quelque  chose,  c'est  beaucoup  de  s'entendre 
et  de  se  répondre  toujours  les  uns  aux  autres,  de  savoir  bien 
précisément  comment  et  jusqu'où  on  peut  compter  les  uns 
sur  les  autres.  Il  y  a  communion  entre  les  bonnes  gens,  entre 
les  âmes  sensibles,  entre  les  bons  et  agréables  joueurs  même  ; 
et  M.  de  Charrière  et  moi  nous  tenons  aussi  l'un  à  l'autre  par 
ce  petit  coin,  plus  essentiel,  après  tout,  qu'on  ne  le  penserait. 
Tout  cela  ne  vaut  pas  la  communion  des  saints  et  ne  saurait 
être  aussi  intime,  mais  enfin  ce  sont  toujours  des  points  de 
réunion... 

...«  Mme  de  Charrière  m'intéresse  cette  année  plus  que  jamais 
et  plus  que  je  ne  le  veux.  Tout  ce  qu'elle  a  de  moi,  c'est  conquête  ; 
je  ne  lui  ai  rien  accordé  volontairement.  Mais  elle  est  malheureuse, 


1  M.  de  Charrière  ne  changea  point  de  ton  avec  les  années,  et  demeura 
jusqu'à  la  fin  plein  d'égards,  de  tendresse  même,  pour  sa  femme.  En  1798, 
pendant  un  séjour  qu'il  faisait  au  Pays  de  Vaud,  il  lui  écrivait  :  «J'attends 
de  vos  nouvelles  avec  plus  d'impatience  que  toutes  les  nouvelles  des 
gazettes  ;  c'est  beaucoup  dire.  Il  me  semble  que  je  suis  absent  de  Colombier 
depuis  bien  longtemps.  Je  me  fais  une  fête  du  moment  où,  demain  matin, 
on  m'apportera  une  lettre  de  vous».  Les  nombreuses  lettres  qu'elle  a 
écrites  à  son  mari  pendant  les  absences  de  celui-ci  n'ont  malheureusement 
pas  été  conservées.  Tandis  qu'elle  gardait  tout,  M.  de  Charrière  paraît  avoir 
eu  l'habitude  funeste  de  détruire  les  lettres  qu'il  recevait.  L'inverse  eût  été 
préférable  pour  nous,  en  ce  qui  concerne  la  correspondance  des  époux  du 
moins.  Il  subsiste  un  grand  nombre  de  lettres  de  lui  à  elle,  et  pas  une  seule 
d'elle  à  lui. 


un  mystlre 


249. 


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FAC-SIMILÉ    D'UNE    PAGE    DU    JOURNAL    INTIME    DE   CHAILLET 


25o  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

■et  malheureuse  si  romanesquement,  si  fort  comme  je  l'ai  été1, 
que  je  ne  puis  voir  en  elle  sans  la  plus  tendre  sympathie  une 
créature  de  mon  espèce  Elle  est  malheureuse  par  le  besoin  d'être 
aimée  passionnément,  par  l'insuffisance  qu'elle  trouve  dans  les 
amitiés  vulgaires  ;  elle  accuse  les  gens  de  bien  d'aimer  trop  sage- 
ment, trop  raisonnablement,  de  tenir  leurs  amitiés  trop  au  niveau 
de  leurs  autres  affections,  et  elle  a  bien  raison...  Elle  aime  autant 
rien;  dit-elle,  que  de  n'être  pas  aimée  de  manière  qu'on  fasse 
pour  lui  plaire  ce  qui  n'est  ni  juste  ni  raisonnable.  Qu'ils  sont 
à  plaindre,  ces  êtres  exaltés,  qui  errent  dans  le  monde  sans  y 
trouver  une  aide  semblable  à  eux  !  Je  l'ai  trouvé  :  Eurêka  ! 
Mais  le  trouvera-t-elle  ?  Je  ne  le  crois  pas.  Elle  a  trop  du  carac- 
tère de  Roxane  et  d'Hermione  ;  elle  est  encore  plus  exigeante 
qu'aimante,  à  ce  qu'il  me  semble  :  c'est  la  fatalité  des  personnes 
qui  ont  ce  besoin  ;  il  y  a  souvent  dans  leur  caractère  une 
véhémence  qui  fait  qu'elles  ne  sauraient  se  satisfaire,  qui  empê- 
che qu'on  ne  s'attache  à  elles.  Quoiqu'il  en  soit,  il  me  semble 
qu'une  vie  amortissante  produit  insensiblement  son  effet, 
et  que  sa  mélancolie  diminue.  Dans  un  de  ses  accès,  elle  nous  a 
soutenu  que  la  vertu  n'était  bonne  à  rien,  qu'elle  ne  rendait 
heureux  ni  celui  qui  se  tourmente  à  l'avoir,  ni  ceux  qui  l'envi- 
ronnent, qu'il  ennuie  et  fatigue  de  sa  raison,  qui  sont  les  victi- 
mes de  sa  vertu...  Il  y  aurait  encore  du  bonheur  au  monde 
pour  Mme  de  Charrière,  si  Mme  de  Charrière  avait  de-  la  vertu. 
Mais  puisqu'elle  n'en  a  pas,  je  lui  sais  gré  d'avoir  au  moins  le 
courage  de  se  déclarer  contre  elle.  Que  de  gens  n'ont  pas  plus 
qu'elle  à  se  louer  de  la  vertu,  et  en  disent  du  bien  par  bienséance 
ou  par  bêtise  !  » 

Il  est  évident  que  quelque  drame  intime  a  dû  alors  bouleverser 
sa  vie.  Les  expressions  énigmatiques  recueillies  sous  diverses 
plumes  révèlent  un  état  de  profonde  dépression  morale,  une  crise 


1  Chaillet  fait  allusion  à  une  liaison,  d'ailleurs  toute  platonique,  qu'il  eut 
à  cette  époque  avec  une  de  ses  paroissiennes,  et  qui  fit  gloser  la  malignité 
villageoise  :  la  Vénérable  Classe  jugea  nécessaire  d'exhorter  le  jeune  pasteur 

«  à  mettre  fin  à  ses  liaisons  avec  la  demoiselle  D ,  vu  que  ces  liaisons, 

quelque  innocentes  qu'elles  puissent  être  et  qu'on  les  suppose,  deviennent 
condamnables  dès  que  le  public  en  prend  scandale».  Chaillet  n'ayant  pas 
tenu  compte  de  cet  avertissement  fraternel,  fut  cité  à  paraître  devant  la 
Classe  assemblée,  ce  qui  eut  lieu  trois  mois  plus  tard.  Mais,  entre  temps, 
le  bruit  s'apaisa  ;  et  le  pasteur  Chambrier,  dont  Chaillet  était  le  «  suffra- 
gant»,  ayant  rendu,  ainsi  que  les  pasteurs  des  paroisses  voisines,  le  meil- 
leur témoignage  à  son  ministère,  la  Compagnie  regarda  cette  affaire  comme 
terminée  (Archives  des  pasteurs,  Registre  des  procès-verbaux  de  la  Véné- 
rable Classe,  4  juillet,  i"  novembre  1780;  20  février  1781). 


UN    MYSTÈRE  25  I 

de  noire  mélancolie  '.  Que  s'est-il  donc  passé  ?  —  Nous  serions 
réduits  à  des  conjectures,  si  nous  n'avions  trouvé  le  mot  de 
l'énigme  dans  des  pages  —  inédites  —  de  Benjamin  Constant, 
qui  reçut  les  confidences  de  Mme  de  Charrière,  pendant  le  séjour 
qu'elle  fit  à  Paris  de  1786-87.  Bien  des  années  plus  tard,  Benja- 
min entreprit  de  rédiger  un  récit  de  sa  vie,  qu'il  n'acheva  d'ail- 
leurs point,  puisqu'il  s'est  arrêté  déjà  à  1787,  c'est-à-dire  au 
moment  de  son  arrivée  à  Colombier.  Il  décrit  sa  première  édu- 
cation, si  décousue,  livrée  à  des  mains  mercenaires  ;  puis  son 
séjour  à  Paris,  chez  Suard,  et  sa  fameuse  escapade  en  Angleterre. 
Nous  aurons  bien  des  renseignements  à  emprunter  à  ce  curieux 
récit  ;  mais  nous  ne  pouvons  différer  d'en  reproduire  le  passage 
suivant,  qui  est  du  plus  haut  intérêt  pour  le  sujet  qui  nous 
occupe  2  : 

«  Ce  fut  à  cette  époque  que  je  fis  connaissance  avec  la  première 
femme  d'un  esprit  supérieur  que  j'aie  connue,  et  l'une  de  celles 
qui  en  avait  le  plus  que  j'aie  jamais  rencontrée.  Elle  se  nommait 
M,lie  de  Charrière.  C'était  une  Hollandaise,  d'une  des  premières 
familles  de  ce  pays,  et  qui  dans  sa  jeunesse  avait  beaucoup  fait 
de  bruit  par  son  esprit  et  la  bizarrerie  de  son  caractère.  A  trente 
ans  passés,  après  beaucoup  de  passions,  dont  quelques-unes 
avaient  été  assez  malheureuses,  elle  avait  épousé,  malgré  sa 
famille,  le  précepteur  de  ses  frères,  homme  d'esprit,  d'un  carac- 
tère délicat  et  noble,  mais  le  plus  froid  et  le  plus  flegmatique 
que  l'on  puisse  imaginer.  Durant  les  premières  années  de  son 
mariage,  sa  femme  l'avait  beaucoup  tourmenté  pour  lui  imprimer 
un  mouvement  égal  au  sien,  et  le  chagrin  de  n'y  parvenir  que 
par  moments  avait  bien  vite  détruit  le  bonheur  qu'elle  s'était 
promis  dans  cette  union  à  quelques  égards  disproportionnée. 

«  Un  homme  beaucoup  plus  jeune  qu'elle,  d'un  esprit  très 
médiocre,  mais  d'une  belle  figure,  lui  avait  inspiré  un  goût  très 
vif.  Je  n'ai  jamais  su  tous  les  détails  de  cette  passion  ;  mais  ce 
qu'elle  m'en  a  dit,  et  ce  qui  m'en  a  été  raconté  d'ailleurs  a  suffi 


1  M""  de  Charrière  était  encore  à  Chexbres  le  3  septembre,  et  M.  de  Saïgas, 
étonné  de  ne  recevoir  aucune  nouvelle,  lui  écrivait  (Bursins,  3  septembre 
1784):  «Je  ne  vois  qu'un  épais  brouillard  entre  vous  et  moi,  grâce  au 
silence  de  M.  de  Charrière  et  à  votre  laconisme,  dont  je  respecte  la  cause, 
quelle  qu'elle  soit». 

2  Ce  manuscrit  inédit,  —  un  cahier  rouge,  —  appartient  à  la  famille  de 
M.  Victor  de  Constant,  à  Hauterive,  près  Lausanne.  II  nous  a  été  très 
obligeamment  confié,  avec  la  réserve  que  nous  n'en  citerions  que  les  pas- 
sages intéressant  la  biographie  de  M""  de  Charrière. 


202  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

pour  m'apprendre  qu'elle  en  avait  été  fort  agitée  et  fort  malheu- 
reuse ;  que  le  mécontentement  de  son  mari  avait  troublé  l'inté- 
rieur de  sa  vie,  et  qu'enfin  le  jeune  homme  qui  en  était  l'objet 
l'ayant  abandonnée  pour  une  autre  femme  qu'il  a  épousée, 
elle  avait  passé  quelque  temps  dans  le  plus  affreux  désespoir. 
Ce  désespoir  a  tourné  à  bien  pour  sa  réputation  littéraire, 
car  il  lui  a  inspiré  le  plus  joli  des  ouvrages  qu'elle  ait  faits.  Il 
est  intitulé  Caliste  et  fait  partie  d'un  roman  qui  a  été  publié 
sous  le  titre  des  Lettres  écrites  de  Lausanne...  » 

Nous  avons  vainement  cherché  à  découvrir  quel  était  ce 
jeune  homme,  d'esprit  médiocre  et  de  belle  figure,  qui  avait 
ainsi  surpris  le  cœur  de  la  femme  de  quarante  ans.  Il  nous  paraît 
vraisemblable  qu'elle  l'avait  rencontré  à  Genève  ;  car  elle  n'y 
retourna  jamais  plus  à  partir  de  1784,  et  son  mari,  aidé  de  deux 
domestiques,  fut  mettre  en  ordre  l'appartement  de  la  rue  Beau- 
regard,  liquider  la  partie  du  mobilier  qui  lui  appartenait,  et 
emballer  le  linge  de  corps  et  de  table.  Notons  que  dans  une  lettre 
écrite  quelques  années  plus  tard  à  Benjamin,  Mme  de  Charrière 
parle  d'un  nom  «  qu'elle  ne  peut  entendre  prononcer  »,  et  que 
son  mari  a  laissé  échapper  devant  elle.  Etait-ce  celui  du  mysté- 
rieux inconnu  ?  Notre  curiosité,  nous  le  sentons,  est  bien  vaine  ; 
elle  paraîtra  puérile  à  ceux  qui,  moins  épris  que  nous  de  Mrae  de 
Charrière,  n'attachent  pas  d'intérêt  à  ce  petit  problème  senti- 
mental. Quoi  qu'il  en  soit,  nous  savons  maintenant  le  secret  de 
cette  vie  troublée  ;  nous  comprenons  la  solitude  de  ce  séjour  de 
Chexbres,  où  la  femme  malheureuse  conçut  peut-être  la  première 
idée  de  la  douloureuse  histoire  de  Caliste.  Elle  paraît  s'être 
souvenue  de  cette  inclination  mystérieuse,  lorsque,  près  de 
vingt  ans  plus  tard,  elle  prêtait  à  l'héroïne  d'un  autre  roman, 
demeuré  inédit  \  cet  aveu  significatif  : 

«  Quelquefois,  j'avais  été  tentée  de  mépriser  l'aveuglement 
qui  avait  empêché  mon  mari  de  devenir  jaloux  ;  à  présent, 
j'en  estimai  davantage  un  homme  qui  se  rendant  justice  et 
croyant  que  je  la  lui  rendais  aussi,  n'avait  pas  soupçonné 
mon  engouement,  ni  pensé  que  lui  ou  moi  nous  eussions  rien 
à  craindre,  lui  pour  son  honneur,  moi  pour  mon  repos,  d'un 
homme  qui,  à  mon  éternelle  confusion,  avait  été  si  redoutable 


1  Lady  Francis,  dans  la  Suite  (inédite)  du  petit  roman  Sir  Walter  Finch 
et  son  fils  William  (voir  chap.  XXIV). 


UN    MYSTÈRE  253 

à  l'un  et  à  l'autre.  »  —  A  quoi  un  interlocuteur  répond  :  —  «  Est- 
ce  par  hasard  ou  par  défiance  que  vous  n'avez  point  nommé 
encore  cet  homme  autrefois  digne  d'envie...  ?  —  C'est  par  fierté 
répondit-elle.  Qui  plaît  est  tout,  qui  ne  plaît  plus  n'est  rien,  a 
dit  je  ne  sais  quel  poète,  et  dans  cette  seconde  époque,  on  est 
un  peu  honteux  de  ce  qu'on  a  pensé  dans  la  première.  » 

Ces  lignes,  évidemment  «  vécues  »,  fixent  exactement  la  nature 
d'une  passion  dont  elle  éprouvait  plus  tard  quelque  honte, 
parce  qu'elle  en  sentait  le  ridicule,  mais  qui  ne  l'avait  pas  entraî- 


YUE    DE    CHF.XHRHS 


née  jusqu'au  point  où  elle  aurait  dû  en  rougir  devant  celui 
dont  elle  portait  le  nom. 

Dans  les  dispositions  où  elle  se  trouvait  à  Chexbres,  son  seul 
recours  était  l'activité  de  son  esprit,  et  ce  besoin,  si  vif  chez 
elle,  de  s'occuper  de  ceux  qui  l'entouraient.  Nous  la  voyons 
s'aviser  d'enseigner  la  géographie  aux  bonnes  gens  du  village. 
M.  de  Saïgas  lui  écrit  de  Bursins  : 

«  J'ai  retrouvé  ici  un  vieux  globe  délabré.  Il  ne  peut  être 
d'usage  qu'après  quelques  réparations,  sans  quoi  je  vous  l'aurais 
envoyé.  Je  ne  conçois  pas  qui  sont  les  gens  de  Chexbres  à  qui 
vous  voulez  bien  vous  donner  la  peine  de  faire  connaître  la 
figure  de  la  terre.  S'il  y  en  a  quelqu'un  qui  le  mérite,  je  l'en 
félicite,  et  vous  aussi.  » 


254  -MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

Mais  les  petits  méritaient  toujours  à  ses  yeux  qu'on  leur  témoi- 
gnât de  l'intérêt.  Elle  ne  s'en  fit  pas  faute  à  Chexbres,  et  son 
mari,  touché,  lui  écrit  (21  juin  1784)  : 

«  Vous  êtes  toujours  généreuse,  le  plus  souvent  bonne,  quelque- 
fois d'une  bonhomie  et  d'une  simplicité  rares.  Si  l'on  rencontre 
bien,  je  défie  les  meilleurs  connaisseurs  de  ne  pas  vous  trouver 
douce  et  de  ne  pas  croire  que  c'est  la  faute  de  ceux  avec  qui 
vous  vivez  si  vous  ne  l'êtes  pas  toujours...  J'aime  à  vous  voir 
habiller  ces  pauvres  enfants  :  c'est  une  manière  sûre  de  pro- 
duire quelque  bonheur  ;  toutes  les  autres  sont  si  incertaines  ! 
...Pourquoi  ne  faites -vous  pas  usage  des  lavements  de 
M.  Cagliostro  ?  Ils  vous  ont  fait  du  bien.  Avez-vous  raison  de 
manger  si  peu  et  si  irrégulièrement  ?  Je  vous  ai  vue  quelque- 
fois oublier  de  manger...  L'intérêt  que  vous  inspirez  à  tout  le 
village  est  si  naturel  !  Qui  n'aimerait  une  étrangère  qui  ne  se 
fait    connaître  que  par  de  la  simplicité  et  des  bienfaits  ?  » 

On  conçoit  qu'elle  ait  effectivement  laissé  d'agréables  sou- 
venirs parmi  ces  paysans.  L'année  suivante,  Mme  de  Crousaz 
lui  rappelle  qu'elle  avait  parlé  de  revenir  à  Chexbres,  «  ce  qui 
fait,  ajoute  la  bonne  femme,  que  je  regarde  toujours  toutes  les 
voitures,  si  je  ne  vois  point  madame  Charrière,  pour  l'aller 
recevoir  dans  son  château  de  Crousaz,  qui  est  toujours  à  la 
même  place  que  jadis  l.  » 

Nous  ne  savons  si  elle  retourna  jamais  à  Chexbres,  mais  ce 
qui  est  certain,  c'est  qu'aucun  site  au  monde  ne  lui  fit  une  impres- 
sion plus  vive.  Elle  renonça  à  regret  au  rêve  qu'elle  caressa 
un  instant  —  et  auquel  M.  de  Charrière  se  prêtait  avec  empres- 
sement —  d'acheter  dans  la  contrée  une  «  montagne  »,  où  elle 
aurait  passé  chaque  année  la  belle  saison  2.  Depuis  ce  temps,  à 
tous  ses  amis  étrangers  qui  visitaient  la  Suisse,  elle  disait  : 
«Allez  à  Chexbres!  Il  n'y  a  pas  de  plus  bel  endroit  sur  la  terre3.» 


1  II  y  est  encore,  au  haut  du  village,  dans  le  quartier  dit  «  En  Crousaz». 

2  «  Décidez  en  souveraine»,  lui  écrivait  ce  galant  homme. 

3  «  Aller  à  Berne,  v  rester  un  jour;  de  là  à  Moudon,  de  là  à  Chexbres  (où 
il  faut  arriver  par  ce  côté-là  et  i'après-midi,  restant  toute  la  soirée),  en 
repartir  le  lendemain,  côtoyant  le  lac  par  Lutry  et  Lausanne,  serait  l'affaire 
de  cinq  à  six  jours,  et  vous  en  rapporteriez  des  tableaux  qui  vous  feraient 
plaisir  toute  la  vie,  pourvu  toutefois  qu'il  fasse  beau  temps».  (A  M"'  de 
Sandoz-Rollin,  1797).  A  son  neveu  (voirchap.  XXIV)  partant  pour  Chexbres, 
sur  son  conseil,  elle  écrit:  «Vous  vous  récrierez  sur  le  plus  beau  spectacle 


IN    MYSTKRK 


255 


Au  moment  où  elle  quittait  Colombier  pour  s'y  rendre,  elle 
venait  de  publier,  sans  nom  d'auteur,  deux  petits  ouvrages  : 
Mistriss  Henley  et  les  Lettres  neuchâteloises.  Le  second  fit  grand 
scandale  :  sans  doute  elle  l'avait  un  peu  prévu,  et  cette  perspec- 
tive n'était  point  pour  arrêter  une  personne  qui  cherchait  par 
tous  les  moyens  à  rompre  la  triste  uniformité  de  son  existence. 
Quant  à  l'autre  roman,  il  est  moins  connu  et  moins  lu  aujour- 
d'hui ;  mais,  insignifiant  comme  peinture  de  mœurs  et  comme 
intrigue,  il  reflète  d'une  façon  très  intéressante  l'état  moral 
de  l'auteur  à  cette  époque  de  sa  vie.  Mistriss  Henley  n'est 
guère  autre  chose  que  la  plainte  de  son  âme  endolorie. 


que  la  nature  puisse  offrir  en  aucun  lieu  du  monde».  (Août  1799).  Nous 
aimons  à  citer  ces  passages,  qui  montrent  qu'elle  était  sensible  jusqu'à 
l'enthousiasme  aux  beautés  de  la  nature.  On  en  a  déjà  trouvé  des  témoi- 
gnages (voir,  en  particulier,  chap.  IV,  la  lettre  du  7  septembre  1767),  et  on 
en  trouvera  d'autres  dans  la  suite. 


CHAPITRE    IX 


Mistriss  Henley 


«  .le  n'ai  point  apporté  de  bon- 
heur ici.  je  n'en  ai  point  trouvé.» 
(Mrs  Henley). 

De  qui  est  le  Mari  sentimental.  —  Ce  que  signifie  ce  roman.  —  Les  sus- 
ceptibilités de  M""  Caillât.  —  Opinion  de  M.""  de  Charrière  sur  le  mariage. 

—  Le  roman  de  la  femme  incomprise.  —  La  Justification  de  M.  Henley. 

—  Un  pamphlet  contre  M""  de  Charrière. 


Divers  passages  de  la  correspondance  de  Mme  de  Charrière 
fixent  assez  exactement  la  date  où  parurent  Mistriss  Henley 
et  les  Lettres  neuchâteloises.  Ce  dut  être  dans  la  première 
moitié  de  1784  '. 

On  ne  peut  comprendre  Mistriss  Henley  si  l'on  n'a  commencé 
par  lire  le  Mari  sentimental,  dont  elle  est  la  contre-partie. 
Mais,  avant  tout,  dissipons  une  erreur  :  on  a  souvent  attribué 
à  Mme  de  Charrière  l'un  et  l'autre  ouvrage  -  ;  elle  se  serait  amusée 

1  A  la  fin  de  mars  1784,  d'Oleyres  écrit  de  Turin  à  Genève  pour  faire  venir 
le  second  de  ces  ouvrages,  «qu'on  y  imprime».  Il  nous  apprend  en  outre 
que  M™  de  Charrière  est  en  séjour  à  Genève  et  surveille  l'impression  de  la 
brochure,  qu'il  reçoit  le  2  avril.  Quant  à  Mistriss  Henley,  nous  avons  des 
raisons  de  croire  qu'elle  fut  imprimée  un  peu  avant  les  Lettres.  La  mise  en 
Tente  des  deux  ouvrages  dut  être  simultanée. 

2  Cela  nous  est  arrivé  à  nous-mème  dans  la  première  édition  de  notre 
Histoire  littéraire  de  la  Suisse  française. 


258  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

à  soutenir  tour  à  tour  deux  thèses  contraires.  Gaullieur  l'admet 
sans  hésiter,  ce  qui  est  assez  surprenant  de  la  part  d'un  histo- 
rien qui  avait  en  sa  possession  tous  les  papiers  de  Mme  de  Char- 
rière.  Sur  la  foi  de  Gaullieur,  Verdeil,  à  son  tour,  attribue  le 
Mari  sentimental  et  Mistriss  Henley  à  la  même  plume  féminine  '. 

Il  ajoute  que  Mme  de  Charrière  avait  consulté  Samuel  de  Cons- 
tant sur  les  questions  économiques  et  financières  et  sur  la  condi- 
tion des  paysans  vaudois,  traitées  dans  ce  petit  roman,  ce  qui 
le  fit  attribuer  à  M.  de  Constant  lui-même.  Et  il  déclare,  comme 
argument  décisif,  qu'il  n'y  a  pas  à  se  méprendre  sur  le  style, 
lequel  est  bien  celui  de  Mme  de  Charrière... 

Que  faut-il  croire  ?  —  Constatons  en  premier  lieu  que  madame 
de  Charrière,  dans  sa  correspondance  avec  ses  amis,  parle  de 
Mistriss  Henley,  des  Lettres  neuchâteloises,  de  Caliste,  de  tous 
ses  autres  ouvrages  :  mais  jamais  elle  n'a  mentionné  comme 
sien  le  Mari  sentimental.  Nous  n'avons  pas  rencontré  sous 
sa  plume  un  seul  mot  qui  puisse  faire  croire  qu'elle  ait  eu  une 
part  quelconque  à  la  composition  de  cet  ouvrage.  Ses  corres- 
pondants, qui  sont  des  amis  bien  renseignés,  ne  songent  pas 
davantage  à  le  lui  prêter,  et  même  n'en  disent  pas  un  mot. 

Sainte-Beuve,  qui  a  fait  sa  petite  enquête  et  vu  à  Lausanne 
M.  de  Brenles,  écrit  à  Mme  Olivier,  le  2  juillet  1838  : 

«  Combien  je  vous  remercie  de  tous  ces  soins  et  renseigne- 
ments sur  Mme  de  Charrière.  Rien  n'est  de  refus.  Je  n'ai  que  le 
Mari  sentimental,  que  je  sais  bien  être  de  M.  Constant.  J'ai  lu 
la  Femme  sensible  (Mistriss  Henley),  espèce  de  contre-partie  par 
Mmfi  de  Charrière...  » 

Un  autre  témoignage  plus  direct  et  difficile  à  récuser,  est 
celui  de  cette  Rosalie  de  Constant  dont  Mlle  Lucie  Achard 
nous  a  retracé  la  vie  : 

«  Le  Mari  sentimental,  déclare-t-elle,  fut  inspiré  à  mon  père 
par  le  désir  de  corriger  les  femmes  de  ce  goût  de  perfection 
dans  les  petites  choses  qui  les  entourent,  qui  tient  trop  à  l'égoïsme, 
et  de  leur  apprendre  que  c'est  dans  les  détails  de  la  vie,  dans  les 


1  Histoire  du  canton  de  Vaud,  III,  p.  3o5  et  note  :  «  Le  Mari  sentimental 
est  tout  entier  de  Mrae  de  Charrière,  comme  l'attestent  ses  manuscrits,  qui 
sont  chez  M.  le  professeur  Gaullieur».  —  Que  penser  de  cette  dernière 
assertion  de  Verdeil  ?  Il  ne  dit  pas  avoir  vu  de  ses  yeux  le  manuscrit. 


MISTRISS    HKNLLY  25g 

ménagements  du  sentiment,  bien  plus  que  dans  les  grandes  occa- 
sions de  vertu  et  de  sacrifice,  qu'elles  peuvent  taire  le  bonheur 
de  leur  époux  '.  » 


SAMUEL    DE    CONSTANT 
(D'après  un  crayon  appartenant  à  M"*  Rillict  de  Constant,  à  Genève) 

1  Dans  une  notice  sur  son  père,  écrite  peu  de  temps  après  sa  mort,  en 
août  1800,  elle  dit  encore:  «Le  Mari  sentimental  eut  un  succès  qui,  s'il 
ne  s'étendit  pas  loin,  n'en  fut  pas  moins  complet  dans  le  pays.  Il  était 
anonyme,  et  comme  l'auteur  n'avait  rien  publié  encore,  il  ne  fut  point 
deviné.  Ce  que  chacun  venait  nous  en  dire  en  le  racontant  avec  plus  ou 
moins  de  vivacité  nous  amusa  parfaitement».  (Voir  Rosalie  de  Constant, 
par  M "  L.  Achard,  II,  page  14).  Ailleurs,  elle  parle  du  Mari  comme  de 
l'œuvre  de  prédilection  de  son  père.  Citons  aussi  ces  lignes  de  Ch.  de  Cons- 
tant à  sa  sœur,  du  2i  janvier  1801  (Bibl.  de  Genève,  MCC,  [ 6)  :  «Je  vais 
faire  réimprimer  le  Mari  sentimental  comme  une  bonne  affaire.  [Il  renonça 
d'ailleurs  à  cette  entreprise].  De  qui  est  la  réponse  ?  Est-elle  de  mon  père  ?  » 
—  La  réponse,  c'est  Mistriss  Henley  :  on  voit  que,  loin  d'attribuer  le  pre- 
mier roman  à  M""  de  Charrière,  Constant  se  demandait  si  le  second  n'était 
pas  aussi  de  son  père.  Quant  au  Mari  sentimental,  depuis  longtemps  cela 
ne  faisait  plus  de  doute  pour  personne. 


2Ô0  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

Ce  qui  a  accrédité  l'erreur  qui  attribue  ce  livre  à  Mme  de  Char- 
rière,  c'est  que  le  Mari  sentimental  fut  réimprimé  à  Paris  avec 
sa  contre-partie,  les  Lettres  de  Mistriss  Henley,  «  publiées  par 
son  amie,  Mrae  C.  deZ.  »  On  rapporta  ces  initiales  aux  deux  ouvra- 
ges, tandis  qu'elles  ne  s'appliquaient  qu'au  second. 

Mais  voici  qui  nous  paraît  décisif.  Dans  son  journal  du  30  juin 
1784,  à  propos  d'un  ouvrage  de  théorie  politique,  le  pasteur 
Chaillet,  qui  aime  les  rapprochements  imprévus,  compare  les 
gouvernements  aux  maris  et  cite  en  passant  M.  Bompré  (le 
«  mari  sentimental  »)  et  M.  Henley.  Il  croit  devoir  expliquer 
ce  dernier  nom  par  une  note  ainsi  conçue  : 

<<  Avez-vous  lu  de  certaines  Lettres  de  Mistriss  Henley,  -publiées 
-par  son  amie,  beaucoup  mieux  écrites  à  mon  gré  que  le  Mari 
sentimental,  auquel  elles  servent  en  quelque  sorte  de  réponse  ? 
Je  ne  sais  si  je  ne  parlerai  point  quelque  jour  de  cet  aimable 
cruel  petit  livre,  excellent  en  littérature,  mais,  selon  moi,  dange- 
reux en  morale  à  divers  égards.  » 

—  Qui  s'exprime  ainsi  ?  —  L'ami,  le  confident  de  M,Be  de 
Charrière.  Or  les  termes  de  la  note  indiquent  assez  la  différence 
que  fait  le  critique  entre  elle  et  l'auteur  du  Mari.  Mais  le  plus 
joli,  c'est  qu'il  applique  à  l'ouvrage  de  son  amie  les  termes 
mêmes  donc  celle-ci  a  usé,  au  début  de  Mistriss  Henley,  pour 
qualifier  l'ouvrage  de  M.  de  Constant.  Elle  débute  en  effet  ainsi  : 

«  Quel  aimable  et  cruel  petit  livre  que  celui  qui  nous  est  arrivé 
de  votre  pays  il  y  a  quelques  semaines  !  » 

Pour  Chaillet,  le  plus  aimable  et  le  plus  cruel  des  deux  livres, 
c'est  celui  de  son  amie. 

Quant  au  style,  invoqué  par  Verdeil  comme  un  argument 
à  l'appui  de  son  opinion,  Charles  Berthoud  a  fait  précisément 
remarquer  —  après  Chaillet  —  qu'on  ne  retrouve  pas  dans  le 
Mari  sentimental  «  le  tour  simple,  si  facile  et  si  net  »  de  la  langue 
de  Mme  de  Charrière.  Rien  n'est  plus  vrai  que  cette  observation. 
Un  exemple  ou  deux  suffiront  : 

«  Il  y  a  des  moments  où  on  se  trouve  bien  seul,  où  on  a  là 
quelque  chose  dans  le  cœur  qui  a  besoin  de  verser  dans  celui  d'un 
autre... » 

C'est  là,  confessons-le,  du  français  de  Suisse  :  Mme  de  Charrière 
écrit  d'une  autre  langue,  plus  alerte  et  moins...  romande. 


MISIKISS    HKNLEY 


2ÔI 


Et  qui  s'aviserait  de  lui  attribuer  cette  interpellation  d'une 
sentimentalité  grotesque  : 

«  Mon  cher  ami,  où  sont  vos  bras,  que  je  m'y  précipite  !  » 
{Mari  sentimental,  lettre  XV). 

Charles  Berthoud,  qui  admet  que  Mme  de  Charrière  peut  avoir 
eu  quelque  part  à  la  composition  de  l'ouvrage,  n'a  garde  d'insis- 
ter et  dit  avec  un  grand  bon  sens  : 

«  Le  plus  sûr  est  de  ne  pas  trop  s'arrêter  à  cette  histoire, 
singulièrement  attachante,  d'un  mariage  tardif,  que  la  différence 
des  goûts  rend  malheureux  et  où  le  mari  finit  par  le  suicide. 
Les  romans  de  Mme  de  Charrière,  non-seulement  ne  se  terminent 
guère  par  un  événement  décisif  comme  le  mariage  ou  la  mort, 
mais  ils  ne  se  terminent  jamais  à  la  Werther,  et  il  y  a  là  un  nou- 
veau motif  de  ne  pas  lui  attribuer  ce  petit  récit,  auquel  il  est 
pourtant  fort  probable  qu'elle  a  mis  la  main.  » 

La  remarque  est  ingénieuse  et  vraie  :  madame  de  Charrière 
ne  cultive  pas  le  roman  dramatique  ;  mais  la  conclusion  nous 
semble  hasardée,  parce  qu'il  n'y  eut  jamais,  entre  Mme  de  Char- 
rière et  Samuel  de  Constant,  des  relations  assez  intimes  pour 
permettre  de  supposer  entre  eux  une  collaboration,  dont  rien 
d'ailleurs  ne  fournit  même  un  commencement  de  preuve.  Pour 
nous,  la  question  est  définitivement  jugée,  comme  elle  l'était 
pour  Sainte-Beuve  et  pour  Chaillet. 

Le  Mari  sentimental  est  un  récit  entraînant,  conduit  avec 
un  art  de  gradation  assez  remarquable  et  qui  finit  par  produire 
une  impression  presque  poignante.  C'est  l'histoire  d'un  mari 
sensible  et  bon,  que  sa  femme  pousse  au  suicide  par  son  égoïsme 
et  ses  tracasseries.  Bompré,  revenu  du  service  étranger,  vit  pai- 
siblement en  célibataire  campagnard  dans  quelque  manoir  du 
pied  du  Jura.  Il  est  un  jour  témoin  du  bonheur  conjugal  de 
son  ami  Saint-Thomin,  établi  à  Orbe,  et  voici  qu'il  prend  goût 
tardivement  au  mariage  :  il  ne  craint  pas  d'unir  ses  quarante-six 
ans  aux  trente-cinq  ans  de  mademoiselle  de  Cherbel,  qui  est  la 
belle-sœur  d'un  ancien  camarade  de  service.  Mais  Bompré 
devient  bientôt  le  plus  infortuné  des  hommes  ;  car,  si  sa  femme 
a  des  vertus,  celle  entr'autres  de  la  fidélité,  «  son  cœur  n'a  jamais 
fait  son  bonheur  de  celui  de  personne  ».  Elle  ne  s'efforce  pas  un 
instant  de  s'associer  à  la  vie  de  celui  dont  elle  a  accepté  le  nom, 
d'entrer  dans  ses  convenances  et  dans  ses  habitudes.  Au  contraire, 


2Ô2  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

elle  s'empresse  de  tout  réformer  dans  la  maison,  qui  lui  paraît 
établie  sur  un  pied  trop  modeste  :  elle  change  les  meubles  antiques 
et  les  vieilles  tapisseries;  elle  ôte,  pièce  à  pièce,  à  cette  demeure 
familiale,  son  caractère  de  simplicité  rustique  ;  elle  enlève  du 
salon  le  portrait  du  père  de  Bompré,  et  le  relègue  dans  la  chambre 
de  son  mari  ;  elle  prétend  contraindre  le  pauvre  homme  à 
frayer  avec  les  hobereaux  du  voisinage  ;  elle  renvoie  le  vieux 
serviteur  Antoine,  qui.  dans  sa  maladresse,  a  cassé  une  porce- 
laine précieuse,  souvenir  d'un  parent  riche.  Par  ses  allures 
hautaines,  elle  compromet  les  relations  patriarcales  que  soutenait 
Bompré  avec  les  paysans  du  voisinage  ;  elle  le  contraint  à  vendre 
son  cheval  de  selle,  auquel  il  tient,  pour  le  remplacer  par  deux 
chevaux  de  carrosse  ;  elle  fait  tuer  le  chien  Hector,  qui  gâtait 
les  meubles,  mais  n'en  était  pas  moins  le  compagnon  et  l'ami 
de  son  maître.  D'autres  tribulations  empoisonnent  l'existence 
de  Bompré  :  il  a  un  duel  avec  un  insolent  voisin  qui  a  paru  se 
moquer  de  lui  devant  sa  femme  ;  la  calomnie  s'attaque  à  sa 
réputation,  à  propos  d'un  service  qu'il  a  rendu,  en  tout  bien 
tout  honneur,  à  une  jeune  et  jolie  paysanne...  Son  désespoir 
et  son  dégoût  sont  au  comble.  N'ayant  pas  eu  la  force  de  préve- 
nir le  mal  au  début,  il  n'a  pas  celle  d'y  apporter  remède.  Il  finit 
par  s'enfermer  dans  sa  chambre,  et  se  donne  la  mort.  L'avant- 
dernière  lettre  de  Bompré  contient  la  morale  de  l'histoire  : 

«  C'est  une  femme  comme,  sans  doute,  il  y  en  a  beaucoup, 
un  mari  comme  il  y  en  a  mille,  un  ménage  comme  ils  sont  pres- 
que tous.  Quand  on  voudra  la  paix  et  le  bonheur,  ce  n'est  pas 
dans  la  vie  des  maris  et  des  femmes  qu'on  ira  les  chercher.  » 

Où  l'art  du  romancier  n'est  pas  méprisable,  c'est  dans  la 
peinture  du  désenchantement  progressif  de  Bompré  :  chacune 
de  ses  lettres  à  son  ami  Saint-Thomin  annonce  une  déception 
nouvelle  :  le  crescendo  est  savamment  marqué,  depuis  les  naïfs 
étonnements,  les  perplexités  du  début,  où  le  pauvre  mari,  épris 
sincèrement  de  sa  femme,  ayant  encore  une  confiance  parfaite 
dans  son  esprit  et  sa  raison,  croit  devoir  se  prêter  à  ses  caprices, 
s'efforce  même  de  les  justifier,  jusqu'au  moment  où  le  voile  est 
tombé  et  où  l'exaspération  du  mari  rend  le  triste  dénouement 
presque  naturel.  Mme  de  Charrière  qualifie  ce  roman  d'aimable 
et  cruel  :  aimable  et  cruel,  en  effet,  par  le  détachement  aris- 
tocratique du  narrateur,  qui  laisse  son  héros  peindre  ses  déboires 


MISTRISS    HENLEY  2Ô3 

successifs  et  s'enfoncer  peu   à  peu   dans  son   intolérable  souf- 
france '. 

L'auteur,  qui  se  piquait  d'idées  économiques,  a  prêté  à  son 
héros  des  considérations  assez  hardies  sur  la  condition  du  paysan 
vaudois  :  à  en  croire  Samuel  de  Constant,  ces  digressions  étaient 
à  ses  yeux  l'essentiel  : 

«  Je  regardais  cet  historique,  dit-il  en  son  style  un  peu  parti- 
culier, comme  le  canevas  où  je  voulais  enchâsser  mes  idées, 
sur  les  affaires  de  Genève,  sur  le  commerce  des  blés  et  des  den- 
rées du  pays  de  Vaud  et  sur  les  lois  criminelles  :  j'ai  cru  que 
•ces  objets  intéressants  éclipseraient  le  reste,  et  que,  si  on  lisait 
cette  brochure,  on  s'occuperait  plus  à  les  discuter,  à  les  critiquer, 
qu'à  faire  de  plates  et  mauvaises  applications.  » 

C'est  qu'en  effet,  le  public  s'empressa  de  chercher  dans  cette 
fiction  des  personnages  réels.  Il  y  avait  à  Aubonne  une  brave 
dame,  née  de  Chapeaurouge,  veuve  du  capitaine  Caillât,  lequel 
s'était  suicidé  en  1780,  dans  un  accès  de  mélancolie,  après  un 
an  de  mariage.  Par  une  coïncidence  probablement  toute  for- 
tuite, certaines  circonstances  de  l'histoire  de  Bompré  rappe- 
laient celles  de  la  vie  intime  des  époux  Caillât.  La  sotte  malignité 
de  lecteurs  encore  peu  accoutumés  aux  peintures  de  la  réalité 
locale  s'empara  de  ces  prétendues  allusions  :  on  en  glosa  si  bien, 
•que  la  veuve  Caillât  crut  devoir  présenter  publiquement  sa 
défense  '.  Elle  publia  en  1784  une  brochure  d'un  ridicule  atten- 
drissant, intitulée  Lettre  à  M.  Mouson,  pasteur  de  Saint-Livre, 
près  d' Aubonne,  ou  supplément  nécessaire  au  Mari  sentimental. 
On  m'a  dit,  déclare  cette  bonne  dame,  «  qu'il  transpirait  dans 
le  public  que  M.  et  Mme  Bompré  n'étaient  autres  que  mon  mari 


1  Chaillet  se  montre  plus  sévère  que  son  amie,  lorsqu'il  dit  dans  son 
journal  (3i  mars  1784),  après  avoir  reproché  au  style  le  manque  «de  coloris 
et  d'énergie»:  «De  là  vient  que  l'ouvrage  est  triste  sans  être  touchant;  il 
fait  penser  et  ne  donne  pas  le  plaisir  de  pleurer».  —  C'est  vrai  :  il  y  a  dans 
le  Mari  sentimental  une  sorte  de  sécheresse  que  le  lecteur  ressent  à  travers 
l'intérêt  —  très  réel  —  du  récit. 

2  Un  anonyme,  qui  signe  M***,  prit  sa  défense  aussi,  sans  la  désigner 

autrement  que   par  les    lettres  C t,  dans  le  Journal  de   littérature  de 

Chaillet  du  i5  janvier  1784.  L'auteur  de  cet  article,  qui  est  vraisemblable- 
ment Samuel  de  Constant  lui-même,  proteste  contre  une  calomnie  qui 
.atteint  à  la  fois  Mmt  C t  et  l'auteur  du  Mari  sentimental. 


264  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

et  moi.  »  Elle  ne  veut  pas  croire  que  l'auteur  ait  songé  à  elle, 
mais  elle  proteste  contre  «  l'injustice  du  public  »,  qui  prête  au 
romancier  «  une  intention  aussi  criminelle  ».  Puis  elle  réfute 
point  par  point  les  applications  qu'on  a  faites  de  l'histoire  de 
Bompré  :  les  Caillât  n'ont  jamais  eu  de  vieux  serviteur  du  nom 
d'Antoine  ;  mais  un  jeune  domestique,  âgé  de  vingt-trois  ans,, 
a  demandé  son  congé  six  mois  après  leur  mariage,  parce  qu'il 
souhaitait  d'habiter  Genève.  Son  mari  jugea  lui-même  néces- 
saire de  vendre  ses  chevaux  pour  payer  certaines  dettes  ;  il 
n'a  été  fait  dans  la  maison  que  les  réparations  indispensables. 
Son  mari  avait  un  chien  dont  il  se  défit  huit  jours  avant  son 
mariage,  parce  que  cet  animal  avait  gâté  des  meubles.  Mme  Caillât 
n'a  jamais  vu  le  portrait  de  son  beau-père,  mais  bien  celui  de 
sa  belle-mère  :  elle  l'aimait  tant  qu'elle  le  plaça  dans  sa  propre 
chambre.  Le  vase  de  porcelaine  n'a  jamais  existé.  L'anecdote 
du  duel  n'est  pas  plus  réelle.  Et  Mme  Caillât  raconte  au  long  les 
entretiens  conjugaux  au  cours  desquels  sa  tendresse  s'effor- 
çait de  combattre  la  mélancolie  croissante  du  capitaine.  Elle 
reproduit  une  lettre  de  son  beau-père,  qui  atteste  l'excellence 
de  ses  procédés  envers  l'infortuné  Caillât,  puis  une  lettre,  non 
signée,  de  l'auteur  du  roman,  qui  déclare  qu'il  est  désolé  de 
l'acharnement  avec  lequel  on  l'accuse  d'avoir  fait  l'histoire  du 
ménage  Caillât  ;  il  fait  serment  devant  Dieu  qu'il  n'y  a  pas 
songé,  qu'il  ne  connaissait  pas  M.  Caillât,  «  que  les  anecdotes 
du  portrait,  de  la  porcelaine,  du  cheval,  du  chien,  sont  de  pure 
invention,  ainsi  que  les  domestiques  »,  et  il  insiste,  comme  on  a 
vu  plus  haut,  sur  la  portée  économique  de  son  ouvrage.  S'il  en 
a  placé  la  scène  dans  une  petite  ville  vaudoise,  qui  peut  être 
Morges,  Nyon,  Cossonay,  etc.,  c'est  que  là  où  manquent  «la 
philosophie  accommodante  et  les  distractions  des  grandes  villes, 
les  mariages  malheureux  doivent  l'être  plus  qu'ailleurs.  » 

Mme  Caillât  a  eu  soin  de  faire  certifier  par  deux  notaires  le 
texte  de  ces  lettres  ;  elle  les  fait  suivre  d'une  attestation  signée 
du  banneret,  du  secrétaire  baillival  et  du  châtelain  d'Aubonne  : 
«  que  les  faits  du  roman  ne  peuvent  être  adaptes  à  ladite  dame 
Caillât.  »  Ces  trois  personnages  officiels  reprennent  gravement 
tous  les  faits,  depuis  le  vase  de  porcelaine  jusqu'au  duel,  pour 
démontrer  qu'on  ne  trouve  rien  de  pareil  dans  l'histoire  des 
époux  Caillât  ! 


MISTR1SS    HENLEY 


265 


Ce  burlesque  incident  littéraire  nous  a  paru  digne  d'être  conté 
avec  quelque  détail.  Il  montre  l'état  d'esprit  qui  régnait  alors 
dans  nos  petites  villes  et  la  situation  faite  aux  romanciers 
qui  s'avisaient  de  peindre  les  mœurs  du  pays.  Nous  verrons 
bientôt  quelle  indignation  soulevèrent  les  Lettres  neuchâte- 
loises,  où  la  scène  est  fixée,  où  les  circonstances  locales  sont 
indiquées,  où  les  personnages  sont  individualisés  avec  bien  plus 
de  précision  encore  que  dans  le  Mari  sentimental. 

On  conçoit  que  Mmc  de  Charrière  ait  eu  la  fantaisie  de  répondre 
au  livre  de  M.  de  Constant,  c'est-à-dire  de  peindre  la  souffrance 
d'une  femme  vive  et  impressionnable,  unie  à  un  mari  calme, 
méthodique  et  froid.  Telle  est  l'histoire  de  Mistriss  Henley. 
Elle  porte  pour  épigraphe  cet  hémistiche  de  LaFontaine  : 
J'ai  vu  beaucoup  d'hymens,  etc...  —  Il  y  a  une  assez  jolie  malice 
dans  cet  et  cœtera  :  du  temps  où,  à  Utrecht,  les  prétendants 
défilaient  sous  ses  yeux,  Belle  de  Zuylen  se  plaisait  à  redire  ce 
vers  du  Mal  marié  : 


J'ai  vu  beaucoup  d'hymens,  aucuns  d'eux  ne  me  tentent. 

Et,  vers  la  fin  de  sa  vie,  elle  adressait  à  de  jeunes  époux  un 
épithalame  peu  encourageant,  qui  montre  que  l'expérience 
n'avait  point  modifié  son  opinion  sur  le  mariage  :  le  «  bonheur 
conjugal  »  est  affaire  de  «  support  mutuel  »  ;  le  tout  est  de  trouver 
un   sage   modus   vivendi  : 


Qu'on  ne  pense  pas 

Que  follement  je  vous  annonce 

Des  fleurs  naissant  sous  tous  vos  pas, 

Sans  nulle  épine,  ortie  ou  ronce  : 

Il  v  naîtra,  je  crois,  de  tout, 
Comme  dans  d'autres  hyménées  ; 
Mais  quelquefois  on  vient  à  bout 
De  corriger  ses  destinées. 

Le  bien,  il  le  faut  recevoir 
Avec  grande  reconnaissance; 
Le  mal,  à  peine  il  le  faut  voir, 
Car  il  grossit  lorsqu'on  y  pense. 


2Ô6  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

Sur  vos  fautes  et  vos  défauts 
Jetez  un  voile  salutaire  : 
On  peut  en  parler  à  propos, 
Mais  le  plus  sur  est  de  s'en  taire. 

De  la  discorde  aux  noirs  tourments 
Craignant  les  funestes  approches, 
Jusqu'au  dernier  de  vos  moments 
Différez  vos  premiers  reproches  l. 

Nous  voilà  fixés  :  elle  n'a  jamais  cru  aux  mariages  «  délicieux  », 
•dont  LaRochefoucauld  a  douté  avant  elle.  Le  sien  n'avait 
pas  beaucoup  d'illusions  à  lui  ôter.  On  se  rappelle  qu'une  des 
premières  observations  qu'elle  faisait  sur  son  mari,  c'est  qu'il 
était  trop  raisonnable.  Ainsi  pense  mistriss  Henley  de  son  excel- 
lent époux,  dans  les  lettres  qu'elle  adresse  à  une  amie.  Elle  vient 
de  lire  à  Londres  le  Mari  sentimental,  qui,  dit-elle,  paraît  depuis 
peu  traduit  en  anglais.  Elle  rend  compte  à  sa  confidente  de  l'effet 
que  cette  lecture  a  produit  sur  elle  et  sur  son  mari.  Vive  et  sensi- 
ble, elle  souhaite  de  tout  son  cœur  rendre  heureux  son  époux  ; 
mais  elle  se  trompe  souvent  sur  les  moyens.  Est-ce  sa  faute  ? 
Elle  nous  en  fait  juge  en  contant  son  histoire.  Il  est  impossible 
de  ne  pas  voir  les  confidences  de  l'auteur  dans  ces  déclarations 
de  la  jeune  femme  : 

«  Moi  aussi,  je  ne  suis  point  heureuse,  aussi  peu  heureuse 
que  le  mari  sentimental,  quoique  je  ne  lui  ressemble  point 
et  que  mon  mari  ne  ressemble  point  à  sa  femme  ;  il  est  même, 
sinon  aussi  tendre,  aussi  communicatif,  du  moins  aussi  calme 
et  aussi  doux  que  cet  excellent  mari...  Je  n'ai  point  de  plaintes 
graves  à  faire  :  on  ne  reconnaîtra  pas  M.  Henley  ;  il  ne  lira  jamais, 
sans  doute,  ce  que  j'aurai  écrit  ;  et  quand  il  le  lirait,  quand  il 
s'y   reconnaîtrait...  » 

Elle  nous  dit  sa  vie  avant  son  mariage  ;  ici  encore  Mme  de 
Charrière  n'invente  pas  tout  :  «  Les  dames  de  La  Haye  me 
déchirent  »,  écrivait-elle  jadis  à  d'Hermenches.  Sa  jeune  héroïne 
en  dit  à  peu  près  autant  :  elle  a  des  talents,  on  l'admire  : 

«  Je  reçus  des  hommages,  et  tout  ce  qui  m'en  revint,  fut 
d'exciter  l'envie.  Une  attention  curieuse  et  critique  me  poursuivit 

1  .Nous  avons  des  raisons  de  croire  que  ces  vers  furent  adressés  à  César 
d'Ivernois,  maire  de  Colombier,  lors  de  son  mariage  (14  avril  1800). 


MISTRISS   HENLEY  267 

dans  mes  moindres  actions,  et  le  blâme  des  femmes  s'attacha 
à  moi.  Je  n'aimai  point  ceux  qui  m'aimèrent,  je  refusai  un  homme 
riche,  sans  naissance  et  sans  éducation  ;  je  refusai  un  seigneur 
usé  et  endetté  ;  je  refusai  un  jeune  homme  en  qui  la  suffisance 
le  disputait  à  la  stupidité.  On  me  trouva  dédaigneuse  ;  mes 
anciennes  amies  se  moquèrent  de  moi  ;  le  monde  me  devint 
odieux...  J'avais  25  ans,  mon  cœur  était  triste  et  vide.  Je  com- 
mençais à  maudire  des  goûts  et  des  talents  qui  ne  m'avaient 
donné  que  des  espérances  vaines,  des  délicatesses  malheureuses, 
des  prétentions  à  un  bonheur  qui  ne  se  réalisait  point.  » 

Alors,  un  veuf,  père  d'une  fille  de  cinq  ans,  se  présente. 
Il  ressemble  beaucoup  à  M.  de  Charrière  : 

«  Il  m'entretint  souvent  de  la  vie  qu'il  menait  à  la  campagne, 
du  plaisir  qu'il  y  aurait  à  partager  cette  belle  solitude  avec  une 
compagne  aimable  et  sensible,  d'un  esprit  droit,  et  remplie 
de  talents.  J'étais,  sinon  passionnée,  du  moins  fort  touchée... 
De  la  raison,  de  l'instruction,  de  l'équité,  une  égalité  d'âme  par- 
faite, voilà  ce  que  toutes  les  voix  accordaient  à  M.  Henley... 
Il  me  semblait  parfois  un  peu  trop  parfait  :  mes  fantaisies,  mes 
humeurs,  mes  impatiences,  trouvaient  sa  raison  et  sa  modération 
en  leur  chemin...  Je  partis  pour  sa  terre  au  commencement  du 
printemps,  remplie  des  meilleures  intentions,  et  persuadée  que 
j'allais  être  la  meilleure  femme,  la  plus  tendre  belle-mère,  la 
plus  digne  maîtresse  de  maison  que  l'on  eût  jamais  vue...  Nous 
arrivâmes  à  Hollowpark.  C'est  une  ancienne,  belle  et  noble  mai- 
son que  la  mère  de  M.  Henley,  héritière  de  la  famille  d'Astley, 
lui  a  léguée  '.  Ce  séjour  est  comme  son  maître,  tout  y  est  trop 
bien  ;  il  n'y  a  rien  à  changer,  rien  qui  demande  mon  activité 
ni  mes  soins.  Un  vieux  tilleul  ôte  à  mes  fenêtres  une  assez  belle 
vue  :  j'ai  souhaité  qu'on  le  coupât  ;  mais,  quand  je  l'ai  vu  de 
près,  j'ai  trouvé  moi-même  que  ce  serait  grand  dommage. 
Ce  dont  je  me  trouve  le  mieux,  c'est  de  regarder,  dans  cette 
saison  brillante,  les  feuilles  paraître  et  se  déployer,  les  fleurs 
s'épanouir,  une  foule  d'insectes  voler,  marcher,  courir  en  tous 
sens.  Je  ne  me  connais  à  rien,  je  n'approfondis  rien  ;  mais  je 
contemple  et  j'admire  cet  univers  si  rempli,  si  animé.  Je  me 
perds  dans  ce  vaste  Tout  si  étonnant,  je  ne  dirai  pas  si  sage, 
je  suis  trop  ignorante.  J'ignore  les  fins,  je  ne  connais  ni  les  moyens 
ni   le  but,  je  ne  sais  pas  pourquoi  tant  de  moucherons  sont 

1  Lisez  :  «  héritière  de  la  famille  de  Murait».  —  Charles  Berthoud  a  ingé- 
nieusement remarqué  qu'il  n'est  pas  jusqu'au  nom  de  Hollowpark  (cam- 
pagne du  ravin),  si  applicable  à  sa  retraite  de  Colombier,  qui  ne  corresponde 
à  la  réalité.  Ajoutons  que  le  vieux  tilleul,  dont  il  est  question  ci-après, 
existe  encore. 


2Ô8  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

donnés  à  manger  à  cette  vorace  araignée,  mais  je  regarde,  et 
des  heures  se  passent  sans  que  j'aie  pensé  à  moi,  ni  à  mes  puérils 
chagrins.  » 

Rappelons  ce  que  Sainte-Beuve  a  dit  de  Mistriss  Henley  : 

«  La  mélancolie  y  prend  parfois  de  la  hauteur,  et  je  n'en 
veux  pour  preuve  que  cette  page  profonde  [celle  que  nous  venons 
de  transcrire].  Depuis  que  le  panthéisme  est  devenu  chez  nous 
un  lieu  commun,  une  thèse  romanesque  et  littéraire,  je  doute 
qu'il  ait  produit  quelque  chose  de  plus  senti  que  ces  simples 
mots  d'aperçu  comme  échappés  à  la  rêverie  d'une  jeune  femme.  » 

Celle-ci  nous  conte  ses  pénibles  expériences.  Son  mari  a  sou- 
vent sujet  de  désapprouver  sa  manière  irréfléchie  de  parler 
et  d'agir  ;  il  la  reprend  avec  toute  la  douceur  possible,  mais 
elle  n'en  est  pas  moins  affectée  de  voir  ses  bonnes  intentions 
manquer  leur  effet  ;  elle  préférerait  presque  un  traitement  brutal 
aux  observations  qu'il  lui  fait  sur  un  ton  imperturbablement 
calme  : 

«  Ma  chère  amie,  écrit  Isabelle  —  je  veux  dire  Mrs  Henley  — 
ma  chère  amie,  des  coups  de  poing  me  seraient  moins  fâcheux 
que  toute  cette  raison.  Je  suis  malheureuse,  je  m'ennuie,  je  n'ai 
point  apporté  de  bonheur  ici,  je  n'en  ai  point  trouvé  ;  j'ai  causé 
du  dérangement  et  ne  me  suis  point  arrangée  ;  je  déplore  mes 
torts,  mais  on  ne  me  donne  aucun  moyen  de  mieux  faire  ;  je 
suis  seule,  personne  ne  sent  avec  moi,  je  suis  d'autant  plus 
malheureuse  qu'il  n'y  a  rien  à  quoi  je  puisse  m'en  prendre, 
que  je  n'ai  aucun  changement  à  demander,  aucun  reproche  à 
faire,  que  je  me  blâme  et  me  méprise  d'être  malheureuse.  » 

Page  remarquable,  qui  traduit  à  l'évidence,  avec  une  scru- 
puleuse exactitude,  ce  que  Mme  de  Charrière  éprouvait  et  ce 
qu'était  son  mari  pour  elle  :  bon,  irréprochable...  et  raisonnable, 
désespérément  !  Il  n'était  pas  même  jaloux,  et  elle  lui  en  voulait 
presque  : 

«  Heureusement,  je  ne  suis  pas  jaloux,  a  dit  en  souriant  à 
demi  M.  Henley.  —  Heureusement  pour  vous,  ai-je  repris  ; 
ce  n'est  pas  heureusement  pour  moi  ;  car  si  vous  étiez  jaloux, 
je  vous  verrais  au  moins  sentir  quelque  chose  ;  je  serais  flattée  ; 
je  croirais  vous  être  précieuse  ;  je  croirais  que  vous  craignez 
de  me  perdre,  que  je  vous  plais  encore  ;  que,  du  moins,  vous 
pensez  que  je  puis  encore  plaire.  Oui  !  ai-je  ajouté,  excitée  à  la 
fois  par  ma  propre  vivacité  et  par  son  sang-froid  inaltérable, 


270 


MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 


les  injustices  d'un  jaloux,  les  emportements  d'un  brutal,  seraient 
moins  fâcheux  que  le  flegme  et  l'aridité  d'un  sage  ! 

...Quoi  !  me  disais-je,  aucune  de  mes  impressions  ne  sera 
devinée  !  Aucun  de  mes  sentiments  ne  sera  partagé  !  Tout  ce  que 
je  sens  est  donc  absurde,  ou  bien  M.  Henley  est  insensible  et  dur. 
Je  passerai  ma  vie  entière  avec  un  mari  à  qui  je  n'inspire  qu'une 
parfaite  indifférence,  et  dont  le  cœur  m'est  fermé...  » 

Ainsi  gémit  et  s'exaspère  cette  femme  à  l'âme  blessée.  Que 
de  fois  ce  langage  fut  tenu  sans  doute  dans  le  manoir  de  Colom- 
bier !  Mais  Mme  de  Charrière  ne  mourut  pas,  comme  Bompré, 
de  sa  déception  :  ces  choses-là  n'arrivent  guère  dans  la  réalité  ; 
la  réalité,  on  la  subit,  on  s'en  accommode,  et  la  fin  arrive  une 
fois.  Ainsi  de  mistriss  Henley,  dont  la  dernière  lettre  se  termine 
comme  le  Misanthrope,  par  un  point  d'interrogation  : 

«  Dans  un  an,  dans  deux  ans,  vous  apprendrez,  je  l'espère, 
que  je  suis  raisonnable  et  heureuse,...  ou  que  je  ne  suis  plus.  » 

Il  n'y  a  aucun  événement  dans  ce  récit  par  lettres,  bien  infé- 
rieur en  intérêt  romanesque  à  celui  de  Bompré.  Mais  l'analyse 
morale  qui  en  forme  toute  la  substance  est  d'une  extrême 
finesse,  et  le  mal  dont  souffre  l'héroïne  est  autrement  subtil, 
si  je  puis  dire  ainsi,  que  celui  du  mari  trop  sensible.  Bompré 
avait  des  griefs  précis  contre  sa  femme.  Sous  la  plume  de  Mrs  Hen- 
ley, les  tristesses  du  mariage  ne  revêtent  pas  même  la  forme 
de  griefs.  Et  la  signification  du  livre  n'en  est  que  plus  profonde  : 
le  plus  parfait  des  maris  peut  donc,  sans  en  avoir  conscience, 
faire  mourir  lentement  une  femme  qu'il  adore  ! 

Les  amis  de  l'auteur  ne  s'y  trompèrent  pas  :  ils  virent  dans 
ces  pages  une  confession.  La  gouvernante  des  princesses  d'An- 
gleterre, Suzanne  Moula,  écrivait  de  Winsor  à  Mme  de  Charrière  : 

«  Mrs  Henley  est  charmante,  nous  en  sommes  tous  enchantés. 
J'ai  aussi  le  Mari  sentimental,  mais  quelle  horreur  que  le  fond 
de  l'histoire  soit  vrai  et  que  cette  vilaine  femme  existe...  Nous 
trouvons  que  vous  vous  êtes  peinte  vous-même  à  quelques 
égards.  » 

Elle  n'ose  en  dire  plus.  Mais  voici  comment  Samuel  de  Cham- 
brier  s'exprime  dans  une  lettre  à  son  cousin  d'Oleyres  : 

«  Je  ne  suis  pas  surpris  que  les  Lettres  neuchâteloises  ne  plai- 
sent ni  ne  frappent  un  étranger  qui  ne  connaît  ni  nous  ni  notre 


MISTRISS    HENLEY 


27] 


ville...  Je  n'en  dirai  pas  de  même  des  Lettres  de  Mrs  Henley  : 
je  trouve  celles-ci  mieux  écrites  et  plus  soignées.  Je  n'y  cher- 
che pas  de  l'historique,  du  roman,  il  n'y  a  ni  de  l'un  ni  de  l'autre, 
mais  beaucoup  d'esprit,  du  tact,  des  nuances  fines,  délicates, 
une  manière  vraie  et  juste  de  rendre  le  sentiment.  J'y  recon- 
nais Mme  de  Charrier e  dans  l'inconséquence,  dans  sa  facilité 
de  reconnaître  qu'elle  aurait  mieux  fait  d'agir  différemment, 
dans  quelques  phrases  vives,  touchantes,  dans  son  parti  promp- 
tement  pris,  dans  ses  peintures  et  coups  frappés,  dans  son  impa- 
tience lorsqu'elle  trouve  du  sang-froid.  Je  retrouve  la  tranquillité 
de  M.  de  Charrière,  son  sang-froid  lorsqu'il  refuse,  répond  à 
madame.  Cependant  je  conviens  que  ce  caractère  est  exagéré 
et  que  Mme  de  Charrière  s'est  plue  à  faire  le  plus  beau  que  possible 
son  mari,  l'a  couvert  avec  soin  dans  quelques  parties  et  a  tout 
sacrifié,  elle-même,  pour  le  faire  ressortir  avec  avantage.  Voilà 
qui  est  généreux.  » 

On  trouvait  donc  que  M.  de  Charrière  était  plutôt  flatté. 
Mais,  lui-même,  que  pensa-t-il  de  son  portrait  ?  Nous  l'ignorons. 
Quelqu'un  jugea  cependant  utile  de  défendre  le  mari  de  Mrs  Hen- 
ley :  une  plume  inconnue  écrivit  une  suite  à  ce  petit  roman, 
la  Justification  de  M.  Henley,  adressée  à  Vamie  de  sa  femme 
(Yverdon,  1784).  L'époux,  devenu  veuf,  raconte  la  fin  de  sa 
femme,  qui  est  morte  en  couches,  après  avoir,  dans  un  discours 
d'une  humilité  touchante,  fait  à  son  mari  sa  confession  de 
créature  faible,  nerveuse  et  malheureuse  :  ils  comprennent  tous 
deux  —  alors  qu'il  n'est  plus  temps  de  mieux  faire  ■ —  comment 
ils  auraient  dû  s'y  prendre  pour  se  donner  réciproquement  du 
bonheur.  Ces  pages  doivent  avoir  pour  auteur  une  femme  ; 
tout  n'y  est  pas  absolument  médiocre,  et  on  y  rencontre  cer- 
tains traits  d'une  concision  assez  expressive,  celui-ci  par 
exemple  : 

«  Mon  ami,  ne  me  haïssez  pas  si  je  vous  dis  que  vous  m'avez 
aimée  et  que  je  n'ai  pas  été  heureuse...  Mon  cœur  demandait 
encore  du  sentiment,  et  vous  en  étiez  déjà  à  l'habitude...  Sans 
me  consulter,  vous  aviez  arrangé  méthodiquement  ce  qui  devait 
faire  mon  bonheur  ;  suivant  l'exacte  raison  vous  deviez  réussir, 
mais  avec  nos  cœurs,  mais  avec  notre  amour-propre,  la  raison 
n'a  pas  toujours  raison,  et  avec  eux  les  nuances  sont  souvent 
plus  fortes  que  le  fond.  » 

Mlle  Julie  de  Mézerac,  grande  amie  de  Mme  de  Charrière, 
lui  écrivait  au  sujet  de  cette  brochure  : 


272  MADAME    DE    CHARPIERE    ET    SES    AMIS 

«  Je  ne  sais  quelle  espèce  de  chose  peut  être  la  Justification 
de  M.  Henley.  Il  me  semble  que  la  manière  dont  on  l'avait  repré- 
senté était  tellement  à  son  avantage,  qu'il  n'avait  aucun  besoin 
d'être  justifié.  Moi,  si  j'avais  voulu  me  mêler  d'écrire,  c'aurait 
été  pour  justifier  madame,  qui,  à  ce  que  je  trouve,  ne  s'est  pas 
fait  voir  du  beau  côté,  comme  elle  l'aurait  pu  sans  faire  tort 
à  la  vérité.  On  a  précisément  mis  l'un  dans  tout  son  beau  et 
l'autre  dans  tout  son  laid.  Mais  je  n'en  veux  pas  plus  de  mal  à 
l'auteur  pour  cela  :  je  vous  prie  de  l'en  remercier  et  de  l'embrasser 
mille  fois  pour  le  plaisir  qu'il  m'a  donné.  » 

Lorsque,  deux  ans  plus  tard,  le  Mari  sentimental  et  Mistriss 
Henley,  suivie  de  la  Justification,  parurent  à  Paris  en  deux 
volumes,  le  Mercure  de  France  l  en  rendit  compte  et  déclara 
que  la  Justification  ne  pouvait  être  de  la  même  main  que  le 
livre  qu'elle  prétend  compléter.  Le  Journal  de  Paris,  rendant 
compte  à  son  tour  (13  mai  1786)  du  Mari  sentimental,  puis  de 
sa  contre-partie,  ajoute  :  «  Ainsi,  voilà,  d'un  autre  côté,  un 
mari  raisonnable  convaincu  d'avoir  tort  !  Enfin,  l'on  verra 
dans  la  Justification  que  s'il  y  a  beaucoup  de  mauvais  ménages, 
c'est  la  faute  des  maris,  que  les  femmes  sont  presque  toujours 
sacrifiées,  etc..  » 

A  la  suite  de  l'article,  figure  cette  note,  que  Mme  de  Charrière 
avait  envoyée  au  journal  : 

«  L'auteur  des  Lettres  de  Mrs  Henley  n'est  point  l'auteur  d'une 
Justification  de  M.  H.  qu'on  a  imprimée  à  la  suite  de  ces  lettres. 
Il  ignore  même  absolument  qui  a  fait  cette  justification  et  n'au- 
rait pas  cru  nécessaire  de  la  désavouer,  si  dans  le  n°  16  du  Mercure 
on  n'avait  paru  la  confondre  avec  les  lettres  qui  précèdent. 
C'est  aussi  sans  son  aveu  qu'on  a  réimprimé  cet  écrit  avec  des 
lettres  initiales  2.  » 

Mme  de  Charrière  connaissait  maintenant  les  petits  tracas 
que  rencontrent  ceux  qui  deviennent  auteurs  ;  mais  elle  allait 
essuyer  d'autres  orages  à  la  suite  de  la  publication  des  Lettres 
neuchâteloises.  Avant  d'aborder  ce  chapitre,  citons,  à  l'intention 

1  22  avril  1786. 

2  Le  roman  est  signé  W  C...  de  Z...  —  Si  quelqu'un  avait  persisté  à 
croire  que  le  Mari  sentimental  est  de  M"  de  Charrière..  cette  opinion  ne 
pourrait  décidément  plus  tenir  en  présence  de  la  note  que  nous  venons 
de  citer  :  les  deux  romans  avaient  été  réimprimés  ensemble,  et  M"'  de 
Charrière  ne  parle  que  du  second,  en  se  qualifiant  :  L'auteur  de  Mrs  Henley. 


MISTBISS    HENLEY  2y3 

des  bibliophiles,  un  petit  pamphlet  dirigé  à  la  fois  contre  Samuel 
de  Constant  et  Mme  de  Charrière.  Il  est  intitulé  Lettre  de  Salomé 
à  Jaqueline  ou  The  sentimental  tavern-wooman  (Versoix,  1784), 
avec  l'épigraphe  : 

Ne  forçons  point  notre  talent, 
Nous  ne  ferions  rien  avec  grâce. 

Mme  Bernard,  jeune  épouse  d'un  aubergiste,  après  avoir 
gémi  sur  ses  petites  tribulations  domestiques,  raconte  qu'un 
monsieur,  passant  à  l'auberge,  y  a  laissé  un  livre  intitulé  le 
Mari  sentimental.  Elle  l'a  lu  avec  son  mari,  sa  servante,  et  une 
voisine,  la  DuPontet.  Celle-ci  était  accompagnée  d'un  monsieur 
«qui  était  son  compère  et  qui  est  tant  jovial».  Puis  chacun  a 
dit  son  avis  sur  le  livre.  La  DuPontet  s'est  écriée  :  «  Savez- 
vous  que  nous  avons  un  livre  chez  nous  qu'on  pourrait  bien 
marier  avec  le  vôtre  ;  »  Mrae  Bernard  trouve  que  celui  qui  a 
fabriqué  le  Mari  sentimental  «  a  un  esprit  bien  fin,  bien  agréable, 
bien...  constant.  »  —  Si  j'avais  un  galant,  dit  la  servante,  je 
serais  bien  aise  qu'il  fut  constant.  —  Oui-dà,  riposte  la  DuPontet, 
vous  n'êtes  pas  dégoûtée,  mon  enfant...  —  Mesdames,  interrompt 
le  monsieur,  je  vous  demande  pardon,  mais  n'est  pas  Constant 
qui  veut.  —  Sur  quoi  Mrae  DuPontet  reprend:  «Peste,  que  vous 
êtes  badin  !  Ce  n'est  pas  comme  M.  Henley,  qui  est  tant  respec- 
tueux. »  —  Les  interlocuteurs  lui  demandent  qui  est  cet  original  : 
vexée,  Mme  DuPontet  réplique  que  M.  Henley  «  est  bien  une  autre 
paire  de  manches  que  M.  Bompré,  »  et  ajoute  :  «  C'est  un  étran- 
ger... Il  n'est  pas  de  ces  quartiers.  » 

Suivent  des  allusions  obscures,  des  mots  soulignés  dont  le 
sens  nous  échappe. 

«  En  attendant,  conclut  Mmc  DuPontet,  si  vous  voulez  venir 
demain  boire  du  cacao  à  la  maison,  j'en  ai  qui  est  parfait.  — 
A  condition,  dit  Mme  Bernard,  qu'on  lira  votre  livre.  —  Eh  ! 
si  j'en  faisais  un,  moi  qui  vous  parle!  s'écrie  la  DuPontet.  — 
En  ce  cas,  fait  le  monsieur,  je  dirais  comme  l'autre  :  Ramenez- 
moi  aux  Carrières...  » 

La  seule  indication  à  tirer  de  cet  obscur  et  laborieux  badinage, 
c'est  que  le  Mari  sentimental  est  attribué  à  M.  de  Constant, 
et  que  Mme  DuPontet  lui  oppose  M.  Henley.  La  propriété  de 
Charrière,  à  Colombier,  s'appelle,  aujourd'hui  encore,  le  Pontet  ; 


274  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

on  y  buvait  d'excellent  cacao  de  Hollande...  Quant  au  mot 
Carrières,  mis  en  relief  par  des  majuscules,  il  est  une  allusion 
grossière,  mais  transparente,  à  la  dame  du  Pontet.  Nous  croyons 
entrevoir  encore  d'autres  allusions,  d'ailleurs  très  voilées,  aux 
circonstances  intimes  de  Mme  de  Charrière  dont  il  a  été  question 
dans  le  chapitre  précédent.  Mais  tout  cela  a  perdu  pour  nous  la 
signification  et  le  piquant  que  les  initiés  purent  y  trouver  alors. 
La  malveillance  paraît  avoir  inspiré  ces  énigmatiques  petites 
lettres  :  c'est  ce  que  nous  y  discernons  de  plus  clair. 


CHAPITRE    X 


Les  Lettres  neuchâteloises 


«  J'aime    l'idée    de    faire    des 
Lettres  neuchâteloises.  » 

(Le  pasteur  Chaillet). 


Une  petite  ville  en  rumeur.  —  Juliane  et  M"c  de  la  Prise.  —  Peinture  de 
mœurs  locales.  —  Le  parler  neuchâtelois.  —  Pathétique  familier.  —  Une 
lettre  de  Suzanne  Moula.  —  Les  Lettres  neuchâteloises  défendues  par 
Chaillet.  —  Mm*  de  Staël  réclame  un  dénouement. 


Madame  de  Charrière  avait  été  reçue  dans  la  société  de  Neu- 
châtel  avec  cet  empressement  que  les  habitants  de  la  petite 
ville  ont  toujours  manifesté  envers  les  étrangers  de  marque. 
On  l'avait  invitée,  entourée,  fêtée  ;  elle  s'était  liée  d'amitié 
avec  DuPeyrou,  et  entretenait  les  relations  les  plus  cordiales 
avec  ses  voisins  de  campagne.  En  un  mot,  elle  faisait  partie  du 
tout-Neuchâtel  d'alors.  Mais  elle  ne  se  mêlait  guère  à  ce  petit 
monde  qu'en  observatrice  doucement  amusée,  en  spectatrice 
des  plaisirs  dont  elle  ne  réclamait  plus  sa  part.  C'est  pour- 
quoi, peut-être,  on  la  jugeait  «aimable...  et  capricieuse1!  » 
Un  beau  jour,  lasse  de  la  monotonie  d'une  existence  sans  but, 


lettre  de  François  de  Chambrier  à  d'Oleyres  (17  novembre  1777): 
«  Quelle  vie  mènent  M.  et  M"  de  Charrière  ?  Les  connaissez-vous  ?  On  dit 
madame  fort  aimable,  mais  un  peu  capricieuse.  Qu'en  pensez-vous  ?  » 


276  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

elle  prit  nonchalamment  sa  fine  plume  et  traça  en  se  jouant 
cette  peinture  à  la  fois  légère  et  précise  intitulée  Lettres 
neuchâteloises. 

Le  scandale  fut  grand  ;  les  échos  nous  en  arrivent  de  tous 
côtés.  Samuel  de  Chambrier  se  montre  aussi  dur  que  peut  l'être 
un  galant  homme,  et,  par  son  ton  de  colère  contenue,  nous  devi- 
nons le  langage  violent  dont  usaient  des  lecteurs  moins  bien 
élevés  : 

«  Mmc  de  Charrière,  écrit-il  à  son  parent  de  Turin,  n'a  pu  se 
refuser  aux  aperçus  malins  de  son  esprit  ;  elle  n'a  pu  soutenir 
l'idée  que  l'on  prît  le  change  sur  la  manière  dont  elle  nous 
jugeait  ;  plutôt  que  de  ne  pas  faire  de  l'esprit  sur  notre  compte, 
elle  aurait  consenti  à  de  grands  sacrifices.  Sa  réputation  ne  la 
satisfait  pas  ;  elle  veut  l'étendre,  la  faire  circuler  par  les  moyens 
typographiques  ;  mais  on  trouve  qu'elle  a  fait  pis  en  publiant 
cet  ouvrage  qui  nous  couvre  de  ridicule.  Elle  a  attaqué  des 
gens  de  la  politesse  et  de  l'honnêteté,  de  l'accueil  desquels  elle 
avait  à  se  louer  ;  elle  a  éloigné  d'elle,  pour  satisfaire  son  esprit, 
des  personnes  au  milieu  desquelles  elle  vit,  et  a  prouvé  plus 
de  vanité  que  de  bon  sens.  » 

L'indignation  dura  si  longtemps,  qu'une  année  après  la  publi- 
cation des  Lettres  neuchâteloises,  l'auteur  jugeait  prudent  de 
ne  pas  se  montrer  dans  la  petite  ville  dont  elle  avait  si  fort  troublé 
la  quiétude.  On  le  peut  conclure  de  ces  lignes,  adressées  à  d'Oley- 
res  par  sa  mère,  et  qui  ont  évidemment  pour  but  de  le  mettre 
en  garde  contre  une  relation  peu  sûre  : 

,  «  Depuis  les  Lettres  neuchâteloises,  Mme  de  Charrière  n'a  point 
quitté  Colombier,  non  plus  que  son  mari  :  ils  ne  viennent  point 
en  ville.  Quoiqu'elle  ait  beaucoup  d'esprit,  il  faut  être  sur  ses 
gardes,  autrement  son  commerce  serait  dangereux.  »  (5  mars 
1785-) 

C'est,  comme  on  voit,  le  pendant  —  avec  plus  de  culture  — 
de  l'incident  Caillât  de  Chapeaurouge  :  le  roman  cesse  d'être 
légitime  sitôt  qu'il  cesse  d'être  imaginaire  ;  il  constitue  un 
attentat  aux  mœurs  dès  qu'il  s'applique  à  les  peindre.  Il  n'est 
pas  permis  à  l'artiste  d'étudier  la  vie  dans  les  manifestations 
qu'il  en  a  sous  les  yeux,  de  montrer  la  réalité  prochaine  telle 
qu'elle  s'offre  chaque  jour  à  son  observation  :  Mmc  de  Charrière 
peut  écrire  des  Mistriss  Henlev,  c'est  son  affaire  ;  mais  des 
Lettres  neuchâteloises  /... 


LES    LETTRES    NEUCHATELOISES 


277 


LETTRES 

NEUCh.  ■    DISE 


4&V&& 

? 


D'Oleyres.  qui  voit  les  choses  de  plus  loin,  et  dont  la  tète 
n'est  pas  échauffée  par  l'indignation  ambiante,  écrit  dans  son 
journal  : 

«  On  m'a  envoyé  de  Genève  une  brochure  qui  fait  grand 
bruit  à  Neuchâtel  et  y  révolte  toutes  les  têtes.  On  l'attribue 
à  Mme  de  Char- 
rière,  qui  est  à  Ge- 
nève actuellement. 
Les  Lettres  neuchâ- 
teloises,  petit  ro- 
man fort  trivial, 
sert  de  cadre  à  des 
observations  fines 
et  justes  sur  nos 
mœurs  et  usages 
locaux.  »  (2  avril 
1784.) 

Ce  jugement  plus 
calme  est  à  peu 
près  celui  de  la 
postérité.  En  ce 
temps-là,  on  s'obs- 
tinait sottement  à 
voir  dans  un  pa- 
reil livre  une  trans- 
cription de  la  réa- 
lité toute  pure  ;  on 
cherchait  parmi  ses 
connaissances  les 
originaux  des  per- 
sonnages, on 
croyait  retrouver 
leurs  aventures 
réelles  sous  les  épi- 
sodes imaginés  par 

le  romancier.  Evidemment,  les  Lettres  sont  une  image  fidèle 
de  la  société  neuchâteloise,  mais  cette  image  n'est  point 
la  plate  copie  qu'on  y  cherchait.  Il  n'est  d'ailleurs  pas  certain 
que  les  lecteurs  d'aujourd'hui  fussent  beaucoup  plus  intelli- 
gents ;  du  moins  seraient-ils,  grâce  à  l'accoutumance,  un  peu 
moins  susceptibles... 


AMSTERDAM, 


ii 

1 

i 


M.  DCC  LXXXIV, 


TITRE    DE    L  EDITION    ORIGINALE    DES 

Lettres  neuchàteloises  (bibl.  de  neuchâtel) 


278  MADAME    DE    CHARRIEBE    ET    SES    AMIS 

Un  jeune  Allemand,  Henri  Meyer,  fils  d'un  honnête  mar- 
chand d'Augsbourg,  neveu  d'un  riche  négociant  de  Francfort, 
arrive  à  Neuchâtel,  en  178.,  pour  y  faire  l'apprentissage  du 
commerce.  Il  a  de  l'esprit,  des  sentiments,  quelque  instruction, 
une  certaine  distinction  naturelle.  Un  hasard  lui  fait  rencontrer, 
dans  l'étroite  rue  du  Neubourg,  une  jeune  et  jolie  «  tailleuse  », 
Juliane  C...  Embarrassée  de  paquets,  elle  laisse  tomber  la  robe 
neuve  qu'elle  est  chargée  de  livrer  à  M,le  de  la  Prise.  Meyer 
porte  secours  à  la  couturière  en  détresse,  la  reconduit  chez 
sa  patronne,  explique  l'accident,  montre  enfin  de  la  bonté  et 
une  sorte  de  courage.  Mais  la  petite,  qui  n'en  est  pas  à  sa  pre- 
mière aventure,  revoit,  recherche  le  jeune  homme...  Celui-ci, 
après  quelques  moments  d'oubli,  rompt  avec  elle,  mais  trop 
tard,  comme  on  verra. 

Entre  temps,  il  a  rencontré  au  concert,  puis  au  bal,  la  char- 
mante Marianne  de  la  Prise.  Dès  le  premier  regard,  les  jeunes 
gens  ont  ressenti  tous  deux  un  trouble  inconnu.  Meyer  peint 
à  ravir  cette  sorte  de  joie  intérieure  qu'il  ressent  auprès 
d'elle  : 

«  Ce  qui  me  surprend,  c'est  l'espèce  de  confiance  et  même  de 
gaité  qu'elle  m'inspire.  Il  me  semblait  quelquefois,  à  ce  bal,  que 
nous  étions  d'anciennes  connaissances  ;  je  me  demandais  quel- 
quefois si  nous  ne  nous  étions  point  vus  étant  enfants  ;  il  me 
semblait  qu'elle  pensait  la  même  chose  que  moi,  et  je  m'atten- 
dais à  ce  qu'elle  allait  dire.  Tant  que  je  serai  content  de  moi, 
je  voudrais  avoir  M,le  de  la  Prise  pour  témoin  de  toutes  mes 
actions  ;  mais,  quand  j'en  serai  mécontent,  ma  honte  et  mon 
chagrin  seraient  doubles,  si  elle  était  au  fait  de  ce  que  je  me  re- 
proche. Il  y  a  certaines  choses  dans  ma  conduite  qui  me 
déplaisaient  assez  avant  le  bal,  mais  qui  me  déplaisent  bien 
plus  depuis  que  je  souhaite  qu'elle  les  ignore.  Je  souhaite  que 
son  idée  ne  me  quitte  plus  et  me  préserve  de  rechute.  » 

Ces  vœux  sont  des  aveux.  Bientôt,  en  effet,  Juliane  va  être 
mère.  Que  devenir  ?  Elle  confie  sa  peine  à  Mlle  de  la  Prise, 
qui  n'hésite  point  à  apprendre  à  Meyer  la  situation  de  cette 
malheureuse.  Le  jeune  homme  promet  de  remplir  son  devoir 
envers  son  enfant  ;  Mlle  de  la  Prise  se  charge  de  le  représenter 
auprès  de  la  mère  ;  et  en  quittant  Neuchâtel,  il  emporte  l'assu- 
rance qu'il  est  aimé  :  un  rayon  d'espoir  éclaire  la  dernière  page 
du  roman. 


LES    LETTRES    NEtCHATELOlSES  279 

Cet  aride  résumé,  qui  était  indispensable,  ne  donne  aucune 
idée  du  charme  de  poésie  répandu  sur  ce  petit  ouvrage.  C'est, 
comme  l'a  dit  Charles  Berthoud  l,  «  une  esquisse  de  mœurs, 
où  la  familiarité  des  relations  entre  jeunes  gens  et  jeunes  filles, 
due  chez  nous  comme  en  Angleterre  à  l'éducation  protestante, 
est  mise  en  saillie  avec  son  mélange  de  liberté  et  de  retenue, 
mais  où  la  visée  essentielle  de  l'écrivain  est  pourtant  toujours 
l'analyse,  ou  plutôt  l'observation  des  sentiments.  Le  premier 
éveil  de  l'amour  dans  une  âme  vaillante  et  pure  de  jeune  fille, 
la  première  lutte  d'un  honnête  cœur  de  jeune  homme  entre  les 
entraînements  des  sens  et  une  affection  relevée,  sont  retracés 
■en  quelques  traits  pénétrants  et  pleins  de  justesse,  d'une  main 
délicate  et  ferme  tout  ensemble.  » 

Le  cadre  de  cette  aventure  d'amour,  c'est  la  vie  neuchâte- 
loise  prise  sur  le  vif,  avec  «  quelque  chose  du  détail  hollandais, 
mais  sans  l'application  ni  la  minutie,  et  avec  une  rapidité  bien 
française  ».  (Ste-Beuve)  2.  Meyer  conte  à  un  ami  son  arrivée  à 
Neuchâtel  par  un  jour  brumeux  d'octobre.  Ici,  l'auteur  se  sou- 
vient de  ses  premières  impressions  : 

«  Je  suis  arrivé  il  y  a  trois  jours,  à  travers  un  pays  tout  cou- 
vert de  vignobles  et  par  un  assez  vilain  chemin  fort  étroit  et 
fort  embarrassé  par  des  vendangeurs  et  tout  l'attirail  des  ven- 
danges. On  dit  que  cela  est  fort  gai  ;  et  je  l'aurais  trouvé  ainsi 
moi-même  peut-être,  si  le  temps  n'avait  été  couvert,  humide- 
et  froid,  de  sorte  que  je  n'ai  vu  que  des  vendangeuses  assez  sales 
et  à  demi-gelées.  ...Les  raisins  versés  et  pressés  dans  des  ton- 
neaux ouverts,  qu'on  appelle  gerles,  et  cahotés  sur  de  petites 
voitures  à  quatre  roues  qu'on  appelle  chars,  n'offrent  pas  non 
plus  un  aspect  bien  ragoûtant...  La  ville  me  paraîtra,  je  crois, 
assez  belle,  quand  elle  sera  moins  embarrassée  et  les  rues  moins 
sales.  Il  y  a  quelques  belles  maisons,  surtout  dans  le  faubourg  ; 
et  quand  les  brouillards  permettent  au  soleil  de  luire,  le  lac  et 
les  Alpes,  déjà  toutes  blanches  de  neige,  offrent  une  belle  vue  ; 
ce  n'est  pourtant  pas  comme  à  Genève,  à  Lausanne  ou  à  Vevey.» 

Quelques  semaines  plus  tard,  le  jeune  étranger  constate  que 
les  notables  de  la  petite  ville  «  n'ont  plus  l'air  aussi  soucieux  et 

1  Notice  sur  M""  de  Charrière,  Galerie  suisse,  II,  p.  79. 

2  Ce  jugement,  et  quelques  autres  que  nous  reproduisons  plus  loin,  sont 
empruntés  au  grand  article  de  la  Revue  des  Deux  Mondes  du  i5  mars  i83g, 
qui  a  été  réimprimé  dans  les  Portraits  de  femmes  et  en  tête  de  l'édition  de 
-Caliste  (Labitte,  1845). 


28û  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

sont  un  peu  mieux  habillés  que  pendant  les  vendanges,  lorsque 
leurs  gros  souliers,  leurs  bas  de  laine  et  leur  mouchoir  de  soie 
autour  du  cou  m'ont  si  fort  frappé  ».  —  On  sourit  d'apprendre 
que  cet  innocent  croquis  blessa  les  Neuchâtelois  de  1784.  L'obser- 
vation n'a  pourtant  rien  de  malveillant  dans  son  exactitude  ; 
un  poète  du  cru,  ami  de  Mme  de  Charrière,  n'a-t-il  pas  aussi 
dépeint  le  Neuchâtelois, 

Sortant  enfin  de  son  obscur  cellier, 
De  vendangeur  devenu  petit-maitre1  ? 

Alors  surtout,  quand  les  vignes  enserraient  de  trois  côtés 
la  petite  ville,  la  vendange  était  une  affaire  capitale  ;  tout  le 
monde  en  était  occupé.  Puis,  les  pressoirs  fermés,  la  vie  mon- 
daine reprenait  ses  droits.  Meyer  a  noté  cette  brusque  transi- 
tion et  la  métamorphose  des  notables  du  chef-lieu  :  fallait-il 
grande  malice  pour  cela  ?  —  Il  remarque  aussi  qu'on  nomme 
chacun  par  son  titre,  ce  qui  amusait  déjà  Rousseau  :  «  M.  le 
conseiller,  M.  le  maire,  M.  le  ministre...»  Il  voit,  avec  une  sur- 
prise que  Mme  de  Charrière  avait  éprouvée,  les  dames  de  la 
société  jouer  fort  prestement  la  comédie,  et  il  déclare  —  pour 
notre  étonnement  à  nous  —  que  «  presque  tout  le  monde  à 
Neuchâtel  a  de  la  grâce  et  de  la  légèreté  »,  et  que  les  filles,  «  un 
peu  maigres,  et  un  peu  brunes  pour  la  plupart  »,  y  sont  jolies. 
Il  est  frappé  de  voir  certains  noms  de  famille  si  répandus, 
qu'il  semble  que  tous  les  Neuchâtelois  soient  parents.  Certains 
d'entr'eux  sont  nobles,  mais  cette  noblesse  est  de  fraîche  date, 
si  bien  que  le  patron  de  Meyer,  qui  en  est,  n'y  attache  rien, 
et  ne  met  le  de  devant  son  nom  «  que  pour  faire  plaisir  à  sa 
femme  et  à  ses  sœurs  ».  Meyer  s'égaie  encore  sur  la  fête  des 
Armourins,  qui  est  fort  belle,  mais  dont  personne  n'a  pu  lui 
dire  la  signification  ni  l'origine. 

Jusqu'ici,  la  peinture  n'est  pas  bien  méchante.  Ne  serait-ce 
pas  la  description  du  dîner  du  jour  de  l'An  qui  aurait  vexé  nos 
pères  ?  La  page  est  de  jolie  satire,  d'une  piquante  vérité  ;  chaque 
trait  porte  : 

«  Mon  patron  a  eu  la  bonté  de  me  faire  inviter  à  un  grand 
dîner,  où  l'on  a  plus  mangé  que  je  n'ai  vu  manger  de  ma  vie 

1  César  d'Ivernois,  Les  jeux  de  société  (voir  plus  loin  chap.  XXII). 


282  MADAME    DE    CHARRlÈRE    ET    SES    AMIS 

[nierons-nous,  à  cette  heure  encore,  ces  dîners  interminables  ?] 

où  l'on  a  goûté  et  bu  vingt  sortes  de  vins  [cela  n'est-il  pas  encore 

vrai  ?]  Bien  des  gens  se  sont  à  demi-grisés,  et  n'en  étaient  pas 

lus  gais  !  »  [On  ne  se  grise  plus,  même  à  moitié,  c'est  entendu  : 


mais  aurions-nous,  par  hasard,  la  prétention  d'avoir  le  vin  gai 
—  La  suite  est  si  vraie,  que  nous  avons  cent  fois  assisté  à  une 
scène  identique  !]  «  Trois  ou  quatre  jeunes  demoiselles  chucho- 
taient entre  elles  d'un  air  malin,  trouvaient  fort  étrange  que  je 
leur  parlasse  et  ne  me  répondaient  presque  pas...  Les  sourires 
et  les  éclats  de  rire  étaient  tous  relatifs  à  quelque  chose  qui  s'était 
dit  auparavant,  et  dont  je  n'avais  pas  la  clef.  Je  doutais  même 
quelquefois  que  ces  jolies  rieuses  s'entendissent  elles-mêmes, 
car  elles  avaient  plutôt  l'air  de  rire  pour  la  bonne  grâce  que 
par  gaîté.  77  me  semble  qu'on  ne  rit  guère  ici  ;  et  je  doute  qu'on 
y  pleure,  si  ce  n'est  aussi  pour  la  bonne  grâce.  » 

Ce  tableau  de  notre  gaîté  voulue,  dissimulant  à  peine  un 
fond  de  maussaderie,  est  criant  de  vérité,  j'en  prends  à  témoin 
tout  Neuchâtelois  sincère  et  conscient.  La  description  de  nos 
conversations  ne  le  cède  en  rien  ;  elles  s'attardent  trop  volon- 
tiers au  prix,  à  la  qualité,  la  vente  et  la  mévente  des  vins  : 

«  C'est  une  terrible  chose  que  ce  vin  !  s'écrie' Meyer.  Pendant 
six  semaines,  je  n'ai  pas  vu  deux  personnes  ensemble  qui  ne 
parlassent  de  la  vente.  Il  serait  trop  long  de  t'expliquer  ce  que 
c'est,  et  je  t'ennuyerais  autant  que  l'on  m'a  ennuyé.  Il  suffit 
de  te  dire  que  la  moitié  du  pays  trouve  trop  haut  ce  que  l'autre 
trouve  trop  bas,  selon  l'intérêt  que  chacun  y  peut  avoir  ;  et 
aujourd'hui  on  a  discuté  la  chose  à  neuf,  quoiqu'elle  soit  décidée 
depuis  trois  semaines.  Pour  moi,  si  je  fais  mon  métier  de  gagner 
de  l'argent,  je  tâcherai  de  n'entretenir  personne  du  vif  désir 
que  j'aurai  d'y  réussir  ;  car  c'est  un  dégoûtant  entretien.  » 

Le  dernier  trait  est  dur.  Est-il  immérité  ?  Le  terre-à-terre  de 
nos  conversations  n'a-t-il  pas  agacé  d'autres  gens  d'esprit  que 
l'auteur  des  Lettres  neuchâteloises  ? 

La  description  du  bal  de  société  est  excellente  aussi.  Meyer 
a  reçu  pour  ce  bal  deux  billets,  à  lui  destinés  tous  les  deux  ; 
il  n'a  pas  compris  le  caractère  strictement  personnel  de  l'invi- 
tation, et  a  offert  étourdîment  un  des  billets  à  son  camarade  de 
comptoir.  Cela  amène  une  petite  explication  avec  une  des  dames 
patronnesses,  qui  conclut  en  disant:  «Oh!  bien,  il  n'y  a  pas  de 
mal...  pour  une  fois  »,  et  quitte  Meyer  «  en  jetant  de  loin  sur  son 
•camarade  un  regard  d'examen  et  de  protection  ».  C'est  la  même 


LES    LETTRES    NEUCHATELOISES  283 

dame  —  il  nous  semble  la  reconnaître  —  qui  interroge  Meyer 
sur  sa  famille  avec  une  sympathie...  curieuse  : 

«  J'ai  répondu  que  j'étais  le  fils  d'un  marchand  d'Augsbourg  l. 
—  D'un  négociant,  m'a-t-elle  dit.  —  Non,  Madame,  ai-je  repris  ; 
et  j'ai  senti  que  je  rougissais,  —  d'un  marchand.  Je  sais  bien 
la  différence  ;  mon  oncle,  frère  de  ma  mère,  est  un  riche  négo- 
ciant. —  La  dame  voulait  apparemment  être  polie  ;  mais  assu- 
rément ce  n'était  pas  l'être  que  de  montrer  assez  de  mépris 
pour  ce  qu'était  mon  père,  pour  se  croire  obligée  de  le  supposer 
ce  qu'il  n'était  pas.  » 

Notre  politesse  n'est-elle  pas  souvent  ainsi,  un  peu  maladroite, 
parce  que  la  sensibilité  n'y  a  pas  assez  de  part  ?  Que  d'exemples 
j'en  pourrais  citer  !  Voici  comment  Meyer  résume  son  senti- 
ment sur  nous  : 

«  Sociables,  officieux,  charitables,  ingénieux  -,  pleins  de  talent 
pour  les  arts  d'industrie,  et  n'en  ayant  aucun  pour  les  arts  de 
génie  ;  le  grand  et  le  simple  leur  sont  si  étrangers  en  toutes 
choses,  qu'ils  ne  le  comprennent  et  ne  le  sentent  même  pas.  » 

En  conscience,  ce  jugement  me  paraît  la  vérité  même  :  il 
ne  suffit  pas  de  quelques  exceptions  heureuses  pour  l'infirmer. 

On  trouve  dans  nos  Lettres  des  boutades  plus  mordantes 
encore,  que  Mme  de  Charrière  n'a  pas  osé  prendre  à  son  compte  : 
elle  les  a  mises  dans  la  bouche  d'un  Neuchâtelois  grincheux, 
dont  le  type  n'était  point  malaisé  à  trouver.  Meyer  l'appelle 
le  Caustique  ;  il  aime  à  le  rencontrer,  car  sous  son  ton  persifleur 
et  bourru,  on  découvre  un  fond  de  bonté  et  un  jugement  sain. 
Il  a  fait  sa  connaissance  au  bal,  où  le  Caustique  va  de  groupe 
en  groupe,  observant,  écoutant  ce  qu'on  dit,  et  jetant  ça  et  là 
un  mot  amer  ou  narquois.  Justement  Meyer  cause  avec  un  noble 
alsacien,  le  comte  Max,  venu  à  Neuchâtel  pour  y  parfaire  son 
éducation,  mais  très  déçu  de  n'y  avoir  «  point  trouvé,  pour  la 
littérature  et  les  beaux-arts,  les  secours  qu'on  lui  avait  fait 
espérer  ». 

«  Mais,  Monsieur,  interrompt  le  Caustique,  comment  a-t-on 
pu  vous  envoyer  à  Neuchâtel  pour  les  choses  que  vous  aviez 
envie  d'apprendre  ?  Nous  avons  des  talents,  mais  pas  les  moin- 


1  Dans  la  première  édition,  on  lit  :  «  de  Strasbourg.. 

2  Première  édition  :  «  ingénieux  à  demi...  » 


2«4  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

dres  lumières  ;  nos  femmes  jouent  joliment  la  comédie,  mais 
elles  n'ont  jamais  lu  que  celles  qu'elles  voulaient  jouer.  Personne 
de  nous  ne  sait  l'orthographe  ;  nos  sermons  sont  barbares  ; 
nos  avocats  parlent  patois  ;  nos  édifices  publics  n'ont  pas  le 
sens  commun  ;  nos  campagnes  sont  absurdes  :  n'avez-vous  pas 
vu  de  petits  bassins  d'eau  à  côté  du  lac  ?  Nous  sommes  encore 
plus  légers,  plus  frivoles,  plus  ignorants  que...  » 

Heureusement,  Mlle  de  la  Prise  vient  interrompre  ce  terrible 
homme.  «  Son  fiel  et  ses  exagérations  m' on  fait  rire  »,  ajoute 
Meyer.  Plus  tard,  il  rencontre  dans  la  rue  le  Caustique,  lequel 
a  suivi  du  coin  de  l'œil  le  petit  roman  de  Meyer  et  lui  dit  à 
brûle-pourpoint  : 

«  Monsieur  l'étranger,  nous  ne  sommes  pas  méchants,  mais 
nous  sommes  fins,  et  nous  nous  en  piquons  :  chacun  se  hâte  de 
soupçonner  et  de  deviner,  de  peur  d'être  prévenu  par  quelque 
autre.  Or,  comme  nous  ne  connaissons  presque  pas  les  passions, 
nous  ne  saurions  dans  certains  cas  soupçonner  qu'une  intrigue...  » 

Le  Caustique  si  redouté  est  le  meilleur  cœur  que  Meyer  ait 
rencontré  à  Neuchâtel,  ce  qui  lui  suggère  cette  réflexion  que 
«  les  gens  caustiques  ne  sont  pas  nécessairement  méchants  ». 
Les  lecteurs  de  1784  n'avaient  pas  assez  médité  cette  pensée, 
lorsqu'ils  accusaient  de  méchanceté  noire  le  spirituel  auteur 
des  Lettres.  Nous  entendrons  tout  à  l'heure  Chaillet  réfuter 
brillamment  cette  accusation.  Ce  qui  est  sûr,  c'est  que  le  Caus- 
tique n'est  pas  un  simple  homme  de  paille  :  il  a  été  étudié  sur 
le  vif  ;  nous  avons  nous-même  connu  tel  original  qui  lui  res- 
semblait fort...  et  qui  en  descendait  peut-être. 

S'il  est  naturel  que  Mme  de  Charrière  ait  été  en  mesure  de 
peindre  exactement  la  société  de  Neuchâtel,  on  peut  s'étonner 
qu'elle  ait  su  tracer  un  portrait  si  exact  de  Juliane,  la  petite 
couturière  chercheuse  d'aventures.  Mais  nous  savons  qu'elle 
se  plaisait  à  causer  avec  les  humbles  gens,  à  observer  leurs 
façons  de  penser  et  de  dire.  La  place  que  tient  Juliane  dans  le 
roman  explique  l'épithète  de  trivial  dont  usait  Chambrier 
d'Oleyres.  Dès  la  première  lettre  de  cette  fille  à  sa  tante  de 
Boudevilliers,  nous  reconnaissons  le  vocabulaire  et  l'accent  du 
cru  :  «  En  me  retournant,  j'ai  tout  ça  laissé  tomber  »...  «  Quand 
j'eus  tout  ça  raconté  »  :  ce  tour  germanique  est  courant  à  Neu- 
châtel. De  même  tant  de  mots  allemands  francisés  :  un  bouëbe 


LES    LETTRES    NEUCHATELOISES  285 

{Bube,  petit  garçon)  ;  à  fière-anbe  (Feier-Abend  :  à  la  nuit  tom- 
bante). Et  cette  interjection  :  A  la  garde  !  [sous-entendu  :  de 
Dieu]  qui  amusait  tant  Mme  de  Charrière  ;  et  ce  joli  verbe  patois 
jaubler  (intraduisible  :  car  préméditer  n'est  pas  équivalent)  ; 
et  les  briques  (pour  :  les  morceaux)  ;  et  les  jours  sur  semaine  ; 
et  nous  deux  ma  cousine  ;  il  s'est  pensé  ;  nous  avons  été  prêtes 
(pour:  nous  eûmes  fini),...  ce  parler  est  encore  celui  de  nos  arti- 
sans, et  même  souvent  le  parler  de  ceux  qui  les  occupent  M... 
La  narration  de  Juliane,  qui  ouvre  le  roman,  est  un  chef-d'œuvre 
de  couleur  locale  :  on  la  voit  trottinant  «  en  bas  le  Neubourg  », 
ou  s'allant  mettre  en  chambre  chez  un  cordonnier  des  Chavan- 
nes.  Mais  la  finesse  d'observation  va  plus  loin  que  cette  surface 
pittoresque  :  Juliane  est  d'une  vérité  plus  générale  et  humaine, 
lorsqu'elle  se  livre  à  l'amertume  de  son  ressentiment  contre 
le  vilain  horloger  chez  qui  elle  a  été  en  service  et  sans  qui  elle 
fût  demeurée  sage  ;  ou  lorsqu'elle  compare  sa  vie  à  celle  de  ses 
clientes  riches  : 

«  Ces  dames  font  toutes  sortes  [encore  une  expression  bien 
locale]  pour  se  divertir  ;  et  peut-être  ne  sont-elles  seulement 
pas  aussi  braves  [honnêtes]  qu'une  pauvre  fille  qu'on  laisse 
pleurer  en  faisant  son  ouvrage,  et  qui  n'a  pas  été  à  toutes  leurs 
écoles  et  leurs  pensions  et  n'a  pas  appris  à  lire  sur  leurs  beaux 
livres  ;  et  elles  ont  des  bonnets  et  des  rubans,  et  des  robes 
avec  des  garnitures  de  gaze,  qu'il  faut  que  nous  travaillions 
toute  la  nuit  et  quelquefois  les  dimanches...  » 

Ces  sentiments  sont  de  tous  les  temps  et  de  tous  les  pays  ; 
mais  alors  ils  ne  s'exprimaient  point  tout  haut  ;  il  fallait  en 
quelque  mesure  les  deviner  par  la  sympathie  :  il  est  clair  que 
Mme  de  Charrière  aime  sa  Juliane.  Son  talent  a  su,  tout  de  même, 
faire  sentir  que  Juliane  est  la  vraie  coupable  dans  l'aventure 
de  Meyer  :  c'est  elle  qui,  par  ses  larmes,  ses  airs  désespérés, 
son  petit  manège,  a  séduit  ce  brave  garçon,  à  qui  «  les  femmes 

1  Comment  avait-elle  si  bien  appris  à  parler  neuchàtelois  ?  Tout  simple- 
ment en  prêtant  l'oreille  aux  conversations  de  ses  gens.  Une  personne  âgée, 
dont  les  souvenirs  d'enfance  confinaient  au  temps  de  M™  de  Charrière,  et 
qui  tenait  à  Colombier  par  sa  parenté,  nous  contait,  il  y  a  vingt  ans,  que 
M°"  de  Charrière  se  plaisait  à  aller  s'asseoir  au  haut  de  la  table  où  man- 
geaient les  domestiques  du  manoir,  s'y  attardait  volontiers,  les  faisait 
causer,  et  s'amusait  fort  des  pittoresques  locutions  du  cru  qui  émaillaient 
leurs  propos. 


286  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

étaient  étrangères  ».  —  «  Je  crois  bien,  dit-elle,  qu'il  me  serra 
la  main  ou  qu'il  m'embrassa.  »  Elle  a  fait  tout  ce  qu'il  fallait 
pour  l'y  amener  ;  aussi  n'a-t-elle  pas  l'idée  d'accuser  Meyer, 
mais  est-elle  seulement  bien  fâchée  d'être  grosse.  N'était  cet 
inconvénient...  D'autre  part,  Meyer,  honteux  de  sa  chute,  a 
bien  vite  coupé  court  à  cette  relation,  où  il  s'est  trouvé  engagé 
par  surprise...  Il  fallait  toute  la  délicatesse  de  main  de  notre 
conteuse  pour  faire  sentir  ces  choses,  que  nous  précisons  lour- 
dement, qui  ne  sont  qu'indiquées,  et  que  le  lecteur  devine. 
Mais  il  importait  de  les  lui  faire  deviner,  pour  rendre  acceptable 
et  plausible  l'autre  amour  de  Meyer,  le  vrai,  le  seul.  Il  n'a  jamais 
aimé  que  Mlle  de  la  Prise  ;  il  l'a  aimée  à  première  vue  ;  elle  aussi 
l'a  aimé  tout  de  suite.  Ils  le  disent  si  bien  !  Que  d'expressions 
ravissantes  sous  leur  plume  !  Que  de  «  finesses  d'âme  subite- 
ment révélées  »  (Sainte-Beuve)  ! 

«  Il  me  semble,  écrit  Marianne  à  une  amie,  que  j'ai  quelque 
chose  à  te  dire  ;  et  quand  je  veux  commencer,  je  ne  vois  plus 
rien  qui  vaille  la  peine  d'être  dit..  Quelquefois,  il  me  semble  qu'il 
ne  m'est  rien  arrivé,  que  cet  hiver  a  commencé  comme  l'autre  ; 
d'autres  fois  il  me  semble  qu'il  m'est  arrivé  mille  choses,  que 
je  suis  changée,  que  le  monde  est  changé.  » 

Une  héroïne  de  Marivaux  ne  nuance  pas  mieux  l'expression 
de  son  «  état  d'âme  »  et  y  met  peut-être  moins  de  noble  sim- 
plicité. 

«  Tout  est  nature  en  ce  roman,  comme  en  quelque  antique 
nouvelle  d'Italie,  s'écriait  Sainte-Beuve.  M'le  de  la  Prise  a 
la  franchise  de  cœur.  Elle  ose  aimer  et  se  le  dire  ;  elle  sait  regarder 
en  face  l'éclair,  dès  qu'il  a  brillé.  » 

Cet  amour  la  rend  clairvoyante  ;  elle  se  fie  désormais  —  et 
cela  est  superbement  dit  —  «  à  cette  lumière  qu'elle  a  trouvée 
tout  à  coup  dans  son  cœur.  »  Le  monde  est  transfiguré  pour  elle  : 

«  Ma  mère  a  beau  gronder,  cela  ne  trouble  pas  ma  joie.  Mes 
amies  ne  me  paraissent  plus  maussades  :  vois-tu,  je  dis  mes 
amies,  mais  c'est  par  pure  surabondance  de  bienveillance...  Mon 
clavecin,  ma  harpe,  étaient  tout  autre  chose  qu'une  harpe 
et  un  clavecin  ;  ils  avaient  vie  :  je  parlais,  et  on  me  répondait 
par  eux.  » 

Comme  on  sent  bien  que  l'auteur  avait  lu,  relu  avec  prédi- 
lection la  Marianne  de  Marivaux  !  On  le  devinerait  à  certain 


LES    LETTRES    NEUCHATELOISES  287 

tour  de  réflexion,  et  à  «  ces  aveux  naïfs  de  la  passion,  qui  a  déjà 
dit  son  secret  quand  elle  croit  le  chercher  encore  h.  Mais  Mari- 
vaux ne  rencontre  pas  toujours  des  accents  aussi  justes  et  aussi 
caressants. 

Surtout,  MIIe  de  la  Prise  est  bien  la  jeune  fille  que  pouvait 
produire  alors  la  simplicité,  la  liberté  de  nos  petites  villes.  Les 
jeunes  gens,  étrangers  compris,  avaient  mille  occasions  de  se 
voir,  aux  assemblées,  au  concert,  à  la  promenade,  et  de  former 
des  attachements  qui  parfois  étaient  durables.  Cette  facilité 
innocente,  si  bien  mise  en  relief  par  l'auteur,  lui  a  fourni  des 
situations  d'un  pathétique  familier  qui  ailleurs  ne  seraient  pas 
vraisemblables.  Son  héroïne,  élevée  par  son  père  dans  une  grande 
liberté,  est  demeurée  plus  que  toute  autre  naturelle  et  primesau- 
tière.  Elle  se  peint,  avec  sa  franchise  et  son  courage  de  cœur, 
dans  deux  scènes  capitales,  qu'il  faut  rappeler. 

Au  retour  d'une  promenade  au  Crêt  et  au  Mail,  Meyer  et  le 
comte  Max  ont  rencontré  Marianne  et  une  de  ses  cousines. 
Ils  ont  reconduit  à  la  ville  ces  jeunes  personnes.  Mlle  de  la  Prise 
les  présente  à  ses  parents  ;  nous  pénétrons  avec  eux  dans  le 
modeste  intérieur  d'un  ancien  officier  au  service  de  France. 
On  fait  de  la  musique,  la  soirée  s'avance  :  «  Neuf  heures  appro- 
chaient. Mmc  de  la  Prise  nous  en  avertit  par  une  certaine  inquié- 
tude et  le  soin  de  tout  ranger  autour  de  nous.  »  (Trait  bien  neu- 
châtelois,  soit  dit  en  passant).  Le  père  de  famille,  homme  du 
monde  plein  de  simplicité  et  de  rondeur,  retient  à  souper  les 
jeunes  étrangers  :  Mme  de  la  Prise  ne  sait  point  cacher  sa  contra- 
riété :  «  Encore  si  vous  vous  étiez  avisé  de  cela  de  meilleure 
heure  !  »  Au  cours  de  la  causerie,  on  en  vient  à  parler  d'une 
jeune  Vaudoise  qui  se  résigne  à  épouser  un  homme  riche,  et 
très  déplaisant,  alors  qu'elle  est  passionnément  aimée  d'un  étran- 
ger plein  de  mérite,  mais  sans  fortune.  L'aime-t-elle  ?  dit  quel- 
qu'un. —  Oui.  —  En  ce  cas-là,  elle  a  grand  tort,  décide  M.  de 
la  Prise.  Sa  femme  objecte  :  C'est  un  fort  bon  parti.  Cette  fille 
n'a  rien  :  que  pouvait-elle  faire  de  mieux  ?  —  Mendier  avec  Vautre, 
murmure  Marianne.  Ce  mot  scandalise  sa  mère,  qui  la  traite  de 
folle.  Mais  le  père  approuve  au  contraire  : 


Sayous,  Le  dix-huitième  siècle  à  l'étranger,  II,  p.  1 14. 


288  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

—  «  J'aime  cela,  moi  !  C'est  ce  que  j'avais  dans  le  cœur  quand 
je  t'épousai.  —  Oh  !  bien,  nous  fîmes  là  une  belle  affaire  !  — 
Pas  absolument  mauvaise,  riposte  le  père,  puisque  cette  fille  en 
est  née.  » 

Et  alors,  scène  d'attendrissement  :  Marianne,  agenouillée 
auprès  de  son  père,  pleure  de  douces  larmes,  puis  sort,  puis 
revient  avec  un  visage  serein...  Si  Diderot  avait  connu  ces 
pages,  a  dit  bien  joliment  Sainte-Beuve,  il  eût  couru,  le  livre 
en  main,  chez  Sedaine. 

Tous  ces  détails  de  vie  intime,  si  naturels,  si  vrais,  font  pres- 
sentir et  rendent  d'avance  acceptable  la  hardiesse  de  la  scène 
principale.  Ce  qu'a  risqué  là  Mme  de  Charrière  est  unique  dans 
le  roman  de  cette  époque  ;  il  lui  a  fallu,  pour  traiter  ce  point 
délicat,  «  des  qualités  supérieures  à  celles  d'un  talent  simple- 
ment aimable  ».  Si  quelqu'un  blâmait  l'action  de  Mlle  de  la 
Prise,  il  faudrait  lui  répondre  avec  Meyer  : 

«  Je  ne  pense  pas  que  vous  soyez  tenté  de  vous  moquer  d'une 
jeune  fille  qui,  par  pitié  pour  une  autre,  entretient  un  homme 
sur  un  chapitre  qui  devrait  lui  être  à  elle-même  étranger.  » 

C'est,  en  effet,  ce  qu'osera  Marianne,  pour  sauver  Juliane  du 
désespoir.  Grave,  presque  solennelle,  la  voici  qui  demande  un 
entretien  au  jeune  homme.  Et  pour  ne  point  attirer  l'attention, 
elle  imagine  d'inviter  le  comte  Max  à  s'asseoir  près  d'eux. 
Alors,  placée  entre  les  deux  jeunes  gens  qui  l'écoutent  —  scène 
chaste,  précisément  parce  qu'ils  sont  deux,  remarque  Sainte- 
Beuve  —  alors,  elle  dit  à  Meyer  tout  ce  qu'il  faut  qu'il  sache  : 
que  Juliane  est  grosse,  ne  sait  que  devenir,  ne  peut  compter 
que  sur  lui... 

La  pruderie  neuchâteloise,  qui  n'était  au  fond  que  sécheresse 
de  cœur  et  défaut  de  sensibilité,  jugea  cette  scène  scandaleuse  : 
nous  n'avons  pas  besoin  de  montrer  qu'elle  est  superbe  d'élé- 
vation, de  simple  grandeur,  de  chasteté  véritable.  Cette  jeune 
fille  pure,  qui,  sans  hésiter  ni  trembler,  sauve  la  fille-mère  en 
disant  à  l'amant  :  Faites-vôtre  devoir  !  est  une  des  plus  tou- 
chantes inventions  du  roman  moderne.  Marianne  n'est-elle 
pas  aussi  noblement  vaillante  que  Delphine,  lorsque  celle-ci 
risque  sa  réputation  pour  secourir  une  femme  qui  a  perdu  la 
sienne,  mais  qu'on  accable  d'un  mépris  injuste  ?  Et  qui  sait  si 


I.KS    I.KTTBKS    NKA'CHATKI.OISKS 


289 


Mmc  de  Staël,  qui  a  si  souvent  relu  les  ouvrages  de  Mmc  de  Char- 
rière,  ne  s'est  pas  un  peu  souvenue  de  Marianne  dans  Delphine, 
comme  elle  s'est  incontestablement  souvenue  de  Caliste  dans 
Corinne  ?  Delphine  se  met  au-dessus  de  l'opinion  par  les  élans 
de  son  cœur  généreux.  Que  fait  d'autre  Mlle  de  la  Prise  dans  la 
scène  émouvante  qu'on  vient  de  voir  ?  Elle  apparaît  d'une 
droiture  aussi  fière  qu'une  autre  héroïne,  aimée  de  Mmc  de 
Charrière,  la  princesse  de  Clèves.  Encore  Marianne  montre-t-elle 
une  âme  plus  hardie,  puisqu'elle  doit  oublier  ses  pudeurs  de 
jeune  fille,  et  faire  taire  des  scrupules  légitimes  devant  un  devoir 
supérieur.  Mais  aussi,  l'accomplissement  de  ce  devoir  la  trans- 
forme :  la  jeune  fille  devient  plus  grave,  plus  réfléchie  ;  l'insou- 
ciance et  la  vivacité  d'enfant  font  place  à  un  sentiment  doux 
•et  sérieux  :  «  elle  a  préservé  une  femme  de  la  misère  et  du  vice, 
peut-être  de  la  mort  ».  En  même  temps  elle  s'est  convaincue 
•de  la  sincérité  de  Meyer,  de  sa  foncière  honnêteté.  Il  n'a  pas  le 
devoir  de  la  réparation  par  le  mariage,  qu'il  devrait  à  une  fille 
séduite  ;  mais  il  doit  à  Juliane  et  à  son  enfant  de  pourvoir 
désormais  à  leurs  besoins  :  c'est  Mlle  de  la  Prise  qui  veillera  de 
sa  part  sur  ces  deux  pauvres  êtres. 

Ce  qui  rend  cette  situation  irrésistiblement  touchante,  c'est 
que  Marianne  aime  Meyer  et  se  sait  aimée  :  «  Il  ne  me  l'a  pas 
dit  ;  mais  il  me  l'aurait  dit  mille  fois  que  je  ne  le  saurais  pas 
mieux  ».  Qu'arrivera-t-il  donc  ?  S'épouseront-ils  ?  Nous  ne  le 
saurons  pas.  Mme  de  Charrière  sentait  ce  qu'un  dénouement 
plus  précis  aurait  de  vaguement  pénible.  On  lui  reprocha  de 
tous  côtés  le  fait  que  l'histoire  demeurait  en  suspens.  C'est 
justement  ainsi  qu'il  en  devait  être  :  Meyer  va  se  former  encore  ; 
il  reviendra  sans  doute  à  Neuchâtel  entièrement  digne  de 
Marianne.  N'a-t-il  pas  appris  déjà,  par  une  expérience  humi- 
liante, la  loi  si  sérieuse  de  la  solidarité,  de  la  répercussion  de 
tous  nos  actes  dans  la  vie  d'autres  êtres  ?  Cette  loi,  qu'il  for- 
mule avec  une  si  heureuse  concision  :  On  ne  fait  rien  tout  seul, 
et  il  ne  nous  arrive  rien  à  nous  seuls,  c'est  la  morale  du  livre. 

Les  Neuchâtelois  ne  sentirent  rien  de  tout  cela,  et  justifièrent 
le  jugement  de  Mme  de  Charrière  :  «  Le  grand  et  le  simple  leur 
sont  étrangers  en  toutes  choses...»  Ils  s'appliquèrent  avec  une 
persévérance  comique  à  chercher  les  noms  véritables  des  per- 
sonnages ;  les  Lettres  ne  furent  à  leurs  yeux  qu'un  roman  à 


29O  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

clef  plein  de  malignité.  Les  amis  même  de  Mme  de  Charrière 
n'y  voyaient  pas  grand'chose  de  plus.  Telle  la  bonne  Suzanne 
Moula,  qui  lui  écrivait  de  Windsor  (15  juin  1784)  : 

«Vous  êtes  une  jolie  personne  de  tarder  ainsi  à  m'envoyer 
vos  œuvres  et  à  les  avouer  pour  telles.  Il  y  a  cinq  ou  six  semaines 
que  Mlle  C.  Rougemont  me  les  a  envoyées  de  Neuchâtel  :  je 
les  ai  lues,  relues,  je  vous  ai  admirée,  un  peu  blâmée,  très  goûtée... 
Les  Lettres  neuchâteloises  à  présent  courent  la  cité...  M.  Chauvet  l 
nous  a  appris  l'auteur...  En  les  lisant,  je  pensais  à  vous.  Je  rejetai 
cette  pensée  en  me  rappelant  la  manière  dont  vous  m'en  aviez 
parlé  2.  Je  ne  croyais  pas,  surtout,  qu'il  vous  fût  possible  d'écrire 
aussi  bien  le  français  ou  patois  des  laineuses.  Moi  qui  devrais 
le  savoir  dans  sa  perfection,  je  serais  bien  embarrassée.  J'ai  été 
tentée  vingt  fois  de  vous  écrire,  depuis  que  je  sais  l'obligation 
que  je  vous  ai  comme  Neuchâteloise  ;  mais  incertaine  si  cela 
vous  ferait  plaisir  ou  non,  j'ai  attendu  une  lettre  de  vous.  Je 
crois  que  si  j'avais  écrit  dans  les  premiers  moments  et  que  j'eusse 
suivi  les  impulsions  de  mon  cœur,  je  vous  aurais  grondée... 
J'ai  su  que  le  public,  à  Neuchâtel,  est  très  fâché  contre  vous  ;  mais 
je  crois  que  les  gens  vraiment  raisonnables  ne  le  peuvent  être. 
Voyez  un  peu  la  belle  place  que  je  m'assigne  !...  Votre  livre  m'a 
amusée  ;  et  puis,  après  tout,  ce  que  vous  nous  reprochez  ne 
sont  pas  des  crimes...  M.  Chauvet  passait  la  soirée  chez  moi  ; 
M.  et  Mme  G.,  Mlle  de  la  F.  y  étaient  aussi  ;  peut-être  par  hon- 
nêteté pour  moi,  ils  soupçonnèrent  un  peu  d'exagération  dans 
ce  que  vous  dites  :  que  nous  ne  lisons  que  les  comédies  que  nous 
jouons.  M.  Chauvet  répliqua  :  «  Elles  ne  lisent  pas  même  les 
comédies  qu'elles  jouent,  mais  le  rôle  seulement  qui  leur  est 
assigné  ! 

...Pour  moi,  j'ai  été  un  peu  comme  les  autres  :  j'ai  cherché 
les  originaux  des  personnages  du  roman...  » 

Et  la  voilà  qui  les  énumère  tous,  en  mettant  des  noms  de 
Neuchâtelois  en  regard  !  Puis  elle  poursuit  : 

«  Vous  m'avez  divertie  par  le  récit  des  discours  qu'on  tient 
à  N.,  mais  je  sais  une  épithète  qu'ils  donnent  à  votre  livre  que 
je  ne  vous  dirai  pas  :  elle  leur  fait  trop  peu  d'honneur  et  marque 
leur  dépit  d'une  manière  peu  judicieuse.  Si  je  ne  me  trompe,  M.  de 
G.  trouve  que  vous  avez  eu  tort  de  l'écrire,  et  moi  je  trouve 
que  vous  n'avez  pas  eu  tout  à  fait  raison.  Qu'en  dit  M.  de  C[har- 

1  Sans  doute  Pierre  Chauvet,  de  Genève,  alors  établi  à  Londres. 

2  On  serait  curieux  de  savoir  comment  M"  de  Charrière  parlait  du  petit 
livre  anonyme.  Ses  lettres  à  Suzanne  Moula  n'existent  malheureusement 
plus.  (Voir  chap.  XXIV). 


LES    LETTRES    NEI'CHATF.LOISES 


29] 


rière]  ?  Mais  il  n'a  pas  laissé  de  me  faire  passer  une  demi-heure 
agréable,  et  n'y  eût-il  que  l'assurance  qu'il  me  donne  d'une 
meilleure  santé  (car  il  faut  que  l'esprit  et  le  corps  soient  bien 
disposés  pour  écrire  ainsi),  le  livre  fût-il  cent  fois  plus  méchant, 
je  ne  serais  pas  fâchée  que  vous  l'eussiez  fait.  Il  y  a  longtemps 
qu'on  a  remarqué  que  ce  n'étaient  pas  les  vérités  tombant  sur 
des  défauts  bien  graves  qui  offensaient,  mais  celles  qui  tom- 
bent sur  les  ridicules  et  les  petits  torts  :  la  fâcherie  de  mes  com- 
patriotes en  est  une  nouvelle  preuve.» 

En  lisant  cette  lettre,  on  sent  bien,  à  certaines  réticences, 
que  les  amis  mêmes  de  l'auteur  étaient  un  peu  effarés  de  sa 
témérité.  Elle  avait  donné  un  coup  de  bâton  dans  une  four- 
milière ;  ce  monde  minuscule  était  en  rumeur  et  chacun  pré- 
tendait être  atteint  : 

«  Ne  peignant  personne,  écrivait-elle,  on  peint  tout  le  monde  : 
cela  doit  être,  et  je  n'y  avais  pas  pensé.  Quand  on  peint  de 
fantaisie,  mais  avec  vérité,  un  troupeau  de  moutons,  chaque 
mouton  y  trouve  son  portrait  ou  du  moins  le  portrait  de  son 
voisin.  C'est  ce  qui  arriva  aux  Neuchâtelois,  ils  se  fâchèrent. 
L'on  m'écrivit  une  lettre  anonyme  très  fâcheuse,  où  l'on  me 
dit  de  très  bonnes  bêtises.  Mlle  ***  dit  que  tout  le  monde  pou- 
vait faire  un  pareil  livre  :  «  Essayez  !  »  lui  dit  son  frère.  Les 
Genevois  me  jugèrent  avec  plus  d'esprit  que  tout  le  monde  1. 
Une  femme  très  spirituelle,  très  genevoise,  dit  à  une  autre  : 
«  On  dit  que  c'est  tant  bête,  mais  cela  m'amuse  ».  Ce  mot  me  plut 
extrêmement.  » 

Mme  de  Charrière  fit  à  Neuchâtel  le  même  jeu  qu'à  Utrecht, 
lors  de  la  publication  du  Noble  :  elle  se  laissa  soupçonner,  mais 
n'avoua  pas.  Cette  attitude  exaspérait  les  Neuchâtelois.  Samuel 
de  Chambrier  écrivait  avant  d'avoir  lu  : 

20  mars  1784  (à  d'Oleyres)  :  «  Il  a  paru  ici  une  petite  brochure, 
les  Lettres  neuchâteloises,  que  l'on  attribue  à  Mme  de  Charrière, 
de  laquelle  quelques  morceaux  pourraient  effectivement  être. 
Un  sel  malin  accompagne  quelques  observations  sur  nos  mœurs 
et  usages  et  paraît  être  de  son  esprit.  Pour  ce  qui  est  du  général, 
on" trouve  le  livre  détestable  :  donc  il  est  bon.  » 

Mais  cette  attitude  vaillante  ne  tint  pas  à  la  lecture  du  libelle, 
nous  l'avons  vu  plus  haut  ;  et  bientôt  le  dépit  l'emporte  : 


1  Les  Genevois  entendent  assez  bien  la  raillerie,...  même  quand  elle  tombe 
sur  leurs  voisins... 


2Ç2  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

«  Elle  a  désavoué  le  premier  jour  les  Lettres  neuchâteloises, 
les  a  avouées  le  second  jour,  a  éprouvé  du  chagrin  en  apprenant 
qu'elles  avaient  fait  de  la  peine  ici,  et,  comme  cet  ouvrage  n'a 
fait  aucune  sensation  à  Genève,  elle  est  revenue  à  le  désavouer. 
Il  n'en  est  pas  de  même  de  Mrs  Henley  :  ce  dernier  a  été  goûté  ; 
elle  l'a  avoué  ouvertement.  » 

Le  bruit  fait  autour  du  petit  roman  en  assura  le  succès  : 
la  première  édition  fut  enlevée  en  quelques  semaines  ;  une  nou- 
velle édition  fut  imprimée  bien  vite.  Nous  avons  comparé  les 
deux  textes  :  l'auteur  a  fait  quelques  heureuses  corrections  de 
détail,  a  remplacé  par  des  noms  propres  les  étoiles  dont  elle 
s'était  contentée  pour  quelques  personnages  secondaires,  a 
ajouté  des  notes  pour  expliquer  certaines  expressions  locales, 
a  corrigé  surtout  bon  nombre  de  coquilles  l.  Mais,  en  gros,  les 
deux  éditions  sont  pareilles.  Ce  qui  les  différencie,  ce  sont  les 
vers  que  l'auteur  a  ajoutés  à  la  seconde,  et  qu'il  faut  transcrire  : 

Peuple  aimable  de  Neuchàtel, 
Pourquoi  vous  offenser  d'une  faible  satire  ? 
De  tout  auteur,  c'est  le  droit  immortel 
Que  de  fronder  peuple,  royaume,  empire  ; 
S'il  dit  bien,  il  est  écouté, 
On  le  lit,  il  amuse,  et  parfois  il  corrige. 
S'il  a  tort,  bientôt  rejeté, 
Il  est  le  seul  que  son  ouvrage  afflige. 
Mais,  dites,  prétendriez-vous 
N'avoir  pas  vos  défauts  aussi  bien  que  les  autres  ? 
Ou  vouliez-vous  qu'éclairant  ceux  de  tous, 
On  s'aveuglât  seulement  sur  les  vôtres  ? 
On  reproche  aux  Français  leur  folle  vanité, 
Aux  Hollandais  leur  pesante  indolence, 
Aux  Espagnols  l'ignorante  fierté, 
Au  peuple  anglais  la  farouche  insolence. 
Charmant  peuple  neuchàtelois, 
Soyez  content  de  la  nature: 
Elle  pouvait,  sans  vous  faire  d'injure, 
Ne  pas  vous  accorder  tous  les  dons  à  la  fois. 

Ces  vers  aussi  furent  pris  de  travers  et  regardés  comme  une 
ironie  de  plus  :  «  Est-il  donc  si  clair,  disait  un    Neuchàtelois 


1    !  On  avait  imprimé,  par  exemple,  la  rue  des  Chevaux  pour  la  rue  des 
Chavannes. 


LES    LETTRES    NEUCHATELOISES  20,3 

homme  d'esprit,  qu'on  ne  puisse  rien  nous  dire  d'obligeant  que 
dans  le  but  de  se  moquer  de  nous  ?  » 

Chaillet  rédigeait  alors  le  Journal  helvétique  l.  Un  peu  abasourdi 
de  tout  le  tapage  que  faisait  le  petit  livre  (qu'il  paraît  avoir 
lu  en  manuscrit),  il  garda  quelque  temps  le  silence.  Mais  c'était 
un  vaillant  et  un  combatif  que  ce  pasteur,  et  il  se  lança  enfin 
bravement  dans  la  mêlée.  Son  article,  qui  parut  le  15  juin  1784, 
est  un  petit  chef-d'œuvre  d'ironie  et  de  franc  parler  2.  Il  est 
intitulé  :  De  quelques  romans,  et  traite,  en  effet,  des  nouveautés 
d'alors  :  L'Homme  sauvage  de  Mercier,  Galathée  de  Florian, 
mais,  en  premier  lieu,  de  l'ouvrage  qui  nous  occupe  : 

«  Il  faut  que  je  parle  enfin  des  Lettres  neuchâteloises  :  il  le 
faut  ;  que  penserait-on  de  moi,  si  je  n'en  disais  rien  ? 

Les  pauvres  Lettres  neuchâteloises  !  comme  elles  ont  été 
prises  de  travers,  diversement  jugées,  censurées  avec  gravité, 
blâmées  avec  aigreur,  critiquées  avec  prévention  !  Nous  avons 
commencé  par  les  trouver  assez  plates  ;  puis,  quand  nous  avons 
cru  connaître  l'auteur,  nous  avons  fini  par  les  trouver  bien 
méchantes.  Et  je  vous  assure  qu'elles  ne  sont  pourtant  ni  méchan- 
tes, ni  plates. 

Leur  procès  me  paraît  plus  que  suffisamment  instruit,  et 
je  vais  essayer  d'en  porter  une  sentence  équitable.  Je  m'attends 
bien  toutefois  qu'on  ne  la  trouvera  pas  telle. 

«  Nous  ne  sommes  pas  méchants,  mais  nous  sommes  fins,  et 
nous  nous  en  piquons  :  chacun  se  hâte  de  soupçonner  et  de  deviner, 
de  peur  d'être  prévenu  par  quelque  autre.  »  Cette  observation  très 
juste  et  très  fine  de  l'auteur  a  été  confirmée  par  tous  nos  raison- 
nements sur  son  petit  ouvrage. 


1  Le  titre  était  à  ce  moment  —  car  il  en  changea  plusieurs  fois  —  Nouveau 
journal  de  littérature  et  de  politique  de  l'Europe  et  surtout  de  la  Suisse. 
A  Lausanne,  chez  Jean-Pierre  Heubach  et  Comp. 

2  S'il  était  besoin  d'appuyer  d'une  autorité  cet  éloge,  —  que  justifieront 
assez  les  citations  qui  vont  suivre,  —  nous  pourrions  rappeler  le  mot  de 
Sainte-Beuve  (article  déjà  cité  du  i5  mars  i83q)  :  «  Le  ministre  Chaillet  prit 
en  mains  la  défense  des  Lettres  neuchâteloises  contre  ses  compatriotes, 
dans  un  spirituel  article,  et  pas  du  tout  béotien,  je  vous  assure.  »  —  Nous 
permettra-t-on,  tout  en  soulignant  cet  hommage  rendu  par  le  critique  fran- 
çais au  critique  suisse,  de  sourire  un  peu  du  naïf  étonnement  que  manifes- 
tent ces  Messieurs  de  Paris  lorsqu'ils  découvrent  que  tel  d'entre  nous  n'est 
pas  un  pur  idiot  ?  «  Pas  du  tout  béotien,  je  vous  assure»...  Il  ne  faut  rien 
moins  que  la  garantie  donnée  par  Sainte-Beuve  pour  que  Paris  admette  la 
réalité  du  prodige  !... 


294  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

Quand  il  nous  est  parvenu,  notre  premier  soin  a  été  de 
deviner  qui  pouvait  l'avoir  fait,  et  nos  soupçons  tombaient  sur 
quelqu'un  des  Genevois  de  la  dispersion  ;  car  un  Neuchâtelois 
ne  fait  pas  des  livres 

...Je  commence  à  soupçonner  (car  ce  n'est  pas  pour  rien  que 
je  suis  Neuchâtelois)  qu'on  ne  s'enquiert  si  curieusement  du 
nom  de  l'auteur  que  pour  juger  ensuite  plus  commodément 
de  l'ouvrage.  Vous  voyez  bien,  en  effet,  que  s'il  est  de  Voltaire, 
il  sera  joli  :  si  de  Rousseau,  plein  de  chaleur  ;  si  de  Montesquieu, 
profond  ;  si  de  l'abbé  Raynal,  éloquent.  La  méthode  est  abrégée 
et  facile.  Beaucoup  de  gens  n'en  ont  point  d'autre,  et  ne  s'en 
doutent  pas...  Et  nous  autres,  qui  croyons  juger  plus  pertinem- 
ment, pensons-nous  que  le  nom  de  l'auteur  n'influe  point  sur 
notre  jugement  ?  Ne  sachant  donc  encore  à  qui  nous  en  prendre 
de  la  brochure  en  question,  nous  ne  savions  trop  qu'en  penser 
et  qu'en  dire. 

...Nous  avons  dit  :  Les  Lettres  neuchâteloises  sont  une  critique 
assez  plate  et  assez  fade.  Discutons  ce  point. 

Les  Lettres  neuchâteloises,  il  est  vrai,  ne  sont  pas  trop  faites 
pour  soutenir  le  grand  jour  de  l'impression  ;  elles  y  perdent. 
Cela  n'est  pas  assez  plein,  pas  assez  ferme,  pas  assez  nourri. 
Mais  aussi  pourquoi  en  juger  comme  d'un  livre  ?  Ce  n'en  est 
point  un.  C'est  la  correspondance  de  deux  jeunes  gens.  Ne  perdez 
pas  cela  de  vue.  Vous  jugerez  absurdement,  tant  que  vous  n'au- 
rez pas  l'esprit  de  vous  prêter  à  cette  supposition  fondamentale... 

...  Quant  aux  allusions  que  nous  n'avons  pas  manqué  de 
chercher  dans  ces  Lettres,  parce  qu'en  n'y  en  cherchant  point 
nous  aurions  craint  d'être  pris  pour  dupes,  notre  goût  pour 
deviner  nous  a  fait  illusion,  et  nous  avons  été  les  dupes  de  notre 
finesse.  Qui  est  Monsieur  de  la  Prise  ?  Et  Madame  ?  Et  Mademoi- 
selle ?  Et  ces  deux  comtes  ?  Et  le  Caustique  ?  ...C'est  sûrement... 
Non,  en  vérité,  ce  n'est  personne.  Et  comment,  dites-moi, 
subtils  devineurs,  vous  est-il  venu  dans  l'esprit  un  instant  que 
MUt"  de  la  Prise  pût  être  une  Neuchâteloise  ?  Elle  !  Une  étourdie 
comme  elle  !...  Oh  !  non,  je  ne  la  reconnais  point  pour  ma  compa- 
triote. 

Savez-vous  qui  l'auteur  (puisque  c'est  une  femme)  pourrait 
bien  avoir  dépeint  en  elle  ?  Je  vous  le  dirai  en  confidence,  et 
cette  découverte  nous  vengera  de  toutes  ses  malices.  Soi-même. 
Je  sens  bien  que  si  je  m'avisais  un  jour  de  faire  un  roman,  le 
héros  m'en  ressemblerait  fort. 

...Ce  roman,  du  moins,  n'est  ni  froid,  ni  emphatique.  Il 
l'est  si  peu,  emphatique,  il  est  si  simple  et  si  naturel,  qu'il  doit 
en  paraître  plat  à  tous  ceux  dont  le  goût  est  gâté  par  le  raffi- 
nement et  par  l'emphase.  Qu'un  auteur  de  profession  trouverait 
cela  pauvre  et  misérable  !  Comme  il  dirait  :  N'est-ce  que  cela  !... 
Non,  rien  que  du  naturel  :  quelle  pitié  ! 


LES    LETTRES    NEI'CHATELOISES 


2g5 


...  Ce  n'est  qu'une  bagatelle,  assurément.  Mais  c'est  une 
très  jolie  bagatelle.  Mais  il  y  a  de  la  facilité,  de  la  rapidité  dans 
le  style,  des  choses  qui  font  tableau,  des  idées  qui  restent. 
Mais  il  y  a  dans  les  caractères  cet  heureux  mélange  de  faiblesse 
et  d'honnêteté,  de  bonté  et  de  fougue,  d'écarts  et  de  générosité, 
qui  les  rend  à  la  fois  attachants  et  vrais;  il  y  a  une  sorte 
de  courage  d'esprit  dans  tout  ce  qu'ils  font  ;  et  je  soutiens 
qu'avec  une  âme  commune  on  ne  les  eût  point  inventés.  Mais 
il  y  a  une  très 
grande  vérité  de 
sentiment  :  toutes 
les  fois  qu'un  mot 
de  sentiment  est 
là,  c'est  sans  effort, 
sans  apprêt  ;  c'est 
ce  débordement  si 
rare,  qui  fait  sentir 
qu'il  ne  vient  que 
de  la  plénitude  du 
cœur...» 

Il  cite  une  page 
à  titre  d'exemple, 
puis  s'écrie  : 

«  Malheureuses 
gens  qui  parlez 
sans  cesse  de  sen- 
timent, comment 
n'en  reconnaissez- 
vous  point  ici  le 
vrai  langage  ?  Est- 
ce  peut-être  parce 
qu'il  n'y  a  ni  ex- 
clamations, ni 
grands  mots  ? 

Il  cite  encore  avec  admiration  les  plaintes  de  Juliane  : 

«  Oui,  mesdames,  ajoute-t-il,  c'est  précisément  ainsi  que 
raisonnent  les  filles  qui  vous  servent,  qui  vous  habillent,  qui 
vous  coiffent  ;  et  au  fond,  ont-elles  si  grand  tort  ?  » 

Puis,  ayant  énuméré  toutes  les  scènes  et  les  détails  qui  l'ont 
charmé,  Chaillet  s'écrie  : 

«  j'aime  l'idée  de  faire  des  Lettres  neuchâteloises,  je  veux  dire 
de  fixer  le  lieu  de  la  scène,  et  d'y  approprier  si  bien  tout  ce  qu'on 
dit,  que  l'on  se  reconnaisse  à  chaque  page.  Elle  est  très  heureuse, 


MADAME  DE  CHAILLET-DE   MEZERAG 

(«  Marianne^    des    Lettres    neuchâteloises) 


296  MADAME    DE    CHARHIERE    ET    SES    AMIS 

et  même  féconde,  cette  idée.  Je  voudrais  l'avoir  eue  ;  j'en  suis 
jaloux  l. 

...Parlons  maintenant  de  leur  méchanceté.  De  leur  méchan- 
ceté !....  Eh  !  c'est  une  critique  bienveillante,  qui  ne  tombe  que 
sur  des  choses  légères,  qui  nous  accorde  officiosité,  sociabilité, 
charité,  talents...  Que  voulons-nous  de  plus  ?  On  dit,  il  est  vrai, 
que  nous  n'avons  pas  trop  de  lumières,  que  nous  ne  connaissons 
guère  les  grandes  passions...  Mais,  par  hasard,  y  prétendrions- 
nous  ?....  On  rit  un  peu  de  notre  train  de  vendange,  de  nos  con- 
versations sur  la  vente,  de  ce  que  le  même  nom  est  commun 
à  un  conseiller  d'Etat  et  à  un  pâtissier  :  on  en  rit,  mais  sans 
humeur,  sans  âcreté...  Pourquoi  cela  nous  fâche-t-il  ?  Quel  tort 
cela  nous  fait-il  ?  ...Heureuse  la  nation  dont  il  n'y  aurait  rien 
de  pis  à  dire  !  Eh  .'pourquoi  parler  de  nous?....  Eh  !  pourquoi 
non  ?  vous  dis-je.  Quand  on  a  de  l'esprit,  de  la  vivacité,  de  la 
franchise,  de  la  gaîté,  et  je  ne  sais  quel  courage;  quand  avec  cela 
on  se  sent  bien  disposé  à  l'égard  de  ceux  dont  on  parle,  on  croit 
pouvoir  se  laisser  aller,  dire  tout  ce  qu'on  pense.  On  se  trompe  : 
avec  ce  caractère,  on  passera  presque  toujours  pour  méchant. 
Aussi,  quand  on  me  dit  que  quelqu'un  est  méchant,  je  n'en 
crois  rien  pour  l'ordinaire,  et  cela  me  donne  plutôt  bonne  opi- 
nion de  son  esprit,  de  l'énergie  et  de  la  vérité  de  son  caractère, 
que  mauvaise  opinion  de  son  cœur. 

...Un  petit  conte  pour  finir.  J'ai  lu  quelque  part  qu'un 
Anglais  ayant  écrit  sur  le  gouvernement  du  Danemark,  l'am- 
bassadeur danois  reçut  ordre  de  demander  que  l'indiscret 
écrivain  lui  fût  livré  :  «  Je  n'ai  pas  ce  pouvoir,  répondit  Georges 
II  ;  mais  je  vous  promets  de  dire  cela  à  l'auteur  :  il  pourra 
faire  usage  de  ce  trait  dans  une  seconde  édition...  »  Mes  chers 
compatriotes,  ne  nous  mettons  pas  en  colère  à  la  danoise  !  » 

Il  y  a  plusieurs  choses  à  remarquer  dans  cet  article  d'une 
verve  si  savoureuse.  D'abord,  Chaillet  considère  Mme  de  Charrière 
comme  un  amateur,  et  non  comme  un  écrivain  de  profession. 
Il  déclare  que  son  petit  écrit  n'était  pas  fait  pour  être  imprimé, 
et  qu'il  y  a  perdu.  Cela  concédé,  il  défend  fort  bien  l'ouvrage 
contre  l'opinion  publique,  et  surtout  contre  les  interprétations 
des  chercheurs  de  clefs  :  ne  se  risque-t-il  même  pas  à  dire  que 
l'héroïne  est  bien  trop  primesautière  pour  être  neuchâteloise  ?.... 

1  Cette  idée,  Chaillet  l'avait  eue,  et  l'avait  peut-être  suggérée  à  Mme  de 
Charrière:  dans  son  numéro  de  juillet  1781,  il  s'écriait,  à  propos  du  célèbre 
ouvrage  de  Sébastien  Mercier:  «Qui  fera  le  Tableau  de  Neuchàtel,  pour 
servir  de  pendant  au  Tableau  de  Paris  .-...  Cette  idée  me  plaît  fort,  et 
j'aimerais  à  la  voir  exécutée...  » 


LES    LETTRES    NEl'GH  ATELOISES 


297 


Ici,  pourtant,  Chaillet  se  trompait  un  peu,  ou  plutôt  ne  disait 
pas  ce  qu'il  devait  savoir.  Mme  de  Charrière  avait  eu  un  modèle 
sous  les  yeux  pour  tracer  le  portrait  de  la  jeune  fille.  Dans  une 
lettre  écrite  bien  des  années  plus  tard,  songeant  au  petit  livre 
qui  avait  déchaîné  un  si  grand  orage  : 

«  Le  souvenir  des  Lettres  neuchâteloises,  disait-elle,  me  ramène 
à   d'autres    temps, 


à  M.  le  ministre 
Chaillet,  à  Mllc  Ju- 
lie de  Mézerac...  » 


h 


Cette  aimable 
personne  venait 
souvent  à  Colom- 
bier vers  1784.  Mme 
de  Charrière  goû- 
tait sa  belle  fran- 
chise, et  aussi  son 
beau  teint  (elle  la 
comparait  à  un  pa- 
quet de  linge  blanc). 
En  1785,  Julie 
épousa  Georges 
Chaillet,  que  nous 
connaissons  comme 
un  des  plus  an- 
ciens amis  de  Co- 
lombier.   Quand 

elle  était  séparée  de  Mme  de  Charrière,  elle  lui  écrivait  de 
petites  lettres,  des  billets  rapides  qu'elle  ne  prenait  pas  la 
peine  de  signer  et  de  dater,  mais  qui  sont  tournés  avec  beau- 
coup de  grâce  \ 

1  II  est  à  remarquer  que  Al"  de  Mézerac  avait  parmi  ses  prénoms  (Marianne- 
Louise-Julie)  celui  de  l'héroïne  des  Lettres  neuchâteloises.  En  se  reportant 
à  son  temps  de  jeune  fille,  elle  disait  plus  tard  à  Mmt  de  Charrière  :  «  Dans 
ce  temps  où  mon  mérite  était  de  ressembler  à  un  paquet  de  linge  blanc  »... 
Une  de  ses  sœurs  épousa  M.  Roulet  (qui  fut,  plus  tard,  le  généreux  pro- 
tecteur de  Léopold  Robert).  Les  Alquier  de  Mézerac  étaient  originaires 
de  la  ville  de  Castres,  non  loin  de  laquelle  se  trouve  la  terre  de  Mézerac. 
Un  membre  de  la  famille  alla  s'établir  à  Vannes  (Basse-Bretagne).  Son 
fils,  Jacques-Vincent,  fit  une  brillante  carrière  militaire  et  fut  décoré  de 


GEORGES    DE    CHAILLET-DE    MÉZERAC 


-298  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

Nous  ne  rechercherons  pas  si  d'autres  personnages  du  roman 
sont  dessinés  d'après  nature,  au  sens  où  les  Neuchâtelois  le 
croyaient.  Mais  il  nous  paraît  vraisemblable  qu'en  peignant  le 
Caustique,  Mme  de  Charrière  a  pensé  à  un  homme  dont  la  verve 
mordante  l'avait  amusée,  M.  de  MarvaJ  '. 

Une  des  critiques  le  plus  souvent  adressées  aux  romans  de 
Mme  de  Charrière,  c'est  qu'ils  n'étaient  pas  finis  :  elle  ne  se 
donne  pas  la  peine  de  «  dénouer  »  ses  histoires.  Mme  de  Staël 
le  lui  reprochait  gracieusement  : 

«  Je  me  suis  vivement  intéressée  aux  Lettres  neuchâteloises  ; 
mais  je  ne  sais  rien  de  plus  pénible  que  votre  manière  de  commen- 
cer sans  finir.  Ce  sont  des  amis  dont  vous  nous  séparez,  et  la  ces- 
sation de  toute  correspondance  avec  eux  me  donne  contre  vous 
un  peu  de  l'humeur  que  je  ressens  contre  le  comité  des  postes 
de  Paris  2.  Qu'est-ce  qu'un  roman  appelé  Mrs  Henley,  qu'on 
prétend  aussi  de  vous,  c'est-à-dire  qu'on  trouve  charmant  ? 
Celui-là  est-il  aussi  fait  à  moitié  ?  Vous  abuseriez  un  peu  du 
talent  qu'il  faut  pour  tourmenter  ainsi.  » 

Nous  verrons  en  quels  termes  enthousiastes  elle  parle  de 
Caliste  dans  cette  même  lettre.  L'année  suivante,  elle  lui  dit  : 

«  Comment  se  fait-il  que  je  ne  vous  aie  pas  écrit  plus  tôt, 
quoique  j'aie  lu  si  vite  et  si  bien  le  charmant  roman  de  Mrs 
Henley  ?  » 

Le  reproche  de  ne  pas  finir  ses  histoires  produisit  un  instant 
quelque  impression  sur  l'auteur  :  nous  la  voyons  préoccupée 
de  donner  une  suite  aux  Lettres  neuchâteloises,  comme  tout  le 
monde  l'y  engageait.  D'Oleyres  ne  pouvait  se  consoler  de  ne 
pas  savoir  si  Meyer  serait  un  jour  «  aussi  heureux  qu'il  mérite 
de  l'être  ».  Elle  lui  répond  : 

«  J'avais  bien  une  continuation  des  Lettres  dans  la  tête,  et 

l'ordre  de  Saint-Louis.  Après  avoir  épouse  une  Hollandaise,  dont  il  avait 
fait  connaissance  à  Cologne,  il  quitta  ie  service  et  vint  s'établir  à  Xeuchâtel. 
Il  demeurait  au  Faubourg,  dans  une  petite  maison  avec  jardin,  sur  l'empla- 
cement de  laquelle  ont  été  bâties  les  maisons  Roulet  (Banque  cantonale  et 
Cercle  du  Jardin).  La  demeure  de  Marianne  de  la  Prise  était  donc  sur  le 
chemin  qui  va  du  Crèt  à  la  ville,  et  il  est  naturel  qu'elle  ait  invité  Meyer  et 
le  comte  Max  à  entrer  chez  son  père,  l'ancien  militaire  goutteux  et  cordial. 

1  Voir,  chap.  XVI,  la  lettre  sur  Marval,  où  on  lit  entr'autres  :  «Ayant 
vécu  avec  des  gens  moins  spirituels  que  lui.  il  se  croit  au-dessus  de  la 
pénétration  et  de  l'adresse  de  chacun  »...  1  1  793). 

-  La  lettre  est  du  4  novembre  1 792.  Sur  la  correspondance  de  Mmc  de  Staël 
avec  M""  de  Charrière,  voir  notre  chap.  XX. 


LES    LETTRES    NEUCHATELOISES  299 

elle  aurait  été  moins  neuchâteloise,  mais  après  que  j'ai  été  tout 
à  fait  reconnue,  j'ai  perdu  courage.  L'air  de  grande  vérité  qui 
a  fait  vraiment  un  peu  illusion  ici  ne  pourrait  plus  produire  son 
effet,  et  c'est  cet  effet  que  je  voulais  produire.  On  ne  verrait 
plus  que  moi,  au  lieu  d'un  honnête  et  aimable  jeune  commis. 
D'ailleurs,  j'aurais  peut-être  encore  moins  de  talent  pour  les 
dénouements  que  pour  le  reste.  Les  tristes  sont  tristes,  et  les 
heureux  sont  fort  sujets  à  être  plats.  » 

Elle  a  raison.  Ne  vaut-il  pas  mieux  que  chaque  lecteur  achève 
le  roman  au  gré  de  son  rêve  ?  Les  Lettres  neuchâteloises,  a  dit 
Sainte-Beuve,  n'eurent  pas  de  suite  et  n'en  devaient  pas  avoir  \ 

1  Dans  une  lettre  du  16  mars  1802  à  Benj.  Constant,  M""  de  Charrière  dit 
que  les  Lettres  neuchâteloises,  imprimées  à  ses  frais,  ne  lui  rapportèrent 
pas  un  sou.  —  Elle  s'était  donné  le  plaisir  de  faire  envoyer  des  exemplaires 
des  Lettres  et  de  Mistriss  Henley  à  son  libraire  d'Utrecht.  Une  piquante 
lettre  de  Vincent  de  Tuyll  (août  1784)  se  rapporte  à  cette  affaire;  on  y 
retrouve  quelque  chose  de  l'humour  de  Belle  et  de  Ditie  : 

«J'ai  reçu,  ma  chère  sœur,  le  paquet  de  livres  le  6  de  ce  mois,  savoir  100 
exemplaires  des  Lettres  neuchâteloises  et  200  des  Lettres  de  Mrs  Henley, 
mais  pas  d'exemplaire  du  Mari  sentimental,  comme  vous  me  l'aviez  an- 
noncé*. J'ai  examiné  les  deux  Errata,  que  j'ai  trouvés  corrigés  l'un  et  l'autre 
avec  la  plume.  Vous  auriez  bien  ri  si  vous  aviez  été  témoin  de  ma  conversa- 
tion avec  Spruyt  [le  libraire].  Sa  mine  usée  et  sotte,  son  air  avide  et  curieux 
et  son  langage  abominable  vous  auraient  peut-être  fait  rebrousser  chemin  ; 
mais,  d'un  autre  côté,  il  m'a  fait  rire  aux  larmes  :  « —  Eh  !  comment  se 
porte  M""  de  Charrière  ?  J'en  ai  comme  ça  entendu  parler.  J'ai  perdu  une 
bonne  cliente  avec  elle.  ...Combien  d'exemplaires  y  a-t-il  ?  Sont-ils  aussi 
minces  que  ça  ?  Une  fois  reliés,  quand  ils  auront  été  sous  la  presse,  il  ne 
restera  rien.  ...Quel  est  le  prix,  Monsieur  ?  Si  c'est  8  sous,  je  ne  puis  en 
demander  autant.  Et  puis,  il  y  a  les  droits.  ...D'ailleurs,  on  publie  tant  de 
ces  choses!   Est-ce  que   je   puis    dire   que   c'est  de  votre  sœur  ?...  Non, 

vrai,   je    ne  puis  en    demander  plus  de   6  sous,  8,   pour  les   Lettres 

neuchâteloises...  Si  seulement  j'avais  su  ça  hier,  j'aurais  pu  en  colloquer 
plusieurs  à  ces  messieurs  du  samedi!  »...  Enfin,  je  les  ai  laissés  à  6  et  à 
S  sous.  En  sortant,  il  m'a  rappelé  pour  demander  s'il  lui  était  permis 
d'insérer  dans  le  journal  que  c'avait  été  écrit  par  une  dame  de  distinction. 
Je  lui  ai  dit  non,  et  suis  parti...  J'ai  envoyé  un  exemplaire  à  M""  la  Générale, 
un  second  à  ma  belle-sœur  [M""  Guillaume  de  Tuyll-Fagel],  un  troisième  à 
Milady  [Athlone],  et  un  quatrième  je  l'ai  gardé  pour  moi...  Vos  deux  écrits 
m'ont  fait  grand  plaisir,  et  je  souhaite  comme  ma  tante  [la  Générale]  qu'il 
y  ait  une  suite  aux  Lettres  neuchâteloises.  J'ai  commandé  le  Mari  senti- 
mental, pour  mieux  comprendre  le  but  des  Lettres  de  Mrs  Henley». 

*  Cette  allusion  au  roman  de  M.  de  Constant  n'infirme  en  rien  ce  que  nous  avons  dit  dans 
Je  chapitre  précédent  au  sujet  du  véritable  auteur  du  Mari  sentimental.  11  était  naturel  que 
M""  de  Charrière  désirât  mettre  sous  les  yeux  des  lecteurs  hollandais  le  roman  dont  le  sien 
était  la  contre-partie.  On  voit  qu'elle  renonça  pourtant  à  l'envoyer.  C'est  une  preuve  de  plus 
qu'il  n'était  pas  son  œuvre.  Voir,  du  reste,  la  fin  de  la  lettre  de  Vincent  de  Tuyll. 


CHAPITRE  XI 


Les  Lettres  écrites  de  Lausanne  et  Caliste 


«  Le    plus    joli   des    ouvrages 
qu'elle  ait  faits...  » 

(Benjamin  Constanti. 

Les  Lettres  de  Lausanne.  —  Qui  est  Cécile.  —  Lausanne  en  1784.  —  Types 
variés.  —  M"  de  Charrière  éducatrice.  —  Son  dédain  pour  les  puristes. 

—  Pamphlets  contre  elle.  —  M"'  de  Charrière  défendue  par  un  anonyme. 

—  Séjour  à  Payerne.  —  Histoire  de  Caliste.  —  Originalité  du  roman.  — 
Caliste  et  Corinne.  —  Les  journaux  parisiens  et  Caliste. 


Le  bruit  causé  par  les  Lettres  neuchâteloises  avait  à  peine 
cessé,  qu'on  annonçait  la  prochaine  publication  de  Lettres  de 
Lausanne.  Mme  de  Charrière,  qui  avait  de  bonnes  raisons  d'en 
savoir  plus  long  que  le  public  sur  cet  ouvrage,  écrivait  à  Cham- 
brier  d'Oleyres  ces  lignes  destinées  à  dérouter  ses  conjectures  : 

«  On  dit  que  c'est  le  fils  ou  le  frère  de  l'aubergiste  d'Yverdon 
qui  nous  promet  des  Lettres  lausannoises.  J'ai  été  fort  aise  de 
me  voir  imitée,  même  par  un  sot.  Je  souhaite  que  la  souscription 
se  remplisse,  et  j'ai  prié  M.  Chaillet  de  souscrire  pour  moi. 
Nous  verrons  ce  que  c'est  que  «  des  idées  qui  se  présentent  sans 
paraître  se  présenter  »,  et  les  autres  choses  extraordinaires 
qu'on  nous  annonce  \  »  (ier  février  1785.) 


1  Nous  n'avons  pas  réussi  à  retrouver  le  prospectus  auquel  ces  lignes 
font  allusion  et  qui  était  probablement  l'œuvre  de  Mmc  de  Charrière. 


302  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

M.  de  Saïgas,  qui  attend  le  manuscrit  pour  le  faire  copier, 
comme  il  a  fait  déjà  d'une  comédie  1,  lui  écrit  le  n  janvier  : 

«Je  languis  de  les  avoir  [les  Lettres],  et  j'aurai  soin  de  pro- 
curer le  même  plaisir  au  public  en  les  faisant  imprimer  prestis- 
simo. Envoyez  donc  cito,  cito.  Vous  me  dites  que  vous  faites 
des  comédies  et  des  autres  folies.  Tant  mieux  !  C'est  ce  qui  m'a 
fort  réjoui  dans  votre  lettre  ,  dont  le  ton  d'ailleurs  m'a  fait  grand 
plaisir.  » 

Le  sage  ami,  qui  est  au  courant  de  la  crise  qu'a  traversée  la 
pauvre  femme,  est  heureux  de  constater  qu'elle  se  reprend  à 
vivre.  Quinze  jours  plus  tard,  il  a  reçu  le  manuscrit,  où  il  va 
«  corriger  les  petites  fautes  de  ponctuation  »,  car,  pour  le  reste, 
il  se  gardera  bien  d'y  faire  «  le  plus  léger  changement».  Il  lui 
enverra  au  fur  et  à  mesure  les  épreuves,  dont  il  sera,  lui,  le  pre- 
mier correcteur. 

«  Vous  me  recommandez  le  secret,  dit-il  encore  :  je  suis  fâché 
de  vous  dire  que  cette  recommandation  est  venue  un  peu  trop 
tard.  Connaissant  l'empressement  de  mes  sœurs  à  lire  tout  ce 
qui  vient  de  vous,  et  qui  est  destiné  au  public,  je  leur  ai  annoncé 
vos  Lettres  de  Lausanne,  mais  vous  pouvez  compter  sur  leur  dis- 
crétion. » 

Il  nous  apprend  de  plus  qui  a  servi  de  modèle  pour  Cécile  et 
pour  sa  mère  : 

Je  languis  que  le  public  fasse  connaissance  avec  Cécile. 
Je  suis  sûr  qu'il  l'aimera  beaucoup.  J'aimais  beaucoup  la  mère 
avant  que  de  savoir  qui  elle  était.  Je  l'aime  encore  davantage 
depuis  que  je  sais  que  c'est  vous,  ma  chère  madame.  J'ai  tou- 
jours regretté  que  vous  n'eussiez  point  de  fils  à  élever  :  personne 
au  monde  n'y  aurait  été  plus  propre  2. 

Je  ne  connais  pas  Mlle  Roëll,  mais  je  connais  Cécile  en  corps 
et   en  âme  comme  si  je  l'avais  vue  toute  ma  vie.  Vous  avez 


1  La  comédie,  en  prose  et  en  un  acte,  intitulée  Les  d'Ornac,  une  des  moins 
mauvaises  qu'elle  ait  écrites.  Elle  ne  l'a  pas  fait  imprimer,  non  plus  qu'une 
douzaine  d'autres,  que  nous  indiquerons  en  temps  et  lieu.  Est-ce  la  comédie 
Les  d'Ornac  qui  fut  représentée  à  Genève  en  1789  (Voir  chap.  VII,  p.  237, 
note  1  )  ? 

2  Cette  année-là,  précisément,  M""  de  Charrière  adressait  à  sa  belle-sœur, 
M™'  Vincent  de  Tuvll,  une  longue  et  très  remarquable  lettre  où,  sur  la 
demande  qu'elle  en  avait  reçue,  elle  lui  donnait  des  conseils  pour  l'éduca- 
tion et  l'instruction  de  son  fils  premier-né. 


LES    LETTRES    ECRITES    DE    I.ALSANNNE    ET    CALISTE 


3o3 


une  fort  bonne  idée  de  vouloir  nous  faire  l'histoire  du  mentor 
du  jeune  lord.  C'est  un  personnage  intéressant  et  qui  va  fort 
bien  à  côté  de  la  mère  de  Cécile.  En  vérité,  vos  Lettres  de  Lau- 
sanne sont  excellentes...  » 

Non  seulement  ces  lignes  de  Saïgas  nous  livrent  le  nom  réel 
de  Cécile  ;  elle  nous  apprennent  en  outre  que  dès  1785  Mme  de 
Charrière  méditait  la  seconde  partie  du  roman,  la  doulou- 
reuse histoire  de  Caliste.  Caliste  n'est  donc  pas  —  et  l'on  s'en 
doute  bien  à  la  lire  —  une  «  suite  »,  imaginée  après  coup  ;  il  y 
a  un  lien  intime  entre  les 
deux  parties  de  l'ouvrage  ; 
elles  s'expliquent,  se  complè- 
tent si  heureusement,  qu'on 
ne  les  peut  séparer,  et,  bien 
que  la  seconde  n'ait  paru 
que  deux  ans  après  la  pre- 
mière, elles  furent  manifes- 
tement conçues  à  la  fois. 

Quant  à  l'héroïne,  c'était 
une  compatriote  de  l'auteur. 
Guillaume  Roëll,  né  à 
Utrecht  en  1740,  la  même 
année  que  Mme  de  Charrière, 
et  mort  aussi  la  même  an- 
née qu'elle  (1805),  s'était 
fixé  à  Lausanne,  où  il  avait 
épousé  en  1762  Catherine- 
Rose    Secretan.     De     cette 

union  naquit  l'année  suivante  la  jeune  fille  qui  nous  intéresse, 
Rose-Cornélie-Louise  Roëll.  Elle  ne  se  maria  qu'assez  tard,  car 
elle  avait  quarante  ans  lorsqu'elle  épousa  Isaac-Louis  Auber- 
jonois,  dont  la  descendance  est  bien  connue  à  Lausanne  \  Mme  de 


Lettres  de  Lausanne 


1  La  jeune  Rose,  ou  Rosine,  devait  avoir  à  peine  vingt  ans  quand  M""  de 
Charrière  la  connut.  Elle  a  tracé  d'elle  un  portrait  dont  le  caractère  est 
confirmé  par  la  miniature  que  ses  descendants  ont  conservée  et  nous  ont 
autorisé  à  reproduire  :  «  Figurez-vous,  lit-on  dans  les  Lettres  de  Lausanne, 
un  joli  front,  un  joli  nez,  des  yeux  noirs  un  peu  enfoncés  ou  plutôt  cou- 
verts, pas  bien  grands,  mais  brillants  et  doux;  les  lèvres  un  peu  grosses  et 
très  vermeilles,  les  dents  saines,  une  belle  peau  de  brune,  le  teint  très  animé, 
un  cou  qui  grossit  malgré  tous  les  ïoins  que  je  me  donne,  une  gorge  qui 


304  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

Charrière  demeura  en  relations  affectueuses  avec  cette  aimable 
personne  ;  malheureusement  leur  correspondance  n'existe  plus. 
Il  est  temps  de  feuilleter  ces  jolies  Lettres  de  Lausanne,  dont 
le  succès  fut  si  vif  qu'elles  eurent  plusieurs  éditions  avant  de 
reparaître  augmentées  de  Caliste  1.  Nous  sommes  à  Lausanne, 
en  1784.  Mme  de  Charrière  dépeint  librement  le  monde  qu'elle 
avait  fréquenté  de  loin  en  loin  et  que  tant  d'autres  ont  décrit 
après  elle.  On  sait  ce  qu'était  ce  Lausanne-là.  Vingt  ans  aupa- 
ravant, Voltaire  y  exerçait  son  prestige.  Gibbon,  qui  y  avait 
séjourné  déjà  à  deux  reprises  et  fleureté  avec  Susanne  Curchod 
dans  la  Société  du  Printemps,  y  était  revenu  en  1783  partager 
la  riante  retraite  de  son  ami  Deyverdun,  le  traducteur  de  Werther  : 
il  retrouvait  Lausanne  plus  animée  que  jamais;  la  réputation  du 
médecin  Tissot  y  attirait  de  nombreux  étrangers,  séduits  aussi 
par  la  beauté  des  sites  que  Rousseau  avait  célébrée  et  par  la 
vie  facile  et  gaie  que  l'on  menait  sur  ces  rivages.  Mme  de  Charrière 
était  en  relations  d'amitié  et  de  parenté  avec  ce  petit  monde 
aimable  et  accueillant  :  nous  savons  que  Deyverdun,  Tissot, 
d'autres   encore,    venaient    la   voir   à    Colombier.    Elle   corres- 

serait  belle  si  elle  était  plus  blanche,  le  pied  et  la  main  passables,  voilà 
Cécile.  Si  vous  connaissiez  M"'  R***  [Roëll,  évidemment]  ou  les  belles  pay- 
sannes du  Pays  de  Vaud,  je  pourrais  vous  en  donner  une  idée  plus  juste. 
Voulez-vous  savoir  ce  qu'annonce  l'ensemble  de  cette  figure  ?  Je  vous  dirai 
que  c'est  la  santé,  la  bonté,  la  gaîté,  la  susceptibilité  d'amour  et  d'amitié, 
la  simplicité  de  cœur  et  la  droiture  d'esprit,  et  non  l'extrême  élégance,  déli- 
catesse, finesse,  noblesse.  C'est  une  belle  et  bonne  fille  que  ma  fille».  Dans 
la  lettre  suivante,  elle  reprend  :  «  Eh  bien  oui,  un  joli  jeune  Savoyard 
habillé  en  fille»...  —  L'intérêt,  la  remarquable  nouveauté  de  ce  portrait, 
c'est  qu'il  est  nettement  local,  individualisé  à  plaisir:  c'est  bien  une  jeune 
Vaudoise  qu'il  représente,  et  cela  avec  une  précision  de  réalisme  qui 
stupéfia  les  contemporains.  Le  gros  cou  de  Cécile  surtout,  qui  inquiète  sa 
mère  (joli  trait  bien  nfaternel),  les  révolta.  Nous  en  rentendrons  parler 
jusque  dans  le  Journal  des  Débats  du  8  juillet  1845,  où  le  délicat  Paul  de 
Molènes  dénonce  ce  détail  comme  «  le  plus  inutile  et  le  plus  malencontreux 
de  tous  les  traits  ». 

1  D'Olevres  note  dans  son  journal,  le  25  septembre  1785  :  «Je  viens  de 
lire  une  brochure  de  Mmt  de  Charrière,  les  Lettres  de  Lausanne»,  et  ajoute 
qu'il  v  retrouve  davantage  «  le  style  et  la  manière  de  l'auteur  que  dans  les 
deux  premières  brochures  qui  ont  paru  d'elle  l'année  dernière  »  (remarque 
dont  nous  ne  saisissons  pas  bien  le  sens)  :  l'ouvrage  fut  donc  publié  vers  la 
fin  de  l'été  1785.  Il  portait  la  mention  Toulouse,  mais  avait  été  imprimé  à 
Genève,  chez  Bonnant. 


LES    LETTRES    ÉCRITES    DE    LAUSANNE    ET    CALISTE  3o5 

pondait  avec  Gibbon  et  dut  rencontrer  plusieurs  fois  ce  gros 
homme,  qui,  dans  la  nuit  du  27  juin  1789,  achevait,  à  Lausanne, 
sous  son  berceau  d'acacias,  la  Décadence  de  V Empire  romain.  Il 
déclare  lui-même  dans  ses  mémoires  que  la  société  lausannoise 
était  «  du  caractère  le  plus  gai  et  le  plus  sociable.  »  C'était  un 
monde  cosmopolite,  où  l'on  voyait  rassemblés,  avec  des  lords 
anglais  et  des  princes  allemands,  des  philosophes  et  des  écri- 
vains, l'abbé  Raynal,  Sébastien  Mercier,  des  gens  du  monde  et 
des  hommes  de  pensée,  les  Necker,  le  marquis  de  Boumers, 
Servan,  Court  de  Gébelin,  Mme  de  Genlis...  Parmi  tous  ces 
étrangers,  Mme  de  Montolieu,  auteur  de  Caroline  de  Lichtfield  et 
des  Châteaux  suisses,  représentait  l'esprit  local,  un  peu  mièvre, 
un  peu  apprêté,  mais  avenant. 

Mme  de  Charrière  observa,  sans  s'y  mêler  beaucoup,  ce  monde 
bizarre  et  changeant.  Elle  saisit  tout  de  suite  le  caractère  parti- 
culier de  la  vie  lausannoise,  à  savoir  la  fusion  qui  s'opérait  sans 
effort  —  et  beaucoup  plus  qu'aujourd'hui  —  entre  l'élément 
indigène  et  l'élément  exotique.  De  ce  mélange  résultaient,  avec 
plusieurs  avantages,  certains  inconvénients  pour  les  jeunes 
Vaudoises  sans  fortune,  à  qui  la  société  des  étrangers  élégants 
et  riches  risquait  de  faire  trouver  insipide  celle  de  leurs  compa- 
triotes : 

«  Connaissez- vous  Plombières,  ou  Bourbonne,  ou  Baréges  ? 
D'après  ce  que  j'ai  entendu  dire,  Lausanne  ressemble  assez  à 
tous  ces  endroits-là.  La  beauté  de  notre  pays,  notre  Académie 
et  M.  Tissot  nous  amènent  des  étrangers  de  tous  les  pays,  de 
tous  les  âges,  de  tous  les  caractères,  mais  non  de  toutes  les  for- 
tunes. Il  n'y  a  guère  que  les  gens  riches  qui  puissent  vivre  hors 
de  chez  eux.  Nous  avons  donc  surtout  des  seigneurs  anglais, 
des  financières  françaises,  des  princes  allemands,  qui  apportent 
de  l'argent  à  nos  aubergistes,  aux  paysans  de  nos  environs,  à 
nos  petits  marchands  et  artisans,  et  à  ceux  de  nous  qui  ont  des 
maisons  à  louer  en  ville  ou  à  la  campagne,  et  qui  appauvrissent 
tout  le  reste  en  renchérissant  les  denrées  et  la  main  d'œuvre, 
et  en  nous  donnant  le  goût  avec  l'exemple  d'un  luxe  peu  fait 
pour  nos  fortunes  et  nos  ressources.  Les  gens  de  Plombières, 
de  Spa,  de  Baréges,  ne  vivent  pas  avec  leurs  hôtes,  ne  prennent 
pas  leurs  habitudes  ni  leurs  mœurs.  Mais  nous,  dont  la  société 
est  plus  aimable,  dont  la  naissance  ne  le  cède  souvent  pas  à  la 
leur,  nous  vivons  avec  eux,  nous  leur  plaisons,  quelquefois  nous 
les  formons,  —  et  ils  nous  gâtent.  Ils  font  tourner  la  tête  à  nos 
jeunes  filles,   ils  donnent  à  ceux  de  nos  jeunes  hommes  qui 


3o6  MADAME    DE    CHARRlÈRE    ET    SES    AMIS 

conservent  des  mœurs  simples  un  air  gauche  et  plat,  aux  autres 
le  ridicule  d'être  des  singes  et  de  ruiner  souvent  leur  bourse  et 
plus  souvent  leur  santé... 

...L'habitude  nous  rend  ce  concours  étranger  assez  agréable. 
Cela  est  plus  riant  et  plus  gai.  Il  semble  aussi  que  ce  soit  un  hom- 
mage que  l'univers  rend  à  notre  charmant  pays,  et  nous  recevons 
cet  hommage  avec  orgueil.  D'ailleurs,  qui  sait  si,  en  secret,, 
toutes  les  filles  ne  voient  pas  un  mari,  toutes  les  mères  un  gendre 
dans  chaque  carrosse  qui  arrive  1  ?  » 

De  fait,  qu'allons-nous  voir  ?  Une  jolie  Vaudoise  courtisée- 
par  un  petit  lord  qui  ne  se  décide  pas  à  l'épouser  —  et  part.  — 
Cécile  est  une  de  ces  vives  et  sages  personnes  que  Gibbon,  à 
son  premier  séjour,  rencontrait  dans  la  Société  du  Printemps, 
mais  exempte  à  la  fois,  grâce  à  une  éducation  pleine  de  sens, 
de  la  préciosité  de  la  «Cité»,  et  de  la  politesse  mondaine  et  un 
peu  guindée  de  la  «  Rue  de  Bourg  '-.  »  Elle  a  été  élevée  avec  tous 
les  soins  intelligents  que  Mrae  de  Charrière  eût  voués  à  sa  fille,. 
si  le  Ciel  lui  en  eût  accordé  une.  C'est  bien  l'auteur  qui  parle 
par  la  bouche  de  cette  mère  attentive,  spirituellement  dégagée 
de  la  routine  et  du  préjugé  :  le  style  même  de  cette  Vaudoise- 
a  une  liberté  d'allures  qui  déplut,  nous  le  verrons,  aux  puristes 
indigènes. 

Les  lettres  de  la  mère  de  Cécile  sont  adressées  à  une  parente 
du  Languedoc,  qui  lui  a  fait  part  de  ses  perplexités  au  sujet 
de  l'établissement  de  ses  filles  :  l'habitante  de  Lausanne  répond 
en  exposant  ses  propres  incertitudes  et  la  façon  dont  elle  conçoit 
l'éducation  féminine.  Noble  et  sans  fortune,  Cécile  trouvera-t- 
elle  un  parti  ?  Qui  épousera-t-elle  ?  Deux  ou  trois  jeunes  gens 
sont  reçus  dans  la  maison.  L'un  est  un  «  futur  ministre  »,  un 
peu  parent  de  Cécile,  qui  n'a  rien  de  séduisant,  et  que  les  siens 
portent  aux  nues  :  c'est  «  un  petit  homme  pâle  et  maigre,  choyé, 
chauffé,  caressé  par  toute  sa  famille.  On  le  croit,  pour  quelques 


1  Lettre  IV. 

2  Voir,  à  ce  sujet,  l'excellente  étude  de  M.  Charles  Burnier  :  La  Vie  vau- 
doise et  la  Révolution  (Lausanne,  Bridel,  1902),  en  particulier  les  chapitres 
IV-VII,  où  l'auteur  suit  pas  à  pas  les  Lettres  de  Lausanne  et  montre  par 
les  faits  réels  la  singulière  vérité  des  portraits  et  des  peintures  tracés  dans, 
le  roman.  Verdeil,  dans  son  Histoire  du  Canton  de  Vaud  (T.  III,  p.  3n), 
avait  déjà  loué  la  vérité  de  cette  peinture  «si  gracieuse  et  si  fine»  de  la. 
société  lausannoise. 


LES    LETTRES    ÉCRITES    DE    LAUSANNE    ET    CALISTE  Zoj 

mauvais  vers,  pour  quelques  froides  déclamations,  le  premier 
littérateur,  le  premier  génie,  le  premier  orateur  de  l'Europe.  » 
-  Reconnaissez-vous  cette  sorte  de  prodige  ?  Nos  sociétés 
d'étudiants  n'ont  pas  cessé  d'en  produire  :  il  y  a  toujours  un 
clan  de  cousins  et  de  petites  amies  pour  créer  de  ces  réputa- 
tions éphémères.  Le  jeune  ministre  bel-esprit  est  d'ailleurs 
gauche  et  maladroit  dans  les  petits  jeux  de  société  ;  la  solli- 
citude excessive  de  sa  maman  achève  de  le  rendre  ridicule  aux 
yeux  de  Cécile  : 

«  Quand  il  fut  question  de  s'en  aller  :  Jeannot,  dit  la  mère, 
tu  ramèneras  Cécile  ;  mais  il  fait  froid,  mets  ta  redingote,  bou- 
tonne-la bien  !  » 

Un  autre  type, —  disparu,  celui-là,  et  très  vrai  aussi, —  c'est 
le  fils  du  bailli,  «  un  beau  jeune  Bernois,  couleur  de  rose  et 
blanc  et  le  meilleur  enfant  du  monde...  »  Mais  Cécile  ne  sera 
ni  pour  le  précieux  théologien,  ni  pour  le  gros  poupard  bernois. 
Elle  a  une  préférence  marquée,  encore  qu'inconsciente  au  début, 
pour  un  jeune  lord  qui  séjourne  à  Lausanne  avec  son  précep- 
teur, et  qui  est  en  homme  ce  qu'elle  est  en  femme.  Il  lui  fait 
la  cour  assez  tendrement,  mais  ne  se  déclare  pas.  L'innocente 
coquetterie  des  deux  jeunes  gens,  les  anxiétés  de  la  mère,  la 
clairvoyance  du  mentor,  sont  analysées  avec  une  finesse,  décrites 
avec  une  grâce,  qui  suffisent  à  soutenir  l'intérêt'?: de"  ce  petit 
roman  dénué  de  péripéties.  Cécile  et  son  amoureux  ne  sont  point 
des  êtres  extraordinaires,  et  pourtant  ils  attachent,  parce  que 
tous  leurs  sentiments  sont  naturels  et  simples.  La  mère  est  ce 
que  l'auteur  aurait  voulu  être  à  sa  place,  la  confidente  de  sa 
fille  ;  elle  raconte  à  sa  parente  du  Languedoc  tous  ces  menus 
incidents  si  importants  pour  ce  qu'elle  a  de  plus  cher  au  monde. 
C'est  ainsi  qu'un  cousin,  brillant  capitaine  vaudois  au  service 
de  France,  revenu  récemment  à  Lausanne  et  marié  depuis  peu 
avec  une  femme  coquette  et  jalouse,  s'éprend  de  la  bonne  et 
charmante  Cécile  :  «  Il  n'est  plus  si  triste  d'être  marié,  parce 
qu'il  oublie  qu'il  le  soit.  »  Il  l'oublie  si  bien,  qu'il  manifeste  un 
jour  d'une  façon  trop  significative  les  sentiments  que  lui  inspire 
la  jeune  fille.  Cet  incident,  qui  l'a  vivement  émue,  ouvre  les 
yeux  de  Cécile,  non  seulement  sur  l'état  de  son  cœur,  qui  se 
sent  épris  du  petit  lord  à  l'exclusion  de  tout  autre,  mais  aussi 
sur  les  dangers  que  court  une  jeune  fille  dans  la  société  du  monde  : 


3o8  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

«  Me  voici  éclairée  pour  le  reste  de  ma  vie,  dit-elle  bravement 
à  celui  qui  vient  de  s'oublier  un  instant  avec  elle.  Mais,  puisque 
vous  m'avez  fait  un  aveu,  je  vous  en  ferai  un  aussi,  qui  vous 
fera  comprendre  pourquoi  je  ne  crains  pas  de  continuer  à  vous 
voir  :  j'ai  aussi  de  la  préférence  pour  quelqu'un.  » 

C'est  une  vraie  sœur  de  Mlle  de  la  Prise,  courageuse  d'esprit, 
parce  que  droite  de  cœur. 

«  De  ma  vie,  dit  à  son  tour  la  mère,  je  n'ai  été  aussi  émue. 
Je  le  croyais,  mais  le  savoir  !  Savoir  qu'elle  aime  assez  pour  le 
dire,  et  de  cette  manière!  pour  sentir  que  c'est  un  préservatif, 
que  les  autres  hommes  ne  sont  point  à  craindre  pour  elle  !  » 

Malheureusement,  le  jeune  Anglais  risque  de  passer  à  côté 
du  bonheur  et  de  refuser  à  Cécile  celui  qu'elle  espère  :  aimable, 
plein  de  distinction,  de  charme,  mais  faible,  irrésolu,  il  songe 
à  retourner  dans  son  pays,  et  ne  se  déclare  toujours  pas.  Cécile 
juge  qu'il  est  de  sa  dignité  de  s'éloigner  :  elle  part  avec  sa  mère 
pour  la  campagne,  puis  pour  le  Languedoc.  Si  l'étranger  ne  la 
rappelle  pas,  saura-t-elle  l'oublier,  comme  le  souhaite  sa  mère  ?... 
L'histoire  s'arrête  là.  On  peut  espérer  qu'elle  finira  bien  ;  car 
le  jeune  lord  a  sous  les  yeux  un  exemple  saisissant  des  chagrins 
auxquels  on  s'expose  quand  on  laisse  échapper  le  bonheur 
que  l'on  a  sous  la  main  :  son  gouverneur  a  lui-même  payé  chè- 
rement une  indécision  toute  pareille.  Il  ne  laissera  pas  son  jeune 
ami  commettre  la  même  faute.  Il  lui  racontera  sans  doute, 
comme  à  la  mère  de  Cécile,  la  douloureuse  histoire  de  Caliste, 
qui  forme  la  seconde  partie  du  roman  et  permet  de  supposer 
quelle  sera  la  conclusion  de  la  première. 

Voilà  comment  se  relient  les  deux  histoires,  si  différentes 
d'ailleurs.  Il  y  a  beaucoup  de  réflexion,  et  plus  d'art  qu'il  ne 
semble,  dans  cette  façon  de  composer.  L'auteur  a  l'air  d'écrire 
à  l'aventure,  une  lettre  en  amène  une  autre,  mais  en  y  regar- 
dant de  plus  près,  on  découvre,  sous  ce  nonchaloir  apparent, 
la  suite  d'une  pensée  ferme  et  un  dessin  précis. 

Ne  quittons  pas  les  Lettres  de  Lausanne  sans  faire  ressortir 
la  richesse  d'analyse  et  d'idées  qui  emplit  ce  petit  livre.  Sous 
sa  forme  libre  et  facile,  il  vaut  bien  des  traités  d'éducation,  et, 
aujourd'hui  encore,  ne  serait  point  indigne  de  l'attention  des 
mères.  Elles  n'y  trouveront,  il  est  vrai,  ni  principes  méthodi- 
quement exposés,  ni  maximes  pédantes,  mais  elles  verront  com- 
ment une  personne  avisée  peut  s'y  prendre  pour  devenir  «  l'amie 


LES    LETTRES    ÉCRITES    DE    LAUSANNE    ET    CALISTE  3oO. 

intime  »  de  sa  fille.  Tout  l'effort  de  cette  mère  a  tendu  à  former 
une  âme  libre,  consciente  de  son  devoir  et  de  sa  dignité  de  femme, 
et  qui  existât  par  elle-même  : 

«  Seriez-vous  ce  que  vous  êtes,  dit-elle  à  Cécile,  si  j'avais 
voulu  que  ma  raison  fût  votre  raison,  et  qu'au  lieu  d'avoir  une 
âme  à  vous,  vous  n'eussiez  que  la  mienne  ?  » 

Cécile  la  récompense  par  une  confiance  sans  bornes  ;  elle 
s'abandonne  d'autant  plus  volontiers  à  sa  direction,  qu'elle 
n'en  a  jamais  senti  péniblement  le  poids,  qu'elle  a  grandi  dans 
une  atmosphère  d'affection,  de  naturel  et  de  liberté.  Cette  mère, 
si  tendre,  si  attentive,  eut  toujours  en  horreur  les  formules 
pédagogiques,  —  si  souvent  contradictoires  : 

«Les  tuteurs  de  ma  fille  \  s'écrie-t-elle,  me  tourmentent  quel- 
quefois sur  son  éducation  :  ils  me  disent  et  m'écrivent  qu'une 
jeune  fille  doit  acquérir  les  connaissances  qui  plaisent  dans  le 
monde,  sans  se  soucier  d'y  plaire.  Et  où  diantre  prendra-t-elle 
de  la  patience  et  de  l'application  pour  ses  leçons  de  clavecin  si 
le  succès  lui  en  est  indifférent  !  On  veut  qu'elle  soit  à  la  fois 
franche  et  réservée  :  qu'est-ce  que  cela  veut  dire?  Qu'elle  craigne 
le  blâme  sans  désirer  la  louange  !...  Voilà  comme,  avec  des  mots 
qui  se  laissent  mettre  à  côté  les  uns  des  autres,  on  fabrique  des 
caractères,  des  législations,  des  éducations  et  des  bonheurs  do- 
mestiques impossibles.  Avec  cela  on  tourmente  les  femmes,  les 
mères,  les  jeunes  fille,  tous  les  imbéciles  qui  se  laissent  moraliser.  » 

C'est  avec  la  même  liberté  qu'elle  expose  ses  idées  politiques, 
développées  un  peu  longuement  dans  les  premières  lettres, 
ce  qui  risque  de  rebuter  certains  lecteurs  2.  Je  préfère  l'écouter 
sur  les  questions  d'éducation  : 

1  M.  Ch.  Burnier  a  remarqué  très  finement,  dans  le  livre  cité  plus  haut, 
que  «  les  deux  oncles  et  tuteurs  de  Cécile,  dont  la  mère  a  toujours  l'air  de 
prévoir  les  critiques,  incarnent  le  véritable  esprit  lausannois,  avec  tous  ses 
préjugés.  Mmt  de  Charrière  le  raille  discrètement  sur  leur  dos.  » 

2  C'est  à  dessein  que  nous  disons  certains  lecteurs.  Il  en  est  d'autres  à 
qui  n'échapperont  pas  toutes  les  choses  fines  et  profondes  contenues  dans 
ces  lettres-là;  par  exemple  la  page  sur  la  vraie  noblesse,  celle  des  gens 
«  qui  se  sentent  plus  obligés  que  d'autres  à  être  braves,  désintéressés,  fidèles 
à  leur  parole,  qui  ne  voient  point  de  possibilité  pour  eux  à  commettre  une 
action  lâche,  qui  croient  avoir  reçu  de  leurs  ancêtres  et  devoir  remettre  à 
leurs  enfants  une  certaine  fleur  d'honneur»...  M.  d'Haussonville,  après 
avoir  cité  cette  page,  s'écriait:  «.Je  ne  crois  pas  qu'aucun  auteur  français 
ait  jamais  donné  une  définition  plus  exacte  et  plus  fine  du  sentiment  aris- 
tocratique que  cette  Hollandaise  mariée  à  un  Neuchàtelois,  qui  fut  aimée 
de  Benjamin  Constant».  (Le  Gaulois,  lundi  28  novembre  1904). 


3  10  MADAME    DE    CHARRlÈKE    ET    SES    AMIS 

«  Pourquoi,  demande-t-on  à  cette  femme  d'esprit,  pourquoi 
lui  avez-vous  fait  apprendre  le  latin  ?  —  Pour  qu'elle  sût  le 
français.  » 

Mme  de  Charrière  goûtait  l'éducation  sans  contrainte  de  notre 
pays  et  la  proposait  volontiers  en  exemple  aux  lecteurs  français. 
La  seconde  édition  des  Lettres  de  Lausanne  contient  une  page 
qui  ne  figure  pas  dans  la  première  et  qu'elle  y  a  ajoutée  non 
sans  intention  :  il  s'agit  d'expliquer  à  la  cousine  du  Languedoc 
ce  fait,  qui  l'a  fort  surprise,  que  Cécile  sorte  seule  et  reçoive 
des  jeunes  gens  en  l'absence  de  sa  mère  : 

«  Nous  avons,  dit-elle,  des  mères  qui,  par  prudence  ou  par 
vanité,  élèvent  leurs  filles  comme  on  élève  les  filles  de  qualité 
à  Paris  ;  mais  je  ne  vois  pas  ce  qu'elles  y  gagnent...  En  France, 
je  ferais  comme  on  fait  en  France  ;  ici,  vous  feriez  comme  moi... 
Cette  humble  vanité,  qui  consiste  à  avoir  si  grande  peur  de  se 
compromettre,  qu'il  semble  qu'on  avoue  qu'un  rien  suffirait 
à  nous  faire  déchoir  de  notre  rang,  n'est  pas  rare  dans  nos  petites 
villes  ;  et  j'en  ai  assez  vu  pour  m'en  dégoûter.  » 

Nos  petites  villes,  c'est  Lausanne,  Neuchâtel;  c'est  peut-être 
Utrecht  aussi. 

Les  idées  personnelles  et  neuves  fourmillent  dans  ces  pages, 
qui  touchent  en  passant  à  tant  de  questions  morales.  Une  des 
plus  belles  lettres  est  la  XIIe,  où  la  mère  de  Cécile  lui  explique 
la  psychologie  des  amants  et  des  maris,  et  lui  trace  ses  devoirs 
d'honnête  femme  : 

«  C'est  le  devoir,  c'est  la  profession  de  toute  femme  que  d'être 
sage...  Cécile,  il  ne  faut  pas  vous  faire  d'illusion:  un  homme 
cherche  à  inspirer,  pour  lui  seul,  à  chaque  femme,  un  sentiment 
qu'il  n'a  le  plus  souvent  que  pour  V espèce...  » 

Que  cela  est  jeté  d'une  main  légère  et  va  profond  pourtant  ! 
Et  que  de  vérité  dans  cette  observation,  à  propos  de  deux  jeunes 
Français,  l'un  étourdi,  espiègle,  spirituel,  l'autre  grave  et  taci- 
turne, qui  paraissent  un  instant  dans  la  société  lausannoise  : 

«  En  admirant  la  vivacité  d'esprit  et  la  gentillesse  du  cadet, 
on  aurait  voulu  qu'il  parlât  moins,  qu'il  fût  circonspect  et  mo- 
deste, sans  penser  qu'il  n'y  aurait  plus  rien  alors  à  admirer 
non  plus  qu'à  critiquer  chez  aucun  des  deux.  On  ne  voit  point 
assez  que,  chez  nous  autres  humains,  le  revers  de  la  médaille 
est  de  son  essence  aussi  bien  que  le  beau  côté.  Changez  quelque 
chose,  vous  changez  tout.  » 


LES    LETTRES    ÉCRITES    DE    LAUSANNE    ET   CALISTE  3 1  I 

Essayez  d'appliquer  ce  principe  si  juste  à  la  critique  littéraire 
ou  à  la  critique  d'art,  et  vous  verrez  combien  il  est  fécond  ! 
C'est  en  rencontrant  de  telles  pensées,  des  réflexions  si  péné- 
trantes, que  l'on  mesure  toute  la  vérité  du  mot  de  Mme  Necker- 
de  Saussure  :  «  Les  plus  médiocres  de  ses  romans  m'ont  laissé 
l'idée  d'une  femme  qui  sent  et  qui  pense.  »  Et  n'est-ce  pas 
Mme  de  Staël  qui  écrivait  à  l'auteur  de  Calistc  :  «  Vos  ouvrages 
se  varient  encore  à  la  dixième  lecture  !  »  On  y  découvre  tou- 
jours quelque  ingénieuse  pensée,  quelque  fine  nuance  encore 
inaperçue. 

Parmi  les  pages  les  plus  significatives  des  Lettres  de  Lausanne, 
il  faut  compter  celle  où  l'auteur  réfute  certain  personnage  qui 
prétend  que  «  sans  la  religion,  nous  n'aurions  pas  moins  de 
morale;  »  ce  libre  penseur  cite  à  l'appui  de  sa  thèse  plusieurs 
athées  qui  sont  d'honnêtes  gens  : 

«  Répondez-lui,  —  s'écrie  Mme  de  Charrière,  dont  on  ne  l'eût 
guère  attendu,  —  répondez-lui  que,  pour  en  juger,  il  faudrait 
trois  ou  quatre  générations  d'athées  ;  car,  si  j'ai  eu  un  père, 
une  mère,  des  maîtres  chrétiens  ou  déistes,  j'aurai  contracté 
•des  habitudes  de  penser  et  d'agir  qui  ne  se  perdront  pas  le  reste 
de  ma  vie,  quelque  système  que  j'adopte,  et  qui  influeront  sur 
mes  enfants  sans  que  je  le  veuille  ou  le  sache.  De  sorte  que  Dide- 
rot, s'il  était  honnête  homme,  pouvait  le  devoir  à  une  religion 
que,  de  bonne  foi,  il  soutenait  être  fausse.  » 

Cette  idée  de  l'hérédité  des  sentiments  religieux  et  moraux 
n'était  point  banale  à  l'époque  où  Mme  de  Charrière  écrivait. 
Nous  renvoyons  le  lecteur  à  une  autre  page,  d'une  éloquence 
•émue,  où  elle  remercie  l'Auteur  de  la  nature  «  d'avoir  voulu  que 
■ces  choses  fussent  si  agréables  à  voir...  »  Il  y  a,  dans  ces  élans, 
dans  cette  vivacité  et  ce  jaillissement  d'aperçus  et  d'idées, 
le  signe  d'un  talent  déjà  plein  de  maturité,  mais  encore  en 
pleine  fraîcheur  de  jeunesse  l.  » 


1  Dans  son  ingénieux  article  Du  roman  intime  (Revue  des  Deux  Mondes 
•du  i5  juillet  i832),  Sainte-Beuve  marquait  bien  ce  qui,  dans  notre  petit 
roman,  charme  à  la  fois  l'esprit  et  le  cœur  :  «Les  Lettres  de  Lausanne  sont 
un  de  ces  livres  chers  aux  gens  de  goût  et  d'une  imagination  sensible,  une 
de  ces  fraîches  lectures,  dans  lesquelles,  au  travers  de  rapides  négligences, 
on  rencontre  le  plus  de  ces  pensées  vives,  qui  n'ont  fait  qu'un  saut  du 
cœur  sur  le  papier». 


3l2  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

Il  convient  de  lire  les  Lettres  de  Lausanne  dans  l'édition  revue 
de  1788  :  Mme  de  Charrière  y  a  fait  certaines  additions  intéressantes 
et  des  corrections  instructives.  Elle  a  glissé  à  la  fin  de  la  XIe 
lettre  une  note  malicieuse  pour  répondre  au  reproche  qu'on 
lui  fit,  de  n'avoir  pas  donné  «  une  idée  exacte  des  mœurs  des 
gens  les  plus  distingués  de  Lausanne.  » 

«  Outre  que  madame  ***  n'était  pas  une  étrangère,  qui  dût 
regarder  ces  mœurs  comme  un  objet  d'observation,  en  quoi 
pouvaient-elles  intéresser  sa  cousine  ?  Les  gens  de  la  première 
classe  se  ressemblent  partout.  Et  si  elle  avait  dit  quelque  chose 
qui  fût  particulier  à  ceux  de  Lausanne,  nous  pardonnerait-on 
de  le  publier  ?  Quand  on  ne  loue  qu'autant  qu'on  le  doit,  on 
flatte  peu,  et  même  souvent  on  offense.  » 

Notons  encore  que  les  corrections  faites  par  l'auteur  ont  pres- 
que toutes  pour  effet  de  simplifier  la  phrase  et  de  rendre  l'expres- 
sion plus  nerveuse.  En  voici  un  seul  exemple.  On  lisait  dans  la 
première  édition  : 

«  La  conversation  a  fini  là,  mais  nous  nous  sommes  entretenues 
encore  longtemps  avec  nos  pensées.  »  La  seconde  rédaction  est 
d'une  concision  bien  plus  expressive  :  «  Nos  paroles  ont  fini  là, 
mais  non  pas  nos  pensées.  » 

La  critique  du  temps,  telle  que  nOus  la  rencontrons  dans  le 
Mercure  de  France,  le  Journal  de  Paris,  etc.,  a  souvent  reproché 
à  Mme  de  Charrière  la  négligence  de  son  style,  tout  en  rendant 
justice  à  l'originalité  de  son  talent.  Il  est  vrai  que  sa  libre  allure 
ne  craint  ni  les  fréquentes  répétitions  de  mots,  ni  un  certain 
laisser  aller  de  la  phrase,  qui  se  modèle  librement  sur  le  caprice 
de  la  pensée.  Mais  on  voit,  par  l'exemple  qui  précède,  avec  quel 
art  elle  savait  se  corriger  et  quel  juste  sentiment  elle  avait  du 
style.  Quant  aux  puristes,  elle  ne  se  souciait  point  de  leur  plaire. 
Le  Journal  de  Paris  (31  décembre  1787),  saluant  la  deuxième 
édition,   s'écrie  : 

«  Ces  lettres  paraissent  avoir  été  réellement  écrites  de  Lau- 
sanne :  les  vues  politiques  répandues  dans  les  deux  ou  trois  pre- 
mières lettres  ;  quelques  termes  inusités,  moins  agréables  qu'éner- 
giques, comme  se  dégonfler  sur  ce  chapitre,  pour  dire  :  exposer  des 
idées  dont  on  est  plein  ;  les  manières,  les  mœurs,  tout  y  décèle 
un  certain  goût  de  terroir  qu'on  n'imite  pas  facilement.  » 

L'auteur  ne  fit  pas  droit  à  la  légère  critique  contenue  dans 
ces    lignes,    et    maintint    dans    l'édition    suivante    l'expression 


LES    LETTRES    ECRITES    DE  LAUSANNE    ET   CALISTE  3  1 3 

«  plus  énergique  qu'agréable  »  :  se  dégonfler.  Bien  des  années  plus 
tard,  elle  tirait  de  cet  incident,  qu'elle  n'avait  point  oublié, 
cette  jolie  leçon  dédiée  à  Chambrier  d'Oleyres,  et  que  nous 
dédions  nous  mêmes  à  tous  les  pédants  de  France  et  de  Suisse  : 

«  S'il  me  fallait  craindre  encore  les  jugements  des  Français, 
ce  n'est  pas  devant  les  débris  de  l'Académie  que  je  tremblerais... 
Depuis  la  Révolution,  je  n'ai  plus  reconnu  de  public  français 
qui  dût  nous  en  imposer  sur  le  style  ou  la  langue,  et  déjà  aupara- 
vant j'ai  pensé  que  nous  autres  étrangers  nous  ne  devions  pas 
fléchir  humblement  devant  un  tribunal  en  quelque  sorte  imagi- 
naire ou  composé  de  gens  qui  n'ont  aucun  titre  que  nous  ne  puis- 
sions prendre  aussi  bien  qu'eux.  Quand  je  fis  réimprimer  à 
Paris  les  Lettres  écrites  de  Lausanne,  un  journal  français  avait 
relevé  l'expression  se  dégonfler  comme  étant  suisse,  et  non  fran- 
çaise. Je  ne  la  changeai  pas,  et  le  journaliste  put  la  retrouver 
dès  les  premières  lignes  du  livre.  J'ai  lu  il  n'y  a  pas  longtemps 
des  lettres  encore  manuscrites  de  Rousseau  et  de  M.  DuPeyrou. 
Celui-ci  consultait  l'autre  sur  une  expression  :  Sachez  ce  que 
vous  voulez  dire,  répond  Rousseau,  puis  dites-le  clairement, 
sans  vous  embarrasser  d'autre  chose  1.  —  M.  de  Saïgas  me  disait 
un  jour  qu'à  Genève  une  société  de  gens  de  lettres  avait  été 
souvent  arrêtée  et  empêchée  de  rien  publier  par  des  doutes  sur 
un  mot  dont  on  ne  savait  pas  bien  s'il  était  français.  Cela  me 
fit  rire  un  peu  dédaigneusement,  ce  qui  fâcha  presque  M.  de 
Saïgas.  Il  me  demanda  ce  qui  se  passait  dans  mon  esprit  ;  je 
pense,  lui  répondis-je,  que  le  public  n'a  pas  à  regretter  la  priva- 
tion de  ce  que  ces  messieurs  lui  auraient  donné.  On  n'a  que  des 
idées  peu  lumineuses,  peu  intéressantes,  l'auteur  a  peu  de  feu, 
peu  de  zèle,  quand  la  peur  de  blesser  l'Académie  française 
l'intimide  à  ce  point  là...  »  (Mai  1799). 

Les  pédants  sont  un  peuple  nombreux,  dans  nos  petites  villes 
plus  encore  qu'à  Paris.  C'est  surtout  chez  nous  qu'on  reprocha 
à  Mme  de  Charrière  la  liberté  de  son  vocabulaire  et  le  débraillé 
de  son  style.  La  malveillance  s'attaqua  même  à  sa  personne  et 
à  son  caractère.  Il  existe  un  pamphlet,  devenu  fort  rare,  Lettres 
écrites  de  Colombier,  près  Neuchâtel,  pour  servir  de  supplément 
aux  Lettres  neuchâteloises ,  qui  résume  assez  bien  les  propos 
que  la  médisance  et  l'envie  répandaient  contre  la  romancière. 
Il  vise  en  réalité  les  Lettres  de  Lausanne.  Voici  le  langage  qu'il 
prête  à  l'auteur  (car  la  satire  est  mise  dans  sa  propre  bouche)  : 


C'est  la  lettre  de  Rousseau  du  12  avril  1765. 


3 14  MADAME    DE    CHARPTERE    ET    SES    AMIS 

«  Oui,  je  l'avoue,  plaire,  briller  par  l'esprit,  voilà  ce  qui  peut 
seul  m'intéresser  :  aucune  considération  ne  m'arrête.  Je  prétends 
faire  effet  sans  toucher  le  cœur  ;  et  pourquoi  songerais-je  à  ce 
qui  est  utile  ?  Je  ne  m'en  occupe  point.  Les  Lettres  de  Lausanne 
en  sont  une  preuve. 

Dans  mes  romans,  fai  toujours  eu  de  la  préférence  pour  cette 
classe  inférieure  à  la  bonne  compagnie  ;  mais  ce  ton  commun  se 
présente  plus  naturellement  à  moi  que  tout  autre  ;  je  l'ai  même 
choisie,  cette  classe,  pour  donner  une  idée  de  la  société  de  L***, 
que  je  ne  connais  point,  et  où  je  n'ai  jamais  passé  plus  de  vingt- 
quatre  heures  1.  En  cela  j'ai  suivi  mon  penchant,  celui  de  dépriser 
ce  qui  n'a  point  de  rapport  à  moi,  et,  en  général,  l'espèce 
humaine,  que  je  vois  du  haut  de  l'estrade  où  je  me  suis  placée. 

On  dira  :  la  mère  de  Cécile  n'est  point  un  modèle  ;  les  leçons 
qu'elle  donne  à  sa  fille,  à  cet  enfant  de  dix-huit  ans,  ne  produi- 
sent d'autre  effet  que  celui  de  scandaliser  le  lecteur  :  j'en  tombe 
d'accord  ;  elles  ont  au  moins  le  mérite  d'être  extraordinaires. 

Le  cynisme  de  mon  esprit  brille  dans  la  partie  d'échecs  avec  le 
jeune  lord,  comme  dans  les  lettres  de  la  petite  couturière  de 
Neuchâtel  ;  et  je  crois  que  l'on  peut  me  remercier  d'avoir  trouvé 
que  ce  qui  fait  qu'on  se  marie,  c'est  qu'on  est  un  homme  et  une 
femme,  et  qu'on  se  plaît. 

...Il  n'y  a  point  de  raison  pour  finir  cette  lettre,  ni  pour  la 
faire  imprimer,  car  je  ne  trouve  de  raison  à  rien,  moi  ;  et  pourquoi 
toujours  des  raisons  à  ce  que  l'on  fait  ?  » 

Dans  la  seconde  lettre  (il  y  en  a  deux),  elle  poursuit  : 

«  Je  suis  désobligeante  par  principe,  méprisante  par  système, 
bizarre  par  vanité.  J'ai  fait  un  jour  mon  portrait,  qui  n'a  été 
compris  de  personne  :  hé,  tant  pis  pour  le  vulgaire  !  Je  ne  me 
consolerais  point  d'en  faire  partie... 

...J'étais  faite  pour  un  plus  grand  théâtre  ;  tout  ce  qui  est 
rétréci  contrarie  mon  imagination  ambitieuse.  Je  ne  désire  que 
les  jouissances  de  l'orgueil,  et  un  esprit  d'inquiétude  me  suit 
partout.  Mais  parlons  encore  de  mon  dernier  ouvrage,  je  suis 
bien  aise  d'en  faire  sentir  le  mérite.  N'en  est-ce  pas  un,  par  exem- 
ple, lecteur,  de  faire  un  roman  sans  intrigue,  sans  but  surtout  ? 
Je  parais  avoir  pris  le  rôle  d'auteur,  mais  lorsque  j'écris,  c'est 
toujours  les  petits  riens,  les  misères  dont  je  suis  frappée,  qui 
m'entraînent.   Si  vous  voulez  faire  attention  à  ce  que  je  dis 


1  Ce  curieux  passage  trahit,  semble-t-il,  un  certain  dépit  contre  celle  qui 
avait  pu  passer  si  souvent  à  Lausanne  sans  s'y  arrêter  plus  de  quelques 
heures.  Nous  avons  déjà  souligné  le  tait  que  M™'  de  Charriére  n'a  jamais 
vécu  à  Lausanne,  comme  on  l'a  si  souvent  affirmé,  comme  on  le  répète 
•encore. 


LES    LETTRES    ÉCRITES    DE    LAUSANNE    ET    CALISTE  3  I  5 

dans  ma  première  lettre  sur  la  politesse,  la  sincérité,  et  la  distinc- 
tion que  j'en  fais,  vous  le  verrez  :  j'avais  quelqu'un  en  vue  ; 
je  voulais  Ycpiloguer,  et  j'avais  besoin  de  me  dégonfler.  Peut-être 
ce  mot  n'est-il  pas  français  ;  et  c'est  en  partie  la  difficulté  d'écrire 
en  français  qui  m'a  engagée  à  prendre  mes  héroïnes  dans  une 
classe  subalterne...  » 

Nous  avons  aussi  retrouvé  un  petit  factum  de  sept  pages, 
portant  ce  titre  : 
Lettre  écrite  de  la 
Cheneau  de  Bourg 
sur  les  Lettres  de 
Lausanne  et  de  Co- 
lombier, et  qui  ren- 
chérit sur  la  mé- 
chanceté de  ces  der- 
nières   : 

«  Je  la  connais, 
cette  savante  dame, 
par  ricochet,  parce 
que  je  suis  intime 
de  sa  fille  de  cham- 
bre, avec  qui  elle 
est  tout  à  fait  po- 
pulaire. Ah!  comme 
elle  a  un  bon  cœur  ! 
Je  crois  bien,  à  la 
vérité,  qu'elle  a  l'es- 
prit un  peu  malin, 
mais  qui  dit  malin  madame  de  charrière 

ne  Cllt  pas  méchant,  (D'après  une  miniature  d'Arlaud.  1781.  propriété  de 

Dieil  m'en  garde  !...  M°"  Picot-Rigaud,  à  Genève. 

Ne  croyez  pas  qu' elle 

perde  son  temps  à  chercher  des  ridicules  à  celui-ci  ou  à  celle-là  : 
ils  lui  sautent  aux  yeux.  Est-ce  sa  faute  ?  Son  malheur  est  d'avoir 
trop  d'esprit,  il  faut  qu'il  déborde,  sans  quoi  il  la  suffoquerait, 
et  ce  serait  terriblement  dommage.  On  est  pourtant  bien  ingrat  : 
voilà  une  femme  qui  est  encore  ragoûtante,  qui  pourrait  briller, 
se  donner  du  bon  temps,...  et  point  du  tout,  la  voilà  à  vivre  tantôt 
dans  un  village,  tantôt  dans  un  autre,  à  lire,  à  écrire  d'une  aube 
à  l'autre,  à  se  morfondre  pour  faire  des  livres  que  l'on  ne  fait 
que  critiquer  :  ma  foi,  je  les  attraperais  bien,  si  j'étais  que  d'elle, 
je  ne  ferais  plus  de  livres. 

Ils  disent  qu'elle  ne  cherche  qu'à  plaire  et  à  briller  par  l'esprit  : 
quelles  faussetés  !  Ses  lettres  parlaient  de  la  manière  d'éduquer 


3l6  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

une  jeune  demoiselle,  de  la  noblesse,  de  la  politique,  du  commerce, 
de  la  chimie,  de  l'amour,  du  mariage,  du  jeu,  de  la  religion,  et 
d'une  très  petite  partie  de  la  société  de  Lausanne  ;  je  ne  vois 
pas  dans  tout  cela  quel  esprit  il  y  a  tant  à  lui  reprocher. 

...Une  chose  que  j'aurais  bien  voulu  comprendre,  c'est  la 
raison  qui  l'a  engagée  à  écrire  ces  étonnantes  lettres.  ..  » 

La  raison,  c'est  peut-être,  dit  l'auteur,  qu'il  y  a  «  bien  du  plaisir 
à  se  dégonfler  quelquefois  »...  Ce  dégonfler  est  le  tarte  à  la  crème 
des  critiques  romands  de  l'époque  : 

«  A-t-on  pris  en  guignon  une  ville,  on  tient  des  lettres  toutes 
prêtes,  qui  viennent  fondre  sur  elle  comme  la  grêle...  Il  est  bien 
vrai  de  dire  que  tout  le  monde  n'aurait  pas  le  talent  d'amener 
dans  ses  lettres  un  milord,  un  professeur  et  une  professeuse, 
un  chien,  un  cheval,  des  goitres  et  des  engelures...  Au  reste, 
il  peut  arriver  que  cette  pauvre  chère  dame  s'ennuie  dans  son 
Colombier,  et  que  cela  lui  donne  de  l'humeur  (car  on  dit  que  les 
gens  d'esprit  s'ennuient  tout  comme  d'autres)  ;  alors  elle  écrit 
pour  un  peu  se  désennuyer,  pour  tuer  le  temps,  pour  se  dégon- 
fler... » 

Ces  platitudes  sont  datées  de  Lausanne,  le  23  juin  1785,  et 
signées  S.  N.  N'essayons  pas  de  pénétrer  le  mystère  de  ces  initiales, 
qui,  si  elle  a  vu  la  brochure,  n'ont  pas  dû  faire  plaisir  à  Suzanne 
Necker.  Ces  pamphlets  ont  un  certain  prix  à  nos  yeux  :  ils  mon- 
trent à  quel  point  Mme  de  Charrière,  si  passionnément  aimée  de 
ses  intimes,  était  détestée  dans  un  cercle  plus  étendu.  Elle  avait 
trop  d'esprit  et  trop  de  franchise  pour  que  les  sots  ne  lui  fussent 
pas  hostiles.  On  voit  aussi  quelle  était  alors  l'étrange  suscepti- 
bilité du  public,  combien  il  jugeait  impertinente  l'entreprise 
de  peindre  les  mœurs  de  nos  contrées  ;  avec  quelle  insistance  et 
quelle  amertume  on  reprochait  à  l'auteur  d'avoir  ça  et  là  mis 
en  scène  d'humbles  gens,  au  lieu  de  réserver  toute  son  attention 
et  sa  sympathie  pour  les  gens  «  les  plus  distingués.  »  Autant  de 
griefs  qui  se  transforment  en  éloges,  selon  nos  idées  actuelles  ; 
ces  venimeuses  brochures  prouvent  simplement  que  Mme  de 
Charrière  était  supérieure  au  milieu  qu'elle  s'efforçait  de  dis- 
traire en  le  décrivant. 

Une  voix  s'éleva  pourtant  en  faveur  de  l'ouvrage  si  lourdement 
attaqué.  Nous  voulons  parler  de  la  Lettre  d'un  étranger  à  une 
dame  de  Lausanne,  sur  quelques  nouveautés  littéraires  du  pays1. 

1  Cet  écrit  a  été  reproduit,  mais  avec  de  nombreuses  inexactitudes,  par 
Gaullieur,  dans  ses  Etudes  sur  l'histoire  littéraire  de  la  Suisse  française 


LES    LETTRES    ECRITES    DE    LAUSANNE    ET    CALISTE  DI7 

Ce  bref  plaidoyer,  qui  porte  la  date:  «A  Lausanne,  ce  28  juillet 
1785,»  révèle  un  homme  plein  de  bon  sens  et  un  esprit  libre  de 
préjugés.  Après  quelques  précautions  oratoires,  destinées  à 
gagner  la  faveur  des  habitants  de  notre  «  charmant  pays  »,  il 
entre  dans  le  vif  du  sujet  avec  une  belle  franchise  : 

«  ...Bien  loin  de  trouver  à  redire  aux  amusements  innocents 
qu'on  offre  à  vos  moments  perdus  (et  vous  ne  disconviendrez 
pas  d'en  avoir),  je  pense,  au  contraire,  qu'on  n'est  pas  assez 
reconnaissant  des  efforts  de  ceux  qui  s'évertuent  à  tourner  votre 
imagination  vers  des  objets  relatifs  aux  besoins  de  votre  propre 
sol.  Quoi,  parce  qu'on  vous  présente  des  Lettres  écrites  de  la 
campagne,  de  Neuchâtel,  de  Lausanne,  etc.,  parce  qu'on  vous 
peint  des  ménages  tels  qu'il  en  faudrait  à  votre  local  ;  parce 
qu'on  y  fait  agir  et  parler  des  personnages  de  tout  état  et  de  tout 
rang,  ces  productions-là  cesseraient-elles  d'avoir  du  mérite  ? 
N'êtes-vous  pas  encore  assez  fatigués  du  futile  clinquant  des 
mœurs  étrangères,  qui,  esclaves  d'un  luxe  oppressif,  devraient 
toujours  être  les  antipodes  des  vôtres  ?  ...Ce  sont  surtout  les 
restes  de  votre  ancienne  simplicité  qui  font  l'objet  du  souvenir 
reconnaissant  de  tout  voyageur  admis  à  votre  familiarité. 
Depuis  longtemps  le  fier  insulaire  dédaigne  la  pièce  où  le  héros 
n'est  pas  anglais.  L'Allemand,  quoique  plus  cosmopolite,  est 
revenu  lui-même  enfin  à  ses  propres  foyers,  et  plus  d'une  pro- 
duction où  il  peint  ses  mœurs,  intéresse  jusqu'à  des  nations  éloi- 
gnées. Si  l'Italien  ne  peint  guère  celles  de  son  pays,  c'est  qu'il 
n'ose  y  toucher,  et  que  son  imagination  est  plus  difficile  encore 
à  remplir  que  son  cœur. 

Et  l'heureux  Suisse,  ingénu  et  indépendant,  balancerait-il 
à  choisir  les  mœurs  de  sa  patrie,  lorsqu'il  se  sent  assez  de  courage 
pour  travailler  sur  l'histoire  de  la  vie  sociale  !  Le  pied  de  vos 
Alpes,  les  bords  de  vos  lacs,  ne  fourniraient-ils  pas  à  ses  tableaux 
le  fond  le  plus  riant,  le  cadre  le  plus  magnifique  ?  La  liberté 
politique  et  civile  dont  vous  jouissez,  sans  savoir  peut-être  l'esti- 
mer assez,  ne  doit-elle  pas  répandre  sur  la  peinture  de  vos  mœurs 
un  jour  si  doux,  si  bienfaisant,  que  tout  voyageur  ne  saurait 
se  refuser  au  souhait  d'en  jouir  à  son  tour  ?... 

Quelle  reconnaissance  ne  doit-on  pas  à  l'écrivain  patriotique 
dont  le  pinceau  hardi  se  trouverait  encore  assez  vrai  pour  pré- 
senter le  miroir  de  nos  propres  faiblesses  ? 

Serait-il  vrai  qu'on  a  vu  avec  peine  les  classes  dites  inférieures 
partager  le  théâtre  que  les  auteurs  en  question  viennent  de  nous 
ouvrir  ?  Un  domestique  attaché  à  ses  maîtres,  une  ouvrière  indus- 
trieuse, un  honnête  laboureur,  seraient  devenus  des  objets 
dégoûtants  pour  l'habitant  d'un  pays  qui  doit  être  l'asile  de  la 

(p.  1 3 1-1 33) .  La  Bibliothèque  de  Lausanne  en  possède  un  exemplaire. 
(B.  i563). 


3  1 8  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

vertu  et  le  centre  de  la  simplicité  ?  Le  ton  de  la  bonne  compagnie 
excluerait-il  la  connaissance  de  celui  de  tout  autre  état  ?  Com- 
ment !  ce  ne  seraient  que  les  illustres  fainéants,  les  cordons  de 
toutes  les  nuances,  les  gens  à  croix  et  à  clef,  dont  les  démarches 
mériteraient  le  coup  d'oeil  du  citoyen  observateur  ?  Les  Richard- 
son,  les  Fielding,  les  Marivaux,  étaient  donc  des  artistes  bien 
maladroits,  pour  avoir  puisé  à  la  source,  pour  avoir  réveillé 
notre  attention  sur  ce  pauvre  petit  peuple  si  décrié,  dont  on 
ne  saurait  cependant  se  passer  un  instant...  Point  de  dénomi- 
nation plus  impropre  que  celle  des  classes  inférieures.  On  a  poussé 
l'impéritie  jusqu'à  les  appeler  basses  !  Dans  le  cercle  immense 
qui  circonscrit  l'existence  de  tant  de  milliards  d'êtres,  quel  indi- 
vidu serait  assez  présomptueux  pour  vouloir  s'ériger  en  juge 
des  rangs  et  de  la  préséance  ?  Qui  saurait  nous  dire  où  s'appuie 
l'échelle  et  où  elle  aboutit  ? 

Et,  ce  que  je  saurais  moins  croire  encore,  on  a,  dit-on,  trouvé 
à  redire  que  plusieurs  de  ces  intéressantes  productions  soient 
sorties  de  la  plume  d'une  femme.  Il  est  impossible  qu'un  repro- 
che de  ce  genre  vienne  de  la  part  des  hommes.  Nous  entendons 
trop  bien  nos  intérêts,  s'il  vous  plaît,  pour  ne  pas  applaudir 
quand  votre  sexe  veut  bien  nous  initier  aux  mystères  du  cœur.... 
Et  après  tout,  qu'y  a-t-il  donc  dans  les  essais  en  question  de 
quoi  leur  auteur,  homme  ou  femme,  ait  à  rougir  ?  J'ai  beau  les 
lire  et  relire  :  pour  un  endroit  faible  ou  manqué,  je  trouve  cent 
traits  marqués  au  coin  du  génie...  Ah  !  lorsqu'il  s'agit  du  tact, 
du  cœur  et  du  sentiment,  il  n'y  a  que  les  femmes  qui  puissent 
nous  servir  de  guides.  Nous  n'en  savons  que  ce  qu'il  vous  plaît 
de  nous  laisser  deviner...  » 

Qui  était  cet  «  étranger  »  qui  traçait  si  judicieusement  sa 
voie  au  roman  romand,  alors  à  ses  débuts  ?  —  A  ce  style  courtoi- 
sement empesé,  nous  serions  tenté  de  reconnaître  le  galant 
homme,  le  philosophe  plein  de  modération  qu'était  M.  de  Saïgas  \ 
Il  ne  serait  point  invraisemblable  qu'il  eût  pris  la  plume,  —  lui 
qui  avait  fait  copier  et  imprimer  les  Lettres  de  Lausanne,  —  pour 
défendre  son  amie  de  Colombier.  Mais  il  y  avait  alors  sur  la  rive 
vaudoise  bien  d'autres  étrangers,  plus  réellement  étrangers  que 
lui  et  à  qui  les  ridicules  colères  de  la  «  société  »  peuvent  avoir 
inspiré  cette  protestation  si  mesurée. 

Il  est  permis  de  supposer  que  Mme  de  Charrière  ne  fut  point 
mécontente  du  bruit  que  firent  ses  nouvelles  lettres:  elle  était 
de  ceux  dont  la  verve  s'aiguise  par  la  lutte.  Bientôt  elle  allait 

1  La  brochure  est  signée  à  la  fin  de  six  étoiles,  qui  figurent  discrètement 
les  six  lettres  du  nom  de  l'auteur. 


LES    LETTRES    ÉCRITKS    DE    LAUSANNE    ET    CALISTE  3\g 

donner  une  idée  plus  haute  de  son  talent  délicat  et  profond, 
et  faire  succéder,  à  une  piquante1  peinture  de  mœurs  locales, 
une  émouvante  étude  de  passion,  d'un  intérêt  général  et  humain. 
Après  l'histoire  de  Cécile,  l'histoire  de  Caliste. 

Quand  parurent,  vers  la  fin  de  l'été  1785,  les  Lettres  de  Lau- 
sanne, Mme  de  Charrière  n'était  pas  à  Colombier.  Le  2  juillet, 
elle  écrivait  à  d'Oleyres  : 

«  Entre  nous,  je  m'ennuie  un  peu  ici...  Je  vais  un  de  ces  jours 
je  ne  sais  trop  où,  peut-être  à  des  bains,  peut-être  ailleurs. 
Ensuite  viendra  l'automne,  et  puis  l'hiver....  Les  propriétaires 
de  la  maison  où  vous  m'avez  vue  à  Genève1  ont  marié  leur  fille 
et  lui  ont  donné  mon  appartement.  Genève  a  changé  et  j'ai 
changé,  et  n'étant  plus  clouée  à  Genève,  j'aurais  envie  de  passer 
l'hiver  soit  à  Paris,  soit  à  Marseille,  soit  en  Italie.  Je  ne  sais  si 
M.  de  Charrière  irait  avec  moi,  mais  comme  il  n'allait  que  pour 
moi  à  Genève,  je  le  dérange  peu  en  n'y  allant  pas.  Je  le  déran- 
gerais peut-être  encore  moins  si  je  restais  ici,  mais  comme  il  me 
laisse  la  maîtresse  à  cet  égard,  je  ne  pense  dans  ce  moment 
qu'à  moi.  » 

Elle  fit  choix  d'un  séjour  bien  imprévu.  Le  16  juillet,  nous 
la  retrouvons  à  Payerne,  où  l'attirait  le  docteur  Gérard,  qui 
jouissait  alors  d'une  certaine  renommée.  Les  lettres  de  M.  de 
Charrière  à  sa  femme  2  laissent  deviner  chez  tous  deux  une 
profonde  souffrance  morale.  Elle  veut  cacher  même  à  ses  amis 
le  lieu  de  sa  retraite  ;  abîmée  dans  sa  solitude,  elle  demeure 
près  de  trois  mois  à  Payerne,  avec  sa  dévouée  femme  de  cham- 
bre Esther.  Elle  se  dit  «  une  pauvre  malade,  à  moitié  imbé- 
cile ».  Son  mari  la  comble  d'attentions;  ainsi,  un  jour.il  lui 
amène  une  «bonne  et  jolie  voiture  qu'il  a  achetée  pour  elle  à 
Berne,  »  au  retour  d'un  voyage  qu'il  a  fait  dans  l'Oberland  avec 
ses  sœurs  pour  se  distraire  de  ses  noires  pensées  3.  Elle  lui 
adresse  un  mot  affectueux,  et  voilà  le  pauvre  homme  qui  ouvre 
son  cœur  : 

«  Bien  obligé  de  l'amitié  que  vous  m'avez  témoignée.  Vous  ne 
savez  pas  combien  les  moindres  lueurs  de  retour  d'affection  de 

1  M.  et  M""  DeTournes-Rilliet  (voir  chap.  VII). 

2  Voir  celle  que  nous  avons  citée  chap.  VIII,  p.  247. 

;î  II  écrivait  à  sa  femme,  pendant  ce  voyage,  qu'il  avait  vu  à  Berne  les 
filles  du  docteur  Gérard  :  «  L'aînée,  disait-il,  est  d'une  figure  charmante  ;  je 
n'ai  rien  vu  de  si  frais,  point  de  figure  qui  convînt  mieux  à  votre  Cécile1».. 


320  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

votre  part  m'affectent  profondément  ;  mais  je  me  tiens  en  garde 
pour  ne  pas  me  livrer  à  des  espérances  qui  ne  sont  peut-être 
pas  fondées.  Votre  santé  est  beaucoup  meilleure,  voilà  qui  est 
certain.  Si  votre  âme  était  tranquille,  votre  corps  serait  bientôt 
guéri.  J'attends  avec  impatience  de  vos  nouvelles,  pour  apprendre 
si  vous  irez  à  Paris,  si  vous  viendrez  à  Colombier.  » 

Elle  revint  à  Colombier,  et  le  séjour  de  Paris  n'eut  lieu  que 
l'année  suivante.  Sans  doute,  pendant  l'hiver  1785-86,  dans  la 
paix  et  la  solitude  de  la  campagne,  un  apaisement  relatif  se 
produisit  en  elle.  Dès  le  mois  de  février  1786,  M.  et  Mme  de  Char- 
rière  sont  installés  à  Paris  \  Us  y  séjournèrent  jusqu'à  la  fin 
d'août  1787,  soit  au  moins  un  an  et  demi.  Caliste  s'acheva 
lentement,  puis  s'imprima  plus  lentement  encore  sous  les  yeux 
de  l'auteur,  et  l'éditeur  demanda  que  l'ouvrage  ne  fût  mis  en 
vente  «  qu'après  le  nouvel-an  »,  pour  ne  pas  nuire  au  débit  des 
almanachs.  Le  Journal  de  Paris  en  rendit  compte  le  27  janvier 
1788.  Mais  les  intimes  connaissaient  depuis  longtemps  Caliste  : 
Benjamin  Constant  y  fait  une  gracieuse  allusion  dans  sa  lettre 
du  26  juin  1787,  écrite  d'Angleterre. 

L'histoire  de  Caliste  ne  parut  pas  isolément,  mais  bien  comme 
une  suite  aux  Lettres  de  Lausanne,  qui  reparaissaient  en  nouvelle 
édition.  Un  petit  avertissement  de  l'éditeur  est  ainsi  conçu 
(et  nous  reconnaissons  dès  le  premier  mot  un  tour  de  phrase 
que   l'auteur   affectionnait)  : 

«  Supposé  que  cette  seconde  partie  soit  aussi  bien  accueillie 
du  public  que  la  première,  nous  tâcherons  de  nous  procurer 
quelques-unes  des  lettres  que  les  personnes  que  nous  avons  fait 
connaître  ont  dû  s'écrire  depuis.  » 

Il  paraît  difficile  d'admettre  que  cette  espèce  d'engagement 
fût  sérieux  :  Caliste  meurt,  et  son  histoire  est  finie  :  que  reste- 
rait-il à  nous  raconter  ?  Le  mariage  du  petit  lord  et  de  Cécile  ? 
— Il  est  pourtant  vrai  que  l'auteur  y  songea  ;  car  nous  avons 
découvert  dans  le  résidu  de  ses  papiers  une  feuille  volante 
portant  ce  titre  :  Cécile  à  sa  mère.  Berne,  ce...  avril  179...  On  y  lit 
ces  lignes  : 

«  Il  est  impossible  de  vous  dire  à  quel  point  mon  mari  vous  est 
dévoué.  Quant  à  moi,  j'aurais  honte  de  vous  dire  quelque  chose 

1  l  ne  lettre  à  d'Oleyres  est  datée  de  l'hôtel  de  Danemark,  rue  Jacob, 
10  février  1786. 


LES    LETTRES    ÉCRITES    DE    LAUSANNE    ET    CALISTE  32  1 

de  ma  tendresse  :  ce  serait    supposer  que  vous  ne  connaissez 
parfaitement  ni  moi  ni  vous  ». 

Mais  l'auteur  abandonna  cette  ébauche,  et  lorsque,  en  1804, 
d'Olevres  lui  demandait  encore  si  elle  publierait  une  suite  de 
Caliste  :  «  Je  ne  songe  pas  du  tout,  lui  écrivait-elle,  à  compléter 
ni  à  réimprimer  Caliste.  »  Elle  sentait  bien  qu'elle  n'eût  retrouvé 
jamais  cette  «  heure  d'inspiration  suprême  x  »  d'où  était  né  son 
■chef-d'œuvre.  Les  «  suites  »  sont  rarement  heureuses  en  littéra- 
ture ;  et  si  l'histoire  de  Caliste  est  d'un  intérêt  plus  profond 
que  celle  de  Cécile,  c'est  qu'elle  n'est  pas  proprement  une  suite, 
mais  qu'elle  fait  partie,  nous  l'avons  vu,  de  la  conception  primi- 
tive de  l'ouvrage. 

Le  gouverneur  du  petit  lord,  personnage  grave  et  triste, 
va  nous  dire  son  secret  :  il  a  aimé  Caliste,  mais  n'a  pas  su  vouloir... 
Caliste  est  morte  ;  il  vit  encore,  et  gémit  sur  sa  lâcheté  en  nous 
la  racontant. 

Caliste  est,  selon  le  préjugé  mondain,  de  celles  qu'on  n'épouse 
pas.  Toute  jeune,  elle  a  été  vouée  au  théâtre  par  une  mère  dépra- 
vée ;  elle  a  débuté  avec  un  succès  éclatant  dans  le  rôle  de  la 
Belle  pénitente  2.  Le  soir  même,  un  homme  considérable  par  sa 


1  M""  Juste  Olivier,  étude  sur  Leone  Leoni,  Caliste,  Manon  Lescaut, 
publiée  dans  la  Revue  suisse  (décembre  1844)  et  que  Sainte-Beuve  a  eu  soin 
■de  réimprimer,  avec  ses  propres  articles  sur  M""  de  Charrière,  dans  son 
édition  de  Caliste  (Labitte,  1845). 

2  The  fair  pénitent.  Cette  pièce,  qui  exerça,  dit-on,  une  influence  appré- 
ciable sur  le  développement  de  la  littérature  anglaise  au  18'  siècle,  en 
particulier  sur  Richardson,  est  de  Nicholas  Rowe  (1673-17 18).  Elle  fut 
représentée  pour  la  première  fois  en  1703  avec  un  grand  succès.  Calista, 
fille  du  seigneur  génois  Sciolto,  est  promise  par  son  père,  et  malgré  elle, 
au  seigneur  Altamont:  elle  aime  Lothario,  à  qui  elle  a  donné  des  gages  de 
son  amour.  Cette  passion  est  découverte  ;  Lothario  est  mortellement  blessé 
en  duel  par  son  rival  ;  Calista  se  tue,  après  s'être  accusée,  dans  une  scène 
pathétique,  des  malheurs  dont  elle  est  la  cause  et  avoir  reçu  le  pardon  de 
son  père  assassiné  par  les  amis  de  Lothario.  —  Peut-être  M"'  de  Charrière 
vit-elle  jouer  cette  pièce  à  Londres.  Elle  peut  aussi  l'avoir  connue  par  les 
adaptations  françaises.  Car  The  fair  pénitent  fut  imitée  plusieurs  fois.  On 
possède  Caliste  ou  la  Belle  pénitente,  tragédie  imitée  de  l'anglais;  repré- 
sentée pour  la  première  fois  sur  le  théâtre  de  la  Comédie  française  le  lundi 
27  mars  1750.  A  Paris,  chez  Cailleau.  MDCCL.  (Bibl.  nat.  Y'\  2545).  Selon 
•les  Anecdotes  dramatiques,  cette  pièce,  attribuée  à  l'abbé  Seran  de  la  Tour, 
était  en  réalité  du  marquis  de  Mauprié.  M'"  Gaussin  (la  Za'ire  de  Voltaire) 


322  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

situation  et  sa  fortune  l'a,  pour  ainsi  dire,  achetée  à  sa  mère  ; 
il  l'a  emmenée  en  France,  où  il  lui  a  fait  donner  une  excellente 
éducation,  et  en  Italie,  où  s'est  développé  son  goût  pour  les  arts. 
Ce  protecteur  équivoque  est  mort  peu  après  leur  retour  en  Angle- 
terre. Caliste  vit  seule  et  retirée  dans  sa  petite  maison  de  Bath. 
Elle  rencontre,  au  cours  de  ses  promenades,  un  jeune  homme 
atteint  dans  sa  santé  par  une  douleur  profonde  :  William  vient 
de  perdre,  avec  un  frère  jumeau,  la  moitié  de  sa  vie  et  de  ses 
pensées  1.  Caliste  a  compassion  du  morne  chagrin  où  elle  le  voit 
plongé.  L'énigmatique  et  séduisante  figure  de  cette  femme  soli- 
taire éveille  l'attention  du  jeune  homme  :  «  Elle  avait  contracté 
je  ne  sais  quelle  réserve  qui  tenait  tout  ensemble  de  la  fierté  et 
de  l'effroi...  »  Peu  à  peu,  le  charme  insinuant,  noble  et  discret 
de  l'inconnue  le  pénètre,  le  console,  le  retient  auprès  d'elle  ; 
leur  intimité  est  aussi  pure  que  douce.  L'humiliation  que  lui  a 
laissée  son  ancien  état  défend  à  Caliste  tout  ce  qui  s'en  rappro- 
cherait ;  la  réprobation  qu'elle  sent  peser  sur  elle  rend  sa  sensi- 
bilité plus  délicate  et  presque  ombrageuse.  Elle  force  donc  le 
jeune  homme  à  respecter  la  loi  qu'elle  lui  impose  ;  et  lorsque, 
un  jour,  cédant  à  l'emportement  de  sa  passion,  il  la  prend  dans- 
ses  bras  : 

«  Vous  ne  me  ferez  pas  violence,  lui  dit-elle  doucement, 
car  vous  êtes  le  maître.  »  —  «  Combien,  s'écrie-t-il  en  nous  con- 
tant cette  scène,  combien  il  était  plus  aisé  de  réussir  auprès  de 

créa  le  rôle  de  Caliste.  L'auteur  met  dans  la  bouche  de  son  héroïne  un 
vers  que  notre  Caliste  pourrait  s'approprier  : 

Je  me  suis  reconnue  et  me  suis  fait  horreur. 

En  iy5o,  Colardeau  rît  jouer  Caliste,  tragédie  en  5  actes  en  vers.  Les 
personnages  portent  les  mêmes  noms  que  ceux  des  deux  précédentes 
pièces.  C'est  M'"  Clairon  qui  tint  alors  le  rôle  de  Caliste.  Citons  enfin  la 
Lénore  d'Andrieux,  adaptation  de  la  même  donnée,  qui  eut,  comme  on 
voit,  une  assez  longue  fortune. 

1  Cette  idée  des  frères  jumeaux  fut  suggérée  à  l'auteur  par  un  fait  réel, 
qu'elle  a  raconté  plus  tard,  dans  une  lettre  à  M""  Henriette  L'Hardy.  Parlant 
à  cette  amie  du  mari  qu'elle  ne  cessait  d'imaginer  pour  elle  :  «  A  propos  de 
roman,  lui  dit-elle,  demandez  à  M.  votre  frère  s'il  ne  connaîtrait  point 
MM.  Alartin-Achard,  de  Genève,  et,  supposé  qu'il  les  connaisse,  demandez 
ce  qu'ils  sont  et  ce  qu'ils  font.  Ce  sont  deux  jumeaux  dont  l'enfance  a  été 
fort  intéressante,  et  qui  m'ont  fait  naître  l'idée  de  donner  à  l'amant  de 
Caliste  le  frère  et  le  commencement  d'histoire  qu'il  a.  Il  serait  drôle  que 
vous  épousassiez  l'original  de  l'amant  de  Caliste  »...  (22  décembre  1792). 


LES    LETTRES    ÉCRITES    DE    LAUSANNE    ET   CAL1STE  323 

quelques-unes  de  celles  que  mon  père  honorait  le  plus,  qu'auprès 
de  cette  fille  si  dédaignée  !  » 

C'est  qu'en  effet  Caliste  inspire  la  sympathie  et  le  respect  à 
tous  ceux  qui  l'aperçoivent  ;  mais  sitôt  qu'on  apprend  qui  elle 
est,  on  affecte  de  la  mépriser.  Cette  situation  fait  son  tourment, 
surtout  depuis  qu'elle  aime  et  se  sent  aimée  ;  le  jour  où  William 
laisse  échapper  l'aveu  de  son  désir,  elle  l'accueille  avec  une  fran- 
chise pleine  à  la  fois  de  courage  et  d'élévation  passionnée  : 

«  Je  vous  ai  aimé,  lui  dit-elle,  dès  le  premier  moment  que  je 
vous  ai  vu  ;  avant  vous,  j'avais  connu  la  reconnaissance,  et 
non  point  l'amour;  je  le  connais  à  présent  qu'il  est  trop  tard. 
Quelle  situation  que  la  mienne  !  Moins  je  mérite  d'être  respectée, 
plus  j'ai  besoin  de  l'être...  Ah  !  je  n'ai  connu  le  prix  d'une  vie 
et  d'une  réputation  sans  tache  que  depuis  que  je  vous  connais.  » 

Ils  s'aiment  avec  une  honnêteté,  un  respect  réciproque,  qui 
rend  plus  touchante  encore  l'intimité  de  leurs  âmes  et  de  leurs 
habitudes.  Mais  il  a  besoin  d'elle,  il  faut  que  Caliste  devienne  sa 
femme,  il  se  flatte  d'obtenir  le  consentement  de  son  père.  Ce 
père  ne  sait  de  Caliste  que  son  triste  passé  ;  il  refuse  son  aveu, 
en  termes  habilement  modérés,  qui  disposent  son  fils  à  la  sou- 
mission. La  douceur  de  Caliste,  sa  distinction  native,  la  dignité 
parfaite  de  son  attitude,  que  le  père  ne  nie  point,  ne  suffisent  pas 
à  fléchir  cet  homme  soumis  aux  convenances  sociales,  et  qui 
d'ailleurs  a  en  vue  pour  son  fils  un  établissement  honorable 
selon  le  monde.  Il  n'a  garde  cependant  d'user  de  moyens  vio- 
lents et  directs  pour  rompre  le  lien  qu'il  désapprouve.  L'amant, 
faible,  irrésolu,  laisse  se  prolonger  cette  situation  incertaine, 
et  Caliste,  heureuse  d'être  aimée,  craint,  par  pressentiment 
et  par  expérience  de  la  vie,  toute  tentative  pour  changer  leur 
situation.  Mais  un  homme  respectable  survient,  qui  offre  son  nom 
à  Caliste  :  elle  pourrait  donc  encore  donner  du  bonheur  à  un 
honnête  homme  !  Avant  d'y  songer,  elle  attend,  elle  espère  de 
celui  qu'elle  aime  le  mot  décisif  ;  ce  mot,  William  ne  le  dit  pas  : 

«J'ouvris  la  porte,  je  sortis,  elle  me  regarda  sortir,  et  je  lui 
entendis  dire  en  la  refermant  :  Cest  fait.» 

Quand  il  revient,  le  jour  suivant,  Caliste  est  partie  ;  elle  s'est 
résignée  à  épouser  l'homme  qu'elle  n'aime  pas,  mais  qu'elle  estime, 


324  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

qu'elle  se  fera  un  devoir  de  rendre  heureux.  Dans  son  désespoir, 
William  se  laisse  marier  avec  une  jeune  veuve,  lady  Betty, 
sa  parente,  qui  se  trouve  là  tout  à  point,  comme  le  père  y  comp- 
tait, pour  entraîner  son  irrésolution. 

Les  deux  mariages  sont  malheureux,  celui  de  Caliste  par  la 
passion  qu'elle  conserve  et  les  preuves  involontaires  qu'elle  en 
donne  à  son  mari  ;  l'autre,  par  la  coquetterie  de  la  femme  et 
la  tiédeur  à  peine  résignée  de  l'époux.  Les  deux  amants  se 
revoient  sans  s'être  recherchés  :  le  hasard  les  fait  se  rencontrer 
au  théâtre;  on  y  joue  la  pièce  même  où  jadis  a  paru  Caliste  pour 
le  malheur  de  sa  vie  : 

«  Qu'on  juge  de  notre  étonnement,  de  notre  émotion, .de  notre 
oie  ;  car  tout  autre  sentiment  céda  dans  l'instant  même  à  la 
oie  de  nous  revoir.  Je  n'eus  plus  de  torts,  je  n'eus  plus  de  regrets, 
e  n'eus  plus  de  femme,  elle  n'eut  plus  de  mari  :  nous  nous  retrou- 
vions, et  quand  ce  n'eût  été  que  pour  un  quart  d'heure,  nous 
ne  pouvions  sentir  que  cela.  » 

Ce  sont  alors  les  explications,  les  regrets  tardifs,  le  douloureux 
récit  de  Caliste  :  en  apprenant  le  mariage  de  celui  qu'elle  aimait, 
elle  n'a  pas  su  cacher  sa  douleur  ;  son  mari,  justement  blessé, 
ne  lui  a  pas  pardonné  ;  elle  s'est  retirée  à  Londres,  où  elle  vit 
maintenant  seule  dans  son  désespoir  : 

«  Je  me  revois  ici  plus  malheureuse  et  plus  délaissée  que  quand 
je  vins  jouer  sur  ce  même  théâtre,  et  que  je  n'appartenais  à 
personne  qu'à  ma  mère,  qui  me  donna  pour  de  l'argent...  » 

Les  adieux  des  amants  sont  pleins  de  trouble  et  de  passion 
inutilement  ravivée.  En  sortant  du  théâtre,  ils  vont  s'asseoir 
au  parc  St- James,  par  une  nuit  d'orage,  où  la  nature  s'associe 
à  leur  déchirement.  C'est  la  suprême  tentation  ;  Caliste,  un  ins- 
tant égarée,  l'évoque  elle-même  : 

«  Voulez-vous  que  nous  nous  en  allions  ensemble  ?  N'avez- 
vous  pas  assez  obéi  à  votre  père  ?  Reprenons  nos  véritables 
liens  !  A  qui  ferons-nous  du  mal  ?  Mon  mari  me  hait  et  ne  veut 
plus  vivre  avec  moi  ;  votre  femme  ne  vous  aime  plus...  Ah  ! 
ne  répondez  pas,  s'écria-t-elle  en  mettant  sa  main  sur  ma  bouche. 
Ne  me  refusez  pas,  et  ne  consentez  pas  non  plus  !  Jusqu'ici,  je 
n'ai  été  que  malheureuse  ;  que  je  ne  devienne  pas  coupable  ; 
je  pourrais  supporter  mes  propres  fautes,  mais  non  les  vôtres  ; 
je  ne  me  pardonnerais  jamais  de  vous  avoir  dégradé  !  » 


LES    LETTRES    ÉCRITES    DE    LAUSANNE    ET    CALISTE  325 

Ainsi  la  touchante  créature  se  ressaisit,  après  avoir  ouvert 
un  instant  l'oreille  aux  sophismes  de  la  passion  :  nous  n'en  som- 
mes pas  encore  aux  héroïnes  faciles  de  Georges  Sand  ;  mais 
cette  scène,  à  la  fois  mesurée  et  forte,  ne  rend  que  plus  tragique 
le  conflit  du  devoir  conventionnel  et  de  la  passion  vraie. 

William  est  aussi  incapable  de  se  détacher  de  Caliste  que  de 
s'affranchir  du  préjugé.  Rentré  chez  lui,  il  retrouve  sa  femme, 
que  son  absence  rendait  heureuse,  et  à  qui,  pourtant,  il  a  sacrifié 
le  grand  amour  de  Caliste.  Son  père  même  sent  l'absurdité 
navrante  de  cette  situation  et  prononce  la  parole  attendue  : 
«  Pourquoi  faut-il  que  je  vous  aie  ôté  à  Caliste  !  »  —  C'est  alors 
que  William,  pour  donner  le  change  à  sa  douleur,  consent  à 
voyager  sur  le  continent  avec  le  fils  unique  d'un  lord  du  voisinage: 
nous  les  avons  vus  ensemble  à  Lausanne  dans  la  première  partie 
du  roman. 

Quant  à  Caliste,  il  ne  lui  reste  plus  qu'à  mourir.  Réconciliée 
avec  son  mari,  elle  achève  sa  triste  vie  dans  la  bienfaisance, 
enseigne  la  musique  à  de  petites  orphelines,  tandis  que  celui 
qu'elle  n'a  point  cessé  d'aimer  demeure  stupide  devant  l'irré- 
parable et  cherche  à  déchiffrer  sa  propre  énigme  : 

«  Je  me  revois  sans  cesse  dans  le  passé,  sans  pouvoir  me  com- 
prendre. Il  me  semble  que  je  n'ai  rien  fait  de  ce  qu'il  aurait  été 
naturel  de  faire.  » 

Une  lettre  qu'il  reçoit  lui  raconte  les  derniers  moments  de 
Caliste  :  elle  a  expiré  comme  une  artiste  et  comme  une  sainte, 
exhalant  son  âme  aux  sons  du  Stabat  mater  de  Pergolèse  : 

p\<  La  pièce  finie,  les  musiciens  sont  sortis  sur  la  pointe  des 
pieds,  croyant  qu'elle  dormait  ;  mais  ses  yeux  étaient  fermés 
pour  toujours.  » 

La  portée  de  l'histoire  est  indiquée  dans  ces  graves  paroles 
que  William  adresse  au  petit  lord  amoureux  de  Cécile  : 

«  Si  jamais  vous  intéressez  le  cœur  d'une  femme  vraiment 
tendre  et  sensible,  et  que  vous  ne  sentiez  pas  dans  le  vôtre  que 
vous  pourrez  payer  toute  sa  tendresse,  tous  ses  sacrifices, 
éloignez -vous  d'elle,  faites-vous  en  oublier.  » 

Le  jeune  homme  comprendra-t-il  ?  L'expérience  d'autrui 
a-t-elle  jamais  profité  à  personne  ?  Mais  l'aventure  de  Cécile 
et  du  jeune  Anglais  est  devenue  pour  le  lecteur  d'un  intérêt 


32Ô  MADAME    DE    CHARRIEKE    ET    SES    AMIS 

secondaire  ;  Caliste  nous  fait  oublier  tout  le  reste.  Ne  craignons 
pas  de  le  proclamer  :  cette  délicieuse  figure  est  une  des  plus 
attachantes  créations  du  roman  français,  et  l'on  chercherait 
en  vain,  dans  la  littérature  du  XVIII0  siècle,  quelqu'un  qui  lui 
ressemble. 

«  A  part  la  tache  originelle  de  son  histoire,  Caliste  est  une  des 
héroïnes  qui  réunissent  au  plus  haut  degré  la  simplicité,  la 
passion,  le  naturel  exquis  des  âmes  élevées,  l'attrait  des  esprits 
ornés,  fins  et  doux,  l'idéal  enfin,  avec  un  je  ne  sais  quoi  de 
parfaitement  humain  \  » 

Son  originalité  et  sa  nouveauté,  c'est  que  cette  femme,  que 
les  préjugés  hypocrites  du  monde  tiennent  pour  méprisable,  est 
en  réalité  plus  digne  d'estime  que  les  plus  respectées.  M:nc  de 
Charrière  avait  lu  et  relu  passionnément  la  Princesse  de  Clèves 
et  Manon  Lescaut.  Caliste  semble  emprunter  la  vertu  de  l'une 
pour  effacer  la  flétrissure  de  l'autre  ;  mais  ce  qui  fait  sa  gran- 
deur morale,  c'est  que,  n'étant  point  responsable  de  sa  chute, 
elle  s'estime  néanmoins  tenue  de  la  racheter  :  «  Cette  rigueur 
contre  elle-même  est  un  trait  de  bon  goût  et  de  haute  distinc- 
tion 2  »  ;  c'est  aussi  une  sorte  d'héroïsme.  Il  n'est  point  ici  ques- 
tion de  la  réhabilitation  de  la  courtisane  :  Caliste  n'a  pas  même 
besoin  d'être  réhabilitée  ;  elle  n'a  au  fond  jamais  déchu.  La 
tache  imprimée  a  sa  réputation  ne  vient  pas,  si  l'on  peut  dire 
ainsi,  d'une  souillure  interne,  elle  est  purement  extérieure  ; 
c'est  la  dépravation  de  sa  mère,  puis  la  brutale  injustice  du  monde 
qui  lui  ont  infligé  une  honte  imméritée.  Cette  sentence  inique 
fait  d'elle  une  victime  dont  les  cœurs  généreux  peuvent  pren- 
dre le  parti  sans  qu'il  en  coûte  rien  à  la  morale.  Caliste  est  une 
âme  d'élite,  que  son  malheur  n'a  point  dégradée.  Il  ne  lui  en 
reste  qu'un  douloureux  effroi  ;  et,  loin  de  se  poser  en  grande 
âme  méconnue,  elle  semble  se  reprocher  comme  un  crime  la 
cruauté  de  son  destin  : 

«  Une  délicatesse  si  droite,  dit  Mme  Olivier,  ôte  au  personnage 
la  couleur  un  peu  vulgaire  qu'il  aurait  prise  en  se  classant,  de 
sa  propre  autorité,  dans  les  êtres  opprimés  par  l'aveuglement 
de  la  société,  parmi  les  coupables  innocents...  Caliste,  en  prenant 
parti    pour  le  monde  contre  ses  droits  individuels  au  bonheur  et 

1  M"'  Juste  Olivier  (article  cité  plus  haut). 

2  M""  Juste  Olivier  (article  cité). 


[.ES    LETTRES    ECRITES    DE    LAUSANNE    ET    CALISTE  327 

à  l'estime,  rend  en  quelque  sorte  innocent,  en  même  temps 
que  plus  vif,  l'intérêt  qu'on  lui  porte.  Cet  intérêt  s'attache  à 
elle  uniquement,  et  il  n'en  retourne  rien  de  mal  à  propos  indul- 
gent vers  son  ancienne  condition.  Dans  les  efforts  même  qu'elle 
tente  pour  amener  le  père  de  son  amant  à  permettre  leur  mariage, 
il  y  a  toute  la  dignité  d'un  cœur  capable  de  comprendre  l'inno- 
cence et  la  bonne  renommée  dans  ce  qu'elles  ont  de  plus  sévère- 
ment nécessaire  à  la  vie  des  femmes.  » 

Rien  ne  ressemble  donc  moins  à  un  plaidoyer  en  faveur 
•de  la  souveraineté  de  la  passion  que  l'émouvante  histoire  de 
Caliste,  et  jamais  héroïne  ne  songea  moins  à  tirer  de  son  infortune 
des  arguments  pour  une  thèse  sociale. 

Si  nous  ne  rencontrons  dans  la  littérature  du  XVIIIe  siècle 
aucune  sœur  de  Caliste,  il  est  une  figure  du  roman  moderne, 
créée  vingt  ans  plus  tard,  qui  n'est  point  sans  lui  ressembler  : 
c'est  Corinne.  —  Qu'on  nous  comprenne  bien  :  nous  n'allons  pas 
nous  donner  le  ridicule  de  comparer,  au  point  de  vue  de  la  portée 
littéraire,  l'œuvre  illustre  et  puissante  de  Mme  de  Staël  et  la  déli- 
cate esquisse  de  Mm-  de  Charrière,  ni  prétendre  que  celle-là 
a  imité  celle-ci.  Mais  il  est  certain  que  Caliste  avait  profondé- 
ment impressionné  l'imagination  de  Mme  de  Staël,  si  bien  que 
sans  Caliste,  Corinne  peut-être  n'existerait  pas.  Ce  n'est  point 
diminuer  la  valeur  d'une  création  du  génie,  que  de  signaler  le 
fait  accidentel  qui  peut  l'avoir  déterminée. 

«  Mon  Dieu,  écrivait  Mme  de  Staël  pendant  la  Terreur,  que 
je  voudrais  n'avoir  pas  lu  Caliste  dix  fois  !  J'aurais  devant  moi 
une  heure  sûre  de  suspension  de  toutes  mes  peines.  » 

Nous  verrons  qu'elle  fit  le  voyage  de  Colombier  exprès  pour 
voir  l'auteur  de  Caliste  :  elle  professait  pour  cette  œuvre  une 
admiration  presque  enthousiaste.  Est-il  étonnant  qu'une  impres- 
sion si  vive,  ressentie  à  l'âge  où  l'on  en  reçoit  encore  utilement 
de  pareilles,  se  soit  reflétée  dans  son  œuvre  ?  Elle  n'avait  guère 
plus  de  vingt  ans  quand  elle  lisait  et  relisait  Caliste  ;  et,  sans 
même  s'en  rendre  compte,  elle  s'est  souvenue  de  cette  peinture 
du  bonheur  sacrifié  aux  exigences  de  l'opinion.  Sainte-Beuve  s'en 
était  tout  de  suite  avisé,  lorsqu'il  appelait  Caliste  «  cette  pre- 
mière Corinne,  esquisse  ingénue  de  la  seconde  \  »  Il  y  a  même 

1  Vinet  a  fait  le  même  rapprochement  (Etudes  sur  la  littérature  au 
ig'  siècle  :  M"  de  Staël  et  Chateaubriand,  2'  édition,  p.  266). 


328  MADAME    DE    CHARRlÈRE    ET    SES    AMIS 

entre  les  deux  ouvrages  de  curieuses  analogies  extérieures  : 
Caliste  et  William  sont  anglais  comme  Corinne  et  Oswald  ; 
Mme  de  Charrière  avait  compris,  et  Mme  de  Staël  comprit  à  son 
tour  «  la  réalité  plus  parfaite  qu'emprunterait  un  tel  personnage 
d'une  telle  patrie,  où  la  convenance  domine  arbitrairement  tout 
le  reste.  »  Corinne  et  Caliste  ont  en  commun  une  situation  pre- 
mière, très  différente  sans  doute,  mais  pareille  en  ce  qu'elle 
pèse  également  sur  leur  destinée  et  les  accompagne  jusqu'au 
bout  du  poids  de  sa  malédiction.  Là,  comme  ici,  l'obstacle  au 
mariage  des  amants  est  à  la  fois  dans  l'opposition  d'un  père 
et  dans  le  caractère  irrésolu  du  jeune  homme,  faible  devant  l'opi- 
nion, et  incapable  d'un  acte  d'énergie.  C'est  encore,  dans  les 
deux  romans,  la  même  séparation  douloureuse,  puis  le  mariage 
du  héros  avec  la  femme  choisie  par  la  volonté  paternelle  ; 
enfin,  après  une  rencontre  imprévue  dans  un  théâtre  (incident 
identique),  c'est  la  mort  de  l'héroïne  —  mort  d'artiste —  victime 
des  étroits  préjugés  vulgaires. 

La  ressemblance  est  indéniable.  Toute  superficielle,  dira-t-on. 
Non  pas,  car  il  y  a  ressemblance  aussi  dans  la  condition  morale 
des  personnages.  Exilées  l'une  et  l'autre  de  la  vie  domestique, 
—  dont  Caliste  est  plus  rigoureusement  exclue  que  Corinne, 
quoiqu'elle  en  comprenne  si  bien  la  dignité  et  le  prix,  —  elles 
sont  sœurs  par  la  même  souffrance  :  l'abandon  d'un  homme  qui 
ne  sait  pas  aimer  assez.  Caliste  est  peut-être  plus  touchante, 
parce  que  plus  simple,  et,  bien  qu'actrice,  moins  théâtrale  ;  — 
mais  il  lui  manque  ces  enchantements  de  la  gloire  et  de  la  poésie 
qui  ont  fait  de  Corinne  une  figure  idéale  entre  toutes.  Et  s'il 
est  apparent  que  Mme  de  Staël  a  trouvé  dans  Caliste  l'idée  pre- 
mière de  son  poème  :  le  conflit  entre  les  droits  de  la  passion  et 
ceux  de  la  société,  —  il  est  certain  aussi  qu'en  faisant  sienne 
cette  donnée,  elle  lui  a  conféré  l'immortalité  ;  elle  l'a  élargie  et 
si  puissamment  dramatisée,  que  Corinne  est  devenue  un  type 
général  et  humain,  celui  de  la  femme  artiste  que  son  génie  con- 
damne au  malheur.  Aussi  ne  songeons-nous  point  à  rabaisser  la 
valeur  de  Corinne  en  indiquant  ce  que  cet  admirable  livre  doit  à 
Caliste.  Mais  nous  serions  un  infidèle  historien  de  Mme  de  Char- 
rière, si  nous  nous  dispensions  de  signaler  la  source  pure  et 
cachée  où  s'abreuva  le  génie  de  Mme  de  StaëL  Les  ruisseaux 
se  jettent  dans  les  fleuves,  et  y  perdent  leur  nom  ;  ils  n'en  sont 
pas  moins  une  partie  de  leur  onde. 


LES    LETTRES    ÉCRITES    DE    LAUSANNE    ET    CA1.ISTK  329 

On  aimerait  savoir  quel  succès  eut  l'histoire  de  Caliste  auprès 
du  public  de  la  Suisse  française.  A  Lausanne,  elle  semble  avoir 
été  accueillie  froidement,  si  l'on  en  juge  par  le  Journal  de  Lau- 
sanne. On  y  trouve  (5  avril  1788),  sous  le  titre  Belles-Lettres, 
une  analyse  détaillée  du  livre,  avec  cette  sobre  conclusion  : 

«  Telle  est  la  marche  de  ce  roman,  qu'on  ne  lit  pas  sans  intérêt, 
où  l'on  trouve  de  l'énergie  et  beaucoup  de  sensibilité.  » 

A  quoi  le  rédacteur,  Lanteires  1,  ajoute  la  restriction  suivante: 

«Quoique  cette  analyse  nous  ait  été  communiquée  par  un  homme 
d'esprit  de  cette  ville,  nous  nous  permettrons,  cependant,  d'a- 
jouter que  l'auteur  de  cette  production  [Caliste]  manque  sou- 
vent, dans  son  style,  d'harmonie  et  de  pureté.  On  sait  que 
dans  les  ouvrages  agréables,  le  lecteur  a  droit  d'être  plus  exi- 
geant que  dans  ceux  qui  n'ont  pour  but  que  l'instruction  ; 
qu'on  pardonne  à  la  profondeur  des  idées  ce  qu'on  ne  pardonne 
pas  à  un  ouvrage  destiné  seulement  à  faire  passer  quelques 
heures  délicieusement.  En  remerciant  l'auteur  du  plaisir  qu'il 
nous  a  procuré,  nous  l'invitons  à  donner,  à  l'avenir,  plus  de 
soins  à  ses  productions  ;  et  cela  lui  sera  facile.  » 

Pauvre  Caliste  !  Mais  surtout  pauvre  Lanteires  ! 

A  Paris,  le  roman  ne  passa  pas  inaperçu.  Quelques  journaux 
en  parlèrent  avec  éloges.  Le  Journal  de  Paris  trouve  que  dans 
cette  simple  histoire  l'amour  est  peint  «avec  une  vérité  peu  com- 
mune et  avec  un  charme  trop  grand  peut-être,  »  et  se  demande  si 
Caliste  n'est  point  trop  «  aimable  et  séduisante  2  ».  L'Esprit  des 
Journaux  consacre  au  petit  ouvrage  une  étude  plus  approfondie, 
qui  embrasse  les  deux  parties  du  roman.  La  seconde,  dit-il, 
«  est  remplie  par  un  épisode  plus  long  et  plus  intéressant  que 
l'ouvrage  principal,  ce  qui  serait  sans  doute  un  défaut,  si  l'on 
pouvait  jamais  appeler  défaut  ce  qui  amène  des  beautés  d'un 
ordre  supérieur.  »  L'auteur  de  l'article  justifie  cette  appréciation 
par  une  analyse  intelligente,  loue  la  peinture  des  caractères, 


'Jean  Lanteires  (1756-1797),  d'une  famille  languedocienne  réfugiée, 
rédigea  une  feuille  hebdomadaire,  le  Journal  de  Lausanne,  du  2  décembre 
1786  au  28  décembre  1793.  —  Dans  le  numéro  du  22  mars  1788,  on  trouve 
cette  annonce  du  libraire  Mourer,  de  Lausanne  :  «  Caliste  ou  suite  des 
Lettres  écrites  de  Lausanne,  par  M""  Charrière  [sic].  In-12,  2  part.  1788.. 
L.  I...  16  s». 

2  27  janvier  1788. 


330  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMI5 

ainsi  que  les  situations,  «  où  ils  se  développent  d'eux-mêmes 
et  bien  plus  heureusement  que  par  des  paroles  »  ;  puis  il  parle 
de  ce  style  «  plein  de  chaleur  et  de  naturel,  très  souvent  aussi 
d'élégance  »,  tout  en  lui  reprochant  «  des  négligences  qu'on  ne 
saurait  excuser  ».  Voici  la  conclusion  de  l'article  : 

«  Les  Lettres  de  Lausanne  et  Caliste  nous  paraissent  des  ouvrages 
vraiment  distingués  ;  et,  ce  qui  doit  leur  donner  un  nouveau 
prix,  ils  sont  d'une  femme  (Mine  de  Char....)  qui  les  a  écrits  dans 
une  langue  qui  n'est  pas  la  sienne,  car  elle  n'est  pas  née  en  France 
et  elle  n'y  habite  pas  l.  » 

La  Correspondance  de  Grimm  (janvier  1788)  indique  sans  réti- 
cence le  nom  de  l'auteur  : 

«  Ces  lettres,  dit-elle,  sont  de  MmedeCharrière,  née  de  Theuil  2, 
d'une  des  plus  anciennes  familles  de  Hollande  ;  elle  a  fait  dans 
sa  première  jeunesse,  il  y  a  15  ou  20  ans,  un  conte  fort  original 
intitulé  Le  Noble.  Le  premier  volume  des  Lettres  écrites  de  Lau- 
sanne offre  plusieurs  peintures  de  mœurs  et  de  caractères  où 
l'on  trouve  beaucoup  de  finesse  et  de  vérité,  mais  dont  les  détails 
sont  quelquefois  minutieux  et  de  mauvais  goût.  L'histoire  de 
Caliste  nous  a  paru  d'un  ton  fort  supérieur  ;  quoique  ce  soit  le 
roman  d'une  fille  entretenue,  elle  n'a  rien  dont  le  sentiment 
le  plus  pur  puisse  être  blessé,  et  nous  connaissons  peu  d'ouvrages 
où  la  passion  de  l'amour  soit  exprimée  avec  une  sensibilité 
plus  vive,  plus  profonde,  et  dont  l'intérêt  soit  tout  à  la  fois 
plus  délicat  et  plus  attachant.  » 

L'éloge  est  assez  vif.  Mais  une  étude  encore  plus  attentive 
sur  Caliste  parut  deux  ans  après  la  mort  de  l'auteur  :  c'est  celle 
que  publia  Mlle  Pauline  de  Meulan  dans  le  Publiciste 3,  à  propos 
d'une  réimpression  de  l'ouvrage.  Elle  en  compare  l'intérêt  à 
celui  que  l'on  trouve  dans  les  romans  de  Richardson,  qui  «  nous 
fait  vivre  avec  les  personnages  »,  de  sorte  que  «  nous  nous  oublions 
nous-même,  en  pensant  cependant  continuellement  à  nous  », 
—  expression  d'une  délicatesse  heureuse.  Le  caractère  de  Caliste 
est  «  tracé  avec  un  charme  inexprimable  et  attachant  au  delà 
de  toute  expression  ».  Citons  encore  les  lignes  suivantes  : 

1  1"  avril  1788. 

2  Ici,  une  note  de  Grimm,  qui  montre  qu'on  l'avait  renseigné  :  <-.  M.  de 
Charrière  avait  été  le  gouverneur  de  son  frère  ». 

3  C'est  Sainte-Beuve  qui  attribue  —  sans  doute  à  bon  escient  —  à  cette 
femme  distinguée  l'article  signé  seulement  de  la  lettre  R. 


LES    LETTRES    ÉCRITES    DE    LAUSANNE    ET    CALISTE  33  I 

«  Ce  petit  ouvrage,  plein  de  sensibilité  et  de  douceur,  est  écrit 
avec  élégance  et  pureté.  La  mort  de  Caliste  est  touchante 
et  simple  comme  son  caractère  ;  elle  est  triste  comme  sa  vie. 
Nous  n'appliquerons  point  ici  les  règles  d'une  morale  sévère  ; 
il  peut  être  dangereux  de  présenter  des  caractères  aussi  séduisants 
que  celui  de  Caliste,  parce  qu'il  est  à  craindre  que  tout  jeune 
homme  ne  voie  une  Caliste  dans  la  comédienne  dont  il  sera 
amoureux.  Mais  lorsqu'on  écrit  avec  tant  de  grâce  et  de  charme, 
on  se  fait  tout  pardonner,  même  des  erreurs,  et  il  n'est  personne 
qui  n'en  veuille  à  cet  Edouard 1  de  ce  qu'il  n'eut  pas  la  force  de 
vaincre  un  préjugé,  raisonnable  presque  toujours,  mais  sans 
fondement  quand  il  s'agissait  de  prendre  Caliste  pour  épouse.  » 

Un  fait  que  Mllc  de  Meulan  ne  pouvait  deviner,  non  plus  que 
les  autres  critiques  parisiens,  mais  dont  s'avisèrent  aussitôt  les 
amis  de  l'auteur,  c'est  combien  Caliste  lui  ressemblait.  Plusieurs 
le  lui  dirent  ;  aucun  ne  le  lui  dit  avec  tant  de  grâce  que 
Benjamin  Constant  ;  on  connaît  l'hymne  de  reconnaissance 
émue    qu'il  adressait  à  Mme  de  Charrière  : 

«  A  celle  qui  a  créé  Caliste,  et  qui  lui  ressemble  ;  à  celle  qui 
réunit  l'esprit  au  sentiment  et  la  vivacité  des  goûts  à  la  dou- 
ceur du  caractère  ;  à  celle  qu'on  peut  méconnaître,  mais  qu'on 
ne  peut  oublier  quand  on  l'a  connue  ;  à  celle  qui  n'est  jamais 
injuste  quoiqu'elle  soit  souvent  inégale  ;  à  la  plus  spirituelle 
et  pourtant  à  la  plus  simple  et  à  la  plus  sensible  des  femmes  ; 
à  la  plus  tendre,  à  la  plus  vraie  et  à  la  plus  constante  des  amies, 
salut  et  bonheur  !  » 

Comment  ne  pas  reconnaître  Mme  de  Charrière  dans  ce  pas- 
sage où  l'amant  de  Caliste  dit  à  la  mère  de  Cécile  (sous  les  traits 
de  qui  Mme  de  Charrière  s'était  dépeinte  :) 

«  Elle  vous  ressemblait,  madame.  Dans  ses  pensées,  dans  ses 
jugements,  dans  ses  manières,  elle  avait  comme  vous  je  ne  sais 
quoi  qui  négligeait  les  petites  considérations  pour  aller  droit  aux 
grands  intérêts,  à  ce  qui  caractérise  les  gens  et  les  choses...  Son 
âme  et  ses  discours,  son  ton  et  sa  pensée  étaient  toujours  d' 'accord. 
Ce  qui  n'était  qu'ingénieux  ne  l'intéressait  point,  la  prudence 
seule  ne  la  détermina  jamais,  et  elle  disait  ne  savoir  pas  bien 
ce  que  c'était  que  la  raison  ;  mais  elle  devenait  ingénieuse  pour 
obliger,  prudente  pour  épargner  du  chagrin  aux  autres,  et  elle 
paraissait  la  raison  même  quand  il  fallait  amortir  des  impres- 


1  C'est    William   qu'il   fallait  dire  :   Edouard  est  le  nom  du   petit  lord 
amoureux  de  Cécile. 


332  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

sions  fâcheuses  et  ramener  le  calme  dans  un  cœur  tourmenté 
ou  dans  un  esprit  qui  s'égarait...  » 

Toute  la  suite  de  cette  jolie  page  serait  à  transcrire  :  pas  un 
trait  qui  ne  soit  juste  et  ne  rappelle  la  physionomie  morale  de 
l'auteur.  Non  qu'elle  ait  tâché  à  se  peindre  :  ces  sortes  d'auto- 
portraits sont  toujours  tracés  d'une  main  un  peu  inconsciente 
et  involontaire  ;  ils  n'en  ont  que  plus  de  prix. 

Quant  à  l'aventure  même  de  Caliste,  le  lecteur  peut  aisément 
mesurer  ce  que  Mme  de  Charrière  a  mis  d'elle-même  et  de  sa 
vie  dans  cette  histoire  de  passion  et  de  douleur.  Sous  une  forme 
romancée,  Caliste  est  l'élégie  de  la  femme  qui  a  aimé,  mais 
qui  n'a  rien  donné...  que  son  cœur  :  c'était  trop  peu  pour  retenir 
l'amant...  Qu'on  se  rappelle  le  passage  révélateur  que  nous 
avons  cité  de  Benjamin  Constant  :  on  sera  fixé  sur  la  nature  de 
cette  passion  mystérieuse  dont  il  nous  a  instruits  et  qui,  pen- 
dant deux  ou  trois  ans,  avait  troublé  jusqu'en  ses  profondeurs 
l'âme  de  Mme  de  Charrière  1. 


1  Nous  avons  déjà  rappelé  que  Caliste  reparut  en  1845,  par  les  soins  de 
Sainte-Beuve,  avec  ce  charmant  «  portrait  »  de  la  Revue  des  Deux  Mondes, 
qui  fut,  selon  le  mot  de  Juste  Olivier  (Revue  suisse,  mai  1845,  Chronique), 
«  la  première  lueur  de  gloire  et  de  justice  sur  M""  de  Charrière  ».  — 
M,  Paul  de  Molènes  consacra  à  Caliste  deux  articles  dans  le  Journal  des 
Débats  des  8  juillet  et  6  août  1845.  Juste  Olivier,  choqué  à  bon  droit  de  la 
légèreté  avec  laquelle  s'exprimait  le  critique  parisien,  lui  dit  son  fait  dans 
la  chronique  de  septembre  de  la  Revue  suisse.  Il  rélève  en  particulier  ce 
jugement  d'une  rare  inintelligence  sur  l'héroïne  :  «  Elle  s'est  formé  de  la 
vertu  une  idée  fort  enflée  et  fort  chimérique.  Ce  pauvre  William  en  pàtit. 
Si  on  a  trop  accordé  à  son  prédécesseur,  on  ne  lui  accorde  vraiment  pas 
assez».  —  «Que  reste-t-il,  je  vous  prie,  de  Caliste,  après  ces  mots!  s'écrie 
Olivier.  Mais  aussi,  vaut-il  la  peine  de  faire  de  la  critique  et  d'écrire,  pour 
prouver  à  ce  point  qu'on  n'a  ou  qu'on  ne  veut  avoir  aucune  intelligence  de  la 
vérité  humaine,  non  plus  que  de  la  vérité  littéraire  ?  Il  s'agit  en  effet  de  peu 
de  chose,  seulement  d'enlever  la  délicatesse  à  l'amour.  L'homme  qui  a  eu 
cette  pensée  sur  Caliste  peut  être  récusé;  il  n'a  rien  saisi  de  ce  drame  profond 
et  touchant  ». 


CHAPITRE  XII 


Benjamin  Constant 


«  Tant  que  vous  vivrez,  tant 
que  je  vivrai,  je  me  dirai  tou- 
jours :  Il  y  a  un  Colombier  dans 
le  monde.  » 

(Benjamin  Constant). 

M°"  de  Charrière  à  Paris.  —  Les  lettres  de  Mm°  Saurin.  —  Champfort.  — 
Benjamin  Constant.  —  Ses  Souvenirs  inédits.  —  Son  «suicide»;  sa 
fugue  en  Angleterre.  —  Il  arrive  à  Colombier.  —  Rétif  de  la  Bretonne.  — 
Départ  pour  Brunswick.  —  Lettres  tendres.  —  Les  défiances  de  Caliste. 
—  L'affaire  de  Juste  de  Constant.  —  Benjamin  offense  son  amie. 


«  Je  trouve  que  vous  avez  été  créée  et  mise  au  monde  pour 
vivre  à  Paris,  et  j'en  veux  aux  circonstances  qui  vous  ont  fixée 
dans  un  lieu  si  éloigné  de  celui  qui  vous  conviendrait  à  tous 
les  égards.  » 

Ces  lignes  sont  adressées  à  Mme  de  Charrière  par  une  amie 
parisienne,  madame  Saurin,  veuve  de  l'auteur,  jadis  célèbre, 
de  Spartacus.  Sainte-Beuve  se  demandait  si  Mme  de  Charrière 
avait  jamais  été  à  Paris  :  «  Peu  importe,  répondait-il,  puisqu'elle 
en  était  ».  Ainsi  en  jugeait  cette  bonne  et  spirituelle  Mme  Saurin, 
dont  les  jolies  lettres  sont  sous  nos  yeux.  Mme  de  Charrière 
l'avait  rencontrée  durant  ce  séjour  qui  fait  date  dans  la  vie 
de  notre  héroïne,  puisque  c'est  alors  qu'elle  lia  amitié  avec  Ben- 
jamin Constant.  Elle  le  vit  dans  le  salon  de  M.  et  Mme  Suard, 


334  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

où  elle  fréquentait  assidûment,  et  où  se  réunissaient  des  person- 
nages dont  le  rôle  allait  devenir  important  pendant  la  Révo- 
lution :  Bailly,  qui  fut  le  premier  président  de  l'assemblée 
nationale  et  maire  de  Paris  ;  Champfort,  avec  qui  Mme  de  Char- 
rière  disputait  comme  on  verra  ;  Démeunier,  secrétaire  du 
comte  de  Provence,  puis  député  du  Tiers,  membre  du  Tribunat, 
sénateur  ;  M,  de  Sainte-Croix,  qui  devint  plus  tard  ministre 
des  affaires  étrangères  et  dont  Mme  de  Charrière  disait  «  qu'il 
avait  l'air  d'un  homme  qui  avait  été  esclave  à  Alger  »  ;  l'acadé- 
mique Thomas  ;  l'abbé  Raynal,  qu'elle  avait  peut-être  vu  à 
Neuchâtel,  où  il  séjourna  \  Parmi  les  dames  qu'elle  rencontrait 
fréquemment,  il  faut  nommer  Mme  Pourrat  (Benjamin  écrit 
Pouras  ou  Pourras)  et  ses  deux  filles,  dont  une  fut  successi- 
vement aimée  de  Benjamin  Constant  et  d'André  Chénier  2. 

Mme  de  Charrière,  qui  avait  connu  si  intimement  Constant 
d'Hermenches,  fut  bientôt  sur  un  pied  de  familiarité  avec  le 
neveu.  Mais  est-il  vrai,  comme  tous  ses  biographes  l'ont  affirmé, 
qu'elle  l'eût  rencontré  chez  les  Necker  ?  Est-il  vrai  qu'elle  fût 


1  Charles  de  Constant,  qui  fréquenta  également  chez  Suard,  y  vit  Morellet, 
Condorcet,  LaFayette,  Chabanon  (que  M"'  de  Charrière  connut  aussi  et 
mentionne  dans  sa  correspondance),  Garât,  DuPaty,  etc.  —  Notons,  à 
propos  des  époux  Suard,  le  passage  suivant  d'une  lettre  adressée  à  M""  de 
Charrière  par  une  amie  genevoise,  M"'  Bontems-Prevost,  qui  avait  séjourné 
à  Paris  quelques  années  plus  tard  :  «J'ai  soupe  plus  d'une  fois  avec  Suard 
chez  M"  Saurin.  A  peine  ouvrait-il  la  bouche,  et  on  le  mettait  au  whist  le 
plus  vite  possible.  Sa  femme,  qui  s'en  allait  la  première,  lui  disait  un  adieu 
maniéré  d'une  voix  bien  aigre,  et  le  baisait.  Qu'il  était  laid  cependant  !  » 
(Avril  1798). 

2  Si  M""  de  Charrière  avait  séjourné  à  Paris  un  ou  deux  ans  plus  tard, 
elle  v  aurait  connu  André  Chénier.  Dans  son  étude  sur  André  Chénier  à 
Saint-Lazare  (Revue  des  Deux  Mondes  du  i5  avril  1875),  M.  Caro  raconte 
que  le  jeune  poète  fît  la  connaissance,  c/zeq  Suard,  de  M°"  Pourrat  et  de  sa 
fille  M™  Lecoulteux.  A  ce  détail,  emprunté  au  Testament  philosophique  et 
littéraire  de  Lacretelle,  il  ajoute  une  constatation  digne  d'intérêt  :  la  femme 
que  Chénier  a  aimée  en  1793,  à  Versailles,  et  qu'il  a  chantée  sous  le  nom 
de  Fannv,  semble  bien  être  M™  Laurent  Lecoulteux,  la  sœur  de  la  com- 
tesse Hocquart,  la  fille  de  Al""  Pourrat,  qui  s'était  réfugiée  dans  sa  maison 
de  Luciennes. 

Fanny,  l'heureux  mortel  qui  près  de  toi  respire 
Sait,  à  te  voir  parler,  et  rougir  et  sourire, 
De  quels  hôtes  divins  le  ciel  est  habité... 

(Voir  BecqdeFouquières,  Nouveaux  documents  sur  André  Chénier,  1875). 


DESSIN    DE    M»'     MOULA 
(Propriété  de  Philippe  Godet) 


336  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

en  relations  avec  le  célèbre  banquier  genevois  et  fréquentât 
son  salon  ?  Rien  ne  semblerait  plus  vraisemblable,  puisque 
M.  de  Charrière  connaissait  les  Necker  1.  Et  pourtant  nous 
n'avons  trouvé  dans  les  nombreuses  lettres  de  Mme  de  Charrière 
et  de  ses  amis  aucun  passage  qui  établisse  la  réalité  de  cette 
relation.  Bien  mieux,  en  1793,  Mme  de  Staël  s'arrêtait  à  Colom- 
bier parce  qu'elle  désirait  <<  connaître  l'auteur  de  Caliste  »  ;  et 


1  Il  écrivait  de  Lausanne,  pendant  l'été  1784,  à  sa  femme,  alors  à  Chexbres  : 
«Marc  m'accompagna  à  quatre  heures  chez  M"  Necker.  M'"  Necker  nous 
reçut...  Après  quelques  moments  de  conversation,  je  vis  entrer  une  femme 
dont  la  tête  était  couverte  d'un  voile  noir  fort  épais  qui  lui  tombait  jusqu'au 
dessous  du  menton...  La  conversation  alla  assez  bien  ;  il  fut  question  de  la 
santé  de  M"'  Vennenoux,  de  ma  manière  de  vivre,  de  vous.  M.  Necker  fut 
plus  parlant  que  je  ne  m'y  attendais  ;  je  fus  invité  à  dîner  pour  le  lende- 
main, je  refusai.  Je  le  fus  aussi  par  M"'  Necker  à  passer  la  soirée  chez  elle 
avec  de  jeunes  personnes  :  je  dis  que  j'étais  attendu  à  Montrion.  M"'  Necker 
est  moins  jolie  que  je  ne  croyais,  elle  est  laide  ;  mais  elle  a  quelque  chose 
d'agréable  dans  les  yeux  :  ils  ne  sont  pas  doux,  mais  ils  annoncent  de 
l'intelligence  et  du  naturel.  M""  Necker  me  parut  peu  changée  ».  —  En  1790, 
M.  de  Charrière,  faisant  un  voyage  à  Genève,  s'arrête  à  Coppet  pour  voir 
M.  Necker,  ainsi  qu'il  l'écrit  à  sa  femme.  Il  semble  résulter  de  tout  cela 
que  Necker  et  M.  de  Charrière  se  connaissaient,  mais  qu'il  n'existait  entr'eux 
que  des  relations  de  politesse.  Aussi  ne  faut-il  accueillir  qu'avec  beaucoup 
de  réserve  ces  affirmations  de  Gaullieur  (Revue  suisse  de  i85-,  p.  692): 
«  Les  sociétés  que  M"  de  Charrière  voyait  le  plus  souvent  à  Paris  étaient 
celles  de  M.  Necker,  de  M.  Suard,  de  M""  Saurin...  M"'  Necker,  avant  de 
devenir  M""  la  baronne  de  Staël,  se  lia  assez  étroitement  avec  la  spirituelle 
Hollandaise,  et  commença  avec  elle  une  correspondance  qu'elle  continua 
ensuite  à  Coppet».  Nous  mettons  sérieusement  en  doute  cette  assertion  de 
Gaullieur,  et  la  suivante  nous  laisse  perplexe  :  (Revue  suisse,  1867,  p.  767)  : 
«Nous  avons  des  lettres  de  M.  Necker  à  M'"  de  Zuylen,  datées  de  1753, 
alors  qu'il  était  encore  dans  la  maison  Thélusson  comme  principal  com- 
mis»... —  Que  sont  donc  devenues  ces  lettres,  adressées  à  une  enfant  de 
i3  ans  et  qui  nous  renseigneraient  sur  le  premier  séjour  de  Belle  à  Paris  ? 
iMystère.  Gaullieur  ajoute  :  «  M"'  Necker,  jeune  fille  encore,  écrivait  déjà  à 
M"'  de  Charrière  et  la  consultait  sur  ses  études  de  musique,  en  lui  faisant 
part  des  nouvelles  littéraires  du  jour».  Sans  nier  l'existence  de  ces  lettres, 
nous  avouons  être  très  surpris  que  Gaullieur  ne  les  ait  pas  publiées.  La 
famille  de  Staël  les  aurait-elle  peut-être  rachetées  ?  Ajoutons  à  ce  sujet  que 
nous  avons  sollicité  M.  d'Haussonville  de  nous  communiquer  les  lettres  de 
M""  de  Charrière  que  nous  pensions  se  trouver  dans  les  archives  de  Coppet  : 
il  nous  a  déclaré  qu'il  n'en  existait  point.  De  son  côté,  M.  le  duc  de  Broglie, 
que  nous  avons  également  importuné,  nous  a  dit  qu'il  n'existe  dans  les 
archives  de  sa  famille,  à  Broglie,  aucune  lettre  de  M""  de  Charrière. 


BENJAMIN    CONSTANT  33y 

le  récit  que  Mme  de  Charrière  fait  de  cette  visite  indique  fort 
clairement  qu'elle  voyait  de  près  pour  la  première  fois  la  fille 
de  M.  Necker.  Mais  il  y  a  plus  :  ce  n'est  qu'en  1794  que  Benjamin 
rencontra  Mmc  de  Staël.  Est-il  possible  de  croire  que  si  Mme  de 
Charrière  avait,  en  1787,  fréquenté  les  Necker,  Benjamin,  qui 
vivait  avec  elle  dans  une  intimité  quotidienne,  n'eût  pas  connu 
celle  qui,  depuis  deux  ans,  était  Mme  de  Staël  ?  Après  quoi, 
nous  convenons  qu'il  est  inexplicable  que  Mme  de  Charrière  n'ait 
pas  été  en  relations  suivies  avec  le  personnage  le  plus  en  vue  de 
la  société  genevoise  à  Paris.  Peut-être  ne  le  voulut-elle  pas  : 
nous  connaissons  cette  indépendance  ombrageuse,  cette  aver- 
sion pour  les  sociétés  mondaines,  qu'elle  manifesta  à  tous  les 
âges  de  sa  vie  ;  nous  verrons  aussi  l'espèce  d'antipathie  instinc- 
tive qu'elle  éprouvait  pour  les  Necker  et  dont  elle  donne  des 
marques  nombreuses  dans  sa  correspondance,  bien  avant  que 
Benjamin  ait  quitté  Colombier  pour  s'orienter  vers  Coppet. 
D'une  manière  générale,  nous  savons  peu  de  chose  sur  ce 
séjour  de  Paris,  qui  dura  plus  d'une  année.  La  France  offrait 
alors  un  spectacle  d'un  intérêt  particulier  pour  deux  esprits 
aussi  observateurs  que  Benjamin  Constant  et  Mme  de  Charrière  : 
c'était  à  la  veille  de  la  Révolution  ;  l'assemblée  des  notables, 
les  conflits  avec  le  Parlement,  excitaient  l'attention  universelle. 
Mais  Mme  de  Charrière,  toujours  fantaisiste,  semble  avoir  pris 
de  Paris  ce  qui  lui  plaisait,  ce  qui  répondait  à  ses  goûts  indi- 
viduels, et  s'être  affranchie  singulièrement  des  préoccupations 
générales,  comme  de  toute  contrainte  mondaine.  La  musique  — 
nous  y  reviendrons  —  la  passionnait  à  ce  moment  :  nous  la 
voyons  étudier  le  contre-point  avec  le  compositeur  italien 
Tomeoni  1,  qui  l'aide  dans  la  composition  d'un  opéra  intitulé 
Y  Incognito.  Ce  soin  ne  l'empêche  pas  d'être  fort  attentive  à 
une  maladie  de  sa  femme  de  chambre,  qu'elle  ne  quitte  que 
pour  courir  à  la  pharmacie.  Elle  écrit  à  Chambrier  d'Oleyres, 
le  10  février  1786  : 

«  J'ai  fait  hier  trois  lieues  en  fiacre  pour  rapporter  du  jus  de 
réglisse  de  Blois  à  ma  femme  de  chambre.  Paris  ne  me  séduit 

1  Florido  Tomeoni,  né  à  Lucqucs  en  1757,  devint  en  1783  maître  de 
musique  à  Paris,  où  il  mourut  en  1820.  Il  a  publié  en  1798  une  Méthode 
qui  apprend  la  connaissance  de  l'harmonie  et  la  pratique  de  l'accompagne- 
ment selon  les  principes  de  l'école  de  Naples.  (Musiklexikon  de  Riemann). 


338  MADAME    DE    CHARBIERE    ET    SES    AMIS 

pas  :  j'y  vois  plus  de  choses  dégoûtantes  et  révoltantes  que  je 
n'en  vois  d'enchanteresses  ;  mais  il  m'offre  des  amusements 
faciles  et  variés,  et  pour  lesquels  je  ne  dépends  que  de  moi...  Dans 
mon  étrange  manière  de  vivre,  je  m'amuse  souvent  beaucoup. 
Je  vois,  j'entends  des  choses  plaisantes.  J'ai  acheté  trois  jolis 
tableaux  et  deux  jolies  pierres  gravées  antiques.  J'ai  fait  ces 
jours  passés  deux  menuets,  dont  l'un  me  paraît  très  beau,  et 
hier  une  autre  petite  pièce  de  musique  à  laquelle  je  ne  saurai 
quel  nom  donner  jusqu'à  ce  que  M.  Tomeoni,  mon  maître,, 
vienne  me  voir...  » 

Elle  nous  apprend  dans  cette  même  lettre  qu'elle  s'est  risquée 
à  solliciter  M.  de  Breteuil  '  en  faveur  d'un  malheureux  venu 
de  la  Martinique  et  logé  dans  son  hôtel  : 

«  J'avais  dit  :  C'est  dommage  que  je  n'aie  rien  à  alléguer  que 
le  plaisir  qu'on  me  ferait.  On  m'a  dit  :  Ecrivez  à  M.  de  Breteuilr 
et  dites-lui  cela.  Je  lui  ai  écrit.  » 

Elle  put,  à  cette  occasion,  lui  rappeler  leur  rencontre  à  La 
Haye,  dans  la  fête  offerte  au  prince  Henri  de  Prusse...  D'autres 
lettres  à  d'Oleyres,  postérieures  à  ce  séjour,  contiennent  quel- 
ques souvenirs  qui  s'y  rapportent,  tels  les  amusants  détails 
que  voici  sur  ses  relations  avec  Chamfort  : 

«  N'y  eût-il  que  son  remarquable  orgueil  et  sa  pédante  fatuité, 
il  serait  loin  d'avoir  fait  ma  conquête.  Cependant  il  y  a  une 
petite  circonstance  qui  justifierait  un  peu  sa  conduite  avec  les 
aristocrates  depuis  la  Révolution  :  il  ne  se  cachait  pasr  dans  le 
temps  qu'il  vivait  avec  eux,  de  son  aversion  pour  les  distinctions 
de  naissance.  Voici  comme  je  le  sais.  La  première  fois  que  je 
le  vis,  j'eus  le  bonheur  de  le  surprendre  irès  avantageusement. 
La  seconde,  je  ne  pus  m'empêcher  de  le  contrarier  et  de  me 
moquer  un  peu  de  lui  ;  alors  il  me  reprit  tous  les  éloges  qu'il 
m'avait  donnés  :  Elle  a  eu  de  V esprit,  disait-il.  Il  y  avait  de 
cela  trois  semaines  !  On  lui  fit  la  petite  niche  de  mettre  dans 
un  paquet  de  livres,  qu'on  lui  renvoyait,  les  Lettres  neuchâte- 
loises  et  le  premier  volume  —  le  seul  qui  eût  paru  —  de  celles 
de  Lausanne.  Ensuite  on  lui  demanda  s'il  les  avait  lues  et  ce 
qu'il  en  pensait  :  il  les  loua  beaucoup  ;  et  quand  il  eut  tout  dit 
on  lui  nomma  l'auteur.  «  Eh  bien,  dit-il,  je  ne  me  rétracte  pas. 
Je  pense  très  différemment  sur  la  noblesse,  et  j'en  fais  profes- 


1  Louis-Charles-Auguste  LeTonnelier  de  Breteuil  (1730-1807),  ministre 
d'Etat  dès  1783.  Il  avait  débuté  par  la  diplomatie  ;  nous  l'avons  rencontré  à 
La  Haye  (chap.  IV). 


BENJAMIN    CONSTANT  33û. 

sion  '  ;  mais  du  reste,  etc.,  etc.  »  —  C'est  à  lui  que  j'ai  entendu 
dire  de  M.  de  Narbonne  :  Il  a  de  V esprit  jusqu'à  m7 étonner,  moi  ! 
moi  !  moi  !»  (19  janvier  1791.) 

Elle  exprime  ce  jugement  sévère,  en  réponse  à  certaines 
réflexions  de  Chambrier  sur  les  excès  de  la  Révolution  : 

«  L'humeur  des  Parisiens  ne  me  paraît  pas  aussi  changée 
qu'à  vous.  Je  ne  les  ai  pas  trouvés  gais,  et  je  les  ai  trouvés  féroces. 
Leurs  farces  de  carnaval  étaient  forcées,  payées,  dégoûtantes 
et  sans  gaîté.  Un  chien  tombait-il  d'une  fenêtre,  on  le  poursui- 
vait, on  s'amusait  de  ses  hurlements.  On  s'attroupait  autour 
d'un  fou  et  on  le  rendait  furieux.  On  courait  à  la  Grève  voir 
pendre  ou  rouer  son  semblable.  C'était  déjà  un  vilain  peuple, 
en  vérité.  » 

On  voit  que  si  elle  en  était,  comme  dit  Sainte-Beuve,  tout  de 
même  elle  n'en  était  guère.  Mais  ce  jugement  ne  se  rencontre-t-il 
pas  avec  celui  de  Marivaux,  qui  dit  du  peuple  de  Paris  : 

«  Il  est  curieux,  d'une  curiosité  sotte  et  brutale...  Ce  sont  des 
émotions  d'âme  que  ce  peuple  demande  :  les  plus  fortes  sont 
les  meilleures.  Si  votre  ennemi  n'avait  pas  assez  de  place  pour 
vous  battre,  il  lui  en  ferait  lui-même  2...  » 

Marivaux  est  plus  optimiste  dans  sa  subtilité  ;  Mme  de  Char- 
rière  est  peut-être  plus  vraie  dans  sa  simplicité. 

Les  gracieuses  lettres  de  Mmc  Saurin,  datées  la  plupart  de 
La  Roche-Guyon,  près  Mantes,  nous  apportent  aussi  quelques 
échos  de  ce  séjour  de  Paris,  où  Mme  de  Charrière  se  sentit  revivre 
dans  un  milieu  moins  apathique  que  celui  de  Colombier,  et 
peut-être  rajeunir  par  l'admiration  de  Benjamin  Constant. 
Ce  fut  une  suprême  occasion  d'exercer  sur  un  entourage  digne 
d'elle  le  charme  de  sa  grâce  et  de  son  esprit.  Mme  Saurin  men- 
tionne Benjamin  deux  fois,  en  passant  : 

«Depuis  longtemps,  écrit-elle  en  1792,  vous  ne  m'avez  rien 
dit  de  M.  Constant.  Est-il  venu  avec  le  roi  de  Prusse  à  Verdun  ? 
Ce  n'est  pas  de  cette  manière  qu'il  est  agréable  de  venir  en 
France.  Il  a  eu  à  s'y  louer  de  tous  ceux  qui  l'ont  connu.  Pour 
moi,  je  conserve  un  grand  désir  de  l'y  revoir...  »  «  Je  m'intéresse 


1  Allusion  à   la  troisième  Lettre  de  Lausanne,  où  elle  indique  le  rôle 
politique  et  social  qu'elle  voudrait  assigner  à  la  noblesse. 

2  Voir  toute  cette  page  dans  Marianne,  W  partie. 


34O  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

toujours  à  M.  Constant,  quelque  singulier  et  étrange  qu'il  soit. 
Son  mérite  et  sa  tête  ne  se  laissent  point  oublier.  » 

Benjamin  non  plus  n'avait  point  oublié  Mme  Saurin.  Dans 
une  lettre  qui  doit  être  de  décembre  1790,  il  évoque  divers  sou- 
venirs de  Paris,  de  ceux  qu'il  a  connus,  parmi  lesquels  cette 
bonne  personne  figure  sous  son  sobriquet  familier  : 

«  Si  Mme  Saurin-Schabaham  vit  et  vous  écrit  encore,  voudriez- 
vous  lui  présenter  mes  respects  et  the  like,  et  lui  dire  que  ses 
bontés  m'ont  toujours  inspiré  un  vif  désir  de  conserver  quel- 
ques relations  avec  elle...  Je  serais  bien  aise  de  revoir  Paris, 
et  je  me  repens  fort,  quand  j'y  pense,  d'avoir  fait  un  si  sot  usage, 
quand  j'y  étais,  de  mon  temps,  de  mon  argent  et  de  ma  santé. 
J'étais,  n'en  déplaise  à  vos  bontés,  un  sot  personnage  alors 
avec  mes  Pour  —  mes  Ctesse  de  Lin  —  etc.,  etc.  Je  suis  peut-être 
aussi  sot  à  présent,  mais  au  moins  je  ne  me  pique  plus  de  veiller, 
de  jouer,  de  me  ruiner,  et  d'être  malade  le  jour  des  excès  sans 
plaisir  de  la  nuit.  Si  une  fois  le  hasard  pouvait  nous  réunir  à 
l'Hôtel  de  la  Chine  \  dût  Schabaham,  qui  au  fond  est  bonne 
femme,  et  Mme  Suard,  qui  est  plus  ridicule  et  n'est  pas  si  bonne, 
nous  ennuyer  quelquefois  !  Que  fait  le  bruyant  Comméras  ? 
Il  y  a  à  Liège  un  Sainte-Croix  :  serait-ce  pas  notre  Sainte-Croix 
des  déjeuners  et  du  bal  de  Conjura-a-a-tion,  et  de  Mme  Pouras, 
les  délices  du  monde  ?  » 

Mme  Saurin  mentionne  volontiers  les  dames  Hocquart  et 
Pourrat,  «  aimables  et  bonnes  »,  que  M.  de  Charrière  revit  fré- 
quemment dans  un  nouveau  séjour  à  Paris  en  1792  : 

«  La  famille  Pourrat,  écrit-il  à  sa  femme,  est  de  côté  et  d'autre. 
Mme  Lecouteux  et  sa  mère  sont  à  Tours.  La  jeune  Hocquart  est 
à  Rouen,  et  prête  d'y  accoucher.  Elle  m'aime  et  je  l'aime  beau- 
coup. Elle  m'écrit  souvent  ;  elle  est  bonne,  elle  a  de  l'esprit, 
quoique  cela  ne  paraisse  guère  en  société.  Elle  vous  aime  et 
conserve  de  vous  un  intéressant  souvenir.  » 


1  M""  de  Charrière  habita,  quelque  temps  au  moins,  l'Hôtel  de  Dane- 
mark, rue  Jacob,  à  l'angle  de  la  rue  Saint-Benoit  (n°  39  actuel),  comme  le 
prouve  l'adresse  d'une  lettre  de  d'Oleyres  (février  1786),  que  nous  avons  citée 
dans  le  chapitre  précédent.  Benjamin  mentionne  à  son  tour  l'Hôtel  de  la 
Chine,  qui  se  trouvait  rue  Thérèse,  5  (donnant  dans  la  rue  Richelieu). 
Enfin,  nous  verrons,  dans  le  chapitre  suivant,  une  allusion  du  professeur 
Prévost  aux  conversations  qu'il  eut  avec  M"  de  Charrière  à  l'Hôtel  Marigny 
(situé  place  des  Victoires,  9).  Il  est  à  croire  que  pendant  leur  long  séjour  à 
Paris,  M.  et  M""  de  Charrière  ont  changé  de  logis  plusieurs  fois. 


BENJAMIN    CONSTANT  34 I 

Nous  retrouverons  dans  un  instant  le  nom  de  Jenny  Pourrat 
sous  la  plume  de  Benjamin. 

Mme  de  Charrière  apprit,  en  1792,  que  ses  amis  Suard  venaient 
de  perdre  leur  fortune  : 

«  Je  suis  d'autant  plus  fâchée  de  leur  malheur,  lui  écrit  Mme  Sau- 
rin,  qu'à  cet  égard  ils  sont  l'un  et  l'autre  d'un  courage  et  d'une 
élévation  d'âme  au-dessus  de  tout.  » 

Suard  mourut  une  dizaine  d'années  après  Mme  de  Charrière, 
en  1817.  Secrétaire  perpétuel  de  l'Académie,  il  fut  pendant  la 
Révolution  un  partisan  des  idées  modérées.  Il  passait  pour  un 
brillant  causeur  :  son  nom  n'est  plus  qu'un  nom.  Malheureuse- 
ment nous  n'avons  pu  retrouver  les  nombreuses  lettres  que 
Mme  de  Charrière  lui  a  adressées  '. 

La  dernière  lettre  de  Mme  Saurin,  datée  du  «  8  brumaire  an  IV 
de  la  République  une  et  indivisible  »,  est  l'adieu  d'une  mourante  ; 
il  faut  la  transcrire  : 

«  Il  y  a,  je  crois,  près  de  quatre  ans  que  je  n'ai  reçu  de  vos  nou- 
velles et  que  vous  n'avez  eu  des  miennes.  Les  malheurs  de  la 
France  sont  cause  de  ce  silence.  Mais  ce  silence  n'a  diminué  en 
rien  la  tendresse  et  la  vivacité  des  sentiments  dont  mon  cœur 
est  rempli  pour  vous.  Depuis  six  mois  ma  santé  est  entièrement 
dérangée,  et  de  manière  à  me  faire  penser  que  l'état  de  langueur 
où  je  suis  me  conduira  à  ma  fin.  Je  vous  avais  toujours  destiné 
cette  marque  de  souvenir,  que  Mme  de  la  Rochefoucauld  veut 
bien  se  charger  de  vous  faire  passer  -.  Cette  femme  rare  m'a 
donné,  dans  mes  angoisses  et  mes  souffrances,  mille  marques 
d'amitié.  C'est  un  ange  que  cette  terre  de  désolation  n'est  assu- 
rément pas  digne  de  posséder.  —  Je  finis  par  vous  répéter, 
Madame,  ce  que  je  vous  ai  dit  plusieurs  fois  :  que  j'ai  toujours 
regardé  comme  la  circonstance  la  plus  heureuse  de  ma  vie  le 
bonheur  de  vous  avoir  connue  et  d'avoir  été  aimée  de  vous. 
Je  vous  embrasse  bien  tendrement  et  je  ne  cesserai  de  vous 
aimer  qu'au  moment  où  je  cesserai  de  vivre.  » 


1  M.  Félix  Liouville,  avocat  à  Paris,  propriétaire  des  papiers  de  Suard,  a 
bien  voulu  rechercher  s'il  s'y  trouvait  des  lettres  de  M""  de  Charrière  ;  il 
n'en  existe  qu'une  seule,  qui  a  été  publiée  par  M.  Ch.  Nisard  (Mémoires  et 
correspondances  historiques  et  littéraires).  Nous  en  citerons  une  partie 
dans  notre  chapitre  XVIII.  Les  autres  lettres  auront  été  détruites  ou  dis- 
persées. 

2  Ce  souvenir  était  une  cafetière  en  argent. 


342  MADAME    DE    CHARKIERE    ET    SES    AMIS 

Partout  où  elle  a  passé,  Mme  de  Charrière  a  trouvé  quelques 
amis  de  choix,  qui  l'ont  passionnément  aimée  et  qui  la  conso- 
laient, s'il  était  besoin,  des  antipathies  non  moins  vives  qu'elle 
inspirait  aux  sots. 

Nous  avons  un  peu  anticipé  sur  les  années  afin  de  recueillir 
tout  ce  que  Mme  Saurin  avait  à  nous  apprendre.  Mais  Benjamin 
va  nous  en  dire  bien  davantage. 

Il  n'est  peut-être  pas  inutile  de  rappeler  que  Benjamin  Cons- 
tant était  né  à  Lausanne,  le  25  octobre  1767,  d'Henriette  de 
Chandieu  (d'une  ancienne  famille  française  réfugiée  dans  le 
Pays  de  Vaud  pour  cause  de  religion)  et  de  Juste  Constant  de 
Rebecque,  colonel  dans  un  régiment  suisse  au  service  de  Hol- 
lande. Sa  mère  mourut  en  le  mettant  au  monde.  Adoré,  gâté 
durant  ses  premières  années  par  sa  grand 'mère  maternelle 
et  sa  tante  Mme  de  Nassau-Chandieu,  l'enfant  reçut  une  éduca- 
tion fort  décousue  :  sous  la  direction  de  gouverneurs  parfois 
étrangement  choisis,  il  séjourna  à  Bruxelles,  en  Hollande,  en 
Angleterre.  Vers  l'âge  de  quatorze  ans,  nous  le  retrouvons  à 
Erlangen  ;  introduit  à  la  petite  cour  de  la  Margrave  de  Bay- 
reuth,  où  il  divertit  tout  le  monde  par  les  saillies  d'un  esprit 
irrévérencieux,  il  fait  ses  premières  dettes  de  jeu  et  ses  pre- 
mières sottises.  En  1783,  son  père  le  conduit  à  Edimbourg, 
où  il  se  met  plus  sérieusement  à  l'étude  et  noue  des  amitiés 
qu'il  n'oubliera  pas  ;  mais,  ayant  cédé  de  rechef  à  l'entraînement 
du  jeu,  il  laissait,  outre  de  bons  amis,  quelques  créanciers  en 
Ecosse,  lorsqu'il  partit  pour  Paris  en  1785.  Son  père  le  met 
en  pension  chez  Suard,  ce  qui  n'empêche  pas  le  jeune  homme 
de  faire  de  nouvelles  folies  et  de  nouvelles  dettes.  Son  esprit 
railleur,  n'épargnant  personne,  divertit  chacun,  et  l'on  pardonne 
à  l'adolescent  de  se  moquer  des  autres,  parce  qu'il  se  moque  plus 
encore  de  soi-même... 

Tel  était  Benjamin,  lorsqu'il  connut  Mrae  de  Charrière.  Elevé 
sans  principes,  sans  famille  et  sans  patrie,  précocement  désabusé, 
cachant  sous  l'ironie  desséchante  une  sensibilité  très  réelle, 
dont  la  crainte  du  ridicule  arrêtait  l'expansion,  livré  dès  l'âge 
de  dix-huit  ans  aux  hasards  de  la  vie  parisienne  et  à  l'influence 
philosophique  du  XVIIIe  siècle,  Benjamin  était,  sans  qu'il  y 
parût,  une  âme  solitaire  et  triste,  digne  de  l'intelligente  sym- 
pathie qu'il  allait  rencontrer.  Mais  il  aurait  eu  besoin  surtout 


BENJAMIN    CONSTANT  343 

d'une  ferme  discipline  morale.  Ce  n'est  pas  tout  à  fait  ce  qu'il 
trouva  dans  sa  nouvelle  amie.  Ecoutons  la  suite  du  récit  con- 
tenu dans  le  Cahier  rouge  déjà  cité  dans  un  précédent  chapitre; 
Benjamin  en  était  resté  à  la  mention  de  Caliste  ;  il  poursuit  en 
ces  termes  : 

«  AI"10  de  Charrière  était  occupée  à  faire  imprimer  ce  livre 
quand  je  fis  connaissance  avec  elle.  Son  esprit  m'enchanta. 
Nous  passâmes  des  jours  et  des  nuits  à  causer  ensemble.  Elle 
était  très  sévère  dans  ses  jugements  sur  tous  ceux  qu'elle  voyait. 
J'étais  très  moqueur  de  ma  nature  :  nous  nous  convînmes 
parfaitement  ;  mais  nous  nous  trouvâmes  bientôt  l'un  avec 
l'autre  des  rapports  plus  intimes  et  plus  essentiels  :  madame 
de  Charrière  avait  une  manière  si  originale  et  si  animée  de  con- 
sidérer la  vie,  un  tel  mépris  pour  les  préjugés,  tant  de  force  dans 
ses  pensées,  et  une  supériorité  si  vigoureuse  et  si  dédaigneuse 
pour  le  commun  des  hommes,  que  dans  ma  disposition,  à  vingt 
ans,  bizarre  et  dédaigneux  que  j'étais  aussi,  sa  conversation 
m'était  une  jouissance  jusqu'alors  inconnue.  Je  m'y  livrai 
avec  transport.  Son  mari,  qui  était  un  très  honnête  homme 
et  qui  avait  de  l'affection  et  de  la  reconnaissance  pour  elle, 
ne  l'avait  menée  à  Paris  que  pour  la  distraire  de  la  tristesse 
où  l'avait  jetée  l'abandon  de  l'homme  qu'elle  avait  aimé.  Elle 
avait  vingt-sept  ans  de  plus  que  moi,  de  sorte  que  notre  liaison 
ne  pouvait  l'inquiéter.  Il  en  fut  charmé,  et  l'encouragea  de  toutes 
ses  forces.  » 

On  nous  permettra  d'interrompre  un  instant  notre  citation 
pour  faire  remarquer  la  portée  considérable  des  lignes  qu'on 
vient  de  lire  :  elles  marquent,  avec  une  netteté  décisive,  la  nature 
de  cette  liaison,  sur  laquelle  on  s'est  mépris  si  étrangement. 
Sainte-Beuve,  pour  ne  citer  que  lui,  y  a  vu  un  amour-passion, 
avec  tout  ce  qui  s'en  suit.  Il  paraît  trouver  révélateur  le  ton 
souvent  fort  libre  des  lettres  de  Constant.  La  preuve  est  médio- 
cre :  Mme  de  Charrière,  qui,  nous  le  savons  de  reste,  n'était  pas 
prude,  permettait  à  son  fol  ami  de  tout  dire  devant  elle  ;  à 
notre  avis,  elle  avait  tort  ;  mais  il  faudrait  mal  connaître  la 
liberté  de  langage  de  ce  temps-là,  pour  s'étonner  d'une  semblable 
tolérance.  Il  n'en  faut  surtout  rien  conclure  dans  la  question 
qui  nous  occupe. 

Pour  nous,  cette  question  n'en  est  plus  une.  Il  résulte,  avec 
la  dernière  évidence,  du  récit  que  nous  venons  de  transcrire,  que 
la  relation  entre  cette  femme  de  quarante-six  ans,  et  ce  jeune 


344  ADAME    DE    CHARRIÈRE    ET    SES    AiMIS 

homme  de  dix-neuf  ans,  fut  purement  intellectuelle.  «  Son  esprit, 

—  dit  Benjamin,  —  m'enchanta...  Nous  passâmes  des  jours  et 
des  nuits  à  causer.  »  Cette  rencontre  d'un  esprit  supérieur, 
capable  de  comprendre  toutes  les  nuances  du  sien,  fut  pour  lui 
une  volupté  inconnue,  dont  il  fut  comme  enivré.  La  griserie 
dura  plusieurs  années,  survécut  à  mainte  querelle,  et  ne  se 
dissipa  même  jamais  entièrement  :  Benjamin  garda  pour  l'ori- 
ginalité rare  de  cet  esprit  d'élite  une  admiration  dont  témoigne 
assez  fortement  le  récit  que  nous  commentons.  Mais  il  y  a  plus. 

Au  cours  de  ces  pages,  Benjamin  raconte  sans  la  moindre 
réserve  toutes  ses  fredaines,  parle  de  ses  amours  et  de  leur  nature 
dans  les  termes  les  moins  voilés,  appelle  chaque  chose  par  son 
nom.  Pourquoi  donc  aurait-il  dissimulé  ou  dénaturé  la  simple 
vérité  à  l'égard  de  Mme  de  Charrière  ?  Pourquoi  nous  faudrait-il 
douter  de  sa  parole,  lorsqu'il  nous  dit  expressément  que  cette 
liaison  n'avait  rien  qui  pût  inquiéter  le  mari  ?  Il  souligne  en 
passant  l'immense  différence  d'âge —  vingt-sept  ans!  —  qui  le 
séparait  de  son  amie.  Si  Mme  de  Charrière  avait  été,  ne  fût-ce 
que  pendant  huit  jours,  la  maîtresse  de  Benjamin,  Benjamin 
l'aurait  cyniquement  déclaré  :  il  nous  en  dit  bien  d'autres  ; 
il  n'avait  aucune  raison  de  ne  pas  le  dire,  ni  surtout  de  dire, 
comme  il  le  fait,  tout  juste  le  contraire.  Ce  qui  ressort  de  son  récit, 
c'est  que  ces  deux  êtres  étaient  —  qu'on  nous  passe  l'expression 

—  réciproquement  amoureux  de  leur  esprit.  Benjamin  fut  sub- 
jugué par  un  charme  jusqu'alors  inconnu  pour  lui  :  celui  d'une 
intelligence  aussi  souple  que  la  sienne,  apte  à  tout  comprendre, 
à  tout  saisir  au  vol,  et  capable  de  juger  de  tout  avec  le  déta- 
chement d'une  liberté  souveraine.  Du  côté  de  Mme  de  Charrière, 
c'était  autre  chose  :  elle  savourait  la  sensation  délicieuse,  non 
seulement  de  gouverner  un  esprit  de  premier  ordre,  mais  de  le 
former,  de  le  stimuler,  de  lui  faire  prendre  conscience  de  ses 
ressources,  de  le  faire  jouir  de  lui-même  :  cet  ascendant  qu'elle 
exerçait  sur  lui,  sorte  de  maternité  intellectuelle,  devint  une 
véritable  passion  ;  cela  est  si  vrai,  que  la  colère  qui  s'empara 
d'elle  lorsque  l'influence  de  Mme  de  Staël  supplanta  la  sienne, 
ressemble  à  la  jalousie  d'une  maîtresse  délaissée,  et  a  dû  donner 
le  change  à  ceux  qui  ne  pouvaient  juger  que  sur  des  apparences. 
Sa  royauté  spirituelle  lui  échappait  ;  rien  ne  la  remplacerait 
jamais  :  ce  fut  pour  elle  une  abdication  douloureuse. 


BENJAMIN    CONSTANT  345 

Tout  cela  deviendra  encore  plus  évident  par  la  suite.  Mais 
il  ne  peut  dès  à  présent  subsister  aucun  doute  sur  cette  relation, 
où  aucun  témoin  contemporain,  même  parmi  les  plus  attentifs, 
n'a  jamais  rien  soupçonné  d'équivoque  '.  —  Revenons  mainte- 
nant au  récit  de  Benjamin,  et  pesons-en  les  termes  : 

1  II  est  à  peine  besoin  de  dire  que  nous  avons  étudié  ce  petit  problème 
sans  parti  pris  d'aucune  sorte,  avec  un  désintéressement  complet.  Si  nous 
étions  arrivé  à  la  conclusion  opposée,  il  ne  nous  en  coûterait  absolument 
rien  de  le  dire.  Une  seule  chose  nous  coûterait  :  ce  serait  de  manquer  à  la 
vérité  historique,  laquelle  seule  nous  importe. 

Dans  son  article  de  la  Revue  des  Deux  Mondes  (i5  avril  1844):  Benjamin 
Constant  et  Mm'  de  Chqrrière,  Sainte-Beuve  n'hésite  pas  à  appeler  M"'  de 
Charrière  «  la  marraine  de  ce  Chérubin  déjà  quelque  peu  émancipé  ».  Gaul- 
lieur,  qui  lui  avait  communiqué  les  lettres  inédites  de  Benjamin,  s'achoppa, 
en  lisant  l'article  manuscrit,  à  ce  mot  marraine  ;  et  Sainte-Beuve  lui  répond, 
le  2  mars  1844,  qu'il  a  voulu  «faire  entendre  poliment  qu'elle  avait  été 
sa  première  maîtresse».  —  Il  a  réussi,  en  effet,  à  le  faire  entendre...  et  à  le 
faire  croire.  Mais  il  eût  été  au  moins  prudent  de  retrancher  première.  (Voir 
Lettres  de  Sainte-Beuve  au  professeur  Gaullieur,  1844-1852,  publiées  par 
AI.  Eugène  Ritter  dans  le  Bulletin  de  l'Institut  genevois,  T.  XXXIII).  Nous 
devons  citer  aussi  la  lettre  de  Sainte-Beuve  à  un  inconnu,  du  23  avril  1868 
(Correspondance  de  C.  A.  Sainte-Beuve,  T.  II):  le  destinataire  de  cette 
lettre  n'est  autre  que  M.  Charles  Berthoud,  qui  nous  Ta  déclaré  expressé- 
ment. Il  avait  fait  part  de  ses  doutes  à  l'illustre  critique  et  reçut  la  réponse 
que  voici  :  «Vous  me  demandez  mon  impression.  Je  ne  doute  pas  que, 
tout  d'abord,  entre  le  tout  jeune  homme  et  la  femme  mûre,  il  n'y  ait  eu  la 
cérémonie  d'initiation.  On  attache  en  général,  par  le  respect  humain  qu'on 
s'impose  en  écrivant,  beaucoup  trop  d'importance  à  cette  chose  qui  est 
bien  plus  fréquente  et  plus  aisée  qu'on  ne  le  croit.  Quelle  raison  aurait  pu 
empêcher  B.  C.  et  M"  de  Ch.,  libres  qu'ils  étaient  de  tout  lien  (!)  et  de  tout 
préjugé,  de  se  donner  ce  plaisir  ou  de  faire  cette  petite  expérience  ?  Mais,  à 
un  second  voyage,  quand  Benjamin  fut  malade,  il  y  avait  alors  des  raisons 
pour  que  cela  ne  se  renouvelât  pas.  —  Excusez  ma  légèreté,  mais  veuillez 
observer  que  cela  ne  diminue  en  rien  l'estime  que  je  fais  de  M""  de  Ch.  J'en 
dirai  autant  de  M""  de  Staël,  également  facile  sur  ce  point».  —  «Cette 
lettre,  nous  écrivait  Ch.  Berthoud,  ne  décide  rien  et  jette  plus  de  jour  sur 
Sainte-Beuve  lui-même  que  sur  les  relations  de  B.  C.  et  de  Mra'  de  Ch.  » 
Il  admettait  du  reste  le  point  de  vue  de  Sainte-Beuve  et,  —  ne  connaissant 
pas  le  Cahier  rouge,  —  croyait  à  «l'initiation»  ou  à  «l'expérience»,  pendant 
le  séjour  de  Paris  :  «Je  le  crois  davantage  encore,  nous  écrivait-il,  depuis 
que  vous  m'avez  lu  les  extraits  des  lettres  de  jeunesse  d'Isabelle...  Et  c'est 
ainsi  que  je  m'explique  le  ton  presque  brutal  de  B.  C.  avec  elle  :  c'est  ainsi 
que  les  hommes  en  général,  et  les  hommes  qui  sont  particulièrement  de 
l'espèce  de  B.  C,  récompensent  les  pauvres  femmes  qui  se  sont  données  à 
eux».  Nous  ne  méconnaissons  point  la  valeur  psychologique  de  ce  raison- 


346  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

«  Je  me  souviens  encore  avec  émotion  des  jours  et  des  nuits 
que  nous  passâmes  ensemble  à  boire  du  thé  et  à  causer  sur  tous 
les  sujets  avec  une  ardeur  inépuisable. 

Cette  nouvelle  passion  n'absorbait  pas  néanmoins  tout 
mon  temps.  Il  m'en  restait  malheureusement  assez  pour  faire 
beaucoup  de  sottises  et  beaucoup  de  dettes.  Une  femme  qui  de 
Paris  correspondait  avec  mon  père,  l'avertit  de  ma  conduite, 

nement  ;  mais  le  récit  de  Benjamin  nous  parait  décisif  en  sens  contraire. 
«Règle  générale,  ajoutait  Ch.  Berthoud,  les  Français,  pour  toute  espèce 
de  raisons,  ne  croiront  jamais  à  l'innocence  de  cette  liaison  :  à  ce  point  de 
vue,  Sainte-Beuve  lui-même  est  suspect.  Des  Anglais,  des  Allemands  ne 
seraient  pas  aussi  décisionnaires...  »  ...«  Ne  trouvez-vous  pas  que  le  mieux, 
après  avoir  exposé  la  question,  est  de  ne  pas  conclure»?  (27  janvier  et 
6  février  1788).  C'est  le  parti  que  nous  aurions  pris,  si,  dès  lors,  le  récit 
inédit  de  Benjamin  n'était  venu  confirmer  notre  impression  et  en  faire  une 
conviction.  Cette  impression,  racontons-le  en  passant,  nous  l'avions  expri- 
mée à  Paris,  dans  une  conférence  au  Cercle  Saint-Simon,  où  notre  candeur 
fit  sourire  quelques  Parisiens  sceptiques.  Nous  fûmes  consolé  par  le 
scepticisme,  bien  plus  raffiné  encore,  de  M.  Renan  :  après  nous  avoir 
entendu  défendre  notre  point  de  vue,  il  émit  ce  jugement  inattendu  :  «  Eh, 
mon  Dieu,  pourquoi  pas  ?  La  femme  est  si  étrange  !  » 

Mais  voici  un  témoignage  plus  précis  et  qui  vient  corroborer  l'argument 
que  nous  fournit  le  Cahier  rouge.  Le  passage  suivant,  inédit,  est  tiré  d'une 
Notice  sur  monsieur  Benjamin  Constant,  qui  a  passé  en  partie  dans  les 
Souvenirs  du  baron  de  Barante,  publiés  en  1890  :  «  Elle  [Mmc  de  Charrière] 
avait  le  double  de  son  âge,  il  ne  fut  pas  amoureux  d'elle,  aucun  lien  d'in- 
timité ne  les  attachait  l'un  à  l'autre,  mais  il  la  voyait  tous  les  jours,  et  cette 
mutuelle  confiance  leur  était  douce».  Ces  lignes,  que  M.  de  Barante  a 
écrites  d'après  les  confidences  de  Benjamin  Constant,  nous  paraissent  fixer 
exactement  l'état  des  choses.  Elles  nous  ont  été  communiquées,  le  plus 
obligeamment  du  monde,  par  M.  G.  Rudler,  professeur  à  Caen,  un  des 
hommes  les  plus  sûrement  informés  sur  Benjamin  Constant,  comme  le 
montreront  les  travaux  qu'il  prépare.  Nous  devons  à  cet  aimable  confrère 
plusieurs  autres  notes  et  indications  dont  nous  avons  fait  notre  profit. 

Nous  mentionnons  enfin,  sans  y  attacher  d'importance  au  point  de  vue 
du  petit  problème  qui  nous  occupe,  les  Lettres  inédites  de  Benjamin 
Constant,  communiquées  et  commentées  par  M.  G.  de  Lauris  dans  la 
Revue  des  r"  et  i5  mai  1904.  M.  de  Lauris  dit  que  Benjamin  *  n'éveilla 
point  d'écho  dans  une  sensibilité  complémentaire  de  la  sienne»,  ce  qui 
peut  surprendre  le  biographe  de  M"'1  de  Charrière.  11  dit  plus  loin  :  «  Che; 
Necker,  il  connut  une  femme  d'esprit,  auteur  de  romans,  Hollandaise 
d'origine,  âgée  de  4b  ans,  Mmc  de  Charrière.  Il  en  résulta  une  liaison  où  la 
plus  grande  intimité  ne  parait  pas  contestable  »...  Puis  encore  :  «  Benjamin 
Constant  n'a  jamais  reconnu  à  M"'  de  Charrière  pour  l'amour  qu'elle  lui 
donnait  d'autres  droits  que  le  droit  à  son  amitié*...  Voilà  bien  des  ques- 
tions délicates  tranchées  avec  assurance  ! 


BENJAMIN    CONSTANT  3^J 

mais  lui  écrivit  en  même  temps  que  je  pourrais  tout  réparer 
si  je  parvenais  à  épouser  une  jeune  personne  qui  était  de  la 
société  dans  laquelle  je  vivais  habituellement,  et  qui  devait 
avoir  90,000  francs  de  rentes.  Cette  idée  séduisit  beaucoup  mon 
père,  ce  qui  était  très  naturel.  Il  me  la  communiqua,  dans  une 
lettre  qui  contenait  d'ailleurs  beaucoup  et  de  très  justes  repro- 
ches et  où  il  finissait  par  me  déclarer  qu'il  ne  consentirait  à  la 
prolongation  de  mon  séjour  à  Paris  que  si  j'essayais  de  réaliser 
ce  projet  avantageux  et  si  je  croyais  avoir  quelque  chance  de 
réussir.  La  personne  dont  il  s'agissait  avait  seize  ans  et  était  très 
jolie.  Sa  mère  m'avait  reçu  depuis  mon  arrivée  avec  beaucoup 
d'amitié.  Je  me  voyais  placé  entre  la  nécessité  de  tenter  au  moins 
une  chose  dont  le  résultat  m'aurait  fort  convenu,  ou  celle  de 
quitter  une  ville  où  je  m'amusais  beaucoup,  pour  aller  rejoindre 
un  père  qui  m'annonçait  un  grand  mécontentement.  Je  n'hésitai 
pas  à  risquer  la  chose.  Je  commençai,  suivant  l'usage,  par  écrire 
à  la  mère  pour  lui  demander  la  main  de  sa  fille.  Elle  me  répondit 
fort  amicalement,  mais  par  un  refus  motivé  sur  ce  que  sa  fille 
était  déjà  promise  à  un  homme  qui  devait  l'épouser  dans  quel- 
ques mois.  Cependant,  je  ne  crois  point  qu'elle  considérât  elle- 
même  son  refus  comme  irrévocable  ;  car,  d'un  côté,  j'ai  su 
depuis  qu'elle  avait  fait  prendre  en  Suisse  des  informations 
sur  ma  fortune,  et  de  l'autre  elle  me  donnait  toutes  les  occasions 
qu'elle  pouvait  de  parler  tête  à  tête  avec  sa  fillle.  Mais  je  me 
conduisis  en  vrai  fou.  Au  lieu  de  profiter  de  la  bienveillance  de 
la  mère,  qui,  tout  en  me  refusant,  m'avait  témoigné  de  l'amitié, 
je  voulus  commencer  un  roman  avec  la  fille,  et  je  le  commençai 
de  la  manière  la  plus  absurde  :  je  n'essayai  point  de  lui  plaire  ; 
je  ne  lui  dis  pas  même  un  mot  de  mon  sentiment  ;  je  continuais 
à  causer  le  plus  timidement  du  monde  avec  elle  sur  des  objets 
indifférents  quand  je  la  trouvais  seule.  Mais  je  lui  écrivis  une 
belle  lettre,  comme  à  une  personne  que  ses  parents  voulaient 
marier  malgré  elle  à  un  homme  qu'elle  n'aimait  pas,  et  je  lui 
proposai  de  l'enlever. 

Sa  mère,  à  qui  sans  doute  elle  montra  cette  étrange  lettre, 
eut  pour  moi  l'indulgence  de  laisser  sa  fille  me  répondre,  comme 
si  elle  ne  l'avait  pas  instruite.  Mademoiselle  Pourras  —  elle 
s'appelait  ainsi  —  m'écrivit  que  c'était  à  ses  parents  à  décider 
de  son  sort  et  qu'il  ne  lui  convenait  pas  de  recevoir  des  lettres 
d'un  homme.  Je  ne  me  le  tins  pas  pour  dit,  et  je  recommençai 
de  plus  belle  mes  propositions  d'enlèvement,  de  délivrance, 
de  protection  contre  le  mariage  qu'on  voulait  la  forcer  à  con- 
tracter. On  eût  dit  que  j'écrivais  à  une  victime  qui  avait  imploré 
mon  secours  et  à  une  personne  qui  avait  pour  moi  toute  la  pas- 
sion que  je  croyais  ressentir  pour  elle  :  et  dans  le  fait,  toutes 
mes  épîtres  chevaleresques  étaient  adressées  à  une  petite  per- 
sonne très  raisonnable,  qui  ne  m'aimait  pas  du  tout,  qui  n'avait 


348  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

aucune  répugnance  pour  l'homme  qu'on  lui  avait  proposé,  et 
qui  ne  m'avait  donné  ni  l'occasion  ni  le  droit  de  lui  écrire  de  la 
sorte.  Mais  j'avais  enfilé  cette  route,  et  pour  le  diable  je  n'en 
voulais  pas  sortir.  Ce  qu'il  y  avait  de  plus  inexplicable,  c'est 
que  lorsque  je  voyais  Mlle  Pourras,  je  ne  lui  disais  pas  un  mot 
qui  eût  du  rapport  avec  mes  lettres.  Sa  mère  me  laissait  toujours 
seul  avec  elle,  malgré  mes  extravagantes  propositions,  dont 
sûrement  elle  avait  connaissance.  Et  c'est  ce  qui  me  confirme 
dans  l'idée  que  j'aurais  pu  encore  réussir.  Mais  loin  de  profiter 
de  ces  occasions,  je  devenais,  dès  que  je  me  trouvais  seul  avec 
Mlle  Pourras,  d'une  timidité  extrême.  Je  ne  lui  parlais  que  de  cho- 
ses insignifiantes,  et  je  ne  faisais  pas  même  une  allusion  aux  let- 
tres que  je  lui  écrivais  chaque  jour,  ni  au  sentiment  qui  me 
dictait  ces  lettres.  Enfin,  une  circonstance  dans  laquelle  je  n'étais 
pour  rien  amena  une  crise  qui  termina  tout. 

Mme  Pourras,  qui  avait  été  galante  toute  sa  vie,  avait  encore 
un  amant  en  titre.  Depuis  que  je  lui  avais  demandé  sa  fille, 
elle  avait  continué  à  me  traiter  avec  amitié,  avait  toujours 
paru  ignorer  mon  absurde  correspondance,  et  pendant  que 
j'écrivais  tous  les  jours  à  la  fille  pour  lui  proposer  de  l'enlever, 
je  prenais  la  mère  pour  confidente  de  mon  sentiment  et  de  mon 
malheur,  le  tout,  je  puis  le  dire,  sans  aucune  réflexion  et  sans 
la  moindre  mauvaise  foi  ;  mais  j'avais  enfilé  cette  route  avec 
l'une  et  avec  l'autre.  J'avais  donc  avec  Mme  Pourras  de  longues 
conversations  tête  à  tête.  Son  amant  en  prit  ombrage  ;  il  y  eut 
des  scènes  violentes,  et  Mme  Pourras,  qui,  ayant  près  de  cinquante 
ans,  ne  voulait  pas  perdre  cet  amant,  qui  pouvait  être  le  dernier, 
résolut  de  le  rassurer.  Je  ne  me  doutais  de  rien,  et  j'étais  un  jour 
à  faire  à  Mme  Pourras  mes  lamentations  habituelles,  lorsque  M.  de 
Sainte-Croix  (c'était  le  nom  de  l'amant)  parut  tout  à  coup  et 
montra  beaucoup  d'humeur.  Mrae  Pourras  me  prit  par  la  main, 
me  mena  vers  lui.  et  me  demanda  de  lui  déclarer  solennelle- 
ment si  ce  n'était  pas  de  sa  fille  que  j'étais  amoureux,  si  ce  n'était 
pas  sa  fille  que  j'avais  demandée  en  mariage,  et  si  elle  n'était 
pas  tout  à  fait  étrangère  à  mes  assiduités  dans  sa  maison. 
Elle  n'avait  vu  dans  la  déclaration  exigée  de  moi  qu'un  moyen 
de  mettre  fin  aux  ombrages  de  M.  de  Sainte-Croix.  J'envisa- 
geai la  chose  sous  un  autre  point  de  vue.  Je  me  vis  traîné  devant 
un  étranger  pour  lui  avouer  que  j'étais  un  amant  malheureux, 
un  homme  repoussé  par  la  mère  et  par  la  fille.  Mon  amour- 
propre  blessé  me  jeta  dans  un  vrai  délire.  Par  hasard  j'avais  ce 
jour-là  emporté  dans  ma  poche  une  petite  bouteille  d'opium, 
que  je  trimbalais  avec  moi  depuis  quelque  temps  ;  c'était  une 
suite  de  ma  liaison  avec  Mme  de  Charrière,  qui,  prenant  beau- 
coup d'opium  dans  sa  maladie,  m'avait  donné  l'idée  d'en  avoir, 
et  dont  la  conversation,  toujours  abondante  et  vigoureuse,  mais 
très  bizarre,  me  tenait  dans  une  espèce  d'ivresse  spirituelle  qui 


BENJAMIN    CONSTANT  349 

n'a  pas  peu  contribué  à  toutes  les  sottises  que  j'ai  faites  à  cette 
époque.  Je  répétais  sans  cesse  que  je  voulais  me  tuer,  et  à  force 
de  le  dire,  je  parvenais  presque  à  le  croire,  quoique,  dans  le 
fond,  je  n'en  eusse  pas  la  moindre  envie.  Ayant  donc  mon  opium 
en  poche  au  moment  où  je  me  vis  traduit  en  spectacle  devant 
M.  de  Sainte-Croix,  j'éprouvai  une  espèce  d'embarras,  dont  il 
me  parut  plus  facile  de  me  tirer  par  une  scène  que  par  une  con- 
versation tranquille.  Je  prévoyais  que  M.  de  Sainte-Croix  me 
ferait  des  questions,  me  témoignerait  de  l'intérêt,  et  comme  je 
me  trouvais  humilié,  ces  questions,  cet  intérêt,  tout  ce  qui  pou- 
vait prolonger  la  situation,  m'était  insupportable.  J'étais  sûr 
qu'en  avalant  mon  opium,  je  ferais  diversion  à  tout  cela.  Ensuite, 
j'avais  depuis  longtemps  dans  la  tête  que  de  vouloir  se  tuer 
pour  une  femme,  c'était  un  moyen  de  lui  plaire.  Cette  idée  n'est 
pas  exactement  vraie  :  quand  on  plaît  déjà  à  une  femme  et 
qu'elle  ne  demande  qu'à  se  rendre,  il  est  bon  de  la  menacer  de 
se  tuer,  parce  qu'on  lui  fournit  un  prétexte  décisif,  rapide  et 
honorable  ;  mais  quand  on  n'est  point  aimé,  ni  la  menace  ni  la 
chose  ne  produisent  aucun  effet  ;  dans  toute  mon  aventure  avec 
Mlle  Pourras,  il  y  avait  une  erreur  fondamentale,  c'est  que  je 
jouais  le  roman  à  moi  tout  seul.  Lors  donc  que  Mme  Pourras 
eut  fini  son  interrogatoire,  au  lieu  d'y  répondre,  je  lui  dis  que 
je  la  remerciais  de  m'avoir  mis  dans  une  situation  qui  ne  me 
laissait  plus  qu'un  parti  à  prendre,  et  je  tirai  ma  petite  fiole, 
que  je  portai  à  ma  bouche. 

Je  me  souviens  que  dans  le  très  court  instant  qui  s'écoula 
pendant  que  je  fis  cette  opération,  je  me  faisais  un  dilemme  qui 
acheva  de  me  décider  :  si  j'en  meurs,  me  dis-je,  tout  sera  fini, 
et  si  l'on  me  sauve,  il  est  impossible  que  Mlle  Pourras  ne  s'at- 
tendrisse pas  pour  un  homme  qui  aura  voulu  se  tuer  pour  elle. 
J'avalai  donc  mon  opium.  Je  ne  crois  pas  qu'il  y  en  eût  assez 
pour  me  faire  grand  mal,  et  comme  M.  de  Sainte-Croix  se  jeta 
sur  moi,  j'en  répandis  plus  de  la  moitié  par  terre.  On  fut  fort 
effrayé  ;  on  me  fit  prendre  des  acides  pour  détruire  l'effet  de 
l'opium.  Je  fis  ce  qu'on  voulut  avec  une  docilité  parfaite,  non 
que  j'eusse  peur,  mais  que  l'on  aurait  insisté  et  que  j'aurais 
trouvé  ennuyeux  de  me  débattre.  Quand  je  dis  que  je  n'avais 
pas  peur,  ce  n'est  pas  que  je  susse  combien  peu  il  y  avait  de 
danger  ;  je  ne  connaissais  point  les  effets  que  l'opium  produit, 
et  je  les  croyais  beaucoup  plus  terribles.  Mais,  d'après  mon 
dilemme,  j'étais  tout  à  fait  indifférent  au  résultat.  Cependant 
ma  complaisance  à  me  laisser  donner  tout  ce  qui  pouvait  em- 
pêcher l'effet  de  ce  que  je  venais  de  faire,  dut  persuader  les 
spectateurs  qu'il  n'y  avait  rien  de  sérieux  dans  toute  cette  tra- 
gédie. 

Ce  n'est  pas  la  seule  fois  dans  ma  vie  qu'après  une  action 
d'éclat,  je  me  suis  soudainement  ennuyé  de  la  solennité  qui 


350  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

aurait  été  nécessaire  pour  la  soutenir,  et  que  d'ennui  j'ai  défait 
mon  propre  ouvrage. 

Après  qu'on  m'eut  administré  tous  les  remèdes  qu'on  crut 
utiles,  on  me  fit  un  petit  sermon  d'un  air  moitié  compatissant, 
moitié  doctoral,  et  je  l'écoutai  d'un  air  tragique.  Mlle  Pourras 
entra  :  car  elle  n'y  était  pas,  pendant  que  je  faisais  toutes  mes 
folies  pour  elle,  et  j'eus  l'inconséquente  délicatesse  de  seconder 
la  mère  dans  ses  efforts  pour  que  la  fille  ne  s'aperçût  de  rien. 
M"e  Pourras  arriva  toute  parée  pour  aller  à  l'opéra,  où  l'on 
donnait  le  Tarare  de  Beaumarchais  pour  la  première  fois. 
Mme  Pourras  me  proposa  de  m'y  mener  ;  j'acceptai,  et  mon  empoi- 
sonnement finit,  pour  que  tout  fût  tragi-comique  dans  cette 
affaire,  par  une  soirée  à  l'opéra.  J'y  fus  même  d'une  gaîté  folle, 
soit  que  l'opium  eût  produit  sur  moi  cet  effet,  soit,  ce  qui  me 
paraît  plus  probable,  que  je  m'ennuyasse  de  tout  ce  qui  s'était 
passé  de  lugubre,  et  que  j'eusse  besoin  de  m'amuser  '. 

Le  lendemain,  Mme  Pourras,  qui  vit  la  nécessité  de  mettre  un 
terme  à  mes  extravagances,  prit  pour  prétexte  mes  lettres  à  sa 
fille,  dont  elle  feignit  de  n'avoir  été  instruite  que  le  jour  même, 
et  m'écrivit  que  j'avais  abusé  de  sa  confiance  en  proposant 
à  sa  fille  de  l'enlever  pendant  que  j'étais  reçu  chez  elle.  En 
conséquence,  elle  me  déclara  qu'elle  ne  me  recevrait  plus,  et 
pour  m'ôter  tout  espoir  et  tout  moyen  de  continuer  mes  tenta- 
tives, elle  fit  venir  M.  de  Charrière,  qu'elle  pria  d'interroger 
lui-même  sa  fille  sur  ses  sentiments  pour  moi. 

Mlle  Pourras  répondit  très  nettement  à  M.  de  Charrière  que 
je  ne  lui  avais  jamais  parlé  d'amour,  qu'elle  avait  été  fort 
étonnée  de  mes  lettres,  qu'elle  n'avait  jamais  rien  fait  et  ne 
m'avait  jamais  rien  dit  qui  pût  m' autoriser  à  des  propositions 
pareilles,  qu'elle  ne  m'aimait  point,  qu'elle  était  très  contente 
du  mariage  que  ses  parents  projetaient  pour  elle,  et  qu'elle  se 
réunissait  très  librement  à  sa  mère  dans  ses  déterminations  à 
mon  égard.  M.  de  Charrière  me  rendit  compte  de  cette  conver- 
sation, en  ajoutant  que  s'il  eût  aperçu  dans  la  jeune  personne 
la  moindre  inclination  pour  moi,  il  eût  essayé  de  déterminer 
la  mère  en  ma  faveur.  Ainsi  se  termina  l'aventure. 

Je  ne  puis  dire  que  j'en  éprouvasse  une  grande  peine  :  ma 
tête  s'était  bien  montée  de  temps  à  autre  ;  l'irritation  de  l'obs- 
tacle m'avait  inspiré  une  espèce  d'acharnement  ;  la  crainte 
d'être  obligé  de  retourner  vers  mon  père  m'avait  fait  persévérer 
dans  une  tentative  désespérée  ;  ma  mauvaise  tête  m'avait  fait 
choisir  les  plus  absurdes  moyens,  que  ma  timidité  avait  rendus 
encore  plus  absurdes  ;  mais  il  n'y  avait,  je  crois,  jamais  eu 

1  On  verra  plus  loin  ichap.  XX)  que  Benjamin  fit  mine  de  se  «suicider» 
une  seconde  fois,  au  début  de  sa  liaison  avec  M°"  de  Staël.  C'était  une 
sorte  de  jeu  qui  lui  procurait  des  émotions  d'une  saveur  particulière. 


BENJAMIN    CONSTANT  35 I 

d'amour  au  fond  de  mon  cœur.  Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  que  le 
lendemain  du  jour  où  il  fallut  renoncer  à  ce  projet,  je  fus  com- 
plètement consolé.  La  personne  qui,  même  pendant  que  je 
faisais  toutes  ces  enrageries,  occupait  véritablement  ma  tête  et 
mon  cœur,  c'était  Mme  de  Charrière.  Au  milieu  de  toute  l'agita- 
tion de  mes  lettres  romanesques,  de  mes  propositions  d'enlève- 
ment, de  mes  menaces  de  suicide  et  de  mon  empoisonnement 
théâtral,  je  passais  des  heures,  des  nuits  entières  à  causer  avec 
Mme  de  Charrière,  et  pendant  ces  conversations,  j'oubliais  mes 
inquiétudes  sur  mon  père,  mes  dettes,  Mlle  Pourras  et  le  monde 
entier.  Je  suis  convaincu  que  sans  ces  conversations,  ma  con- 
duite eût  été  beaucoup  moins  folle. 

Toutes  les  opinions  de  Mme  de  Charrière  reposaient  sur  le  mépris 
de  toutes  les  convenances  et  de  tous  les  usages.  Nous  nous  mo- 
quions à  qui  mieux  mieux  de  tous  ceux  que  nous  voyions  ;  nous 
nous  enivrions  de  nos  plaisanteries  et  de  notre  mépris  pour 
l'espèce  humaine  ;  et  il  résultait  de  tout  cela  que  j'agissais 
comme  j'avais  parlé,  riant  quelquefois  comme  un  fou  une  demi- 
heure  après  de  ce  que  j'avais  fait  de  très  bonne  foi  dans  le  déses- 
poir une  demi-heure  avant. 

La  fin  de  tous  mes  projets  sur  Mlle  Pourras  me  réunit  plus 
étroitement  encore  avec  Mme  de  Charrière.  Elle  était  la  seule 
personne  avec  qui  je  causasse  en  liberté,  parce  qu'elle  était  la 
seule  qui  ne  m'ennuyât  pas  de  conseils  et  de  représentations 
sur  ma  conduite.  Des  autres  femmes  de  la  société  où  je  vivais, 
les  unes  s'intéressaient  à  moi  par  amitié,  me  prêchaient  dès 
qu'elles  en  trouvaient  l'occasion  ;  les  autres  auraient  eu  quelque 
envie,  je  crois,  de  se  charger  de  faire  l'éducation  d'un  jeune 
homme  qui  paraissait  si  passionné,  et  me  le  faisaient  entendre 
d'une  manière  assez  claire. 

Mme  Suard  avait  conçu  le  dessein  de  me  marier  ;  elle  voulait 
me  faire  épouser  une  jeune  fille  de  seize  ans,  assez  spirituelle, 
fort  affectée,  point  jolie,  et  qui  devait  être  riche  après  la  mort 
d'un  oncle  âgé.  —  Par  parenthèse,  au  moment  où  j'écris,  en 
1811,  l'oncle  vit  encore  1...  Mais  ni  les  projets  de  Mme  Suard,  ni 
les  avances  de  quelques  vieilles  femmes,  ni  les  sermons  de  quel- 
ques autres,  ne  produisaient  d'effet  sur  moi.  Comme  mariage, 
je  ne  voulais  que  Mlle  Pourras  ;  comme  figure,  c'était  encore 
M1Ie  Pourras  que  je  préférais.  Comme  esprit,  je  ne  voyais, 
n'entendais,  ne  chérissais  que  Mme  de  Charrière.  —  Ce  n'est  pas 
que  je  ne  profitasse  du  peu  d'heures  où  nous  étions  séparés 
pour  faire  encore  d'autres  sottises....  » 

Après  en  avoir  donné  un  exemple  et  décrit  la  société  où  il 
s'adonnait  au  jeu,  il  ajoute  : 

1  Benjamin  nous  apprend  que  cette  jeune  personne  devint  madame  Pastoret. 


352  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

«  Je  passais  la  moitié  des  nuits  à  y  perdre  mon  argent  ;  puis 
j'allais  causer  avec  Mnie  de  Charrière,  qui  ne  se  couchait  qu'à 
six  heures  du  matin,  et  je  dormais  la  moitié  du  jour. 

Je  ne  sais  si  ce  beau  genre  de  vie  parvint  aux  oreilles  de 
mon  père,  ou  si  la  seule  nouvelle  de  mon  peu  de  succès  auprès 
de  Mlle  Pourras  le  décida  à  me  faire  quitter  Paris  '.  Mais  au 
moment  où  je  m'y  attendais  le  moins,  je  vis  arriver  chez  moi  un 
M.  Benay,  lieutenant  dans  son  régiment,  chargé  de  me  conduire 
auprès  de  lui  à  Bois-le-Duc.  J'avais  le  sentiment  que  je  méritais 
beaucoup  de  reproches,  et  l'espèce  de  chaos  d'idées  où  la  conver- 
sation de  Mme  de  Charrière  m'avait  jeté,  me  rendait  d'avance 
tout  ce  que  je  me  croyais  destiné  à  entendre,  insupportable. 
Je  me  résignai  cependant,  et  l'idée  de  ne  pas  obéir  à  mon  père 
ne  me  vint  pas.  Mais  une  difficulté  de  voiture  retarda  notre 
départ.  Mon  père  m'avait  laissé  à  Paris  une  vieille  voiture  dans 
laquelle  nous  étions  venus,  et  dans  mes  embarras  d'argent,  j'avais 
trouvé  bon  de  la  vendre.  M.  Benay,  comptant  sur  cette  voiture, 
était  venu  dans  un  petit  cabriolet  à  une  place.  Nous  essayâmes 
de  trouver  une  chaise  de  poste  chez  le  sellier  qui  m'avait  acheté 
celle  de  mon  père  ;  mais  il  n'en  avait  point  ou  ne  voulut  pas 
nous  en  prêter.  Cette  difficulté  nous  arrêta  tout  un  jour.  Pendant 
cette  journée,  ma  tête  continua  à  fermenter,  et  la  conversation 
de  Mme  de  Charrière  ne  contribua  pas  peu  à  cette  fermentation. 
Elle  ne  prévoyait  sûrement  pas  l'effet  qu'elle  produirait  sur  moi, 
mais  en  m'entretenant  sans  cesse  de  la  bêtise  de  l'espèce  humaine, 
de  l'absurdité  des  préjugés,  en  partageant  mon  admiration  pour 
tout  ce  qui  était  bizarre,  extraordinaire,  original,  elle  finit  par 
m'inspirer  une  soif  véritable  de  me  trouver  aussi  moi-même 
hors  de  la  route  commune.  Je  ne  formai  pourtant  point  de  projets, 
mais  je  ne  sais  dans  quelle  idée  confuse  j'empruntai  à  tout  hasard 
de  M.  de  Charrière  une  trentaine  de  louis.  » 

Ces  confidences  en  disent  long  ;  Benjamin  Constant  connut 
Mme  de  Charrière  à  un  moment  bien  fâcheux  :  elle  sortait  d'une 
crise  passionnelle  qui  avait  infligé  à  ses  nerfs  et  à  son  âme  une 
souffrance  prolongée  ;  elle  en  gardait  je  ne  sais  quoi  d'amer  et 
de  désenchanté  ;  il  y  avait  en  elle  de  la  révolte  ;  elle  se  cabrait 
sous  la  contrainte  des  préjugés  sociaux  incarnés  dans  les  imbé- 

1  M.  Juste  de  Constant  avait  lui-même  conduit  Benjamin  à  Paris.  Charles 
de  Constant,  qui  était  du  voyage,  en  avait  gardé  un  souvenir  particulier. 
«  Mon  oncle,  dit-il  dans  son  Journal,  était  un  homme  de  beaucoup  d'es- 
prit, mais  d'un  caractère  difficile,  caustique  et  impérieux...  Le  père  et  le 
fils  se  querellèrent  pendant  les  dix  jours  que  dura  notre  voyage  dans  le 
carrosse  de  mon  oncle»...  (Voir  Lucie  Achard,  Rosalie  de  Cotistant,  sa 
Jamille  et  ses  amis,  II,  p.  5o-5i). 


BENJAMIN    CONSTANT  353 

ciles  ;  son  mécontentement  d'elle-même  et  des  autres  se  tra- 
duisait, non  point  par  des  récriminations  emphatiques,  mais  par 
une  ironie  dissolvante  qui  n'épargnait  rien  ni  personne.  Oui, 
c'était  le  plus  fâcheux  moment  pour  la  rencontrer  !  Fâcheux 
surtout  pour  un  adolescent  aussi  disposé  que  Benjamin  à  jeter 
par-dessus  bord  tout  principe,  à  se  jouer  des  idées  réputées  sérieu- 
ses, à  rire  de  tout,  singulièrement  de  lui-même.  Nous  pensons 
que  ce  fut  un  malheur  pour  lui  de  tomber  sous  l'influence  d'une 
femme  moralement  désemparée,  de  s'abandonner  à  son  charme, 
d'autant  plus  dangereux,  qu'il  s'accompagnait  d'une  affection 
profonde,  d'une  sollicitude  attentive,  et  d'une  véritable  éléva- 
tion de  sentiments.  Mme  de  Charrière  se  ressaisit  bientôt  :  nous 
la  retrouverons  calme  et  résignée,  mais  à  côté  des  services  réels 
qu'elle  a  pu  lui  rendre,  le  mal  qu'elle  lui  fit  à  ce  moment  n'est 
guère  contestable  ;  elle  eut  pour  lui  des  complaisances  funestes, 
et  encouragea  ce  qu'il  eût  fallu  réprimer  énergiquement.  Nous 
verrons  qu'elle  parut  s'en  rendre  compte  à  la  fin  de  sa  vie,  — 
trop  tard,  hélas  ! 

C'est  avec  l'argent  qu'il  venait  d'emprunter  à  M.  de  Charrière 
que  Benjamin  fit  sa  fameuse  escapade,  ce  voyage  en  Angleterre 
durant  lequel  une  correspondance  active  s'établit  entre  lui  et 
son  amie  de  Colombier. 

Les  premières  lettres  de  Benjamin  sont  adressées  à  Paris, 
que  Mme  de  Charrière  ne  quitta  qu'à  la  fin  d'août.  On  connaît 
parles  publications  de  Caullieur  et  de  Sainte-Beuve  le  ton  libre 
et  fantasque  de  ces  confidences,  où  le  désenchantement  précoce 
et  une  sorte  d'ironie  gamine  se  mêlent  aux  tendres  effusions 
et  aux  protestations  d'un  vif  attachement.  Benjamin  a  quitté 
Paris,  un  peu  par  dégoût  de  sa  vie,  un  peu  par  dépit  amoureux, 
un  peu  par  coup  de  tête,  mais  surtout  pour  échapper  à  son  père. 
Il  parcourt  les  campagnes  anglaises  à  cheval,  et  le  soir,  à  l'auberge, 
couvre  d'une  écriture  souvent  trop  peu  lisible  de  grandes  pages 
in-folio.  Il  parle  volontiers  de  se  tuer,  ou  de  fuir  en  Amérique  ; 
surtout  il  se  persifle  lui-même  avec  une  drôlerie  irrésistible. 
Il  écrit  de  Douvres,  le  26  juin  1787  : 

«  Il  y  a  dans  le  monde,  sans  que  le  monde  s'en  doute,  un  grave 
auteur  allemand  qui  observe  avec  beaucoup  de  sagesse,  à  l'occa- 
sion d'une  gouttière  qu'un  soldat  fondit  pour  en  faire  des  balles, 
que  l'ouvrier  qui  l'avait  posée  ne  se  doutait  point  qu'elle  tuerait 


354  MADAME    DE    CHARÎUERE    ET    SES    AMIS 

quelqu'un  de  ses  descendants.  C'est  ainsi.  Madame  (car  c'est 
comme  cela  qu'il  faut  commencer  pour  donner  à  ses  phrases 
toute  l'emphase  philosophique),  c'est  ainsi,  dis-je,  que,  lorsque 
tous  les  jours  de  la  semaine  dernière  je  prenais  tranquillement 
du  thé  en  parlant  raison  avec  vous,  je  ne  me  doutais  pas  que  je 
ferais  avec  toute  ma  raison  une  énorme  sottise,  que  l'ennui 
réveillant  en  moi  l'amour,  me  ferait  perdre  la  tête,  et  qu'au  lieu 
de  partir  pour  Bois-le-Duc,  je  partirais  pour  l'Angleterre  presque 
sans  argent  et  absolument  sans  but.  C'est  cependant  ce  qui  est 
arrivé  de  la  façon  la  plus  singulière.  Samedi  dernier,  à  7  heures, 
mon  conducteur  et  moi  nous  partîmes  dans  une  petite  chaise 
qui  nous  cahota  si  bien,  que  nous  n'eûmes  pas  fait  une  demi-lieue 
que  nous  ne  pouvions  plus  y  tenir  et  que  nous  fûmes  obligés  de 
revenir  sur  nos  pas  à  neuf.  De  retour  à  Paris,  il  se  mit  à  chercher 
un  autre  véhicule  pour  nous  traîner  en  Hollande;  et  moi,  qui 
me  proposais  de  vous  faire  ma  cour  encore  ce  soir-là,  puisque  nous- 
ne  partions  que  le  lendemain,  je  m'en  retournai  chez  moi  pour  y 
chercher  un  habit  que  j'avais  oublié.  Je  trouvai  sur  ma  table  la 
réponse  sèche  et  froide  de  la  prudente  Jenny.  Cette  lettre,  le 
regret  sourd  de  la  quitter,  le  dépit  d'avoir  manqué  cette  affaire, 
le  souvenir  de  quelques  conversations  attendrissantes  que  nous 
avions  eues  ensemble,  me  jetèrent  dans  une  mélancolie  sombre... 
Je  me  représentai,  moi  pauvre  diable,  ayant  manqué  dans  tous 
mes  projets,  plus  ennuyé,  plus  malheureux,  plus  fatigué  que 
jamais  de  ma  triste  vie,  je  me  figurai  ce  pauvre  père  trompé 
dans  toutes  ses  espérances,  n'ayant  pour  consolation  dans  sa 
vieillesse  qu'un  homme  aux  yeux  duquel  à  vingt  ans  tout  était 
décoloré,  sans  activité,  sans  énergie,  sans  désirs...  J'étais  abattu, 
je  souffrais,  je  pleurais.  Si  j'avais  eu  là  mon  consolant  opium,, 
c'eût  été  le  bon  moment  pour  achever  en  l'honneur  de  l'ennui 
le  sacrifice  manqué  par  l'amour...  » 

Il  conte  comment,  après  une  nuit  d'un  pesant  sommeil,  durant 
lequel  le  poursuivait  «  l'image  de  Mlle  Pourras,  embellie  par  le 
désespoir  »,  il  est  parti  avec  trois  chemises,  une  paire  de  pantou- 
fles et  31  louis  dans  sa  poche,  pour  s'embarquer  à  Calais  : 
«J'arrive  à  Douvres,  et  je  me  réveille  comme  d'un  songe.» 
Il  lui  reste  15  guinées  ;  il  n'a  ni  habits,  ni  chemises,  ni  recom- 
mandations ;  mais  il  n'a  de  sa  vie  été  moins  inquiet.  Il  a  écrit 
à  son  père  et  lui  a  fait  «  deux  propositions  très  raisonnables  ». 
La  première,  c'est  de  le  marier  tout  de  suite,  et  voici  ce  qu'il 
lui  faut  : 

«  De  la  jeunesse,  une  figure  décente,  une  fortune  aisée,  assez 
d'esprit  pour  ne  pas  dire  des  bêtises  sans  le  savoir,  assez  de  con- 
duite pour  ne  pas  faire  des  sottises,  comme  moi,  en  sachant 


BENJAMIN    CONSTAN  I  355 

bien  qu'on  en  fait,  une  naissance  et  une  éducation  qui  n'avilissent 
pas  ses  enfants,  et  qui  ne  me  fasse  pas  épouser  toute  une  famille 
de  Cazenove  ou  gens  tels  qu'eux,  c'est  tout  ce  que  je  demande. 
Ma  seconde  proposition  est  qu'il  me  donne  à  présent  une  portion 
de  quinze  ou  vingt  mille  francs  plus  ou  moins  du  bien  de  ma 
mère,  et  qu'il  me  laisse  aller  m'établir  en  Amérique...  Vivre 
sans  patrie  et  sans  femme,  j'aime  autant  vivre  sans  chemise  et 
sans  argent,  comme  je  le  fais  actuellement.  » 

Il  part  pour  Londres,  où  il  a  des  amis,  un,  entr' autres,  à  qui 
il  a  prêté  beaucoup  d'argent  en  Suisse  : 

«  Si  je  reste  en  Angleterre,  comptez  que  j'irai  voir  le  banc  de 
Mrs  Calista  à  Bath.  Aimez-moi,  malgré  mes  folies  ;  je  suis  un 
bon  diable  au  fond.  Excusez-moi  près  de  M.  de  Charrière. 
Ne  vous  inquiétez  absolument  pas  de  ma  situation.  Moi,  je 
m'en  amuse  comme  si  c'était  celle  d'un  autre.  Je  ris  pendant 
des  heures  de  cette  complication  d'extravagance,  et  quand  je 
me  regarde  dans  le  miroir,  je  me  dis,  non  pas  :  «  Ah  !  James 
Boswell  !  »  mais:  «Ah!  Benjamin,  Benjamin  Constant!» 
Ma  famille  me  gronderait  bien  d'avoir  oublié  le  de  et  le  Rebec- 
que  ;  mais  je  les  vendrais  à  présent  three  pence  a  pièce.  Adieu, 
Madame  '.  » 

On  voit  le  ton.  Il  ne  se  démentira  guère  pendant  toute  la  durée 
de  ce  singulier  voyage.  Le  22  juillet,  il  parle  d'aller  rejoindre 
son  père  : 

«  Je  donnerais,  ajoute-t-il,  non  pas  dix  louis,  car  il  ne  m'en 
resterait  guère,  mais  beaucoup,  un  sourire  de  Mlle  Pourras, 
pour  n'être  pas  habitué  à  mes  maudites  lunettes.  Cela  me  donne 
un  air  étrange...  On  est  si  occupé  à  me  regarder,  qu'on  ne  se 
donne  pas  la  peine  de  me  répondre.  » 

Sur  quoi  il  dit  avoir  commencé  à  écrire  un  roman,  qu'il 
dédiera  à  Mme  de  Charrière.  —  Celle-ci  lui  répondait  lettre  pour 
lettre  :  malheureusement  les  réponses  de  cette  époque  n'exis- 
tent plus.  Un  mois  plus  tard,  il  a  renoncé  à  son  roman,  et  lui 
a  substitué,  dit-il,  des  Lettres  écrites  de  Patterdale  à  Paris,  dans 
Vété  de  1787,  adressées  à  Mme  de  C.  de  Z.  : 

«Mais  je  vous  demande,  et  à  M.  de  Charrière,  qui,  j'espère, 
n'a  pas  oublié  son  fol  ami,  le  plus  grand  secret.  Je  veux  voir  ce 
qu'on  dira  et  ce  qu'on  ne  dira  pas...  Je  n'ai  écrit  que  deux  lettres. 
(Westmoreland,  Patterdale,  le  29  août  1787).  » 

1  Allusion  à  quelque  anecdote  sur  cet  ancien  prétendant,  racontée  à 
Benjamin  par  son  amie. 


356  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

Trois  jours  après  il  raconte  gravement  à  son  amie  qu'il  a 
voulu  se  noyer  dans  un  lac,  «  mais,  observe-t-il,  j'étais  avec  deux 
matelots  qui  m'auraient  repêché,  et  je  ne  veux  pas  me  noyer 
comme  je  me  suis  empoisonné,  pour  rien.  »  Peut-être,  étant  sans 
argent,  ira-t-il,  une  viole  ou  une  orgue  sur  le  dos,  de  Londres  en 
Suisse  : 

«Je  me  réfugierai  à  Colombier,  et  de  là  j'écrirai,  je  parle- 
menterai, et  je  me  marierai  ;  puis,  après  tous  ces  rai,  je  dirai 
comme  Pangloss  fessé  et  pendu  :  Tout  est  bien.  » 

Le  Ier  septembre,  autre  guitare  :  il  envoie  à  Colombier  son 
épitaphe1,  et  prie  son  amie  de  la  placer  sur  une  pierre,  sous  quatre 
tilleuls  qui  sont  entre  le  Désert  et  la  Chablière,  à  Lausanne. 
Le  lieu  et  la  date  du  décès  sont  en  blanc,  et  les  vers  fort  mauvais, 
comme  tous  ceux  qu'a  écrits  Benjamin.  Puis  ce  sont  des  vers 
du  Pauvre  Diable  qu'il  cite  tout  de  travers,  «  mais  une  de  vos 
aimables  qualités  est  d'entendre  tout  bien,  de  quelque  manière 
qu'on  parle.  »  —  Tout  à  coup,  feignant  de  devenir  grave  : 

«  Je  relis  ma  lettre,  Madame,  après  souper,  et  je  suis  honteux 
de  toutes  les  fautes  de  style  et  de  français.  Mais  sou  venez- vous 
que  je  n'écris  pas  sur  un  bureau  bien  propre  et  bien  vert,  pour 
ou  auprès  d'une  jolie  femme  ou  d'une  femme  autrefois  jolie, 
mais  en  courant,  non  pas  la  poste,  mais  les  grands  chemins, 
en  faisant  cinquante-deux  milles  comme  aujourd'hui  sur  un 
malheureux  cheval,  avec  un  mal  de  tête  effroyable,  et  n'ayant 
autour  de  moi  que  des  êtres  étranges,  et  étrangers,  qui  sont  pis 
que  des  amis  et  presque  que  des  parents.  Si  j'avais  pourtant 
épousé  Mlle  Pourras,  j'aurais  ma  tête  sur  ses  genoux,  sur  ses 
jolies  mains,  et  j'oublierais  mes  maux.  Que  je  suis  bête!  Mlle  Pour- 
ras serait  sur  les  genoux  de  Sainte-Croix  II,  etc.,  etc.,  etc.,  et 
ma  tête  serait  cent  fois  plus  malade.  » 

Il  fallait  tout  le  support  que  donne  l'esprit  et  tout  l'esprit 
que  donne  l'affection  pour  recevoir  sans  dépit  des  lettres  aussi 
saugrenues,  semées  de  polissonneries,  et,  chose  plus  pénible, 
d'épigrammes  aussi  cruelles  que  celle  que  nous  avons  soulignée. 
Mais  le  moyen  de  se  fâcher,  quand  la  lettre  continue  ainsi  : 

«  Henri  IV  écrivait  à  sa  maîtresse  :  Ma  dernière  pensée  sera 
pour  Dieu,  et  l' avant-dernière  pour  vous.  Moi  qui  ne  suis  pas 
Henri  IV,  et  qui  ai  le  malheur,  mais  n'en  dites  rien,  de  ne  pas 
trop  croire  en  Dieu,  je  vous  dis  avec  vérité:  Ma  première  pensée 

1  Notons  en  passant  que  dans  cette  épitaphe,  Benjamin  dit  être  né  le 
25  novembre  1767.  Le  Cahier  rouge  indique  octobre. 


BENJAMIN    CONSTANT  357 

est  pour  mon  cheval,  et  la  seconde  est  pour  vous,  —  ou,  pour 
parler  avec  dignité,  mesure  et  mouvement,  pour  donner  du  trait 
à  ma  pensée,  et  pour  avoir  le  mérite  de  rendre  obscure  une 
idée  qui  ne  l'est  pas,  je  vous  dirai,  comme  si  j'étais  sur  un  des 
fauteuils  de  Mme  Suard  ou  dans  la  chaire  du  Lycée  :  Ma  première 
occupation  est  un  devoir,  la  seconde  est  un  plaisir  ;  la  nature 
bienfaisante  compense  ainsi  l'une  par  l'autre,  et  me  dédommage 
du  premier  instant  par  l'instant  qui  lui  succède. —  Il  ne  faut  pas 
vous  fâcher  de  la  préférence  que  je  donne  à  mon  cheval  :  sans 
lui,  je  ne  saurais  comment  aller  à  Colombier. 

...Vous  ne  vous  attendiez  pas  que  je  vous  lasserais  de  mes 
balivernes  de  300  lieues  de  vous,  comme  dans  votre  chambre. 
C'est  votre  faute.  Je  ne  sais  quel  roi  (c'était  un  singulier  toi, c'était 
presque  un  homme)  disait  à  je  ne  sais  qui  :  Si  je  connaissais  un 
plus  honnête  homme  que  vous,  je  ne  vous  choisirais  pas.  —  Et 
moi  je  vous  dis  :  Si  je  connaissais  quelqu'un  de  plus  aimable, 
de  plus  indulgent,  de  plus  bon,  que  Yintéressant  auteur  de  Caliste, 
je  ne  vous  écrirais  pas  si  longuement.  —  Savez-vous  bien,  Madame 
(pardon  si  je  continue),  que  je  suis  en  Lancashire,  au  milieu  des 
Lancashire  Witches,  qui  sont  les  plus  jolies  femmes  de  l'Angle- 
terre et  par  conséquent  du  monde  !  J'en  vois  une  qui  fait  tomber 
ma  plume  et  tourner  ma  tête...  » 

Il  reprend,  le  même  jour  (2  septembre)  à  quelques  lieues  de  là  : 

«  J'ai  vu  tant  de  belles  femmes  et  de  si  belles  femmes,  que  je 
ne  sais  où  me  mettre.  » 

Sur  ce  thème,  il  risque,  tout  en  citant  Crébillon  le  Jeune, 
des  polissonneries  dignes  d'un  disciple  de  Laclos,  puis  revient  à 
son  épitaphe,  à  laquelle  il  ajoute  quelques  mauvais  vers,  en 
s'écriant  : 

«  Je  demande  pardon  à  Dieu  du  fond  et  à  vous  de  la  forme. 
Soyez  tous  deux  indulgents,  plus  indulgents,  je  vous  en  prie, 
que  le  Dieu  d'Israël  et  de  Juda  !  » 

La  lettre,  écrite  ainsi  à  bâtons  rompus,  d'auberge  en  auberge, 
a  quinze  pages  in-folio.  Une  autre  lettre  datée  de  Londres, 
12  septembre,  annonçait  à  Mme  de  Charrière  que  le  jeune  vaga- 
bond allait  se  rendre  à  Brunswick,  pour  y  occuper  la  dignité  de 
chambellan  de  la  duchesse.  Mais  avant  de  s'y  rendre,  il  passera 
par  le  Pays-de-Vaud  et  par  Colombier,  «  dont  il  a  grand  besoin  », 
dit-il,  pour  «  refaire  sa  santé  et  son  humeur  '  ». 

1  On  lit  dans  le  Cahier  rouge:  «Je  ne  voulais  pas  partir  sans  passer 
quelques  jours  chez  M""  de  Charrière,  et  je  montai  à  cheval  pour  lui  faire 
une  visite  ». 


358  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

Il  y  arriva  en  effet,  «  pauvre  pigeon  blessé  »,  un  soir,  dont  il  a 
noté  la  date  «  presque  religieusement  »,  dit  Sainte-Beuve,  le 
3  octobre  1787 ].  Benjamin  passa  à  Neuchâtel  et  à  Colombier 
la  tin  de  l'année  :  il  commença  par  séjourner  quinze  jours  en 
ville,  chez  le  docteur  Leschaux  2.  Tous  les  matins,  Mme  de  Char- 
rière  échangeait  avec  le  malade  de  petits  billets  ;  quelques-uns 
de  ceux  de  Benjamin  ont  été  publiés.  Un  jour,  il  lui  adresse  des 
vers  écrits  bout  à  bout,  comme  de  la  prose  et  qui  d'ailleurs  y 
ressemblent  : 

Triste  jouet  de  la  tempête,  j'ai  volé  d'erreur  en  erreur  ; 
vingt  hivers  ont  blanchi  ma  tête  ;  mille  excès  ont  flétri  mon 
cœur... 

Je  suis  si  bien  qu'il  me  prend  envie  de  partir  pour  Colombier 
aujourd'hui,  et  Brunswick  demain.  Je  résisterai  pourtant  pour 
achever  ma  guérison.  Je  suis  on  ne  peut  plus  reconnaissant  de 
l'intérêt  que  vous  semblez  mettre  à  ce  que  les  atomes  organisés 
qui  composent  ma  frêle  machine  ne  se  séparent  pas  de  sitôt. 
Je  n'ai  pas  moi-même  trop  envie  de  hâter  leur  divorce,  parce- 
que  je  crois  quelquefois  en  vous  parlant  ou  vous  écrivant  que  ce 
monde  n'est  pas  le  pire  des  mondes.  » 


1  Si  religieusement  qu'il  ait  noté  cette  date,  Benjamin  n'a-t-il  pas  fait 
erreur  ?  Nous  avons  sous  ies  veux  une  lettre  de  lui,  datée  de  Beau-Soleil 
(Lausanne),  le  4  octobre  1787,  et  qui  commence  ainsi  :  «■  Enfin,  m'y  voici  ! 
Je  comptais  vous  écrire  beaucoup  sur  mes  nouveaux  amis,  parents,  etc., 
mais  on  me  donne  une  commission  pour  vous.  Madame,  et  je  n'ai  qu'un 
demi  quart  d'heure  à  moi  »...  Suit  une  invitation  de  la  part  de  son  oncle 
(Samuel  ?)  à  venir  à  Lausanne  avec  M.  de  Saïgas,  qui  parait  être  alors  en 
séjour  chez  les  Charrière.  Benjamin  ajoute  :  «  Nous  retournerons  ensemble 
à  Colombier»...  S'il  n'a  pas  fait  erreur,  il  serait  donc  arrivé  à  Colombier  le 
3  octobre,  et  en  serait  reparti  assez  tôt  le  lendemain  pour  pouvoir,  ayant  vu 
son  monde,  écrire  le  jour  même  à  M"'  de  Charrière  !...  Tout  cela  est  si 
serré  que  c'en  est  invraisemblable. 

2  II  continua  à  soigner  Benjamin  à  Colombier.  Voici  un  billet  qu'il  adres- 
sait à  M""  de  Charrière,  qui  s'inquiétait  au  sujet  du  malade  :  «  Madame,  je 
suis  au  désespoir  de  ne  pouvoir  découcher  cette  nuit,  comme  je  le  souhai- 
terais, puisque  ma  présence  pourrait  vous  tranquilliser  sur  la  santé  de 
M.  Constant.  Avant  que  de  partir,  je  lui  ai  laissé  une  direction  :  en  la  sui- 
vant, ma  personne  est  inutile,  et  demain  j'aurai  l'honneur  de  le  voir  comme 
je  l'ai  promis.  J'ai  l'honneur  d'être  très  respectueusement,  Madame,  votre 
très  humble  et  très  obéissant  serviteur  DeLéschaux.  Neuchâtel,  18  Xbre 
.787.» 


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3Ô0  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

Bientôt,  le  convalescent  s'installe  à  Colombier,  et  la  corres- 
pondance matinale  continue  de  porte  à  porte  ;  ce  sont  des  com- 
missions dont  on  se  charge  réciproquement,  un  simple  bonjour 
qu'on  échange,  un  sourire  qu'on  s'envoie  : 

«Comment  vous  portez-vous  aujourd'hui?  M.  de  Charrière 
allait  à  Neuchâtel,  moins  pour  lui  que  pour  vous,  pensant  que  vous 
ne  seriez  pas  fâché  de  vous  y  fonder  quelque  maison  hospitalière 
où  un  voyageur  demande  du  thé  ou  de  la  soupe  selon  l'heure  et 
ses  besoins.  Sur  ce  pied-là,  il  est  toujours  d'avis  d'aller  ;  mais  si 
vous  comptez  revenir  dîner  ici,  il  penche  pour  n'aller  pas.  Répon- 
dez bien  franchement.  Lundi  matin.  » 

Les  moindres  incidents  fournissaient  prétexte  à  un  nouveau 
billet,  que  la  femme  de  chambre  portait  à  destination  l.  On  lisait 
alors  avec  une  vive  curiosité  les  peu  édifiantes  Contemporaines 
de  Rétif  de  la  Bretonne.  Ce  recueil  d'anecdotes  scandaleuses 
avait  une  grande  vogue.  Le  ministre  Chaillet  montrait  un  goût 
singulier  pour  Rétif,  «  ce  Rousseau  du  ruisseau  »  :  avec  son  intré- 
pide franc-parler,  il  avait  risqué  dans  son  journal  (octobre  1781) 
l'éloge  de  l'étrange  romancier.  Il  est  vrai  qu'il  le  louait  à  l'occa- 
sion d'un  de  ses  meilleurs  ouvrages,  la  Vie  de  mon  père.  Plus 
d'une  fois,  sans  doute,  Benjamin  se  plut  à  taquiner  le  pasteur 
sur  cette  prédilection  bizarre.  Voici  un  billet,  encore  écrit  de 
Neuchâtel,  où  il  est  précisément  question  de  Rétif  : 

«  Puisque  M.  de  Charrière  a  Rétif,  c'est-à-dire  les  50  ou  60 
premiers  volumes  des  Contemporaines,  je  le  prie  beaucoup  de 
m'en  envoyer  plusieurs  tomes  par  Crousaz  [son  valet],  que  j'envoie 
pour  cet  effet.  Nous  n'avons  à  Neuchâtel  que  les  C.  du  commun. 
Je  ne  demande  pas  mieux  que  de  m'élever  et  d'avoir  affaire  à 
des  C.  d'un  plus  haut  parage.  S'il  voulait  m'envoyer  aussi  tous 

1  Est-il  vrai,  comme  on  l'a  prétendu,  que  Benjamin  ait  introduit  cette 
mode  à  Coppet  ?  Dans  Y  Eloge  de  M"  Récamier,  par  Antoine  Rondelet,  de 
Lyon,  docteur  es  lettres  (couronné  par  l'Académie  de  Lyon  en  i85i,  56  p., 
s.  1.  n.  d.,  in-4".  Réimprimé  avec  une  étude  sur  Mm'  de  Staël,  Paris-Lyon, 
i85i,in-i2i,  on  lit  ce  qui  suit:  «On  avait  encore  l'habitude  au  château 
[de  Coppet]  de  s'écrire  tous  les  jours  d'un  bout  du  corridor  à  l'autre,  d'une 
porte  à  la  porte  voisine  ;  ces  esprits  si  distingués  et  si  ardents  cherchaient  à 
dépenser  la  fièvre  littéraire  qui  les  consumait  ;  ils  en  étaient  venus  à 
s'installer  autour  d'une  table  dans  le  grand  salon  et  à  se  passer  des  billets  à 
travers  le  tapis  ;  c'était  Benjamin  Constant  qui  avait  rapporté  cette  idée  de 
son  séjour  à  Colombier,  où  il  avait  tant  échangé  de  lettres  semblables  avec 
M"'  de  Charrière  ». 


BENJAMIN    CONSTANT  36 I 

les  jours  quelques  volumes  (car  on  dévore  du  Rétif)  par  votre 
ambassadrice  ordinaire  ',  il  me  la  rendrait  plus  chère,  et  ma 
retraite,  en  purifiant  mon  sang,  me  formerait  l'esprit  et  le 
cœur  2.  » 

«  Je  me  porte  bien,  Madame,  et  je  me  trouve  bien  bête  de 
ne  pas  oser  vous  aller  voir;  mais  je  résiste  comme  vous  l'ordonnez. 
Mon  Esculape  a  tout  plein  d'attentions  pour  moi.  Je  vous  remer- 
cie du  poème  épique  :i,  et  puis  vous  assurer  que  si  ma  tête  n'est 
pas  blanche,  elle  sera  bientôt  chauve...  Je  lis  Rétif  de  la  Bretonne, 
qui  enseigne  aux  femmes  4....  Toutes  ces  leçons  sont  supposées 
débitées  publiquement  par  une  femme  très  comme  il  faut,  dans 
un  Lycée  des  Mœurs.  Voilà  ce  qu'on  appelle  du  génie,  et  on  dit 
que  Voltaire  n'avait  que  de  l'esprit,  et  d'Alembert  et  Fontenelle 
du  jargon  !  Grand  bien  leur  fasse  !  » 

Autre  variation  sur  le  même  thème  5  : 

«  C'est  précisément  parce  que  Rétif  écrit  pour  Caton  que  je 
suis  si  rétif  à  l'admirer.  Ma  délicate  sagesse  n'aime  l'indécence 
que  lorsqu'elle  mène  à  quelque  chose,  et  lorsque   Rétif  m'aura 

1  La  messagère  du  village,  qui  se  rendait  plusieurs  fois  par  semaine  à  la 
ville.  M""  de  Charrière  l'appelle  parfois  Iris. 

*  Ce  billet  a  été  publié  par  Gaullieur  et  Sainte-Beuve,  mais  avec  plusieurs 
altérations  du  texte  original.  De  même  le  suivant,  qui  a  été  imprimé  dans 
la  Revue  des  Deux  Mondes  en  1844,  et  dans  la  Bibliothèque  Universelle 
en  1847:  aucune  des  deux  versions,  différentes  entre  elles,  n'est  conforme 
à  l'original.  Gaullieur  et  Sainte-Beuve  ont  reculé  avec  raison  devant  cer- 
taines crudités  ;  mais  ne  vaut-il  pas  mieux  supprimer  que  corriger  un  pas- 
sage ? 

3  11  s'agit  d'un  poème  burlesque  composé  par  Benjamin  à  l'occasion  du 
duel  qu'il  eut  avec  le  chevalier  DuPlessis,  d'Ependes.  Le  récit  inédit  du 
Cahier  rouge  s'interrompt  précisément  au  milieu  de  cette  aventure  :  à  ce 
moment,  Benjamin  n'a  pu  encore  joindre  son  adversaire,  qui  paraît  se 
dérober.  Mais  le  duel  finit  par  avoir  lieu,  puisqu'on  lit  dans  le  Journa. 
intime  (non  daté  pour  cette  partie)  :  «  Il  y  a  seize  ans  aujourd'hui  que  je  me 
suis  battu  à  Colombier,  et  très  bien  battu,  avec  M.  DuPlessis  ».  (Journal 
intime  de  Benjamin  Constant  et  lettres  à  sa  famille  et  à  ses  atnis,  précédés- 
d'une  introduction,  par  D.  Melegari.  Paris,  OUendorf,  i8g5,  in-8°.  Page  q3). 
L'origine  de  la  querelle  était  un  incident  tout  à  fait  futile  :  Benjamin,  pas- 
sant à  Ependes  en  se  rendant  à  Colombier,  avait  fouaillé  un  peu  vivement 
les  chiens  de  M.  DuPlessis,  qui  avaient  manqué  de  procédés  envers  sa  petite 
chienne;  d'où  explications,  injures,  provocation,  duel...  et  poème. 

4  Nous  supprimons  la  suite.  Les  périphrases  imaginées  par  Gaullieur  ne 
valent  guère  mieux  que  le  texte  qu'elles  remplacent. 

5  Gaullieur  a  relié  ce  nouveau  billet  au  précédent  par  l'arrangement  de 
phrase  que  voici  :  «  Quant  à  moi,  et  malgré  l'enthousiasme  de  votre  Mer- 
cure indigène  pour  Rétif,  je  serai  toujours  rétif  à  L'admirer.  Ma  délicate 


3Ô2  MADAME    DE    CHARRIÈRE    ET    SES    AMIS 

dit  vingt  fois  que  les  époux...  [la  suite  n'est  pas  à  citer],  ...je  me 
dirai  :  Voilà  un  fou  bien  dégoûtant,  qu'on  devrait  bien  enfermer 
avec  Ezéchiel,  qui  mangeait  de  ...  '  par  ordre  de  Dieu,  et  les 
fous  de  Bicêtre,  qui  en  mangent  parce  qu'ils  sont  fous.  Et 
quand  on  me  dira  :  L'original  R.  de  la  B.,  le  bouillant  Rétif, 
etc,...  je  penserai  :  C'est  un  siècle  bien  malheureux  que  celui 
où  on  prend  la  saleté  pour  du  génie,  la  crapule  pour  de  l'origi- 
nalité, et  des  excréments  pour  des  fleurs. 

Quelle  diatribe,  bon  Dieu  !  —  Trêve  à  Rétif.  Votre  nuit, 
Madame,  m'a  fait  bien  de  la  peine  ;  la  mienne  a  été  moins  bonne 
que  hier,  parce  que  j'avais  dormi  hier  depuis  9  heures  jusqu'à 
midi....  » 

Il  ajoute  ces  lignes,  que  Gauilleur  a  bien  étrangement  modi- 
fiées ■  2 

«  Imaginez,  Madame,  que  je  fais  des  feuilles.  Les  vôtres, 
par  leur  brièveté,  m'encouragent.  Il  faut  que  je  m'arrange, 
si  je  parviens  à  en  faire  une  vingtaine,  avec  un  libraire...  » 

Nous  verrons  dans  le  chapitre  suivant  ce  qu'étaient  ces  feuilles 
de  Mme  de  Charrière  3.  Citons  une  dernière  lettre  sur  Rétif, 
ou  du  moins  ce  passage  caractéristique  : 

«  ...C'est  drôle,  après  avoir  dit  tant  de  mal  de  Rétif;  mais  il 
a  un  but,  et  il  y  va  assez  simplement.  C'est  ce  qui  m'y  attache. 
Il  met  trop  d'importance  aux  petites  choses.  On  croirait,  quand 
il  vous  parle  du  bonheur  conjugal  et  de  la  dignité  d'un  mari, 
que  ce  sont  des  choses  on  ne  peut  pas  plus  sérieuses  et  qui  doi- 
vent nous  occuper  éternellement.  Pauvres  petits  insectes  ! 
Qu'est-ce  que  le  bonheur  ou  la  dignité  ?  Plus  je  vis,  et  plus  je 
vois  que  tout  n'est  rien.  Il  faut  savoir  souffrir  et  rire,  ne  serait-ce 

sagesse  n'aime  pas  cette  indécence  ex-professo  et  je  me  dis  :  Voilà  un  fou 
bien  dégoûtant  qu'on  devrait  enfermer  avec  les  fous  de  Bicêtre».  On 
reconnaît  dans  cette  phrase  quelques  lambeaux  du  texte  véritable,  mais  on 
ne  trouve  point  dans  ce  dernier  la  phrase  sur  le  Mercure,  qui  faisait  dire  à 
Charles  Berthoud  que  ce  jour-là  Benjamin  se  montrait  plus  moral  que  le 
pasteur  Chaillet. 

1  Les  points  suspensifs  sont  dans  l'original. 

2  II  a  ajouté  les  mots  que  nous  soulignons  :  «  Imaginez,  .Madame,  que  je 
fais  aussi  des  feuilles  politiques  ou  des  pamphlets  à  l'anglaise». 

3  Benjamin  revoyait  les  épreuves  de  M°"  de  Charrière,  comme  le  prouvent, 
entr'autres,  ces  lignes  :  «  Ainsi  qu'ordonnez,  ferai,  noble  Dame.  Votre 
feuille  revisiterai,  et  corrigerai  ce  qu'ignorance  ou  légèreté  auront  commis. 
Ensuite,  la  dite  feuille  ferai  partir  pour  immortalité  et  admiration,  non 
sans  regret  de  ne  pas  l'accompagner,  moi  chétif  ». 


BENJAMIN    CONSTANT  363 

que  du  bout  des  lèvres.  Ce  n'est  pas  du  bout  des  lèvres  que  je 
désire  (et  que  je  le  dis)  de  me  retrouver  à  Colombier  le  2  de  jan- 
vier '.  » 

A  ce  moment,  il  allait  retourner  à  Lausanne  pour  faire  ses 
préparatifs  de  départ.  Il  avait  passé  environ  deux  mois  chez 
ses  amis,  causant  et  écrivant,  travaillant  à  son  histoire  des  reli- 
gions, et  aussi  à  ses  «petits  Grecs»,  c'est-à-dire  à  la  traduction  de 
Y  Histoire  de  la  Grèce,  de  l'Ecossais  Gillies  2.  Il  revint  passer  le 
premier  jour  de  l'an  1788  à  Colombier,  mais  n'osa  se  présenter 
devant  Mme  de  Charrière  qu'après  lui  avoir  adressé  ce  curieux 
billet  : 

«  Madame,  je  partis  hier  de  Lausanne  pour  venir  vous  faire  mes 
adieux  ;  mais  je  suis  si  malade,  si  mal  fagoté,  si  triste  et  si  laid, 
que  je  vous  conseille  de  ne  pas  me  recevoir.  L'échauffement, 
l'ennui  et  l'affaiblissement  que  mon  séjour  à  Paris  a  laissé  dans 
toute  ma  machine,  après  m'avoir  tourmenté  de  temps  en  temps, 
se  sont  fixés  dans  ma  tête  et  dans  ma  gorge. Un  mal  de  tête  affreux 
m'empêche  de  me  coiffer  ;  un  rhume  m'empêche  de  parler  ; 
une  dartre  qui  s'est  répandue  sur  mon  visage  me  fait  beaucoup 
souffrir  et  ne  m'embellit  pas.  Je  suis  indigne  de  vous  voir,  et 
je  crois  qu'il  vaut  mieux  m'en  tenir  à  vous  assurer  de  loin  de 
mon  respect,  de  mon  attachement  et  de  mes  regrets...  Je  vous 

1  Texte  de  Gaullieur  :  «  Pauvres  petits  insectes  que  nous  sommes  !  ...Plus 
je  vis.  et  plus  je  dis  avec  cet  empereur  romain  que  tout  n'est  rien.  ...Ce 
n'est  pas  du  bout  des  lèvres  que  je  vous  exprime  mes  sentiments». 

2  11  fit  paraître  à  ce  moment  son  Essai  sur  les  mœurs  des  temps  héroï- 
ques de  la  Grèce,  tiré  de  l'histoire  grecque  de  M.  Gillies.  A  Londres  ;  Et 
se  trouve  à  Paris,  chez  Lejay,  libraire,  rue  Neuve-des-Petits-Champs,  près 
celle  de  Richelieu.  1787.  In-8%  35  pages.  La  page  de  titre  de  l'exemplaire 
que  nous  avons  sous  les  yeux  porte  cette  mention  écrite  à  la  plume  :  Par 
monsieur  Constant  de  la  Chablière  fils.  —  Dans  un  court  avant-propos 
(p.  2),  Benjamin  déclare  renoncer  à  traduire  Gillies,  ayant  été  prévenu 
dans  cette  entreprise  par  un  autre  écrivain,  et  vouloir  consacrer  ses  efforts 
à  traduire  la  Chute  de  l'Empire  romain  de  Gibbon.  «  Mais,  comme  il  ne 
faut  pas  défigurer  les  chefs-d'œuvre  des  grands  maîtres,  je  veux,  avant  de  me 
livrer  à  ce  travail,  consulter  le  public,  et  savoir  si  mon  style  et  mes  con- 
naissances dans  les  deux  langues  pourront  y  suffire».  Suit  la  traduction  du 
second  chapitre  de  l'ouvrage  de  Gillies.  —  Nous  devons  la  communication 
de  cette  brochure,  fort  rare  sans  doute,  ainsi  que  de  plusieurs  autres 
imprimés  de  l'époque,  à  l'obligeance  de  la  famille  Auberjonois,  à  Lausanne. 
Nous  gardons  un  souvenir  particulièrement  ému  et  reconnaissant  à  notre 
jeune  ami  Maurice  Auberjonois,  qui  prenait  un  vif  intérêt  à  nos  recherches 
et  qu'une  mort  cruelle  a  enlevé  à  ceux  qui  l'aimaient. 


3Ô4  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

fais  des  adieux,  et  des  adieux  éternels.  Demain,  arrivé  à  Berne, 
j'enverrai  à  M.  de  Charrière  un  billet  pour  les  50  louis  que  mon 
père  a  promis  de  payer  dans  les  commencements  de  l'année 
prochaine,  avec  les  intérêts  au  cinq  pour  cent...  Si  vous  avez 
pourtant  beaucoup  de  taffetas  d'Angleterre,  pour  cacher  la 
moitié  de  mon  visage,  je  paraîtrai.  Sinon,  Madame,  adieu,  ne 
m'oubliez    pas.  » 

Il  obtint,  naturellement,  comme  il  le  savait  d'avance,  la 
permission  de  paraître,  passa  quelques  douces  et  tristes  heures 
dans  le  vieux  manoir,  puis  se  mit  en  route.  Il  écrivait  à  chaque 
étape.  Citons  les  plus  jolies  pages  1  : 

«  Bâte...  Il  est  difficile  et  pénible  de  vous  quitter  pour  un  jour, 
et  chaque  jour  est  une  peine  ajoutée  aux  précédentes.  Je  me  suis 
si  doucement  accoutumé  à  la  société  de  vos  feuilles,  de  votre 
piano-forte  (quoiqu'il  m'ennuyât  quelquefois),  de  tout  ce  qui 
vous  entoure  ;  j'ai  si  bien  contracté  l'habitude  de  passer  mes 
soirées  auprès  de  vous,  de  souper  avec  la  bonne  MUe  Louise, 
que  tout  cet  assemblage  de  choses  paisibles  et  gaies  me  manque. 
Je  vous  dois  beaucoup  physiquement  et  moralement.  J'ai  un 
rhume  affreux  seulement  d'avoir  été  bien  enfermé  dans  ma 
chaise  :  jugez  de  ce  que  j'aurais  souffert  si,  comme  le  voulaient 
mes  parents  alarmés  sur  ma  chasteté,  et  plus  en  peine  de  ma 
continence  que  de  ma  vie,  j'étais  parti  au  milieu  de  mes  remèdes. 
Je  vous  dois  donc  sûrement  la  santé,  et  probablement  la  vie.  Je 
vous  dois  bien  plus,  puisque  cette  vie,  qui  est  une  si  triste  chose 
la  plupart  du  temps,  quoi  qu'en  dise  M.  Chaillet,  vous  l'avez 
rendue  douce,  et  que  vous  m'avez  consolé  pendant  deux  mois 
du  malheur  d'être,  d'être  en  société,  et  d'être  en  société  avec  les 


1  A  propos  des  citations  qui  vont  suivre,  nous  devons  confesser  que  rien 
n'est  plus  incertain  pour  nous  que  la  chronologie  des  lettres  de  Benjamin 
Constant  à  son  amie.  On  ne  peut  absolument  pas  se  fier  aux  dates  que 
Sainte-Beuve  a  admises  sur  les  indications  de  Gaullieur.  M""  veuve  Gaul- 
lieur  nous  a,  il  est  vrai,  rendu  le  grand  service  de  nous  confier  les  manus- 
crits originaux  d'un  certain  nombre  de  ces  lettres.  Mais  ils  sont,  malheu- 
reusement, très  incomplets.  Beaucoup  d'entr'eux  ne  sont  que  des  fragments 
de  lettres,  qui  ne  portent  pas  de  date  et  auxquels  manquent  parfois  les 
premières  feuilles.  Il  eût  fallu  une  très  longue  et  patiente  étude  pour  par- 
venir à  mettre  un  peu  d'ordre  et  de  clarté  dans  ce  chaos  :  tant  d'autres 
points  sollicitaient  notre  attention,  qui  touchent  plus  directement  notre 
sujet  !  Nous  savons  d'ailleurs  que  M.  G.  Rudler,  déjà  cité  plus  haut,  pré- 
pare une  bibliographie  critique  des  œuvres  de  Benjamin  Constant,  à 
laquelle  nous  renvoyons  d'avance  les  lecteurs  désireux  d'approfondir  un 
sujet  que  nous  n'avons  pu  qu'effleurer. 


BENJAMIN    CONSTANT 


365 


COUR    DE    LA    MAISON    CHARRIERE 


366  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

Marin,  Guenille  et  C°  ^..Tant  que  vous  vivrez,  tant  que  je  vivrai, 
je  me  dirai  toujours,  dans  quelque  situation  que  je  me  trouve  : 
Il  y  a  un  Colombier  dans  le  monde.  —  Avant  de  vous  connaître, 
je  me  disais  :  «  Si  on  me  tourmente  trop,  je  me  tuerai.  »  A  présent 
je  me  dis  :  «  Si  on  me  rend  la  vie  trop  dure,  j'ai  une  retraite  à 
Colombier.  » 

Cette  lettre  fixe  nettement  la  situation  vraie.  Le  jeune  voya- 
geur devait  à  Mme  de  Charrière  d'avoir  connu  quelque  chose 
qui  ressemblait  à  un  chez  soi.  Ce  qui  lui  avait  manqué  dès  sa 
première  enfance,  c'était  la  félicité  domestique,  le  foyer,  avec 
son  «  assemblage  de  choses  paisibles  et  gaies,  »  la  sollicitude 
affectueuse  des  proches,  la  confiance  et  l'expansion  d'un  père 
moins  réservé  que  le  sien.  Il  s'était  longtemps  vengé  par  l'ironie 
de  ce  que  la  vie  refusait  à  son  cœur.  Ce  cœur  avait  trouvé  à  Colom- 
bier l'atmosphère  où  s'épanouir  enfin,  et  les  petits  soins,  et  cette 
vie  confortable  et  sans  contrainte,  qui  est  celle  de  «  la  maison  ». 
Il  en  était  tout  réchauffé  et  attendri.  D'autre  part,  sa  famille, 
les  oncles,  les  tantes,  qui  ne  comprenaient  pas  ce  qui  avait  si 
cruellement  manqué  à  Benjamin,  ne  concevaient  pas  qu'il  pût 
s'attarder  ainsi  à  Colombier,  s'alarmaient  de  ce  séjour,  et 
voyaient  dans  cette  liaison  ce  qui  n'y  fut  jamais.  Sainte-Beuve  l'a 
dit  pittoresquement  :  «On  le  croyait  dans  une  île  de  Calypso, 
et  on  en  voulait  tirer  au  plus  vite  ce  Télémaque  déjà  bien  endom- 
magé d'ailleurs.  »  On  clabaudait  à  Lausanne,  et  Benjamin  pou- 
vait écrire  de  Brunswick  à  sa  tante  de  Chandieu  : 

«  Deux  messieurs  de  Lausanne  se  sont  chargés  de  tout  plein 
de  jolis  contes  sur  la  longueur  de  mon  séjour  à  Colombier.  On 
me  les  fait  parvenir  jusqu'ici...  Je  me  borne  à  vous  assurer  que 
dans  les  contes  de  ces  deux  messieurs,  il  n'y  a  pas  un  mot  de 
vrai,  que  tout  est  une  suite  de  petits  mensonges  malins,  et  que 
mes  raisons  de  séjour  chez  Mme  de  Charrière  de  Tuyll  étaient 
toutes  différentes  de  celles  que  ces  messieurs,  qui  les  savaient 
fausses,  ont  eu  la  bonté  de  me  prêter  2.  » 

Et  il  écrit  à  un  oncle  (qui  est  peut-être  un  de  ces  messieurs)  : 

«  Les  inquiétudes  même  que  vous  avez  eues  sur  mon  séjour 
à  Colombier,  quoique  absolument  sans  fondement,  n'en  étaient 

1  Allusion  à  diverses  personnes  qui  faisaient  partie  de  la  maison  de  Cons- 
tant, à  Lausanne.  M"c  Marin  devint  bientôt  sa  belle-mère. 

2  Lettre  à  sa  grande-tante  M™  Chandieu-Weuillens,  du  u  avril  1788 
(Recueil  Melegari,  p.  i65). 


BENJAMIN    CONSTANT  367 

pas  moins  flatteuses,  puisqu'elles  prouvaient  l'intérêt  que  vous 
daignez  prendre  à  moi.  » 

La  lettre  écrite  de  Bâle  se  termine  ainsi  : 

«  Adieu,  vous  qui  êtes  meilleure  que  vous  ne  croyez  (j'embras- 
serais Mme  de  Montrond  1  sur  les  deux  joues  pour  cette  expres- 
sion)... Dites,  je  vous  prie,  mille  choses  à  M.  de  Charrière. 
Je  crains  toujours  de  le  fatiguer  en  le  remerciant.  Sa  manière 
d'obliger  est  si  unie  et  si  immaniérée,  qu'on  croit  toujours  qu'il 
est  tout  simple  d'abuser  de  ses  bontés. 

Rastadt...  Je  vais  chercher  un  maître,  des  ennemis,  des  envieux, 
et,  qui  pis  est,  des  ennuyeux,  à  250  lieues  de  chez  moi.  De  chez 
moi  ne  serait  rien,  mais  de  chez  vous  !  De  chez  vous,  où  j'ai 
passé  deux  mois  si  paisibles,  si  heureux,  malgré  les  deux  ou  trois 
petits  nuages  qui  s'élevaient  et  se  dissipaient  tous  les  jours. 
J'y  avais  trouvé  le  repos,  la  santé,  le  bonheur.  Le  repos  et  le 
bonheur  sont  partis;  la  santé,  quoique  affaiblie  par  cet  exécrable 
et  sot  voyage,  me  reste  encore.  Mais  c'est  de  tous  vos  dons  celui 
dont  je  fais  le  moins  de  cas.  C'est  peu  de  chose  que  la  santé  avec 
l'ennui,  et  je  donnerais  dix  ans  de  santé  à  Brunswick  pour  un  an 
de  maladie  à  Colombier. 

...Adieu,  Madame.  Mille  et  mille  choses  à  l'excellente  M1!e 
Louise,  à  M.  de  Charrière  et  à  Mlle  Henriette.  Mais  surtout 
pensez  bien  à  moi.  Je  ne  vous  demande  pas  de  penser 
bien  de  moi,  mais  pensez  à  moi.  J'ai  besoin,  à  deux  cents 
lieues  de  vous,  que  vous  ne  m'oubliiez  pas.  Adieu,  charmant 
Barbet.  Adieu,  vous  qui  m'avez  consolé,  vous  qui  êtes  encore 
pour  moi  un  port  où  j'espère  me  réfugier  une  fois.  S'il  faut  une 
tempête  pour  qu'on  y  consente,  puisse  la  tempête  venir,  et 
briser  tous  mes  mâts  et  déchirer  toutes  mes  voiles  !  » 

On  aura  remarqué  cette  appellation  :  «  Charmant  Barbet  », 
ainsi  que  l'allusion  aux  «  petits  nuages  »...  Le  surnom  de  Barbet, 
c'est  probablement  Mme  de  Charrière  elle-même  qui  se  l'était 
donné,  en  badinant  sur  son  dévouement  humble  et  fidèle  à 
Benjamin.  Elle  lui  reprochera  plus  tard  son  inconstance  dans 
un  apologue  où  le  Barbet  se  plaint  doucement  d'être  négligé 
par  son  maître. 


1  II  s'agit  probablement  ici,  non  point  de  Mm<  de  Montrond,  de  Besançon, 
qui  séjournera  à  Neuchàtel  pendant  l'Emigration,  et  à  qui  s'intéressera 
M"  de  Charrière  (voir  chap.  XVII  et  XXI)  ;  mais  plutôt  d'une  dame  de  la 
famille  vaudoise  de  Montrond,  originaire  du  Languedoc,  apparentée  aux 
Sévery  et  aux  Chandieu  et  qui  s'est  éteinte  à  Lausanne  vers  1860. 


368  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

Il  continue  en  se  «  dégonflant  »  —  aurait  dit  la  mère  de  Cécile 
—  contre  les  siens  : 

«  Darmstadt...  La  dureté,  la  continuité  d'insolence  et  de  des- 
potisme à  laquelle  j'ai  été  exposé,  la  fureur  et  les  grincements 
de  dents  de  toute  cette  — ,  parce  que  j'étais  heureux  un  instant, 
ont  laissé  en  moi  une  impression  d'indignation  et  de  tristesse 
qui  se  joint  au  regret  de  vous  quitter...  Malade,  mourant,  je 
reste  chez  la  seule  amie  que  j'aie  au  monde,  et  la  douceur  de 
souffrir  près  d'elle  et  loin  d'eux,  ils  me  l'envient  ! 

...Je  vous  conjure  à  genoux  de  me  supporter  :  ne  plus  vous 
être  rien  qu'une  connaissance  indifférente  serait  bien  pis  que 
les  persécutions  des  sottes  gens  qui  font  le  sujet  de  cette  sotte 
lettre...  A  genoux,  je  vous  demande  votre  amitié,  et,  en  me  rele- 
vant, une  petite  lettre  à  poste  restante...  Adieu,  mille  fois  bonne, 
mille  fois  chère,  mille  fois  aimée. 

Brunswick,  3  mars  au  soir.  Il  y  a  précisément  quinze  jours 
qu'à  cette  heure-ci,  à  dix  heures  et  dix  minutes,  nous  étions 
assis  près  du  feu,  dans  la  cuisine,  Rose  derrière  nous,  qui  se 
levait  de  temps  en  temps  pour  mettre  sur  le  feu  de  petits  mor- 
ceaux de  bois  qu'elle  cassait  à  mesure,  et  nous  parlions  de  l' affi- 
nité qu'il  y  a  entre  l'esprit  et  la  folie.  Nous  étions  heureux, 
du  moins  moi...  » 

Ce  joli  croquis  :  Benjamin  et  son  amie  discutant  —  avant 
Lombroso  —  les  rapports  du  génie  et  de  la  folie,  dans  la  vieille 
cuisine  de  Colombier,  auprès  de  l'âtre  où  la  servante  entretient 
le  feu,  nous  fait  sentir  mieux  que  toute  explication  cette  spiri- 
tuelle liberté,  cette  familiarité  sans  morgue  que  Mme  de  Char- 
rière  faisait  régner  chez  elle  et  autour  d'elle,  et  dont  nous  retrou- 
verons bien  d'autres  témoignages.  Il  lui  dit  encore  : 

«  Vous  êtes  si  bien  faite  pour  le  bonheur  de  vos  amis,  que  l'on 
a,  lorsqu'on  vous  a  bien  connue  et  qu'on  vous  a  quittée,  plus 
de  plaisir  en  pensant  à  vous,  que  de  peine  en  vous  regrettant.  » 

Mais  à  peine  est-il  arrivé  à  Brunswick,  qu'il  commence  à  être 
fort  préoccupé  des  affaires  de  son  père,  officier  au  service  des 
Etats -Généraux.  M.  de  Constant,  en  sa  qualité  de  Vaudois, 
est  victime  de  la  jalousie  des  officiers  bernois  qu'il  a  sous  ses 
ordres  et  qui  vont  saisir  la  première  occasion  de  le  perdre. 
Nous  reviendrons  tout  à  l'heure  sur  ces  incidents.  Benjamin 
prend  vivement  le  parti  de  ce  père  avec  qui  il  a  si  peu  d'inti- 
mité, qu'il  aime  pourtant  ;  il  s'indigne  contre  les  ours,  nos  des- 
potes, et  s'écrie  : 


BENJAMIN    CONSTANT  3ÔO, 

«Si  jamais  je  rencontre  l'ours  May  '.  fils  de  l'âne  May,  hors 
de  sa  tanière  et  dans  un  endroit  tiers,  ou  je  serai  un  homme, 
ou  lui  moins  qu'un  homme  ;  je  me  promets  bien  que  je  le  ferai 
repentir  de  ses  ourseries.  Ce  n'est  pas  le  tout  de  calomnier,  il 
faut  encore  savoir  tuer  ceux  qu'on  calomnie.  » 

Puis,  sa  colère  exhalée,  il  revient  aux  aimables  souvenirs  de 
Colombier  : 

«  Que  faites-vous  actuellement,  Madame  ?  Il  est  six  heures 
et  un  quart.  Je  vois  la  petite  Judith  qui  monte  et  qui  vous  de- 
mande :  Madame  prend-elle  du  thé  dans  sa  chambre  ?  Vous  êtes 
devant  votre  clavecin  à  chercher  une  modulation,  ou  devant 
votre  table,  couverte  d'un  chaos  littéraire,  à  écrire  une  de  vos 
feuilles.  Vous  descendez  le  long  de  votre  petit  escalier  tournant, 
vous  jetez  un  petit  regard  sur  ma  chambre,  vous  pensez  un  peu 
à  moi.  Vous  entrez.  Mme  Cooper  2,  bien  passive,  et  Mlle  Moula, 
bien  affectée,  vous  parlent  de  la  princesse  Auguste  ou  des  cha- 
grins de  miss  Goldworthy.  Vous  n'y  prenez  pas  un  grand  intérêt. 
Vous  parlez  de  vos  feuilles  ou  de  votre  Pénélope  3  ;  M.  de  Char- 
rière  caresse  Jaman,  ou  lit  la  Gazette,  et  Mlle  Louise  dit  :  Mais  ! 
mais  !  mais  !...  » 

Il  appelle  de  ses  vœux  l'apparition  du  cachet  de  Mme  de  Char- 
rière,  le  petit  Persée,  dont  l'effigie  figure  sur  tant  de  ses  lettres  : 

«  Petit  Persée  doit  paraître,  ou  ce  sera  la  faute  de  celle  qui 
le  porte.  Charmant  petit  Persée,  tu  me  procureras 
un  moment   bien  agréable.   Aussi  je  t'en  témoi- 
gnerai ma  reconnaissance  :    j'ouvrirai   avec  tout 
le  soin  possible  la  lettre  que  tu  fermes,  pour  ne 
pas  défigurer  ton  joli  visage.  Si  cette  lettre  pou- 
vait être  aussi  longue  que  ce  bavardage-ci  !  Mais 
c'est  ce  qu'elle   se  gardera  bien  d'être:  Mme   de  LE«PETIT  persée» 
Charrière  a  des  opéras,  des  feuilles,  des  Calistes  à 
faire,  et  un  pauvre  diable,  à  deux  cents  lieues  d'elle,  ne  peut 
manquer  d'être  oublié.  » 


1  Le  régiment  de  May  avait  pour  colonel  propriétaire  M.  de  May,  général- 
major,  qui  vivait  à  Berne,  et  pour  colonel  commandant  le  colonel  de  Cons- 
tant. (Voir  G.  Rudler,  Un  «.portrait  littéraire»  de  Sainte-Beuve.  Revue 
d'histoire  littéraire  de  la  France,  avril-juin  igo5,  p.  192). 

2  Voir  chap.  VII,  p.  235,  note.  Le  capitaine  Cooper  avait  probablement 
amené  sa  femme  à  Neuchàtel  aussitôt  après  son  mariage,  pour  un  séjour 
plus  ou  moins  prolongé. 

3  Un  des  opéras  de  M™'  de  Charrière,  alors  très  occupée  de  musique. 


OJO  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

Le  lendemain,  il  poursuit  du  même  ton  à  la  fois  câlin  et  per- 
sifleur  : 

«  Adieu,  Madame.  Puissent  tous  les  bonheurs  vous  suivre  l 
Puisse  votre  santé  être  on  ne  peut  pas  meilleure  !  Puissent  toutes 
les  modulations  se  présenter  à  vous,  assez  tôt  pour  ne  pas  vous 
fatiguer,  et  assez  tard  pour  que  vous  ayez  du  plaisir  en  les  trou- 
vant !  Puissent  les  souverains  de  l'Europe  (vous  n'écrivez,  du 
moins  jusqu'ici,  à  ce  que  je  crois,  que  pour  l'Europe,  et  pour 
les  nations  favorisées),  puissent,  dis-je,  les  souverains  de  l'Europe 
s'éclairer  en  lisant  vos  feuilles  et  se  conformer  en  partie  à  vos 
sages  vues...  » 

Il  avait  emporté  une  petite  chienne,  Flore,  que  Mme  de  Char- 
rière  lui  avait  donnée  et  qui  allait  être  mère:  bientôt  il  lui  annonce 
qu'elle  est  accouchée  de  cinq  petits,  puis  la  prie  de  lui  envoyer 
le  livre  de  Necker,  qui  vient  de  paraître,  sur  Y  Importance  des 
convictions  religieuses.  Son  amie  ayant  le  don  et  l'habitude  de 
juger  un  livre  en  le  parcourant,  il  s'écrie  : 

«  Si  j'avais  votre  talent,  je  vous  dirais  :  Faites  brocher  le 
livre,  mettez-le  entre  deux  poids  pendant  deux  heures,  déchirez 
la  couverture  et  envoyez-la  moi  :  je  la  considérerai  bien  des 
deux  côtés,  je  jugerai  le  livre  et  j'imprimerai  [la  réfutation]. 
Mais  comme  je  ne  l'ai  pas,  je  vous  supplie  de  m'envoyer  vulgai- 
rement tout  l'ouvrage.  » 

C'est  par  allusion  à  cette  plaisanterie  que,  quelque  temps 
plus  tard,  elle  lui  écrivait  à  propos  d'un  autre  ouvrage  : 

«  J'en  ai  lu  dix  moitiés  de  pages  au  moins  ;  ainsi,  vous  ne 
m'accuserez  pas,  comme  à  propos  des  Opinions  religieuses,  de 
juger  sur  la  couverture  du  livre.  » 

Benjamin,  remarquait  Sainte-Beuve,  a  grand'peine  à  persuader 
aux  gens  que  son  amitié  leur  restera  fidèle  et  qu'il  ne  leur  échap- 
pera pas  bientôt  par  lassitude.  Mme  de  Charrière  s'informe  sou- 
vent si  ses  lettres,  les  détails  qu'elles  lui  apportent  sur  la  vie 
de  Colombier,  ne  sont  point  de  trop  :  «  Si  mes  longs  et  minu- 
tieux détails  vous  ennuient...  »  Il  riposte  : 

«  Vous  êtes  drôle  avec  vos  minuties.  C'est  dommage  que  vos 
lettres  ne  soient  pas  des  résumés  de  l'histoire  romaine,  et  que 
dans  ces  lettres  vous  parliez  de  vous.  Que  n'abrégez-vous  la  vie 
d'Alexandre  et  de  César  !  Ce  serait  amusant  et  point  minutieux.  » 

Le  ton  frise  l'impertinence,  et  c'est  le  ton  qu'elle  l'avait  laissé 
prendre.  Une  autre  fois,  il  la  raille  des  naïves  précautions  qu'elle 


BENJAMIN    CONSTANT 


37I 


prend  pour  lui  envoyer  ses  feuilles  politiques,  dont  l'auteur  ne 
doit  pas  être  connu,  et  saisit  l'occasion  de  s'égayer  sur  les  initiales 
de  ses  prénoms,  A.  I.  E.  : 

«  Vous  évitez  de  vous  signer,  et  vous  mettez  en  marge  :  «  Ne 
m'écrivez  plus  Tuyll  de  Charrière  tout  au  long  ».  Votre  pru- 
dence vous  ressemble,  et  j'aime  votre  prudence  parce  qu'elle 
vous  ressemble.  Quant  à  votre  adresse,  je  mettrai  :  A  Mme  Char- 
rière née  de  Zuyll  ou  Zeule.  Mandez-moi  comme  on  l'écrit, 
car  avec  cet  A.  E.  I.  O.  U.  de  Charrière,  cela  a  un  air  si  singulier  ! 
Et  puis  je  ne  sais  pas  si  l'autre  Charrière  1  ne  s'appelle  pas 
aussi  A.  E.  I.  O.  U.  ;  elle  a  assez  d'activité  pour  parcourir  tout 
l'alphabet,  et  vous  sentez  quel  superbe  effet  pour  moi,  et  un 
peu  pour  vous,  feraient  mes  lettres  entre  ses  mains.  » 

La  page  suivante  pouvait  inquiéter  une  personne  aussi  péné- 
trante que  Mme  de  Charrière  ;  il  lui  conte  une  ennuyeuse  soirée  : 

«  J'arrive  de  la  Cour,  où  j'ai  eu  la  plus  singulière  distraction... 
Barbet  de  Cour  était  plus  fatigué  de  ses  grands  tours  que  jamais 
Barbet  de  Colombier  ne  l'a  été...  Je  fis  la  partie  d'un  des  princes 
cadets  qui  jouait  !  et  causait  !!  et  je  m'ennuyais  suffisamment. 
Au  milieu  de  la  partie,  j'oubliai  parfaitement  que  j'étais  à  Bruns- 
wick, ou  plutôt  que  vous  n'y  étiez  pas  ;  je  me  disais  :  «  Je  re verrai 
cette  personne  »  (ce  qu'il  y  a  de  drôle,  c'est  que  je  ne  pensais 
pas  directement  à  vous,  par  votre  nom,  mais  que  je  n'avais  que 
l'idée  vague  d'une  personne  avec  qui  j'aimais  être  et  avec  laquelle 
je  me  dédommagerais  de  la  contrainte  et  de  la  fatigue  de  la 
Cour).  Cette  idée  se  fortifia,  je  supportais  paisiblement  l'ennui 
du  jeu,  l'ennui  du  souper,  et  j'attendais  avec  toute  l'impatience 
imaginable  le  moment  où  je  rejoindrais  la  personne  indéterminée 
que  je  désirais  si  vivement.  Tout  d'un  coup,  je  me  demandai  : 
Mais  qui  est  donc  cette  personne  ?  Je  repassai  toutes  mes  con- 
naissances ici,  et  il  se  trouva  que  cette  amie  qui  devait  me  con- 
soler, était  vous,  à  deux  cent  cinquante  lieues  de  l'endroit  de 
mon  exil.  Je  m'étais  si  fortement  persuadé  que  je  ne  pouvais 
manquer  de  vous  retrouver  au  sortir  de  la  Cour,  que  j'eus  toute 
la  peine  du  monde  à  me  rapprivoiser  avec  l'idée  de  notre  sépa- 
ration et  de  l'immense  distance  où  nous  étions  l'un  de  l'autre. 
Cette  espèce  de  distraction  me  prend  quelquefois.  » 

On  sent  trop,  s'écrie  Sainte-Beuve,  qu'au  fond  il  s'agit,  en 
effet,  d'une  personne  indéterminée,  qui  n'a  pas  de  nom,  ou  qui 
peut  en  changer,  qui  peut  être  aujourd'hui  l'une  et  demain 
l'autre.  Mme  de  Charrière  le  comprenait  bien  ainsi,  car  Benjamin 

1  M°"  de  Charrière  de  Bavois  (voir  ch.  VI,  p.  ig3  et  note  1). 


3^2  MADAME    DE    CHARRIEHE    ET    SES    AMIS 

ne  cesse  de  protester  contre  sa  défiance  continuelle,  contre  ses 
«  reproches  vagues  et  répétés  »;  il  la  supplie  de  s'expliquer  ;  il 
lui  en  veut  de  ne  pas  lui  écrire  plus  souvent,  et  s'écrie  avec  amer- 
tume : 

«  Vous  devriez  bien  me  traiter  aussi  charitablement  que  le 
public.  Vous  lui  avez  écrit  quinze  fois  en  douze  semaines,  et 
vous  ne  voulez  m' écrire  que  douze  fois  par  an.  » 

C'est  qu'elle  craignait,  en  se  prodiguant,  de  faire  naître  la 
satiété.  Elle  ne  lui  avait  pas  même  donné  son  portrait,  qu'il 
lui  réclame  avec  instances  ;  il  veut  que  Mlle  Moula,  l'habile 
découpeuse  de  silhouettes,  fasse  pour  lui  celle  de  Mme  de  Char- 
rière,  et  que  celle-ci  commande  à  Houdon  une  réplique  de  son 
buste.  Sur  quoi,  il  reçoit  d'elle  une  lettre  où  perce  la  crainte 
dont  elle  ne  se  peut  défendre.  Et  lui  d'écrire  bien  vite  (19  mars 
1788)  : 

«  Que  béni  soit  l'instant  où  mon  aimable  Barbet  est  né  ! 
Que  béni  soit  celui  où  je  l'ai  connu  !  Que  bénie  soit  la  beauté 
perfide  l  qui  m'a  fait  passer  deux  mois  à  Colombier  et  quinze 
jours  chez  M.  Leschaux  !...  Jugez  de  mon  plaisir  quand,  à  mon 
réveil,  mon  fidèle  Crousaz  m'a  présenté  le  petit  Persée  !  —  Il 
y  a  un  bien  mauvais  raisonnement  dans  cette  lettre  dont  je 
vous  remercie  si  vivement  :  ...Dans  quelques  semaines,  dans 
feu  de  jours  peut-être,  vous  aurez  des  habitudes  et  des  occupations 
avec  lesquelles  vous  vous  passerez  très  bien  de  ces  fréquentes  lettres. 
—  Qu'est-ce,  s'il  vous  plaît,  que  cela  veut  dire?  —  Aussi  long- 
temps que  vous  aurez  des  visites  à  faire,  des  devoirs  de  société  à 
remplir,  des  terrains  à  sonder,  des  arrangements  à  prendre,  vous 
aurez  besoin  de  mes  lettres,  parce  que  vous  n'aurez  pas  d'intérêt 
assez  vif  pour  que  vous  m'oubliiez  ;  mais  quand  vous  aurez  fait 
toutes  vos  visites,  que  vous  n'aurez  plus  rien  à  faire,  que  votre 
curiosité,  si  vous  en  avez,  sera  rassasiée  jusqu'au  dégoût,...  oh  ! 
alors  je  ne  vous  écrirai  plus  si  souvent,  parce  que  les  vifs  plaisirs 
de  votre  manière  de  vivre  vous  tiendront  lieu  de  mon  amitié.  — 
Barbet,  Barbet,  vous  êtes  bien  aimable,  et  je  vous  aime  bien 
tendrement,  mais  vous  raisonnez  bien  mal  !...  Dites-moi  un  peu, 
singulière  et  charmante  personne,  où  tend  cette  modestie  ? 
Croyez- vous  réellement  que  j'ai  tant  de  penchant  à  la  confiance 
et  à  l'ingratitude,  qu'au  bout  de  trois  ou  quatre  semaines, 
je  me  sois  formé  quelque  douce  habitude  avec  quelque  Frœu- 

1  Par  scrupule  de  pudeur,  Sainte-Beuve  et  Gaullieur  ont  mis  «  l'influence 
perfide».  (Voir  lettre  de  Sainte-Beuve  à  Gaullieur  du  14  avril  1844). 


BENJAMIN    CONSTANT  3y3 

lein  allemande  ou  quelque  Hofdamc,  qui  me  tienne  lieu  de  vous 
et  de  votre  amitié  ?  Croyez-vous  que  tant  de  douceur,  de  bonté, 
de  charme,  —  je  ne  puis  exprimer  autrement  ce  que  vous  avez 
pour  moi,  —  soit  aisément  remplacé  et  aisément  oublié  ?  Croyez- 
vous  que  quand  même  je  ne  serais  point  susceptible  d'amitié, 
quand  ce  serait  sans  reconnaissance  et  sans  tendresse  que  je 
pense  à  notre  séjour  de  deux  mois  ensemble,  à  cette  espèce 
de  sympathie  qui  nous  unissait,  à  l'intérêt  que  vous  preniez 
à  moi  malade,  maussade,  abandonné,  exilé,  persécuté,  je  sois 
assez  bête  pour  ne  pas  regretter  cette  intelligence  mutuelle 
de  nos  pensées  qui  circulait  pour  ainsi  dire  de  vous  à  moi  et 
de  moi  à  vous...  Rien  ne  me  fera  oublier  combien  j'ai  été  heu- 
reux près  de  vous  ;  je  ne  formerai  jamais  d'habitude  qui  vous 
rende  moins  chère,  et  jamais  occupation  quelconque  ne  me  tien- 
dra lieu  de  vous.  C'est  pour  la  dernière  fois  que  je  l'écris,  parce 
que  me  justifier  m'afflige.  J'ai  un  grand  plaisir  à  vous  dire  : 
Je  vous  aime.  Mais  j'ai  encore  plus  de  peine  à  imaginer  que 
vous  en  doutez.  Désormais,  toutes  les  pages  où  vous  vous  livre- 
rez à  cette  défiance  et  à  cette  modestie  d'acquit,  je  les  regarderai 
comme  blanches,  et  je  me  dirai:  Mme  de  Charrière  m'aime  encore 
assez  pour  me  faire  savoir  qu'elle  ne  m'a  pas  oublié  entièrement, 
et  pour  cela  elle  a  proprement  plié  une  feuille  de  papier  blanc, 
et  l'a  cachetée  du  petit  Persée  ;  je  lui  en  suis  bien  obligé.  Mais 
je  suis  bien  fâché  qu'elle  n'ait  rien  eu  à  m'écrire  et  que  du  papier 
blanc  soit  la  marque  de  souvenir  qu'elle  ait  cru  devoir  m'envoyer.» 

Il  lui  décrit  l'ennuyeuse  Cour  de  Brunswick  :  Neuchâtel 
même  ou  Lausanne  n'offrent  pas  l'équivalent  : 

«  Je  puis  vous  jurer  qu'en  vous  supposant  au  milieu  de  Neu- 
châtel, dans  une  grande  assemblée  chez  Mme  DuPeyrou,  jouant 
au  tricette,  ou  dans  une  assemblée  de  savants  lausannois,  au 
samedi  de  Mme  de  Charrière  de  Bavois,  vous  n'aurez  pas  une 
adéquate  idea  de  l'ennui  de  cette  ville.  » 

Il  termine  par  ce  trait  l'énumération  des  charmes  de  Bruns- 
wick : 

«  Il  y  a  aussi  des  Anglais  qui  s'enivrent  et  qui  jouent  au  pha- 
raon. —  A  propos  de  pharaon,  j'y  ai  joué  deux  fois  :  j'ai  perdu 
peu  de  chose,  mais  je  crains  de  m'y  laisser  entraîner,  et  pour 
prévenir  toute  séduction,  je  vous  envoie  un  engagement  solen- 
nel de  ne  plus  jouer  aucun  jeu  de  hasard  ni  de  commerce  entre 
hommes  d'ici  à  cinq  ans.  Vous  verrez  tout  ce  que  j'y  atteste 
et  tout  ce  que  j'y  prends  à  témoin  de  ma  résolution.  Un  enga- 
gement où  je  consens  à  perdre  votre  amitié  si  je  le  romps,  je 
ne  le  violerai  sûrement  pas.  » 


3/4  -MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

Gaullieur  possédait  cette  bizarre  promesse,  rédigée  en  anglais, 
au  revers  d'une  carte  de  valet  de  cœur,  et  ainsi  conçue  : 

«  Par  tout  ce  qu'on  regarde  comme  honorable  et  sacré,  par 
la  valeur  que  j'attache  à  la  bonne  opinion  de  mes  amis,  par  la 
reconnaissance  que  je  dois  à  mon  père,  par  les  avantages  de 
naissance  et  d'éducation  qui  font  la  différence  entre  un  gentil- 
homme et  un  coquin,  un  joueur  et  un  vaurien,  par  les  droits 
que  j'ai  à  l'amitié  d'Isabelle  et  par  la  part  que  j'y  ai  déjà,  je 
donne  ici  ma  parole  d'honneur  de  ne  jamais  jouer  à  aucun  jeu 
de  hasard  ni  à  un  jeu  quelconque,  si  ce  n'est  quand  j'y  serai 
forcé  par  une  dame,  dès  à  présent  jusqu'au  Ier  janvier  1793. 
Si  j'enfreins  cette  promesse,  je  confesse  que  je  suis  un  coquin, 
un  menteur  et  un  scélérat,  et  je  me  soumettrai  sans  opposition 
à  être  ainsi  appelé  par  tout  homme  qui  me  rencontrera.  Bruns- 
wick, le  19  mars  1788.  H.-B.  de  Constant.  » 

On  sait  qu'il  ne  tint  pas  longtemps  ce  serment  si  bien  rédigé. 
Il  est  pourtant  sincère  dans  sa  résolution,  comme  il  l'est  dans 
les  effusions  qui  remplissent  ses  lettres.  Après  s'être  exprimé 
avec  un  enthousiasme  qui  ressemble  à  de  l'amour  sur  le  compte 
de  Mme  de  Mauvillon,  la  seule  personne  sympathique  qu'il 
ait  rencontrée  à  la  Cour  grand-ducale,  il  termine  ainsi  : 

«  Bonsoir  ;  je  vous  aime  autant  que  jamais  homme  a  aimé  et 
vous  a  aimée.  Je  voudrais  vous  voir  dans  votre  lit  rouge,  me 
tendant  la  main  l.  Je  voudrais  m'être  retourné  une  fois  de  plus 
pour  vous  voir  une  fois  de  plus  en  partant.  Adieu,  ange  qui 
valez  bien  mieux  que  les  anges  dont  on  nous  parle.  Adieu, 
puissiez  vous  être  bien,  bien,  bien  heureuse  !  » 

Et  c'est  quelques  heures  plus  tard,  que,  parlant  d'un  ouvrage 
historique  entrepris  depuis  peu,  il  entonne  cet  hymne,  qui  en 
formera  la  dédicace  :  «  A  celle  qui  a  créé  Caliste,  et  qui  lui  res- 
semble, etc.  »  Nous  avons  transcrit  plus  haut  cette  page  (v.  ch. 
XI),  mais  l'effusion  semble  ne  pouvoir  finir,  car  il  ajoute  plus 
loin  : 

«  Vous  m'avez  fait  connaître  les  deux  plus  doux  sentiments 
du  cœur  humain,   la  reconnaissance  et  l'amitié.  Vous  m'avez 


1  11  n'est  peut-être  pas  inutile  de  noter  ici,  pour  empêcher  les  imagina- 
tions trop...  romanesques  de  s'égarer,  que  M."'  de  Charrière,  souvent  souf- 
frante, et  à  qui  ses  nerfs  faisaient  des  nuits  blanches,  restait  au  lit  une 
grande  partie  de  la  journée,  travaillant,  lisant,  écrivant,  recevant  les  visites 
de  ses  amis. 


BENJAMIN    CONSTANT  Z~]^> 

soutenu  sous  le  fardeau  de  la  mélancolie  et  du  dégoût.  Vous  avez 
repeuplé  de  désirs  et  d'espérance  un  monde  qui  depuis  long- 
temps n'était  pour  moi  qu'un  désert.  » 

Il  motive  aussi  cette  dédicace  par  des  raisons  purement 
littéraires,  qui  valent  la  peine  d'être  remarquées  : 

«  Je  gagne  beaucoup,  dit-il,  en  m'adressant  à  vous.  Vous 
éclaircissez  mes  idées,  vous  allégez  mon  travail,  vous  simplifiez 
mon  style.  » 

Après  quelques  mots  de  regrets  presque  douloureux,  il  reprend: 

...«  Mais  soyons  justes  :  nous  avons  été  bien  heureux  pendant 
deux  mois,  pendant  plus  même  ;  car  pendant  les  quinze  jours 
Leschaux,  nous  n'étions  pas  extrêmement  à  plaindre.  Au  moins 
moi  :  j'avais  tant  de  plaisir  à  recevoir  vos  billets  tous  les  matins, 
que  je  voudrais  volontiers  r'être  à  l'échauder  \  pourvu  que  je 
fus  (sic)  à  une  lieue  de  vous  et  que  vous  m'écrivissiez  deux  fois 
par  jour.  » 

Il  remarque  que  sans  son  prochain  exil,  il  n'eût  fait  qu'une 
courte  visite  à  Colombier  : 

«  Nous  n'aurions  pas  eu  deux  mois  de  continuel  intercourse, 
sans  interruption  ;  nous  n'aurions  jamais  fait  aussi  intime  et 
parfaite  connaissance.  » 

Ainsi  donc,  à  Paris,  leur  relation  avait  été  simplement  très 
affectueuse,  libre  de  ton,  comme  entre  gens  d'esprit  qui  se  ren- 
contrent hors  de  chez  eux  ;  mais  ils  n'avaient  point  encore  «  fait 
aussi  intime  et  parfaite  connaissance  »  que  ce  fut  le  cas  à  Colom- 
bier, dans  la  vie  paisible  et  patriarcale  de  la  famille  de  Charrière. 
Benjamin,  malade,  réclamait  des  soins  que  son  amie  lui  donna 
avec  la  sollicitude  d'une  sœur  aînée  :  c'est  assez  dire  qu'elle 
ne  pouvait  tenir  un  autre  rôle  auprès  de  lui,  comme  on  l'a  si 
légèrement  admis  2. 

1  II  y  a  ici  un  jeu  de  mots  (sur  le  nom  du  docteur  Leschaux)  dont  on 
devine  le  sens... 

2  Dans  la  lettre  à  Gaullieur  (14  avril  1844)  citée  plus  haut,  Sainte-Beuve 
déclare:  ...«Au  lieu  de  dire  que  Benjamin  était  parti,  ou  qu'on  voulait  le 
faire  partir  au  milieu  de  ses  remèdes,  j'ai  mis  qu'on  voulait  le  faire  partir 
coûte  que  coûte.  11  fallait  éloigner  l'idée  de  cette  vilaine  maladie».  —  Scru- 
pule délicat  !  Seulement,  Sainte-Beuve  supprime  ainsi  pour  le  lecteur  une 
des  circonstances  qui  plaide  le  plus  fortement  contre  la  vraisemblance  de 
la  liaison  intime  dont  il  affirme  la  réalité.  Nous  n'avons  pas  besoin  d'insister. 


3y6  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

Bientôt,  elle  exprime  de  nouvelles  inquiétudes,  qui  font 
éclater  de  nouvelles  protestations  sous  la  plume  de  Benjamin  : 

«Votre  parti  est  pris!  dit-il. ..Si  j'en  avais  la  force,  je  vous  dirais: 
Rompons  toute  correspondance...  Vous  êtes  résolue  à  vous  défier 
sans  cesse  de  moi...  Ne  vous  attendez  plus  ni  à  de  la  gaîté, 
ni  à  des  lettres  qui  vous  amusent  :  vous  l'avez  tarie,  la  source 
du  peu  de  gaîté  qui  me  restait.  Si  je  ne  vous  avais  pas  connue, 
je  serais  resté  résigné  à  être  ennuyé  et  indifférent  toute  ma  vie. 
Je  ne  le  puis  plus  :  il  faut  vous  aimer  parce  que  vous  êtes  bonne 
et  aimable  ;  mais  cette  amitié  est  devenue,  grâce  à  cette  défiance 
dont  vous  parlez  si  légèrement  et  si  gaîment  dans  votre  dernière 
lettre,  le  plus  amer  des  sentiments...  J'ai  tout  perdu,  et  vous 
en  plaisantez  ! 

...Il  y  a  déjà  44  jours  que  je  suis  ici  et  57  que  je  ne  vous  ai 
pas  vue.  Quand  il  yen  aura  114  ce  sera  toujours  le  double  de 
gagné...  Que  font,  à  propos,  vos  pauvres  petits  orangers  que 
vous  vouliez  planter '  ?  L'avez-vous  fait  ?  Sont-ils  venus?  Vivent- 
ils  encore  ?  Je  ne  veux  pas  en  planter,  moi.  Je  ne  veux  rien 
voir  fleurir  près  de  moi.  Je  veux  que  tout  ce  qui  m'environne 
soit  triste,  languissant,  fané...  Aimez-moi  un  peu,  et  ne  me 
déchirez  pas  par  cette  cruelle  et  obstinée  défiance  !  Je  vous 
jure  que  vous  seule  me  rendez  plus  malheureux  que  tout  le  reste 
du  monde  ne  pourrait  le  faire.  » 

Le  passage  suivant  est  curieux  par  une  allusion  qu'il  contient 
aux  sentiments  de  MITie  de  Charrière  pour  son  mari  et  à  la  manière 
d'être  de  celui-ci  : 

«  Je  me  suis  fait  une  règle  d'excuser  mon  père,  envers  et  contre 
tous,  comme  vous  de  ne  jamais  vous  plaindre  de  ....,  quoique 
dans  un  moment  de  dépit  qui  n'est  que  trop  juste,  vous  disiez  : 
La  tranquillité  et  le  flegme,  etc...  J'ai  par  conséquent  voulu  l'excu- 
ser même  avec  vous,  et  ce  qui  n'était  que  le  remplissage  d'un 
devoir,  vous  l'avez  pris  pour  un  reproche...  Je  souffrirai,  mon 
père  sera  malheureux,  mais  pas  par  ma  faute.  Je  suis  fait  pour 
l'être,  moi  ;  ainsi  je  ne  me  plains  pas  ;  j'ai  bientôt  vingt-et-un 
ans  ;  si  je  vis  encore  trente  ou  cinquante  ans,  c'est  le  bout  du 
monde.  J'ai  tant  souffert  dans  les  huit  années  qui  viennent  de 
se  passer,  que  je  ne  puis  guère  souffrir  davantage.  Qu'on  me 
maltraite,  qu'on  me  méconnaisse,  qu'on  me  calomnie,  cela 
n'empêchera  pas  mon  corps  de  pourrir  bien  tranquillement 
dans  mon  cercueil...  Toutes  mes  idées  sont  noires,  tristes,  insi- 

1  DuPeyrou  avait  à  Neuchàtel  une  superbe  orangerie,  dont  le  nom  est 
demeuré  à  une  rue  voisine  de  son  hôtel.  11  est  probable  que  c'est  de  lui  que 
M"  de  Charrière  tenait  cette  fantaisie  de  cultiver  des  orangers. 


BENJAMIN    CONSTANT  ZjJ 

pides  et  inanimées...  Un  mot  pourrait  tout  dissiper,  un  mot 
pourrait  me  rendre  votre  idée  consolante  et  bienfaisante,  que 
vous  avez  détruite  à  force  de  défiance.  Mais  vous  ne  voudrez 
pas  le  dire,  ce  mot  ;  je  me  soumets. 

J'ai  frémi  de  rage  à  la  conduite  de  Witel  '  et  gémi  sur  l'incon- 
cevable et  incomparable  indifférence  de....  Je  ne  la  comprends 
pas,  car  il  vous  est  attaché.  Cependant,  je  la  comprends  mieux 
que  votre  défiance  envers  moi.  Son  indifférence  est  naturelle 
et  inhérente  à  son  caractère  ;  votre  défiance  est  raisonnée, 
vous  la  justifiez,  vous  vous  y  complaisez,  et  c'est  volontaire- 
ment, c'est  de  sang-froid  que  vous  faites  mon  malheur. 

Comme  elle  est  changée,  notre  correspondance  !...  Cependant 
vous  m'aimez,  je  le  sais  ;  chaque  mot  de  vos  lettres  me  le  prouve, 
mais  ni  toutes  ces  preuves,  ni  votre  gaîté,  ni  votre  esprit  ne  me 
consoleront  de  ne  pouvoir  dissiper  ce  nuage  qui  doit  toujours 
obscurcir  mes  actions  et  leur  donner  à  vos  yeux  une  apparence 
équivoque. 

...J'attends  avec  bien  de  l'impatience  la  silhouette  ou  le  por- 
trait, ou  le  quelque  chose  qui  vous  ressemble. 

...Adieu,  vous  que  j'aime  autant  que  je  vous  aimais,  mais 
qui  avez  détruit  la  douceur  que  je  trouvais  à  vous  aimer,  et 
qui  m'avez  arraché  les  pauvres  restes  de  bonheur  qui  me  ren- 
daient la  vie  supportable.  » 

Si  nous  n'avons  pas  les  lettres  qu'elle  lui  écrivit  pendant  ces 
premières  semaines  du  séjour  à  Brunswick,  nous  pouvons  deviner 
quel  en  était  le  ton  par  celles  qui  se  rapportent  aux  années  sui- 
vantes :  elles  contiennent  de  doux  reproches,  toujours  contenus,, 
en  quelque  sorte  étouffés,  des  réticences,  des  demi-mots,  qui 
donnent  à  la  correspondance  ce  quelque  chose  d'énigmatique,, 
de  contraint,  dont  Constant  se  plaint  avec  raison.  Avec  autant 
d'esprit  qu'en  avait  Mme  de  Charrière,  une  femme  de  quarante- 
huit  ans  ne  peut  prétendre  à  retenir  sous  son  charme  purement 
intellectuel  un  jeune  homme  tel  que  Benjamin  ;  elle  préfère , 
par  peur  d'être  dupe,  lui  donner  à  entendre  qu'elle  prévoit  ce 
qui  doit  arriver.  Mais  à  force  de  le  prévoir,  elle  le  hâte.  Benjamin 
qualifie  d'un  mot  juste  et  un  peu  cruel  cette  espèce  de  résignation 
anticipée  : 


1  Son  imprimeur  des  Verrières,  Jérémie  Witel,  dont  elle  avait  eu  à  se 
plaindre.  Voir  sur  ce  personnage,  sa  vie  mouvementée,  son  activité  à 
Genève  pendant  la  Révolution,  et  sa  fin  tragique,  la  Biographie  neuchâte- 
loise,  par  Jeanneret  et  Bonhôte  (Le  Locle,  i863),  T.  II. 


378  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

«J'ai  souvent  remarqué,  lui  dit-il,  cette  défiance  triste  et  hum- 
ble... Comment  pouvez-vous  penser  que  vous  serez  une  fois 
sans  quelque,  sans  beaucoup  de  prix,  sans  un  prix  sans  bornes 
pour  moi  ?...Au  nom  de  Dieu,  n'ayez  plus  ces  réticences  !  Si 
elles  sont  senties,  elles  sont  bien  cruelles  et  humiliantes  pour 
moi,  et  si  ce  n'est  qu'un  ornement  oratoire,  il  est  un  peu  cruel 
de  faire  briller  votre  éloquence  à  250  lieues,  aux  dépens  de  quinze 
jours  d'angoisse  et  de  mécontentement  de  ma  part.  » 

La  lettre  suivante,  en  dépit  de  toutes  ces  protestations,  était 
propre  à  nourrir  les  appréhensions  de  son  amie.  Il  écrit  le  9  juin 
1788  : 

«  Vous  demandez  ce  que  j'ai  produit  d'effet  à  la  Cour.  Je  m'y 
suis  fait  quatre  ennemis,  entr'autres  deux  altesses  sérénissimes, 
par  de  sottes  plaisanteries  dans  des  moments  de  mauvaise 
humeur.  Je  m'y  suis  fait  sept  à  huit  amis,  mais  de  jeunes  filles, 
une  bonne  et  aimable  femme,  voilà  tout.  Les  circonstances  ont 
changé  mon  goût.  A  Paris,  je  cherchais  tous  les  gens  d'un  cer- 
tain âge,  parce  que  je  les  trouvais  instruits  et  aimables  ;  ici, 
les  vieux  sont  ignorants  comme  les  jeunes,  et  raides  de  plus. 
Je  me  suis  jeté  sur  la  jeunesse,  et,  quoi  qu'on  die,  je  ne  parle 
presque  plus  à  des  femmes  de  plus  de  trente  ans.  Au  fond,  quand 
j'y  pense,  tout  ceci  est  indigne  de  vous  et  de  moi.  Médire  un  peu, 
bailler  beaucoup,  se  faire  par  ci  par  là  des  ennemis,  s'attacher 
par  ci  par  là  quelques  jeunes  filles,  se  voir  faner  dans  l'indolence 
et  l'obscurité,  voir  jour  après  jour  et  semaine  après  semaine 
passer  !  Kammerjunker  !  Et  quoi  encore  ?  Kammerjunker  ! 
quelle  occupation  !  Enfin,  vous  êtes  au  fait  :  Virginibus  -pueris 
que  canto.  —  Vous,  je  vous  aime,  je  voudrais  être  près  de  vous, 
moi,  mon  fidèle  de  Crousaz,  et  surtout  mon  tout  aimable  Jaman, 
qui  a  plus  d'esprit  que  tout  B[runswick]  ensemble,  le  modèle 
des  chiens  et  des  amis. 

...Adieu,  Isabelle  !  Je  t'embrasse,  et  sens  tous  les  jours  plus 
qu'il  n'y  a  pas  d'Isabelle  ici.  C'est  un  rôle  que  les  doubles  ne 
jouent  pas.  Adieu.  » 

La  silhouette  promise,  dessinée  par  Mlle  Moula,  était  parvenue 
à  Benjamin  :  il  en  accuse  réception  par  une  lettre  écrite  en  anglais, 
qui  ne  laisse  pas  d'être  piquante  : 

«  Votre  silhouette  ne  m'a  pas  donné  une  meilleure  opinion 
du  talent  de  Mlle  Moula,  que  sa  conversation  ne  m'en  a  donné 
de  son  esprit.  Elle  vous  a  prêté  l'air  d'une  grosse  paysanne  hol- 
landaise, et  elle  aurait  vraiment  pu  faire  mieux.  Je  connais 
peu  de  profils  plus  expressifs  que  le  vôtre,  et  quand  vous  souriez, 


BENJAMIN    CONSTANT  879 

il  y  règne  —  j'avais  l'habitude  de  le  regarder  avec  plaisir  sur 
le  mur  quand  nous  étions  ensemble  —  un  heureux  mélange  de 
douceur  et  de  vivacité  tel,  qu'il  est  impossible  à  une  personne 
d'un  sentiment  un  peu  délicat  de  s'y  tromper  et  de  le  mécon- 
naître au  point  où  l'a  fait  Mlle  Moula  '  !  » 

Parmi  les  jeunes  personnes  auxquelles  Benjamin  réservait 
son  attention,  se  trouvait  celle  qui  allait  devenir  sa  femme, 
Wilhelmina  —  ou  Minna  —  de  Cram,  dame  d'honneur  de  la 
duchesse.  Au  moment  des  préliminaires  du  mariage,  Benjamin 
se  trouvait  en  proie  à  des  inquiétudes  diverses.  L'affaire  de  son 
père  se  compliquait  de  ses  propres  embarras  d'argent  :  il  avait 
fait  de  fortes  pertes  au  jeu,  car,  en  dépit  de  sa  promesse  solen- 
nelle, il  avait  repris  sa  fatale  habitude.  Son  père  aussi  avait 
éprouvé  des  pertes  graves.  Benjamin  songeait  sérieusement 
à  émigrer  aux  Etats-Unis.  C'est  à  ces  diverses  circonstances  que 
se  rapportent  les  lettres  suivantes  : 

...«  Je  suis  quelquefois  mélancolique  à  devenir  fol,  d'autrefois 
mieux,  jamais  gai,  ni  même  sans  tristesse  pendant  une  demi- 
heure.  Si  vous  voyiez  comme  Minna  me  console,  me  supporte, 
me  plaint,  me  calme,  vous  l'aimeriez. Vous  l'aimez  déjà,  n'est-ce 
pas  ?  Il  y  aura  bientôt  un  an  que  j'arrivai  à  pied,  à  huit  heures 
du  soir,  à  Colombier,  le  3  octobre  1787.  J'avais  de  jolis  moments 
qui  m'attendaient  sans  que  je  le  susse.  Cher  bon  Barbet,  combien 
je  te  dois  et  combien  je  t'aime!  Tu  me  le  rends,  tu  n'es  ni  injuste 
ni  ingrat.  Avant  mon  Amérique,  je  te  re verrai.  Adieu  pour  ce 
moment-ci... 

A  9  heures  du  soir.  Je  ne  m'attendais  pas,  quand  je  vous 
disais  adieu,  que  je  ne  vous  écrirais  que  presque  ruiné,  incertain 
s'il  me  reste  un  sol  au  monde,  si  le  nom  que  je  porte  n'est  pas 
flétri,  si  je  pourrais  offrir  à  ma  Wilhelmine  autre  chose  que 
l'opprobre  et  la  misère.  Le  Duc  a  reçu  des  lettres  de  Hollande  : 
on  ignore  où  est  mon  père;  avant  que  la  sentence  fût  prononcée, 
il  est  parti...  Il  faut  qu'il  y  ait  eu  des  choses  horribles  pour  l'enga- 
ger à  cette  inconcevable  démarche.  Dieu  sait  où  il  est  et  quelle 
résolution  il  a  prise.  D'un  autre  côté,  tout  est  à  vau-l'eau  en 
France.  Les  Bontems,  chez  qui,  malgré  mes  plus  instantes  prières, 
on  a  placé  50,000  francs,  feront  sûrement  banqueroute,  mes  rentes 
viagères  sont  suspendues...  Je  ne  pourrai  t'offrir,  Minna,  que 
la  pauvreté  et  la  dépendance Où  est  mon  père,  au  nom  de 

1  Constant  est  dur  pour  la  bonne  et  sensible  Muson,  que  quelque  part  il 
dénomme  «la  jérémisante  donzelle».  Lui  en  voulait-il,  par  hasard,  de  ces 
portraits  en  pied  qu'elle  s'amusait  à  faire  et  où  la  taille  de  roseau  de  Ben- 
jamin était  admirablement  saisie  ?... 


380  MADAME    DE    CHARRlÈRE    ET    SES    AMIS 

Dieu,  où  peut-il  être  ?  Quelle  lubie  !  Quel  désespoir!...  Planter 
tout  là  sans  dire  mot  à  personne  ! 

...Vous,  répondez-moi,  je  vous  en  prie.  Vous  ne  sauriez  croire 
combien  j'ai  besoin  de  support  pour  ne  pas  succomber  à  cette 
complication  d'inquiétudes...  0  for  333  L.  a  y  car,  my  Minna 
and  a  cottage  !  Mon  projet  d'Amérique  me  reste  toujours... 
Ne  vaut-il  pas  mieux  vivre  en  Caroline  que  mendier  ici  ?  Et 
elle  y  viendrait  avec  moi.  Adieu,  Barbet  chéri,  aime-moi  un  peu, 
aime  beaucoup  ma  Wilhelmine,  qui  le  mérite.  Plus  je  la  connais, 
plus  je  l'aime,  plus  je  lui  trouve  de  qualités  aimables  et  sûres, 
plus  je  sens  qu'il  n'est  ni  bonheur,  ni  repos,  ni  vie  sans  elle.  » 

Sainte-Beuve  trouve  ces  confidences  étranges,  et  se  demande 
si  «  un  nuage  de  germanisme  »  en  dérobe  à  Benjamin  l'indéli- 
catesse, ou  s'il  n'y  a  pas  dans  son  fait  «  une  pointe  de  cruauté 
très  française,  comme  de  quelqu'un  qui  sait  trop  bien  son  Laclos.» 
Sainte-Beuve  ici  se  fourvoie,  parce  qu'il  s'est  mépris  dès  le  début 
sur  le  caractère  de  la  liaison  de  Colombier.  On  peut  confier  à  une 
amie  ce  qu'il  serait  déplacé  de  confier  à  sa  maîtresse.  Il  n'est 
besoin  de  recourir  ni  à  Laclos,  ni  à  la  sentimentalité  allemande 
pour  concevoir  que  Benjamin  parlât  avant  tant  de  ferveur  de 
son  amour  pour  Minna  à  sa  confidente  la  plus  sûre.  —  Quant  à 
l'affaire  de  son  père,  voici,  en  gros,  ce  qui  était  arrivé.  Comme 
nous  l'avons  indiqué  déjà,  Juste  de  Constant  avait  sous  ses 
ordres  quelques  officiers  appartenant  au  patriciat  bernois 
iX ours  May,  entr'autres),  qui  supportaient  malaisément  d'être 
les  inférieurs  d'un  Vaudois.  Une  sédition  ayant  éclaté,  le  29  octo- 
bre 1787,  dans  son  régiment,  ses  officiers  l'en  rendirent  respon- 
sable. Il  réclama  la  convocation  d'un  conseil  de  guerre,  qui, 
réuni  en  juin  1788,  rédigea  des  sentences  écrasantes  pour  lui, 
et  d'ailleurs  iniques,  semble-t-il.  Le  colonel  n'attendit  pas  qu'elles 
fussent  prononcées  et  s'enfuit  de  LaHaye  le  17  août  1788.  Cette 
sorte  de  désertion  fut  naturellement  exploitée  contre  lui.  Il  est 
d'ailleurs  inexact  qu'on  lui  imputât  des  malversations,  ainsi 
qu'on  l'a  dit  et  répété  :  il  s'agissait  d'une  affaire  purement  mili- 
taire. Benjamin  courut  au  secours  de  son  père  en  fils  dévoué, 
(septembre  1788).  Puis  il  passa  les  mois  d'été  à  Lausanne  avec 
sa  femme  et  vint  voir  l'amie  de  Colombier  avant  de  retourner 
en  Hollande,  où  son  père  tentait  d'obtenir  la  revision  de  son 
procès   (septembre   1789)  l. 

1  Voir,  sur  le  procès  du  colonel  de  Constant,  G.  Rudler,  article  cité  plus 
haut,  p.  188  et  196. 


BENJAMIN    CONSTANT  38 I 

C'est  après  cette  visite  que  se  produisit  un  incident  orageux, 
qui  faillit  compromettre  leur  amitié.  Nous  ne  savons  pas  exacte- 
ment ce  que  Mme  de  Charrière  lui  écrivit  ;  mais  elle  paraît  n'avoir 
pas  pris  assez  vivement  parti  pour  M.  de  Constant,  et  sa  tiédeur 
irrita  Benjamin  ;  elle  lui  donna  aussi  certains  conseils,  certains 
avis  qui,  à  ce  moment  surtout,  devaient  l'agacer  fortement. 
Jugez  plutôt  d'après  une  de  ses  rares  lettres  de  cette  période 
qui  ait  été  conservée  : 

...«  Dites-moi,  lui  écrit-elle,  si  vous  vous  attachez  un  peu  à 
vous  faire  aimer.  Ce  serait  dégénérer  des  Constant  d'une  manière 
bien  avantageuse.  Le  seul  procédé  avec  M.  de  Charrière  \  qui 
n'est  ni  Ber[nois],  ni  of[ficier]  subalterne],  prouve  combien  on 
peut  négliger  cette  partie  [les  bons  procédés],  et  les  impressions 
qui  en  peuvent  résulter  sont  prouvées  par  celles  que  j'en  ai  reçues. 
Mais  je  ne  crois  pas  que  ces  impressions  me  rendent  partiale, 
et  je  vois  bien  l'injustice  des  adversaires.  » 

La  suite  peut  paraître  blessante  à  un  jeune  marié,  déjà  aigri 
par  tant  de  déboires.  Après  lui  avoir  dit  que  M.  de  Serent, 
gouverneur  des  fils  du  comte  d'Artois,  va  passer  à  Neuchâtel 
et  parle  de  venir  voir  M.  de  Charrière,  elle  ajoute  : 

«  Si  les  jeunes  princes  devaient  venir  ici  avec  lui,  j'en  aurais 
aussi  peur  que  d'une  femme  avec  son  mari.  » 

Avis  à  Benjamin,  qui  parlait  d'amener  à  Colombier  la  jeune 
dame  de  Constant.  (Il  y  était  venu  seul  en  juillet,  et  y  avait 
passé  deux  jours.)  Elle  ajoute  dans  la  marge,  en  anglais  : 

«  Vous  êtes  une  étrange  espèce  d'homme.  Je  parle  de  votre 
Minna  :  pas  un  mot  dans  votre  réponse  :  du  lait  d'ânesse  pas  un 
mot  ;  d'une  aimable  femme  mourante  2,  pas  un  mot.  Et  vous 
pensez  que  j'ai  assez  de  vanité  pour  être  persuadée  que  mes 
lettres  sont  toujours  agréables,  quoiqu'on  ne  leur  réponde  jamais, 
et  quand  ni  un  mot,  ni  un  sourire  ne  me  dit  que  mes  pensées, 
mes  histoires,  mes  avis  sont  les  bienvenus  ?  » 

Supposons  encore  une  ou  deux  lettres  sur  ce  ton,  avec  quelques 
reproches  sournois,  quelque  conseil  trop  particulier,  peut-être 


1  Quelque  retard  dans  le  remboursement  d'une  somme  assez  ronde  que 
Benjamin  avait  empruntée  à  M.  de  Charrière. 

2  Une  dame  de  Leveville,  que  M""  de  Charrière  soignait  alors  avec  le  plus 
tendre  dévouement.  Nous  retrouverons  ce  nom. 


382  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

même    quelque    blâme    indirect    pour    M.    Juste    de    Constant, 
et  nous  comprendrons  l'explosion  de  colère  que  voici  : 

«  Votre  manière  mystérieuse  d'écrire  m'ennuie  et  me  fati- 
gue. Je  n'aime  pas  les  sibylles  ;  il  faut  parler  clair  ou  se  taire  ; 
d'autant  plus  que  j'ai  à  peine  le  temps  de  vous  répondre,  et 
encore  moins  celui,  ou  l'envie,  de  vous  deviner.  Je  n'ai  rien  à 
atténuer.  Je  sais  que  M.  May  est  un  gueux.  Je  l'ai  dit  ici  à  son 
protecteur,  et  je  n'en  partirai  pas  sans  le  lui  avoir  dit  à  lui-même. 
La  conduite  de  mon  père  dans  toutes  ses  parties  a  été  légale, 
excepté  lorsque  la  force  ouverte  l'a  écarté  d'ici.  Dans  plusieurs 
points  elle  a  été  infiniment  méritoire.  Si  vous  me  disiez  ce  qu'on 
vous  a  raconté,  je  pourrais  vous  éclairer.  Mais  avec  votre  affec- 
tation de  brièveté,  que  vous  croyez  si  majestueuse,  je  ne  puis 
rien  vous  dire.  Sur  ce,  je  prie  Dieu  qu'il  vous  ait  en  sa  sainte  garde 
et  je  vous  prie  instamment  de  brûler  mes  lettres,  comme  j'ai 
avant  mon  départ  de  Suisse  brûlé  les  vôtres.  Je  crois  avoir  le 
droit  de  l'exiger.  C'est  à  vous  à  voir  si  vous  voulez  me  conserver 
une  raison  d'inquiétude  et  me  punir  de  ma  confiance  passée. 
Ce  14  septembre  178g.  B.  C. 

Constant  d'Hermenches  n'avait  pas  voulu  rendre  ses  lettres 
à  Isabelle.  Celle-ci  ne  brûla  pas  les  lettres  du  neveu  ;  du  moins 
en  a-t-elle  conservé  un  bon  nombre  d'antérieures  à  1789,  tandis 
que  Benjamin  paraît  avoir  réellement  détruit  toutes  celles  qu'il 
avait  reçues  jusqu'alors  de  Colombier.  Heureusement,  il  conserva 
les  lettres  des  années  suivantes,  auxquelles  nous  ferons  de  nom- 
breux emprunts  l. 

La  rude  lettre  de  Benjamin  fut  pour  son  amie  un  véritable 
coup  d'assommoir.  Sa  réponse,  écrite  au  revers  de  la  même 
feuille,  est  datée  du  jour  où  elle  l'a  reçue.  Le  ton  en  est  à  la  fois 
hautain  et  attristé  : 

«Faites-moi  la  grâce  de  me  dire  si  vous  êtes  bien  ingrat  et  bien 
mauvais  ou  si  vous  n'êtes  qu'un  peu  fou.  Il  se  pourrait  même 
que  ce  ne  fût  qu'une  folie  passagère,  et  en  ce  cas-là,  je  la  compte- 
rais pour  peu  de  chose.  Qu'est-ce  qui  m'obligeait  à  vous  détailler 
une  chose  dont  je  n'étais  pas  sûre,  et  qu'est-ce  qui  eût  rendu 
ce  détail  préférable  au  conseil  que  je  vous  donnais  de  vous 
adresser  à  des  gens  mieux  informés  que  moi,  pour  une  chose 
dont  on  m'avait  dit  qu'il  pourrait  résulter  les  effets  les  plus 
fâcheux  pour  votre  famille,  et  en  particulier  pour  votre  oncle  ? 
Qu'il  arrive  désormais  ce  qui  voudra.  Je  me  repentirai  aussi 

1  Elles  sont  la  propriété  de  la  famille  de  Constant,  à  Hauterive  près  Lau- 
sanne, qui  a  bien  voulu  nous  les  confier. 


BENJAMIN    CONSTANT  383 

peu  de  la  cessation  de  mes  vains  avertissements  que  de  l'inté- 
rêt qui  me  les  faisait  prodiguer.  Je  vous  envoie  un  lambeau 
d'une  lettre  écrite  au  commencement  d'août.  Vos  duretés  dimi- 
nuent un  peu  ma  délicatesse.  Ecrivez  et  signez  tout  du  long 
que  mes  lettres  sont  toutes  brûlées,  je  brûlerai  aussitôt  les 
vôtres  '.  Vous  me  dites  si  fort  par  occasion  que  vous  avez  brûlé 
les  miennes,  que  cela  n'a  l'air  que  d'une  phrase  d'humeur. 
Ce  mercredi  23e  septembre   1789. 

J.  A.  E.  van  Tuyll  van  Serooskerken  de  Charrière. 

N'imaginant  pas  cette  frénésie,  je  vous  ai  écrit  tout  bonne- 
ment il  y  a  quelques  jours,  et  je  vous  suis  allée  louant  et  recom- 
mandant à  tout  le  monde.  Si  vous  êtes  rentré  dans  votre  bon 
sens  avant  la  réception  de  ceci,  n'ayez  aucune  inquiétude  sur 
l'effet  de  cette  rude  et  malhonnête  sortie  ;  je  l'aurai  oubliée  plus 
tôt  que  vous.  Quant  à  ce  qui  n'est  pas  précisément  vous,  je 
vous  déclare  que  sans  vous  je  n'y  eusse  pas  pris  le  plus  petit 
intérêt,  que  loin  de  répandre  le  mémoire  2,  je  ne  l'aurais  pas  lu  ; 
et  si  vous  aviez  à  la  fois  la  faculté  et  la  volonté  d'être  juste, 
vous  m'avoueriez  qu'on  n'a  vis-à-vis  de  moi  aucun  droit  à  des 
préjugés  favorables  3. 

Si  vous  persistez  dans  votre  humeur  du  14,  évitez  mes  parents  ; 
leur  accueil  vous  gênerait,  et,  comme  aucun  d'eux  ne  me  surpasse 
en  loyauté,  ni  en  affectionate  and  générons  feelings,  vous  ne  vous 
trouveriez  pas  mieux  de  leur  société  que  de  la  mienne.  Il  n'y 
aurait  à  gagner  pour  personne  dans  une  liaison.  » 

Sur  la  feuille  qui  devait  servir  d'enveloppe  à  son  envoi,  elle 
poursuit  d'un  ton  déjà  bien  radouci,  et  même  enjoué  : 

«  Désormais,  je  croirai  au  Diable.  Je  quitte  mon  clavecin 
après  avoir  écrit  sur  mes  genoux  ce  que  vous  trouverez  à  la 
suite  et  au  revers  de  votre  lettre;  je  vais  chercher  dans  ma  cham- 
bre la  lettre  dont  je  voulais  vous  envoyer  un  lambeau,  je  sépare 
l'article  intended  de  tout  le  reste  ;  ensuite  je  sépare  en  deux 
une  feuille  pour  l'enveloppe  ;  je  veux  reprendre  le  petit  papier  : 
il  n'y  est  plus...  Je  cherche  une  heure,  je  sonne,  je  désigne  le 
chiffon  à  ma  femme  de  chambre  ;  elle  cherche  encore  actuelle- 
ment, et  aussi  inutilement  que  moi.  » 

Après  quelques  explications  relatives  à  la  somme  qu'il  doit  à 
M.  de  Charrière,  elle  termine  ainsi  : 

1  Elle  avait  écrit  :  «  toutes  ies  vôtres  »,  puis  a  biffé  toutes  :  voir  la  fin  de 
la  lettre. 

2  Un  mémoire  justificatif  de  M.  de  Constant. 

3  Elle  avait  été  évidemment  fort  blessée  de  l'interprétation  fâcheuse 
donnée  par  la  famille  de  Benjamin  au  fait  du  séjour  à  Colombier. 


384  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

...«Je  vous  demande  la  permission  de  garder  quelques  lettres 
ou  billets  tout  à  fait  indifférents  et  de  pure  amitié  ou  plaisante- 
rie. Si  vous  la  refusez  et  que  vous  répétiez  l'ordre  de  brûler  tout 
et  la  déclaration  que  vous  avez  tout  brûlé,  vous  serez  obéi  sur- 
le-champ.  Ce  qu'il  y  a  de  plaisant  dans  votre  courroux,  c'est  que 
c'était  pour  l'éviter  que  j'étais  si  laconique...  J'ai  effacé  toutes. 
J'ai  déjà  commencé  le  triage,  j'ai  déjà  déchiré  plusieurs  lettres; 
j'en  ai  trouvé  une  que  je  ne  brûlerai  pas  aussitôt  ;  j'attendrai  ; 
mais  je  l'envelopperai  et  cachetterai  l'enveloppe,  écrivant  dessus 
ce  qu'elle  contient.  En  continuant  à  chercher  le  petit  morceau  de 
papier  dont  s'est  emparé  le  Diable,  j'ai  retrouvé  une  lettre  écrite 
à  peu  près  dans  le  même  temps  .  M.  de  Serent  et  ses  élèves  ont 
trouvé  à  Bâle  l'ordre  d'aller  par  le  Tyrol...  » 

Benjamin  lui  avait  écrit  trop  de  folies,  conté  trop  de  fredaines, 
pour  ne  pas  désirer  la  destruction  de  ses  lettres  en  cas  de  brouille. 
On  vient  de  voir  qu'elle  en  détruisit  en  effet  «  plusieurs  ».  Quant 
à  la  réponse  qu'on  vient  de  lire,  elle  l'expédia,  puis  la  fit  repren- 
dre à  la  poste,  et  se  contenta  d'écrire  à  une  parente  lausannoise 
de  Benjamin,  qui  avait  transmis  à  celui-ci  la  lettre  précédente  : 

«  24  septembre  1789.  N'auriez-vous  point,  Mademoiselle,  par 
quelque  plaisanterie  et  sans  le  vouloir,  fâché  contre  moi 
M.  votre  cousin.  J'en  reçus  hier  une  lettre  pleine  de  reproches, 
sans  autre  fondement  que  la  brièveté  d'un  billet  que  je  vous 
envoyai  pour  lui.  Il  est  étrange  de  trouver  mauvais  qu'un  billet 
soit  court  quand  il  n'était  point  nécessaire  qu'il  fût  long.  Cela 
est  étrange  surtout  de  la  part  de  quelqu'un  qui  souvent,  sur  dix 
questions  que  je  lui  fais,  répond  tout  au  plus  à  une...  Je  l'aver- 
tissais dans  ce  billet  de  s'informer  d'une  des  circonstances  du 
procès  de  M.  son  père,  afin  de  prévenir  les  suites  qu'on  m'avait 
dit  que  cette  circonstance  pouvait  avoir  pour  sa  famille.  Voilà 
tout,  et  quoiqu'il  appelle  ma  brièveté  mystérieuse,  et  qu'il 
pense  que  je  la  trouve  majestueuse,  elle  n'est  pourtant  que  la 
brièveté  toute  simple  d'une  personne  qui  n'a  aucun  motif,  loin 
d'avoir  la  moindre  obligation,  d'en  dire  davantage. 
M?.. Je  suis  fâchée  pourtant  aujourd'hui  de  ma  très  innocente 
brièveté,  car  la  lettre  de  votre  cousin,  que  j'aime  véritablement 
beaucoup,  m'a  fait  de  la  peine.  Je  lui  ai  répondu  hier  tout  de 
suite,  fort  doucement,  à  ce  que  je  crois...  Je  pense  que  cette  bou- 
tade ne  durera  pas,  et  si  vous  pouvez  l'abréger  ou  la  détruire 
plus  complètement,  vous  me  ferez  plaisir. 

...Tout  en  écrivant,  il  m'est  venu  dans  l'esprit  qu'en  répon- 
dant doucement,  à  ce  que  je  croyais,  j'ai  pu  répondre  durement, 
parce  que  je  répondais  dans  un  premier  mouvement  de  surprise 
et  de  chagrin.  Je  renverrai  à  la  poste  et  on  reprendra  ma  lettre 


BENJAMIN    CONSTANT  385 

en  portant  celle-ci.  Si  vous  voulez  bien  la  lui  envoyer,  elle  servira 
en  attendant  de  réponse  à  la  sienne.  » 

Benjamin  se  calma,  revint  à  son  amie,  sûr  d'être  pardonné. 

«  Le  charme  était  rompu  »,  dit  Sainte-Beuve,  des  mots  «  irré- 
parables »  avaient  été  dits.  Ici,  le  pénétrant  critique  fait  du  drame 
mal  à  propos  et  exagère  la  portée  de  l'incident.  Il  y  en  eut  sou- 
vent d'analogues,  et  cet  échange  de  lettres  paraît  surtout  grave 
si  on  l'isole  du  reste  de  la  correspondance.  Celle-ci  reprit  tôt 
après  son  allure  ordinaire,  avec  soubresauts  nerveux,  boutades 
amères,  reproches,  susceptibilités  et  picoteries.  Ce  devait  être 
ainsi  pendant  quatre  ans  encore,  jusqu'au  jour  de  la  grande  et 
impardonnable  offense,  —  jusqu'à  Mme  de  Staël. 


CHAPITRE   XIII 


Madame  de  Charrière  publiciste  et  musicienne 


«  A  force  de  s'agiter,  on  oublie 
que  c'est  pour  rien  que  l'on  s'a- 
gite. » 

(M™  de  Charrière  à  d'OIeyres). 

Confidences  de  M""  de  Charrière  sur  ses  ouvrages.  —  Les  Observations  et 
conjectures  politiques.  —  Bien-Né.  —  Mmt  de  Charrière  et  iMirabeau.  — 
Un  pamphlet  anti-suisse.  —  Les  Lettres  d'un  èvèque.  —  Un  concours 
académique.  —  Les  Phéniciennes.  —  Le  professeur  Prévost.  —  Musique  : 
les  Romances;  Zadig  ;  le  Cyclope.  —  Zingarelli  à  Colombier. 


Il  nous  faut  laisser  pour  un  temps  Benjamin,  que  nous  retrou- 
verons à  Colombier,  et  décrire  l'activité  de  Mme  de  Charrière 
pendant  les  années  1788  et  1789.  Elles  furent  très  fécondes 
en  travaux  de  divers  genres,  et  de  nouvelles  relations  d'amitié 
vinrent  peupler  la  retraite  où  elle  se  confinait  de  plus  en  plus. 
Nous  ne  croyons  pas  qu'elle  soit  jamais  retournée  ni  à  Lausanne, 
ni  à  Genève,  depuis  son  voyage  de  Paris.  Sa  vie  se  concentre 
désormais  dans  sa  maison,  dans  sa  chambre,  parmi  ses  papiers 
et  ses  livres,  auprès  de  son  clavecin.  Elle  compose  beaucoup 
de  musique  ;  elle  écrit  des  brochures  politiques,  et,  toujours 
davantage,  se  suffit  à  elle-même  dans  cette  fièvre  de  travail 
qui  durera  jusqu'au  terme  de  sa  vie. 

Pendant  le  premier  séjour  de  Constant,  puis  pendant  les 
premiers  mois  de  1788,  elle  était  fort  occupée  de  ces  «  feuilles  », 


388  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

auxquelles  Benjamin  fait  de  fréquentes  allusions,  et  qui  paru- 
rent, réunie  en  brochure,  chez  J.  Witel,  imprimeur  aux  Verriè- 
res. Cet  ouvrage  est  le  début  de  Mme  de  Charrière  comme  publi- 
ciste. 

I  Nous  croyons  le  moment  venu  de  transcrire  une  lettre,  très 
curieuse,  où  elle  fait  toute  l'histoire  de  ses  premiers  ouvrages. 
C'est  un  document  capital  sur  elle  et  sur  Benjamin  *.  Le  texte 
qu'on  va  lire  remplit  quatre  pages,  et  devait  avoir  une  suite, 
qui  a  disparu.  Contentons-nous  de  ce  qui  subsiste  : 

«  Je  vous  ai  dit,  Monsieur,  la  jolie  réponse  que  me  fit  faire 
M.  Tronchin.  Sa  femme,  après  me  l'avoir  rapportée,  ajouta  : 
Ne  songez  plus  à  tirer  de  l'argent  de  ce  que  vous  pourriez  écrire  : 
outre  qu'à  mon  gré  cela  serait  peu  honnête,  je  vous  assure  que 
cela  ne  vous  réussirait  pas.  Jamais  vous  n'y  gagnerez  la  moindre 
chose.  —  Je  me  fâchai  presque,  pensant  que  c'était  me  déclarer 
que  je  n'aurais  point  de  lecteurs.  Mais  Mme  Tronchin  avait  raison, 
et  quoique  je  n'aie  point  renoncé  au  profit  qu'un  auteur  peut 
tirer  de  ses  livres  par  honneur,  par  orgueil,  par  aucun  noble 
rapport  que  je  me  sentisse  ni  que  je  voulusse  me  donner  avec 
Montesquieu,  quoique  je  n'y  aie  jamais  renoncé  formellement, 
désirant  au  contraire,  tantôt  de  payer  une  dette,  tantôt  de  faire 
un  présent  avec  l'argent  que  j'aurais  gagné,  il  a  bien  fallu  y 
renoncer  de  fait,  c'est-à-dire  m'en  passer,  ce  que  je  n'ai  pu  faire 
sans  rougir  un  peu  de  ma  profonde  maladresse.  Encore  si  mes 
disgrâces  s'étaient  bornées  à  ne  gagner  point  !  Mais  payer 
moi-même  tantôt  les  frais  entiers  de  l'impression,  tantôt  le 
papier  nécessaire,  tantôt  les  gravures  dont  j'ai  eu  la  sottise  et 
la  présomption  de  vouloir  parer  mes  pauvres  Trois  femmes, 
sans  que  jamais  on  m'ait  rien  rendu,  rien  payé,  cela  est  aussi 
trop  ridicule. 

A  Paris,  l'imprimeur  ou  libraire  Buisson  me  reçut  avec  inso- 
lence. Il  avait  fait  venir  de  Genève  tout  ce  qui  restait  d'une 
seconde  édition  des  Lettres  neuchâteloises  et  ce  que  l'on  avait 
imprimé  des  Lettres  écrites  de  Lausanne  2.  J'en  achetai  pour  moi, 


1  Nous  n'avons  pu  deviner  à  qui  s'adressait  cette  lettre,  dont  le  texte 
conservé  par  l'auteur  est  évidemment  un  brouillon.  Gaullieur  dit  que  le 
destinataire  était  M.  de  Saïgas.  Ce  n'est  pas  admissible,  puisque  M.  de 
Saïgas  est  nommé  comme  un  tiers  au  cours  de  la  lettre.  Celle-ci  n'est  pas 
datée  :  Gaullieur  lui  assigne  arbitrairement  la  date  du  17  juin  1790,  date 
impossible,  puisque  Mmt  de  Charrière  fait  allusion  à  l'édition  des  Trois 
femmes  publiée  en  1798.  La  lettre  doit  être  de  la  fin  de  sa  vie. 

2  C'est-à-dire  la  première  partie,  —  sans  Caliste,  qui  parut  après  son 
départ  de  Paris. 


MADAME    DE    CHABRIERE    PUBLICISTE    ET    MUSICIENNE  38g 

puis  quelques  exemplaires  pour  mes  amis,  qui,  croyant  qu'elles 
m'appartenaient,  m'en  demandaient  sans  façon  ;  et,  en  effet, 
j'avais  payé  en  entier  les  Lettres  neuchâteloises.  Eh  !  bien,  ce 
Buisson,  voyant  que  je  tardais  à  payer,  me  fit  dire  par  mon 
domestique  que  j'avais  beau  me  dire  la  propriétaire  de  ces  deux 
livres  et  l'auteur  de  tous  deux,  il  n'était  pas  obligé  de  me  croire, 
et  me  priait  de  lui  envoyer  tout  de  suite  son  argent.  M.  Bailli, 
libraire,  vendait  Mrs  Henley,  auquel  on  avait  joint,  outre  le 
Mari  sentimental,  une  misérable  suite  de  ma  brochure,  qui 
en  était  la  critique  plus  ennuyeuse  encore  qu'offensante  1, 
et  les  journaux  s'étonnèrent  de  ce  que  les  deux  parties  d'un 
même  ouvrage  se  ressemblaient  si  peu. 

M.  Prault,  le  même  à  qui  M.  de  Bièvre  disait  :  M.  Pro  blême, 
pourquoi  ne  vois-je  pas  ici  madame  Pro  fanée  ni  Mlle  Pro  nobis  ? 
—  ce  M.  Prault  convint  avec  M.  Suard  qu'il  imprimerait  Caliste, 
aussi  bien  que  les  Lettres  de  Lausanne,  à  frais  et  à  profits  com- 
muns pour  lui  et  pour  l'auteur  ;  mais  j'oubliai  de  faire  écrire 
et  signer  le  marché,  et  quand  j'envoyai  le  compositeur  Zinga- 
relli  lui  demander  pour  lui,  Zingarelli,  la  moitié  des  profits,  qui 
devaient  être  considérables,  puisque  Caliste  avait  eu  un  très 
grand  débit,  il  dit  que  j'avais  été  si  lente  et  si  minutieuse  lors 
de  l'impression  en  corrigeant  les  épreuves,  qu'il  n'y  avait  rien 
gagné  du  tout.  Il  est  vrai  que  j'avais  été  lente  et  mala- 
droite ;  il  n'était  pas  vrai  qu'il  n'eût  point  gagné.  A  sa  prière, 
j'avais  gardé  le  plus  rigoureux  silence  sur  Caliste  pendant  plu- 
sieurs mois,  parce  qu'il  voulait  ne  la  mettre  en  vente  qu'après 
le  nouvel-an,  c'est-à-dire  après  le  débit  des  almanachs. 

C'est  une  drôle  de  chose  qu'un  livre.  Sa  conception,  son  impres- 
sion, le  commerce  qui  s'en  fait,  les  éloges  qu'il  reçoit,  le  blâme 
qu'il  éprouve,  ce  qu'il  en  revient  à  l'auteur  d'estime  ou  de 
diffamation,  sont  des  choses  qui  n'ont  entr'elles  aucun  rapport. 
De  tous  les  auteurs  célèbres,  je  crois  que  Voltaire  a  été  le  plus 
habile  marchand  de  livres,  et  le  seul  qui  se  soit  considérablement 
enrichi.  Mais  pourquoi  les  libraires  qui  volent  les  auteurs  s'enri- 
chissent-ils assez  rarement  eux-mêmes  ?  C'est  ce  que  j'ignore 
tout  à  fait.  Beaucoup  d'entr'eux,  tout  en  volant,  se  ruinent. 

Après  mon  retour  de  Paris,  fâchée  contre  la  princesse  d'Orange, 
j'écrivis  la  première  feuille  des  Observations  et  conjectures  poli- 
tiques. Pour  la  faire  remarquer  et  lire,  j'en  écrivis  une  seconde, 
dont  l'intérêt  devait  être  un  peu  plus  général  ;  c'est  celle  qu'il 
a  plu  à  M.  Witel  de  mettre  la  première  dans  le  recueil  qu'il  fit. 
Puis  vinrent  les  autres.  Une  indignation,  disons  mieux,  un  zèle 
patriotique  en  dicta  plusieurs.  J'exigeais  de  l'imprimeur  qu'il 
les  envoyât  l'une  après  l'autre,  à  mesure  qu'il  les  imprimait, 


La  Justification  de  M.  Henley  (voir  chap.  IX). 


390  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

à  M.  de  Saïgas,  à  M.  van  de  Spieeel  et  à  M.  Charles  Bentinck  1. 
Le  premier,  en  effet,  recevait  les  siennes  et  les  lisait  à  ses  amis, 
dont  aucun  n'en  devina  l'auteur.  Je  voulais  qu'on  les  envoyât 
et  les  vendît  à  Paris,  comme  on  aurait  pu  faire  tout  autre  ouvrage 
périodique,  et  ne  doutais  pas  que  cela  ne  se  fît. 

Benjamin  Constant  survint.  Il  me  regardait  écrire,  prenait 
intérêt  à  mes  feuilles,  corrigeait  quelquefois  la  ponctuation, 
et  se  moquait  de  quelques  vers  alexandrins  qui  se  glissaient 
parfois  dans  ma  prose.  Nous  nous  amusions  fort.  De  l'autre 
côté  de  la  même  table,  il  écrivait  sur  des  cartes  de  tarot,  qu'il  se 
proposait  d'enfiler  ensemble,  un  ouvrage  sur  l'esprit  et  l'influence 
de  la  religion,  de  toutes  les  religions  connues.  Il  ne  m'en  lisait 
rien,  ne  voulant  pas  comme  moi  s'exposer  à  la  critique  et  à  la 
raillerie.  Mme  de  Staël  en  a  parlé  dans  un  de  ses  livres.  Elle  l'ap- 
pelle un  grand  ouvrage,  quoiqu'elle  n'en  ait  vu,  dit-elle,  que  le 
commencement,  —  quelques  cartes,  sans  doute,  —  et  elle  invite 
la  Littérature  et  la  Philosophie  à  se  réunir  pour  exiger  de  l'auteur 
qu'il  le  reprenne  et  l'achève.  Mais  elle  ne  nomme  pas  cet  auteur, 
ne  donne  point  son  adresse,  de  sorte  que  la  Littérature  et  la 
Philosophie  eussent  été  fort  embarrassées  à  lui  faire  parvenir 
une  lettre  \  » 

L'ouvrage  que  Mme  de  Charrière  écrivait  pendant  le  séjour  de 
Benjamin  est  intitulé  :  Observations  et  conjectures  politiques. 
En  le  feuilletant,  on  constate  que  cette  Hollandaise  devenue 
Suisse  était  plus  attachée  à  son  pays  d'origine  qu'on  ne  l'eût 
soupçonné.  Déjà  en  1785,  lorsqu'un  conflit  s'éleva  entre  les 
Pays-Bas  et  l'empereur  Joseph  II,  qui  élevait  des  prétentions 
sur  la  ville  de  Maëstricht,  et  que  la  guerre  menaçait  d'éclater, 
Mme  de  Charrière  exprimait  sa  fervente  sympathie  pour  ses  com- 
patriotes et  sa  foi  dans  la  justice  de  leur  cause  : 

«  J'espère,  écrit-elle  à  d'Oleyres  dès  le  15  décembre  1784, 
j'espère  que  nous  défendrons  nos  foyers  avec  la  vigueur  et  la 
persévérance    qu'on    admirait    autrefois    dans    notre    nation. 

1  Voir,  sur  ce  distingué  représentant  de  la  culture  hollandaise  à  cette 
époque,  A.  Sayous,  Le  dix-huitième  siècle  à  l'étranger,  II,  p.  406-41 1. 

2  Ceci  est  une  allusion  à  l'Essai  sur  les  fictions,  publié  par  M"'  de  Staël 
en  1795,  et  sur  lequel  nous  reviendrons,  chap.  XX.  A  propos  de  l'influence 
religieuse  des  fictions  mythologiques,  M"  de  Staël  s'exprime  ainsi  dans 
une  note  :  «J'ai  lu  quelques  chapitres  d'un  livre  intitulé:  De  l'Esprit  des 
religions,  où  tout  ce  qui  peut  être  découvert  de  plus  ingénieux  dans 
l'aperçu  de  cette  question  est  développé  :  les  lettres  et  la  philosophie  doi- 
vent exiger  de  son  auteur  de  finir  un  aussi  grand  travail  et  de  le  publier». 
Dans  les  éditions  suivantes,  M"'  de  Staël  eut  soin  de  rendre  sa  note  plus 
claire,  en  nommant  l'auteur  de  ce  grand  ouvrage. 


MADAME    DE    CHARRIERK    PUBLICISTE    ET    MUSICIENNE  3q  I 

La  paix  vaudrait  cent  fois  mieux,  je  le  sens  bien,  mais  l'idée 
d'une  guerre  heureuse  et  glorieuse  flatte  mon  imagination 
depuis  quelques  jours,  et  la  séduit.»  «...Mon  frère,  qui  est  lieute- 
nant colonel  de  cavalerie,  écrit  qu'il  est  fort  occupé,  et  sa  femme, 
que  nos  troupes  et  nos  bourgeois  sont  remplis  de  courage, 
et  que  sur  la  politique  personne  ne  s'entend.  J'ai  une.  tante 
qui  croit  tous  les  Stathoudériens  des  gens  pendables,  et  une  cou- 
sine germaine  qui  regarde  tous  les  Patriotes  comme  des  hypo- 
crites ou  des  dupes. ..  Je  me  borne  à  faire  des  vœux  pour  mon  pays 
et  contre  l'Empereur.  »  (ier  février  1785.) 

Elle  ne  se  borna  point  à  cela  :  deux  ans  plus  tard,  elle  donne 
de  sages  avis,  elle  dit  quelques  vérités  utiles  à  ses  compatriotes. 
Deux  partis  divisaient  alors  les  Pays-Bas  :  la  province  de  Hol- 
lande, jalouse  de  son  indépendance,  prétendait  contenir  le  pou- 
voir du  prince  d'Orange  dans  les  limites  de  l'ancien  stathoudé- 
rat  :  c'était  le  parti  des  Patriotes,  qui  avait  l'appui  de  la  France  ; 
d'autre  part,  le  prince  d'Orange,  soutenu  par  les  six  autres  pro- 
vinces, par  le  roi  de  Prusse,  son  beau-frère,  et  le  duc  de  Bruns- 
wick, son  oncle,  visait  à  établir  la  monarchie  au  profit  de  sa 
Maison.  C'était  surtout  la  princesse,  plus  intelligente  que  son 
mari,  qui  incarnait  cette  politique.  La  lutte  fut  très  vive.  En 
1787,  le  parti  orangiste,  qui  l'emportait,  se  mit  à  exercer  des 
représailles  et  à  dresser  des  enquêtes,  contre  lesquelles  Mme  de 
Charrière  s'élève  avec  indignation.  Eh  !  quoi,  on  entretient  le 
trouble  dans  le  pays  ! 

«  Pour  punir  qui  ?  s'écrie-t-elle.  Des  gens  qui  demandaient 
du  secours  aux  Français,  comme  d'autres  en  demandaient  aux 
Prussiens  !...  Les  sectateurs  des  canonniers  français  ont  pu 
n'être  pas  plus  mal  intentionnés  que  les  sectateurs  des  hussards 
prussiens  !  » 

Elle  proteste  surtout  contre  le  rappel  du  duc  de  Brunswick 
«  dans  un  pays  où  personne  ne  l'aime,  »  et  déclare  que  si  la  Hol- 
lande doit  souffrir  cette  intervention,  «elle  n'est  plus  une  répu- 
blique. » 

Tel  est  le  sujet  de  la  première  feuille  publiée  par  Witel  : 
Considérations  sur  l'affaire  des  canoniers  français,  attirés  en  Hol- 
lande par  quelques  Hollandais,  et  sur  le  rappel  du  duc  Louis  de 
Brunswick1.  Dans  les  suivantes,  l'auteur  suppose  une  sorte  de 

1  En  réunissant  les  «feuilles»  en  brochure,  Witel  crut  devoir  placer  ce 
premier  morceau  en  second,  et  mit  en  tête  du  recueil  la  Lettre  d'un  négo- 
ciant d'Amsterdam  (datée  du  14  novembre  1787). 


3Ç2  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

correspondance  internationale,  où  se  reflètent,  avec  leur  diver- 
sité, les  points  de  vue  des  nations  européennes  sur  les  affaires 
de  Hollande  et  de  France.  Un  négociant  d'Amsterdam,  apparte- 
nant au  Refuge,  écrit  à  un  ami  parisien  ;  un  Milanais  intervient 
à  son  tour  ;  puis  c'est  un  Anglais  qui  écrit  à  M.  Ch.  B.  (sans  doute 
Charles  Bentinck),  noble  Hollandais,  et  un  Patriote  qui  s'adresse 
au  prince  d'Orange.  Nous  n'entreprendrons  pas  une  analyse 
détaillée  de  ces  divers  morceaux,  qui  se  rapportent  à  des  circons- 
tances politiques  dont  l'intérêt  n'est  plus  très  vivant  pour  nous. 
Il  suffit  de  marquer  l'esprit  dans  lequel  Mme  de  Charrière  envi- 
sage les  troubles  qui  agitent  son  pays  d'origine.  Elle  se  montre 
bonne  Hollandaise,  ce  qui  n'exclut  pas  —  au  contraire  —  la 
franchise  des  jugements  qu'elle  porte  sur  ses  compatriotes  : 

«  La  nation  hollandaise,  dit -elle,  nous  paraît  réunir  deux 
défauts,  qui,  fâcheux  l'un  et  l'autre,  sembleraient  devoir  au 
moins  s'exclure  mutuellement  :  ce  peuple  froid,  lent,  tardif, 
esclave  des  formes,  dont  les  mœurs  ne  se  sont  pas  encore  raffinées, 
dont  la  langue  ne  s'est  pas  encore  perfectionnée,  dont  les  spec- 
tacles nationaux  sont  encore  grossiers,  cette  nation  si  pesante 
est  en  même  temps  la  plus  inconsidérée  des  nations  dans  son 
amour,  la  plus  imprudente  dans  sa  haine,  la  plus  effrénée  dans 
ses  vengeances.  » 

Elle  le  montre  par  des  exemples  historiques  aisés  à  trouver. 
Quant  au  négociant  d'Amsterdam,  issu  d'une  famille  réfugiée 
dans  les  Pays-Bas,  il  appartient  au  parti  vaincu  des  Patriotes 
et  incline  à  rentrer  dans  le  pays  de  ses  pères.  Justement,  on  parle 
d'un  édit  royal  qui  va  rendre  aux  protestants  le  libre  exercice 
de  leur  culte.  Notre  homme  représente  à  son  ami  de  Paris  quelle 
habile  politique  fera  la  France  en  entrant  dans  cette  voie  ; 
beaucoup  de  réfugiés  s'empresseront  de  regagner  leur  lieu 
d'origine,  au  détriment  des  Pays-Bas  : 

«  ...Bordeaux  et  Nantes  ne  peuvent  que  leur  plaire  ;  ils  y 
retrouveront  la  mer  et  des  vaisseaux,  et  ils  oublieront  bientôt 
des  marais  que  la  liberté  seule  pouvait  leur  faire  aimer.  » 

Mais  une  autre  émigration  menace  la  Hollande,  celle  des 
citoyens  qui,  sans  être  ni  Patriotes  ni  Français  d'origine,  ne 
peuvent  cependant  supporter  la  politique  de  la  princesse  d'Orange 
et  le  rappel  du  duc  de  Brunswick  : 


MADAME    DE    CHARRIERE    PUBLICISTE    ET    MUSICIENNE  39? 

«  J'ose  affirmer  que  parmi  les  Stathoudériens  zélés,  il  y  en 
aura  beaucoup  qui,  honteux  de  leur  victoire,  indignés  de  l'usage 
qu'on  en  fait,  quitteront  une  terre  avilie  et  refuseront  d'appar- 
tenir à  une  nation  esclave.  » 

Ailleurs,  elle  conseille  à  la  Hollande  de  se  donner  une  cons- 
titution analogue  à  celle  de  l'Angleterre  et  de  renoncer  à  une 
république  qui  assure  moins  la  liberté  qu'une  monarchie  cons- 
titutionnelle. Puis,  c'est  un  lecteur  qui,  sous  prétexte  de  corriger 
l'auteur,  décoche  aux  Hollandais  quelques  malices  : 

«  Le  seul  désœuvrement  me  fit  lire  votre  premier  numéro  ; 
car  je  me  soucie  presque  aussi  peu  des  Hollandais  que  des  Turcs. 
J'ai  vu  leur  beau  monde  :  il  était  anglais  le  matin  et  français 
le  soir,  singe  par  conséquent  toute  la  journée  ;  j'ai  vu  leurs 
savants  :  ils  étaient  pédants;  leurs  bourgeois:  ils  étaient  lourds  ; 
leur  petit  peuple  :  il  était  brutal  ;  et  voilà  la  nation  que  vous 
mettez  parmi  les  nations  favorisées  1.  Il  faut  que  vous  fassiez 
grand  cas  des  rues  lavées,  du  poisson  sec,  du  beurre  et  du  fro- 
mage, des  écluses  et  des  moulins  à  vent.  » 

Ce  lecteur  facétieux  reproche  aux  Hollandais  le  fait  que  leur 
richesse  est  «  stagnante  comme  l'eau  de  leurs  canaux.  »  Il  peint 
avec  humour  la  vie  d'un  particulier  riche,  égoïste  et  bon  vivant. 
Mais,  étant  équitable,  il  énumère  aussi  les  qualités  solides  de 
ce  petit  peuple,  son  «  froid  courage  »,  sa  «  probité  incorruptible  ». 
Ce  portrait  de  la  nation  hollandaise  est  au  nombre  des  meilleures 
pages  de  l'auteur. 

Mais  nous  goûtons  davantage  encore  celles  que  lui  inspirait 
l'état  de  la  France  à  la  veille  de  la  Révolution.  Ce  qui  paraît 
l'avoir  surtout  préoccupée,  c'est  d'une  part  la  condition  des 
protestants,  d'autre  part  la  question  des  lettres  de  cachet, 
puis  la  personnalité,  le  caractère  et  les  intentions  de  Louis  XVI. 

Un  Milanais  écrit  à  un  Français,  à  propos  d'un  des  refus 
d'enregistrement  des  édits  par  le  Parlement.  Il  pressent  une 
révolution  prochaine  : 

«  Etes-vous  bien  sûrs,  dit-il,  que  de  cette  crise  violente,  il  en 
sortît  un  état  de  choses  plus  juste  et  meilleur  ?  La  Constitution 
anglaise  tourne  la  tête  à  beaucoup  de  Français,  et  c'est  avec 

1  Dans  sa  première  feuille  sur  les  affaires  de  Hollande,  elle  appelle  la 
France,  la  Suisse,  l'Angleterre  et  la  Hollande  les  «nations  favorisées»: 
Nous  avons  vu  Benjamin  citer  cette  expression  non  sans  ironie  (p.  370). 


3Ç4  MADAME    DE    CHARF'IEPE    ET    SES    AMIS 

raison  qu'on  l'admire  et  qu'on  l'envie.  Mais  vous  êtes  si  différents 
des  Anglais,  que  leurs  lois  ne  vous  conviendraient  pas  comme 
à  eux,  et  il  s'écoulerait  des  siècles  avant  que  vous  leur  ressem- 
blassiez par  leurs  bons  côtés.  C'est  à  votre  vanité  pour  le  nom 
français,  c'est  à  votre  idolâtrie  pour  vos  rois  que  vous  avez 
dû  votre  grandeur,  vos  héros,  vos  victoires.  On  peut  bien  d'un 
moment  à  l'autre  s'habiller  et  s'enivrer  comme  un  Anglais,  mais 
non  pas  donner  l'esprit  national  anglais  à  la  nation  française... 

...Voilà.  Monsieur,  les  réflexions,  très  superficielles  à  la 
vérité,  d'un  étranger  qui  aime  la  France,  qui  hait  les  guerres 
civiles,  et  qui  a  précisément  autant  de  philosophie  qu'il  en  faut 
pour  n'être  pas  plus  ému  des  maux  d'un  empereur  ou  d'un 
président  à  mortier,  que  de  ceux  d'un  procureur  au  Châtelet 
ou  d'un  décrotteur.  » 

La  lettre  VI,  consacrée  à  l'édit  concernant  les  protestants, 
contient  un  hommage  éloquent  à  l'influence  du  Refuge  dans  les 
Pays-Bas.  Il  vaut  la  peine  de  recueillir  cette  page  : 

«  A  qui  la  France  doit-elle  cet  agréable  empire  qu'elle  exerce 
bien  plus  sur  l'Angleterre,  l'Allemagne  et  la  Hollande,  que  sur 
l'Italie  et  l'Espagne,  à  qui,  si  ce  n'est  à  ses  réfugiés,  répandus 
dans  tous  les  pays  protestants  ?  Sans  eux,  la  Cour  de  Berlin 
n'aurait  pas  été  française,  le  feu  roi  de  Prusse  n'aurait  pas  écrit 
en  français,  son  frère,  le  prince  Henri,  n'aurait  pas  entendu 
avec  cette  finesse  les  hommages  qui  lui  ont  été  rendus  en  France, 
et  n'y  aurait  pas  répondu  avec  cette  sensibilité.  Grâce  aux  ins- 
tituteurs français,  les  enfants  hollandais  et  allemands  apprennent 
La  Fontaine  par  cœur  dès  qu'ils  savent  parler  ;  depuis  quarante 
ans  les  lettres  de  Mme  de  Sévigné  sont  entre  les  mains  de  toutes 
les  Allemandes,  de  toutes  les  Hollandaises,  de  toutes  les  femmes 
de  Suisse  un  peu  bien  élevées,  et  le  règne  de  Louis  XIV  leur  est 
bien  plus  connu  qu'aucune  partie  de  l'histoire  de  leur  propre 
pays.  Lirions-nous  aujourd'hui  Montesquieu,  Voltaire,  Buffon. 
vos  édits,  vos  mémoires,  vos  remontrances,  si  votre  langue  ne 
nous  était  pas  familière,  si  votre  pays  n'était  pas  une  seconde 
patrie  pour  la  plupart  d'entre  nous,  une  patrie  que  se  choisissent 
le  goût  et  l'élégance  ?...  Dans  le  temps  que  Saurin  faisait  accou- 
rir à  ses  sermons  tout  le  beau  monde  de  La  Haye,  plusieurs 
Français  et  Françaises  de  qualité  y  donnaient  la  prévention  la 
plus  favorable  pour  leur  nation,  et  les  reparties  fines  de  MIle  de 
Dangeau  \  les  jugements  qu'elle  portait  sur  les  gens  et  les  ouvra- 

1  Hélène  de  Dangeau,  enfermée  au  Calvaire  après  la  Révocation,  recouvra 
la  liberté,  et  se  retira  à  La  .Hâve,  où  elle  fonda  deux  pensionnats  pour  les 
jeunes  femmes  de  qualité  qui  appartenaient  au  Refuge  (voir  la  France  vro- 
testante,  2'  édition,  III,  article  Courcillon). 


MADAME    DE   CHABRlÈKK    PUBLICISTE    ET    MUSICIENNE  3g5 

ges,  étaient  cités  dans  tonte  la  Hollande.  Deux  parentes  du 
duc  de  La  Rochefoucauld  furent  gouvernantes  d'enfants  chez 
des  gens  de  qualité  à  Utrecht  ;  d'autres  filles  de  condition,  pleines 
d'esprit  et  de  mérite,  y  tenaient  une  école  au  commencement  du 
siècle,  et  vers  l'an  1720,  de  jeunes  gens  des  deux  sexes  louèrent 
chez  elles  Iphigénie  et  Idoménée.  Je  le  demande,  ces  émanations 
de  la  France  ne  doivent-elles  pas  avoir  contribué  infiniment  à 
vous  faire  régner  sur  les  esprits  des  peuples  où  elles  furent  por- 
tées ? 

A  présent  qu'il  ne  vous  reste  plus  à  faire  aucune  conquête 
de  ce  genre,  à  présent  que  nous  sommes  les  tributaires  de  votre 
littérature,  et  presque  les  esclaves  de  vos  usages,  rappelez, 
Français,  il  en  est  bien  temps,  les  exilés  qui  vous  ont  acquis  cet 
empire...  La  religion  catholique,  assise  chez  vous  sur  le  trône, 
entourée  d'une  milice  si  vigilante  et  si  nombreuse  d'évêques, 
d'abbés,  de  moines  de  toute  espèce,  qu'a-t-elle  à  redouter  ? 
Mme  la  M.  de  N.  en  entendrait-elle  une  messe  de  moins  quand  les 
protestants  seraient  non  seulement  mariés,  mais  heureux  en 
France  ?  C'est  la  religion  protestante  qui  devrait  trembler, 
car  la  tolérance  fait  plus  de  prosélytes  que  la  persécution.  » 

Plusieurs  «feuilles»  sont  consacrées  à  la  question  des  lettres  de 
cachet.  Un  conseiller  au  Parlement  adresse  à  ce  sujet  une  remon- 
trance au  roi,  et  semble  prévoir,  appeler  m^me  de  ses  vœux  la 
prise  de  la  Bastille  : 

«  Pourquoi  ne  déclareriez-vous  pas  que  tout  ministre,  favori 
ou  favorite,  qui  vous  proposera  une  lettre  de  cachet,  perdra  sa 
place  à  l'instant,  et  que  si  la  Bastille  n'est  pas  encore  détruite, 
ce  sera  pour  elle  ou  pour  lui  que  ce  cruel  donjon  subsistera  ?  » 

Un  savetier  du  faubourg  St- Marceau  s'adresse  à  son  tour  au 
roi  pour  solliciter  trois  lettres  de  cachet  dont  il  aurait  grand 
besoin  pour  faire  enfermer  sa  femme,  «  babillarde  et  tracassière  », 
son  fils,  épris  de  la  bâtarde  d'un  décrotteur,  et  son  frère,  lequel 
menace  de  se  marier,  au  détriment  de  ceux  qui  escomptaient  son 
héritage. 

Puis  c'est  un  Français  qui  conjure  le  roi  d'adopter  des  mesu- 
res libérales  tandis  qu'il  en  est  temps  : 

«  Dans  un  an,  dans  six  mois,  les  mêmes  concessions  n'auront 
plus  le  même  prix.  Il  faut  saisir  le  moment  de  céder  avec  fruit, 
comme  celui  de  profiter  de  la  victoire.  Tant  de  choses  changent 
autour  de  nous,  tout  près  de  nous,  lorsque  tout  nous  paraît 
rester  au  même  point  !  Vous  voyez  toujours,  Sire,  vos  mêmes 
palais,  on  vous  appelle  des  mêmes  noms,  les  officiers   de    votre 


3g6  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

couronne  portent  toujours  les  mêmes  titres  ;  mais  la  nation 
change  ;  à  la  soumission  superstitieuse  et  idolâtre  qui  passe, 
il  faut  faire  succéder  un  respect  raisonné  et  une  soumission  de 
confiance.  » 

Les  «  feuilles  »  les  plus  originales  sont  celles  où  l'auteur  adresse 
ses  bons  avis  à  Louis  XVI  sous  la  forme  d'un  conte  philoso- 
phique à  la  manière  de  Voltaire. 

Bien-Né  s'appelle  ainsi  parce  qu'il  est  venu  au  monde  «  avec 
un  esprit  droit  et  un  cœur  ami  de  la  justice  ».  Mais  une  mau- 
vaise éducation  a  laissé  inutiles  et  incultes  ces  qualités  natives. 
Il  est  gros  mangeur  et  grand  chasseur,  et  ne  s'occupe  point  de 
ses  peuples.  Il  jure  volontiers,  dans  la  bonne  et  la  mauvaise 
humeur.  Bientôt  les  affaires  publiques  s'embarrassent  ;  tout 
va  mal  dans  le  royaume.  Un  jour,  le  prince  invoque  la  Sagesse, 
dont  il  a  souvent  entendu  parler,  mais  que  personne  ne  lui  a 
fait  connaître.  La  Sagesse  survient  à  son  appel,  et  lui  donne 
cet  ordre  :  «  Ne  jure  plus  !...  Dans  huit  jours  je  t'en  dirai  davan- 
tage... »  Il  obéit,  sans  bien  comprendre.  Mais  ses  courtisans  sont 
fort  alarmés  :  «  Si  le  roi  peut  surmonter  d'un  moment  à  l'autre 
une  habitude  prise  depuis  si  longtemps,  il  pourra  tout  ce  qu'il 
voudra  !...  »  Huit  jours  après,  la  Sagesse  reparaît  et  lui  dit  : 
«  Sois  plus  sobre  !  »  Il  obéit  encore.  «  L'étonnement  redoubla 
et  la  consternation  devint  générale.  »  Le  roi  se  sent  la  tête  plus 
libre,  il  est  mieux  disposé  au  travail.  Mais  voici  sa  conseillère 
qui  revient  lui  dire  :  «  Chasse  moins  souvent.  Ce  sacrifice  ne  te 
sera  pas  plus  difficile  que  les  autres.  »  Il  obéit  encore  :  «  Huit 
jours  se  passèrent,  pendant  lesquels  il  ne  chassa  qu'une  fois. 
Le  neuvième  jour  il  demanda  des  livres.  »  ...Ainsi  se  poursuit, 
par  les  victoires  successives  de  la  volonté,  l'éducation  du  jeune 
monarque  : 

«  Et  peu  à  peu  il  sembla  que  la  Sagesse  elle-même  fût  sur  le 
trône.  Les  finances  se  rétablirent.  La  nation  fut  plus  florissante 
et  plus  respectée  que  jamais,  et  Bien-Né  fut  aussi  heureux  qu'un 
roi  peut  l'être.  » 

Chambrier  d'Oleyres  écrivait  le  22  août  1789,  dans  son  journal  : 

«  Chez  Mme  de  Charrière,  qui  m'a  communiqué  ses  ouvrages 
polémiques.  Il  y  a  une  suite  de  feuilles  hebdomadaires  sur  les 
affaires  de  France,  et  un  conte  intitulé  Bien-Né,  que  le  libraire 
correspondant  de  Fauche  à  Paris  a  voulu  débiter,  et  qui  lui  a 


MADAME    DE   CHARRIERE    PUBLICISTE    ET    MUSICIENNE  5g~J 

mérité  la  prison  parce  que  l'allusion  à  Louis  XVI  est  trop  frap- 
pante. » 

Nous  avons  eu  la  curiosité  de  vérifier  le  fait,  qui  est  d'ail- 
leurs affirmé  par  M,rie  de  Charrière  elle-même1.  Grâce  aux  indi- 
cations de  M.  Maurice  Tourneux,  guide  aussi  obligeant  pour 
les  chercheurs  qu'admirable  érudit,  nous  avons  appris  qu'un 
certain  nombre  des  articles  formant  les  Observations  et  con- 
jectures politiques  furent  réimprimés  à  Paris  en  1788.  Cette 
brochure,  que  possède  la  Bibliothèque  nationale,  contient, 
outre  le  conte  de  Bien-Né,  cinq  des  morceaux  relatifs  aux  affaires 
de  France.  Nous  devons  en  outre  à  M.  Tourneux  communication 
de  la  note  suivante  : 

«  L'auteur  de  la  correspondance  secrète,  publiée  par  M.  de 
Lescure  (Paris,  Pion,  1886,  2  vol.  gr.  in-8°),  écrit  à  la  date  du 
16  août  1788  :  «  Le  Roi,  ayant  lu  la  brochure  intitulée  Bien-Né, 
«  où  l'on  se  permet  des  recherches  sur  sa  vie  privée  et  de  lui 
«  donner  des  leçons,  s'est  imposé,  dit-on,  la  loi  de  ne  plus  boire 
«  que  de  l'eau.  » 

Enfin,  d'après  une  note  ancienne  sur  un  exemplaire  du  Bien- 
Né,  mis  en  vente  en  1864,  «  cette  brochure  aurait  été  saisie 
et  des  poursuites  intentées  contre  les  vendeurs  2.  »  —  Le  fait 
doit  être  exact,  car  il  est  raconté  dans  l' avant-propos  d'un  autre 
petit  ouvrage  de  Mmc  de  Charrière,  dont  nous  parlerons  bientôt  : 
Aiglonette  et  Insinuante,  conte  destiné  à  Marie- Antoinette. 
C'est  une  brochure  qui  fut  publiée  à  Neuchâtel  en   1791,  puis 


1  Recueillons  ici  une  lettre  qu'elle  écrivait  à  la  fin  de  sa  vie.  Le  célèbre 
géologue  Léopold  de  Buch,  en  séjour  à  Neuchâtel,  était  venu  la  voir  et 
avait  subi  le  charme  de  son  esprit.  Quelques  jours  après,  elle  mande  à 
Mmt  de  Sandoz-Rollin  :  «.  Puisque  j'intéresse  M.  de  Buch  en  ma  qualité 
d'écrivailleuse,  engagez-le  à  emprunter  de  M.  d'Ivernois  un  recueil  de  17 
feuilles,  de  quelques-unes  desquelles  je  suis  passablement  vaine.  Bien-Né, 
surtout,  qui  fit  mettre  son  vendeur  à  la  Bastille  parce  que  j'y  traitais  trop 
familièrement  Louis  XVI,  mérite  que  M.  de  Buch  le  lise  et  que  vous  le 
relisiez.  Je  l'écrivis  au  commencement  de  88.  L'on  sait  qu'en  89  il  aurait  été 
regardé  comme  une  flagornerie  punissable.  »  (1802). 

2  Ces  renseignements  figureront  sous  n°  20,857,  dans  la  Bibliographie 
de  l'histoire  de  Paris  pendant  la  révolution  française,  T.  IV,  Documents 
biographiques,  par  M.  Maurice  Tourneux.  Nous  remercions  notre  savant 
confrère  de  l'empressement  qu'il  a  mis  à  nous  documenter,  en  nous  com- 
muniquant des  fiches  encore  inédites. 


398  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

réimprimée  à  Paris  la  même  année  ;  l'édition  parisienne  repro- 
duit l'avis  au  lecteur  de  l'édition  neuchâteloise,  mais  en  y  ajou- 
tant les  noms  des  libraires  compromis  par  la  vente  du  Bien-Né  ; 
voici  ce  texte  curieux  : 

«  Un  écrivain  obscur,  mais  dont  la  plume  était  exempte  de 
malice,  comme  d'adulation,  traça  ce  qui  aurait  dû  arriver  au 
roi  Bien-Né.  Le  pauvre  prince  ne  l'aura  point  lu.  Ses  ministres 
lui  dérobèrent  sans  doute  son  histoire  ;  car  ils  en  furent  si  mécon- 
tents, qu'ils  mirent  en  prison  les  libraires  qui  la  débitaient,  et 
notamment  les  nommés  Désauges,  G.  D.  X.  et  Denné  :  heureu- 
sement une  femme  compatissante  fit  abréger  le  temps  de  cette 
dure  pénitence  ;  et  quant  à  l'auteur,  il  n'a  été  connu  ni  du 
ministre,  ni  du  public.  Voyons  s'il  saura  tracer  quelques  lignes 
qui  ne  causent  de  chagrin  à  personne  et  qui  puissent  plaire  à 
celle  à  qui  elles  seront  particulièrement  destinées.  » 

Or,  en  consultant  les  archives  de  la  Bastille  et  les  ouvrages 
relatifs  à  la  célèbre  prison,  nous  avons  constaté  que  Désauges 
père,  colporteur,  et  son  fils,  le  libraire  Edme-Marie-Pierre  Désau- 
ges, furent  incarcérés  plusieurs  fois  pour  délits  de  librairie  '. 
C'étaient  des  familiers  de  la  Bastille.  Quant  à  Philippe  Denné, 
libraire  au  Palais-Royal,  il  y  entra  le  10  avril  1788,  fut  transféré 
le  15  août  à  St-Lazare,  —  ce  qui  était  une  aggravation  de  peine, 
—  et  mis  en  liberté  en  novembre.  Il  est  bien  probable  que  c'est 
le  Bien-Né  qui  lui  valut  une  captivité  si  longue  et  si  rigoureuse. 
Quelle  est  la  «  femme  compatissante  »  qui  réussit  à  la  faire 
abréger  ?  Sans  affirmer  rien,  nous  rappelons  que  Mme  de  Char- 
rière  connaissait  M.  de  Breteuil,  l'avait  sollicité  à  deux  repri- 
ses :  et  c'est  M.  de  Breteuil,  précisément,  qui  avait  contre- 
signé l'ordre  d'incarcérer  Denné... 


1  Désauges  père  est  poursuivi  en  1760  pour  avoir  colporté  la  préface  de 
la  comédie  des  Philosophes  (de  Palissot)  ;  en  1775,  il  est  enfermé  pour 
quelque  autre  délit  du  même  genre  ;  en  1777,  le  père  et  le  fils  sont  empri- 
sonnés tous  deux,  à  propos  d'une  «affaire  Manichelle  »  ;  le  second  avait 
été  arrêté  à  la  barrière  Saint-Dominique,  ayant  dans  son  cabriolet  60  exem- 
plaires en  feuilles  des  Arrêtés  et  très  humbles  remontrances  du  Grand 
Conseil  au  Roi.  Il  fut  emprisonné  derechef,  en  1786,  pour  avoir  publié  un 
pamphlet  (Lettre  d'un  garde  du  corps)  relatif  à  l'affaire  du  Collier.  — 
Voir  sur  les  Désauges  et  Denné,  Bibliothèque  de  l'Arsenal,  B.  12,517  :  Arch. 
de  la  Préfecture  de  police,  2'  section,  C.  25  ;  La  Bastille  dévoilée,  IIP  livr. 
p.  137  ;  Funck-Brentano,  Lettres  de  cachet  à  Paris. 


MADAME    DE    CHARRIEKE    PUBLICISTE    ET    MUSICIENNE  3gg 

Un  fait  est  certain,  c'est  que  les  Observations  et  conjectures 
politiques  ne  passèrent  point  inaperçues  à  Paris.  Mieux  encore  : 
les  pages  mordantes  sur  les  lettres  de  cachet  firent  attribuer 
cet  ouvrage  à  un  auteur  moins  obscur  que  Mmc  de  Charrière. 
Benjamin  Constant  écrivait  à  celle-ci,  le  25  septembre1  1793: 

«  J'ai  trouvé  chez  un  libraire  [à  Lausanne]  vos  petites  feuilles 
politiques  sous  le  nom  du  comte  de  Mirabeau.  J'en  ai  pris  deux 
exemplaires.  Je  vous  en  envoie  l'un  avec  l'article  du  catalogue 
qui  vous  arrache  la  gloire  de  cet  ouvrage.  Serez-vous  plus  fâchée 
de  cette  perte  que  flattée  de  la  méprise  ?  »  —  Elle  répond  le  28  : 
«  Je  suis  plus  contente  de  la  méprise  que  fâchée  du  larcin, 
si  toutefois  celui  qui  attribue  mon  ouvrage  au  comte  de  Mira- 
beau, au  lieu  d'être  le  public,  n'est  pas  quelque  libraire  avide, 
attentif  seulement  à  donner  à  un  anonyme  un  nom  qui  fasse 
vendre  l'écrit.  C'est  M.  de  Charrière  qui  m'a  suggéré  ce  doute 
modeste,  cette  prudente  distinction  2.  » 

Elle  eut  à  essuyer  les  attaques  assez  vives  d'un  anonyme, 
qu'elle  prenait  pour  le  comte  de  Sanois  : 

«  A  l'avenir,  écrit-elle  à  d'Oleyres,  il  faudra  du  courage  pour 
ouvrir  sa  porte  à  un  Français.  M.  de  Mirabeau  fait  peur  des 
Français  d'esprit,  et  M.  de  Sanois  des  Français  sans  esprit. 
On  est  bien  fâché  contre  lui  à  Neuchâtel,  et  plus  que  son  sot 
petit  livre  ne  le  mérite.  La  moitié  de  sa  mauvaise  humeur  est 
dirigée  contre  moi,  qu'il  n'a  jamais  vue.  » 

Le  «  sot  petit  livre  »  auquel  ces  lignes  font  allusion  (et  qui  fut 
d'ailleurs  hautement  désavoué  par  M.  de  Sanois  3),  est  la  Lettre 
d'un  voyageur  français,  écrite  de  Zurich,  à  M.  Bergasse,  à  Paris 
(Cologne,  1789).  Cette  lettre  est  signée  G***  et  porte  la  date 
du  28  septembre  1788.  C'est  un  pamphlet  violent  contre  la 
Suisse  et  ses  habitants  :  «  Leur  liberté  est  souvent  licence,  bru- 
talité, intolérance...  S'ils  exercent  l'hospitalité,  c'est  en  ran- 
çonnant les  étrangers...  »  Dans  son  zèle  nationaliste,  l'auteur 
proteste  contre  l'admission  des  Suisses  au  service  de  France, 
les  appelle  «  ces  intrus,  qui  viennent  enlever  la  subsistance  de 

1  Et  non  décembre,  date  indiquée  dans  le  recueil  Melegari. 

2  La  «  méprise  »  s'explique  si  l'on  se  souvient  que  Mirabeau  avait  écrit 
dans  le  même  sens,  en   1788,  des  lettres  Aux  Bataves  sur  le  stathoudérat. 

3  Voir  sa  brochure  (que  nous  a  signalée  notre  ami  M.  Arthur  Piaget)  : 
Questions  proposées  à  toutes  les  assemblées  par  un  membre  de  la  noblesse 
de  celle  de  Meaux,  i3  mars  1 78g,  par  le  comte  de  Sanois. 


MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS  4OO 

nos  enfants  »,  et  résume  son  sentiment  sur  la  belle  Helvétie 
dans  cette  formule  lapidaire  :  «  La  Suisse  est  une  éponge  à  sup- 
primer ».  Plus  loin  on  lit  encore  ces  lignes,  qui  font  suite  à  une 
«  note  historique  sur  les  affaires  de  Genève  »  : 

«  La  Suisse  renferme  une  multitude  (!)  de  gens  d'esprit  dans 
les  deux  sexes,  beaucoup  de  femmes  très  instruites,  même  en 
état  d'écrire.  Une  Hollandaise,  qui  s'y  est  établie  il  y  a  plu- 
sieurs années,  passe  sa  vie  à  composer  des  romans  qu'on  trouve 
à  Paris  et  que  vous  connaissez  peut-être.  Cette  dame  fait  actuel- 
lement un  opéra.  On  assure  qu'elle  s'est  avisée  de  publier  des 
pamphlets  contre  nous,  nos  Parlements,  nos  Etats  provinciaux. 
J'ignore  si  on  les  lui  a  payés  cher  :  mais  ils  ont  donné  lieu  à 
une  réplique  qui  lui  a  été  adressée  par  une  dame  française...  » 

Cette  réplique  fait  suite  à  la  lettre  de  Zurich.  Nous  en  trans- 
crivons les  passages  les  plus  curieux  : 

Lettre  d'une  jeune  Française  arrivée  à  Lausanne  pour  confier 
à  M.  Tissot  la  guéri  son  de  son  mari  infirme,  Conseiller  au  Parle- 
ment de  Paris,  écrite  à  Mme  de  C***  à  sa  maison  de  campagne, 
située  sur  le  bord  du  lac  d'Yverdun  1. 

A  Lausanne,  le  26  mai  1788. 
J'ai  trouvé,  Madame,  en  arrivant  ici,  dans  toutes  les  maisons, 
un  roman  nouveau  qui  y  fait  sensation  2.  On  dit  que  c'est  votre 
ouvrage.  On  m'en  a  proposé  la  lecture.  J'ose  avouer  mes  torts  : 

je  l'ai  refusée.  Je  ne  lis  jamais  de  romans On  m'a  présenté  une 

brochure  de  80  pages,  intitulée  Observations  et  conjectures  politi- 
ques, imprimées  chez  J.  Wittel,  aux  Verrières-suisses,  divisées 
en  chapitres  numérotés  depuis  1  jusqu'à  13.  J'ai  lu  cette  col- 
lection de  numéros,  qu'on  m'a  dit  être  encore  un  ouvrage  de 
votre  composition.  Si  on  m'a  trompée,  si  le  numéro  auquel 
je  vais  répondre  n'est  pas  de  vous,  ni  de  M.  votre  époux  3,  ma 
réponse  ne  s'adressera  ni  à  l'un  ni  à  l'autre,  mais  à  l'auteur 
tel  qu'il  puisse  être.  » 

L'auteur  de  la  lettre  repousse  «  les  sarcasmes  et  les  accusa- 
tions par  lesquels  on  cherche  à  donner  du  ridicule  à  sa  patrie  », 
et  s'excitant  par  degrés,  éclate  enfin  : 

«  Daignez,  Madame,  recevoir  par  mon  organe  les  remercie- 
ments que  doit  la  nation  française  aux  sages  leçons  que  vous 

1  Le  lac  de  Neuchàtel  était  souvent  appelé  alors  lac  d'Yverdun. 

2  Voilà  qui  prouve  au  moins  le  très  grand  succès  de  Caliste. 

3  II  semble  résulter  de  ce  passage  que  tout  ou  partie  des  Observations 
avait  été  attribué  à  M.  de  Charrière. 


MADAME    DE    CHARRIERE    Pl'BLICISTK    ET    MUS1CIENNI  40 1 

voulez  bien  lui  donner...  De  quoi  vous  mêlezrvous  ?  Faites  des 
romans,  Madame.  On  dit  qu'ils  sont  délicieux,  et  jamais  vos 
observations  politiques  n'auront  le  même  succès.  » 

A  propos  de  la  Constitution  anglaise,  dont  Mme  de  Charrière 
avait  dit  qu'elle  «  tournait  la  tête  aux  Français  »,  mais  ne  saurait 
leur  convenir,  l'anonyme  réplique  par  une  assertion  qui  aurait 
étonné  Montesquieu  : 

«  Daignez,  madame,  donner  quelque  relâche  à  vos  occupations 
romanesques.  Lisez,  je  vous  en  conjure,  notre  histoire,  dont 
vous  n'avez  pas  la  plus  légère  notion.  Elle  vous  apprendra  que 
la  Constitution  anglaise,  longtemps  avant  d'être  établie  dans  les 
Iles  britanniques,  régissait  notre  monarchie...  N'auriez-vous 
pas,  Madame,  par  hasard  quelques  fonds  en  France  ?  Je  le 
soupçonne.  J'ai  fait  ici  cette  remarque,  que  les  Suisses  les  plus 
ardents  à  vouloir  nous  fabriquer  de  nouvelles  chaînes,  sont  des 
capitalistes  inquiets.  » 

Ces  insinuations  malveillantes  d'un  pamphlétaire  anonyme 
n'empêchèrent  pas  Mme  de  Charrière  de  reprendre  bientôt  la 
plume  à  propos  des  affaires  de  France.  La  Révolution  venait 
de  commencer  ;  un  esprit  aussi  curieux  que  le  sien  devait  suivre 
avec  l'intérêt  le  plus  passionné  les  péripéties  de  ce  grand  drame  ; 
notre  pays  allait  d'ailleurs  en  ressentir  fortement  le  contre-coup 
par  l'Emigration.  Déjà  elle  avait  suivi  avec  attention  les  troubles 
qui  agitaient  la  petite  république  genevoise  : 

«  A  propos,  Monsieur,  écrivait-elle,  le  30  mars  1789,  à  d'Oleyres, 
qu'avez-vous  pensé  de  cette  petite  révolution  de  Genève,  si 
subite,  si  entière,  si  inattendue  ?  M.  de  Saïgas  écrit  que  les 
physionomies  ont  changé  depuis  les  lettres  qu'on  a  reçues  de 
la  Cour  de  France...  Il  nous  envoie  d'assez  jolies  et  méchantes 
chansons  négatives1...  Cette  petite  république  est  vraiment 
bien  étrange.  Je  l'aimais  beaucoup  une  fois,  mais  cela  m'a  passé. 
La  politique  des  républiques,  comme  celle  des  Cours,  ne  doit 
pas  être  vue  de  près  si  l'on  veut  prendre  plaisir  à  ceux  qui  la 
manient.  Quand  on  est  jeune  et  un  peu  romanesque,  on  veut 
voir  le  monde  ;  ensuite,  on  se  tient  volontiers  renfermé  dans 
sa  tanière,  et  la  plus  petite,  la  plus  inaccessible,  est  la  meilleure. 
Ce  n'est  pas  qu'on  ne  s'y  ennuie  quelquefois  ;  mais  l'ennui  ne 
paraît  pas  le  plus  grand  des  maux,  et  on  ferme  les  yeux  à  tout 
spectacle  plutôt  que  de  s'exposer  à  les  avoir  blessés  d'un  spectacle 

1  On  sait  que  les  Négatifs  étaient  le  parti  aristocratique  de  Genève,  par 
opposition  aux  Représentants,  ou  parti  populaire. 


402 


MADAME    I)K    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 


fâcheux.  Voilà  ma  profession  de  foi  et  de  conduite.  Ce  n'est  ni  ne 
doit  être  encore  de  sitôt  la  vôtre,  mais  peut-être  la  sera-ce  un 
jour.  Alors,  je  serai  bien  aise  pourtant  que  Cormondrèche  ne  soit 
qu'à  une  demi-lieue  de  cette  tanière-ci,  supposé  que  je  vive  et 
l'habite  encore  *  !  En  attendant,  je  fais  toujours  de  la  musique 
pour  des  paroles,  ou  des  paroles  pour  de  la  musique.  » 

Dans  la  lettre  suivante  (avril  1789),  elle  fait  allusion  à  un  libelle 
de  Mirabeau,  «  dans  lequel  on  dit  que  Berlin  trouve  avec  délice 
une  ample  vengeance  2  »,  puis  elle  s'écrie  : 

«  Le  voilà  pourtant  nommé,  ce  misérable  Mirabeau  !  J'en 
suis  fâchée  pour  la  chose  publique,  pour  M.  Necker  et  pour 
l'honneur  du  Tiers.  Au  reste,  peut-être  voudra-t-il  jouer  le  rôle 
d'honnête  homme,  et  s'il  le  veut  il  le  pourra.  J'abandonne  assu- 
rément sa  probité  et  ne  soutiens  pas  son  style,  mais  je  trouve 
qu'il  écrit  avec  tout  l'esprit  possible  3.  » 

Deux  mois  plus  tard,  elle  communiquait  à  d'Oleyres  de  nou- 
velles feuilles  politiques,  écrites  à  l'occasion  de  la  convocation 
des  Etats  Généraux.  Ce  sont  les  Lettres  dun  Evêque  français 
à  la  nation. 

«  Il  y  a  de  l'esprit,  dit  d'Oleyres  dans  son  journal,  du  style 
et  des  grâces,  mais  point  de  suite,  de  consistance,  et  même  rien 
de  bien  saillant.  Une  idée  la  conduit  à  une  autre,  et  quelquefois, 
la  facilité  d'écrire  et  de  rendre  ses  idées,  l'engage  à  en  hasarder 
de  trop  paradoxales...  L'ouvrage  qu'elle  m'a  dit  avoir  le  plus 
travaillé,  celui  dont  elle  est  le  plus  satisfaite,  c'est  la  6e  Lettre 
dun  Evêque.  La  matière  est  importante  :  il  s'agit  de  la  réforme 
du  Code  criminel  et  de  l'abolition  de  la  peine  de  mort.  Mme  de 
Charrière  traite  cette  matière  avec  plus  de  profondeur  qu'on 

1  Nous  rappelons  que  Chambrier  d'Oleyres  avait  sa  résidence  d'été  dans 
le  village  de  Cormondrèche,  tout  près  de  Colombier. 

2  Sans  doute  un  des  pamphlets  de  Mirabeau  contre  Necker. 

3  A  propos  des  Lettres  à  Sophie,  elle  écrivait,  le  5  mars  1792,  à  d'Oleyres  : 
«J'ai  parcouru  tous  ces  jours  les  lettres  que  Mirabeau  écrivait  à  M™'  de 
Monnier  et  à  M.  Lenoir  du  donjon  de  Vincennes.  C'est  plutôt  une  très 
curieuse  qu'une  très  agréable  lecture.  Il  y  a  de  la  monotonie  dans  ses  élans 
d'amour  et  de  ressentiment,  et  je  ne  sais  quoi  empêche  qu'on  ne  soit  per- 
suadé de  la  vérité  de  ce  qu'il  répète  cent  et  cent  fois  ;  mais  quant  à  de 
l'esprit,  de  la  force  dans  le  raisonnement  et  l'expression,  une  grande  fertilité 
d'idées,  que  cependant  je  n'appellerai  pas  imagination,  une  grande  flexibi- 
lité d'esprit  qui  pourtant  n'est  pas  de  la  grâce  et  de  la  douceur,  voilà  ce 
que  vous  y  trouverez  certainement.  On  n'apprend  pas  là-dedans  à  l'aimer, 
mais  bien  à  détester  son  père,  cet  Ami  des  hommes  qui  n'aimait  que  lui  ». 


MADAME    DE    CHARBIERE    PUBUCISTE    ET    MUSICIENNE  403 

ne  peut  en  attribuer  à  une  femme  occupée  d'ouvrages  légers  et 
sans  suite.  » 

Le  jugement  de  d'Oleyres  ne  laisse  pas  d'être  assez  juste. 
«  Point  de  suite,  de  consistance  »,  cela  est  vrai  des  observations 
et  des  nouvelles  lettres.  Mais  ce  qui  les  rend  attrayantes,  c'est 
la  liberté,  disons  même  l'audace  d'une  pensée  dégagée  de  tout 
préjugé  et  qui,  au  besoin,  devance  les  esprits  les  plus  hardis  de 
ce  temps.  C'est  le  cas  lorsqu'elle  proclame  que  le  tiers-état  n'est 
pas  plus  le  peuple  que  la  noblesse  n'est  la  nation,  et  entrevoit, 
au-delà  de  l'émancipation  de  la  bourgeoisie,  l'avènement  du  pro- 
létariat ;  lorsqu'elle  montre  que  sitôt  que  les  ordres  privilégiés 
n'existeront  plus,  l'inégalité  renaîtra  dans  la  classe  même  des 
bourgeois.  Largement  sympathique  à  l'esprit  de  la  Révolution, 
elle  s'écrie  avec  une  noble  simplicité  :  «  Rendons  grâce  à  l'effer- 
vescence qui  nous  a  rendus  si  attentifs  et  si  ardents  pour  la  patrie!» 
Aucune  grande  réforme  ne  l'effraie,  pourvu  qu'on  ménage  les 
transitions  nécessaires  ;  brutalement  et  soudainement  appliqué, 
le  remède  serait  pire  que  le  mal.  Tels  sont  les  principes  qu'elle 
développe  par  la  bouche  ou  plutôt  par  la  plume  d'un  prétendu 
évêque.  Ce  prélat  n'a  pu  réussir  à  se  faire  élire  aux  Etats  Géné- 
raux, parce  qu'il  n'a  voulu  s'embrigader  dans  aucun  parti.  Mais 
il  a  ses  idées,  qu'il  croit  saines  et  utiles.  Sa  première  lettre,  datée 
du  n  avril  1789,  s'élève  contre  le  revenu  des  évêques,  qui  est 
bien  trop  considérable  et  devrait  être  réduit,  mais  peu  à  peu. 
Dans  la  deuxième  lettre,  où  il  traite  de  la  condition  du  proléta- 
riat, l'évêque  fait  observer  que  toutes  les  réformes  qu'on  propose 
profitent  à  une  fraction  seule  de  la  nation,  à  la  bourgeoisie  : 
qu'on  lise  plutôt  toutes  ces  brochures  sur  le  Tiers  : 

«  Est-il  question  des  besoins  du  pauvre  paysan,  ou  des  pré- 
tentions du  riche  roturier  ?  Ne  pense-t-on  qu'à  donner  aux  riches- 
ses un  pouvoir  plus  grand  encore  que  l'immense  pouvoir  qu'elles 
ont  déjà  ?  » 

Cela  n'est  que  trop  évident.  Mais  la  foule  des  obscurs  travail- 
leurs voudra  avoir  son  tour... 

Ce  langage  de  l'évêque  surprend  un  peu  ;  il  nous  surprend 
plus  encore  lorsqu'il  propose  que  le  clergé  abandonne  les  richesses 
inutiles  dont  regorgent  les  églises  : 

«  C'est  de  toute  la  plénitude  de  mon  cœur  que  je  conseille 
au  clergé  d'offrir,  pour  nos  pauvres,  tous  nos  trésors  d'église  ; 


4o4 


MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 


c'est  avec  la  conviction  la  plus  intime  et  la  plus  parfaite  que  rien 
ne  pourrait  être  plus  agréable  à  la  Divinité,  plus  propre  à  faire 
respecter  la  religion,  et  à  nous  laver  de  tant  d'accusations  odieu- 
ses, dans  lesquelles  l'incrédulité  confond  la  religion  avec  ses 
ministres.  » 

Ce  qui  importe  surtout  à  ce  bon  prêtre,  c'est  que  désormais 
l'Eglise  rende  gratuitement  au  peuple  les  services  qu'elle  lui 
a  fait  payer  jusqu'ici  : 

«Ah  !  que  désormais  on  puisse  parmi  nous  contracter  un  lien 
nécessaire,  et  naître,  et  mourir,  sans  qu'il  en  coûte  de  l'argent, 
sans  qu'un  ministre  de  Dieu  soit  obligé  d'avilir  et  lui  et  son 
ministère  en  tendant  la  main  pour  recevoir,  à  celui  à  qui  il  ne 
devrait  la  tendre  que  pour  donner.  » 

Dans  la  40  lettre,  ce  singulier  évêque  s'émancipe  :  il  revendi- 
que la  liberté  religieuse  et  le  droit  de  ne  pas  croire  ;  il  proteste 
contre  le  faux  zèle  ecclésiastique  essayant  d'arracher  l'adhésion 
d'un  mourant;  il  affirme  le  droit  pour  tout  homme  de  prescrire 
que  son  enterrement  sera  religieux.  —  ou  ne  le  sera  pas.  Il  s'élève 
contre  les  procédés  de  l'Eglise  envers  les  suicidés  et  les  comédiens. 
«  Qu'ils  soient  enterrés  comme  ils  voudront  l'être,  soit  décemment 
auprès  des  sectateurs  de  Voltaire,  soit  religieusement  auprès  de 
ceux  de  Jésus-Christ!  »  En  revanche,  ce  prélat  si  éclairé  estime 
qu'il  ne  faut  pas  proscrire  le  duel,  préjugé  funeste,  mais  indes- 
tructible, puisqu'il  est  «  aussi  puissant  sur  un  homme  vertueux 
et  raisonnable,  que  sur  un  fou  et  un  homme  dépravé  ». 

Les  deux  dernières  lettres,  des  18  et  22  mai,  sont  postérieures 
à  l'ouverture  des  Etats  Généraux.  La  plus  remarquable  de  toutes 
est  assurément  la  sixième  :  ce  réquisitoire  véhément  contre  la 
peine  de  mort  et  les  flétrissures  corporelles,  est  semé  d'aperçus 
lumineux,  et  plein  d'une  émotion  humaine  qui  rend  l'auteur 
éloquent  : 

«  Le  faut-il  absolument,  qu'il  y  ait  en  France  des  supplices 
et  des  bourreaux  ?  Puissé-je  ne  jamais  croire  qu'ils  soient  néces- 
saires !  Puissé-je,  s'il  me  faut  toute  ma  vie  entendre  ces  mots 
révoltants  et  sinistres,  croire  du  moins  qu'un  jour  viendra  où  ils 
ne  seront  plus  prononcés.  » 

L'auteur  nous  apprend,  dans  une  lettre  à  Benjamin,  que 
ses  «  petits  évêques  »,  ainsi  qu'elle  désignait  ces  lettres,  furent 
imprimés  par  les  soins  de  DuPeyrou  ;  puis  réunies  en  un  recueil, 


MADAME    DE    CHARRIÈRE    PUBLICISTE    ET    MUSICIENNE  405 

qui  parut  dans  le  courant  de  l'été  1789  :  chaque  lettre  y  a  con- 
servé une  pagination  spéciale  ;  le  tout  représente  une  brochure 
d'une  centaine  de  pages  in-octavo.  Mmc  de  Charrière  fut  flattée 
de  constater  que  Gorsas,  rédacteur  du  Courrier  de  Versailles, 
lui  faisait  des  emprunts.  Mais,  à  son  ordinaire,  elle  ne  tira  point 
profit  de  son  ouvrage.  DuPeyrou  lui  écrit  (7  novembre  1789): 
«  Le  sieur  Fauche  demande  les  100  livres  qui  lui  restent  dues  sur 
les  Episcopales.  »  La  même  lettre  nous  apprend  que  l'infatigable 
plume  vient  de  produire  plusieurs  pamphlets  contre  les  violents 
de  la  Révolution. 

«  Vous  me  ferez  un  vrai  plaisir,  écrit-elle  au  libraire  Roulet, 
de  m'aider  à  les  tourmenter  en  faisant  aller  à  Paris  les  épingles 
dont  je  voudrais  qu'ils  sentissent  la  pointe.  » 

Nous  ignorons  ce  qu'étaient  ces  épingles  dont  elle  parle  plu- 
sieurs fois. 

Dans  l'année  1788,  elle  avait  pris  part  au  concours  ouvert 
par  l'Académie  de  Besançon  sur  ce  sujet  :  Le  Génie  est-il  au 
dessus  des  règles  ?  Le  prix  fut  décerné  à  un  de  ses  rivaux,  l'abbé 
Macherey.  Le  discours  de  Mme  de  Charrière  (portant  l'épigra- 
phe Fuerunt  et  crunt,  qui  proclamait  l'éternité  des  règles),  ne 
fut  pas  même  «  retenu  »,  c'est-à-dire  classé  parmi  ceux  qu'on 
jugeait  dignes  d'une  seconde  lecture.  Elle  réclama,  d'ailleurs 
sans  succès,  le  manuscrit  de  cet  ouvrage,  écrit  hâtivement  et 
dont  elle  n'avait  pas  gardé  copie  : 

«  Je  voudrais  le  conserver,  écrivait-elle  au  secrétaire  de  l'Aca- 
démie, M.  Droz  de  Villars,  non  qu'il  soit  ou  que  je  le  trouve 
bon  d'un  bout  à  l'autre,  tant  s'en  faut,  mais  parce  que  j'en  aime 
le  morceau  sur  l'architecture  et  quelques  autres  périodes  \  » 

Ce  discours  est  d'inspiration  toute  classique  :  l'auteur  impose 
au  génie  la  souveraineté  des  règles,  qui  ne  sont  à  ses  yeux  que 
l'expression  de  la  raison  éternelle  et  de  l'éternel  bon  sens. 
Chaque  art  a  formulé  les  siennes,  qui  s'adaptent  aux  besoins  des 

1  Lettre  du  22  février  1789,  dont  je  dois  la  communication,  ainsi  qu'une 
copie  du  discours,  à  l'obligeance  de  mon  savant  collègue  de  l'Académie  de 
Besançon,  M.  Léonce  Pingaud,  sans  qui  j'aurais  ignoré  l'existence  de  cet 
ouvrage.  Détail  à  noter  :  Chaillet,  le  pasteur,  avait  concouru  aussi  et  obtint 
un  accessit.  Son  discours  fut  imprimé,  en  1789,  chez  Fauche-Borel,  à 
Neuchâtel. 


4-0Ô  MADAME    DE    CHARRIEKE    ET    SES    AMIS 

divers  pays  et  des  diverses  époques.  Dans  quelques  pages  ingé- 
nieuses, elle  montre,  par  exemple,  qu'en  architecture,  certains  prin- 
cipes demeurent  constants  en  tous  lieux,  malgré  l'infinie  variété 
des  styles.  Elle  passe  en  revue  les  autres  arts,  «  que  je  cultive, 
dit-elle,  et  dont  ma  vie  emprunte  ses  charmes  les  plus  doux  ». 
L'art  dramatique  lui  suggère  des  réflexions  qui  paraissent 
singulièrement  démodées  aujourd'hui  :  elle  soutient  que  Sha- 
kespeare nous  donnerait  plus  de  plaisir  encore  s'il  avait  obéi  à 
la  règle  de  bon  sens  qui  prescrit  l'unité  de  temps  et  de  lieu  ; 
il  eût  atteint  par  là  cette  perfection  dans  Y  illusion  qui  est  le 
grand  charme  du  théâtre.  Il  a  pu  arriver  au  génie  d'enfreindre 
les  règles,  «  et  on  a  vu  des  beautés  d'un  si  grand  prix  naître  de 
cette  témérité,  que  l'admiration  rendait  la  critique  impossible  ;  » 
mais  ce  sont  là  des  «  attentats  heureux  »  qu'on  ne  saurait  sanc- 
tionner en  principe.  —  Nous  aurons  d'autres  occasions  de  cons- 
tater combien  elle  était  attachée  à  la  tradition  classique. 

D'Oleyres  notait  dans  son  journal,  le  24  août  1788  : 

"  M':ie  de  Charrière  m'a  lu  son  drame  lyrique  des  Phéniciennes. 
C'est  une  imitation  de  la  tragédie  d'Euripide  traduite  par  M.  Pré- 
vost... Ses  vers  sont  faciles  et  heureux...  Elle  compose  aussi  des 
romances  qu'elle  met  en  musique  ;  elle  a  la  passion  de  la  com- 
position, mais  elle  réussit  aussi  mal  en  musique  que  bien  dans  la 
poésie.  » 

Nous  sommes,  avouons-le,  moins  optimiste  que  le  ministre 
de  Prusse  à  Turin  en  ce  qui  concerne  les  vers  de  Mme  de  Char- 
rière. Sa  «  tragédie  lyrique  »  des  Phéniciennes,  écrite  en  vers 
libres  pour  être  mise  en  musique,  n'offre  rien  de  remarquable. 
Elle  parle  néanmoins  de  cet  opéra  avec  un  naïf  contentement  : 
s'il  n'est  pas  si  «  doux  »  que  ceux  de  Ouinault,  il  n'est  pas  non 
plus  si  fade,  et  c'est  peut-être  «  le  moins  mal  versifié,  le  moins 
mauvais  des  opéras  modernes  ».  Ce  chef  d' œuvre  est  dédié  à 
Pierre  Prévost,  membre  de  l'Académie  de  Berlin.  Mme  de  Char- 
rière l'avait  rencontré  à  Paris,  où  il  était  précepteur  dans  la 
famille  Delessert.  Sa  traduction  d'Euripide  fut  son  œuvre  de 
début.  Après  un  séjour  de  quelques  années  à  Berlin,  il  revint  à 
Genève,  sa  ville  natale,  où  il  occupa  la  chaire  de  belles-lettres. 
Il  a  laissé  un  grand  nombre  d'ouvrages  littéraires  et  scientifiques. 
Mme  de  Charrière,  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie,  demeura  en  corres- 


MADAME    DE    Cil  \KK  1 1.RK    PUBLICISTE    1.1     MrsiCIENNE 


4O7 


pondance  avec  cet  homme  éminent  \  Le  7  octobre  1788,  il  la 
remercie  de  la  dédicace  des  Phéniciennes  : 

«  J'espère,  lui  dit-il,  que  vos  succès  littéraires,  en  se  multi- 
pliant,   multiplieront    les   ouvrages   qui   les    produisent.    Votre 


Caliste,  qui  a  eu  dans  l'espace  d'un  an  plusieurs  éditions  (je 
crois  même  traductions)  répond  de  la  fortune  de  ses  sœurs  cadet- 
tes. Les  Phéniciennes  sont  d'un  autre  genre,  et  par  cela  même 


1  Ne  en  173 r ,  mort  en  i83q.  —  Il  ne  nous  reste  que  11  lettres  de  Pierre 
Prévost,  datées  de  1788-1795.  Celles  de  M""  de  Charrière  ne  paraissent  pas 
avoir  été  conservées 


du  moins  nos  recherches  sont  demeurées  vaines. 


408  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

que  c'est  une  tragédie  lyrique,  il  est  à  désirer  qu'elle  soit  jouée 
et  chantée  pour  qu'on  la  juge.  Il  me  semble  que  si  j'étais  compo- 
siteur, je  croirais  faire  à  coup  sûr  ma  réputation  en  entreprenant 
cet  ouvrage,  mais  tous  ces  messieurs  en  uck  et  en  ni,  qui  parta- 
gent à  Paris  les  suffrages,  se  dirigent  par  des  principes  qui  pour- 
raient bien  n'être  ni  ceux  d'Euripide  ni  les  vôtres.  Il  n'en  est 
pas  moins  vrai  que  mon  poète  favori,  comme  vous  l'appelez, 
vous  a  beaucoup  d'obligations  et  que  ses  vers  me  paraissent 
fort  doux  dans  votre  bouche...  Je  souhaiterais  que  vous  n'aban- 
donnassiez pas  Euripide.  C'est  une  riche  veine,  et  Racine  ne  l'a 
pas  épuisée.  » 

Après  une  jolie  page  sur  l'Oreste  d'Euripide,  dont  Racine  ne 
lui  paraît  pas  avoir  heureusement  saisi  le  caractère  «  d'une  sensi- 
bilité profonde  »,  le  savant  s'arrête  : 

«  Je  raisonne  et  je  converse  par  écrit  comme  s'il  était  onze 
heures  du  soir  et  que  je  fusse  à  l'hôtel  Marigny.  » 

Mme  de  Charrière  a  tracé,  dans  une  lettre  à  d'Oleyres,  un  por- 
trait qui  vaut  bien  mieux  que  son  opéra  : 

«  M.  Prévost  m'a  écrit  ...  C'est  dommage  que  vous  ne  l'ayez 
pas  vu  :  il  est  aussi  singulier  qu'intéressant.  Certainement  il 
a  beaucoup  de  savoir,  de  discernement  et  de  tact,  mais  il  semble 
toucher  du  bout  du  doigt  toute  chose,  et  n'empoigner  jamais  rien. 
Un  mélange  de  modestie,  de  subtilité,  d'irrésolution,  fait  qu'il 
met  toujours  la  restriction  et  le  doute  avec  l'assertion.  Il  avance 
et  recule  presque  à  la  fois.  Mon  Dieu,  que  cela  était  plaisant 
vis-à-vis  d'un  avocat  français  volubile  et  tranchant,  qui  saisis- 
sait tantôt  le  oui,  tantôt  le  non  de  M.  Prévost,  n'était  jamais 
au  point  juste,  et  croyait  toujours  entendre  ce  qu'il  ne  disait 
pas  !  M.  Prévost  aiderait  donc  très  bien  à  apercevoir,  et  très 
mal  à  juger...  J'estime  et  j'aime  M.  Prévost.  Il  est  d'une  bonne 
foi  et  d'une  délicatesse  rares,  il  est  bon,  doux,  sensible  ;  c'est 
grand  dommage  qu'il  se  soit  marié,  ce  qui  sied  toujours  assez 
peu  à  un  homme  de  lettres,  et  ce  qui  lui  donnera,  particuliè- 
rement à  lui,  cent  petites  entraves  \  »  (7  novembre  1788). 


1  M""  Prévost  mourut  peu  après,  en  donnant  le  jour  à  un  fils.  Prévost  se 
remaria  en  1795  avec  sa  belle-sœur,  et  comme  la  loi  genevoise  ne  permet- 
tait pas  cette  union,  il  sollicita  du  roi  de  Prusse  et  obtint  l'autorisation  de 
la  contracter  dans  la  Principauté  de  Neuchàtel,  où  la  coutume  s'y  opposait 
également.  Il  souhaita  que  son  mariage  fut  béni  par  le  pasteur  Chaillet,  qui 
avait  été  son  camarade  d'études  à  Genève.  C'est  du  moins  ce  qui  paraît 
s'être  passé,  d'après  les  lettres  de  Prévost  relatives  à  cet  objet. 


MADAME    DE    C1IARR1ERE    PUBLICISTE    ET    MUSICIENNE  409 

Pendant  quelques  années,  la  musique  fut  l'occupation  prin- 
cipale de  Mme  de  Charrière  :  «  Moi  qui  ne  vois  rien  au-dessus 
de  cet  art-là,  »  disait-elle  à  Suard.  Elle  écrivait  à  d'Oleyres  pour 
le  prier  de  lui  trouver  un  compositeur  : 

«  Si  au  printemps  Vogel  n'avait  rien  à  faire  et  qu'il  voulût 
venir,  il  me  semble  que  nous  pourrions  faire  un  assez  bon  opéra.  » 
(29  décembre  1787). 

Cette  passion  dont  elle  était  possédée  prêtait  aux  plaisante- 
ries de  ses  amis.  DuPeyrou  lui  souhaitait  un  jour  «d'aimer 
autre  chose  que  la  musique  ».  A  ce  moment  (1785),  elle  compo- 
sait avec  une  ardeur  que  son  inexpérience  ne  décourageait 
point.  Elle  réclamait  la  collaboration  des  musiciens  les  plus  en 
vue,  de  Sarti,  de  Mozart  *  ;  elle  priait  d'Oleyres  de  s'informer 
si  Paisiello,  auteur  du  Barbier  de  Séville,  serait  homme  à  écrire 
avec  elle  la  musique  d'un  petit  opéra-comique,  YIncognito, 
dont  l'idée  est  «  heureuse  et  nouvelle  »  :  il  s'agit  de  deux  jeunes 
paysans  qui  se  donnent  pour  un  prince  et  son  chambellan 
voyageant  incognito.  Son  correspondant  se  tire  d'affaire  par 
un  badinage  : 

«  L'incognito  des  princes  est  tellement  à  la  mode  aujourd'hui, 
surtout  dans  ces  contrées  ultramontaines,  qu'on  y  voit  souvent 
passer  de  très  petites  Altesses,  dans  l'incognito  le  plus  rigou- 
reux, qui  seraient  fort  empêchées  à  paraître  d'une  autre  ma- 
nière... » 

Puis  il  lui  donne  l'adresse  de  Cimarosa,  à  Naples.  Refus  de 
Cimarosa,  on  le  pense  bien  : 

«  De  désespoir,  s'écrie-t-elle,  je  me  mis,  il  y  a  huit  ou  dix 
jours,  devant  un  clavecin  tout  désaccordé  —  nous  n'avons  point 
d'accordeur  dans  ce  pays  !  —  et  je  fis  de  la  musique  et  la  notai. 
Ensuite,  j'ai  fait  venir  Gaillard,  premier  violon  de  Neuchâtel, 
et  avec  un  petit  battement  de  cœur,  je  lui  ai  remis  mon  papier... 
Depuis  ce  premier  essai,  je  n'ai  rêvé  que  musique.  » 

Elle  se  tourne  de  tous  côtés  ;  on  lui  a  parlé  d'un  certain  Meu- 
nier : 


1  Sarti  était  alors  en  Crimée.  Elle  lui  envoya  là-bas  les  Phéniciennes  : 
«  Ce  sera  presque  les  faire  retourner  dans  leur  pays  »,  écrit-elle  à  d'Oleyres. 
Elle  les  envoya  aussi  à  Mozart,  à  Salzbourg. 


410  MADAME    DE    CHARBIERE    ET    SES    AMIS 

«  On  m'a  dit  qu'il  était  de  Grandson  :  il  aurait  trouvé  un  peu 
plus  beau  d'être  d'Yverdon.  Cela  cadre  bien  avec  le  reste. 
Il  y  a  un  certain  Clementi  par  le  monde,  qui  joue  divinement 
du  clavecin  et  compose  plus  vite  que  je  n'écris,  mais  depuis 
qu'il  a  enlevé  une  demoiselle  de  Lyon,  et  que  le  père  de  la  demoi- 
selle la  lui  a  reprise,  on  ne  sait  où  il  est.  » 

Le  séjour  de  Paris  la  servit  mieux  ;  elle  y  trouva,  nous  l'avons 
vu,  Tomeoni,  qui  mit  sur  pied  la  partition  de  VIncognito.  Mais 
ce  qu'il  lui  fallait,  c'était  un  compositeur  à  sa  portée  et  à  ses 
ordres.  Nous  la  voyons,  en  1789,  s'adresser  à  un  nommé  Flath, 
de  Mannheim.  qui  a  donné  un  concert  à  Neuchâtel  ;  puis  à 
Ghiotti,  que  Chambrier  lui  propose,  mais  qu'elle  juge  trop  cher, 
car  elle  est,  assure-t-elle,  dans  une  phase  de  privations,  «  excepté, 
chose  honteuse,  les  gravures  et  impressions  de  mes  sublimes 
productions.  »  Elle  veut  parler  sans  doute  du  petit  recueil  de 
romances  qu'elle  publia  et  qui,  chose  à  noter,  est  à  peu  près  le 
seul  de  ses  ouvrages  qu'elle  ait  signé  de  son  nom  '.  Ony  trouve 
une  chanson  qui  eut  un  succès  assez  vif,  et  qu'on  chanta  beau- 
coup dans  les  salons  de  nos  villes  romandes  : 

L'amour  est  un  enfant  trompeur, 
Me  dit  un  jour  ma  mère... 

«Enfin,  écrit-elle  à  Benjamin  Constant,  j'ai  pu  me  donner 
un  musicien,  un  compositeur,  bon  artiste,  mais  froid.  C'est  ce 
qu'il  me  faut,  non  pas  pour  m'amuser,  mais  pour  faire  de  très 
bonne  musique  ;  car  un  grand  génie  musicien  ferait  sa  propre 
musique,  et  non  pas  les  remplissages  qu'il  faut  à  la  mienne.  » 

Ce  musicien,  qui  s'appelait  Zingarelli,  assez  célèbre  à  cette 
époque,  eut  des  élèves  plus  illustres  que  lui,  Mercadante  et  Bel- 
lini  2.  Il  passa  plusieurs  saisons  à  Colombier  : 

«  J'attends  Zingarelli, dit-elle  encore  à  Benjamin  (29 mai  1790), 
et  j'espère  que  la  musique  me  tiendra  lieu  de  tout  ce  qui  me  man- 
que. J'ai  un  excellent  piano  anglais  que  j'ai  mis  dans  la  chambre 

1  Voir  Bibliographie. 

-  Zingarelli  (1752-1837)  dirigea  le  conservatoire  de  Xaples.  Il  a  écrit  beau- 
coup de  musique  d'église,  et  plusieurs  opéras  dans  les  années  1785-1803. 
Pour  autant  qu'on  peut  préciser  d'après  les  allusions  de  M""  de  Charrière, 
le  maestro  dut  faire  à  Colombier  au  moins  deux  séjours  assez  prolongés. 
Il  y  passa  plusieurs  mois  dans  la  seconde  moitié  de  1790,  puis  y  revint 
pour  quelques  semaines  au  printemps  1791. 


MADAME    DE    CHARRIERE    PUBLICISTE    El    MUSICIENNE 


411 


à  manger  d'hiver.  Mon  ancien  est  toujours  dans  mon  anticham- 
bre... Nous  ferons  la  musique  de  Y  Olympiade.  C'est  aussi  le  poème 
que  Pergolèse  avait  choisi  l.  Son  opéra  manqua  par  la  jalousie 
de  ses  rivaux  enragés  de  sa  réputation  ;  le  nôtre  pourra  manquer 
faute  de  réputation.  Des  causes  contraires  pourront  produire 
un  effet  semblable.  » 


j;t   .m:\sjojj 
)E  CHARRIERE  i 


211 roi  1: s 

JME 


Elle  travaille  cha- 
que jour  de  longues 
heures  à  son  clave- 
cin avec  Zingarelli, 
refait  avec  lui  la 
musique  de  plu- 
sieurs opéras,  V0- 
lympiadc.  Zadig,  le 
Cyclope.  où  il  y  a 
un  délicieux  petit 
air  de  chalumeau, 
que  le  maître  ris- 
que de  gâter  en  le 
corrigeant.  Mais  l'é- 
lève défend  son  idée, 
n'en  démord  point, 
et  la  collaboration 
devient  orageuse  : 

«  Si  l'on  pouvait, 
écrit  cette  étrange 
femme  à  d'Oleyres, 
si  l'on  pouvait  vous 
faire  entendre  ce  Cy- 
clope,   pour    lequel 

nous  avons  pleuré,  pour  lequel  nous  nous  sommes  presque  battus, 
et  dont  Zingarelli  disait  :  «  Quand  on  en  ôte  une  note,  il  semble 
qu'on  arrache  l'âme  à  Mme  de  Charrière  »,  —  si  on  pouvait  vous 
le  faire  entendre  avec  un  accompagnement  convenable,  si  un 
haut-bois  ou  une  clarinette  vous  jouait  l'air  rival  du  Ranz  des 
Vaches,  je  suis  sûre  que  vous  auriez  du  plaisir.  M.  de  Tussan  2 

1  Elle  écrivait  à  M"'  de  Sandoz-Rollin  :  «  Pergolèse  est  pour  moi  plus 
qu'un  demi-dieu  ».  On  se  rappelle  que  Caliste  expire  aux  sons  du  Stabat 
mater  de  Pergolèse. 

2  Le  comte  et  la  comtesse  de  Tussan  résidaient  pendant  l'émigration  au 
Lowenberg,  près  Morat,  campagne  que  M.  de  Rougemont  leur  avait  louée 
(voir  le  Mémorial  de  J.  de  Norvins,  publié  par  L.  de  Lanzac  de  Laborie 
(Paris,  Pion,  Nourrit  &  C",  1896,  T.  II 1. 


C/iecJl.  Bonjour  Jl^JeJIu.n^tu 
Rue.  St Honore,  en fy-e  /a  tu.' <.{zi 
Hoi.'/e  e/  e-.V/e  ci-  &4rZre  -  JVc  a  -J 
(  t-'v/i'  . 


412  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

le  jouait  hier,  cet  air-là,  dans  notre  jardin  :  il  est  joli,  je  l'ose 
dire,  il  est  joli  !  »  (10  juin  1791.) 

Zingarelli  l'avait  aidée  auparavant  à  achever  un  petit  opéra- 
comique,  Les  Femmes,  dont  le  livret  a  été  conservé  \  Une  répé- 
tition en  fut  donnée  dans  le  salon  de  Colombier  en  novembre 
1790  : 

«  Il  est  comique  et  vraiment  comique,  écrit-elle  à  l'ami  de 
Turin.  Nous  espérons  le  faire  donner  à  Paris.  J'ai  écrit  pour  cela 
à  Laïs  2  et  à  M.  le  baron  d'Aigalliers,  mon  protecteur  en  belles- 
lettres,  et  complaisant  comme  vous.  Zingarelli  compte  le  faire 
traduire  et  donner  chez  l'archiduc  à  Milan.  Le  poète  et  le  musi- 
cien se  sont  bien  querellés  et  ont  fini  par  se  bien  entendre. 
Il  me  paraît  que  cela  ne  ressemble  à  rien  d'autre  et  que  c'est 
très  joli.  Nous  avons  repris  ces  jours  passés  mon  cher  Cyclope, 
qui  a  enfin  trouvé  grâce  devant  son  correcteur.  Il  l'aimait  et 
grondait  contre  lui...  La  belle  chose  que  les  arts  !  Combien  ils 
amusent,  et  combien  ils  font  entre  ceux  qui  les  aiment  un  plus 
aimable  lien  que  le  jeu,  les  projets  d'ambition,  de  révolution, 
de  contre-révolution  !  J'ai  le  plaisir  d'oublier,  au  sein  des  duos 
et  des  ariettes,  qu'il  y  ait  une  assemblée  nationale,  et  des  assi- 
gnats, et  un  Maury  et  un  Mirabeau.  » 

Laïs  fit  bon  accueil  au  petit  opéra  :  «  On  va  copier  les  rôles 
pour  rendre  l'essai  de  la  musique  plus  facile  et  plus  agréable. 
Enfin,  j'espère  que  ça  ira  (19  janvier  1791).  »  Et,  grisée  par  cet 
espoir,  qui  devait  être  trompeur,  elle  s'écrie  :  «  J'aime  la  musique 
comme  la  plus  intéressante  de  mes  occupations  ».  Nous  ne  croyons 
pas  que  le  petit  ouvrage  ait  été  représenté  à  Paris,  non  plus 
qu'aucun  autre  opéra  de  Mme  de  Charrière  a. 

1  II  fait  partie  d'un  lot  de  manuscrits  de  M"'  de  Charrière  donnés  par 
M"*  Gaullieur  à  la  Bibliothèque  de  Xeuchàtel.  Ce  n*est  qu'une  bluette,  assez 
gaie,  dont  les  scènes  alternent  avec  quatre  ballets. 

2  Le  célèbre  chanteur  (i758-i83i). 

3  Gaullieur  dit  expressément  (Bibliothèque  universelle,  septembre-octo- 
bre 1847,  p.  352,  n.  3):  «Elle  fit  représentera  Paris,  à  l'Académie  royale,  un 
opéra  de  Zadig-».  Nous  n'avons  pas  réussi  à  trouver  la  confirmation  de  ce 
fait.  M.  le  professeur  W.  Schmid,  de  Xeuchàtel,  qui  a  eu  l'obligeance  de 
faire  des  recherches  à  ce  sujet,  a  constaté  que  Zadig  ne  figure  pas  dans  le 
catalogue,  dressé  par  Lajarte,  des  ouvrages  imprimés  ou  manuscrits  con- 
servés à  la  bibliothèque  de  l'Opéra.  —  A  propos  de  Zadig,  recueillons  le 
passage  suivant  d'une  lettre  du  baron  d'Aigalliers  à  Mm'  de  Charrière: 
«Paris,  20  janvier  iygi...  Il  faut  bien  vous  dire  un  mot  de  cette  Kora> 
qui  s'est  trouvée  si  mal  à  propos  sur  votre  chemin.  Je  ne  sais  de  qui  sont 


MADAME    DE    CHARRIERE    PUBLICISTE    ET    MUSICIENNE  qi3 

Sa  correspondance  de  l'année  1791  fourmille  d'allusions  à 
Zadig,  opéra  en  trois  actes.  Déjà  le  texte  est  entre  les  mains 
du  notaire  Jeannin,  l'homme  d'affaires,  le  secrétaire,  le  facto- 
tum de  DuPeyrou  ;  celui-ci  écrit  presque  journellement  à  son 
amie,  épluchant,  critiquant,  louant  tour  à  tour.  En  juin,  la 
musique,  revue  note  après  note  par  ce  pauvre  Zingarelli,  est 
assez  avancée  pour  que  Mlle  Moula  en  chante  les  principaux 
airs  aux  familiers  de  la  maison.  Nous  n'avons  pas  la  partition  ; 
on  peut  supposer  que  les  soins  de  Zingarelli,  l'opiniâtre  censeur, 
avaient  réussi  à  lui  donner  quelque  valeur  technique.  Mais  que 
cet  homme  fut  à  plaindre  ! 

C'étaient,  on  l'a  vu,  de  terribles  séances  que  celles  qui  mettaient 
aux  prises  l'élève  et  le  maître.  Une  amie  reprochant  à  la  première 
de  parler  un  peu  malignement  du  second  : 

«  Disons  un  mot  de  ma  méchanceté,  répond-elle.  Je  conviens 
que  soit  pour  frapper  ou  caresser,  ma  main  n'est  pas  main  morte. 
Vous  avez  ri,  bonnes  gens  !  Voilà  ce  qui  entretient  dans  la  per- 
versité quiconque  vous  aime  et  désire  vous  amuser  autant  que 
je  le  fais.  Je  vous  assure  que  je  rends  bien  justice  à  Zingarelli, 
et  pour  tout  dire,  je  souhaite  de  tout  mon  cœur  qu'il  revienne  ; 
mais  pour  dire  comme  vous  que,  tel  qu'il  est,  il  me  plaise,  non, 
je  ne  saurais.  On  disait  à  une  femme  qui  s'étonnait  que  tel  homme 
eût  pu  inspirer  une  passion  :  Madame,  vous  a-t-il  aimée  ?  Je 
dirai  aussi  à  ceux  qui  me  trouveraient  trop  peu  enchantée  de 
Zingarelli  :  Vous  a-t-il  brutalisée  ?  Ce  qu'il  y  a  de  plaisant,  c'est 
l'admiration  que  cette  brusquerie  et  cette  malhonnêteté  inspi- 
raient partout  à  la  ronde  :  Il  n'est  point  flatteur,  disait-on,  c'est 
Mme  de  Charrière  qui  l'oblige,  c'est  d'elle  qu'il  peut  attendre  des 
services  ;...  eh  bien,  c'est  elle  qu'il  contredit  tout  le  jour.  J'en  ai  ri 
bien  des  fois  et  suis  venue  à  croire  que  s'il  m'avait  battue,  on 
l'aurait  tout  à  fait  canonisé....  Adieu,  mon  très  cher  aigle. 
...J'ai  reçu  plusieurs  lettres  du  Constant.  J'ai  beaucoup  de  choses 


les  paroles.  La  musique  est  d'un  jeune  homme  nommé  Méhul,  qui  a 
donné  à  la  Comédie  italienne  Euphrosine,  qui  a  eu  du  succès.  11  a  été 
moins  heureux  dans  Kora.  La  première  représentation  fut  donnée  mardi 
dernier.  Je  n'y  étais  pas,  mais  je  sus  dés  le  soir  même  qu'elle  n'avait  pas 
réussi.  ...Je  fus  avant-hier  à  la  seconde  représentation  :  la  salle  était 
déserte.  Quelques  personnes  de  bonne  volonté  criaient  de  temps  en  temps 
bravo,  mais  l'ouvrage  eut  encore  assez  peu  de  succès.  ...Je  trouve  que  c'est 
un  opéra  comme  bien  d'autres,  qu'on  va  voir  quand  on  n'a  rien  de  mieux 
à  faire  et  qu'on  oublie  en  remontant  en  voiture.  Il  y  a  d'assez  belles  déco- 
rations ». 


414  MADAME  DE  CHARRIERE  ET  SES  AMIS 

à  faire  et  un  opéra  sur  le  tapis.  Ce  matin  à  1  o  heures,  gelant  de 
froid  dans  mon  lit,  à  deux  lieues  de  toute  étincelle  l. 

Elle  écrivait  encore  à  son  amie  M1,e  L'Hardy  (15  novembre 
1791)  : 

«  Mon  Polyphème,  avec  ses  chœurs,  ses  ballets,  et  le  spectacle 
qu'il  demande,  serait  sûrement  d'un  grand  effet.  J'ose  et  puis  bien 
le  dire  :  le  peu  approuvant  Zingarelli,  qui  ne  s'admire  jamais, 
qui  me  critique  sans  cesse,  est  forcé  d'applaudir  à  ce  fruit  de 
nos  querelles,  de  nos  veilles,  de  nos  pleurs.  Oui,  de  nos  pleurs. 
J'ai  pleuré  plus  d'une  fois,  en  me  disputant  avec  lui  sur  une 
croche  ou  un  demi-soupir,  en  soutenant  un  ut  contre  un  mi. 
Zingarelli  disait,  les  larmes  aux  yeux  :  «  Ce  C  y  dope  me  fera 
devenir  fou.  Voici  cinq  fois  que  je  l'ai  refait  ».  Aussi,  rien  de 
banal,  rien  de  traînant  dans  tout  le  Polyphème.  » 

Au  fond,  Zingarelli  goûtait  fort  l'hospitalité  de  la  maison 
et  la  vie  qu'on  y  menait,  mais  il  appréciait  beaucoup  moins  les 
productions  musicales  de  son  élève.  Il  blâmait  surtout  —  et 
non  point  seulement  in  petto,  —  la  prétention  qu'elle  nourrissait 
d'écrire  de  la  grande  musique  d'opéra.  Mais  elle  n'en  voulait 
pas  démordre,  et  il  devait,  bon  gré  mal  gré,  la  soutenir  dans  cette 
téméraire  entreprise,  comme  parfois,  dans  nos  Alpes,  les  guides 
sont  contraints  de  hisser  sur  une  cime  un  client  qui  prétend  y 
parvenir  à  tout  prix...  Mme  de  Charrière,  qui  avait  tant  d'esprit, 
ne  semble  pas  avoir  compris  jamais  qu'elle  tentait  l'impossible  ; 
c'est  toujours  le  «  violon  d'Ingres  »  : 

«  Zingarelli,  dit-elle,  me  trouvait  trop  hardie  de  prétendre  à 
faire  jamais  autre  chose  que  des  romances,  et  quand,  malgré 
lui,  je  me  suis  élevée  un  peu  plus  haut,  surpris,  tantôt  de  mon 
ignorance,  tantôt  de  ce  que,  malgré  mon  ignorance,  je  faisais 
par  ci  par  là  des  choses  qu'il  était  forcé  de  trouver  belles,  et 
jaloux  pour  ainsi  dire  pour  son  art,  qu'il  trouvait  devoir  être 
étudié  de  longue  main,  il  se  mettait  de  très  mauvaise  humeur 
contre  moi.  J'ai  escamoté  ses  avis  parmi  ses  invectives.  Jamais 
je  n'ai  osé  écrire  deux  notes  en  sa  présence. 

...Il  me  tarde  de  vous  montrer  Polyphème.  «  La  musique  en 
est  bonne,  chaque  note  en  est  raisonnée  »,  disait  Zingarelli. 
Il  aurait  pu  dire  :  Chaque  note  en  a  été  contestée  et  pesée  à 
toutes  sortes  de  balances  ;  c'est  en  pleurant  et  en  grondant  que 


1  A  M'"  Caroline  de  Chambrier,  plus  tard  M™*  de  Sandoz-Rollin.  (Sans 
date  ;  vraisemblablement,  début  de  1 791  ). 


MADAME    DE   CHARRIERE    PUBLICISTE    ET    MUSICIENNE 


4'5 


nous  avons  achevé  le  morceau.  (A  J.-F.  de  Chambrier,  29  sep- 
tembre 1792.)  » 

Elle  resta  néanmoins  en  relations  très  affectueuses  avec  le 
maestro,  qui,  retourné  en  Italie,  correspondait  avec  elle  et  voulait 
bien  s'occuper 
encore  de  Zadig. 
Lorsque,  dans  les 
années  suivantes, 
il  remporta  un 
grand  succès  avec 
un  de  ses  opéras, 
d'Oleyres  en  don- 
na la  nouvelle  à 
Colombier,  où 
l'on  s'en  réjouit 
vivement  : 

«  L'opéra  de 
Zingarelli  est  allé 
aux  nues:  je  sou- 
ligne ces  mots 
comme  l'a  fait 
M.  Chambrier  ; 
c'est  apparem- 
ment l'expression 
à  la  mode...  On 
l'a  demandé  : 
qu'il  aura  fait 
une  drôle  de  mine 
en  venant  rece- 
voir les  applau- 
dissements du  pu- 
blic !  Je  crois  le 
voir,  les  épaules 
touchant  ses 
oreilles,  ses  cou- 
des pointus  en  arrière,  mais  un  joli  sourire,  moitié  honteux, 
moitié  content,  aura  un  peu  racommodé  tout  le  reste.  »  (1792) 

Pendant  ses  villégiatures  à  Cormondrèche,  Chambrier  d'Oley- 
res aimait  à  franchir  la  demi-lieue  qui  le  séparait  de  Colombier, 
pour  venir  causer  avec  son  amie  des  opéras  nouveaux  et  enten- 
dre, avec  une  courtoise  complaisance,  les  derniers  airs  qu'elle 


LE    MAESTRO    ZINGARELLI 


416  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

avait  composés  ?  Mais  il  était  trop  musicien  lui-même  pour  en 
faire  grand  cas. 

Sans  doute,  elle  aimait  passionnément  la  musique,  —  la 
bonne  musique  ;  —  elle  j  ouait  bien  du  clavecin  et  chantait  agréa- 
blement :  ne  faisait-elle  point  avec  goût  tout  ce  qu'il  lui  plaisait 
de  faire  ?  Sans  doute  encore,  elle  a  consacré  à  ses  compositions 
musicales  autant  et  plus  de  temps  qu'à  ses  ouvrages  littéraires  : 
Zadig  et  le  Cyclope  lui  ont  coûté  bien  plus  de  peine  que  Caliste 
ou  les  Lettres  neuchâteloises.  Mais  la  valeur  de  toutes  ces  parti- 
tions devait  être  assez  mince,  à  en  juger  par  ce  qu'il  en  reste  \ 
et  si  nous  en  croyons  les  juges  compétents,  —  sans  parler  de  ce 
juge  incompétent,  mais  fort  homme  d'esprit,  qui,  après  l'audi- 
tion d'une  sonate  de  Mme  de  Charrière,  nous  disait  :  «  Je  crains 
que  cette  musique  ne  soit  pas  bonne:  je  l'ai  comprise»2.  C'est  de 
la  musique  très  claire,  en  effet,  terriblement  claire,  et  qu'une 
certaine  élégance  d'allure  n'empêche  pas  d'être  enfantine. 
Si  cette  partie  de  l'œuvre  de  Mme  de  Charrière  mérite  qu'on  en 
parle,  c'est  simplement  parce  qu'elle  témoigne  de  sa  prodigieuse, 
de  son  incessante  activité  d'esprit,  de  la  persévérance  de  son 
vouloir,  de  la  souplesse  de  cette  intelligence  ouverte  à  toutes 
choses  et  curieuse  de  tous  les  genres  de  victoire. 


1  Quelques  sonates  conservées  au  musée  historique  de  Neuchâtel   (voir 
Bibliographie. 

2  M.  Félix  Bovet. 


CHAPITRE  XIV 


Madame  de  Charrière  et  Jean-Jacques  Rousseau 


«  Si  j*écris  un  grand  nombre 
de  choses,  c'est  que  j'en  ai  un 
grand  nombre  dans  la  tète  et 
dans  l'âme.  » 

(Mmc  de  Charrière  à  d'Hermen- 
ches). 

Relations  avec  DuPeyrou  ;  ses  billets  à  M""  de  Charrière.  —  Plaidoyer  pour 
Thérèse  Levasseur.  —  Mm*  de  Staël  ;  Barruel.  —  L'affaire  des  Confes- 
sions; DuPeyrou  et  Moultou  fils  ;  les  Eclaircissements.  —  M""  de  Char- 
rière et  Marion.  —  L'Eloge  de  Rousseau.  —  Le  baron  de  Trenck. 


Dix  ans  avaient  passé  depuis  la  mort  de  Rousseau  ;  la  posté- 
rité avait  commencé  pour  lui  ;  sa  personnalité  et  son  œuvre  exci- 
taient cet  intérêt  curieux  qui  s'attache  toujours  au  grand  homme 
récemment  disparu.  L'Académie  proposait  son  éloge  pour  le 
prix  d'éloquence  ;  la  seconde  partie  des  Confessions  allait  paraître 
et  soulevait  à  l'avance  de  vives  polémiques  ;  Mme  de  Staël,  le 
comte  de  Barruel,  d'autres  encore,  publiaient  leurs  écrits  sur 
Rousseau.  Mme  de  Charrière,  qui  parlait  souvent  de  lui  avec 
DuPeyrou,  fut  tout  naturellement  amenée  à  s'occuper,  elle 
aussi,  de  l'auteur  d'Emile.  Elle  le  fit  moins  encore  par  goût  per- 
sonnel que  pour  défendre  l'ami  de  Rousseau,  qui  était  aussi  son 
ami,  le  plus  cher  qu'elle  eût  à  Neuchâtel.  Sitôt  que  DuPeyrou 
fut  attaqué,  elle  se  jeta  dans  la  mêlée  avec  tout  l'élan  d'une  âme 
vaillante  et  généreuse. 


41 8  MADAME    DE    CH ARRIERE    ET    SES    AMIS 

Elle  avait  pour  lui  la  plus  haute  estime,  recherchait  la  société 
de  cet  homme  sûr  et  bon.  Très  souvent,  DuPeyrou  faisait  atteler 
son  carrosse  et  venait  passer  l'après-midi  à  Colombier.  Presque 
tous  les  jours  il  dictait  à  son  valet  de  chambre  Choppin  —  car 
sa  goutte  l'empêchait  d'écrire  —  un  billet  pour  son  amie  ;  elle 
lui  écrivait  aussi  journellement  :  de  toute  cette  précieuse  cor- 
respondance, il  demeure  quatre-vingt-huit  lettres  et  billets  de 
DuPevrou.  On  y  trouve  des  choses  charmantes  de  bonhomie 
et  de  délicatesse  \ 

«  Je  mène,  écrit-il,  la  vie  d'un  ermite,  non  d'un  mondain.  Tout 
ce  que  j'ai  pu  imaginer  de  mieux,  c'est  de  me  jeter  dans  le  passé. 
Dès  que  j'ai  terminé  ma  besogne  de  la  journée,  qui  n'est  ni  gaie,, 
ni  petite,  je  défais  un  paquet  du  temps  passé,  resté  cacheté,  éti- 
queté depuis  trente  à  quarante  ans,  et  dont  il  ne  me  reste  aucun 
souvenir...  Je  les  trouve  aussi  neufs  qu'il  pourraient  l'être  à  l'en- 
fant qui  vient  de  naître.  Cela  me  prouve  que  notre  identité  ne 
s'étend  pas  autant  que  notre  existence.  Il  m'a  fâché  beaucoup 
de  brûler  des  choses  charmantes  en  vérité.  » 

:  v  La  bienveillance  extrême,  la  douceur  de  caractère  de  ce  galant 
homme,  nous  sont  attestées  par  tous  ses  amis. Mais  on  juge  sur- 
tout des  gens  par  la  manière  dont  ils  traitent  leurs  inférieurs  : 

Ce  matin,  écrit  DuPeyrou  à  son  amie,  j'ai  l'âme  bien  inquiète 
et  bien  triste.  Imaginez  que  mon  lait  ne  m'a  été  servi  qu'une 
heure  plus  tard,  et  que  la  cause  de  ce  retard  est  la  disparition  de 
la  fille  qui  a  soin  de  cette  partie,  fille  honnête,  active,  et  qui, 
depuis  maintes  années  qu'elle  sert  dans  la  maison  sans  reproche, 
ne  s'est  pas  fait  un  malveillant.  On  ne  sait  quand  elle  est  sortie, 
ni  ce  qu'elle  est  devenue.  J'ai  bien  peur  qu'un  chagrin  secret  ne 
l'ait  conduite  à  quelque  mouvement  de  désespoir. Choppin  m'ap- 
prend que  depuis  quelques  semaines  elle  paraissait  avoir  du  cha- 
grin. Il  y  a  trois  jours  que  Mlle  DuPeyrou  s'étant  baignée  et  cette 
fille  l'ayant  servie  au  bain,  me  parla  le  lendemain  d'un  chagrin 
qu'elle  lui  avait  avoué  ressentir  sans  s'ouvrir  davantage,  et  j'avais 
résolu  de  lui  parler  à  ce  sujet  la  première  fois  que  je  la  rencon- 
trerais ;  et  malheureusement  je  ne  l'ai  pas  rencontrée,  et  je  me 
reproche  presque  de  ne  l'avoir  pas  mandée  exprès...  » 

Tel  était  l'homme,  le  maître  de  maison.  Sa  religion,  qui  res- 
semblait à  celle  de  Rousseau,  se  teintait  d'un  optimisme  confiant. 


1  DuPeyrou  a  ordonné  par  testament  la  destruction  d'une  partie  de  ses 
papiers.  Les  lettres  de  M""  de  Charrière  ont  dû  être  brûlées. 


MADAME     DE    <  III  AKKIEKI 


JEAN-JACQUES    ROI  SSEAU 


4ig 


Le  fatalisme  un  peu  amer  où  s'arrêtait  son  amie  n'était  pas  fait 
pour  une  âme  comme  la  sienne  : 

«  Pour  moi,  lui  disait-il,  j'avoue  que  s'il  me  fallait  adopter  pour 
mon  refuge  le  sentiment  qui  vous  est  salutaire,  ce  serait  la  mort 
la  plus  prompte  qui  deviendrait  mon  asile.  Mais,  ignorance  pour 


DECORATIF    DE    L  ANCIENNE    MAISON    DUPEYROU 

(20,  Rue  du  Coq  d'Inde) 


ignorance,  je  préfère  celle  qui  me  persuade  que  tout  est  bien 
ordonné  à  une  fin  utile  et  sage,  qui  satisfait  ma  faible  intelligence, 
ainsi  que  mon  cœur.  Je  souffre  dans  mon  corps,  parce  qu'il  est 
sensible  à  la  douleur  comme  au  plaisir  physique.  Je  souffre  dans 
mon  âme  parce  qu'elle  est  sensible  aussi  à  la  haine  comme  à 
l'amour.  Cette  sensibilité,  fallait-il  nous  en  priver  parce  qu'elle 
peut  nous  nuire  ?  Otez  le  mal,  que  devient  le  bien  ?  N'est-ce  pas 
l'ombre  et  la  lumière  ?  Voilà  cependant  la  grande  objection  contre 
une  cause  intelligente  !  » 


420  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

Ainsi  causaient  ensemble  les  deux  amis.  DuPeyrou  était  le 
confident  littéraire  et  le  critique  le  plus  écouté  de  l'auteur  de 
Caliste.  Non  seulement  il  faisait  copier  par  ses  secrétaires  les 
manuscrits  qu'elle  lui  envoyait,  traitait  avec  1" imprimeur  — 
Witel,  Fauche  ou  Spineux,  —  mais  il  faisait  l'office  de  censeur 
avec  une  parfaite  sincérité  : 

«  Monsieur  DuPeyrou,  écrit-elle,  est  toujours  mon  aristarque 
sévère  :  je  me  défends  quelquefois  comme  un  tigre  contre  ses 
critiques  ;  d'autres  fois,  je  les  adopte  avec  la  douceur  d'un  mou- 
ton. »  —  «  Je  crois,  lui  écrit-il.  que  trop  de  facilité  est  un  mal, 
que  trop  de  paresse  l'est  aussi,  que  vous  êtes  atteinte  de  ces  deux 
maux,  dont  l'un  complète  l'autre.  Car,  sans  la  paresse,  vous 
corrigeriez  avec  facilité,  et  sans  la  facilité,  vous  auriez  moins  à 
corriger.  » 

L'admiration  pour  Rousseau,  qui.  chez  DuPeyrou,  était  une 
sorte  de  culte,  fut  entr'eux  un  lien  de  plus,  et  sans  doute  un  iné- 
puisable sujet  de  conversation.  Quel  dommage  que  DuPeyrou 
n'ait  pas  écrit  de  souvenirs  sur  son  illustre  ami  !  Quel  dommage 
que  Mme  de  Charrière  n'ait  pas  noté  tout  ce  qu'il  lui  racontait  ! 
Du  moins  avons-nous  les  petits  ouvrages  qu'elle  a  consacrés  à 
Rousseau  et  qu'il  est  temps  de  feuilleter. 

Sa  générosité  naturelle  s'indignait  contre  ceux  qui.  tout  en 
exaltant  Rousseau,  en  prenaient  occasion  pour  malmener  sa 
pauvre  Thérèse.  Ainsi  venaient  de  faire  Mme  de  Staël  et  le  comte 
de  Barruel. 

Dans  la  sixième  de  ses  Lettres  sur  les  ouvrages  et  le  caractère 
de  J.-J.  Rousseau,  Mme  de  Staël  se  montre  bien  dure  pour  la 
veuve  du  grand  écrivain  :  «  L'indigne  femme  qui  passait  sa  vie 
avec  lui  avait  appris  assez  à  le  connaître  pour  savoir  le  rendre 
malheureux...  »  Et,  admettant  le  suicide  de  Rousseau,  elle 
l'explique  par  la  trahison  de  Thérèse  :  «  Qui  put  inspirer  à  Rous- 
seau un  dessein  si  funeste  ?  C'est  la  certitude  d'avoir  été  trompé 
par  la  femme  qui  avait  seule  conservé  sa  confiance....  »  Puis, 
en  note  :  «  Peu  de  jours  avant  ce  triste  jour,  il  s'était  aperçu  des 
viles  inclinations  de  sa  femme  pour  un  homme  de  l'état  le  plus  bas.» 

Quant  à  Barruel,  il  avait  inséré  dans  sa  Vie  de  J.-J.  Rousseau  l 
une  lettre  où  DuPeyrou  lui  expliquait  la  part  qu'il  avait  prise 

1  La  Vie  de  J.-J.  Rousseau,  précédée  de  quelques  lettres  relatives  au 
même  sujet,  par  le  C"  de  Barruel-Beauvert,  Londres,  1789,  p.  1 32. 


MADAME    DE    CHARRIERE    ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU  42 1 

à  la  publication  de  l'édition  de  1782:  «Je  n'ai,  disait-il,  concouru 
qu'en  tierce  part  à  la  collection  des  ouvrages  de  Rousseau, 
imprimée  à  Genève,  au  profit  de  sa  veuve.  »  —  «  Superbe  emploi  ! 
se  récrie  le  comte  de  Barruel,  s'il  n'a  pas  été  motivé  par  les  der- 
nières intentions  du  philosophe  !...  Est-ce  qu'on  est  obligé  de 
fournir  de  la  pâture  aux  couleuvres  ?  Non,  mais  les  laisser  vivre 
est  une  cruauté  !  » 

On  juge  si  ce  ton  mélodramatique  dut  agacer  une  femme 
aussi  spirituelle  que  Mme  de  Charrière  et  de  quels  yeux  elle  lut 
la  cruelle  accusation  formulée  par  Mme  de  Staël,  —  qu'elle  ne 
pouvait  souffrir  !  Elle  donna  libre  cours  à  son  ironie  dans  un 
petit  pamphlet,  aujourd'hui  à  peu  près  introuvable,  intitulé 
Plainte  et  défense  de  Thérèse  Levasseur.  Nous  connaissons  la  date 
précise  où  il  fut  composé,  par  cette  lettre  de  DuPeyrou,  lequel, 
semble-t-il,  avait  d'abord  désapprouvé  l'idée  de  son  amie  : 

«4  décembre  1789.  Vous  avez  bien  raison  d'être  opiniâtre  ;  cela 
nous  a  valu  des  rires  délicieux  et  jusqu'aux  larmes.  En  recevant 
hier  votre  paquet,  j'en  ai  commencé  la  lecture  à  basse  messe,  mes 
deux  cousines  étant  à  travailler  près  de  mon  lit  et  babillant  pen- 
dant que  j'écrivais.  Je  ris,  et  je  recommence  tout  haut  ma  lecture. 
Il  n'y  a  qu'une  voix  pour  l'impression  ;  je  fais  chercher  Fauche,  je 
lui  propose  le  pamphlet,  et  sur  parole  il  le  prend,  m'en  promet 
une  épreuve  ce  matin,  que  j'attends...  Je  me  suis  permis  de  mettre 
ma  patte  parmi  vos  jolis  doigts  et  de  changer  mes  bienfaits  en 
bons  procédés,  et  le  bienfaiteur  en  honnête  et  bon.  Vous  verrez  cela, 
j'espère,  dès  demain,  en  beaux  caractères  d'impression.  Fauche 
part  demain  pour  Besançon  et  il  emportera  cela  avec  lui,  mais 
je  vous  conseille  d'envoyer  un  exemplaire  ou  deux  à  Paris  pour 
ou  à  un  libraire,  afin  qu'il  le  réimprime  et  le  fasse  courir  dans  la 
Capitale,  où  certainement  il  prendra.  Il  est  temps  qu'on  y  rie 
un  peu,  et  le  morceau  me  paraît  fait  pour  cela.  Il  est  très  plaisant, 
piquant  et  moral.  » 

Mme  de  Charrière  tint  à  envoyer  la  brochure  à  Thérèse,  car 
nous  lisons  dans  une  autre  lettre  de  DuPeyrou  :  «  La  véritable 
adresse  de  Thérèse  Levasseur  est  au  Plessis-Belleville,  près  Dam- 
martin,  par  Soissons.  »  —  Elle  écrivait  d'autre  part  à  d'Oleyres  : 

«  12  décembre  1789.  Voici  une  petite  chose  qui  s'est  faite  depuis 
que  j'ai  eu  l'honneur  de  vous  écrire,  et  qui,  grâce  à  M.  DuPeyrou, 
a  été  imprimée  aussitôt  qu'écrite,  de  sorte  que  de  ma  tête  elle  a 
passé  au  public  en  quatre  jours.  ...Vous  en  aimerez  la  simplicité, 
sinon  bonhomique  —  il  y  a  pour  cela  un  peu  trop  de  rigoureuse 


422  .MADAME    DE    CH ARRIERE    ET    SES    AMIS 

justice,  —  du  moins,....  je  ne  trouve  point  de  mot.  Ce  que  j'en 
pense,  c'est  qu'on  y  met  les  choses  et  les  gens  à  leur  place  et  à 
leur  taux,  tout  simplement  et  tranquillement.  M.  DuPeyrou,  à 
qui  je  craignais  tant  soit  peu  de  déplaire  avec  mon  M.  N.  O.  P.1, 
en  a  au  contraire  ri  de  bon  cœur  et  a  envoyé  tout  de  suite  à 
Fauche  mon  barbouillage,  qu'il  était  le  maître  de  jeter  au  feu. 
Ne  voilà-t-il  pas  de  part  et  d'autre  une  belle  loyauté  ?  » 

D'Oleyres  s'empresse  de  la  remercier  de  cette  production 
«  qui  porte  tellement  les  caractères  de  la  réalité  »,  qu'il  semble 
que  Thérèse  elle-même  «  a  conté  ses  raisons  à  son  défenseur 
en  le  priant  de  parler  pour  elle  ».  —  Ne  dirait-on  pas,  en  effet, 
qu'on  entend  la  bonne  femme  se  plaindre  d'être  malmenée 
dans  des  livres  : 

«  Moi  qui  ne  sais  seulement  pas  lire  les  injures  dont  on  m'acca- 
ble, et  qui  ne  pourrai  ni  lire  ni  signer  la  défense  que  je  dicte  aujour- 
d'hui à  une  de  mes  amies,  bonne  et  simple  femme  comme  moi!» 

On  la  traite  de  «  femme  indigne  »,  de  «  couleuvre  »  ! 

«  Avec  leurs  gros  mots  et  leurs  grandes  phrases,  s'écrie-t-elle, 
ces  messieurs  font  souvent  tant  d'effet  sur  de  pauvres  bêtes  de 
gens,  qu'on  pourrait  bien  m'assommer  un  de  ces  jours  par  charité. 
Les  femmes  de  Môtiers  ne  voulurent-elles  pas  prouver  qu'elles 
avaient  une  âme  en  lapidant  M.  Rousseau,  qui,  à  ce  qu'on  leur 
avait  fait  croire,  prétendait  qu'elles  n'en  avaient  point  ?  » 

Thérèse  se  demande  aussi,  à  propos  des  torts  qu'on  lui  repro- 
che, pourquoi  on  attend  les  plus  sublimes  vertus  d'une  pauvre 
fille  «  qui  ne  savait  ni  lire,  ni  écrire,  ni  voir  l'heure  qu'il  était  sur 
le  cadrnn  »,  et  à  qui  Rousseau  «  a  fait  1* honneur  de  donner  son 
linge  à  blanchir  et  son  potage  à  cuire  ».  Pourquoi  exige-t-on  d'elle 
bien  plus  que  Rousseau  lui-même  ne  lui  demandait  ?  «  On  manque 
à  mon  égard,  non  seulement  de  bonté  et  de  justice,  mais  d'un 
certain  bon  sens  commun,  le  seul  que  j'aie  eu,  et  sans  lequel  je 
doute  que  j'eusse  trouvé  grâce  devant  M.  Rousseau.  » 

Ce  «  bon  sens  commun  »,  elle  en  fournit  la  preuve  dans  ce  petit 
discours  adressé  à  Mme  de  Staël  : 

«  Oui,  Madame  la  baronne,  vous  manquez  de  bonté  ;  car  vous 
dites  du  mal  d'une  pauvre  femme  qui  ne  vous  en  a  point  fait,  et 


1  Allusion  à  ce  passage  :  «  Qu'importe  à  MM.  G.  et  C.  que  ce  soit  M.  X.  O. 
ou  P.  qui  ait  fait  imprimer  les  Confessions .- » 


MADAME    DE    CHARRIERE    ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU  423 

qui  est  dans  des  circonstances  moins  brillantes  que  les  vôtres. 
Mon  célèbre  ami  est  mort  :  votre  célèbre  et  respectable  père  est, 
Dieu  merci,  plein  de  vie  ;  vous  êtes  riche,  vous  êtes  baronne,  et 
ambassadrice,  et  bel-esprit.  Et  moi,  que  suis-je  ?  Vous  manquez 
aussi  de  justice  ;  car  vous  avancez  des  faits  qu'il  vous  est  impos- 
sible de  prouver,  comme  à  moi  de  les  réfuter  pleinement,  de  sorte 
que  je  reste  chargée  à  jamais  d'une  accusation  grave  et  d'un 
soupçon  odieux.  ...Cela  est-il  juste  ?  Etes-vous  juste  ?  Le  serais-je, 
si,  apprenant  que  vous  avez  eu  le  malheur  de  perdre  quelqu'un 
qui  vous  est  cher,  je  disais  :  Un  amour  désordonné  pour  l'esprit  a 
tourmenté,  désespéré...  De  plus,  vous  avez  manqué  de  bon  sens  : 
d'abord,  comme  tout  le  monde,  en  voulant  que  je  fusse  une  plus 
admirable  personne  que  je  n'avais  de  vocation  à  l'être,  mais  sur- 
tout en  imaginant  que  M.  Rousseau  s'était  donné  la  mort  parce 
qu'il  aurait  découvert  mon  penchant,  vrai  ou  prétendu,  pour  un 
homme  de  la  plus  basse  classe.  Que  d'absurdités  en  peu  de  mots  ! 
Est-ce  la  coutume,  je  vous  prie,  que  les  maris  se  tuent  pour  ces 
sortes  de  choses  ?  Et  si  ce  n'est  pas  le  parti  qu'ils  prennent  d'ordi- 
naire, fallait-il  taxer  de  cette  rare  folie  un  philosophe  de  66  ans  ? 
Certes,  pour  une  personne  qui  lui  veut  tant  de  bien,  et  à  moi  si 
peu,  vous  me  faites  bien  de  l'honneur,  et  à  lui  bien  du  tort!  Mais 
comme  ce  n'est  pas  votre  intention,  vous  diminuez,  tant  que  vous 
pouvez,  l'extravagance  supposée  de  l'un,  et  aggravez  la  faute  sup- 
posée de  l'autre  :  c'est  pour  un  homme  de  la  plus  basse  classe  que 
M.  Rousseau  doit  avoir  découvert  mon  penchant.  Plaisante 
aggravation  pour  la  ménagère  !  Plaisante  excuse  pour  le  philoso- 
phe !  Selon  vous,  il  se  serait  donc  mieux  consolé  si  j'eusse  aimé  un 
prince  !  Lui  !  Jean- Jacques  !  Allez,  Madame,  vous  ne  l'avez  pas  lu, 
si  vous  ignorez  combien  non  seulement  les  classes  lui  étaient  indif- 
férentes, mais  combien  surtout  il  honora  davantage  Mme  de 
Warens  que  Mme  de  Pompadour  !  Vous  êtes  jeune,  Madame  ; 
votre  esprit  peut  mûrir,  vous  pouvez  vous  défaire  de  préjugés 
qui  aussi  bien  ne  sont  plus  à  la  mode  ;  vous  pouvez  devenir  à  la 
fois  plus  raisonnable  et  meilleure  ;  et  déjà  vous  avez  quelque  bon 
fond,  puisque  vous  aimez  tant  monsieur  votre  père.  Lisez  donc 
attentivement  les  ouvrages  de  M.  Rousseau,  et  pleurez  sur  cette 
partie  de  votre  livre  qui  regarde  sa  vieille  Thérèse.  » 

Barruel  est  expédié  plus  rapidement  : 

«  C'est  la  mode,  s'écrie  Thérèse,  de  me  donner  des  coups  de 
patte:  il  a  bien  fallu  qu'il  fît  comme  les  autres;  et  s'il  a  donné  un 
peu  plus  lourdement,  il  y  a  là-dedans  plus  de  malheur  que  de 
malice.  » 

DuPeyrou  lui-même  a  son  tour,  et  Thérèse  lui  reproche  dou- 
cement ses  torts  : 


424  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

«  Il  en  a  eu  moins  que  les  autres,  mais  il  n'en  devait  avoir 
aucun  :  je  n'étais  accoutumée  qu'à  ses  bons  procédés...  » 

Son  tort,  c'est  de  n'avoir  pas  su  défendre  Thérèse  à  propos 
des  profits  que  devait  lui  assurer  la  publication  des  œuvres  de 
Rousseau  :  il  aurait  dû,  dans  sa  lettre  à  Barruel,  insister  moins 
sur  l'honneur  que  le  grand  écrivain  avait  fait  à  cette  femme  de 
lui  donner  son  nom,  et  beaucoup  plus  sur  les  promesses  qu'il 
lui  avait  réitérées  de  lui  laisser  de  quoi  vivre.  Car  enfin,  ne 
l'a-t-elle  pas  servi  pendant  trente  ans,  «  sinon  avec  une  perfec- 
tion de  roman  »,  du  moins  de  son  mieux  ? 

«  Ah  !  bon  Dieu  !  s'écrie  Thérèse,  que  de  femmes  resteraient 
sans  douaire,  que  de  grands  seigneurs  sans  pensions,  s'il  fallait, 
pour  les  obtenir,  une  conduite  irréprochable  et  des  services 
désintéressés  !  >> 

Il  y  a  aussi  un  fort  joli  morceau  d'ironie  sur  les  poulardes 
qu'on  reprochait  à  Thérèse  d'avoir  acceptées  de  tel  ou  tel  bien- 
faiteur, à  l'insu  de  Jean- Jacques  ;  et,  pour  finir,  elle  suggère 
à  DuPeyrou  cette  réponse  aux  accusateurs  de  Thérèse  : 

«  Enthousiastes  stupides  ou  hypocrites,  n'appelez  plus  Rous- 
seau votre  maître,  votre  modèle,  votre  dieu,  ou  suivez  mieux 
ses  leçons  et  son  exemple.  Il  voulait  que  les  fautes  de  ses  ennemis 
ne  fussent  publiées  que  longtemps  après  leur  mort  :  ne  noircissez 
donc  pas,  pendant  sa  vie,  une  femme  qui  ne  vous  offensa  jamais  !» 

Mrne  de  Charrière  écrit  à  B.  Constant,  avec  qui  la  correspon- 
dance a  repris  de  plus  belle  : 

«  On  n'a  plus  trouvé  de  Thérèse  Levasseur  chez  les  libraires  à 
Paris  il  y  a  déjà  longtemps,  et  cependant  il  ne  m'est  pas  revenu 
qu'on  en  ait  beaucoup  parlé.  Les  amis  de  Mme  de  Staël  auraient- 
ils  jeté  au  feu  tout  ce  qu'on  en  avait  envoyé  ?...  Cette  folie  a  fort 
amusé  le  petit  nombre  de  lecteurs  à  qui  j'ai  pris  la  peine  de  l'en- 
voyer, et  à  Neuchâtel  elle  a  eu  grande  vogue.  Elle  ne  coûtait 
qu'un  batz  à  la  vérité,  ou  deux  tout  au  plus  ».  (29  mai  1790) 

Elle  eut  aussi  l'approbation  du  fin  lettré  et  du  sincère  ami 
qu'était  M.  de  Saïgas  ;  mais  il  ne  loua  qu'avec  de  justes  réserves  : 

«  Genève,  18  décembre  1789.  Thérèse  Levasseur  a  trouvé  un  fort 
bon  défenseur.  Je  ne  sais  si  elle  le  mérite.  L'on  ne  voit  rien  dans 
la  dernière  partie  des  Confessions  qui  autorise  à  le  croire,  et  il  est 
bien  difficile  de  justifier  la  conduite  qu'elle  a  tenue  depuis  la 
mort  de  son  mari.  Vous  qui  plaidez  si  bien  les  causes  douteuses, 


MADAME    DE    CHARRIERE    ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU  425 

ayez  la  bonté  de  me  dire  ce  qu'il  faut  penser  du  différend  qui  s'est 
élevé  entre  M.  DuPeyrou  et  MM.  les  libraires  Barde  et  Manget. 
L'idée  avantageuse  que  j'ai  de  M.  DuPeyrou  me  fait  voir  avec 
peine  que  toutes  les  apparences  de  tort  sont  de  son  côté.  Si  vous 


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AUTOGRAPHE    DE    DKPEYBOU 


défendez   bien,   vous   attaquez'*  mieux   encore  :   Intermissa  diu 
rursus  bella  nwves.  Parce,  precor  !  ftrecor  /» 

La  fin  de  cette  lettre  fait  allusion  à  la  querelle  où  DuPeyrou 
se  trouvait  engagé  depuis  quelques  semaines  et  que  nous  devons 
raconter  brièvement. 


426  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

La  première  partie,  soit  les  six  premiers  livres  des  Confessions, 
avait  seule  paru  dans  l'édition  de  1782,  entreprise  au  profit 
de  la  veuve  de  Rousseau  par  messieurs  Moultou,  de  Girardin  et 
DuPeyrou.  Ce  dernier  avait  entre  les  mains  —  outre  les  origi- 
naux des  pièces  justificatives  se  rapportant  aux  Confessions,  — 
une  copie  de  la  seconde  partie,  qu'il  tenait  de  Moultou  ;  et  cette 
seconde  partie,  affirmait-il  en  s'autorisant  de  «  la  volonté  très 
expresse  »  de  Rousseau,  ne  devait  «  voir  le  jour  qu'au  commence- 
ment du  siècle  prochain  ».  Mais  Moultou  était  mort  en  1787. 
Son  fils  aîné,  Pierre  Moultou,  dépositaire  du  manuscrit  confié  à 
son  père,  redoutant  quelque  publication  de  contrebande  et  cédant 
à  l'impatience  du  public,  crut  devoir  autoriser  l'impression  dé 
la  seconde  partie  des  Mémoires,  sous  réserve  de  la  suppression 
de  certains  noms  propres  et  de  quelques  jugements  sévères  de 
Rousseau.  Il  traita  avec  les  libraires  Barde  et  Manget,  de  Genève, 
qui  annoncèrent  la  prochaine  apparition  de  l'ouvrage. 

On  crut,  en  général,  que  cette  publication  était  faite  sur  l'ini- 
tiative de  DuPeyrou,  qui,  étant  seul  nommé  dans  l'édition  de 
1782,  passait  pour  être  le  dépositaire  des  Confessions.  La  déli- 
catesse de  ce  galant  homme  s'alarma  :  pouvait-il  laisser  croire 
qu'il  fût  capable  de  trahir  la  confiance  de  Rousseau,  en  devan- 
çant le  terme  fixé  pour  la  publication  des  Mémoires  ?  Il  envoya 
donc  au  Mercure  de  France  une  Déclaration  (qui  parut  dans  le 
numéro  du  21  novembre  1789),  par  laquelle  il  décline  toute  res- 
ponsabilité dans  l'édition  des  libraires  genevois  : 

«  Je  suis  certain,  ajoute-t-il  un  peu  lourdement,  que  l'ouvrage 
ne  peut  avoir  été  livré  ou  acquis  que  par  des  moyens  peu  déli- 
cats, puisqu'il  ne  peut  être  publié  aujourd'hui  que  par  la  viola- 
tion de  la  volonté  très  expresse  de  son  auteur.  » 

Cette  phrase  visait  M.  de  Girardin,  qui,  à  la  mort  de  Rousseau, 
s'était  emparé  d'une  copie  des  Confessions  que  l'auteur  avait 
conservée  par  devers  lui.  Mais  Barde  et  Manget,  se  croyant  mis 
en  cause,  répondirent  par  une  lettre  très  vive  (27  novembre), 
adressée  à  DuPeyrou,  qui  répliqua  le  2  décembre;  le  5,  les  librai- 
res signaient  leur  duplique.  Tous  ces  documents  furent  réunis  en 
une  brochure  \  On  y  trouve,  outre  les  pièces  que  nous  venons 


1  Pièces   relatives   à    la   publication    de    la   suite   des    Confessions    de 
J.-J.   Rousseau.  —  Voir  sur  cette  affaire  les  Mémoires  de  Fauche-Borel 


MADAME    DE    CHARRIERE    ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU 


427 


d'indiquer,  un  garde-à-vous  adressé  par  les  éditeurs  genevois 
au  public  contre  l'édition  de  la  suite  des  Confessions  que  DuPey- 
rou  avait  pris  le  parti  d'annoncer,  et  que  Barde  et  Manget 
qualifient  à  l'avance  de  contrefaçon.  DuPeyrou,  en  effet,  ayant 
constaté  que  les  éditeurs  genevois  avaient  fait  subir  au  texte 
original  diverses  altérations  —  sous  prétexte  de  faire  disparaître 


«  les  traits  trop  amers  »,  —  s'apprêtait  à  imprimer  chez  Fauche, 
à  Neuchâtel  le  texte  authentique  de  Rousseau.  La  brochure  dont 
nous  parlons  contient  enfin  une  lettre  signée  le  Dépositaire  des 
Mémoires  de  Rousseau,   où   Moult  ou  déclare  qu'il  ignorait,   et 


I,  p.  37-8.  Sébastien  Mercier,  qui  avait  séjourné  à  Neuchâtel  et  tféquenté 
l'hôte!  DuPevrou,  fut  un  moment  soupçonné  d'avoir  pris  copie  de  la  suite 
des  Confessions.  M""  de  Charrière  entretient  d'Oleyres  de  cette  histoire 
(7  juin  1789). 


428  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

que  son  père  a  toujours  ignoré  le  prétendu  délai  fixé  par  Rousseau 
pour  la  publication  ;  que  Rousseau,  en  remettant  à  Moultou  une 
copie  des  Confessions,  l'avait  laissé  juge  du  moment  où  il  con- 
viendrait de  les  donner  au  public  ;  et  que  le  mécontentement 
manifesté  par  DuPe}'rou  provenait  de  ce  qu'en  cette  affaire  il 
poursuivait  un  intérêt  de  lucre. 

Cette  polémique  fit  le  bruit  qu'on  se  peut  aisément  figurer  1. 
Puis,  bientôt,  parut  à  Neuchâtel  l'édition  de  DuPeyrou,  qui 
porte  la  date  de  1790.  Elle  est  «  enrichie  »  d'une  série  de  lettres 
inédites  de  Rousseau.  Au  début  du  premier  volume,  on  trouve 
quelques  échantillons  curieux  des  changements  apportés  par 
Moultou  au  texte  original,  placé  en  regard  du  texte  imprimé. 
Ce  ne  sont  pas  de  simples  suppressions,  mais  de  véritables  alté- 
rations, dont  on  a  souvent  peine  à  comprendre  le  motif,  si  bien 
qu'on  se  demande  de  quel  côté  est  la  «  contrefaçon  ».  Puis,  dans 
une  courte  lettre,  Fauche-Borel  fait  l'éloge  de  DuPeyrou  et 
le  remercie  de  lui  avoir  confié  cet  ouvrage,  qu'il  offre  au  public 
comme  les  «  prémices  »  de  son  imprimerie  naissante.  Vient 
ensuite  un  Discours  préliminaire,  où  DuPeyrou,  reprenant  toute 
la  question  qui  a  fait  l'objet  de  sa  querelle  avec  les  libraires  gene- 
vois, fournit  sur  tous  les  points  des  explications  d'une  netteté 
décisive. 

Mme  de  Charrière  avait  mis  la  main  à  tout  cela,  comme  le 
révèlent  ces  lignes  adressées  à  Benjamin  Constant  : 

«  Si  quelque  j  our  la  nouvelle  édition  des  Confessions  vous 
parvient,  sachez  que  l'avertissement  du  libraire  est  de  moi, 
l'épître  à  M.  DuPeyrou  aussi  de  moi  (mais  l'idée  d'en  faire  une 
n'est  pas  de  moi,  elle  est  bien  de  Louis  Fauche-Borel)  ;  ensuite 
vous  reconnaîtrez  bien  encore  quelques  mots,  quelques  phrases, 
mais  vous  garderez  pour  vous  cette  reconnaissance,  sans  en  dire 
un  seul  mot.  » 

1  DuPeyrou,  qui  n'était  pas  toujours  adroit,  était  certainement  d'une 
probité  scrupuleuse.  Lors  des  négociations  qui  préparèrent  l'édition  de 
Genève,  il  faillit  déjà  se  tâcher  parce  que  le  prospectus  semblait  promettre 
au  public  la  totalité  des  Confessions,  tandis  qu'en  réalité  on  ne  lui  en  don- 
nait que  les  six  premiers  livres.  «  Je  vous  déclare  une  fois  pour  toutes, 
écrivait-il  aux  éditeurs  genevois  le  i5  mai  1779,  que  je  romps  toute  affaire 
et  tout  commerce,  s'il  faut  employer  des  moyens  qui  me  répugnent  et  qui 
déshonorent  la  qualité  que  nous  professons  d'être  les  amis  de  l'homme  le 
plus  vrai...  ».  (Cette  lettre  figure  dans  un  curieux  dossier  que  possède  la 
Bibliothèque  de  Genève,  relatif  à  l'édition  générale  de  1782). 


MADAME    DE    CHARRIERE    ET    JEAN-JACQUES  ROUSSEAU  429 

Le  26  décembre,  DuPeyrou  écrit  à  son  amie  : 

«  Il  ne  me  reste  qu'à  savourer  la  douceur  d'être  défendu 
par  vous  avec  cent  fois  plus  de  talent  que  je  ne  puis  en  mettre 
à  me  défendre  moi-même...  Je  suis  bien  impatient  de  voir  les 
Eclaircissements...  Ils  doivent  être  prêts  aujourd'hui.  » 

Ces  mots  font  allusion  à  une  brochure  que  préparait  Mme  de 
Charrière,  et  où  se  posant  en  témoin  impartial  et  désintéressé, 
elle  saisissait  l'opinion  de  la  querelle  engagée  entre  DuPeyrou 
et  ses  adversaires.  Ce  petit  écrit  :  Eclair  cissemens  relatifs  à  la 
publication  des  Confessions  de  Rousseau,  est  un  de  ceux  où  l'auteur 
a  mis  tout  son  zèle,  avec  infiniment  d'esprit.  Elle  se  présente 
modestement  comme  la  «  mouche  du  coche  »,  par  cette  épigra- 
phe : 

Dame  mouche  s'en  va  chanter  à  leurs  oreilles 
Et  fait  cent  sottises  pareilles. 

Elle  a  soin  d'ajouter  qu'elle  écrit  «moins  pour  M.  DuPeyrou 
que  pour  la  vérité  ».  De  fait,  elle  commence  par  railler  l'attitude 
prise  par  DuPeyrou,  et  reproche  à  ce  modeste  de  n'avoir  pas 
assez  compté  sur  sa  réputation  d'honnête  homme.  Il  s'est  donné, 
en  cherchant  à  prévenir  les  soupçons  du  public,  une  peine 
superflue,  et  ses  précautions  lui  ont  attiré  des  reproches  fâcheux. 
Cette  critique  adressée  à  son  ami  est  habile,  elle  nous  prédis- 
pose à  croire  ce  qui  suit.  L'auteur  nous  raconte  que  si,  à  un 
moment  donné,  Rousseau  se  défia  de  DuPeyrou  ;  que  s'il  a, 
sous  cette  impression,  tracé  de  lui  dans  ses  mémoires  le  portrait 
dédaigneux  et  froid  qu'on  connaît  (et  que  Moultou  avait  eu 
soin  de  rendre  public),  sa  défiance  n'alla  pourtant  pas  jusqu'à 
redemander  à  son  ami  de  Neuchâtel  les  papiers  si  précieux 
qu'il  lui  avait  confiés.  Mieux  encore,  Mme  de  Charrière  révèle  un 
détail  qu'on  ignorait  :  à  savoir  que  Moultou  lui-même  avait  un 
jour  perdu  la  confiance  de  Rousseau,  et  qu'elle  tient  le  fait  de 
Moultou,  qui  était  venu  la  voir  à  Colombier,  lors  de  ses  entre- 
vues avec  DuPeyrou.  Ce  passage  des  Eclair  cissemens  mérite 
d'être  cité  : 

«  M.  Moultou  m'a  lui-même  raconté  les  soupçons  que  Rousseau 
avait  pris  contre  lui,  et  la  scène  de  raccommodement  qu'il  y  eut 
entr'eux.  Rousseau  le  dispensa  de  se  justifier,  et  ils  pleurèrent 
sans  que  rien  eût  été  éclairci.  Je  trouvai  cela  encore  plus  commode 


43o  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

que  dramatique,  et  j'écoutai  M.  Moultou  avec  un  embarras  dont 
il  s'aperçut...  Si  l'on  me  demande  :  Qui  êtes-vous  pour  qu'on  vous 
croie  ?  je  réponds  que,  si  je  ne  me  nomme  pas,  je  me  fais  suffi- 
samment deviner,  et  que  ceux  qui  me  devineront  ne  pourront  pas 
s'empêcher  de  me  croire.  » 

Plus  loin,  elle  discute  avec  gaîté  la  défense  de  Rousseau  de 
publier  ses  Confessions  avant  la  fin  du  siècle,  et  insinue  que  le 
grand  écrivain  ne  serait  peut-être  pas  bien  fâché  de  voir  ses  pres- 
criptions méconnues  : 

«  Rousseau  pouvait-il  désirer  bien  vivement  que  ceux  qu'il 
accusait  d'avoir  fait  le  malheur  de  sa  vie,  n'en  apprissent  rien, 
n'en  souffrissent  en  rien.  Qu'on  remarque  dans  ces  Confessions 
certains  tableaux  plaisants,  où  pas  un  mot  n'est  hors  de  sa  place, 
où  le  son  même  des  mots  concourt  avec  le  sens  pour  égayer 
le  lecteur  ;  et  qu'on  se  demande  si  Rousseau  n'était  pas  pressé 
de  leur  faire  produire  leur  effet.  » 

Nous  devons  à  cette  brochure,  à  côté  de  fins  aperçus,  bien  des 
renseignements  de  détail.  L'auteur  note,  en  passant,  ce  fait, 
très  honorable  pour  son  ami,  que  «  la  maison  de  DuPeyrou  était 
le  rendez- vous  de  ceux  qui  s'occupèrent  de  Rousseau  après  sa 
mort  ».  Elle  nous  conte  que  le  prince  Henri  de  Prusse,  lors  de 
son  passage  à  Neuchâtel  (1784),  demanda  à  DuPeyrou  de  lui 
montrer  la  suite  des  Confessions,  et  que  celui-ci  osa  refuser, 
n'ayant  pas  reçu  la  permission  expresse  de  Moultou,  de  qui  il 
tenait  sa  copie.  DuPeyrou  considérait  le  dépôt  comme  invio- 
lable, et  Moultou  en  pensait  autant.  Or  voici  qu'on  annonce  à 
Genève  ce  livre  tenu  secret  si  soigneusement  !  On  conçoit  la 
stupeur  de  DuPeyrou.  Qui  donc  avait  trahi  la  volonté  de  Jean- 
Jacques  ?  Qui  avait  livré  le  manuscrit  aux  libraires  ?  DuPeyrou, 
sentant  que  le  soupçon  d'indélicatesse  pouvait  s'égarer  sur  lui, 
protesta  par  précaution  : 

«  Il  eut  peur,  dit  Mme  de  Charrière,  d'être  soupçonné  d'une 
partie  de  ce  qu'il  n'aurait  pu  pardonner  à  d'autres  :  cette  fois, 
M.  DuPeyrou,  que  Rousseau  trouvait  froid  et  flegmatique,  ne 
l'était  peut-être  guère  plus  que  Rousseau  en  pareille  occasion 
ne  l'eût  été.  » 

Sur  ce  trait  pénétrant  et  qui  porte,  elle  constate  l'esprit  nou- 
veau d'un  temps  qui  ne  respecte  plus  aucun  voile.  Elle  remarque 
—  et  ceci  est  d'une  certaine  portée  —  que  la  Révolution  semble 


MADAME    DE    CHARRIERE    ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU  43  I 

inaugurer,  à  cet  égard  aussi,  une  ère  nouvelle.  L'opinion  se  fait 
juge  de  toutes  choses,  et  entend  tout  connaître  pour  tout  juger  : 

«  Il  me  semble  que  nous  allons  vivre  sous  un  régime  moral 
moins  lénitif  et  moins  amphigourique  que  par  le  passé...  On  ne 
pourra  plus,  tout  chargé  de  soupçons,  marcher  pourtant  tête 
levée,  parce  que  les  soupçons  ne  se  laisseront  plus  accumuler 
craintivement  sans  mot  dire  ;  et  d'un  autre  côté,  le  moindre  mot 
positif  de  blâme  ne  tirera  plus  à  une  si  grande  conséquence, 
parce  qu'on  ne  peut  ni  intenter  chaque  jour  des  procès,  ni  se 
battre  sans  cesse.  M.  le  comte  de  Mirabeau  a  déjà  montré,  à 
ce  qu'on  dit,  qu'il  était  de  cet  avis-là.  Mille  préjugés  ont  été 
détruits,  quoi  qu'on  n'en  voulût  qu'à  quelques-uns,  et  peut- 
être  qu'il  a  été  détruit  plus  que  des  préjugés.  » 

;'-  Que  résultera-t-il  de  ce  changement  des  mœurs,  si  finement 
noté  ?  «  Le  vernis  est  tombé,  dit-elle,  mais  ce  qu'il  couvrait 
s'amendera-t-il  ou  sera-t-il  seulement  plus  hideux  ?»  Elle  ne 
conclut  pas  :  «  Ce  qu'il  y  a  de  bien  sûr,  c'est  que  les  temps,  soit 
qu'on  les  trouve  meilleurs  ou  pires,  sont  autres  ».  Elle  prévoit, 
au  surplus,  que  le  public  va  devenir  toujours  plus  indifférent 
aux  lettres,  et  que,  dans  dix  ans,  on  ne  se  mettra  guère  en  peine 
de  ce  que  fut  Rousseau.  Le  fils  de  Moult  ou  aurait  donc  été  fondé 
à  dire  :  «  On  me  presse  de  publier  les  Confessions  ;  je  cède  ». 
DuPeyrou  n'aurait  eu  qu'à  y  consentir,  mais  en  s'opposant  à 
toute  mutilation  du  manuscrit. 

Et  ici,  Mme  de  Charrière  fait  bonne  justice  de  l'argument  de 
Barde  et  Manget,  qui  prétendaient  n'avoir  retranché  de  leur  édi- 
tion que  «  des  injures  grossières,  plates  et  basses,  aussi  peu  glo- 
rieuses à  leur  bilieux  auteur  qu'inutiles  au  public  ». 

«  Il  serait  trop  singulier,  s'écrie-t-elle,  que  Rousseau  eût  été 
plat  et  grossier  à  point  nommé,  quand  il  convenait  à  ces  mes- 
sieurs de  le  trouver  tel.  Rousseau  est  mort,  il  se  laisse  juger  ; 
mais  moi  qui  fais  partie  du  public,  je  déclare  que  je  n'ai  point 
donné  de  mission  à  MM.  Barde  et  Manget  pour  juger  pour  moi 
de  ce  qui  m'est  utile  ou  inutile  ». 

Elle  invite,  en  terminant,  M.  Moultou  le  fils  à  lever  le  masque, 
et  même  lui  épargne  ce  soin,  puisqu'elle  le  met  librement  en 
cause,  et  nomme  en  toutes  lettres  cet  homme  si  prudent.  Que 
Moultou  écarte  donc  le  voile,  d'ailleurs  transparent,  qui  le  couvre: 

«Alors,  content  de  lui-même,  il  cessera  d'être  injuste  envers  les 
autres  ;  il  avouera  franchement  que  c'était  par  humeur  qu'il  accu- 


432  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

sait  M.  DuPeyrou  d'avoir  suivi  dans  cette  affaire  les  conseils  de 
l'avarice  ou  de  l'avidité.  Il  sait  bien,  M.  Moultou,  qu'il  n'en  est 
rien  :  qu'au  défaut  qu'a  M.  DuPeyrou  d'être  riche  (défaut,  au 
reste,  peu  odieux  sans  doute,  puisqu'on  redoute  si  peu  de  l'avoir), 
il  ne  joint  pas  le  défaut,  le  véritable  défaut,  de  vouloir  à  tout 
prix  devenir  plus  riche.  » 

La  fin  de  la  brochure  contient  quelques  particularités  à  retenir  : 
Mme  de  Charrière  nous  apprend  qu'elle  rencontra  à  Plombières 
(1781)  le  baron  d'Holbach,  qui  lui  dit  «beaucoup  de  mal  de 
Rousseau  »  et  alla  jusqu'à  affirmer  que  Rousseau  s'était  tué  ; 
sur  quoi  elle  fait  cette  juste  remarque  :  que  les  faux  amis,  qui, 
comme  d'Holbach,  ont  contribué  à  rendre  Rousseau  malheureux, 
devraient  chercher  plutôt  à  se  persuader  et  à  persuader  aux 
autres  qu'il  ne  le  fut  pas  au  point  de  se  donner  la  mort. 

«  Quant  à  Diderot,  ajoute-t-elle  —  et  ceci  est  un  autre  souve- 
nir intéressant,  —  je  l'ai  vu  plusieurs  fois  à  la  Haye,  chez  M.  le 
prince  de  Galitzin.  Il  ne  pleurait  pas  quand  je  le  questionnais  sur 
Rousseau  ;  mais  il  prenait  un  air  de  Tartuffe,  parlait  de  mauvais 
cœur,  d'ingratitude,  d'amis  indignement  trahis,  et  se  taisait  du 
reste,  par  discrétion,  par  humanité  !...» 

Dans  une  note  elle  consigne  cet  autre  renseignement  : 

«Leur  conversation  sur  la  question  de  l'Académie  de  Dijon 
me  fut  rapportée  par  Diderot  comme  elle  l'est  par  Rousseau, 
sinon  qu'il  rendait  sa  réponse  plus  saillante.  «  Quel  des  deux 
partis  me  conseillez-vous  de  prendre  ?  —  Belle  demande  !  Celui 
que  personne  ne  prendra.  » 

On  sent,  à  lire  cette  jolie  brochure,  éloquente,  variée,  vigoureuse 
de  pensée,  que  Mme  de  Charrière  éprouvait  pour  Rousseau  une 
sympathie  sans  doute  avivée  par  les  récits  de  DuPeyrou  ;  mais 
elle  l'aimait  sans  aveuglement,  avec  un  peu  de  compassion  et 
une  admiration  plus  vive  pour  son  génie  que  pour  son  caractère. 

Les  Eclaircissements  parurent  dans  les  premiers  jours  de  1790  : 
le  5  janvier,  l'auteur  les  adresse  à  d'Oleyres  en  s'excusant  de 
ne  lui  pas  envoyer  un  petit  conte  qu'elle  lui  avait  promis  : 

«  La  tracasserie  faite  à  M.  DuPeyrou  est  venue  à  la  traverse.  Je 
vous  envoie  la  brochure  qu'elle  a  produite,  encore  toute  mouillée. 
On  prétend  qu'elle  va  m'attirer  des  ennemis  ardents  et  de  désa- 
gréables réponses.  J'aimerais  autant  que  non  ;  mais  A  la  garde  ! 
comme  on  dit  à  Neuchâtel.  Je  n'ai  pu  me  résoudre  à  me  cacher 


MADAME    DE    CHARRIERE    ET   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU  433 

mieux  que  je  n'ai  fait,  et  m'étant  signée  quelquefois  la  Mouche 
du  coche,  l'épigraphe  est  presque  une  signature  l.  C'est  donc 
par  une  sorte  de  pudeur,  et  non  par  poltronnerie,  que  je  n'ai  pas 
mis  mon  nom  en  toutes  lettres  ;  cependant,  je  ne  suis  pas  abso- 
lument sûre  qu'une  réponse  bien  mordante  ne  me  fasse  rien. 
Je  me  flatte  un  peu  qu'on  n'osera  pas,  tant  je  me  suis  montrée 
courageuse  et  méchante.  Cette  fois,  ne  prenant  pas  le  masque 
d'une  Mlle  Levasseur,  j'ai  écrit  de  mon  mieux.  M.  DuPeyrou 
avait  trop  négligé  style  et  diction  dans  ce  qu'il  avait  dit  en  hâte 
au  public.  » 

Mme  de  Vassy,  fille  de  M.  de  Girardin,  publia  aussi  sur  cette 
affaire  une  lettre  2  dont  Mme  de  Charrière  ne  fut  point  émue  : 

«  Je  souhaite  pour  les  lettres  que  Mme  de  Vassy  ne  soit  jamais 
que  la  femme  de  la  lettre,  et  tous  ceux  qui  ont  lu  la  lettre,  et  haïs- 
sent comme  moi  le  précieux,  l'entortillé,  le  sentimental  déplacé, 
formeront  le  même  vœu  que  moi.  Vraiment,  c'est  une  chose 
étrange  que  la  peine  qu'on  prend  pour  cacher  le  sens  que  Dieu 
donne  à  la  plupart  des  hommes  et  des  femmes,  sous  des  paroles 
qui  ne  signifient  rien  !  Le  grand  d'Espagne  est  bien  honnête 
dans  son  jugement  de  moi  3,  mais,  en  vérité,  si  j'ai  quelque  ori- 
ginalité, ce  n'est,  je  pense,  que  celle  de  dire  ce  que  je  veux  qu'on 
sache  le  plus  clairement  qu'il  m'est  possible.  Je  suis  bien  aise  d'y 
avoir  réussi  à  votre  gré  et  au  sien  dans  le  dernier  bourdonnement 
de  la  mouche.  J'ai  fort  à  cœur  qu'il  donne  de  M.  DuPeyrou  et  de 
ses  adversaires  l'opinion  que  chacun  d'eux  mérite.  (A  d'Oleyres, 
29  janvier  1790).  » 

Quant  au  bon  public  neuchâtelois,  il  considérait,  semble-t-il, 
avec  ahurissement  l'activité  fiévreuse  de  Mme  de  Charrière. 
D'Oleyres  lui-même,  qui  avait  une  vie  intellectuelle  refusée  à 
tant  d'autres,  écrivait  à  son  parent  Samuel  de  Chambrier  : 

«  Cette  dame-là  compose  une  incroyable  quantité  de  pièces  fugi- 
tives sur  les  affaires  de  France.  C'est  un  torrent  de  facondité  (sic)... 
Elle  imprime  plus  que  jamais.  Elle  prend  à  partie  les  éditeurs  des 
Confessions  et  défend  M.  DuPeyrou  à  outrance  contre  le  marquis 
de  Girardin  et  Moultou.  Je  fais  lire  ses  brochures,  qu'elle  m'envoie 
dans  leur  primeur,  au  marquis  de  Serent,  gouverneur  des  fils  du 
comte  d'Artois,  qui  la  connaît  mieux  que  vous  et  moi  et  m'en  a 

1  Nous  ignorons  à  quels  opuscules  elle  peut  bien  faire  allusion  ici. 

2  Dans  cette  lettre,  M""  de  Vassy  proteste  contre  l'affirmation  de  M""  de 
Staël  que  Rousseau  s'était  suicidé.  Elle  parut  en  1789  à  la  suite  d'une  nou- 
velle édition  de  l'ouvrage  de  M'"'  de  Staël. 

3  Allusion  aux  louanges  de  M.  de  Serent,  transmises  par  d'Oleyres. 

28 


434  MADAME    DE    CHARRlÈBE    ET    SES    AMIS 

fait  le  portrait  au  naturel.  Il  fait  un  cas  infini  du  mari...  Je  trouve 
dans  l'air  et  même  le  tour  d'esprit  de  M.  de  Serent  des  rapports 
marqués  avec  M.  de  Charrière  (décembre  1789  ;  janvier  1790).  » 

Le  marquis  de  Serent,  ayant  lu  une  des  brochures  récentes 
(probablement  la  «  plainte  »  de  Thérèse),  jugeait  ainsi  «  ce  petit 
écrit  de  notre  amie,  »  à  ce  que  rapporte  d'Oleyres  : 

«  Son  imagination  est  vive,  ardente,  et  a  une  originalité  qui 
n'appartient  qu'à  elle.  Je  ne  sais  si  elle  a  un  intérêt  plus  particu- 
lier dans  la  cause  qu'elle  soutient,  qu'elle  n'en  aurait  eu  à  écrire 
sur  toute  autre  matière.  Mais  il  me  semble  que  c'est  son  esprit 
beaucoup  plus  qu'une  affection  profonde,  qui  a  dirigé  sa  plume.  » 

Ce  jugement  très  fin  est  juste,  mais  incomplet.  C'est  sans  grand 
enthousiasme  pour  Thérèse,  on  le  conçoit,  que  Mme  de  Charrière 
s'est  amusée  à  défendre  la  pauvre  femme  ;  mais  peut-être  l'espoir 
d'être  désagréable  à  Mme  de  Staël  a-t-il  beaucoup  contribué  à 
aiguiser  sa  verve. 

La  correspondance,  toujours  active  entre  Colombier  et  Turin, 
touche  aussi  à  Rousseau.  Pour  donner  plus  d'intérêt  à  son  édition 
des  Confessions,  DuPeyrou  souhaitait  d'y  faire  paraître  les  por- 
traits des  principaux  personnages  mis  en  scène.  Et  comme  le 
début  des  Confessions  nous  transporte  à  Turin,  Mme  de  Charrière 
pria  le  ministre  de  Prusse  de  l'aider  à  rassembler  les  portraits 
pour  cette  partie  de  l'ouvrage  :  il  s'agissait  du  comte  de  Gouvon, 
de  son  fils  l'abbé,  de  Mlle  de  Breil,  que  Rousseau  dépeint  si  sédui- 
sante, etc..  D'Oleyres  confie  à  son  cousin  Samuel  ses  perplexités  : 
on  donnerait  à  la  rigueur  ces  portraits  pour  les  placer  dans  un 
livre  d'histoire,  mais  non  dans  un  roman  (c'est  ainsi  qu'on  envi- 
sageait donc  les  mémoires  de  Rousseau  !)  —  et  à  Mme  de  Charrière 
il  répond  (21  décembre  1789)  : 

«  On  attend  ici  avec  empressement  la  nouvelle  édition  que 
M.  DuPeyrou  annonce.  Je  voudrais  fort  pouvoir  contribuer  à  sa 
perfection,  par  l'estampe  du  comte  ou  de  l'abbé  de  Gouvon,que 
j'aurais  pu  vous  envoyer,  si  les  descendants  de  cette  maison 
avaient  agréé  que  ces  estampes  parussent  dans  les  confessions 
d'un  de  leurs  anciens  domestiques.  Il  y  a  ici  un  portrait  de  Mlle  de 
Breil,  petite-fille  du  comte,  et  depuis  lors  comtesse  de  Verrue,  qui 
répond  à  l'idée  séduisante  que  Rousseau  en  donne  ;  il  figurerait 
à  merveille  dans  son  premier  volume  ;  mais  comment  obtenir 
une  gravure  de  ce  portrait  d'une  dame  de  la  plus  haute  considé- 
ration à  cette  Cour,  et  dont  les  descendants  ne  consentiraient 


MADAME    DE    CHAKRlÈRE    ET    JEAN-JACQUES    ROI  SSEAU  435 

guère  à  un  pareil  usage  de  cette  estampe  si  elle  devait  figurer 
avec  celle  de  Mme  de  Warens  ?  J'ajouterai  à  cela  qu'on  ne  lit 
ici  les  Confessions  de  Jean-Jacques  qu'en  s'en  confessant  à 
son  confesseur,  et  la  pénitence  infligée  pour  un  tel  péché  n'est 
pas  légère  :  tout  au  moins  promet-on  de  n'y  plus  retomber. 
...Voilà  qui  exclut  de  ce  livre  les  estampes  de  la  famille  Solar.  » 

Elle  riposte  le  5  janvier  1790  : 

«  Il  faut  donc  renoncer  aux  Solars,  grâce  à  toutes  les  sottises 
de  bigotterie  et  d'orgueil  dont  s'encroûtent  les  pauvres  hommes  ! 
Vraiment,  j'ai  mon  espèce  en  horreur.  Je  ne  vois  que  sottise  et 
méchanceté.  Voyez  les  complots  et  les  assassinats  toujours 
renaissants  en  France  !  Vos  cagots,  vos  roués,  sont  de  sottes  et 
vilaines  bêtes,  et  il  ne  me  plaît  pas  seulement  de  rire  de  l'aveu 
ingénu  que  vous  me  racontez.  » 

La  fin  de  cette  lettre  contient  une  commission  qu'elle  qualifie 
elle-même  de  baroque  :  elle  prie  l'ambassadeur,  —  de  la  part 
de  DuPeyrou.  —  de  chercher  à  retrouver  la  pauvre  Marion, 
cette  jeune  servante  mauriennoise  que  Rousseau  accusa,  après 
la  mort  de  Mme  de  Vercellis,  de  lui  avoir  donné  un  ruban  qu'il 
avait  dérobé  lui-même  : 

«  Si  Marion  vit,  elle  doit  avoir  près  de  80  ans.  On  voudrait 
lui  faire  du  bien  ;  c'est  un  peu  tard  sans  doute,  et  je  voudrais 
qu'on  y  eût  pensé  il  y  a  15  ans.  C'était  déjà  assez  tard.  » 

Elle  écrit  encore  à  d'Olevres,  qui  se  montrait  sévère  pour 
Rousseau  : 

«  Nous  sommes  parfaitement  de  même  avis  sur  Jean-Jacques. 
Au  lieu  d'entretenir  la  postérité  de  ses  remords  sur  Marion,  il 
aurait  dû  de  son  vivant  la  chercher  et  réparer  sa  faute.  Il  croit 
avoir  pris  chez  l'abbé  Gaime  de  vraies  idées  sur  la  vertu  et  des 
sentiments  vertueux,  et  cependant  il  ne  cherche  pas  Marion, 
qu'il  aurait  aisément  retrouvée.  Après  la  mort  de  Claude  Anet, 
et  la  joie  de  posséder  son  habit  noir,  il  croit  que  les  larmes  que 
cette  vilaine  joie  fait  verser  à  Mme  de  Warens,  effaceront  de  son 
cœur  tout  sentiment  vil  de  convoitise  et  de  sordide  intérêt. 
Cependant,  nous  le  voyons  depuis  un  peu  voleur,  parfois,  souvent 
menteur,  et  plus  souvent  ingrat.  Il  se  fait  les  mêmes  illusions  en 
se  rappelant  le  passé,  qu'on  a  coutume  de  se  faire  sur  le  présent. 
Chaque  époque  de  sa  vie,  ou,  pour  mieux  dire,  chaque  tableau 
à  faire  d'une  époque,  ou  d'un  événement,  l'occupe  tout  entier  : 
il  ne  songe  qu'à  le  rendre  plus  beau  ou  plus  hideux,  selon  les 
cas,  et  dupe  de  sa  propre  éloquence,  il  prend  de  ce  qu'il  peint 


436  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

la  même  impression  qu'il  n'avait  d'abord  que  cherché  à  en  donner 
aux  autres  (février  ou  mars  1790).  » 

Les  recherches  que  voulut  bien  faire  le  ministre  n'eurent 
aucun  succès.  Marion  resta  introuvable,  comme  le  pressentait 
Mme  de  Charrière. 

«  Je  vous  remercie,  écrit-elle,  de  votre  complaisance  à  vous  infor- 
mer de  Marion.  C'était  déjà  de  ma  part  un  pur  acte  de  complai- 
sance, que  cet  exercice  que  je  vous  ai  demandé  de  la  vôtre,  car 
j'étais  bien  persuadée  que  cela  était  fort  inutile.  A  dire  vrai, 
M.  DuPeyrou  est  presque  aussi  étrange  en  ceci  que  Rousseau  : 
c'était  après  la  mort  de  celui-ci  qu'il  fallait  vite  chercher  Marion  ; 
mais  les  idées  viennent  quand  elles  peuvent.  » 

Elle  rempit  de  longues  lettres  à  d'Oleyres  de  détails  sur  les 
fameux  portraits  ;  elle  écrit  pour  le  même  objet  à  vingt  person- 
nes ;  si  DuPeyrou  l'en  croyait,  il  s'adresserait  à  Thérèse.  A  Ben- 
jamin Constant  elle  dit  : 

«  J'avais  demandé  à  Mme  de  la  Pottrie  le  portrait  de  Mme  de 
Warens  :  —  «  Je  ne  l'ai  pas,  je  ne  sais  pas  qui  l'a  ».  On  demande  à 
Mlle  de  Bottens  :  —  «  Il  est  entre  les  mains  de  M.  Gibbon  ».  J'écris 
poliment  et  même  flatteusement  à  M.  Gibbon.  Il  me  répond  : 
«M.  Gibbon  est  bien  fâché,  etc..  ;  le  portrait  appartient  à  la 
famille  Polier,  et  M.  Gibbon,  étranger,  ne  peut  se  mêler  de  ces 
choses-là».  Voyez  comme  tout  cela  est  obligeant  !  On  dit  que 
M.  Dennel(?)  me  fait  l'honneur  de  me  haïr.  Je  l'ai  vu  trois  ins- 
tants, il  y  a  plusieurs  années.  Les  Lausannois  n'ont  pas  par- 
donné mes  Lettres.  » 

Le  comte  de  Favria,  sollicité  aussi  par  d'Oleyres,  avait  com- 
plètement oublié  son  ancien  laquais  J.-J.  Rousseau.  Mme  de 
Charrière  ne  s'en  étonne  point  : 

«  La  même  chose,  dit-elle,  qui  fait  la  destinée  d'un  homme,  n'est 
pour  un  autre  qu'un  événement  de  peu  d'importance.  Nous  ne 
nous  rappelons  pas  tous  les  domestiques  que  nous  avons  pu 
voir  dans  la  maison  paternelle,  ni  tout  ce  que  nous  avons  pu 
leur  dire  ;  et  si  l'un  d'eux,  quelques  années  après,  se  trouve  être 
un  homme  considérable,  il  peut  bien  se  souvenir  de  nous  sans 
que  ce  qu'il  en  dira  réveille  aucune  impression  dans  notre  cer- 
veau. Pour  Marion,  si  elle  vit,  elle  se  rappelera  Rousseau.  Mme  Ba- 
sile, si  elle  vivait,  se  le  rappellerait  aussi,  car  les  scènes  que 
Rousseau  a  retracées  relativement  à  elle  ont  eu  une  égale  impor- 
tance pour  elle  et  pour  lui.  J'avoue  que  je  n'en  suis  pas  encore 
au  bout  de  mes  étonnements  sur  cet  étrange  homme.  Je  l'admire 


MADAME    DE    CHARRIERE    ET    JEAN-JACQUES    ROUSSEAU  $7 

et  me  fâche  contre  lui  encore  tous  les  jours  à  neuf.  M.  le  ministre 
Chaillet  a  dit  avec  assez  de  justesse,  ce  me  semble,  qu'il  aimait 
les  scènes,  qu'il  grossissait  par  plaisir  les  objets  pour  en  faire 
un  tableau  frappant  dont  lui-même  était  un  des  personnages... 
M.  DuPeyrou  se  fâcherait,  je  crois,  s'il  savait  ce  que  j'ose  vous 
dire  ;  j'aurais  beau  crier  :  «  C'est  M.  Chaillet,  c'est  M.  Chaillet  !  » 
Je  doute  que  cela  me  pût  sauver  de  son  courroux...  (29  janvier 
1790.)  » 

Ces  réserves  sur  le  caractère  énigmatique  de  Rousseau  ne 
l'empêchèrent  pas  d'entreprendre  son  éloge  pour  l'Académie 
française,  qui  avait  mis  ce  sujet  au  concours.  Cependant,  comme, 
dans  l'intervalle,  la  publication  de  la  fin  des  Mémoires  avait  causé 
quelque  scandale,  elle  eut  un  doute  sur  les  intentions  de  l'Aca- 
démie et  s'en  informa  auprès  de  Marmontel,  qui  lui  répondit  : 

«  La  sensation  produite  a  été  diverse,  selon  les  esprits  et  les 
mœurs,  mais,  en  général,  nous  sommes  indulgents  pour  qui 
nous  donne  du  plaisir.  Rien  n'est  changé  dans  les  intentions 
de  l'Académie,  et  Rousseau  est  traité  comme  la  Madeleine  : 
Remittuntur  Mi  peccata  multa,  quia  dilexit  multum  l.  » 

Elle  ne  se  mit  à  l'œuvre  qu'au  dernier  moment,  à  la  fin  d'avril, 
ainsi  qu'on  le  peut  voir  dans  Y  Avis  qui  précède  l'éloge  imprimé. 
Le  manuscrit  devait  être  à  Paris  avant  le  premier  juin  :  il  y  fut. 
Le  bon  DuPeyrou  l'avait  fait  copier  en  hâte  par  son  secrétaire 
Jeannin  et  avait  lui-même  soigné  l'expédition  du  paquet. 
Il  était  adressé  au  baron  d'Aigalliers,  membre  de  l'Assemblée 
nationale,  qui  devait  le  remettre  à  Marmontel,  et  qui  eut  aussi  la 
bonté  de  corriger  les  épreuves  de  la  brochure  et  de  traiter  avec 
l'éditeur  2. 

C'est  un  joli  morceau,  non  pas  précisément  d'éloquence,  mais 
de  critique  et  d'analyse  morale,  que  ces  soixante  pages.  Le  style 
en  est  un  peu  plus  orné  peut-être  que  celui  des  précédents 
ouvrages  de  l'auteur  ;  une  pointe  de  rhétorique  lui  donne  par 

1  Nous  citons  cette  lettre  d'après  Gaullieur  (Etudes  sur  l'histoire  litté- 
raire de  la  Suisse  française,  p.  1 56,  note). 

2  Eloge  de  Jean-Jacques  Rousseau,  qui  a  concouru  pour  le  prix  de 
l'Académie  française.  A  Paris,  chez  Grégoire,  libraire,  rue  du  Coq 
Saint-Honoré,  1790.  —  La  brochure  fut  mise  en  vente  fin  janvier  1791.  Il  en 
fut  tiré  600  exemplaires  in-8°,  et  400  in-i2°,  pour  que  le  format  fût  assorti 
à  celui  des  diverses  éditions  de  Rousseau.  L'exemplaire  se  vendait  12  sols. 
(Lettre  du  baron  d'Aigalliers  à  M""  de  Charrière,  14  octobre  1790.) 


438  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

instants  le  ton  et  l'allure  qui  conviennent  à  un  éloge  acadé- 
mique. La  partie  la  plus  originale  est  celle  où  Mme  de  Charrière 
analyse  et  décrit  la  constitution  intellectuelle  de  Rousseau  : 

«  Il  naquit  avec  des  organes  tout  à  la  fois  forts  et  subtils. 
Ses  sens  étaient  parfaits,  et  au  moindre  éveil,  les  vives  impres- 
sions qu'ils  avaient  confiées  à  sa  mémoire  se  renouvelaient  avec 
une  étonnante  netteté.  Ne  serait-ce  point  la  perfection  des  sens 
et  celle  de  la  mémoire  qui  formeraient  ensemble  une  imagination 
forte  et  brillante  ?  » 

Puis  l'auteur  montre  comment  une  éducation  étrangement 
décousue  agit  sur  ce  fond  primitif.  La  sensibilité  extrême  de 
Rousseau,  son  imagination  se  développent  sans  contrainte,  et  par 
là  il  déconcerte  tous  ceux  avec  qui  il  est  appelé  à  vivre.  Aussi 
devient-il  un  incompris.  Comme  homme  et  comme  écrivain,  il  est 
le  jouet  de  sa  propre  imagination,  et  c'est  là  le  secret  de  son 
prestige,  de  son  pouvoir  enchanteur.  Il  y  a  une  page  intéressante 
aussi  sur  le  sens  de  l'harmonie,  qui  a  exercé  sur  le  génie  de  Rous- 
seau une  action  insoupçonnée:  «J'ai  cru  toujours  que  l'oreille  de 
Rousseau  avait  fait  Rousseau  ce  qu'il  a  été.  »  Idée  paradoxale, 
qu'elle  développe  adroitement.  Certes,  elle  a  raison  de  dire  que  si 
Rousseau  fut  un  médiocre  musicien,  c'est  grâce  à  lui  pourtant 
que  «  la  langue  française,  qu'il  trouva  si  rebelle  à  la  musique 
proprement  dite,  se  montrera  la  plus  propre  de  toutes  les  langues 
à  cette  autre  musique,  à  la  musique  du  style,  dont  les  effets 
imprévus,  innombrables,  se  sentent  en  même  temps  au  cœur, 
à  l'esprit,  à  l'oreille,  et  au  pouvoir  de  laquelle  il  est  impossible 
d'échapper.»  — Voilà  une  pensée  féconde,  dont  un  Bernardin  de 
Saint-Pierre,  un  Chateaubriand,  allaient  bientôt  fournir  l'illustra- 
tion éclatante.  —  Mais  ce  qu'elle  admire  le  plus  en  Rousseau,  ce 
sont  ses  rêves  ;  Rousseau  a  appris  aux  hommes  à  rêver.  Le  cons- 
tater, n'est-ce  pas  résumer  d'un  mot  la  révolution  littéraire 
opérée  par  Jean- Jacques  ?  Elle  montre  en  lui  le  grand  rêveur.  Il 
a  introduit  jusque  dans  la  sociologie  un  charme  inconnu  de  ses 
devanciers  : 

«  La  voix  de  sirène  manquait  à  l'abbé  de  Saint-Pierre.  Ce  n'est 
pas  d'avoir  rêvé,  mais  de  ne  nous  avoir  pas  fait  rêver  avec  lui, 
qu'il  faut  lui  faire  un  reproche.  Et  c'est  en  cela  seul  qu'il  a  différé 
de  Rousseau.  Qu'es-tu  donc,  charme  du  style,  charme  puissant 
et  indéfinissable  !...  » 


MADAME    DE    CHARRIERE    ET   JEAN-JACQUES    ROUSSEAU  43û, 

Et  la  voilà  célébrant  la  fraîcheur,  la  nouveauté  du  style  de 
Jean- Jacques  et  cherchant  le  secret  de  son  prestige.  Elle  n'hésite 
pas,  enfin,  à  le  louer  de  son  optimisme  consolant  ;  elle  lui  sait 
gré  d'avoir  cru  à  l'âge  d'or,  qui  n'est  pas  matériellement  vrai, 
mais  auquel  nous  avons  besoin  de  croire,  car  il  nous  faut  rêver 
la  perfection  pour  y  tendre  :  «  Si  c'est  plus  qu'on  ne  peut  faire 
et  obtenir,  ce  n'est  pas  plus  qu'il  ne  faut  vouloir  et  tenter.  » 

Elle  met  d'ailleurs  à  nu  les  défauts  de  Rousseau,  qui  lui-même 
s'est  montré  sans  réserve,  et  aborde  la  question  de  l'abandon 
de  ses  enfants  :  on  peut  discerner  dans  son  œuvre  le  remords 
qui  l'a  torturé,  lorsque,  ayant  évoqué  devant  ses  contemporains 
un  haut  idéal  moral,  il  a  senti  «  combien  il  l'avait  peu  réalisé 
lui-même.  » 

D'Oleyres  jugeait  assez  sainement  ce  discours  dans  son  jour- 
nal : 

«  C'est  peut-être  son  meilleur  ouvrage  ;  mais  il  ne  peut  guère 
être  couronné,  parce  qu'il  n'est  pas  proprement  fini.  L'auteur  y 
parle  de  ce  qui  lui  vient  dans  l'idée  à  propos  de  Rousseau;  une 
pensée  la  mène  à  une  autre  ;  mais  malgré  la  justesse  des  pensées 
et  la  chaleur  du  style,  c'est  un  ouvrage  incomplet.  » 

Le  discours  de  Mme  de  Charrière  ne  fut,  en  effet,  pas  couronné, 
et  celui  de  Mme  de  Staël  ne  le  fut  pas  davantage.  S'il  l'eût  été, 
on  concevrait  mieux  que  Gaullieur  et  Sainte-Beuve  aient  vu  dans 
cette  rivalité  une  cause  de  froideur  et  même  de  brouille  entre  ces 
deux  femmes.  Nous  verrons  qu'il  n'y  eut  jamais  brouille  entre 
elles,  mais  que  Mme  de  Charrière  opposa  à  toutes  les  avances 
de  Mme  de  Staël  une  antipathie  irréductible  ;  le  concours  acadé- 
mique n'y  était  pour  rien.  Elle  écrivait  à  d'Oleyres,  à  la  fin  de 
1789,  en  lui  renvoyant  les  Mémoires  du  fameux  baron  de  Trenck1, 
une  lettre  où  il  est  question  et  de  ce  personnage  et  de  Mme  de 
Staël.  La  page  est  intéressante  : 

«  Quand  il  n'y  aurait,  dit-elle  du  baron  prussien,  que  sa  bonne 
volonté  pour  mon  pays  natal,  je  l'aimerais  un  peu.  A  Spa,  mon 

1  Frédéric,  baron  de  Trenck,  né  en  1726,  était  devenu  l'amant  de  la 
princesse  Amélie,  sœur  de  Frédéric  II.  Cette  liaison  ayant  été  découverte, 
il  fut  enfermé  pendant  de  longues  années  à  Magdebourg;  sa  vie  aventu- 
reuse est  contée  dans  ses  Mémoires,  qu'il  a  lui-même  traduits  en  français 
\Paris,  1789).  II  mourut  sur  l'échafaud  en  1794,  le  même  jour  qu'André 
Chénier. 


440  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

père  ne  voulait  pas  qu'il  m'entretînt  de  ses  malheurs,  tant  il  me 
nourrissait  l'imagination.  Je  n'ai  pas  encore  oublié  sa  tête  à 
demi-chauve,  ses  yeux  un  peu  égarés  et  ses  grands  gestes  .On 
voit  qu'il  se  considère  comme  une  curiosité  bien  remarquable. 
Tant  mieux,  si  cela  le  console  de  ses  longs  chagrins. 

A  propos  de  remarquable,  on  écrit  à  M.  DuPeyrou  que  Mme  de 
Staël  s'est  rendue  si  assidue  à  l'Assemblée  nationale,  y  a  fait  tant 
de  bruit,  de  gestes,  de  mines,  a  tant  écrit  de  billets  aux  membres 
de  l'assemblée,  approuvant,  conseillant,  etc.,  que  monsieur  son 
père  lui  a  dit  d'opter  entre  cette  salle  et  sa  maison,  ne  voulant 
plus  qu'elle  retournât  à  l'une  si  elle  voulait  revenir  dans  l'autre.  » 

A  défaut  du  suffrage  de  Paris,  Mme  de  Charrière  eut  celui  de 
son  mari,  ainsi  qu'elle  le  dit  plaisamment  à  une  amie  : 

«  M.  de  Charrière,  tout  M.  de  Charrière  et  mari  qu'il  est,  a 
trouvé  le  discours  fort  éloquent,  et  m'a  encouragée  à  hasarder 
l'épigraphe  entière  que  j'avais  dans  la  tête.  Elle  a  tout  l'air  de 
vouloir  être  un  vers  : 

His  words  were  musick,  his  thoughts  celestial  dreams. 

...Cela  peint  si  bien  Rousseau,  et  d'une  manière  si  analogue  à 
celle  dont  je  l'ai  peint  !...  M.  DuPeyrou  a  été  de  l'avis  de  M.  de 
Charrière,  que  quand  on  avait  pareille  chose  dans  l'esprit  il  fallait 
l'employer  ;  et  lui,  qui  a  conservé  contre  les  lettrés  de  Paris  une 
dent  que  lui  avait  donnée  Rousseau,  s'amuse  de  l'embarras  où  ils 
seront  de  déterrer  la  source  de  cette  heureuse  épigraphe.  Il  se  fait 
une  fête  aussi  de  publier  mon  discours  pour  leur  faire  honte  s'ils 
ne  le  couronnent  pas.  Il  faut  avouer,  pour  l'excuse  d'une  certaine 
irascibilité  et  amertume  de  caractère,  que,  où  il  n'y  en  a  point,  il 
n'y  a  guère  de  zèle  et  d'amitié.  (A  Mlle  de  Chambrier,  26  mai 
1790).  » 


CHAPITRE    XV 


Nouveaux  amis 


«Le  genre  humain  est  une  si 
détestable  chose,  qu'il  faut  s'at- 
tacher bien  fort  à  quelques  ex- 
ceptions satisfaisantes.  » 

(Mmc  de  Charrière  à  d'Oleyres). 

Réconciliation  avec  Benjamin.  —  Confidences  douloureuses.  —  Mort  de 
M°"  de  Pourtalès.  —  Benjamin  passe  à  Colombier  ;  Turpe  et  Torpe.  — 
Caroline  de  Chambrier  ;  le  ménage  Sandoz-Rollin.  —  Susette  DuPasquier. 
—  Henriette  L'Hardy.  —  M""  de  Madeweiss.  —  M""  Tulleken  :  un  por- 
trait de  M"'  de  Charrière  chez  elle.  —  «  Mon  Henriette  ». 


Benjamin  Constant,  que  son  amie  tenait  au  courant  de  tous 
ses  travaux,  était  revenu  au  ton  affectueux  d'autrefois.  Le  4 
juin  1790,  il  annonce  sa  prochaine  visite  à  Colombier  : 

«  Il  n'y  a,  écrit-il,  que  deux  êtres  au  monde  dont  je  sois  par- 
faitement content,  vous  et  ma  femme.  Tous  les  autres,  j'ai  non 
pas  à  me  plaindre  d'eux,  mais  à  leur  attribuer  quelque  partie 
de  mes  peines.  Vous  deux,  au  contraire,  j'ai  à  vous  remercier 
de  tout  ce  que  je  goûte  de  bonheur.  » 

C'est  peut-être  à  cette  courte  visite  que  se  rapportent  les 
lignes  suivantes  (sans  date)  adressées  à  d'Oleyres  : 

«  Le  pauvre  Constant  n'a  pas  souvent  en  lui-même  cette  gaîté 
qu'alors  il  communiquait.  Il  a  trop  souffert  dans  l'affaire  de  son 
père.  Un  prince  d'Orange  faible,  un  conseil  de  guerre  composé 
d'ennemis,  des  Bernois  vis  à  vis  d'un  homme  du  Pays  de  Vaud, 
il  y  a  là  plus  qu'il  ne  faut  pour  tuer  la  gaîté  la  plus  robuste. 
Deux  choses  m'ont  fait  plaisir  pour  M.  Constant  :  il  est  content 


442  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

de  Brunswick  comme  d'un  asile  où  il  retrouve  ce  qui  ailleurs 
s'est  écorné  de  sa  fortune,  et  il  est  extrêmement  content  de  sa 
femme.  » 

Dans  la  même  lettre,  Benjamin  lui  rend  compte  d'une  théorie 
du  chevalier  de  Revel,  envoyé  de  Sardaigne  à  La  Haye,  lequel 
pense  que  Dieu  est  mort  avant  d'avoir  fini  son  ouvrage,  —  d'où 
l'imperfection  du  monde,  tout  se  trouvant  fait  dans  un  but  qui 
n'existe  plus  : 

«  Nous  sommes  comme  des  montres  où  il  n'y  aurait  point 
de  cadran,  et  dont  les  rouages,  doués  d'intelligence,  tour- 
neraient jusqu'à  ce  qu'ils  se  fussent  usés,  sans  savoir  pourquoi, 
et  se  disant  toujours  :  «  Puisque  je  tourne,  j'ai  donc  un  but.  » 
Cette  idée  me  paraît  la  folie  la  plus  spirituelle  et  la  plus  profonde 
que  j'ai  ouïe,  et  bien  préférable  aux  folies  chrétiennes,  musul- 
manes ou  philosophiques  des  premiers,  sixième  et  dix-huitième 
siècles  de  notre  ère...  Adieu,  cher  et  spirituel  rouage,  qui  avez 
le  malheur  d'être  si  fort  au-dessus  de  l'horloge  dont  vous  faites 
partie  et  que  vous  dérangez.  Sans  vanité,  c'est  aussi  un  peu  mon 
cas.  Adieu...  Ne  nous  reverrons-nous  jamais  comme  en  1787  et 
1788  ?  » 

La  réconciliation,  on  le  voit,  est  parfaite.  On  peut  se  remettre 
à  discuter,  tout  en  évoquant  les  jolis  souvenirs  de  la  première 
amitié  : 

«  Vous  ne  me  paraissez  pas  démocrate,  lui  dit-il.  Je  crois  comme 
vous  qu'on  ne  voit  au  fond  que  la  fourbe  et  la  fureur,  mais  j'aime 
mieux  la  fourbe  et  la  fureur  qui  renversent  les  châteaux  forts, 
détruisent  les  titres  et  autres  sottises  de  cette  espèce,  mettent 
sur  un  pied  égal  toutes  les  rêveries  religieuses,  que  celles  qui 
voudraient  conserver  et  consacrer  ces  misérables  avortons  de  la 
stupidité  barbare  des  Juifs,  entée  sur  la  férocité  ignorante  des 
Vandales.  » 

Et,  après  avoir  évoqué  les  souvenirs  de  Paris,  de  Mme  Saurin- 
Schabaham,  que  nous  avons  cités,  il  termine  ainsi  : 

«  Adieu.  Répondez-moi  une  bonne  longue  lettre.  Envoyez- 
moi  du  nectar  ;  je  vous  envoie  de  la  poussière,  mais  c'est  tout 
ce  que  j'ai.  Je  suis  tout  poussière.  Comme  il  faut  finir  par  là, 
autant  vaut-il  commencer  aussi  par  là.  »  (10  décembre  1790  ?) 

Ce  ton  amer  et  détaché  est  continuel  dans  ses  lettres.  Si 
Mmc  de  Charrière  n'encourage  pas  son  scepticisme,  comme  on 
le  lui  a  injustement  reproché,  elle  n'a  pourtant  rien  de  bien 
réconfortant  à  lui  dire.  Il  existe  d'elle  une  lettre,  que  Gaullieur 


NOUVEAUX    AMIS 


443 


a  publiée,  et  qui  nous  paraît  importante  —  parmi  tant  d'autres 
—  à  cause  de  la  confession  sincère  et  attristée  qu'elle  contient. 
Elle  nous  montre  comment  s'était  renouée  la  correspondance 
de  Brunswick,  de  quel  ton  un  peu  craintif  Mme  de  Charrière 
parlait  à  son  jeune  ami,  et  quelles  étaient  à  ce  moment  les  som- 
bres pensées  de  cette  femme  à  l'esprit  si  actif  et  au  cœur  si 
bon  !  : 


1  Cette  lettre  a  paru  dans  la  Revue  suisse  d'avril  1844,  avec  deux  autres 
également  adressées  à  Benjamin  Constant,  et  communiquées  par  M.  d'H. 
[d'Hermenches  ?].  Elle  porte  la  date  du  3o  août  1790.  Il  nous  est  malheu- 
reusement impossible  de  vérifier  et,  par  conséquent,  de  garantir  le  texte  de 
cette  lettre,  dont  nous  n'avons  pas  retrouvé  l'original  parmi  les  lettres  de 
Mn"  de  Charrière  à  Benjamin  qui  nous  ont  été  confiées.  En  1857,  Gaullieur 
publia  dans  la  même  revue  les  Lettres-Mémoires  de  M™'  de  Charrière.  Or 
nous  v  trouvons  (p.  599)  une  lettre  que  M""  de  Charrière  aurait  écrite,  le 
8  octobre  1774,  à  son  frère  Ditie,  et  où  figure  tout  un  passage  de  cette  lettre 
à  Constant  du  3o  août  1790,  mais  avec  quelques  variantes  et  transpositions. 
Comparons,  par  curiosité  : 


Texte  de   1844  :  A   Constant. 

Le  temps  d'une  certaine  simpli- 
cité romanesque  de  cœur  s'est  pro- 
longé pour  moi  outre  mesure,  mais 
peut-il  durer  toujours  et  malgré  la 
sécheresse  de  ma  situation  ?  En  fait 
de  littérature,  hors  M.  DuPeyrou 
qui  dicte  presque  tous  les  jours  à 
son  valet  de  chambre  Chopin  un 
billet  pour  moi  et  à  qui  j'écris  aussi 
presque  tous  les  jours,  il  n'y  a  per- 
sonne que  je  puisse  occuper  un 
quart  d'heure  de  suite  de  ce  qui 
m'intéresserait  le  plus  vivement. 
Quand  il  s'agirait  d'un  livre  comme 
YEsprit  des  loix,  personne  n'y  pren- 
drait garde  qu'en  passant.  Le  tri- 
trille,  l'impériale,  les  nouvelles  de 
France,  absorbent  tout... 


Texte  de  1857  :  A  Ditie. 

Le  temps  d'une  certaine  simpli- 
cité romanesque  de  cœur,  qui  s'é- 
tait prolongé  chez  moi  outre  mesure, 
pourrait-il  se  prolonger  avec  la  sé- 
cheresse de  ma  situation  ?  Où  trou- 
ver dans  ce  pays  quelque  enthou- 
siasme, quelque  persuasion  que 
l'homme  peut  valoir  quelque  chose  ? 
L'imaginât  ion  se  dessèche  en  voyant 
tout  ce  qui  est,  ou  bien  on  se  croit 
fou  quand  on  s'est  ému  quelques 
moments  pour  ce  qu'on  croyait  qui 
pouvait  être  !  Hors  M.  DuPeyrou,  à 
qui  je  parle  quelquefois  de  Rous- 
seau, qui  dicte  presque  tous  les 
jours  à  son  valet  de  chambre  un 
billet  pour  moi,  et  à  qui  j'écris  aussi 
presque  tous  les  jours,  il  n'y  a  per- 
sonne que  je  puisse  occuper  un 
quart  d'heure  de  suite  de  ce  qui 
m'intéresserait  le  plus  vivement. 
Quand  il  s'agirait  d'un  livre  comme 
l' Esprit  des  lois,  personne  n'y  pren- 
drait garde  qu'en  passant.  Les  car- 
tes, l'impériale  et  les  nouvelles  de  la 
vendange  absorbent  tout». 


444 


MADAME    DE    CHAKBIERE    ET    SES    AMIS 


«  Mon  Dieu,  que  je  suis  fâchée  que  vous  soyez  faible  et  malade  l 
J'aurais  encore  mieux  aimé,  non  pas  peut-être  votre  oubli  total, 
mais  un  caprice  de  votre  part,  une  boutade  dont  vous  auriez 
pu  revenir.  Au  nom  de  Dieu,  revenez  aussi  de  cet  état  de  lan- 
gueur que  vous  me  peignez  si  bien  et  si  tristement.  Ne  vous 
faites  point  de  violence  ;  seulement  ménagez-vous,  que  votre 
nourriture  soit  saine  et  vos  repas  réguliers  ;  n'étudiez  pas, 
mais  lisez  nonchalamment  des  romans  et  de  l'histoire.  Lisez 
de  Thou  ;  lisez  Tacite  ;  ne  vous  embarrassez  d'aucun  système, 
ne  vous  alambiquez  l'esprit  sur  rien,  et  peu  à  peu  vous  vous 
retrouverez  capable  de  tout  ce  que  vous  voudrez  exiger  de 
vous. 

Je  suis  bien  maladroite  si  j'ai  en  effet  mérité  le  reproche 
que  vous  me  faites,  d'être  dure  quand  vous  êtes  tendre,  et  tendre 
quand  vous  êtes  dur,  car  j'ai  exprimé  le  contraire  de  ma  pensée 
et  de  mes  impressions.  Il  se  pourrait  que  j'aie  été  plus  libre  et 
plus  franche  quand  je  vous  ai  vu  disposé  comme  autrefois, 
et  plus  réservée,  plus  cérémonieuse,  quand  j'ai  cru  qu'il  fallait 
vous  ménager  pour  ne  pas  entièrement  vous  perdre.  Ce  que  je 
puis  vous  assurer,  c'est  que  je  n'ai  pas  eu  un  seul  sentiment, 
ni  mouvement  de  cœur,  qui  fût  dur  à  votre  égard,  depuis  que 
je  vous  ai  revu  il  y  a  treize  mois.  Je  fus  très  blessée  d'une  cer- 
taine lettre  de  LaHaye  que  je  n'avais  méritée  en  aucune  façon. 
Je  vous  écrivis  en  conséquence,  mais  je  gardai  ma  lettre.  Vous 
m'avez  écrit  au  nouvel- an  :  j'ai  été  transportée  de  plaisir.  Vous 
m'avez  encore  écrit  pour  me  dire  :  Madame,  je  vous  aime  moins 
que...  et  que...  Je  n'en  doutais  pas,  mais  je  ne  compris  pas  pour- 
quoi vous  me  le  disiez.  Depuis,  j'ai  reçu  encore  une  lettre  pro- 
visoire de  vous  qui  était  fort  douce  ;  je  crois  y  avoir  répondu  avec 
beaucoup  d'amitié,  car  je  n'avais  pas  autre  chose  au  cœur. 
Depuis,  j'ai  encore  écrit,  et  encore...  Voilà  toute  mon  histoire... 

Ajoutons,  puisque  l'occasion  s'en  présente,  que  tout  le  reste  de  la  lettre 
à  Ditie  est  composé  de  passages  empruntés  à  d'autres  lettres.  Il  y  en  a  un, 
sur  les  vendanges,  qui,  en  réalité,  figure  dans  une  lettre  à  M'"  L'Hardy, 
de  1794.  C'est  à  une  autre  lettre  à  M"'  L'Hardy,  aussi  de  1794,  que  sont 
empruntées  3  lignes  de  la  lettre  à  Ditie  sur  le  mariage  de  M.  de  Pourtalès. 
Mais,  en  rapportant  ces  lignes  à  1774,  Gaullieur  n'a  pas  fait  attention 
qu'elles  n'ont  aucun  sens  à  cette  date,  où  il  n'y  eut  aucun  mariage  Pourta- 
lès. Enfin,  les  cinq  dernières  lignes  de  la  lettre  dite  de  1774  sont  empruntées 
à  une  lettre  à  Ditie  du  19  avril  1772.  La  prétendue  lettre  du  8  octobre  1774 
est  donc  une  mosaïque  de  pure  fantaisie.  Ce  qui  achèvera  sans  doute  de  lui 
donner  ce  caractère  aux  yeux  du  lecteur,  c'est  que  Ditie,  à  qui  sa  sœur  est 
censée  l'écrire  le  8  octobre  1774,  était  mort  au  printemps  177H  —  Nous 
devons  faire  une  réserve  générale  pour  tous  les  textes  publiés  par  Gaullieur 
dont  nous  n'avons  pu  vérifier  les  originaux.  Ils  ne  sont  heureusement  pas 
très  nombreux. 


NOUVEAIA    AMI 


445 


Ah!  Sire,  qu'il  est  difficile  de  parler  franchement  à  votre  majesté 
sans  la  fâcher  un  peu  !  Et  cependant,  quelle  majesté  pourrait 
mieux  soutenir  l'examen  de  la  rigoureuse  franchise  que  votre 
spirituelle,  sensée  et  très  aimable  majesté  !  Pourquoi  repousse-t- 


MADAME    DE    SANDOZ-ROLLIN 


elle  mon  pauvre  mentorat,  qui  est  si  peu  de  chose,  qui,  venant 
de  si  loin,  frappe  si  faiblement  au  but  ?  Par  exemple,  vous  fâche- 
rez-vous,  Sire,  si  je  vous  demande  encore  le  billet  que  M.  de 
Charrière  m'avait  chargé  il  y  a  quelques  mois  de  vous  demander  ? 
Un  billet  en  peu  de  mots,  pur  et  simple!  Vous  ne  sauriez  croire 
ce  que  je  souffre  quand  il  me  semble  que  vous  n'êtes  pas  en  règle 
avec  les  gens  que  je  vois.  Ils  ont  beau  ne  rien  dire  :  je  les  entends. 


44-6  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

...Vous  me  demandez  si  j'ai  renoncé  à  Cécile  et  aux  voyages 
du  fils  de  Lady  Betty  avec  l'amant  de  Caliste.  Hélas  !  Je  n'ai 
point  renoncé,  mais  où  retrouver  quelque  enthousiasme, 
quelque  persuasion  que  l'homme  peut  valoir  quelque  chose, 
que  le  mariage  peut  être  un  doux,  tendre  et  fort  lien,  au  lieu 
d'une  raboteuse,  pesante  et  pourtant  fragile  chaîne  !  L'imagina- 
tion se  dessèche  en  voyant  tout  ce  qui  est,  ou  bien  on  se  croit 
fou  quand  on  s'est  ému  quelques  moments  pour  ce  qu'on  croyait 
qui  pouvait  être.  Le  temps  d'une  certaine  simplicité  romanesque 
de  cœur  s'est  prolongé  pour  moi  outre  mesure,  mais  peut-il 
durer  toujours  et  malgré  la  sécheresse  de  ma  situation  ?  En  fait 
de  littérature,  hors  M.  DuPeyrou,  qui  dicte  presque  tous  les 
jours  à  son  valet  de  chambre  Chopin  un  billet  pour  moi  et  à  qui 
j'écris  aussi  presque  tous  les  jours,  il  n'y  a  personne  que  je 
puisse  occuper  un  quart  d'heure  de  suite  de  ce  qui  m'intéres- 
serait le  plus  vivement.  Quand  il  s'agirait  d'un  livre  comme 
Y  Esprit  des  lois,  personne  n'y  prendrait  garde  qu'en  passant. 
Le  tritrille,  l'impériale,  les  nouvelles  de  France,  absorbent 
tout.  Sur  d'autres  objets,  je  n'aurais  que  le  secours  d'une  jeune 
personne  qui  voudrait  tout  faire  pour  moi  l,  mais  qui  ne  peut 
pas  seulement  me  venir  voir,  à  pied,  quand  il  lui  plaît,  et  qui, 
lorsqu'elle  sera  mariée,  quoique  plus  maîtresse  de  ses  actions, 
se  trouvera  encore  moins  libre,  car  son  futur  époux  l'adore  et 
certainement  elle  ne  voudra  pas  lui  faire  le  chagrin  de  le  quitter 
souvent  ;  moi-même  je  ne  voudrais  pas  le  priver  d'elle;  il  l'aime 
trop,  et  depuis  trop  longtemps,  et  avec  une  délicatesse  trop 
grande,  pour  qu'il  faille  lui  faire  le  moindre  chagrin  ;  et  il  est 
cloué  à  Neuchâtel  par  un  emploi  le  plus  laborieux  du  monde. 
D'ailleurs,  les  avoir  ensemble  serait  ne  rien  avoir. 

...Je  m'égare  loin  de  ma  réponse  à  votre  question  ;  mais  enfin 
vous  voyez  qu'il  n'y  a  pas  dans  ma  manière  de  vivre  de  quoi 
se  ranimer  pour  des  chimères  aimables.  Je  n'oserais  presque 
plus  compter  sur  un  lecteur. 

...Ah  !  mon  Dieu,  mon  Dieu  !  Et  vous  éprouvez  les  mêmes 
choses  ou  des  choses  semblables;  on  ne  vous  entend,  ni  ne  vous 
répond,  ni  ne  vous  aide,  ni  ne  vous  encourage  !  Vous  avez  moins 
besoin  que  moi  de  secours  ;  vous  savez  mieux  que  vous  savez, 
et  n'avez  pas  comme  moi  ces  moments  où  je  ne  sais  pas  seule- 
ment si  j'ai  le  sens  commun.  Mais  encore  faudrait-il  être  connu  et 
entendu.  Si  j'avais  osé  penser  et  dire  :  «  Il  ne  faut  pas  vous  fixer 
loin  de  moi  et  en  me  comptant  pour  rien,  car  je  vous  suis  néces- 
saire »,  —  comme  on  eût  crié  à  la  présomption,  à  la  folie,  surtout 
à  l'égoïsme  !  Quoi  !  Vous  voudriez  sacrifier  un  jeune  homme, 
son  établissement,  sa  fortune,  sa  gloire,  à  vous,  au  plaisir  de  le 
voir  !   La  bonne  mademoiselle  Louise  dit  quelquefois  :   «  Pour 

1  M'"  Caroline  de  Chambrier,  qui  allait  devenir  M."  de  Sandoz-Rollin. 


nouveaux  amis  447 

être  comme  vous  étiez  ici  avec  M.  Constant,  il  fallait  précisé- 
ment qu'il  fût  malade  ;  sans  cela,  il  se  serait  bien  vite  ennuyé, 
il  aurait  couru  tous  les  jours  à  Neuchâtel.  »  Et  je  m'humilie  à 
dire  :  Cela  est  vrai.  —  On  ne  veut  pas  seulement  que  quelqu'un 
s'imagine  qu'il  pourrait  être  aimé  et  heureux,  nécessaire  et  suf- 
fisant à  un  seul  de  ses  semblables  !  Cette  illusion  douce  et  inno- 
cente, on  a  toujours  soin  de  la  prévenir  ou  de  la  détruire  !  » 

La  Revue  suisse  disait  justement  de  cette  lettre  et  de  quelques 
autres,  qu'on  y  sent  «  la  tristesse  profonde  d'une  vie  de  femme 
où  la  sensibilité  souffre  et  que  les  ressources  du  talent,  du  carac- 
tère, de  la  fermeté,  celles  même  d'une  célébrité  choisie,  n'ont 
pu  guérir.  Une  grâce  aussi  charmante  qu'aisée,  un  tour  fin, 
vif,  spirituel,  une  correcte  et  rare  originalité  dans  l'élégance, 
tout  est  remarquable  dans  ces  pages  où  il  n'est  pas  une  ligne, 
pas  un  mot  qui  sente  la  recherche  ou  la  prétention,  ou  l'affecta- 
tion, ni  dans  la  manière,  ni  dans  les  sentiments.  » 

Elle  essaie  de  réagir  contre  cette  espèce  de  torpeur  morale 
qui  les  envahit  l'un  et  l'autre  : 

«  En  vérité,  lui  dit-elle  (8  février  1791),  il  faut  sortir  un  peu 
de  soi  pour  n'être  pas  trop  malheureux,  comme  il  faut  sortir 
de  chez  soi  quand  les  maîtres  s'y  boudent,  que  les  domestiques 
s'y  querellent,  que  les  cheminées  fument...  » 

Sur  quoi,  elle  se  met  à  conter  ce  qui  se  passe  autour  d'elle  : 

«Il  a  fait  extrêmement  froid,  et  j'ai  été  un  peu  malade. 
Pour  ressource,  j'ai  joué  avec  Mme  de  Trémau ville  *  et  M.  de 
Ch arrière  à  la  comète,  jeu  renouvelé  de  mon  enfance  et  qui 
m'amuse  assez.  Quand  je  ne  suis  pas  distraite,  je  joue  assez  bien, 
mais  pour  peu  que  je  pense  à  autre  chose,  je  fais  d'horribles 
bévues,  je  perds,  je  me  fâche,  enfin  cela  ne  m'ennuie  pas. 

«  Mme  Pourtalès2  ne  souffre  plus.  Quelques  semaines  avant  sa 
mort,  elle  a  compris  que  la  mort  était  inévitable.  Son  despo- 
tisme et  son  impatience  ont  fini  aussitôt,  et  hors  quelques  ins- 
tants de  douleur  tantôt  vive  et  tenant  du  désespoir,  tantôt 
plus  sourde  et  s'exhalant  en  larmes,  elle  s'est  montrée  résignée  et 
courageuse.  ...On  n'a  parlé  que  de  cette  femme  pendant  sa  mala- 
die, et  encore  à  présent.  Avec  peu  d'esprit  et  une  beauté  médiocre, 
mais  beaucoup  de  grâces  et  de  talents,  et  une  grande  fortune 
dont  elle  ne  disposait  qu'à  la  dérobée,  elle  a  occupé  le  public  et 

1  Une  émigrée  dont  nous  ferons  bientôt  la  connaissance. 

2  Née  de  Luze,  femme  du  célèbre  négociant.  Il  a  été  question  d'elle  dans 
le  chapitre  VII.  Elle  mourut  effectivement  en  février  1791. 


448  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

sa  société  intime  pendant  20  ans  et  plus.  Elle  était  si  aimable 
avec  les  étrangers,  avec  les  survenants,  que  ceux  de  sa  maison 
qu'elle  venait  de  brusquer  en  étaient  subjugués  eux-mêmes. 

...Un  perruquier,  créancier  de  M.  de  Mirabeau,  qu'il  avait  non 
seulement  coiffé,  mais  alimenté,  a  été  député  de  Franche-Comté 
pour  voir  s'il  s'assemblait  des  troupes  dans  ce  pays  pour  la  contre- 
révolution.  On  l'avait  choisi  parce  qu'il  connaissait  le  terrain, 
ayant  longtemps  coiffé  des  têtes  neuchâteloises.  Déjà  d'autres 
regardeurs  étaient  venus,  mais  ils  avaient  beau  dire  qu'on  ne 
voyait  rien,  que  l'armée,  s'il  y  en  avait  une,  était  invisible  : 
on  a  encore  dépêché  le  perruquier  pour  y  regarder  de  plus  près. 
Il  disait  à  quelqu'un  :  «  Quoique  M.  de  Mirabeau  me  doive  beau- 
coup, et  ne  songe  pas  à  me  payer,je  l'aime  et  je  lui  rendrais  encore 
service.  »  ...La  défiance  des  frontières  est,  dit-on,  partout  comme 
à  Pontarlier,  à  Morteau,  à  Besançon.  En  ce  cas-là,  comment  la 
contre-révolution  serait-elle  possible?  Les  aristocrates  commen- 
cent à  avouer  que  le  peuple,  quoique  mourant  de  faim,  ne  se 
plaint  pas  et  préfère  tout  au  retour  de  l'ancien  régime.  A  Paris, 
les  ouvriers  n'ont  rien  à  faire,  les  marchands  ne  vendent  pas, 
les  domestiques  sont  sur  le  pavé  ;  mais  ils  ont  quelque  part  à 
l'autorité,  ou  ils  espèrent  en  avoir  une  :  Mme  Delessert  écrit 
que  ce  sentiment  flatteur  console  tout  le  monde...  » 

Dans  une  lettre  du  6  juillet  1791,  Benjamin  ne  paraît  plus  si 
content  de  sa  femme  que  l'année  précédente.  Il  déclare  que  sa 
vie  est  «  plus  triste  que  jamais  »,  se  sent  «  détaché  de  tout,  sans 
intérêts,  sans  liens  moraux,  sans  désirs.  »  Il  précise  : 

«Cette  situation  ne  serait  peut-être  pas  incurable,  si  j'étais 
près  de  quelqu'un  qui,  avec  de  l'esprit,  des  goûts  semblables  à 
ceux  que  j'avais,  et  qu'il  serait  aisé  de  faire  renaître,  se  fît  un 
but  de  me  ranimer.  Mais  telles  ne  sont  pac  les  personnes  qui  m'en- 
tourent. Elles  m'ont  trouvé  aimable  parce  qu'elles  m'aimaient 
d'amour  :  l'amour  a  passé,  et  c'est  à  moi  qu'elles  s'en  prennent 
de  la  différence  de  leurs  yeux.  Elles  ne  cherchent  pas  à  me  rendre 
aimable,  mais  elles  me  savent  mauvais  gré  de  ne  plus  leur  sem- 
bler tel  ;  et  le  silence,  et  la  froideur,  et  la  cessation  de  toute  inti- 
mité en  sont  les  suites J'aime  ma  femme  pour  mille  bonnes 

qualités  qu'elle  a,  mais  la  grande  langueur  où  je  suis  plongé  l'a 
aliénée  ;  quand  j'ai  un  moment  de  confiance  ou  de  chaleur, 
elle  est  ou  froide,  ou  insouciante,  et  pour  éviter  une  explication 
au-dessus  de  mes  forces,  je  me  tais  et  je  m'en  vais.  Tout  ce  que 
vous  pourrez  me  dire  là-dessus,  est  m  utile  ;  je  ne  puis  rien  sur 
moi-même,  et  vos  sermons  sont  une  potion  que  vous  offririez 
à  un  malade  dont  le  tétanos  a  fermé  la  bouche.  Je  ne  suis,  du 
reste,  ni  crédule  ni  incrédule,  ni  moral  ni  immoral. Je  ne  vois 
aucune  preuve,  aucune  probabilité  qu'il  y  ait  un  Dieu,  quoique 


NOUVEAUX    AMIS  44Q 

je  vous  jure  que  je  désirerais  bien  qu'il  y  en  eût  un.  Cela  change- 
rait toute  mon  existence  et  me  donnerait  des  vues  et  un  but. 

...Adieu.  Amusez-vous,  occupez-vous,  aimez  quelque  chose 
et  tirez  parti  de  la  vie.  Je  ne  m'amuse  ni  ne  m'occupe,  je  n'aime 
rien,  et  je  vois  passer  un  jour  après  l'autre,  sans  autre  sentiment 
qu'un  regret  sourd  de  perdre  à  25  ans  une  vie  qui  promettait 
quelque  chose.  Je  vous  aime  autant  que  je  puis  aimer,  et  si 
nous  vivions  ensemble,  vous  me  rendriez  peut-être  un  peu  d'exis- 
tence. » 

Cinq  mois  après  il  est  en  Suisse,  il  s'arrête  à  Colombier,  et 
se  sent  redevenir  jeune  et  fol,  rien  qu'à  franchir  le  seuil  du  cher 
manoir  :  c'est  le  Benjamin  d'autrefois  !  Toute  ravie,  Mme  de 
Charrière  conte  cette  visite  à  Mme  de  Sandoz-Rollin  (décembre 
1791): 

«  Constant  arriva  avant-hier  au  soir.  M"e  Tulleken  i  voulait 
que  je  fisse  tout  ce  que  je  pourrais  pour  vous  avoir  hier,  mais  je 
sais  que  vos  démarches  ne  se  précipitent  pas  ainsi,  et  aujourd'hui 
c'était  un  jour  de  Conseil  et  d'affaires,  et  il  se  proposait  de  partir 
cet  après-dîner.  Je  suppose  qu'il  ne  partira  que  demain  au  plus 
tôt.  Voulez- vous  à  tout  hasard  venir  ce  soir  et  coucher  à  Auver- 
nier,  où  je  crois  que  votre  famille  est  encore  ?  ...J'aurais,  je  l'avoue, 
extrêmement  envie  que  vous  le  vissiez.  Hier  au  soir,  il  fut  si 
plaisant  que  M.  le  m[inistre]  Chaillet,  qui  se  piquait  de  ne  le  pas 
admirer,  a  ri  aux  larmes  -.  A  propos  de  paresse  et  de  belles  phra- 
ses, il  dit  :  «  On  a  coutume  de  dire  :  Une  oisiveté  honteuse.  J'appelle 
cela  une  turpe  torpeur,  et  je  dis  de  moi  :  Je  suis  turpe  et  torpe. 
Si  je  vous  écrivais  comme  cela,  les  Bernois,  ouvrant  ma  lettre, 
croiraient  que  Torpe  et  Turpe  sont  deux  conjurés,  et  ils  répéte- 
raient ce  qu'ils  disent  tout  le  jour  :  Nous  tenons  le  fil  !  Nous 
tenons  le  fil  !  »  —  Propos,  tournure,  accent,  tout  fut  si  comique, 
que  les  plus  graves  se  tenaient  les  côtes.  Ma  compatriote  ne 
s'accoutume  pourtant  pas,  ce  me  semble,  à  ce  polisson  si  extra- 
ordinaire. On  l'a  entendu  danser  cette  nuit  avec  un  gros  chien 
qu'il  a  pris  pour  compagnon  de  voyage.  Adieu,  chère  Caroline. 
Bonjour,  digne  Alphonse.  » 

Il  est  temps  de  parler  du  «  digne  Alphonse  »  et  de  la  «  chère 
Caroline  ».  —  Chambrier  d'Oleyres  avait  une  jeune  cousine 
qui  passait  une  partie  de  l'année  dans  le  voisinage,  au  château 

1  Une  Hollandaise  que  nous  reverrons. 

2  A  cette  époque,  elle  voyait  donc  encore  M.  Chaillet,  qui  était  depuis 
plus  de  deux  ans  pasteur  à  Neuchâtel  ;  la  brouille  ne  survint  entr'eux  que 
quelques  années  plus  tard. 

29 


450  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

d'Auvernier.  Fille  de  Jean-Pierre  de  Chambrier,  capitaine  aux 
Gardes-Suisses  du  Stathouder,  née  en  1768,  Caroline  avait,  par 
sa  simplicité  et  son  naturel,  gagné  très  vite  le  cœur  de  Mme  de 
Charrière  ;  pendant  l'été,  elle  la  venait  voir  presque  tous  les 
jours.  Lorsque  l'hiver  les  séparait,  une  correspondance  active 
leur  tenait  lieu  de  conversation.  Pendant  quinze  ans,  Mme  de 
Charrière  a  adressé  à  cette  amie  une  foule  de  lettres  qui  sont 
parmi  les  plus  précieuses  que  nous  ayons  eues  sous  les  yeux  1. 
La  première,  en  date  du  16  février  1790,  répond  à  une  lettre  de 
Caroline  qui  ne  nous  a  pas  été  conservée,  mais  dont  on  devine 
le  sens  : 

«  ...Venez  donc  me  voir!  —  Eh!  oui,  si  j'avais  un  fils...  Mais  je 
n'en  ai  point.  Et  puis,  Dieu  sait  s'il  ne  serait  pas  quelque  sot  ! 
A  présent  que  je  suis  vieille,  il  n'y  a  pas  moyen  non  plus  de  vous 
donner  un  portrait.  Il  faudrait  qu'on  me  nattât  beaucoup, 
ne  fût-ce  que  pour  compenser  le  silence  et  la  non-vie  d'un  portrait. 
Mlle  Moula  n'est  pas  assez  habile,  et  je  suis  encore  trop  vaine 
pour  vouloir  être  sous  une  forme  désagréable  dans  vos  mains. 
Mais  je  vous  ferai  venir  mon  buste,  si  vous  le  voulez,  et  je  ferai 
en  sorte  qu'une  fois  du  moins,  après  ma  mort,  vous  ayez  de  mes 
anciens  portraits,  qui  sont  encore  ressemblants.  J'aurai  soin 
de  cela  tout  de  suite  ;  et,  si  je  puis,  vous  aurez  de  moi,  avant 
qu'il  soit  longtemps,  un  certain  petit  crayon  assez  ressemblant, 

et  qui  n'a  jamais  été  jeune2 Je  vous  recommande  à  vous-même 

comme  quelqu'un  que  j'aime  tendrement.  Il  y  a  longtemps 
que  je  n'avais  eu  le  plaisir  d'admirer  une  âme  toute  blanche, 
avec  un  esprit  qui  n'eût  rien  de  faible,  de  lent,  ni  d'étroit.  N'en 
dites  rien  à  des  gens  qui,  sans  vous  valoir,  valent  beaucoup. 
Adieu,  chère  fille,  et  mieux  que  belle-fille,  je  t'embrasse  de  tout 
mon  cœur.  » 

Vers  le  même  temps,  elle  écrit  à  d'Oleyres,  à  Turin;  après 
l'avoir  entretenu  de  Mme  de  Vassy,  alors  en  séjour  à  Neuchâtel, 


1  Ces  lettres  appartiennent  à  une  petite-fille  de  Mmt  de  Sandoz-Rollin, 
madame  Jean  de  Montmollin,  à  Neuchâtel,  qui  nous  a  confié  pendant  un 
temps  fort  long,  avec  la  plus  gracieuse  obligeance,  ces  documents  pieuse- 
ment conservés  comme  un  trésor  de  famille.  C'est  à  elle  aussi  qu'appartient 
un  des  portraits  que  nous  reproduisons  et  qui,  selon  la  promesse  de  M"'  de 
Charrière,  fut  remis  après  sa  mort  à  son  amie  Caroline. 

2  Ce  «  petit  crayon  »  est  probablement  celui  d'Arlaud,  qui  est  conservé 
au  Musée  historique  de  Neuchâtel.  Il  a  appartenu  à  César  d'Ivernois,  maire 
de  Colombier. 


NOUVEAUX    AMIS  45  1 

et  de  Mme  de  Staël,  elle  détourne  ses  pensées  de  ces  grandes 
dames  pour  revenir  à  sa  jeune  et  charmante  amie  : 

«  Je  suis  persuadée  de  l'amabilité  de  Mme  de  Vassy  et  n'ai 
jamais  parlé  que  de  sa  lettre  l.  Je  ne  connais  pas  Mm"  de  Staël, 
à  qui  je  crois  beaucoup  d'esprit,  mais  d'un  genre  que  je  n'aime 
guère.  Il  y  a  toute  apparence  que  je  ne  verrai  ni  l'une  ni  l'autre, 
et,  à  dire  vrai,  je  n'irais  pas  d'ici  jusqu'à  la  porte  de  ma  chambre 
pour  les  voir.  J'ai  vu  assez  de  gens  pour  ma  curiosité  ;  si  je  vou- 
lais encore  voir  quelqu'un,  il  faudrait  que  ce  fût  pour  l'agrément 
de  ma  vie  et  pour  vivre  toujours,  ou  quelquefois  du  moins,  avec 
ce  quelqu'un. 

Ma  misanthropie  a  été  adoucie  et  interrompue  depuis  ma 
dernière  lettre  par  votre  parente  Caroline  Chambrier.  Je  l'aime, 
et  vraiment,  pour  ne  la  pas  aimer,  il  faudrait  ne  la  pas  connaître 
ou  ne  savoir  pas  sentir  ce  qu'elle  est  et  ce  qu'elle  vaut.  Si  j'avais 
un  fils,  je  lui  ferais  bien  la  cour,  comme  je  le  lui  ai  dit  à  elle- 
même.  A  présent,  je  ne  laisserai  pas  de  la  lui  faire  aussi,  et  je 
tâcherai  de  me  conserver  sa  bienveillance,  qui  est  grande,  ainsi 
que  la  prévention  qu'elle  a  pour  moi.  Vous  ririez  de  la  voir 
s'établir  auprès  de  moi,  et  y  rester  tranquille  et  presque  immo- 
bile des  heures,  des  jours,  jusqu'à  minuit,  une  heure,  deux 
heures.  Je  ne  sais  ce  qui  peut  me  mériter  cela,  mais  j'en  jouis. 
Ma  petite  amie  est  spirituelle,  franche,  bonne,  généreuse;  quelle 
précieuse  réunion  des  plus  aimables  qualités  !  » 

Et  d'Oleyres  de  dire  avec  ironie  à  son  parent  Samuel  de 
Chambrier  : 

«  On  écrit  de  Colombier  que  la  belle  Hollandaise  qui  s'y  trouve 
a  lié  une  nouvelle  amitié  femelle  aussi  intime  que  tendre,  et  qu'au 
surplus  elle  compose  toujours  en  vers,  en  prose  et  en  doubles 
croches.  »  (27  février  1790.) 

On  peut  se  figurer  l'intérêt  qu'elle  prit  aux  fiançailles  de  cette 
charmante  fille.  Caroline  fit  un  mariage  d'amour,  si  jamais  il 
en  fut.  Elle  épousa,  le  21  mars  1 791,  Alphonse  deSandoz-Rollin, 
un  des  hommes  les  plus  distingués  de  notre  pays.  Il  était  âgé 
de  22  ans  à  peine,  et,  à  son  retour  d'Allemagne,  où  il  avait  fait 
de  fortes  études  de  droit,  venait  d'être  nommé  au  poste  impor- 
tant de  secrétaire  d'Etat.  Mmc  de  Charrière  eut  bien  vite  discerné 
les  qualités  exquises  qui  se  cachaient  sous  la  réserve  de  cet  homme 
peu  soucieux  de  briller  dans  les  salons  : 


1  Sur  Rousseau  (voir  chap.  XIV). 


452  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

«  Un  plaisir  qu'on  aura  avec  Don  Alphonse,  écrit-elle  à  sa 
jeune  amie,  c'est  de  le  voir  se  former.  Il  n'est  pas  encore  ce  qu'il 
doit  être.  Il  a  mis  à  étudier  le  temps  que  d'autres  emploient  à 
se  mirer,  à  prendre  dans  des  livres  d'agrément  une  manière  de 
parler  agréable  et  élégante.  Le  monde  et  celle  qu'il  aime  trouve- 
ront un  dernier  coup  de  rabot  à  donner.  Trouver  de  l'étoffe, 
un  fond  excellent,  et  sentir  que  l'étoffe  s'embellira,  qu'on  pourra 
soi-même  la  broder  et  la  lustrer,  n'est-ce  pas  réunir  la  jouissance 
et  l'espérance  ?  On  aura  du  bonheur  en  réalité  et  du  plaisir  en 
perspective.  »  (26  mai  1790) 

«  Votre  mariage,  lui  disait-elle  aussi,  votre  mariage  est  le  seul 
que  j'aie  jamais  vu  se  conclure  avec  une  satisfaction  de  mon 
cœur  intime  et  entière  et  parfaite.  »  (3  avril  1792.)  «  Vous  et 
votre  mari  avez  un  avantage  presque  unique,  c'est  que  pour 
l'un  il  n'y  avait  que  l'autre  à  bien  des  lieues  à  la  ronde.  C'est 
presque  comme  Eve  et  Adam,  et  le  Diable  ne  viendra  pas  se 
fourrer  entre  vous  comme  il  fit  entre  eux.  »  (27  décembre  1792) x. 

Parmi  les  jeunes  Mes  de  Colombier  que  Mme  de  Charrière 
distingua  et  dont  elle  s'efforça  de  former  les  idées,  d'orner  l'esprit, 
de  diriger  les  lectures,  il  faut  mentionner  aussi  M,le  Susette 
DuPasquier.  Elle  était  entrée  en  relations  avec  cette  jeune  per- 
sonne en  1788,  au  moment  où  Benjamin  Constant  partait  pour 
Brunswick.  Susette  se  fiança  bientôt  avec  un  jeune  pasteur, 
un  peu  son  parent,  Jacques-Louis  DuPasquier,  qui  allait  occuper 
à  Berlin  le  poste  de  chapelain  du  Roi.  Les  nombreuses  lettres 
que  Mme  de  Charrière  a  adressées  à  cette  petite  amie  ont  été  détrui- 
tes, comme  bien  d'autres  à  Neuchâtel,  de  propos  délibéré. 
Mais  les  lettres  de  Susette  à  son  fiancé  2  contiennent  quelques 
indications  intéressantes,  celle-ci  par  exemple  : 

«  Outre  Mme  de  Charrière,  personne  ne  s'intéresse  bien  vive- 
ment à  moi.  Depuis  que  vous  êtes  parti,  il  semble  que,  par  ses 
bontés  et  ses  attentions,  elle  veuille  remplacer  le  vide  qu'il  y  a 

1  Près  de  dix  ans  après,  ce  ménage  si  heureux  est  un  spectacle  dont  elle 
se  délecte  encore.  «Vous  n'imaginez  pas,  écrit-elle  à  M"'  Sandoz,  combien 
j'ai  pensé  à  vous  et  à  votre  mari  depuis  avant-hier,  et  encore  moins  pouvez- 
vous  vous  imaginer  avec  quel  plaisir,  quelle  douce  admiration.  Vous  avez 
des  attitudes,  des  regards,  M.  Sandoz  des  accents  qui  me  restent  dans 
l'àme.  Quand  on  vit  presque  seul,  on  a  une  intensité  et  une  prolongation 
de  sensations  qu'on  doit  à  peine  pouvoir  comprendre  dans  une  vie  plus 
variée  et  plus  agitée.  »  (1799). 

2  Elles  nous  ont  été  fort  obligeamment  prêtées  par  M"'  Alphonse  de 
Coulon-DuPasquier,  petite-fille  de  Susette  DuPasquier. 


NOUVEAI  X    AMIS  453 

chez  moi.  Je  vous  jure  que  plus  j'apprends  à  la  connaître  et 
plus  je  l'aime.  Si  on  me  la  laissait  seulement  voir  plus  souvent  !  » 

Nous  surprenons  ici  un  fait  qui  est  à  noter  :  Mme  de  Charrière 
exerçait  un  vif  attrait  sur  les  jeunes  filles  qu'elle  prenait  à  gré, 


ALPHONSE    DE    SANDOZ-ROLLIN 

et  ne  tardait  pas  à  prendre  sur  elles,  par  sa  forte  individualité, 
la  supériorité,  l'indépendance  et  la  décision  de  son  esprit,  une 
influence  qui  risquait  de  se  substituer  à  celle  des  parents.  Il 
est  assez  naturel  qu'une  mère  en  conçut  quelque  dépit,  quelque 
inquiétude  aussi.   L'affection  de   Mme  de  Charrière,   très  vive, 


454  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

prête  à  tous  les  dévouements,  était,  il  faut  le  dire,  un  peu  envahis- 
sante et  despotique  ;  ses  opinions,  fort  libres,  sur  toutes  sortes 
de  sujets,  son  mépris  des  idées  reçues,  n'étaient  point  pour 
rassurer  les  familles.  On  tenait  en  grande  estime  son  esprit  et  ses 
talents,  mais  on  n'en  redoutait  que  plus  l'empire  qu'il  lui  était 
si  aisé  de  conquérir  sur  ses  jeunes  amies  :  elle  était  à  la  fois  si 
amusante  et  si  bonne  ! 

«  Si  vous  saviez,  écrit  Mile  DuPasquier,  combien  cette  bonne 
dame  s'intéresse  à  moi  et  s'en  occupe  !...  A-t-elle  quelque  chose 
qu'elle  suppose  me  faire  plaisir,  on  me  l'envoie  ;  ne  me  voit-elle 
pas  aussi  bien  [portante]  que  je  pourrais  l'être,  le  lendemain 
de  grand  matin  on  vient  voir  comment  je  me  porte,  accompagné 
quelquefois  d'une  aimable  lettre.  Depuis  quelque  temps,  elle  a 
vu  que  je  travaillais  plus  que  je  n'avais  accoutumé  :  eh  bien, 
crainte  que  je  ne  me  fisse  du  mal,  et  aussi,  a-t-elle  dit,  pour  se 
faire  plaisir,  elle  m'a  commencé  de  superbes  bas  qu'elle  me  fait 
elle-même  ;  elle  dit  que  ce  sera  pour  mes  noces. 

...Elle  s'est  aperçue  que  Mlle  Chambrier  me  faisait  de  petites 
avances  :  elle  l'a  attirée  chez  elle,  croyant  que  sa  connaissance 
me  ferait  plaisir.  J'ai  déjà  passé  cette  semaine  trois  journées 
avec  elle  ;  hier,  nous  avions  rendez-vous  au  bas  des  Allées  1  avec 
elle  et  Henriette  L'Hardy,  que  je  vois  toujours  avec  bien  du 
plaisir. 

...Mme  de  Charrière  me  donne  quelquefois  d'excellents  conseils. 
Elle  a  en  moi  la  plus  grande  confiance,  que  ce  serait  bien  mal 
payer  si  je  n'y  répondais  pas.  Elle  n'est  pas  fort  heureuse,  vous 
le  savez  bien  ;  je  lui  suis  devenue  nécessaire.  Je  vous  en  conjure 
au  nom  de  ce  que  vous  avez  de  plus  cher,  ne  m'empêchez  jamais 
de  voir  cette  femme  !  Si  je  ne  dépendais  que  de  vous,  je  pourrais 
espérer  la  voir  un  peu  plus  souvent.  Je  n'abuse  pas  de  la  règle 
que  vous  m'avez  prescrite  :  je  n'y  vais  que  deux  ou  trois  fois 
par  semaine.  Si  nous  ne  nous  voyons  pas,  nous  nous  écrivons... 
Bon  Dieu,  n'allez  jamais  prendre  la  froideur  et  l'indifférence 
de  son  m[ari]  ;  cela  me  ferait  mourir  de  chagrin.  » 

M'ne  de  Charrière  estimait  le  fiancé  : 

«  Je  ne  suis  pas  étonnée,  disait-elle,  qu'il  ait  si  extrêmement 
plu  :  une  douceur  élégante  est  répandue  sur  toute  sa  personne 
et  sur  toutes  ses  paroles.  » 


1  Sur  la  route  d'Auvernier,  au  bas  du  chemin  de  la  Saulneric  ;  le  joli 
cabinet  de  vigne,  appartenant  aux  Charrière,  où  les  amies  se  réunissaient, 
existe  encore. 


NOUVEAUX    AMIS  455 

Le  mariage  accompli,  les  jeunes  époux  partirent  pour  Berlin, 
où  ils  demeurèrent  quelques  années. 

«  Cette  excellente  Susette  me  manque  aujourd'hui,  écrivait 
Mme  de  Charrière.  Avec  elle  j'irais  quelquefois  dans  mon  petit 
jardin,  elle  serait  quelquefois  auprès  de  mon  clavecin.  Excepté 
la  comète,  je  ne  fus  jamais  si  seule.  Cela  ne  m'ennuie  pas,  mais 
quelquefois  cela  me  fatigue.  Je  vis  si  entièrement  sur  mon  propre 
fond.  N'importe,  je  l'ai  voulu  et  le  veux  comme  cela.  Point 
d'ennui,  au  moins,  ni  de  douleur,  ni  d'indignation,  ni  d'impa- 
tience. Je  vis  comme,  à  tout  prendre,  il  me  convient  mieux  de 
vivre,  et  ne  tenant  à  la  vie  que  par  des  fils  d'araignée...  » 

Mlle  Henriette  L'Hardy  entra  beaucoup  plus  avant  que  Susette 
DuPasquier  dans  l'intimité  de  Mme  de  Charrière.  Née  à  Auvernier 
en  1768,  elle  avait  un  peu  plus  de  vingt  ans  quand  elle  fut  amenée 
à  Colombier  par  son  amie  Caroline  de  Chambrier.Elle  était  fille 
du  lieutenant  de  justice  de  la  Côte,  ancien  officier  au  service  de 
France,  vétéran  de  Fontenoy,  qui  avait  rapporté  dans  sa  patrie 
des  habitudes  élégantes  et  une  certaine  culture  littéraire.  Hen- 
riette avait  hérité  de  ses  goûts,  et  Colombier  devait  l'attirer. 
Sa  plantureuse  beauté  blonde,  son  port  de  reine,  la  distinction 
de  toute  sa  personne,  la  fermeté  de  son  jugement,  la  droiture 
de  son  esprit,  lui  conquirent  d'emblée  la  sympathie,  disons  même 
l'admiration  de  Mmc  de  Charrière,  qui  a  tracé  d'elle  ce  portrait  : 

«  Mlle  L'Hardy  est  vraiment  charmante  ;  je  la  vis  hier  au  soir  : 
habillée  de  noir,  des  perles  au  col,  le  teint  rayonnant,  des  tresses 
de  ses  superbes  cheveux  pour  toute  coiffure,  elle  m'a  rappelé 
toute  la  soirée  nos  beaux  portraits  flamands  de  Van  Dick... 
Je  l'assieds  à  mes  côtés  et  je  la  regarde,  comme  une  belle  chose... 
Je  ne  sais  à  quoi  les  hommes  pensent  de  ne  se  pas  donner  une 
femme  comme  celle-là  !  » 

Ce  fut,  nous  Talions  voir,  Mme  de  Charrière  qui  décida  de  la 
destinée  de  cette  belle  personne,  en  la  proposant  comme  dame 
de  compagnie  à  la  comtesse  Dœnhoff ,  «  demi-reine  »  de  Prusse. 
Elle  donnait  ainsi  à  sa  jeune  amie  une  marque  de  très  haute  con- 
fiance. 

Les  étrangers  qui  passaient  ou  séjournaient  dans  notre  ville 
ne  manquaient  point  de  venir  à  Colombier  voir  le  spirituel  auteur 
des  Lettres  neuchâteloiscs .  C'est  ainsi  que  nous  y  rencontrons, 
pendant  l'été  1792,  la  très  sympathique  figure  de  Mme  de  Made- 


456  MADAME    DE    CHARPIERE    ET    SES    AMIS 

weiss  *.  A  vrai  dire,  nous  sommes  peu  renseignés  sur  cette  per- 
sonne et  les  raisons  de  son  séjour  dans  notre  pays.  Nous  savons 
seulement  que  son  mari  était  envoyé  extraordinaire  du  Roi 
de  Prusse  en  Souabe,  et  qu'elle  appartenait  par  sa  naissance  à  la 
vieille  et  noble  famille  wurtembergeoise  de  Bilfmger.  Elle  mit 
au  monde  à  Neuchâtel,  le  10  juillet  1792,  une  petite  fille  2. 
C'est  Mme  de  Sandoz-Rollin  qui  l'introduisit  dans  la  maison 
de  Colombier,  et  ce  fut  sûrement  la  musique  qui  servit  de  pré- 
texte à  ce  rapprochement.  Mme  de  Charrière  parle  ainsi  de  cette 
nouvelle  relation  (A  Mlle  L'Hardy,  24  août  1792)  : 

«  Madame  Madeweiss  a  tout  l'esprit  possible.  C'est  un  sque- 
lette, victime  des  maladies  les  plus  cruelles,  mais  ce  squelette 
a  plus  de  vie,  de  grâce  et  d'aisance  qu'il  n'y  en  a  dans  beaucoup 
de  fraîches  et  grasses  beautés.  Elle  chante  avec  une  voix  détruite 
de  manière  à  faire  trouver  toutes  les  chanteuses  froides  et  insi- 
pides. Je  souhaite  qu'un  jour  ou  l'autre  vous  la  voyiez.  » 

Nous  retrouvons  souvent  cette  dame  à  Colombier.  Jean- 
François  de  Chambrier,  grand  amateur  de  musique,  écrit  à 
Mme  de  Charrière  : 

«  Je  vous  félicite  d'entendre  quelquefois  Mme  de  Madeweiss  : 
elle  joint  à  beaucoup  de  goût  et  d'expression  une  exécution 
rare  pour  des  amateurs.  Personne  ne  peut  mieux  qu'elle  vous 
faire  apercevoir  tout  le  charme  et  la  force  du  récitatif  obligé.  » 

Ce  furent  de  belles  soirées  que  celles  où  l'étrangère  émerveillait 
les  hôtes  de  Colombier  par  son  chant  : 

«  C'est  la  plus  brillante  et  la  plus  expressive  exécution  que 
j'aie  entendue,  écrit  Mme  de  Charrière.  Il  est  impossible  de  chanter 
mieux,  et  l'accompagnement  de  ses  deux  mains  tient  lieu  de  tout 
un  orchestre.  Les  larmes  me  sont  venues  aux  yeux  bien  des  fois.. 
La  musique  me  fait  souvent  frissonner  et  pleurer,  sans  que  ce 
soit  par  attendrissement  ;  c'est  un  effet  physique.  Tout  de  même, 
certains  tableaux  qui  ne  sont  pas  plaisants,  mais  excessivement 
vrais,  me  font  rire.  Mme  de  Madeweiss  montre  une  extrême 
vivacité  dans  sa  physionomie  et  dans  ses  mouvements,  qui  ne 
sont  pas  vifs  à  la  française  et  avec  une  pétulance  moitié  d'habi- 
tude. Elle  est  vivement  et  puissamment  poussée  à  dire,  à  faire, 
à  aller,  à  revenir,  par  un  sentiment  qui  est  bien  vif  et  bien  vrai 

1  Ou  Madweiss  :  les  deux  orthographes  ont  cours. 

2  Nous  avons  fait  d'inutiles  recherches  pour  découvrir  les  descendants. 
—  possibles  —  de  M""  de  Madeweiss. 


NOUVEAUX    AMIS 


457 


au  fond  de  son  cœur.  Je  ne  lui  trouve  rien  d'une  femme  ordinaire, 
façonnée  par  la  société,  et  pour  être  aussi  polie  qu'elle  L'est, 
il  faut  qu'elle  se  commande  de  l'être  ;  mais  il  me  semble  qu'elle 
est  bonne  très  naturellement.  Je  serais  tentée  de  croire  qu'elle 
a  des  singularités  et  que  beaucoup  de  gens,  la  voyant  agir  et 
l'entendant  parler,  ne  la  comprennent  pas  trop.  Me  voici 
aussi  définisseuse  que  votre  Illustre...  Mais  Y  être  en  vaut  la  peine, 
et  comme  je  vous  en  dois  la  connaissance,  j'ai  cru  vous  devoir  le 
détail  de  mes  impressions.  Je  l'ai  reçue 
avec  joie  et  reconnaissance  dès  qu'elle 
a  paru  ;  ensuite,  je  l'ai  admirée  avec 
un  sentiment  profond,  qui  est  devenu 
respect,  intérêt,  sollicitude.  Je  l'ai  enfin 
caressée,  embrassée,  et  j'ai  désiré 
qu'elle  revînt.  Voilà,  ma  belle,  mon 
histoire  pendant  la  soirée  d'hier.  Tout 
le  monde  était  attentif  et  empressé  ; 
Charles  Chaillet  \  dans  la  chambre 
voisine,  était,  m'a-t-il  avoué,  la  bou- 
che ouverte  pour  mieux  entendre,  et 
tremblant  toujours  qu'elle  ne  cessât 
de  jouer...  Julie  DuPasquier  était  pé- 
trifiée. J'en  ai,  moi,  rêvé  à  demi  tant 
que  la  nuit  a  été  longue.  » 

Nous  n'avons  pas  hésité  à  trans- 
crire cette  page,  qui  nous  en  apprend 
autant  sur  Mme  de  Charrière  que  sur 
celle  qui  en  fait  le  sujet.  L'amitié 
fut  très  soudaine,  très  profonde  et 
très  durable,  entre  ces  deux  âmes  qui 
s'étaient,  à  première  rencontre,  péné- 
trées et  comprises.  Nous  avons  de 
charmantes  lettres  de  Mme  de  Made- 

weiss,  qui  vint  passer  le  jour  de  l'an  1793  à  Colombier  «avec 
Emilie  et  Julie»  (ses  filles  sans  doute),  séjourna  à  Neuchâtel 
jusqu'au  milieu  de  l'année,  puis  retourna  à  Stuttgart,  d'où  elle 
écrivait  : 

«  Je  vous  aime  de  tout  mon  cœur,  de  toute  mon  âme,  enfin 
comme  il  faudrait  n'aimer  que  le  bon  Dieu,  si  l'on  faisait  son 
devoir  2.  » 


MADAME    DE    MADEWEISS 


1  Le  fils  du  pasteur,  alors  jeune  adolescent,  qui  devint  pasteur  à  son  tour, 
et  qui  avait  fait  bonne  amitié  avec  M™"  de  Charrière. 

2  M"'  de  Sévigné  dit  à  peu  près  la  même  chose  à  sa  fille. 


458  MADAME    DE    CHARRlÈBE    ET    SES    AMIS 

Une  autre  voyageuse  apparaît,  au  printemps  1791,  dans  le 
petit  cercle  de  Colombier.  Mme  de  Charrière  la  dépeint  ainsi  dans 
une  lettre  à  d'Oleyres  : 

«  Je  viens  d'avoir  la  visite  d'une  compatriote  à  moi,  Mlle  Tulle- 
ken, qui  a  de  l'esprit  beaucoup,  beaucoup,  une  finesse,  un  à-pro- 
pos dans  tout  ce  qu'elle  dit,  qui  surprendrait  même  chez  toute 
autre  qu'une  Hollandaise.  Elle  m'a  dit  que  mon  pays  était  tran- 
quille et  florissant.  » 

Mlle  Tulleken  était  menacée  de  phtisie  et  mourut  à  Colombier, 
où  elle  s'était  fixée  pour  être  plus  près  de  ses  bons  amis.  Elle 
avait  une  sympathie  spéciale  pour  M.  de  Charrière,  qu'elle 
appelle  son  «  cher  tuteur  »,  parce  qu'il  soignait  ses  petites  finances. 
Nous  avons  eu  la  bonne  fortune  de  retrouver  en  Hollande  1 
une  lettre  de  Mlle  Tulleken,  adressée  à  Mme  de  Tuyll-de  Pagniet, 
qui  l'avait  recommandée  à  sa  belle-sœur  de  Colombier  :  c'est  un 
récit  attachant  et  vivant  de  sa  première  entrevue  avec  Mme  de 
Charrière  : 

«  ...Vers  la  fin  de  mai,  j'ai  eu  l'avantage  de  me  rendre  à  Colom- 
bier et  d'y  voir  monsieur,  madame  et  mesdemoiselles  de  Char- 
rière. Vous  vous  doutez  bien  que  madame  a  fixé  singulièrement 
mon  attention.  Elle  m'accueillit  avec  beaucoup  de  bonté. 
J'arrivais  pour  l'heure  du  dîner.  Je  la  trouvai  près  de  son  clave- 
cin, auquel  pourtant  elle  avait  un  peu  tourné  le  dos  pour  se 
faire  peigner.  Mlle  Henriette,  que  sans  doute  vous  connaissez, 
et  qui,  de  toutes  les  femmes  de  chambre  du  monde,  est  bien 
celle  qui  mérite  le  moins  d'être  oubliée  -,  arrangeait  cette  toi- 
lette. 

Quoique  Mme  de  Charrière  n'eût  que  son  peignoir  et  un  peu 
de  poudre  partout,  la  beauté  de  ses  yeux,  Y  agrément  du  défaut 
de  son  parler  3,  et  la  douceur  de  sa  voix  m'ont  d'abord  frappée. 
J'osai  tout  de  suite  m'approcher  d'elle  ;  et  j'ai  le  plaisir  de  pou- 
voir ajouter  qu'il  n'aurait  pas  été  nécessaire,  car  elle  s'approcha 
de  moi.  Il  y  avait  là  un  musicien  italien  qui  se  tut  un  peu  pour 
nous  laisser  causer.  Elle  me  demanda  de  vos  nouvelles.  Je  lui 
en  donnai  ;  je  lui  dis  que  je  vous  avais  vue,  et  comment,  et  de 

1  Chez  M.  le  baron  Reginald  de  Tuyll,  descendant  de  Vincent  de  Tuvll- 
de  Pagniet.  Mort  aujourd'hui,  il  avait  pris  l'intérêt  le  plus  complaisant  à 
notre  travail,  et  nous  communiqua  de  précieux  papiers  de  famille,  dont 
nous  avons  largement  usé  au  chap.  VII,  entr'autres. 

2  Voir  à  la  fin  du  chapitre. 

3  Nous  soulignons  ce  détail,  que  nous  n'avons  trouvé  indiqué  nulle  part 
ailleurs  ;  il  s'agit  sans  doute  d'un  léger  et  gracieux  zézaiement. 


NOUVEAUX   AMIS  450, 

quels  yeux.  Elle  parut  contente.  J'espérais  qu'avec  moi  elle  ne 
prendrait  point  la  peine  de  feindre  :  tout  doucement  je  me  rassu- 
rais sur  l'impression  que  je  pouvais  avoir  faite.  Je  craignais 
beaucoup  une  certaine  froideur  que  mes  amis  me  reprochent 
toujours  en  société,  et  qui  n'est  que  l'effet  d'un  combat  auquel 
naturellement  Mme  de  Charrière  ne  devait  entendre  rien. 

Lorsqu'on  eut  servi,  elle  me  prit  la  main  pour  me  conduire 
à  table  ;  et  avant  de  la  quitter  elle  me  la  serra.  Pour  lors,  je 
respirai,  et  me  trouvais  également  heureuse  et  charmée.  M.  de 
Charrière  vint  au  devant  de  moi.  Vous  savez  comme  sa  douce 
et  spirituelle  physionomie  s'anime  à  propos,  et  combien  sa  con- 
versation lui  ressemble.  Mlie  de  Charrière  l'aînée  m'a  paru  un 
modèle  de  bonté  et  de  raison. 

Après  dîner,  madame  fut  rejoindre  sa  musique,  me  prit  avec 
elle,  et  me  chanta  en  s' accompagnant  les  morceaux  qui  me  plai- 
saient le  plus.  Vous  saurez  peut-être  qu'elle  a  mis  Zadig,  l'ai- 
mable et  philosophe  Zadig  de  M.  de  Voltaire,  en  opéra  ;  l'idée 
est  agréable  et  singulière  comme  celle  qui  l'a  eue.  Je  puis  vous 
dire  que  les  paroles  en  sont  charmantes,  parfaitement  bien  faites, 
et  que  madame  votre  belle-sœur  a  lieu  de  s'attendre  à  des  applau- 
dissements. 

J'ai  été  voir  les  environs,  à  commencer  par  le  joli  jardin  auquel 
Mme  de  Charrière  a  donné  des  soins  pendant  les  premières  années 
de  son  mariage.  » 

Dans  la  suite  de  sa  lettre,  Mlle  Tulleken  raconte  qu'elle  a  visité 
le  Bied  et  y  a  vu  Mme  de  Luze,  l'amie  de  Rousseau  : 

«  J'ai  couru,  dit-elle,  les  prés  d'Areuse  et  le  bosquet  que  ce  bon 
Jean-Jacques  aimait  de  préférence.  Je  me  suis  arrêtée  près  de 
son  banc  favori  '...  Je  passai  à  Grandchamp,  à  la  fabrique  de 
toiles  peintes  ;  j'ai  vu  Corcelles,  Peseux,  Cormondrèche  sur  le 
coteau,  et  la  Mairesse,  cette  jolie  ferme  de  M.  de  Charrière  2, 
où  j'ai  bu  un  verre  de  lait  délicieux.  Vous  rappelez-vous,  Madame, 
cette  montagne  charmante  qui  lui  sert  d'abri,  dont  la  pente  est 
couverte  de.  mousse  et  que  les  sapins  couronnent  si  bien  ? 
De  l'autre  côté  est  ce  vallon  comblé  de  froment  qui  sépare  les 
possessions  de  M.  de  Charrière  d'avec  celles  du  feu  lord  Wemyss. 

1  Selon  M.  Félix  Bovet,  qui  savait  tant  de  choses,  ce  bosquet  serait  le 
petit  bois  situé  à  l'ouest  de  la  maison  des  Prés  d'Areuse.  On  y  voit  encore 
un  arbre  vénérable  ombrageant  un  banc. 

2  La  Mairesse  fut  vendue  en  1808,  après  la  mort  de  M.  de  Charrière,  à 
César  d'Ivernois,  qui  y  bâtit  dès  1809  la  maison  actuelle.  11  n'y  avait  jus- 
qu'alors qu'une  ferme.  On  croit  généralement  que  le  nom  de  Mairesse  fut 
donné  à  cette  propriété  par  d'Ivernois,  maire  de  Colombier:  c'est  une 
erreur  ;  le  nom  figure  déjà  dans  les  anciens  actes. 


460  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

J'ai  vu  là  cette  maison  fermée  1,  dont  la  situation,  unique, 
solitaire,  délicieuse,  m'a  présenté  un  coup  d'œil  que  je  n'avais 
point  encore  rencontré...  La  grande  tranquillité  de  ce  lieu,  ce  châ- 
teau se  dérobant  dans  la  vallée,  ces  tours  qui,  je  ne  sais  comment, 
n'amènent  point  d'idées  d'orgueil,  ces  sapins  auxquels  un  peu  de 
bise  faisait  rendre  des  sons  balancés  et  sourds,  ces  froments  du 
vallon,  qui  présentait  l'abondance,  la  culture  et  la  vie,  à  côté  de 
cette  profonde  paix,  m'ont  laissé  des  souvenirs  que  je  ne  perdrai 
jamais.  Le  Jura,  dont  j'apercevais  les  croupes  noires  et  bleues, 
les  nuages  de  ses  cimes,  les  restes  épars  des  neiges  de  l'hiver, 
et  les  fermes  répandues  ça  et  là  dans  la  plaine,  achevaient  de 
m'enchanter.  Il  m'aurait  été  impossible  de  quitter  si  tôt  cet 
endroit  pour  tout  autre  que  Mmc  de  Charrière...  Grâce  à  vos  bontés, 
elle  m'a  comblée  des  siennes,  m'a  invitée  à  revenir.  J'y  retourne- 
rai en  automne...  Elle  paraissait  assez  bien  portante,  malgré 
qu'elle  s'échauffe  en  veillant.  Je  m'assis  le  matin  sur  le  bord  de 
son  lit,  et  là  nous  causions  tout  uniment  comme  de  bonnes  petites 
gens.  Ses  bons  mots  vont  toujours  leur  train.  Elle  fait  de  la 
malice  d'un  œil  et  caresse  de  Vautre  :  cela  m'a  frappée  \  Elle  vous 
aime  infiniment.  Si  jamais  elle  me  maltraite  de  quelque  petit 
coup  de  dent,  je  lui  parlerai  de  M.  de  Tuyll  et  de  vous  pour  la 
faire  finir.  » 

Nous  ne  possédons  guère  sur  notre  amie,  vue  dans  l'intimité, 
de  détails  plus  minutieux  et  plus  significatifs.  Le  portrait  est 
vivant  plus  encore  par  la  bonne  foi  que  par  le  talent  du  peintre. 
Mais  voici  une  autre  particularité  curieuse. 

Le  regard  à  la  fois  malicieux  et  caressant  de  Mme  de  Charrière 
donnait,  paraît-il,  à  son  expression,  un  caractère  singulier, 
intimidant,  qui  lui  fut  révélé  par  le  malaise  qu'il  causait  à  la 
petite  Rosette  Roi  ;  cette  jeune  bonne,  fille  de  la  cuisinière  du 
manoir,  avoua  un  jour  que  dès  que  sa  maîtresse  la  regardait 
et  lui  adressait  la  parole,  elle  était  si  troublée  qu'elle  perdait 
toute  contenance  : 


1  Le  petit  château  de  Cottendart.  Dans  son  roman  —  très  romanesque  — 
de  Sarah  Wemyss,  Aug.  Bachelin  a  décrit  ce  site  pittoresque,  dont  M."'  Tul- 
leken  fut  si  fort  enchantée. 

2  Dans  une  lettre  écrite  quelque  temps  après  à  M""  de  Charrière, 
M'"  Tulleken  fait  allusion  à  ce  trait  de  physionomie  si  caractéristique  : 
«Votre  œil  gauche,  qui  m'a  fait  deux  ou  trois  fois  grand  mal  lorsque  je 
vous  vis,  tandis  que  l'autre  me  comblait  d'aise  ».  Le  portrait  peint  par 
LaTour  nous  parait  rendre  quelque  chose  de  cette  expression  un  peu  com- 
plexe du  regard. 


NOUVEAUX    AMIS  46 1 

«  Elle  ne  peut  ni  se  justifier  d'un  tort  ni  en  convenir  ;  elle  est 
si  bien  hors  d'elle-même,  qu'elle  pense  tantôt  avoir  déjà  entendu 
chaque  mot  qu'elle  entend,  tantôt  entendre  plusieurs  personnes 
lui  parler  à  la  fois  ;  c'est  un  désordre  complet  dans  tous  ses  sens, 
c'est  une  absence  d'esprit  totale.  Je  fus  confondue.  Quoi  !  lors- 
que je  n'ai  point  d'humeur,  point  de  courroux,  je  produis  cet 
effet-là!  Mlle  Moula  me  trouva  frappée  du  plus  désagréable  éton- 
nemcnt.  Elle  ne  l'a  pas  partagé.  Elle  dit  qu'après  tant  d'années 
et  tant  d'habitude,  elle  éprouve  encore  souvent  auprès  de  moi 
ce  qu'éprouvait  Rosette  ;  elle  dit  que  j'ai  dans  les  yeux  et  dans 
la  voix  quelque  chose...  Mais  pourquoi  m'appesantir  là-dessus  ? 
Je  ne  puis  changer  ni  ma  voix  ni  mes  yeux,  mais  je  puis  ne  parler 
à  Rosette  qu'en  passant  dans  un  corridor...  Voilà  pourtant  qui 
est  bien  étrange  !  On  peut  apprendre  sur  soi-même  et  bien  tard 
de  fâcheuses  particularités  !  —  Heureusement,  du  moins,  je  ne 
fais  pas  ainsi  trembler  la  personne  qui  m'approche  le  plus  conti- 
nuellement et  de  plus  près  ;  femme  de  chambre,  et  ne  prétendant 
point  du  tout  à  Y  égalité,  elle  a  toute  liberté  avec  moi  et  elle  le 
prouve.  Je  lui  en  rends  grâce  et  m'en  trouve  moins  haïssable.  » 
(A  M»e  L'Hardy.) 

Voilà  introduite  auprès  du  lecteur  une  personne  qu'il  importait 
de  lui  présenter,  puisque  la  femme  de  chambre  de  Mmede  Charrière 
tint  pendant  dix  ans  une  grande  place  dans  sa  vie.  Nous  la 
verrons  fréquemment  apparaître  dans  notre  récit,  et  non  point, 
hélas  !  sous  un  jour  très  favorable.  Mais  elle  avait  des  qualités 
de  franchise,  de  dévouement,  d'adresse  et  de  finesse,  qui  fai- 
saient d'elle  le  type  accompli  de  la  soubrette.  Née  à  Grandson, 
fille  de  l'instituteur  de  cette  petite  ville  vaudoise,  Henriette 
Monachon  était  entrée  au  service  spécial  de  Mmc  de  Charrière 
en  1788,  à  l'âge  de  22  ans.  Elle  lui  causa  de  grands  chagrins, 
mais  la  servit  par  ailleurs  avec  tant  de  désintéressement,  lui 
témoigna  un  attachement  si  passionné,  que  sa  maîtresse  lui  par- 
donna tout,  au  grand  scandale  de  son  entourage. 

Henriette  —  «  mon  Henriette  »,  comme  elle  disait  pour  la 
distinguer  de  sa  belle-sœur,  qu'elle  ne  pouvait  souffrir  —  était 
un  personnage  important  dans  la  maison.  Tous  les  amis  de  Mme  de 
Charrière  estimaient  les  qualités  vraiment  rares  de  cette  jolie 
soubrette  ;  Benjamin  la  fait  souvent  saluer  dans  ses  lettres  ; 
Mme  de  Sandoz-Rollin  et  Mlle  L'Hardy  ont  pour  elle  des  atten- 
tions d'amies.  C'est  Henriette  qui  fait  la  valise  de  M. de  Charrière 
lorsqu'il  part  en  voyage  ;  c'est  elle  qui  est  chargée  des  négocia- 
tions délicates  et  des  messages  compliqués.  Elle  est  l'«  oracle  » 


462  MADAME    DE    CHAPPIERE    ET    SES    AMIS 

de  sa  maîtresse  sur  les  affaires  domestiques.  Henriette  fut  un 
type  ;  elle  eût  été  digne  d'épouser  Figaro,  et  n'aurait  peut-être 
pas  tenu  rigueur  au  comte  Almaviva.  Ses  aventures  nous  occu- 
peront bientôt  plus  que  nous  ne  l'aurions  souhaité  pour  le  repos 
de  sa  maîtresse. 


CHAPITRE   XVI 


Romans  vécus 


«J'ai  un  sentiment  intime  de 
l'égalité  de  tous  les  individus.  » 
(M""de  Charrière  à  M""  L'Hardy). 

Le  roman  d'une  femme  de  chambre;  naissance  de  Prosper.  —  La  Demi- 
Reine.  —  Henriette  L'Hardy  à  Berlin.  —  Avis  et  conseils  de  Mn"  de  Char- 
rière.  —  La  comtesse  Dœnhoff  arrive  à  Auvernier.  —  Son  portrait.  — 
Lettres  à  «  Lucinde  ».  —  Le  fatalisme  de  Mmc  de  Charrière.  —  L'enfant  de. 
la  Demi-Reine.  —  La  Demi-Reine  à  Bahr  ;  elle  retourne  en  Allemagne. 


«  J'ai  un  petit  roman  de  commencé,  écrit  Mme  de  Charrière  à 
son  ami  de  Turin,  le  4  février  1792  ;  mais  des  scènes  tristes  et 
trop  réelles  m'ont  distraite.  Cette  fille  que  vous  vîtes  rire  ici  de 
si  bon  cœur,  ne  fait  depuis  quelque  temps  que  pleurer...  Une  fois 
je  pourrai  vous  raconter  des  scènes  bien  extraordinaires,  mais 
c'est  trop  long  à  écrire  ;  je  n'ajouterai  pas  :  et  trop  peu  intéres- 
sant, car  je  crois  qu'ainsi  que  moi  vous  mesurez  votre  intérêt 
sur  le  caractère  et  non  sur  le  rang  des  personnages.  » 

Un  mois  plus  tard,  elle  lui  dit  encore  : 

«  Le  froid  tour  à  tour  acre  et  humide  que  nous  avons  depuis 
quelque  temps,  joint  à  de  petites  persécutions  qu'on  me  fait 
en  la  personne  d'une  autre,  ont  redoublé  mes  migraines,  et  l'une 
ne  finit  pas  plus  tôt  qu'une  autre  recommence.  Je  dis  cela  des 
migraines  ;  je  le  pourrais  dire  des  persécutions.  Les  hommes 
sont  en  vérité  pour  la  plupart  de  sottes  ou  méchantes  bêtes.  » 
(ier  mars   1792.) 


464  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

On  sent  qu'elle  hésite  à  parler  de  façon  plus  précise,  et  veut 
préparer  son  correspondant  à  apprendre  ce  qu'elle  n'ose  lui 
dire.  Mais  elle  est  moins  réservée  avec  ses  amies,  notamment 
Mme  de  Sandoz-Rollin,  qui  n'ignorait  pas  l'événement  attendu 
à  Colombier.  Cette  excellente  amie  était  elle-même  dans  l'attente 
d'un  événement  semblable  :  elle  mit  au  monde,  en  février  1792, 
son  premier  enfant,  après  des  couches  extrêmement  difficiles. 
M.  de  Sandoz  annonce  à  Mlle  L'Hardy  cette  naissance,  qui  expli- 
que le  silence  de  sa  femme  : 

«  On  voulait  vous  écrire,  sans  l'accouchement,  une  histoire 
fort  détaillée  et  qui  vous  aurait  intéressée  :  c'est  relativement  à 
la  grossesse  d'Henriette  Monachon.  Apparemment  que  Mmc  de 
Charrière  vous  en  aura  parlé,  mais  ce  qu'elle  ne  vous  aura  pas 
dit  (car  elle  est  fort  prévenue  pour  cette  fille),  c'est  qu'il  est  très 
apparent  qu'elle  fait  des  tracasseries  sans  nombre  dans  la  maison. 
Il  y  a  tout  lieu  de  croire  que  ladite  H.  M.  a  un  mauvais  carac- 
tère et  que  Mme  de  Ch.  en  est  la  dupe.  Caroline  aurait  beaucoup 
voulu  pouvoir  désabuser  son  amie,  mais  cela  ne  se  pouvait  pas  ; 
il  n'y  avait  rien  de  positif  à  alléguer  contre  cette  fille,  et  Mme  de 
Ch.  ne  revient  pas  facilement  de  l'amitié  qu'elle  a  une  fois  ressen- 
tie pour  quelqu'un.  Il  serait  horrible  qu'une  aussi  bonne  maîtresse 
fût  trompée.  Ne  dites  rien  de  tout  ceci  à  Mme  de  Ch.  ;  que  nos 
doutes,  qui  ne  sont  cependant  pas  sans  fondement,  restent 
entre  nous.  Caroline  fera  tout  ce  qu'elle  pourra  pour  débrouiller 
ces  vilaines  affaires.  » 

Mme  de  Charrière  avait  adopté  son  Henriette,  et  n'entendait 
pas  abandonner  la  pauvre  fille  à  ses  détracteurs.  Elle  écrivait 
à  Mme  de  Sandoz  cette  lettre  vraiment  touchante  : 

«  J'ai  une  grande  indulgence  pour  les  défauts  d'Henriette 
Monachon,  pour  sa  brusquerie,  son  impatience,  l'exagération 
avec  laquelle  elle  apprécie,  sent,  exprime  chaque  chose,  et  cela 
non  seulement  parce  qu'elle  m'est  d'ailleurs  très  agréable, 
mais  aussi  parce  qu'elle  me  ressemble  dans  toutes  ces  choses-là 
et  que  je  crois  devoir  expier  avec  elle  ce  que  j'ai  fait  souffrir  à 
d'autres  par  ces  mêmes  défauts,  plus  inexcusables  en  moi  qu'en 
elle,  vu  la  différence  de  nos  éducations.  Mais  cette  indulgence 
ne  m'empêche  pas  de  la  voir  comme  elle  est,  de  souffrir  et  d'être 
quelquefois  blessée,  d'autres  fois  étonnée  seulement,  qu'avec 
tant  d'esprit,  elle  ait  si  peu  de  sens,  de  prévoyance  et  de  capacité 
pour  saisir  une  chose  dans  son  ensemble,  prenant  son  parti  sur 
ce  qui  est  inévitable,  pour  s'attacher  aux  ressources  qui  lui  res- 
tent et  qu'on  lui  offre...  Elle  voudrait  que  tout  se  passât  comme 
si  elle  n'était  pas  grosse....  » 


ROMANS   VKCl'S 


465 


Après  une  description  minutieuse  de  l'état  physique  et  moral 
de  la  malheureue,  elle  constate  ce  qui  suit  : 

«  Son  attachement  pour  moi  se  fait  à  peine  jour  au  travers 
de  tant  de  sensations  douloureuses,  et  comme  je  ne  puis  lui  ôter 
sa  grossesse,  je  crois  qu'elle  ne  m'est  dans  ce  moment  obligée 
de  quoi  que  ce  soit.  Ce  n'est  pas  là  ingratitude  ;  c'est  incapacité 
d'imaginer  les  maux  dont  je  la  délivre  par  mes  soins,  tandis 
qu'elle  sent  si  fort  ceux  que 
je  ne  puis  lui  épargner...  Si 
elle  accouche  heureusement, 
elle  vaudra  beaucoup  mieux 
qu'elle  ne  valait  avant  cette 
sottise.  Elle  sera  plus  indul- 
gente, moins  décidée  à  ne 
suivre  que  sa  tête,  elle  aura 
un  peu  plus  de  défiance 
d'elle-même  ;  outre  cela, 
j'espère  qu'elle  se  portera 
mieux. 

Mlle  Henriette  [de  Char- 
rière]  a  un  visage  d'une 
aune.  Ml,e  Louise  a  bien  de 
la  peine  à  concilier  dans  sa 
tête  tous  les  différents  inté- 
rêts, préjugés,  convenances, 
ressentiments,  etc.  Nous  ne 
parlons  de  rien.  Je  suis 
aussi  prévenante  que  je  puis 
avec  Mlle  Louise,  mais  je 
traite  haut  la  main  l'air 
prude  et  sévère  et  retrait 
et  redressé  de  l'autre.  Quand 
je  compare  sèche  pruderie, 
habitude  sale  et  égoïste, 
cœur  glacé,  précautions  dé- 
pravées, —  et  grossesse, 
c'est  à  grossesse  que  je  donne  la  préférence.  Chasteté  céleste 
qui  coûtât  un  peu,  mais  ne  parût  pas  coûter,  serait  une  plus 
belle  chose  sans  doute,  mais  elle  est  si  rare  !...  »  (7  janvier  1792.) 

Elle  fit  tête  vaillamment  aux  indignations  qui  éclataient 
autour  d'elle,  dans  la  maison,  au  salon  et  à  l'office  ;  au  village 
et  à  la  ville.  Car  ce  fut  un  gros  scandale,  dont  le  Consistoire, 
gardien  des  mœurs,  eut  à  s'occuper.  Quand  s'approcha  le  terme 
d'Henriette,   sa  bonne  maîtresse  l'envoya  faire  ses  couches  à 


LOUISE   DE  CHARRIKRE 


466  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

Auvernier  chez  la  mère  Ambos,  sage-femme  estimée  dans  toute 
la  contrée.  Entre  temps,  nous  l'avons  vu,  Mme  de  Sandoz  avait 
mis  au  monde  une  fille  et  l'avait  nommée  Isabelle,  à  cause  de 
Mme  de  Charrière,  qui  lui  écrit  le  19  mars  1792  : 

«  Recevez  mille  remerciements  et  bénédictions  de  moi  pour 
vous,  pour  votre  mari  et  votre  enfant,  que  je  regarde  comme  ma 
filleule,  sans  préjudice  de  quelque  autre,  dont,  s'il  plaît  à  la 
Providence  de  le  faire  naître,  et  de  me  faire  continuer  de  vivre, 
je  serai  la  marraine  de  très  grand  cœur...  Henriette  est  à  Auver- 
nier depuis  dix  jours.  Elle  m'écrit  et  je  lui  réponds  tous  les  jours. 
Il  y  a  ici  un  sursis  de  mic-mac  domestique,  mais  des  cuisines, 
le  mic-mac  a  un  peu  passé  dans  les  appartements  des  maîtres. 
Mlle  Tulleken  m'a  trouvée  froide  et  trop  peu  confiante,  et  il  est 
bien  vrai,  soit  dit  fort  entre  nous,  qu'un  certain  mélange  de 
subtilité,  de  romanesquerie  et  de  mijaurisme  s'est  mis  à  m'im- 
patienter  beaucoup;  mais  je  dois  et  elle  mérite,  etc.,  etc.,  etc.. 
Vous  devinez  le  reste.  » 

Le  3  avril,  elle  annonce  l'événement  : 

«  Je  me  sens  soulagée  d'un  grand  fardeau.  Henriette,  qui  avait 
encore  passé  ici  une  grande  partie  du  jour  d'avant-hier,  qui 
m'avait  coiffée  et  habillée,  et  ne  s'en  était  retournée  à  Auvernier 
qu'à  6  Y2  heures,  appuyée  sur  l'une  ou  l'autre  des  deux  petites 
Lisettes,  est  accouchée  heureusement  24  heures  après  d'un  gar- 
çon, qu'on  m'a  dit  être  fort  gros  et  fort  bien  conformé...  Je  viens 
d'envoyer  du  lait  pour  l'enfant,  de  l'eau  de  Vaud  (?)  et  de  la 
soupe  au  gru  pour  la  mère,  qui,  j'espère,  reviendra  auprès  de  moi 
dans  une  quinzaine  de  jours...  Elle  aura  fait  (avec  peine  et  ris- 
que, il  est  vrai)  un  saut  heureux  de  l'inquiète  jeunesse  à  la  sage 
maturité.  Homme,  enfant;  coquetterie,  plaisir,  regrets;  honneur 
et  honte,  —  elle  sait  ce  que  c'est  que  tout  cela,  et  ne  sera  ni  une 
curieuse,  triste,  prude  fille,  ni  une  plate,  soucieuse,  malheureuse 
femme.  Il  lui  resterait  encore,  ce  qui  serait  le  pis  de  tout,  à  être 
libertine  et  effrontée,  mais  je  suis  très  persuadée  que  cela  n'arri- 
vera pas.  L'enfant  restera  ici  au  village,  et  le  voyant  pour  ainsi 
dire  tous  les  jours,  elle  aura  toujours  sa  faute  devant  les  yeux, 
en  même  temps  qu'elle  la  réparera,  et  se  montrera  aussi  bonne 
mère  qu'elle  a  été  une  imprudente  fille. Tout  ceci  s'est  bien  arrangé 
selon  mon  humeur.  La  faute,  le  déshonneur,  n'ont  point  été 
palliés  ni  diminués  par  aucun  mystère,  mais  des  vertus  seront 
offertes  en  sacrifice  expiatoire  et  désarmeront  le  public,  s'il  est 
assez  juste  pour  qu'il  vaille  la  peine  de  le  vouloir  désarmer. 

Demandez,  je  vous  prie,  à  M.  Alphonse  s'il  est  besoin  d"un 
parrain  pour  faire  baptiser  un  enfant.  » 


ROM  VNS  VECU; 


467 


Elle  s'était  constituée  marraine  du  petit  garçon,  qui  fut  bap- 
tisé, sous  le  nom  de  Prosper  Monachon,  le  14  avril.  Le  secrétaire 
du  Conseil  d'Etat,  M.  de  Sandoz-Rollin,  figure  dans  l'acte  comme 
parrain  à  côté  de  Mme  de  Charrière.  Nous  possédons  une  jolie 
lettre  sur  ce  baptême,  adressée  à  d'Oleyres  : 

«  Aujourd'hui,  en  dépit  des  méchants,  des  prudes,  des  sots, 
des  incléments,  je  fais  baptiser  un  enfant  dont  le  père  est  inconnu 
à  moi-même,  et  je  reprends  sa  mère,  cette  femme  de  chambre  que 
vous  vîtes  rire  de  si  bon  cœur  avant  qu'on  l'eût  rendue  malheu- 
reuse... Elle  n'a  pas  voulu  attendre  plus  longtemps  à  revenir  auprès 
de  sa  maîtresse,  qui  est  aujourd'hui  sa  seule  parente,  sa  seule 
amie....  M.  Alphonse  Sandoz  a  bien  voulu  être  le  parrain,  et  je 
le  fais  représenter  par  un  vieux  vigneron,  tandis  qu'une  petite 
fille,  la  fille  de  la  sage-femme,  me  représente.  Voilà,  Monsieur, 
la  nouvelle  du  jour  dans  ces  quartiers.  Que  ne  m'a-t-on  pas  fait 
souffrir  dans  cette  occasion  !  Henriette  revient  à  pied  d'Auver- 
nier.  J'entends  dans  cet  instant  le  chariot  qui  ramène  le  paravent, 
le  lit,  la  bassinoire...  Si  vous  n'étiez  qu'un  homme  diplomatique, 
que  l'homme  de  vos  fonctions,  combien  ne  vous  devrais-je  pas 
d'excuses  de  vous  avoir  entretenu  dans  mon  attendrissement 
de  niaiseries  pareilles  !  Mais  je  connais  votre  cœur,  Monsieur.  » 

La  recherche  en  paternité  s'exerçait  alors  dans  notre  pays. 
Selon  l'usage,  la  Seigneurerie  avait  donné  l'ordre  de  recueillir, 
au  moment  des  couches,  «  la  déclaration  en  paternité  à  faire  par 
Catherine-Henriette  Monachon,  ci-devant  fille  de  chambre  chez 
M.  de  Charrière,  aujourd'hui  domiciliée  à  Auvernier.  » 

«  Nous  étant  transportés,  dit  le  procès- verbal,  dans  son  dit 
domicile,  où  l'ayant  trouvée  en  travail  d'enfant,  et  lui  avoir 
fait  les  exhortations  requises  en  cas  semblables,  elle  nous  a 
déclaré  que  l'enfant  mâle  qu'elle  venait  de  mettre  au  monde, 
elle  le  gardait  pour  son  compte...  » 

Mme  de  Charrière  avait  déposé  à  l'avance  le  cautionnement 
garantissant  que  l'enfant  ne  tomberait  jamais  à  la  charge  de  la 
Seigneurie  '.  Henriette  ne  fut  pas  inquiétée  davantage,  et  sans 
doute  Mme  de  Charrière  demeura  seule  avec  elle  à  connaître  le 
secret  de  la  naissance  de  Prosper  :  on  renonça  à  rechercher  le 
séducteur.  (Nous  avons  bien  notre  idée  au  sujet  de  ce  père  inconnu, 
mais  elle  est  trop  incertaine  pour  être  exprimée.)  Elle  écrivait 
à  Mlle  L'Hardy,  le  5  avril  1792  : 

1  Manuel  du  Conseil  d'Etat,  7  février  1792. 


468  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

«  De  quels  tourments  n'ai-je  pas  été  témoin  !  Que  de  larmes 
j'ai  eu  à  essuyer  nuit  et  jour  !  Quelques  personnes  me  priaient 
de  la  renvoyer,  comme  si  c'était  une  complaisance  à  avoir, 
une  politesse  à  leur  faire.  Ils  diraient  bien  qu'ils  me  conseil- 
laient, mais  je  n'appelle  pas  conseil  ce  qui  n'est  ni  motivé,  ni 
raisonné.  » 

Son  frère  cadet,  Vincent  de  Tuyll,  qu'elle  avait  renseigné  sur 
cette  pénible  affaire,  se  montra  plus  compatissant.  Il  écrivait 
de  Hollande,  le  30  juin  1792  : 

«  Pauvre  fille  que  votre  Henriette  !  Mais  qu'elle  est  heureuse 
de  vous  avoir  pour  maîtresse  !  Chez  une  autre  elle  serait  perdue. 
Je  ne  conçois  rien  à  son  histoire  :  être  enceinte,  ne  point  vouloir 
de  secours  du  père  de  l'enfant,  ne  pas  vouloir  se  marier,  et  savoir 
se  taire,  tout  cela  est  pour  moi  un  problème  inintelligible. 
Peut-être  qu'il  y  a  dans  sa  conduite  beaucoup  de  vertu.  L'on 
ne  peut  que  vous  louer  et  la  plaindre...  Votre  bon  cœur  vous  a 
rendue  indulgente.  Et  ne  seriez-vous  pas  indulgente,  avec  votre 
sensibilité  !  surtout  envers  une  personne  d'un  caractère  comme 
vous  le  dépeignez.  Pourquoi  désapprouve-t-on  une  bonne  action, 
qui  n'a  pour  but  que  de  la  faire  et  de  récompense  que  de  l'avoir 
faite.  On  ne  peut  contenter  tout  le  monde  et  son  père.  » 

Mme  de  Charrière  avait  pris  son  parti  de  l'aventure  avec  un 
optimisme  que  plusieurs  taxèrent  de  coupable  indulgence  et 
de  légèreté  morale.  L'austérité  du  pasteur  Chaillet  fut  fort 
scandalisée  de  ce  que  sa  spirituelle  amie  ne  l'était  pas  davantage. 
Mais  la  plus  vive  indignation  fut  celle  de  Mme  DuPasquier, 
mère  de  Susette,  alors  à  Berlin.  Mme  de  Charrière  se  «  dégonfle  » 
contre  elle  dans  une  page  d'une  verve  singulière,  adressée  à 
Mlle  L'Hardy  (8  mai  1702)  : 

«  Henriette  a  certainement  fait  une  imprudence,  une  faute, 
mais  non  commis  un  crime.  D'ailleurs,  je  ne  lui  connaissais  qu'un 
défaut,  et  celui-là  devait  diminuer  ou  disparaître  après  la  faute 
commise,  et  en  effet  je  ne  l'aperçois  plus  :  c'était  une  fière  et  opi- 
niâtre confiance  en  elle-même.  Je  suis  peu  sensible  à  ce  défaut-là. 
Je  le  trouve  naturel  et  très  excusable  chez  une  jeune  personne 
qui  ne  s'est  pas  encore  souvent  observée,  qui  ne  sait  pas 
combien  les  objets  peuvent  avoir  d'autres  faces  que  celles 
sous  lesquelles  elle  les  a  envisagés.  Les  vieux  opiniâtres,  les 
vieux  présomptueux  sont  nécessairement  des  hommes  qui 
n'ont  pas  su  voir  leurs  erreurs,  ni  profiter  de  leur  expérience  ; 
mais  les  jeunes  gens  ne  doutant  de  rien  trouvent  grâce  entière 
devant    moi.    Je   fus    étonnée    quand  je  vis    Mme   DuPasquier 


ROMANS  VECUS  4OÛ, 

choisir  de  préférence  pour  la  servir  un  enfant  très  doux 
et  très  timide  ;  je  l'en  plaisantai  même.  Pour  moi,  qui  ai 
un  sentiment  intime  de  l'égalité  de  tous  les  individus  de  même 
espèce,  je  ne  désire  point  de  trouver  une  obéissance  aveugle  et 
passive.  Il  n'y  a  pour  moi  ni  grand  seigneur  que  je  respecte 
Parce  qu'il  est  grand  seigneur,  ni  polisson  que  je  dédaigne 
Parce  qu'il  est  un  polisson.  Mme  DuPasquier  a  trouvé  Henriette 
impertinente  d'avoir  son  avis  et  de  le  soutenir  contre  moi  ; 
mais  il  me  plaît  de  voir  et  sentir  une  personne  à  mes  côtés,  et 
non  un  automate  ou  une  esclave.  Si  elle  a  raison  contre  moi, 
c'est  à  moi  à  céder  ;  si  j'ai  raison,  j'espère  la  convaincre.  Cela 
m'est  plus  aisé  à  présent  qu'autrefois,  parce  qu'elle  a  un  senti- 
ment très  vif  de  l'erreur  où  elle  est  tombée  et  de  l'utilité  dont  lui 
ont  été  mes  soins  et  mes  directions  pour  la  lui  rendre  la  moins 
fâcheuse  que  possible.  Elle  a  beaucoup  d'esprit,  beaucoup  de 
sens,  un  agrément  extrême  dans  sa  manière  de  s'exprimer. 
C'est  quelque  chose  que  cela  pour  moi,  et  une  docile  sotte  n'est 
pas  du  tout  ce  qui  me  convient.  Mais  savez-vous  qui  est  vrai- 
ment une  impertinente  ?  C'est  Julie  DuPasquier.  » 

Mme  de  Sandoz  avait  raison  d'appeler  son  amie  de  Colombier 
une  «  incomparablement  bonne  maîtresse,  unique  de  son  espèce.  » 
C'est  dans  une  lettre  à  Mlle  L'Hardy  que  je  rencontre  ces  mots, 
qu'elle  explique  : 

«  Je  ne  saurais  vous  dire  tout  ce  qu'elle  a  fait  pour  cette  fille. 
Je  défierais  l'amie  la  plus  tendre  d'en  faire  davantage  pour  son 
amie.  Pendant  la  grossesse,  Mme  de  Charrière  a  passé  plusieurs 
fois  la  journée  au  lit  pour  lui  éviter  la  peine  de  le  faire...;  tout 
le  reste  à  l'avenant.  Si,  après  tout  cela,  cette  fille  pouvait  encore 
donner  le  moindre  soupçon  qu'elle  n'a  pas  pour  sa  maîtresse  les 
sentiments  qu'elle  lui  doit,  il  faudrait  qu'elle  fût  un  monstre, 
le  rebut  de  la  nature.  » 

Cependant,  le  bruit  peu  à  peu  s'apaisa,  et  l'on  oublia  l'accident. 
Henriette  reprit  sa  place  auprès  de  Mme  de  Charrière  et  l'on  ne 
parla  plus  d'elle...  jusqu'à  la  prochaine  fois. 

Les  tracas  et  les  soucis  de  cette  affaire  ébranlèrent  gravement 
la  santé  de  l'indulgente  maîtresse.  Lorsque,  pendant  l'été  1792, 
Benjamin  vint  lui  faire  quelques  courtes  visites,  il  la  trouva 
malade,  énervée.  L'état  de  la  pauvre  femme  alla  en  empirant  ; 
elle  fit,  pendant  l'automne,  une  assez  grave  maladie,  sur  laquelle 
nous  n'avons  que  des  renseignements  vagues.  Ses  rares  lettres 
de  ce  moment  ont  été  dictées.  Déjà  bien  souffrante,  elle  travaille 
encore  à  un  petit  roman  dont  nous  parlerons  plus  loin  : 


47°  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

<<  Henriette  et  Richard  sont  allés  leur  train,  malgré  le  triste 
état  de  l'auteur,  J'ai  un  peu  écrit,  et  M.  de  Charrière  a  beaucoup 
copié.  » 

Puis,  à  peine  convalescente,  nous  la  retrouvons  à  son  clavecin, 
travaillant  à  ses  éternels  opéras,  Zadig  et  le  Cyclopc  ;  elle  est 
tout  heureuse  d'avoir  écrit  «une  marche  funèbre  et  très  lugubre, 
et  quelques  airs  naïfs  et  champêtres  dans  Polyphèmc,  et  une 
marche  pompeuse  et  brillante  dans  Zadig.» 

Toutes  ces  occupations  réussissaient  à  peine  à  apaiser  l'amer 
ressentiment  qu'elle  gardait  au  cœur,  des  <•  persécutions  » 
infligées  à  son  Henriette.  Ce  qui  irritait  son  sentiment  d'égalité 
et  de  justice,  c'était  de  voir,  justement  alors,  ces  Neuchâtelois, 
si  sévères  pour  une  pauvre  femme  de  chambre,  se  montrer  pleins 
de  prévenances  pour  la  maîtresse  d'un  roi. 

La  comtesse  Dœnhoff,  que  nous  verrons  bientôt  à  Neuchâtel, 
n'était  autre,  en  effet,  que  la  favorite  du  roi  de  Prusse,  Frédéric- 
Guillaume  II,  neveu  du  Grand  Frédéric,  à  qui  il  avait  succédé 
en  1786.  Marié  à  21  ans  avec  Elisabeth  de  Brunswick,  il  avait 
divorcé,  puis  épousé  une  princesse  de  Darmstadt  ;  cette  seconde 
union  fut  aussi  malheureuse  que  la  première.  Le  prince  avait 
une  maîtresse  en  titre,  la  femme  du  valet  de  chambre  Rietz, 
plus  tard  comtesse  de  Litchenau,  qui  survécut  à  tous  les  mariages 
et  à  tous  les  divorces.  Il  s'éprit  entre  temps  de  Mlle  de  Yoss, 
qui  était  cousine  du  ministre  de  Finkenstein,  et  qui  cachait 
sous  ses  airs  d'ingénue  le  goût  de  la  volupté  :  ce  mélange  pervers 
avait  séduit  le  prince.  Lorsqu'il  devint  roi,  Mlle  de  Voss  réclama 
un  mariage  de  la  main  gauche,  le  consentement  écrit  de  la  reine 
et  l'éloignement  de  la  Rietz  :  le  monarque  accorda  les  deux  pre- 
mier points.  —  mais  la  Rietz  demeura.  L'affaire  fut  soumise  au 
Consistoire,  qui  trouva  le  précédent  de  Philippe  de  Hesse  en 
I539,  et  l'exemple  rassurant  de  la  tolérance  de  Luther  et  de 
Mélanchton.  Frédéric-Guillaume  épousa  en  1787  Mlle  de  Yoss, 
qui  devint  comtesse  d'Ingenheim,  et  mourut  deux  ans  après. 
Mais,  en  1790,  Mlle  Dœnhoff  fut  présentée  à  la  Cour.  Elle  était 
délicieusement  blonde,  —  comme  Mlle  de  Voss  ;  —  elle  avait  le 
même  ragoût  de  piétisme  et  de  sensualité...  Il  fallut  encore 
épouser,  et  il  se  trouva  un  prédicateur  de  Cour  pour  bénir  ce 
nouveau  mariage  !  La  reine  offrit  à  la  fiancée  des  girandoles  de 
diamants  ;  la  reine  douairière  la  reçut.....  mais  Mme  Rietz  resta. 


ROMANS  VECU  S 


47» 


Ainsi,  le  roi,  veuf  de  Mllc  de  Voss,  avait  en  1790  trois  femmes 
vivantes  :  la  princesse  de  Brunswick  répudiée,  la  princesse  de 
Darmstadt  séparée,  mais  gardant  la  qualité  de  reine,  et  la  com- 
tesse Dœnhoff,  épouse  morganatique. 


M       HENRIETTE  L  HARDY 

D'après  un  pastel  peint  par  elle-même.  (Propriété  de  Mm0  L'Hard}--DuBois. 
à  Colombier.) 


Tout  cela  n'était  pas  fort  édifiant  à  voir  de  près.  Il  ne  manqua 
pourtant  pas  de  Neuchâtelois  pour  estimer  Mlle  L'Hardy  fort 
honorée  d'entrer  comme  dame  de  compagnie  au  service  de  la 
•comtesse.  Dans  un  manuscrit  portant  ce  titre  :  Mes  souvenirs 


472 


MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 


sur  Berlin,  Potsdam  et  Sans-Souci,  corrigé  de  la  main  de  Mme  de 
Charrière,  Mlle  L'Hardy  s'exprime  en  ces  termes  : 

«  En  1792  l,  Frédéric-Guillaume  souhaita  de  donner  pour 
compagne  à  la  comtesse  Dcenhoff  une  de  ses  sujettes  neuchâte- 
loises.  Il  préférait  une  Neuchâteloise  à  toute  autre, parce  qu'elle 
n'aurait  point  de  liaison  à  Berlin,  parce  qu'elle  parlerait  français 
plus  facilement,  si  ce  n'est  mieux  qu'une  Allemande,  parce 
qu'enfin,  elle  lui  rappellerait,  ainsi  qu'à  ceux  de  sa  Cour,  ce  petit 
pays  éloigné  de  ses  autres  Etats,  où  régnaient  d'autres  mœurs, 
d'autres  arts,  un  autre  langage,  et  dont  il  trouvait  agréable 
et  pour  ainsi  dire  plaisant  d'être  le  souverain.  La  comtesse  parla 
à  M.  DuPasquier,  chapelain  de  Sa  Majesté,  Neuchâtelois, 
homme  de  mérite,  estimé,  aimable  et  auquel  alors  on  rendait 
justice.  Sa  femme  écrivit  à  Mme  de*  [Charrière]  ;  celle-ci  me  parla 
et  je  partis.  » 

Ici,  rectifions  un  renseignement  erroné,  mis  en  cours  par 
Eusèbe  Gaullieur  et  que  d'autres  historiens,  notamment  lady 
Blennerhassett  -,  ont  reproduit  de  confiance.  Gaullieur  a  tiré 
parti  des  Souvenirs  de  sa  mère  dans  la  Bibliothèque  universelle 
de  septembre  à  décembre  1849.  Mais,  peut-être  afin  d'en  accroî- 
tre l'intérêt,  il  les  a  mis  au  compte  de  Mme  de  Charrière,  et, 
pour  rendre  cette  attribution  vraisemblable,  il  a  imaginé  que 
Mme  de  Charrière  avait  été  à  Berlin  : 

«  Dans  un  voyage  qu'elle  y  fit,  dit-il,  vers  1792,  sous  le  règne 
de  Frédéric-Guillaume  II,  elle  se  lia  d'une  manière  assez  intime 
avec  la  comtesse  Dcenhoff,  alors  à  l'apogée  de  son  crédit,  et  ce 
fut  là  ce  qui  donna  naissance  aux  lettres  de  ces  deux  dames 
que  nous  avons  entrepris  de  faire  connaître.  Les  premières  sont 
de  Mme  de  Charrière,  qui,  de  retour  en  Suisse  après  son  excur- 
sion de  Berlin,  avait  été  priée  par  ses  parents  d'Utrecht  de  leur 
faire  connaître  les  détails  de  son  séjour  à  la  cour  de  Prusse.  » 


1  C'est  1791  qu'elle  aurait  dû  dire. 

2  Madame  de  Staël  et  son  temps,  traduit  de  l'allemand  par  Auguste  Die- 
trich.  Paris,  Westhausser,  1890,  3  vol.  —  Ce  grand  ouvrage  contient  plu- 
sieurs erreurs  de  détail  ou  d'appréciation  sur  le  sujet  qui  nous  occupe. 
M.  de  Charrière  y  est  qualifié  de  «  gentilhomme  suisse  ruiné  »  ;  il  réside  au 
château  de  Colombier  ;  l'auteur  appelle  la  longue  amitié  de  Mmc  de  Charrière 
et  de  Benjamin  Constant  «un  caprice»,  et,  avec  plus  de  vertu  que  d'à-pro- 
pos,  déclare  éprouver  «un  sentiment  de  pitié  pour  la  femme  qui  s'abandonne 
à  un  caprice  ». 


ROMANS  VÉCUS  473 

Sur  quoi  Gaullieur  transcrit,  comme  lettres  de  Mmede  Charrière, 
le  récit  même  de  M1Ie  L'Hardy,  ce  qui  rend  nécessaires  de  nom- 
breux changements  de  texte  l . 

En  proposant  sa  jeune  amie  pour  occuper  une  situation  aussi 
délicate,  Mme  de  Charrière  pensait  fournir  à  cette  personne  très 
intelligente  et  de  ferme  jugement  une  occasion  d'apprendre  à 
connaître  le  monde  et  la  vie.  Plus  ou  moins  responsable  d'elle, 
puisqu'elle  l'avait  choisie,  elle  entreprit  de  la  guider,  de  la  con- 
seiller, de  former  son  esprit.  C'est  à  quoi  on  voit  qu'elle  s'appli- 
que dans  ses  lettres  à  MIle  L'Hardy.  La  correspondance  débute 
au  moment  où  la  jeune  fille,  engagée  dès  le  Ier  septembre  1791, 
va  partir  pour  Berlin.  On  en  pourrait  extraire  un  précieux  recueil 
de  préceptes  en  tous  genres,  et  c'est  un  peu  ce  que  fit  Gaullieur 
quand  il  publia  ces  lettres  qui  le  touchaient  de  si  près  2. 

1  Par  exemple,  dans  le  récit  de  la  première  fête  de  Cour  dont  M'"  L'Hardy 
fut  témoin,  on  lit  :  «  Le  ministre  s'approcha  de  M.  DuPasquier  et  lui 
demanda  si  j'étais  la  Neuchâteloise  qu'on  attendait».  Gaullieur  a  transcrit 
ainsi  :  «  Le  ministre  s'approcha  du  chapelain  du  roi,  M.  DuPasquier,  et  lui 
demanda  si  j'étais  l'illustrissime  dame  hollandaise  qu'on  attendait».  Il 
nous  paraît  évident  que  dans  l'intention  de  Gaullieur,  qui  ne  tenait  pas  à 
mettre  en  scène  sa  propre  mère,  ces  articles  (Une  Demi-Reine)  étaient  une 
sorte  de  roman  historique  composé  à  l'aide  des  documents  qu'il  avait  en 
mains.  Mais  pour  ceux  qui  nous  ont  suivi  jusqu'ici,  le  voyage  de  M"'  de 
Charrière  à  Berlin  est  une  imagination  dénuée,  non  seulement  de  réalité, 
mais  de  toute  vraisemblance.  On  s'étonne  que  Gaullieur  ait  eu  l'idée  d'en- 
voyer si  loin  —  et  dans  une  Cour  !  —  la  personne  la  plus  dédaigneuse  du 
faste  des  Cours,  la  plus  détachée  de  la  vie  mondaine,  la  plus  désabusée,  la 
plus  casanière,  une  femme  constamment  souffrante,  qui,  à  cette  époque  de  sa 
vie,  n'allait  même  plus  jamais  à  N'euchàtel  et  sortait  à  peine  de  sa  chambre 
pour  faire  le  tour  de  son  «  petit  jardin  ».  —  Quant  aux  lettres  de  la  comtesse 
DœnhofT  que  Gaullieur  a  publiées  dans  ces  mêmes  articles,  il  les  donne 
comme  adressées  à  Mm°  de  Charrière  :  en  réalité,  les  plus  importantes  sont 
adressées  à  M'"  L'Hardy.  Aussi  a-t-il  dû  modifier  les  passages  qui  auraient 
indiqué  la  véritable  destinataire.  Elles  ne  sont  pas  toujours  exactement 
datées  (par  exemple  :  8  janvier  1796,  au  lieu  de  :  25  novembre  1794).  Deux 
lettres  sont  parfois  réunies  sous  la  même  date  ;  plusieurs  passages  sont 
transposés.  Bref,  il  est  manifeste  que  Gaullieur  ne  considérait  pas  ces 
articles  comme  une  étude  historique  et  documentaire  ;  il  a  mis  en  œuvre 
les  matériaux  dont  il  disposait,  avec  la  libre  fantaisie  du  romancier.  Il  a 
seulement  omis  de  le  dire. 

2  Comme  fils  d'Henriette  L'Hardy.  Une  partie  des  lettres  écrites  à  celle-ci 
par  M"'  de  Charrière  ont  paru  dans  la  Revue  suisse  de  novembre  et  décem- 
bre  1867,  sous  le  titre:  Lettres-Mémoires  de  M""  de  Charrière.  La  plupart 


474  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

La  première  lettre,  du  29  août  1791,  est  un  souhait  de  bon 
voyage  et  une  promesse  de  conseils  et  d'avis,  dont  la  voyageuse 
pressentait  qu'elle  aurait  besoin  dans  son  nouvel  état.  Les  avis, 
en  effet,  ne  tardent  pas  : 

«  Evitez  tant  que  vous  pourrez  la  bizarrerie.  Rien  n'est  plus 
indifférent  en  soi,  mais  rien  ne  fait  plus  de  tort,  que  de  faire  les 
choses  ordinaires  de  la  vie  autrement  que  les  autres.  On  attire 
sur  soi  un  essaim  de  critiques.  Les  sots,  les  méchants,  les  désœu- 
vrés, font  de  nous  leurs  menus  plaisirs.  »  (1791.) 

«  Jusqu'ici  je  vous  trouve  fort  heureuse  ;  c'est  une  jolie  nou- 
veauté que  tout  ce  que  vous  avez  trouvé  et  éprouvé,  mais  c'est 
surtout  Mme  D.  que  je  trouve  heureuse  au  delà  de  ce  qu'on  peut 
dire.  Que  le  sort  l'a  bien  servie  !  Elle  souhaite,  et  aussitôt  elle  a. 
Et  que  souhaite-t-elle  ?  Est-ce  une  chose  commune,  facile  à 
trouver  et  de  petite  importance,  de  manière  que  l'avoir  soit  un 
médiocre  bien  ?  ...Non,  elle  souhaite  une  chose  rare  :  une  per- 
sonne d'un  bon  esprit,  d'un  caractère  sûr,  douée  de  talents 
et  de  discernement  ;  elle  souhaite  une  personne  qui  l'aime  et 
qu'elle  aime,  et  tout  cela  elle  l'a,  et  c'est  la  chose  du  monde 
la  plus  douce  à  avoir.  ...Il  m'est  arrivé  de  la  féliciter  en  moi- 
même  dix  fois  en  un  jour. 

...N'oubliez  pas  vos  amis.  N'oubliez  pas  vos  talents.  Vous 
conserverez  votre  esprit  plus  frais,  votre  caractère  plus  noble, 
plus  pur,  plus  aimable,  si  vous  vous  retrouvez  seule  quelquefois, 
repensant  vos  pensées  et  celles  des  autres,  et  les  choses  et  leurs 
circonstances.  Je  me  suis  toujours  imaginé  que  dans  quelque 
position  qu'on  fût,  si  l'on  ne  se  recueillait  jamais,  on  ne  se  per- 
fectionnerait pas  ;  que  le  jardinier  doit  avoir  le  temps  de  méditer 
sur  sa  culture  et  ne  pas  cultiver  toujours,  le  peintre  ne  pas  pein- 
dre toujours,  mais  méditer  quelquefois  son  art  loin  de  ses  pin- 
ceaux et  de  son  chevalet.  —  Qu'ai-je  dit  ?  Qu'ai-je  pensé  ?  Que 
convient-il  de  dire  ?  Qu'est-il  raisonnable  de  penser  ?  Voilà  ce 
qu'il  faut  se  demander  quelquefois  ;  alors,  on  ne  s'engage  jamais 
trop  avant  et  sans  le  savoir  dans  une  manière  fâcheuse  ou  dange- 
reuse... C'est  une  recommandation  que  j'ai  faite  à  tous  ceux 
qui  m'intéressaient.  En  revanche,  la  recommandation  que  j'ai 
mille  fois  entendu  faire  :  «  Occupez-vous  sans  cesse,  faites  tou- 
jours quelque  chose  !  »  m'est  insupportable  même  quand  elle 
s'adresse  à  des  enfants...  »  (1791.) 

«  15  novembre  1791.  Vous  voulez  que  je  vous  indique  des  livres 
qui  ne  soient  pas  des  romans,  des  livres  tels,  qu'après  s'être 

des  documents  originaux  que  Gaullieur  a  utilisés  dans  ses  articles  de  la 
Revue  suisse  de  1857  font  maintenant  partie  d'archives  de  famille  apparte- 
nant à  M.  A.  Revilliod-de  Murait,  à  Genève,  qui  a  eu  la  bonté  de  les  mettre 
à  notre  disposition. 


ROMANS  VÉCUS  475 

amusé  un  instant  à  les  lire,  on  ne  se  reproche  pas  que  cet  ins- 
tant ait  été  absolument  perdu.  Je  me  suis  amusée  cette  nuit  à 
vous  faire  une  liste  de  livres  dans  ma  tête  ;  et  la  voici.  Je  suppo- 
serai que  vous  n'avez  pas  lu  ou  que  vous  pouvez  vous  résoudre 
à  relire. 

D'abord,  je  vous  recommande  mon  cher,  bien-aimé,  très 
honoré,  respecté  même,  l'écrivain  vrai,  l'homme  honnête,  Duclos; 
ses  mémoires  surtout,  mais  aussi  son  voyage  en  Italie.  Ne  lisez 
pas  le  monotone  libertin  duc  de  Richelieu,  mais  bien  quelques 
lettres  qui  sont  à  la  fin  de  chaque  volume.  Vous  trouverez  de 
libertines  grandes  dames  écrivant  comme  des  servantes  de  caba- 
ret :  vous  trouverez  Mme  du  Châtelet,  la  célèbre  Emilie,  écrivant 
elle-même  bien  différemment  de  ce  que  la  faisait  écrire  son  amant 
Voltaire.  Rien  n'est  si  plat  ni  si  absurde,  mais  cela  est  plaisant 
à  comparer  avec  les  lettres  soi-disant  de  cette  femme  à  Frédéric  II 
et  d'autres  belles  choses  qui  étaient  d'elle  comme  de  moi.  Vous 
verrez  l'ambitieuse  et  spirituelle  Mme  de  Tencin  et  l'aimable 
Mme  de  Chateauneuf.  Enfin,  vous  vous  amuserez,  j'en  suis  bien 
sûre.  Lisez  d'un  bout  à  l'autre  Mme  de  Staal,  non  la  fille  de  M.  Nec- 
ker,  mais  Mlle  Launay  [Delaunay],  attachée  à  Mme  du  Maine. 
Il  n'y  a  pas  de  femme  qui  ait  écrit  avec  plus  d'esprit.  Il  y  a 
d'elle  des  Mémoires  et  deux  comédies.  Je  vous  recommande  aussi 
un  livre  de  M.  de  Rulhière  intitulé,  je  crois,  E clair cissemens 
relatifs  à  la  révocation  de  redit  de  Nantes  et  à  l'histoire  des  protes- 
tais en  France.  Cela  est  très  bon.  Toutes  ces  lectures-là  ont  une 
sorte  de  rapport  :  la  scène  est  en  France  ;  la  fin  du  règne  de  Louis 

XIV.  la  régence  du  duc  d'Orléans,  une  partie  du  règne  de  Louis 

XV.  voilà  ce  qu'on  y  apprend  à  connaître  avec  d'autant  plus 
d'intérêt,  que  ce  sont  ces  époques-là  qui  ont  amené  tout  ce  que 
nous  voyons  arriver  aujourd'hui,  et  cela  si  visiblement,  qu'on 
n'est  plus  étonné  de  rien  quand  on  les  a  étudiées.  Mais  après 
ces  lectures  ou  entre  deux,  lisez  la  vie  de  Goldoni:  cela  est  naïf, 
bonhomique,  amusant.  Grétry,  à  son  imitation  et  pour  gagner 
de  l'argent,  a  fait  un  gros  livre  de  lui-même,  où  il  rend  compte 
de  tous  ses  petits  opéras.  Le  livre  est  trop  gros,  la  vanité  en 
est  trop  puérile,  mais  pour  qui  aime  à  étudier  les  arts  et  les  artis- 
tes, il  y  a  de  l'intérêt.  Vous  y  trouverez  un  cYHele  que  j'aime 
passionnément  \ 

Faisons  à  présent  un  grand  saut.  Lisez  le  Spectateur,  mais  en 
choisissant,  et  seulement  deux  ou  trois  discours  de  suite.  —  Un 

1  II  s'agit  de  Thomas  d'Hele  (de  son  vrai  nom  Haies,  1 740-1 780),  auteur 
dramatique  d'origine  anglaise,  qui  vécut  à  Paris  et  y  fit  représenter  divers 
ouvrages.  Grétrv  a  mis  en  musique  (1778)  le  Jugement  de  Midas  et  l'Amant 
jaloux.  Dans  le  joli  chapitre  qu'il  consacre  à  d'Hele,  Grétry  emploie  cette 
heureuse  expression:  «11  avait  au  fond  du  cœur  cette  voix  terrible,  et 
consolante  cependant,  qui  crie  mille  fois  non  avant  de  dire  c'est  bien». 


476  MADAME    DE    CHARBIERE    ET    SES    AMIS 

autre  saut,  et  me  voilà  à  mon  cher  Plutarque.  Ses  Hommes 
illustres  peuvent  et  doivent  se  relire  cent  fois  et  à  tout  âge, 
cela  n'est  jamais  trop  revu  et  trop  repensé.  Si  l'on  avait  de 
Thou  toujours  sur  sa  table,  et  qu'on  pût  choisir  certains  morceaux 
et  les  marquer,  je  crois  qu'on  les  relirait  souvent  aussi.  On  y 
chercherait  tantôt  les  Médicis,  tantôt  les  Caraffa,  puis  un  morceau 
de  l'histoire  d'Hongrie,  puis  certains  traits  de  la  vie  de  Charles- 
Quint. 

Quelle  longue  réponse  je  vous  ai  faite,  Mademoiselle,  à  propos 
d'un  mot  qui  n'était  pas  même  une  question  !  » 

Elle  conte  ensuite  qu'après  avoir  achevé  Zadig,  elle  s'est 
«  amusée  quelque  temps  à  faire  des  cantiques  »  pour  se  reposer  ; 
elle  les  destine  à  Charles  Chaillet,  le  fils  du  pasteur,  qu'elle  aime 
pour  «  sa  probité  rare  et  son  bon  esprit  ». 

«Dimanche,  je  ne  sais  le  quantième,  décembre  1791...  Je  pro- 
noncerais ma  propre  condamnation  si  je  trouvais  fort  à  redire 
à  la  manière  un  peu  prompte  avec  laquelle  vous  prenez  les  impres- 
sions que  vos  amis  et  les  circonstances  vous  donnent.  En  reve- 
nir est  tout  ce  que  nous  pouvons  faire,  et  je  trouve  que  nous  qui 
allons  plus  vite  et  plus  loin  le  mauvais  chemin,  nous  rebroussons 
aussi  de  meilleure  grâce  et  marchons  alors  fort  bien  dans  un 
chemin  plus  beau  a  suivre.  Nous  avons  à  réparer,  et  notre  zèle 
en  redouble.  M.  de  Charrière  me  disait  un  jour  que  rien  n'était 
mieux  que  d'avoir  été  offensé  par  moi,  qu'alors  je  servais  avec 
une  vivacité  extrême.  Il  me  semble  qu'en  cela  nous  nous  ressem- 
blons. Puissiez-vous,  vous,  être  moins  tardive  que  moi  à  profiter 
de  l'expérience  pour  juger  et  agir  sans  précipitation  ! 

...Pourquoi  dire  du  mal  de  votre  figure  ?  Avec  un  pareil  teint, 
une  si  belle  forêt  de  cheveux,  une  taille  haute  et  une  démarche 
légère,  comment,  sans  être  ingrate  soi-même,  peut-on  se  plain- 
dre qu'une  figure  reconnaît  mal  les  soins  qu'on  prend  d'elle  ? 
J'avoue  que  je  n'aime  pas  ces  pains  de  sucre  que  je  vois  sur 
quelques  têtes  et  dont  votre  stature  me  semble  devoir  vous 
dispenser,  mais  une  simple  et  pourtant  élégante  parure  ne  peut 
que  vous  aller  très  bien.  Ne  prenez  pas  d'humeur  contre  elle, 
et  pour  cet  effet,  mettez  à  profit  le  temps  où  l'on  vous  coiffe 
pour  lire  un  peu.  Quant  à  votre  habillement,  je  parie  qu'il  est 
fait  en  moins  de  rien.  Vous  n'avez  point  d'épaule  ni  de  hanche 
à  masquer,  à  rembourrer  ;  vous  n'êtes  pas  d'une  humeur  à 
vouloir  mettre  vos  pieds  à  la  torture.  Eh  bien  !  une  belle  robe 
est  aussi  vite  enfilée  qu'une  laide. 

...J'ai  souvent  la  passion,  indiscrète  peut-être,  que  d'honnêtes 
gens  s'entendent  et  se  voient  l'un  l'autre  jusqu'au  fond  du  cœur. 

...Charles  Chaillet  vint  hier  me  voir  par  le  plus  déplorable 
temps,  comme  un  petit  héros  d'amitié.  Il  ne  fait  pas  des  phrases 


romans  vécus  477 

sentimentales,  celui-là,  mais  il  m'aime  bien  et  affronte  vent  et 
neige  pour  me  voir  quelques  heures.  Adieu,  puissiez- vous  avoir 
des  amis  tels  que  vous  les  méritez  !  » 

«Ce  2  février  1792...  A  peine  est-ce  un  défaut  que  ce  que  je 
vous  reproche...  Une  jeune  personne  bien  spirituelle  commence 
par  montrer  son  esprit  pour  s'amuser,  et  aussi  pour  s'assurer 
qu'elle  l'a.  Elle  voit  autour  d'elle  beaucoup  de  simplicité  triviale, 
elle  s'ennuie,  elle  crée  des  fleurs  dont  elle  fait  des  bouquets, 
et  qu'elle  place  et  jette  ça  et  là  avec  plus  de  profusion  que  de 
choix  ;  mais,  insensiblement,  elle  devient  plus  difficile,  et  d'ail- 
leurs son  estime  pour  de  stériles  fleurs  diminue  un  peu  ;  alors, 
elle  se  sert  de  son  esprit  plus  qu'elle  ne  l'étalé,  et  il  en  faut  avoir 
soi-même  pour  s'apercevoir  du  sien.  Et  cela,  même  dans  la 
conversation,  car  le  geste  et  le  ton  n'y  font  pas  tant  que  l'on 
pense,  et  les  bluettes  ne  sont  partout  que  des  bluettes.  Voilà 
quelle  eût  été  votre  histoire,  Mademoiselle,  sans  que  je  m'en 
fusse  mêlée  le  moins  du  monde  ;  si  ce  que  j'en  ai  dit  hâte  un  peu 
chez  vous  le  passage  de  la  jeunesse  à  la  maturité  de  l'esprit,  il 
n'y  a  pas  de  mal,  mais  gardez-vous  de  croire  que  vous  ayez  été 
ridicule  un  seul  instant  par  un  air  de  recherche  et  de  prétention 
déplacée. 

Puisque  nous  sommes  sur  le  chapitre  de  l'esprit,  j'ai  envie 
de  vous  faire  remarquer  que  la  France  a  aussi  eu  à  cet  égard 
sa  jeunesse,  sa  maturité  et,  malheureusement,  son  radotage, 
d'où  elle  sort  par  une  renaissance  dont  nous  ne  savons  pas  encore 
quel  sera  l'effet.  —  Voici  ce  que  je  veux  dire. 

Balzac  et  Voiture  avaient  infiniment  d'esprit,  et  n'ont  rien 
fait  de  leur  esprit  que  de  le  montrer  ;  et,  pour  le  dire  en  passant, 
quoique  ce  ne  soit  plus  la  mode  depuis  longtemps  de  les  admirer, 
je  les  admire  toutes  les  fois  que  le  hasard  me  met  leurs  lettres  entre 
les  mains. 

Pascal,  devançant  ses  contemporains  pour  le  discernement 
comme  pour  le  langage,  tour  à  tour  railleur,  raisonneur,  orateur, 
a  employé  le  plus  beau,  le  plus  juste,  le  plus  vaste  esprit  dont 
jamais  le  Ciel  ait  doué  un  homme.  Bossuet  et  Fénelon  ont  été 
aussi  simples  que  sublimes  dans  tous  leurs  écrits.  Fontenelle 
et  La  Mothe,  et  ensuite  le  roi  des  beaux-esprits,  Voltaire,  nous 
ont  ramenés  à  l'abus  de  l'esprit,  et  on  lisait  M.  de  Boufflers, 
M.  de  Luchet,  MM.  de  Champcenez  et  Rivarol,  Mme  de  Staël 
(Necker)  et  M.  Guibert  au  moment  où  la  Révolution  a  éclaté. 
J'ai  conservé,  quant  à  moi,  un  tel  goût  pour  la  manière  dont 
on  écrivait  au  milieu  du  siècle  passé,  qu'à  Paris,  mon  coiffeur 
m'apportant  pour  des  papillotes  le  Roman  comique  tout  déchiré 
et  par  lambeaux,  je  lus  avec  transport  l'épisode  sérieuse  qu'on  y 
trouve  et  me  désolai  de  ne  pas  pouvoir  la  lire  jusqu'à  la  fin  x. 

1  M""  de  Charrière,  comme  aussi  Mmc  de  Staël,  fait  «épisode»  du  fémi- 


478  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

Duclos  a  écrit  simplement,  et  c'est  entre  autres  choses  ce  qui 
me  passionne  pour  lui.  » 

«4  février  1792...  Puisque  vous  prenez  en  si  bonne  part  tout 
ce  que  je  m'avise  de  vous  dire,  j'ose  vous  recommander  encore 
un  autre  objet  de  vigilance  :  il  faut  que  de  Berlin  vous  veillez 
sur  les  esprits  de  votre  famille  et  que  vous  préveniez  les  appa- 
rences d'un  ridicule  orgueil.  Voici  ce  qui  m'est  revenu.  De  tout 
temps,  on  donnait,  au  nouvel-an,  deux  bals  à  Auvernier  ;  l'un 
était  composé  de  vignerons,  l'autre  de  propriétaires,  et  il  y  avait 
à  celui-ci  de  très  riches  messieurs  L'Hardy  qui  dansaient  bonne- 
ment avec  tout  ce  qui  était  là.  On  me  parla  de  ce  bal  peu  de  jours 
avant  qu'il  dût  avoir  lieu,  et  l'on  me  dit  :  «  Mlles  Robert,  que 
vous  avez  vues  repasser  ici  la  lessive,  en  sont  toujours  et  s'en 
font  une  grande  fête.  »  Huit  jours  après,  on  me  dit  :  «  Eh  bien! 
les  distinctions  offensantes  s'introduisent  partout.  Mlles  Robert 
n'ont  point  été  admises  cette  année  au  bal  des  gens  comme  il 
faut  d'Auvernier,  et  en  sont  très  mortifiées.  »  Peu  de  temps 
après,  quelqu'un  me  dit  que  c'était  Mlle  L'Hardy  la  cadette, 
sœur  de  Mlle  Henriette  \  qui  avait  exclu  les  Robert  du  bal  ; 
«Vous  jugez,  dit-on,  combien  cela  indispose  et  fait  parler  moins 
avantageusement  qu'on  ne  le  ferait  si  l'on  n'était  pas  piqué...» 
Voilà  ce  que  je  me  suis  promis  de  vous  dire. 

Dites  à  votre  sœur  que  les  Princes  français  eux-mêmes  se 
rendent  ridicules  aujourd'hui  quand  ils  n'admettent  pas  tout 
le  monde  auprès  d'eux  ;  que  le  temps  des  distinctions  doit  passer, 
à  Auvernier  comme  ailleurs,  et  à  plus  forte  raison  n'y  doit  pas 
commencer  ;  qu'on  vous  affligerait,  qu'on  vous  ferait  tort  en 
se  donnant  des  travers  odieux  ou  ridicules  ;  que  votre  place  est 
très  honorable  tant  que  vous  y  êtes  parée  de  l'estime  personnelle, 
mais  qu'il  vous  la  faut  conserver  tout  entière  et  qu'aucun  ridicule 
qui  puisse  l'entamer  ne  doit  vous  venir  de  votre  pays.  Ce  sera 
traiter  la  chose  plus  sévèrement  qu'elle  ne  le  mérite,  mais  j'ai 
remarqué  qu'il  fallait  en  dire  trop  à  la  plupart  des  gens  pour  que 
ce  fût  assez...  Oh!  donnez-nous  l'agréable  et  rare  spectacle  d'une 
personne  admirée  et  courtisée  qui  reste  et  se  montre  supérieure 
à  tout  puéril  orgueil,  à  toute  frivole  vanité,  dont  le  monde  et 
ses  pompes  embellissent  l'esprit,  et  ne  gâtent  pas  le  cœur  !... 
Dites  à  mademoiselle  votre  sœur  qu'il  faut  que  l'on  pare  et  honore 
sa  place,  et  non  que  l'on  se  pare  d'une  place  quelle  qu'elle  soit.  » 

«5  avril  1792...  J'espère  que  vous  avez  déjà  écrit  à  Mlle  de 
Gorgier.  Quand  la  plume  ne  va  pas  comme  d'elle-même,  il 
n'en  faut  pas  moins  qu'elle  aille.  On  s'imagine  qu'elle  ira  mal, 

nin.  —  Elle  entend  parler  sans  doute  de  la  délicate  nouvelle  V Amante  invi- 
sible, qui  est  du  meilleur  Scarron. 

1  M"'  Marianne  L'Hardy,  qui  épousa  un  M.  DuBois,  et  fut  mère  du  savant 
archéologue  Frédéric  DuBois  de  Montperreux. 


ROMANS  \  El   I  s 


479 


q//  h^^e^L^w    A/&  14*^0       À-e-nf       fy/u^^        l~ â^t^-^> 


BILLET  DE  M"'  DE  CHAPRIEPE  A   M*"  L'HARDY 


t+ 


480  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

mais  point  du  tout  :  les  plumes  qu'on  gouverne  sont  à  la  longue 
les  seules  qui  aillent  bien.  Trop  de  gens,  trop  de  femmes  surtout, 
sont  la  dupe  de  leur  paresse  et  voudraient  ne  rien  faire  que  par 
soudaine  impulsion  ;  et  voilà  pourquoi  la  perfection  est  si  rare. 
On  attend  qu'on  soit  en  train,  tandis  qu'il  ne  tient  qu'à  nous  de 
nous  y  mettre.  Si  une  première  lettre  n'est  pas  bien,  il  en  faut 
écrire  une  seconde,  une  troisième.  Je  ne  recommence  que  pour 
faire  plus  mal,  disent  beaucoup  de  gens  :  qu'en  savent-ils  ? 
ont-ils  jamais  bien  obstinément  recommencé  ?  L'esprit  est  comme 
la  main,  comme  le  pied,  la  jambe,  et  l'on  devient  capable  de 
penser,  de  parler,  d'écrire,  comme  de  danser  et  de  jouer  du  clave- 
cin, à  force  d'exercice. 

Depuis  quelque  temps,  je  recommande  l'étude  de  la  logique 
à  toutes  les  femmes  que  je  rencontre.  Les  émigrés  m'ont  surtout 
persuadée  qu'il  fallait  s'être  accoutumé  à  raisonner  avec  une 
stricte  justesse  pour  ne  pas  déraisonner  grossièrement  dès  que 
la  douleur  ou  le  désir  ou  le  ressentiment  nous  y  invitent  et  que 
les  circonstances  nous  mettent  dans  une  situation  nouvelle 
et  qui  contrarie  nos  premières  habitudes...  M"e  Moula  a  été 
docile  à  mes  exhortations,  et,  selon  moi,  s'en  trouve  à  merveille. 
Je  n'ai  presque  plus  entendu,  depuis  six  semaines  qu'elle  est 
avec  moi,  des  étonnements  sans  raison  ;  je  ne  vois  plus  des  cré- 
dulités sans  motifs  suffisants  de  croire  ;  on  ne  croit  pas  compren- 
dre ce  qui  est  obscur,  et  en  revanche,  on  comprend  tout  ce  qui 
est  clair.  A  présent,  elle  s'est  mise  à  lire  Locke.  Puisse  le  bon  sens 
devenir  à  la  mode  !  Ce  sera  la  plus  heureuse  mode  qui  se  soit 
jamais  introduite  chez  les  humains.  Et  vous,  si  vous  avez, 
comme  il  me  le  semble,  assez  de  logique  naturelle  pour  vous 
passer  de  Wolf,  de  Dumarsais,  des  écrivains  de  Port-Royal, 
ne  laissez  pas  d'exercer  votre  esprit  et  de  le  forcer  à  tout  ce 
qu'il  faudra  qu'il  fasse  ;  bientôt  vous  le  verrez  docile  et  laborieux 
sans  qu'il  en  soit  moins  vif  et  moins  gai.  Je  vous  réponds  que 
vous  en  serez  contente,  comme  on  l'est  d'un  beau  et  bon  cheval 
bien  dressé,  aussi  obéissant  que  fort  et  agile.  » 

«7  mai  1792  ...Je  vous  vois  avec  la  comtesse  et  vos  livres, 
contentes  toutes  deux,  tranquilles,  amusées.  Mon  imagination 
se  plaît  avec  vous...  Quoi  !  lire  pour  la  première  fois,  ou  avec 
quelqu'un  qui  lit  pour  la  première  fois  Mme  de  Sévigné  !  Quel 
charme  !  Quelle  source  de  plaisir  !  Il  ne  me  faut  pas  à  moi  une 
grande  bibliothèque  :  avec  Racine,  Molière  et  Don  Quichotte. 
j'ai  assez  de  livres  ;  et  vous,  vous  avez  ceux-là  et  bien  d'autres. 
Il  n'y  a  guère  que  Marmontel,  parmi  ceux  que  vous  nommez, 
dont  je  fasse  peu  de  cas  ;  Fontenelle  n'est  pas  non  plus  mon 
favori,  mais  il  faut  lire  ou  avoir  lu  ses  Mondes  et  ses  Dialogues 
des  Morts.  Vous  ne  parlez  pas  de  Fénelon  :  cependant,  outre  son 
Télémaque,  il  a  aussi  des  Dialogues  des  Morts,  des  Contes,  une 
Existence  de  Dieu  qu'on  ne  peut  trop  priser...  Si  la  comtesse 


ROMANS  VECUS  48  I 

n'a  pas  lu  les  mémoires  de  Noailles  rédigés  par  Millot,  c'est  encore 
une  chose  à  lire  pour  qui  aime  mieux  la  prose  et  l'histoire  que  la 
fable  et  les  vers...  » 

Ainsi  devisait  Mme  de  Charrière  dans  ses  lettres  à  sa  jeune 
amie.  On  s'explique,  à  les  lire,  l'influence  si  profonde  qu'elle  a 
exercée  autour  d'elle  et  sur  tous  ceux  qui  l'ont  approchée.  Sa 
fermeté  d'esprit,  ses  idées  toujours  si  nettes,  fondées  à  la  fois 
sur  la  réflexion  et  sur  l'expérience  personnelle,  la  grâce  surtout 
qu'elle  mettait  à  les  faire  agréer,  lui  conféraient  une  sorte  d'au- 
torité à  laquelle  on  recourait  pour  toutes  choses.  Elle  fut  vrai- 
ment une  institutrice  —  mais  combien  exempte  de  tout  pédan- 
tisme  !  —  pour  le  cercle  d'amis,  en  général  plus  jeunes  qu'elle, 
qui  l'entourèrent  pendant  trente  ans  à  Colombier. 

Munie  des  avis  et  conseils  de  sa  grande  amie,  Mlic  L'Hardy 
accomplissait  bravement  les  devoirs  de  sa  nouvelle  condition. 
Sa  tâche  ne  laissait  pas  d'être  délicate  et  réclamait  de  la  jeune 
fille  beaucoup  de  prudence  et  d'oubli  d'elle-même  : 

«  Elle  est  dans  une  position  singulière,  passant  toutes  les  soi- 
rées avec  le  roi  et  la  favorite.  C'était  du  moins  ainsi  que  l'on 
vivait  à  Postdam,  prenant  le  thé  à  5  heures,  faisant  ensuite 
de  la  musique  jusqu'à  7,  et  lisant  haut  jusqu'à  9...  Sans  les  Illu- 
minés, ces  soirées  pourraient  avoir  de  l'influence,  car  un  peu  de 
conversation  n'est  pas  désagréable  à  des  gens  pour  qui  elle 
est  rare.  Le  roi,  qui  la  voit  recevoir  des  lettres,  demande  de  qui 
elles  sont  et  presque  aussi  ce  qu'on  lui  mande.  Oh  !  le  drôle 
de  saut,  d'Auvernier  à  Potsdam  !  A  présent  on  est  à  Berlin  ; 
la  comtesse  doit  être  actuellement  en  couches.  C'est,  dit-on,  une 
excellente  femme,  franche,  désintéressée,  riche  d'ailleurs  de 
son  propre  bien,  et  n'aimant  ni  le  faste  ni  l'intrigue.  Voilà  donc 
une  des  occupations  que  j'ai  eues,  Mlle  L'Hardy  commençant 
sa  carrière  de  Cour.  A  présent,  elle  en  sait  sûrement  plus  que  moi.» 
(A  d'Oleyres,  31  décembre  1791.) 

La  grossesse  de  la  favorite  donna  lieu  à  des  inquiétudes  assez 
vives  : 

«  Certaines  choses  sur  lesquelles  les  puissants  ne  peuvent  rien, 
dit  Mme  de  Charrière,  devraient  les  faire  souvenir  de  leur  faiblesse 
essentielle  et  foncière  et  inhérente  ;  voilà  un  marmot  qu'on 
peut  bien  faire  prince,  mais  qu'on  ne  pourra  faire  être  en  vie 
si  la  Nature  ou  la  Providence  en  ont  autrement  ordonné.  (A 
d'Oleyres,  5  mars  1792.) 


4»2  MADAME    DE    CHABRIERE    ET    SES    AMIS 

L'enfant  naquit  le  7  janvier  1792  : 

«  J'ai  reçu  une  grande  lettre  de  Mlle  L'Hardy.  Le  petit  enfant 
royal, lors  de  son  baptême,  a  été  nommé  comte  de  Brandebourg1. 
Le  roi  a  donné  une  belle  bague  à  Mllc  L'Hardy,  qui  m'écrit  ;  «Tout 
Berlin  le  sait  et  s'occupe  dans  ce  moment  à  conjecturer  ce  que 
vaut  ce  bijou.  »  Oh  !  le  drôle  de  pays  que  la  Cour!  dit-elle  dans  un 
autre  endroit  de  sa  lettre.  »  (A  d'Oleyres,  23  mars  1792.) 

La  comtesse  envoya  une  marque  de  sa  reconnaissance  à  Mme  de 
Charrière,  qui  avait  eu  la  main  si  heureuse  : 

«  Je  sais  de  fort  bonne  part,  écrit-elle  à  d'Oleyres,  que  Mlle 
L'Hardy  prend  extrêmement  bien  et  que  les  courtisans  la  cour- 
tisent. Elle  ne  me  dit  rien  de  pareil,  comme  vous  croyez  bien, 
mais  elle  paraît  contente...  Nous  aurons  ici  un  comte  Dcenhoff, 
parent  de  la  favorite,  qu'elle  a  chargé  pour  moi  d'une  tasse  de 
porcelaine  de  Berlin,  sur  laquelle  est  la  silhouette  du  roi.  Je 
lui  ai  fait  dire  que  je  la  remerciais,  mais  que  j'aurais  encore  mieux 
aimé  la  sienne.  Je  serai  fort  heureuse  si  MM.  Perrot  ne  disent 
pas  que  je  vends  des  jeunes  filles  de  la  Comté  pour  des  tasses 
de  porcelaine.  On  n'a  pas  mal  clabaudé  sur  cette  petite  affaire  ; 
à  présent,  c'est  sur  une  autre,  où  mon  indulgence  ne  trouve  pas 
beaucoup  d'approbation.  »  (4  février  1792.) 

Mais  voici  que  peu  à  peu  l'idylle  royale  se  gâta.  Le  roi,  devenu 
le  jouet  de  la  secte  des  Illuminés,  était  entré  dans  la  coalition 
de  Pillnitz  contre  la  France  révolutionnaire  ;  il  s'était  formé  à 
la  Cour  un  parti  opposé  à  cette  détermination,  et  qui  escomptait 
l'influence  et  l'appui  de  la  comtesse  Dcenhoff.  Le  ministre  Bis- 
choffswerder  accusa  celle-ci  d'intriguer  contre  la  politique  royale; 
il  y  eut  entre  les  amants  une  explication  assez  vive.  La  comtesse 
déclara  fièrement  qu'elle  voulait  s'éloigner,  demanda  des  passe- 
ports, que  d'abord  on  lui  refusa,  puis  les  obtint  et  se  mit  en 
route.  Le  roi  envoya  sur  ses  traces  un  messager  qui  la  rejoignit 
à  Leipzig,  mais  ne  put  la  résoudre  à  revenir  sur  ses  pas. 

La  nouvelle  que  la  «  petite  reine  »  venait  de  quitter  Berlin 
et  allait  arriver  à  Neuchâtel  avec  Mlle  L'Hardy,  causa  dans  la 
Principauté  une  sensation  très  vive,  et  donna  lieu  à  des  com- 
mentaires variés.  Voici  celui  de  Mme  de  Charrière,  qui  écrit  à 
Mlle  L'Hardy  : 

1  Le  comte  Frédéric-Guillaume  de  Brandebourg  se  distingua  comme 
général  dans  les  campagnes  de  1 8 1 3-i 81 5,  et  fut,  en  1848,  président  du 
ministère  qui  tint  tête  à  la  révolution. 


ROMANS  VECUS 


483 


«Il  vous  tarde  de  savoir  mon  jugement  sur  sa  conduite.  Le 
voici.  Elle  est  non  seulement  belle,  noble,  courageuse,  mais  de 
plus  elle  est  sage,  si  la  comtesse  est  incapable  de  s'en  repentir... 
Sa  courageuse  résolution  la  délivre  de  tout  cela  [les  tracasseries, 
les  soupçons  offensants],  et  lui  donne  le  plaisir  de  sentir  sa  force  ; 
elle  prouve  à  elle-même  et  aux  autres  qu'il  lui  a  fallu  moins  de 
réflexions  pour  quitter  sa  place  que  pour  la  prendre.  Quant 
aux  bons  effets  qu'elle  pourrait  espérer  de  ce  départ,  ils"  sont 
trop  incertains  pour  que  je  voulusse  voir  dépendre  de  là  sa  satis- 
faction. J'espère  que  l'approbation  de  son  propre  cœur,  la  consi- 
dération et  le  respect  des  honnêtes  gens,  lui  sont  plus  précieux 
que  faveur,  hommages,  crédit,  car  en  ce  cas  elle  attendra  tran- 
quillement l'événement,  et  si  le  royaume  reste  en  proie  à  de 
rusés  fripons,  elle  dira  :  Ce  n'est  pas  ma  faute,  —  et  se  consolera. 
Comptez  sur  moi  l'une  et  l'autre.  »  (12  juin  1792.) 

A  Mme  de  Sandoz-Rollin  elle  annonce  le  retour  de  leur  amie, 
qui  va  se  fixer  avec  sa  noble  compagne  à  Auvernier,  dans  la 
maison  DeBély  \  Les  fugitives  n'auront  d'autre  société  que 
Mme  de  Charrière,  car  «  on  ne  s'empressera  pas  auprès  d'une 
maîtresse  disgraciée,  »  qui  du  reste  quitte  spontanément  la 
Cour,  mais  n'en  est  pas  renvoyée. 

«Admirez,  ajoute-t-elle,  le  sort  de  MIle  L'Hardy,  qui  en  neuf 
mois  quitte  Auvernier,  joue  un  rôle  à  Berlin,  vit  avec  le  roi 
comme  avec  un  frère  ou  un  oncle,  devient  le  conseil,  le  tout 
de  la  favorite,  et  l'aidant  à  s'ôter  de  la  Cour,  revient  avec  elle 
dans  son  village  !»  (11  juin  1792.) 

Elle  donne  aussi  les  plus  récentes  nouvelles  à  d'Oleyres,  qui 
attendait  impatiemment  à  Turin  des  détails  sur  l'étrange  évé- 
nement : 

«  Vous  imaginez  bien  que  les  curiosités  neuchâteloises  ne 
sont  pas  assoupies,  ni  muettes  non  plus...  MIIe  L'Hardy  parle 
du  roi  comme  étant  souvent  fort  aimable  dans  la  vie  privée, 
et  dit  que  la  comtesse  l'aime  par-dessus  tout.  Il  serait  embar- 
rassant pour  moi  de  parler  de  lui  avec  elle. 

...Il  semble  que  les  personnages  marquants  de  l'Europe  jouent 
aux  quatre  coins.  Les  frères  du  roi  de  France  sont  à  Coblentz, 
le  roi  de  Prusse  viendra  sur  les  bords  du  Rhin  ;  les  ducs  d'Angou- 
lème  et  de  Berry  sont  à  Turin,  et  Mme  la  comtesse  Dœnhoff  à 

1  Cette  maison  est  celle  même  que  le  pasteur  Chaillet  acheta  quelques 
années  plus  tard  et  où  il  passa  toute  sa  vieillesse. 


484  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

Auvernier.  Je  voudrais  que  vous  vinssiez  à  Cormondrèche, 
ce  qui  ne  serait  pas  si  bizarre,  et  qui,  tout  intérêt  propre  à  part, 
me  paraîtrait  assez  heureux.  »  (16  juin  1792.) 

La  comtesse  ne  se  trouva  pas  aussi  isolée  qu'on  pouvait  s'y 
attendre  : 

«  Voilà,  écrivait  Mme  de  Charrière  à  Mlle  L'Hardy,  que  vous 
avez  dans  votre  voisinage  ma  bien-aimée  Mme  Sandoz,  qui  est 
aussi  la  vôtre.  J'espère  que  vous  en  tirerez  parti,  ainsi  que  de 
Mlle  Marval.  Il  n'y  a  pas  meilleure  compagnie  que  cela,  en  femmes, 
dans  le  pays.  J'ai  vu  M.  le  président  Pury,  qui  était  allé  rendre 
ses  devoirs  et  offrir  ses  services  à  la  comtesse.  Je  pense  qu'il  a 
cru  le  devoir  comme  maire  du  lieu.  Je  ne  sais  si  elle  recevra 
dans  les  commencements  beaucoup  d'autres  visites  :  les  uns 
craindront  d'importuner,  d'autres  de  n'amuser  pas  ;  d'autres 
se  sont  mis  sur  le  pied,  depuis  que  les  étrangers  ont  abordé  dans 
le  pays  plus  qu'ils  n'auraient  voulu,  de  ne  les  point  aller  voir 
les  premiers.  Ils  rendent  la  visite  parce  qu'il  le  faut  bien.  Quand 
la  comtesse  saura  que  c'est  avec  les  émigrés  qu'on  s'est  mis  de 
la  sorte  sur  le  qui-vive,  elle  ne  le  trouvera  pas  bien  mauvais... 
Engagez-la  à  pousser  l'héroïsme  jusqu'au  bout.  Elle  s'est  mise 
par  honneur,  par  délicatesse,  par  un  juste  ressentiment,  en 
danger  de  perdre  une  place  qui  avait  de  l'éclat  et  où  les  roses 
croissaient  avec  les  épines.  Il  faut,  dans  l'incertitude  où  elle  est 
aujourd'hui,  soutenir  sa  résolution  avec  un  cœur  de  reine  pour 
la  noble  fermeté,  et  de  démocrate  pour  l'amour  de  l'égalité 
et  l'intime  persuasion  que  véritablement  nous  naissons  tous 
égaux,  et  qu'une  fortune  inconstante  met  seule  des  différences 
entre  un  roi  et  un  laboureur,  entre  une  femme  de  qualité  et  une 
paysanne. 

Je  serais  d'avis  que  la  comtesse  instruisît  la  Cour,  de  manière 
ou  d'autre,  de  son  séjour  à  Auvernier,  dans  les  Etats  du  roi, 
qu'elle  se  procurât  de  l'argent,  des  chevaux,  un  cocher  et  un 
clavecin...  Adieu,  Mademoiselle.  Je  ne  doute  pas  que  votre 
cœur  n'éclaire  votre  esprit,  qui  déjà  tout  seul  n'est  pas  peu  clair- 
voyant, et  que  vous  ne  soyez  dans  cette  occasion  très  ingénieuse 
à  faire  trouver  à  la  comtesse  le  temps  court  et  sa  position  sup- 
portable. 

...Je  n'ai  pas  pensé  à  moi  quand  j'ai  parlé  de  visites.  J'en 
ferais  cent,  s'il  y  allait  de  l'utilité  de  quelqu'un  et  que  ma 
santé  me  le  permît.  Il  y  a  quatre  ans  que  je  n'en  ai  point  faites, 
ni  rendu  celles  qu'on  me  faisait,  ni  invité  ni  attiré  du  monde. 
On  aurait  quelque  droit  de  trouver  mauvais  que  j'en  agisse  autre- 
ment avec  Mme  la  comtesse  Dœnhoff  qu'avec  les  dames  du  pays 
et  les  étrangères,  Hollandaises,  Françaises,  Anglaises,  que  le 
sort  a  amenées  auprès  de  moi.  Mais  cela  ne  m'arrêterait  pas  si 


ROMANS  VÉCUS  485 

la  comtesse  m'appelait  auprès  d'elle  pour  le  moindre  service 
que  je  pourrais  lui  rendre,  ou  si,  un  jour  qu'il  fera  beau  temps, 
mes  pieds  me  peuvent  porter  jusque-là  ;  car  il  me  convient  encore 
moins  d'aller  en  voiture  que  de  me  promener.  »  (Juin  ?  1792.) 

La  comtesse  n'avait  qu'une  chose  à  faire  :  venir  voir  la  dame 
de  Colombier,  puisque  celle-ci  ne  s'empressait  pas  de  la  préve- 
nir. Elle  vint  en  effet  et  ne  trouva,  outre  la  maîtresse  de  la  maison, 
que  Mlle  Moula  et  le  grand  Chaillet,  deux  témoins  dont  la  discré- 
tion était  sûre  : 

«  Mllc  Moula,  dit  Mme  de  Charrière  à  Mlle  L'Hardy,  me  promit 
hier  au  soir  de  ne  pas  même  nommer  la  comtesse  à  ses  amis  de 
Neuchâtel...  Pour  monsieur  Chaillet,  c'est  l'homme  le  plus  sûr, 
le  plus  honnête  homme  que  je  connaisse.  Je  supposai  hier  au 
soir,  en  badinant,  qu'on  le  questionnerait  : 

Questionneur.  —  Vous  avez  vu  la  comtesse  ? 

M.  Chaillet.  —  Oui. 

Questionneur.  —  Comment  est-elle  ? 

M.  Ch.  —  Blonde,  jolie,  agréable,  ni  grande  ni  petite. 

Questionneur.  —  Qu'a-t-elle  dit  ? 

M.  Ch.  —  Je  ne  m'en  souviens  pas.  » 

L'impression  que  la  voyageuse  fit  sur  Mme  de  Charrière  est 
consignée  dans  une  lettre  confidentielle  à  Mme  de  Sandoz  : 

<<  Ce  dimanche  à  midi.  Pour  vous  et  don  \lphonse  seuls,  car 
j'ai  défendu  à  Mlle  Moula  de  seulement  nommer  la  comtesse 
si  elle  écrit  à  Neuchâtel. 

Je  l'ai  vue  hier.  Je  la  trouve  très  jolie,  malgré  un  fond  de 
teint  blanc  terne,  et  un  peu  jaunâtre,  qui  n'est  pas  celui  de  la 
santé,  et  malgré  des  traces  de  petite  vérole  que  le  rouge  laissait 
entrevoir.  Les  cheveux  sont  blonds  comme  d'un  enfant  ;  les 
yeux  assez  grands,  bleus,  extrêmement  doux  ;  le  nez  joli,  de 
fantaisie,  un  peu  retroussé  ;  les  lèvres  grosses,  la  bouche  grande, 
les  dents  médiocres,  quelque  chose  de  très  joli  pourtant  dans  les 
mouvements  de  cette  grande  bouche  ;  le  visage  assez  large  pour 
que  cela  prévienne  un  air  de  grande  maigreur.  Un  tout  joli  et 
piquant,  quoique  la  couleur  soit  fade,  et  je  ne  sais  quoi  d'un  joli 
enfant,  d'un  joli  polisson.  Quant  à  la  taille,  agréable  par  la  con- 
tenance et  souple  sans  être  belle.  La  main  blanche  et  sèche,  le 
bras  mince  et  long.  Voilà  la  figure  de  la  comtesse,  et  je  crois 
que  tout  répond  à  la  figure.  C'est  la  grâce  et  la  naïveté  et  l'aima- 
ble inconsidération  d'un  bon  enfant.  La  tâche  qu'elle  avait  était 
trop  forte,  et  dans  sa  démarche  dernière  il  y  a  du  courage  et 
beaucoup  de  bonne  volonté,  mais  je  crains  qu'il  n'y  ait  très 
peu  de  combinaisons.  » 


486  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

Vers  le  même  temps,  Jean-Pierre  de  Chambrier,  père  de  Mme  de 
Sandoz,  écrivait  d'Auvernier  à  d'Oleyres,  à  propos  de  l'arrivée 
de  la  comtesse  : 

«  C'est  un  événement  assez  extraordinaire...  Depuis  son  éta- 
blissement dans  la  maison  DeBély,  elle  a  été  fort  incommodée 
et  fort  triste,  tant  à  raison  des  fatigues  du  voyage,  des  incommo- 
dités d'une  grossesse,  et  surtout  de  l'incertitude  des  sentiments 
du  grand  personnage.  Ce  que  le  Journal  de  Paris  en  a  dit  est 
très  conforme  à  la  vérité  1...  On  la  détermina  à  faire  une  course 
jusqu'à  Colombier,  chez  Mme  de  Charrière  ;  dès  lors  elle  a  resté 
15  jours  sans  sortir  de  chez  elle. 

Hier  soir,  nous  étions  au  jardin,  devant  la  grille2,  à  la  fraî- 
cheur. Nous  voyons  de  loin  arriver  par  le  verger  trois  à  quatre 
dames.  On  dit  :  C  est  la  comtesse  !  Je  fus  à  elle.  Elle  vint  s'asseoir, 
et  puis  on  fit  un  tour  de  promenade.  Elle  me  parut  alors  très 
bien  ;  un  ton  très  naturel,  sans  affectation.  Sans  être  belle, 
quelque  chose  de  très  gracieux  et  de  vif  dans  le  regard,  fort 
alerte  et  légère  dans  la  marche.  »  (29  juin  1792.) 

MIIe  L'Hardy  avait  fait  des  jalouses.  On  réussit  à  la  desservir 
auprès  du  roi.  qui  donna  quelques  marques  de  déplaisir  :  aussi- 
tôt Mmc  de  Charrière  d'écrire  au  roi  pour  défendre  sa  protégée. 
Nous  avons  le  brouillon  de  cette  lettre,  ferme,  flère  et  pleine 
de  tact.  On  y  lit  ces  mots  : 

«  Si  Votre  Majesté  s'en  était  fiée  à  son  seul  droit  jugement, 
elle  aurait  désiré  que  Mlle  L'Hardy  ne  cessât  pas  d'être  la  com- 
pagne de  madame  la  comtesse  Dœnhoff,  et  si  j'avais  l'honneur 
d'être  connue  de  Votre  Majesté,  j'ose  dire  que  ma  recommanda- 
tion était  un  préjugé  en  faveur  de  M1'*-'  L'Hardy  qui  pouvait 
balancer  beaucoup  d'insinuations  faites  contre  sa  droiture  et 
sa  probité  3.  » 

1  C'était  M""  de  Charrière  qui  avait  envoyé  à  Suard  la  note  à  laquelle 
Chambrier  fait  allusion.  Elle  est  rédigée  en  ces  termes  :  «■  Il  n'est  pas  vrai 
qu'une  explication  que  le  roi  de  Prusse  aurait  eue  avec  M.  de  Bischoffs- 
v%erder  ait  obligé  la  comtesse  Dœnhoff  à  quitter  Potsdam  ou  Berlin,  mais 
il  est  vrai  que  voyant  avec  chagrin  les  préparatifs  d'une  guerre  qu'elle  crai- 
gnait qui  ne  fût  funeste  à  sa  patrie,  elle  s'est  éloignée  des  lieux  où  les  plans 
s'en  concertaient,  et  qu'elle  attend  l'événement  dans  les  états  que  le  roi 
possède  en  Suisse». 

2  Au  château  d'Auvernier,  où  habitait  la  famille  de  M""  Sandoz. 

;!  Nous  lisons  dans  une  lettre  de  M.  Gaullieur  (devenu  le  mari  de 
M'"  L'Hardy)  à  son  fils  Eusèbe  (i3  décembre  1 835)  :  «J'avais  une  dizaine  de 
lettres  autographes  du  roi  à  ta  mère,  qui  témoignaient  de  la  considération 


ROMANS  VECUS  4^7 

Ce  fut  une  assez  pénible  odyssée  que  le  passage  de  la  comtesse 
•dans  notre  pays.  Nous  la  voyons  changer  quatre  ou  cinq  fois 
de  résidence.  Elle  séjourne  quelque  temps  à  Cottendart,  ancien 
château  de  lord  Wemyss,  appartenant  à  son  gendre,  ce  LeBel, 
si  poétiquement  idéalisé  par  Bachelin  dans  son  roman  de  Sarah 
Wemyss  l.  Nos  dames  n'eurent  pas  à  se  louer  du  personnage  : 

«  La  comtesse  vit  très  seule,  écrit  Mme  de  Charrière  à  d'Oleyres  ; 
et  chassée  de  Cottendart  par  d'étranges  procédés  de  LeBel, 
elle  est  chétivement  logée  à  Fontaine- André,  en  attendant  qu'elle 
puisse  entrer  dans  une  maison  louée  à  Neuchâtel.  » 

La  correspondance  avec  Mlle  L'Hardy  alla  son  train  pendant 
tout  L'hiver  que  la  comtesse  passa  à  Neuchâtel.  Les  deux  amies 
avaient  beaucoup  de  choses  à  se  dire.  Elles  étaient  fort  préoc- 
cupées de  la  situation  du  ménage  DuPasquier  à  Berlin  :  le  jeune 
pasteur  était  devenu  suspect  au  roi,  à  qui  on  avait  fait  accroire 
que  le  chapelain  s'était  employé  à  détacher  la  comtesse  de  son 
royal  amant.  Les  DuPasquier  songeaient  à  revenir  au  pays,  ce 
qu'ils  firent  en  effet  peu  de  temps  après.  La  comtesse  et  sa  dame 
de  compagnie  passèrent  à  l'Abbaye  de  Fontaine- André,  au-dessus 
de  Neuchâtel,  une  partie  de  la  chaude  saison.  Mme  de  Charrière, 
qui,  par  allusion  à  une  plaisanterie  sur  le  Médecin  malgré  lui, 
appelait  maintenant  Lucinde  sa  belle  amie  d'Auvernier,  continue 
à  former  son  intelligence  et  à  diriger  ses  lectures. 

«  Ce  jeudi 24août  1792.  O  Lucinde!  Vous  vous  en  faites  accroire 
relativement  aux  dédains.  Je  vous  en  ai  vu  un  très  bien  condi- 
tionné pour  Mme  L.  DP.,  un  petit  pour  sa  mère,  un  grand  pour 
Francfort  et  ses  marchands,  un  passablement  grand  pour  Berne 
et  ses  Bernois,  et  j'ai  vu  très  clairement  que  lorsque  un  dédain 
pouvait  être  exprimé  par  une  épigramme,  vous  vous  en  passiez 
la  fantaisie.  En  tout  ceci,  je  n'accuse  pas  votre  cœur  et  je  ne 
blâme  pas  votre  goût.  Je  sais  que  vous  revenez  quand  vous 
croyez  être  allée  trop  loin,  et  cela  franchement,  en  courant,  en 

qu'il  lui  portait,  tout  en  se  plaignant  qu'elle  tenait  trop  vivement  le  parti 
de  la  comtesse  dans  leurs  brouilles  de  ménage».  Nous  ignorons  ce  que  ces 
lettres  du  roi  sont  devenues. 

1  Le  25  juillet  1772,  M.  de  Montmollin,  maire  de  Valangin,  mande  à 
d'Oleyres  que  la  comtesse  est  dans  le  pays  depuis  quelques  semaines  : 
«  Elle  a,  dit-il,  planté  son  piqueta  Cottendart,  où  elle  vit  très  retirée.  Le 
bruit  court  à  Neuchâtel  que  Bischoffswerder  y  va  venir».  (Arch.  de  Mont- 
mollin). 


4ob  MADAME    DE    CHABBIEBE    ET    SES    AMIS 

criant  :  Je  reviens  !  Je  reviens  !  Je  sais  aussi  que  ce  que  vous 
dédaignez  n'est  pas  d'ordinaire  à  estimer  beaucoup.  Mais  enfin, 
vous  avez  été  dédaigneuse  pour  d'autres  que  M.  T.,  de  Genève, 
et  c'est  ce  qu'il  fallait  prouver.  Quant  aux  engouements,  je  ne 
puis  pas  en  démontrer  l'existence,  mais  j'ai  cru  qu'un  peu  de 
précipitation  à  juger  devait  naturellement  les  produire,  et  sur 
ce  j'ai  pris  la  liberté  de  dire  à  Lucinde  :  Hâtez-vous  de  mûrir 
votre  esprit  ;  faites  servir  à  cela  une  expérience  précoce  et  l'habi- 
tude de  lire  en  appliquant  ce  que  vous  lirez  à  vous-même  et  à 
ce  que  vous  voyez. 

Que  vous  avez  vu  de  gens  et  de  choses  en  un  an  moins  quelques 
jours  !...  Vous  avez  beaucoup  lu  aussi,  et  quoique  vous  ayez  lu 
sans  but  particulier  et  n'ayez  fait  aucune  étude  bien  sérieuse, 
cependant  ce  que  vous  avez  lu  s'est  mieux  amalgamé  avec  votre 
pensée  que  chez  la  plupart  des  femmes.  Je  voudrais,  que  vous 
fissiez  n'importe  quelle  étude  sérieuse,  soit  celle  des  mathéma- 
tiques, de  la  musique  ou  des  langues.  L'italien  est  trop  facile 
et  trop  ressemblant  au  français  pour  se  pouvoir  compter.  Si 
tout  ce  que  je  viens  de  dire  est  trop  long,  commencez  par  la 
logique,  lisez  ensuite  Locke,  De  V entendement  humain.  Il  y  a 
un  esprit  d'analyse,  un  art  de  remonter  des  connaissances  parti- 
culières aux  principes,  de  descendre  des  principes  aux  consé- 
quences de  détail  sans  s'embrouiller,  sans  rien  confondre,  en 
écartant  de  la  question  qu'on  veut  éclaircir  tout  ce  qui  lui  est 
étranger;  et  cet  art,  peu  de  femmes  l'ont,  parce  qu'il  ne  s'acquiert 
que  par  une  étude  régulière  de  cet  art  lui-même,  ou  par  une 
multitude  d'autres  études  auxquelles  il  est  nécessaire,  de  sorte 
qu'on  l'acquiert  sans  y  penser,  comme  on  apprend  à  connaître 
une  pelle  à  feu  en  faisant  du  feu,  et  sans  songer  à  la  pelle.  Là  ou 
il  manque,  on  s'aperçoit  toujours  que  quelque  chose  manque. 
En  lisant  M.  Necker,  on  voit  qu'il  n'a  fait  que  les  études  de  l'en- 
fance, et  non  celles  de  la  jeunesse  d'un  homme  qui  se  voue  à 
l'étude  ;  en  écoutant  M.  Chaillet1,  on  s'aperçoit  qu'il  n'est  pas 
géomètre  du  tout,  qu'il  est  médiocre  logicien,  et  que  les  mots 
sentiment,  instinct,  chaleur,  enthousiasme,  l'ont  trop  séduit 
et  captivé. 

Parmi  ces  noms  fameux  je  n'ose  me  placer,... 

mes  partielles  ignorances,  cependant,  en  valent  bien  d'autres, 
et  j'ai  surpris  mon  monde  bien  des  fois  par  les  balourdises 
qui  se  fourraient  parmi  ce  que  je  faisais  de  plus  passable. 

...Automne,  1702.  Hâtez-vous  de  mûrir  votre  esprit,  et  que 
j'aie  le  plaisir  de  voir  en  vous  une  femme  supérieure.  Veillez 
contre  les  engouements  et  contre  les  dédains  injustes  et  excessifs. 
Sous  une  écorce  peu  séduisante,  il  y  a  souvent  plus  de  véritable 

1  Le  pasteur,  évidemment.  Ce  qu'elle  en  dit  est  très  vrai. 


ROMANS  VÉCUS  489 

esprit  qu'il  n'y  en  a  sous  d'aimables  dehors.  Je  n'entends  pas 
dehors  fades,  flatteurs,  fleuris,  j'entends  ce  que  je  dis,  aimables 
dehors.  La  probité  aussi  ne  se  trouve  pas  toujours  où  elle  paraît 
être  ;  j'ai  vu  de  brusques  et  peu  polis  coquins,  et  de  doucereux 
honnêtes  gens.... 

Ce  mardi  matin.  Non,  non,  vous  n'avez  rien  dans  votre  air 
de  pincé  ni  d'affecté  ni  de  guindé,  rien  du  tout  ;  et  vous  en  êtes 
d'autant  plus  obligée  à  une  simplicité  générale,  constante,  entière. 
Si  avec  un  air  de  distraction  et  d'abandon,  vous  disiez  des  cho- 
ses recherchées  et  précieuses,  on  croirait  que  votre  naturel  n'est 
que  de  l'art  et  que  vous  jouez  la  naïveté...  Je  suis  extrêmement 
aise  de  vous  avoir  persuadée.  Vous  en  aurez  dans  le  monde  quel- 
ques succès  de  moins,  car  beaucoup  de  gens  ne  reconnaissent 
l'esprit  que  lorsqu'il  est  annoncé,  affiché,  et  qu'une  espèce 
d'écriteau  leur  dit  :  Voici  de  l'esprit.  Mais  il  ne  faut  point  avoir 
d'esprit  pour  ces  sottes  gens-là.  Ne  désirez  pas  qu'on  se  récrie, 
qu'on  applaudisse  en  vous  entendant  parler,  mais  qu'on  sorte 
d'auprès  de  vous  rempli  de  ce  que  vous  avez  dit,  qu'on  y  repense 
loin  de  vous,  et  qu'on  revienne  à  vous  pour  vous  entendre, 
pour  jouir  et  profiter  de  votre  entretien.  Si,  par-ci  par-là,  la  gaîté 
ou  le  dépit  font  éclore  de  jolies  pensées,  des  saillies  brillantes, 
tant  mieux,  mais  que  ce  ne  soit  pas  là  ce  qu'on  estime  le  plus  en 
vous.  A  force  de  décence,  d'honnêteté,  de  procédés  élégants 
comme  sa  taille  et  ses  habits,  Mlle  Marianne  DuPasquier  rachète 
à  mes  yeux  une  partie  de  ses  prétentions  et  de  sa  solennité. 
Sa  sœur  Susette,  qui  a  plus  d'esprit  qu'elle,  dit  des  choses  char- 
mantes ou  qu'on  trouve  telles,  et  qui,  en  effet,  ont  de  la  grâce 
et  du  sel  ;  eh  bien,  je  suis  embarrassée  de  ma  contenance  quand 
on  me  les  rapporte.  C'est  un  genre  de  mérite  si  froid  !  Je  ne  sais 
comment  applaudir.  Voltaire  disait  de  Marivaux  que  personne 
ne  brodait  mieux  des  toiles  d'araignées.  Ma  compatriote  Mlle  Tul- 
leken  a  aussi  de  cet  esprit,  et  il  y  a  chez  elle  quelque  chose  de 
doux  et  d'obligeant  aussi  bien  que  d'ingénieux  ;  cela  fait  un 
aimable  assortiment,  cependant  cela  m'impatiente  encore  plus 
souvent  que  cela  ne  me  plaît.  Je  suis  comme  un  enfant  brusque 
et  rude  à  qui  l'on  donnerait  pour  s'amuser  de  petites  quilles 
d'ivoire,  un  charriot  traîné  par  des  puces,  un  jeu  de  cartes 
renfermé  dans  une  noix.  L'enfant  admire  un  moment,  puis 
s'impatiente,  et  finit  par  tout  briser.  » 

La  fin  de  la  lettre  contient  des  avis  très  fermes  sur  le  langage 
qu'il  convient  de  tenir  à  la  comtesse  : 

«  Que  j'aimerais  bien  mieux,  dit-elle,  que  son  parti  fût  pris  sur 
la  place  équivoque  mêlée  de  grandeur  et  d'avilissement  qu'elle 
occupait  !  Un  pareil  mariage  doit  être  aussi  fragile  qu'il  est 
bizarre.  Il  serait  facile  de  le  rompre,  il  serait  facile  d'en  contrac- 


49°  MADAME    DE    CHAKKIERE    ET    SES    AMIS 

ter  un  qui  vaudrait  mieux  ;  ou  si  une  santé  délicate  et  deux 
enfants  faisaient  préférer  à  la  comtesse  ce  veuvage  où  elle  n'aurait 
point  eu  de  vrai  mari  à  pleurer,  qu'est-ce  qui  l'empêcherait 
de  donner  au  reste  de  sa  vie  un  caractère  de  dignité  qu'elle  est 
loin  d'avoir  eu  jusqu'à  présent  ?  Voilà  ce  qu'il  faudrait  qu'elle 
vous  donnât  la  liberté  de  lui  dire.  N'usez  pas  votre  crédit  ni  sa 
bonne  humeur  par  de  vaines  contradictions.  Si  elle  trouve  de  la 
roideur  aux  gens  de  ce  pays,  que  vous  importe  ?  Il  y  a  des 
vérités  indifférentes  qu'il  ne  faut  pas  trop  soutenir  et  des 
erreurs  indifférentes  qu'il  est  impolitique  de  combattre.  Je  sais 
qu'on  m'a  empêchée  d'aimer  ce  pays  en  soutenant,  en  louant 
tout  ce  que  j'y  trouvais  ridicule  ou  mauvais.  » 

Avec  l'approche  de  la  mauvaise  saison,  la  comtesse  et  sa 
compagne  avaient  quitté  l'Abbaye  de  Fontaine-André.  Elles 
occupèrent  quelques  semaines  un  appartement  dans  le  faubourg 
de  Neuchâtel,  «  près  du  jardin  du  Cercle  »  (on  dirait  aujourd'hui 
«  près  du  Cercle  du  Jardin  »),  puis  bientôt  s'installèrent  plus 
confortablement  dans  la  belle  propriété  de  la  grande  Rochette, 
qui  appartenait  alors  à  la  famille  de  Bosset.  La  comtesse, 
après  son  bel  accès  de  courage  et  de  dignité,  était  tombée  dans 
un  abattement  profond  :  elle  craignait,  non  sans  raison,  que  son 
royal  amant  apprît  à  se  passer  d'elle.  Et  puis,  elle  ne  pouvait 
se  passer  de  Mlle  L'Hardy,  et  le  roi,  devenu  défiant  à  l'égard  de 
cette  dernière,  paraissait  exiger  que  la  comtesse  la  renvoyât. 
C'étaient  des  scènes  de  larmes  et  de  désespoir.  La  situation  de 
ce  pauvre  cœur  vacillant  intéressait  Mme  de  Charrière  : 

«  Je  la  plains,  écrit-elle  à  Mlle  L'Hardy,  je  vous  plains  de  tout 
mon  cœur...  N'oseriez-vous  lui  dire  :  «  Peut-être  jouez-vous 
«  tous  deux  au  plus  fin,  au  plus  fier,  au  plus  détaché,  tandis 
«  que  vous  ne  pouvez  au  fond  ni  l'un  ni  l'autre  être  heureux 
«  l'un  sans  l'autre.  Avouez-le  la  première.  Vous  êtes  femme, 
«  vous  étiez  sujette  ;  il  est  homme  et  roi.  La  nature  et  la  fortune 
«  lui  ont  donné  toutes  deux  cette  supériorité  qu'il  sent,  et 
«  d'après  laquelle  il  s'attend  à  vos  avances,  à  votre  soumission. 
<<  Ecrivez-lui  que  vous  sacrifierez  tout  pour  vivre  près  de  lui 
«  et  lui  être  agréable.  Peut-être  renoncera-t-il  à  vouloir  que 
«  vous  me  sacrifiez.  »  ...Forcez-la  à  devenir  raisonnable,  à  n'être 
plus  si  malheureuse.  ...Consolez,  rassurez-la,  et  qu'elle  se 
porte  mieux  et  qu'elle  vive.  Si  elle  vous  mourait  entre  les  mains 
comme  un  oiseau  tombé  du  nid  et  qu'on  a  voulu  essayer 
d'élever  à  la  brochette,  cela  serait  trop  lugubre...  »  (Fin  1792.) 

La  comtesse  était  une   enfant  gâtée,  et  Mlle  L'Hardy  avait 


ROMANS   VEC1  s  4QI 

pour  elle  des  bontés  que  Mme  de  Charrière  commençait  à  juger 
excessives  : 

«  N'outre/  rien,  Lucinde!  L'excès  de  complaisance,  quand  elle 
n'est  pas  extrêmement  payée  par  le  cœur  de  la  personne  pour  qui 
on  l'a,  dispose  à  l'humeur  :  on  la  met  trop  dans  son  tort.  » 

Le  manoir  de  la  Rochette,  à  deux  pas  aujourd'hui  de  la  gare 
de  Neuchâtel,  était  en  ce  temps  hors  de  ville,  et  l'on  y  montait 
par  un  simple  chemin  de  vignes,  —  ce  qui  explique  cet  avis  de 
Mme  de  Charrière  : 

«  La  Rochette  est  une  belle  habitation  ;  on  y  a  un  bon  air 
et  une  superbe  vue  ;  mais  avertissez  cependant  la  comtesse, 
oui,  ne  manquez  pas  de  l'avertir,  pour  qu'elle  ne  s'en  prenne 
pas  à  vous  en  temps  et  lieu,  que  lorsque  la  neige  et  la  glace  de 
novembre,  décembre  et  janvier  rendront  les  chemins  difficiles, 
elle  s'y  trouvera  bien  éloignée  de  la  sage-femme  ou  de  l'accou- 
cheur, du  médecin,  de  l'apothicaire  ;  que  l'aller  et  revenir  seront 
des  voyages  pour  ses  domestiques,  et  que  leur  retour  quand  elle 
les  enverra  se  fera  impatiemment  attendre. 

Son  dégoût  pour  Neuchâtel  m'étonne  d'autant  plus  qu'elle 
le  connaît  moins.  Je  ne  trouve  pas  que  ce  soit  une  charmante 
ville,  mais  en  hiver  et  pour  être  en  couches,  il  me  semble  qu'un 
logement  chaud,  sourd  et  commode  au  milieu  des  secours,  est 
tout  ce  qu'il  faut  et  vaut  mieux  qu'un  palais  dans  les  champs, 
fût-il  même  entouré  du  jardin  des  Hespérides.  Son  serment, 
j'espère,  ne  l'arrêterait  pas.  A  qui  l'a-t-elle  fait?  A  Dieu?  Dieu, 
je  pense,  n'y  aura  pas  pris  garde.  —  Et  que  dire  de  son  éloigne- 
ment  pour  les  Neuchâtelois  ?  Les  connaît-elle  ?  Si  elle  les  con- 
naissait, elle  verrait  qu'ils  ne  valent  à  tout  prendre  ni  plus  ni 
moins  que  les  Berlinois,  les  Hambourgeois,  les  Amsterdamois, 
les  Parisiens,  Romains,  habitants  de  la  Chine.  Partout  ce  sont 
des  hommes,  c'est-à-dire  peu  de  chose  pour  quiconque  leur 
demande  beaucoup.  » 

Tout  est  prétexte  à  Mme  de  Charrière  pour  inculquer  à  sa  jeune 
amie  quelque  idée  utile,  quelque  sain  principe  de  conduite. 
Elle  lui  reproche,  par  exemple,  le  tour  parfois  un  peu  recherché 
de  son  style,  et  lui  fait  cette  aimable  leçon  : 

«  L'autre  jour  vous  m'avez  remerciée  de...  Voici  la  phrase  que 
je  copie  :  «  Il  est  venu  (un  rhume  de  cerveau)  à  la  suite  de  mes 
«  maux  de  tête.  Je  vous  rends  grâce  d'avoir  bien  voulu  vous 
«  informer  de  ce  qu'ils  faisaient  de  moi.  »  Je  vous  demande, 
premièrement,  si  cela  est  simple  ;  secondement,  si  la  recherche 


492  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

vient  là  des  causes  auxquelles  il  vous  plaît  d'attribuer  le  manque 
de  simplicité.  Consentez,  Lucinde.  à  avoir  un  petit  défaut  et 
donnez-vous  le  plaisir  de  vous  en  corriger  ;  vous  me  donnerez  en 
même  temps,  à  moi,  celui  de  vous  y  aider.  L'abus  de  l'esprit  est 
une  chose  si  naturelle,  si  commune!  Songez  que  vous  vous  êtes 
élevée  presque  seule.  Comment  auriez-vous  pu  vous  garantir  à 
la  fois  de  l'ignorance,  du  bavardage,  de  l'insipidité  d'une  société 
comme  celle  de  tous  les  petits  endroits,  et  ne  pas  heurter  plus 
ou  moins  contre  un  autre  écueil,  celui  de  l'esprit  qui  se  plaît 
un  peu  trop  en  lui-même  et  va  pour  son  propre  plaisir  se  raffi- 
nant, se  faisant  beau  et  joli  et  gentil  ?  Soyons  juste  :  il  n'était 
pas  possible  de  sortir  d'Auvernier  perfectionnée  à  ce  point 
que  d'avoir  beaucoup  d'esprit  et  de  n'en  montrer  jamais  qu'à 
propos,  d'avoir  une  grande  connaissance  de  l'art  et  de  négliger 
l'art  tout  exprès  ou  de  le  faire  ressembler  si  bien  à  la  nature, 
qu'on  le  prît  pour  elle.  Pareille  chose  n'est  jamais  arrivée. 
Vos  facultés  prenant  leur  essor  se  sont  fait  admirer  ;  à  présent, 
c'est  à  les  diriger  et  à  les  retenir  qu'il  faut  mettre  votre  soin. 
Je  ne  vous  laisserai  aucun  repos  sur  cela  :  ma  rustauderie  atta- 
quera sans  cesse  ce  que  je  verrai  en  vous  de  trop  subtil  et  de  trop 
recherché...  »  (1792.) 

Sur  ce  sujet  qui  lui  tient  si  fort  à  cœur,  elle  écrit  (21  mai  1793)  : 

<<  Je  vous  l'ai  déjà  dit  :  que  j'aie  le  privilège  exclusif  de  recevoir 
des  lettres  bien  raturées,  mais  faites  de  bonnes  franches  ratures, 
et  non  de  ces  mots  les  uns  sur  les  autres  qui  sont  si  difficiles  à 
déchiffrer.  J'ai  bien  réfléchi  l'autre  jour,  en  revoyant  Mme  Bosset, 
à  la  critique  qu'elle  fit  de  votre  lettre.  Que  de  manières  diffé- 
rentes de  s'écarter  du  naturel  !  Lorsqu'on  dit  naturel,  on  croit 
dire  ce  qui  est  le  plus  ordinaire  ;  et  point  du  tout  :  c'est  ce  qui 
est  le  plus  rare  chez  des  gens  qui  ne  sont  pas  sans  aucune  édu- 
cation. Une  paysanne  est  d'ordinaire  assez  naturelle  ;  une 
marchande,  déjà  ne  l'est  pas.  Mme  Bosset  n'est  pas  recherchée, 
mais  elle  est  solennelle.  Les  mots  ont  dans  sa  pensée  une  accep- 
tion exaltée,  et  dans  sa  bouche  une  expression  emphatique  : 
«  Oui,  Madame,  ma  nièce  est  gaie,  franche,  bonne,  oui,  bonne  !  » 
—  Je  ris  et  lui  avouai  que  ce  mot  bonne  n'avait  pas  pour  moi 
toute  la  grande  valeur  qu'elle  lui  donnait.  Elle  ne  se  fâcha  pas, 
parce  qu'elle  était  loin  de  m'entendre,  et  jamais  elle  ne  m'entend. 
Le  simple  même  est  pour  elle  une  grande  belle  chose  qu'elle 
admire  avec  méthode  et  compliqueusement...  Mon  Dieu,  où  en 
sommes-nous,  quand  le  simple  n'est  plus  simple,  quand  il  ne 
peut  être  simplement  aperçu  et  apprécié,  quand  le  mot  qui 
l'exprime  devient  une  énigme  romanesque  !...  Si  vous  allez  à 
Zurich  et  que  vous  trouviez  un  homme  d'un  bon  esprit,  qui  ne 
cherche  en  rien  midi  à  quatorze  heure,  ne  manquez  pas  de  l'épou- 
ser. Les  Neuchâtelois  sont  terribles  avec  leur  maudite  finesse  !  » 


ROMANS  VECUS 


493 


Il  y  avait,  soit  dit  en  passant,  une  autre  dame  du  même  nom 
qu'elle  goûtait  beaucoup  moins  encore  : 

«  Bosset,  des  Gardes,  dit-elle,  vient  d'épouser  une  Hollandaise, 
un  colosse,  ou  du  moins  un  pâté  imbécile.  Je  la  connais,  ainsi 
vous  pouvez  me  croire.  On  la  connaît  à  Berlin,  où  elle  alla  acca- 
bler de  sa  visite  son  mari,  l'envoyé  de  la  république,  M.  de  Hey- 
den.  Elle  était  veuve,  M.  Bosset  était  veuf.  Elle  est  riche,  il 
a  des  enfants  :  ces  deux  personnages  se  sont  épousés...  Si  elle 
me  venait  voir,  je  me  mettrais  vite  au  lit...  (13  décembre  1701).» 

Une  autre  lettre  revient  sur  V Entendement  humain  de  Locke, 
que  Mme  de  Charrière  relisait...  avec  Henriette  Monachon  ! 
Car  elle  faisait  à  ses  moments  perdus  l'éducation  intellectuelle 
de  sa  femme  de  chambre. On  affirmait  qu'elle  lui  avait  même  ensei- 
gné le  latin,  ce  qui  n'est  qu'une  mauvaise  plaisanterie,  car  elle 
ne  savait  elle-même  le  latin  que  très  médiocrement.  De  Locke, 
elle  passe  à  l'étude  des  langues,  qu'elle  conseille  à  Mlle  L'Hardy 
comme  étant  «  de  tous  les  exercices  de  l'esprit  celui  qui  le  forme 
et  l'étend  et  l'aiguise  le  plus  »  ;  puis,  à  propos  de  l'esprit  et  du 
cœur,  elle  décrit  les  nobles  qualités  dont  son  amie  est  pourvue, 
ses  mouvements  généreux,  ce  qui  la  ramène  à  la  demi-reine, 
qu'elle  commence  décidément  à  prendre  en  grippe  : 

«  Je  n'ai  regret  qu'à  un  de  ces  beaux  mouvements,  encore 
ce  n'est  pas  vous  qui  l'eûtes  la  première  :  c'est  celui  qui  fit 
partir  de  Potsdam  une  personne  qui  ne  saura  jamais  être  pas- 
sablement bien  ailleurs.  Elle  ne  se  connaissait  pas  elle-même, 
elle  connaissait  encore  moins  les  hommes,  si  prompts  à  changer 
et  à  oublier.  Elle  ne  savait  pas  qu'un  homme  qui  donne  beau- 
coup d'empire  sur  lui  à  une  femme,  est  un  homme  faible,  et 
que  par  cela  même  il  ne  saura  se  défendre  contre  aucune  sug- 
gestion, ni  retenir  longtemps  une  impression  forte  et  profonde 
de  quoi  que  ce  soit.  Une  fois  cire  molle,  on  ne  devient  jamais 
acier  ni  diamant.  Au  reste,  moi,  grande  fataliste,  je  regarde 
cette  fausse  démarche  de  la  comtesse  comme  tellement  inévitable, 
que  je  n'y  ai  pas  non  plus  un  véritable  regret.  Ce  qui  est  devait 
être.  Qu'est-ce  que  le  destin  réserve  à  Lucinde  ?»  (18  octobre 
1792.) 

Lucinde,  un  peu  épouvantée  de  cette  profession  de  fatalisme, 
demanda  des  éclaircissements,  que  Mme  de  Charrière  lui  donna 
dans  deux  lettres,  —  véritables  dissertations,  —  trop  longues 
pour  être  citées  tout  entières.  Transcrivons  du  moins  les  pages 
suivantes  : 


494  MADAME    DE    CHABBIEBE    ET    SES    AMIS 

«  Que  vous  croyiez  au  libre  arbitre  ou  bien  à  la  prédestination, 
cela  m'est  bien  égal.  Mais  pourtant  je  n'aime  pas  qu'aucun  objet 
de  réflexion  soit  parfaitement  étranger  à  une  personne  comme 
vous.  Réduisez  la  question  à  ceci  :  un  âne  entre  deux  bottes  de  foin 
ne  restera-t-il  pas  indécis  s'il  voit  une  parfaite  égalité  entre  elles, 
et  quand  il  voit  ce  qui  le  décide,  est-il  le  maître  de  ne  se  décider 
pas  ou  de  se  décider  autrement  qu'il  ne  fait  ?  Je  dis  avec  beau- 
coup de  gens  à  cette  deuxième  question  :  Non.  Si  vous  dites  oui, 
à  la  bonne  heure,  et  vous  êtes  même  très  dispensée  de  me  dire 
oui  ou  non.  Nous  pouvons  n'en  reparler  jamais.  Quant  à  s'applau- 
dir sérieusement,  et  plus  que  quelques  moments,  de  quoi  que 
ce  soit  qu'on  ait  fait,  j'avoue  que  je  ne  l'ai  jamais  compris.  La 
satisfaction  intérieure  du  juste  m'est  inconnue,  et  je  ne.  crois 
pas  avoir  rencontré  jusqu'ici  le  juste,  ni  que  cet  homme  puisse 
exister.  Rousseau  a  l'air  de  se  croire  à  peu  près  le  juste  ;  assez 
du  moins  pour  être  fort  content  de  lui.  Si  cela  est  et  qu'il  ait 
des  semblables,  je  les  félicite.  »  (26  octobre  1792). 

...«  J'ignore  assurément  ce  que  c'est  que  ce  destin  dont  je 
m'avise  de  parler,  mais  je  vois  et  je  sens  que  je  ne  me  détermine 
et  que  les  autres  ne  se  déterminent  point  sans  motifs  ;  or  ces 
motifs  agissant  sur  l'esprit  exclusivement  ou  avec  plus  de  force 
que  tout  autre  motif  contraire,  contraignent  ma  volonté  comme 
le  poids  fait  pencher  la  balance.  Une  heure  plus  tard  j'agirais 
autrement  ;  une  autre  disposition  de  mon  corps,  une  expérience 
acquise,  un  mot  que  j'aurais  entendu,  me  ferait  prendre  un  parti 
opposé  à  celui  que  j'ai  pris  ;  alors  je  ne  pourrais  plus  agir  comme 
j'ai  agi,  mais  une  heure  plus  tôt,  je  ne  pouvais  faire  que  ce  que  j'ai 
fait.  Voilà  mon  idée  bien  exprimée  sur  cette  question  à  la  fois 
intéressante  et  oiseuse.  Ne  point  raisonner  là-dessus  est  permis 
et  même  sage,  tandis  qu'il  n'est  plus  permis  d'ajouter  au  gali- 
matias dont  les  théologiens  et  les  philosophes  de  tous  les  siècles 
ont  chargé  et  enveloppé  cette  matière,  ^'y  pas  penser  dans 
notre  jeunesse  et  quand  elle  nous  est  nouvelle,  me  paraît  impos- 
sible ;  après  cela,  il  n'y  a  qu'à  la  mettre  de  côté,  car  nos  idées 
là-dessus  ne  sont  pas  des  instruments  qui  nous  servent  à  agir  ; 
nous  agissons  toujours  comme  il  convient  à  la  force  qui  nous 
meut,  sans  avoir  besoin  de  la  connaître,  tout  comme  l'aiguille 
du  cadran  montre  l'heure  sans  connaître  le  ressort  qui  la  conduit. 
Il  y  a  pourtant  cette  différence,  que  si  nous  ne  connaissons  rien 
à  fond  ni  parfaitement,  nous  sentons  au  moins  un  peu  ce  qui  nous 
meut.  L'expérience  qui  nous  éclaire  est  quelquefois  aperçue  de 
nous  ;  l'erreur  reconnue  nous  garantit  d'une  autre  erreur;  celui 
qui  est  le  mieux  organisé  pour  recevoir  des  lumières  de  l'expé- 
rience qu'il  acquiert,  du  livre  qu'il  lit,  du  discours  qu'il  entend, 
est  le  sage  ;  celui  qui,  passé  les  premières  leçons  de  l'expérience 
nécessaires  à  sa  conservation,  et  que  ses  premiers  besoins  le 
forcent  d'acquérir,  ne  voit  et  n'entend  plus  rien  que  confuse- 


ROM  Ws  VECUS 


495 


ment  et  sans  fruit,  est  le  sot.  L'un  n'a  pas  plus  à  s'applaudir 
que  l'autre,  puisqu'il  ne  s'est  pas  organisé  lui-même  et  qu'il 
n'a  pas  non  plus  choisi  sa  place  dans  le  monde.  La  pendule  la 
mieux  faite  de  Jaquet-Droz,  placée  loin  des  enfants  qui  l'au- 
raient dérangée  et  dans  un  lieu  sec,  à  l'abri  du  froid  extrême 
et  de  l'extrême  chaleur,  s'applaudira-t-elle  de  la  régularité  de 
ses  mouvements  ?  Ah  !  ne  soyons  pas  nos  propres  détracteurs 
avec  trop  peu  de  pitié,  mais  soyons  pourtant  bien  modestes  ! 
Qui  de  nous  est  la  bonne  pendule  de  Jaquet-Droz  ?  Et  quand 
nous  la  serions  ?... 

La  pendule  Vous  a  passé  un  peu  bien  vite  d'une  manière  de 
se  juger  à  une  autre  trop  différente...  Les  gens  trop  vifs  ou 
trop  lents  ;  ceux  que  rien  n'émeut,  ceux  que  les  moindres  choses 
mettent  hors  des  gonds  ;  ceux  qui  ne  pensent  qu'à  ce  qu'ils 
voient,  ceux  qui  se  forgent  des  chimères,  sont  tous  hors  du  vrai, 
du  juste,  et  laissent  à  désirer  ou  donnent  lieu  de  se  plaindre. 
Nous  ne  dirons  rien  aux  lents,  aux  stupides,  ils  nous  sont  étran- 
gers ;  d'ailleurs  ils  sont  sourds  ;  mais  disons  toujours  aux  trop 
mobiles  de  se  retenir,  de  se  modérer,  et  s'ils  érigeaient  leurs 
défauts  en  qualités,  donnons-leur  sur  les  doigts,  et  cela  vigou- 
reusement ;  c'est  à  quoi  je  n'ai  jamais  manqué  avec  la  pendule 
Moi,  et  si  elle  n'en  est  pas  mieux  allée,  du  moins  a-t-elle  su  qu'elle 
allait  mal.  Elle  est,  malgré  des  dehors  qui  paraissent  décisifs 
et  impérieux,  une  fort  modeste  pendule,  bien  humiliée  entr' autres 
de  cette  sonnerie  bruyante  qui  déplaît  à  tant  de  gens.  »  (Octobre 
1792.) 

Recueillons  encore  cette  réflexion  qui  n'est  pas  sans  actualité  : 

«  Quand  nous  nous  comparons  à  d'autres  femmes,  nous  sommes 
bien  vite  des  aigles  ;  mais  combien  un  homme  instruit  en  sait 
plus  que  nous  !  Quoique  je  maintienne  que  les  facultés  sont  ori- 
ginairement les  mêmes,  je  ne  puis  disconvenir  que  la  faculté 
raisonnante  ne  soit  bien  plus  perfectionnée  chez  les  hommes, 
et  cela  par  l'étude  et  rien  que  par  l'étude.  » 

A  mesure  que  ses  couches  approchaient,  la  demi-reine  deve- 
nait plus  capricieuse  et  plus  défiante  : 

«  Cette  femme,  disait  Mme  de  Charrière,  n'a  pas  un  des  senti- 
ments auxquels  on  eût  pu  s'attendre.  Savez- vous  bien  que  je  la 
crois  un  peu  folle  ?...  Je  vois  une  autre  chose  :  c'est  que  la  com- 
tesse n'aime  pas,  n'aime  personne.  C'est  l'air  de  la  rupture, 
c'est  la  perte  du  crédit,  c'est  l'échec  porté  à  la  prodigieuse  opi- 
nion qu'elle  avait  de  ses  charmes,  qui  la  chagrine  et  l'inquiète. 
L'éloignement  ne  lui  fait  rien,  la  perte  du  cœur  lui  fait  peu  de 
chose.  Soit  que  je  fusse  monarque  ou  charbonnier,  je  ne  voudrais 
pas  d'une  pareille  maîtresse.  »  (Décembre  1792.) 


496  MADAME    DE    CHABBIERE    ET    SES    AMIS 

C'est  dans  cette  même  lettre  qu'elle  appelle  plaisamment  l'en- 
fant à  naître  «  le  petit  équivoque  ».  Quelques  jours  plus  tard 
elle  s'écrie  : 

«  Elle,  de  la  gloire  !  de  la  réputation  !  Elle  ne  sera  connue  que 
dans  la  petite  sphère  d'un  tripot  de  Cour,  et  son  impérieuse 
bizarrerie  sera  la  seule  chose  que  l'on  remarquera  en  elle... 
Souffrez  et  dédaignez-la  en  même  temps.  Le  dédain  vous  sauvera 
une  partie  de  l'indignation  et  de  l'impatience  que  ses  procédés 
pourraient  exciter.  Peut-être  veut-elle  essayer  de  nourrir  elle- 
même.  Je  vous  plaindrais  toutes  de  tout  mon  cœur.  Et  vous, 
vaine  petite  femme,  qui  à  mes  yeux  n'êtes  qu'un  quart  d'un  tout 
dont  le  moindre  des  autres  quarts  vaut  mieux  que  vous,  je  vous 
plaindrais  pourtant  aussi,  car  vous  me  paraissez  frêle  et  délicate.» 
(6  décembre  1792.) 

Avec  la  même  lettre  elle  envoie  à  Mlle  L'Hardy  les  lettres  de 
Cicéron  : 

«  Le  consul  romain  est  à  mon  gré  très  intéressant.  Faible 
et  vain  comme  une  femmelette,  il  ne  cesse  pourtant  de  montrer 
un  esprit  aussi  vaste  et  juste  que  délicat  »...  «  Oui,  c'est  bien 
comme  cela  qu'est  le  grand  Cicéron,  faible,  vain,  irrésolu. 
J'ai  jeté  bien  des  fois  ses  lettres  au  milieu  de  la  chambre,  de 
mon  lit,  où  je  les  lisais  en  Hollande,  étant  malade.  (Voilà  une 
phrase  qui  ressemble  à  :  «  Il  en  avait  de  beaux,  mon  père,  de  cou- 
teaux, etc.  »  Ce  n'est  pas  comme  cela  qu'il  faudrait  écrire  à 
Mlle  L'Hardy  en  aucun  temps,  mais  surtout  lorsqu'elle  lit  les 
lettres  de  Cicéron).  »  (9  décembre  1792.) 

Le  vent  de  la  Révolution  allait  passer  aussi  sur  quelques  régions 
de  notre  pays,  et  même  effleurer  Colombier,  comme  on  le  voit 
par  ces  passages  de  nos  lettres  : 

«  Les  Girardet  travaillant  chez  moi  (pas  pour  moi,  au  moins, 
car  je  ne  les  puis  souffrir)  la  fille  dit  :  Je  voudrais  qu'on  déca- 
pitât le  roi  de  France  et  qu'on  brûlât  la  reine.  Je  mettrais  de 
mes  mains  le  feu  au  bûcher.  —  Vous  me  faites  horreur  !  dit 
Henriette.  —  Eh  !  pourquoi  ?  dit  la  mère  Girardet.  N'a-t-on 
pas,  en  Angleterre,  coupé  la  tête  à  un  roi  et  brûlé  une  reine, 
et  tout  n'est-il  pas  bien  allé  depuis  ?  »  (12  décembre  1792.) 

«  Aujourd'hui,  l'on  plante  à  Colombier  l'Arbre  de  la  Liberté  \ 

1  Nous  avons  trouvé  dans  les  registres  de  la  Commune  (Archives  de 
Colombier)  de  curieux  procès-verbaux  relatifs  à  cette  manifestation.  Le 
1"  janvier  1793,  l'autorité  locale  décide  d'abattre  l'arbre  de  la  liberté  «  que 
l'on  a  le  malheur  de  voir  devant  nos  veux  ».  A  la  date  du  4  janvier  figure  le 


ROMANS    VECUS 


497 


Si  cela  n'était  bien  sot  et  bien  plat,  ce  serait  odieux  et  triste. 
Que  veut-on  ?  Dans  quel  pays  paie-t-on  moins  d'impôts  ? 
Dans  quel  pays  est-on  plus  libre  ?  S'il  y  avait  un  arbre  de  Y  Ordre 
à  planter,  ou  si  l'on  pouvait  greffer  l'ordre  sur  la  liberté,  c'est 
cela  qu'il  faudrait  faire  ?  Il  s'est  fait  je  ne  sais  combien  d'assassi- 
nats ces  derniers  temps,  et  je  crains  que  les  disputes  politiques 
n'en  produisent  beaucoup  d'autres.  Il  y  a  à  la  Sagne  un  parti 
prussien  qui  met  le  bonnet  rouge  sur  la  tête  des  cochons  et  à  la 
queue  des  vaches.  Que  d'extravagances  de  toutes  les  couleurs.  » 
(15  décembre  1792). 

Mais  elle  revient  toujours  à  la  fantasque  demi-reine  : 

«  Les  grands,  —  et  à  cet  égard  elle  est  grandissime, —  vou- 
draient qu'on  n'eût  d'intelligence  que  pour  les  servir.  Aussitôt 
qu'on  s'est  montré  un  aigle  pour  leur  être  utile,  il  faudrait 
redevenir  une  buse  pour  ne  rien  voir  et  ne  juger  de  rien  de  ce 
qui  les  concerne.  »  (22  décembre  1792). 

Elle  écrit  encore  plus  librement  à  madame  de  Sandoz  : 

«  Je  suis  toujours  d'avis  que  Mlle  L'Hardy  quitte  cette  petite 
femme  dès  qu'elle  ne  lui  sera  plus  très  nécessaire.  Je  la  trouve 
comme  un  sultan  pour  le  despotisme  et  comme  une  servante 
pour  les  procédés.  » 

Ce  qui  n'empêche  pas  qu'une  fois  la  demi-reine  accouchée, 
Mme  de  Charrière  la  comble  d'attentions.  L'événement  arriva 
le  4  janvier  1793.  La  comtesse  mit  au  monde  une  fille  l,  inscrite 
comme  suit  dans  le  registre  des  baptêmes  : 

1793.  24  janvier.  A  été  baptisée  en  chambre  par  M.  Touchon, 
ministre  du  Saint-Evangile  et  ancien  pasteur  de  l'Eglise  fran- 
çaise de  Bâle  Julie-Wilhelmine,  comtesse  de  Brandebourg, 
née  le  4  janvier,  fille  de  S.  M.  Frédéric-Guillaume  second,  roi 
de  Prusse,  et  de  Mme  la  comtesse  Sophie-Julie-Frédérique- 
Wilhelmine  de  Dœnhoff.  Parrain  :  Sa  Majesté,  père  de  l'enfant  ; 
marraine  :  Mme  la  comtesse  d'Eulenbourg  *. 

procès-verbal  de  la  «.  destruction  de  l'arbre  prétendu  de  la  liberté  ».  La  con- 
clusion est  bien  de  chez  nous  :  «  Après  quoi  il  a  été  apporté  quelques  bou- 
teilles devin,  qui  ont  été  bues  en  signe  de  bonne  union  et  en  mémoire  de 
ce  qui  vient  d'être  fait». 

1  Et  non  un  fils,  comme  le  dit  Gaullieur,  qui  fait  naître  à  Xeuchàtel  le 
comte  de  Brandebourg  :  nous  avons  vu  que  celui-ci  était  né  à  Berlin  l'année 
précédente. 

2  Julie  Wilhelmine,  qui  épousa  en  1816  Ferdinand  duc  d'Anhalt-Cœthen, 
mourut  le  29  janvier  1848. 

33 


498  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

Mais  cette  inscription  n'alla  pas  toute  seule  et  la  «  petite 
Equivoque  »  donna  quelque  souci  à  la  Vénérable  Classe,  qui 
hésitait  à  laisser  inscrire  l'enfant  comme  légitime  au  registre 
des  baptêmes.  Un  ordre  catégorique  de  la  main  du  roi  surfit  à 
lever  les  scrupules.  Le  pasteur  Touchon  conduisit  cette  affaire, 
qui  occupa  le  Conseil  de  ville  autant  que  la  Compagnie  des  pas- 
teurs. Celle-ci  fut  très  ennuyée  de  recevoir,  dans  sa  séance  du 
6  mars,  avec  une  lettre  assez  vive  de  M.  de  Marval,  châtelain 
du  Landeron  et  ministre  du  roi  auprès  du  corps  helvétique, 
la  copie  de  la  lettre  de  Sa  Majesté,  qui  témoignait  «  sa  surprise  de 
ce  qu'on  faisait  des  difficultés  sur  cet  enregistrement  '  ». 

Il  est  vrai  qu'à  en  croire  Mme  de  Charrière,  le  pasteur  Touchon, 
qu'elle  qualifie  de  «  vilain  animal  »  et  d'«  être  méprisable  », 
aurait  joué  une  comédie  pour  faire  sa  cour  au  roi  :  les  «  difficul- 
tés »  étaient  purement  imaginaires,  et  personne  ne  s'était  opposé 
à  l'enregistrement.  De  même,  Marval  aurait  fait  du  zèle  en  se 
donnant  l'air  de  lever  des  obstacles  qui  n'existaient  point. 
A  ce  propos,  Mme  de  Charrière  trace  un  curieux  portrait  de  ce 
magistrat,  qui  a  joué  un  rôle  important  dans  les  affaires  neuchâ- 
teloises  2  : 

«  Le  Marval  est  aussi  un  personnage  de  Cour.  Il  fait  de  son 
fameux  à  sa  manière...  Il  est  aimable,  il  a  de  l'esprit,  et  encore 
plus  d'audace  ;  ayant  vécu  avec  des  gens  moins  spirituels  que 
lui,  il  se  croit  au-dessus  de  la  pénétration  et  de  l'adresse  de  cha- 
cun. Nous  avons  été  assez  liés.  Nous  ne  le  sommes  plus  du  tout. 
Il  s'est  pourtant  empressé  tout  dernièrement  à  me  rendre  un  petit 
service.  Il  aime  que  sa  fille  vienne  chez  moi.  L'un  portant  l'autre, 
une  médiocre  liaison  vaut  mieux  avec  lui  qu'une  plus  grande. 
Il  manque  d'un  certain  tout  de  bon  qu'il  m'est  nécessaire  de  trou- 
ver dans  les  gens.  C'est  toujours  de  l'esprit  qu'il  a.  Il  parle  de 
la  tête.  Ce  n'est  pas  comme  le  loyal  secrétaire  d'Etat,  [Sandoz- 
Rollin]  qui  frémit  de  tout  ce  qui  est  injuste  pour  le  fond  ou  irré- 
gulier pour  la  forme,  qui  n'irait  pas  même  par  des  voies  obli- 
ques à  un  bon  but,  qui  sent  vivement  ce  qui  est  bien  et  ce  qui 
est  mal,  et  ne  dit  jamais  que  ce  [qu'il  pense.  Avec  le  Marval, 
je  me  crois  sans  cesse  à  la  comédie,  et  n'étant  pas  comédienne 
moi-même,  la  scène  me  reste  étrangère  et  me  devient  fatigante 

1  Voir  Registre  du  Petit  Conseil  de  Xeuchàtel  (12  février  1793)  et  procès- 
verbaux  de  la  Vénérable  Classe  (6  mars  1793). 

2  Louis  de  Marval  (1745-1803).  Nous  l'avons  rencontré  (chap.  X)  sous  les 
traits  du  Caustique. 


rom  \n-.  vécus  49g 

par  le  rôle  forcé  que  je  suis  obligée  d'y  jouer.  Le  commencement 
de  notre  rupture  vint  de  là.  Il  est  étonnant,  dis-je  à  M.  Marval, 
qu'après  plusieurs  années  de 
connaissance,  je  ne  me  sente 
pas  plus  votre  amie  qu'au 
premier  jour,  que  je  ne  vous 
croie  pas  plus  mon  ami  qu'à 
la  première  heure,  que  même 
je  ne  sois  pas  du  tout  au 
fait  de  vos  pensées,  ni  de 
votre  cœur.  —  Il  se  récria. 
Cela  est  très  vrai,  lui  dis-je, 
et  j'avoue  que  cela  me  lasse. 
Des  gens  perpétuellement 
étrangers  me  deviennent  dé- 
sagréables ;  je  sais  trop  qu'il 
n'y  a  nulle  intimité  ni  con- 
fiance à  espérer  avec  eux. 
—  Après  quelques  lettres, 
beaucoup  de  lettres,  et  quel- 
ques torts  que  j'eus  seule,  je 
l'avoue,  nous  en  sommes 
venus  à  ne  plus  nous  voir 
du  tout.  Je  reconnais  tout 
son  esprit,  je  sais  que  c'est 
l'homme  le  plus  aimable  du  LOU,s  DE  MABVAL 

pays,  le  seul  homme   peut- 
être  qu'on   puisse   appeler  aimable;  avec  cela,  je  ne  le  regrette 
pas  du  tout.  Un  masque  qui  ne  tombe  jamais  a  beau  être  agréa- 
ble, il  m'ennuie  à  voir.  »  (mars  1793.) 

Mme  de  Charrière  donne  ainsi  tantôt  un  coup  de  patte,  tantôt 
un  bon  conseil.  Elle  s'égaie  sur  les  prétentions  humanitaires 
de  la  comtesse,  qui  constrastent  avec  sa  façon  de  traiter  ses 
domestiques  : 

«  Ceux  qui  veulent  faire  le  bien  des  peuples  et  ne  pensent  pas 
à  faire  le  bien  de  quelques  individus  du  peuple,  me  paraissent 
des  hypocrites  ou  des  sots.  Ils  négligent  une  réalité  à  laquelle 
ils  peuvent  atteindre,  et  s'exaltent  pour  une  chimère,  pour  un 
fantôme  qu'ils  ne  conçoivent  pas  même  nettement.  »  —  «  O  frac- 
tion de  reine,  que  vous  savez  mal  vous  y  prendre  si  vous  voulez 
être   respectée  !  » 

Ailleurs,  elle  drape  lestement  les  médecins  de  Neuchâtel 
et  ne  fait  grâce  qu'à  M.  Lichtenhahn,  qui  vient  d'achever  d'ex- 
cellentes études  à  l' Hôtel-Dieu.   Leschaux  et   Petitpierre  sont 


5ûO  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

des  «  charlatans  »  ;  Neuhaus  et  le  «  bon  Dublé  »  sont  de  «  vieux 
et  froids  routiniers  ».  Elle  en  veut  surtout  à  ce  Leschaux,  qui 
avait  pourtant  soigné  Benjamin  avec  zèle  : 

«  Nous  ne  l'appelions,  Constant  et  moi,  que  le  petit  bourreau. 
Sa  phvsionomie,  dès  qu'il  ne  prend  pas  soin  de  la  faire  sourire, 
est  bien  la  plus  dure  que  je  connaisse,  et  le  sourire  y  renaît 
par  réflexion  tout  à  coup,  et  comme  si  des  cordes  semblables  à 
celles  qui  font  mouvoir  les  marionnettes  agissaient  sur  ses 
muscles...  »  (9  février  1793). 

Au  mois  de  mars,  la  comtesse,  complètement  rétablie,  se 
décide  à  passer  le  printemps  et  l'été  dans  quelque  jolie  contrée 
de  la  Suisse.  Mme  de  Charrière  l'aide  à  choisir  ce  nouveau  séjour, 
et  passe  en  revue  les  villes  qu'elle  connaît  de  visu  ou  par  ouï-dire, 
Lucerne,  Zurich,  la  petite  et  curieuse  ville  d'Hérisau..  Mais  elle 
a  une  préférence  pour  le  pays  de  Vaud  : 

«  Un  des  plus  jolis  endroits  que  je  connaisse,  c'est  Bex,  à 
l'entrée  du  Valais...  Les  vergers  y  sont  superbes.  Les  chemins  sont 
de  charmantes  promenades  d'un  gazon  fin  et  frais.  Au  pied  des 
Alpes,  on  y  est  comme  dans  un  jardin  des  pays  méridionaux. 
La  solitude  y  serait  entière,  quoique  on  s'y  vît  entouré  de  tout 
ce  qui  est  nécessaire  pour  bien  boire,  bien  manger.  Il  y  a  au-dessus 
de  Vevey  différents  châteaux  que  peut-être  on  pourrait  louer 
à  bon  marché.  A  Chexbres,  il  n'y  a  point  de  château,  mais  on 
serait  heureux  d'y  avoir  une  petite  maison.  C'est  le  plus  beau 
lieu  de  la  terre  ;  des  gens  qui  avaient  été  presque  partout  en  sont 
convenus  avec  moi.  Je  serais  pour  Bex,  et  je  serais  d'avis  que 
vous  écrivissiez  à  M.  Mol,  suffragant  à  Couvet  ou  Métiers... 
Le  père  de  M.  Mol  est  ou  était  aubergiste  à  Bex.  »  (Mars  1793.) 

Elle  trace  la  route  aux  voyageuses,  et  leur  apprend  —  ceci 
est  propre  à  nous  faire  sourire  —  que  pour  aller  de  Neuchâtel  à 
Bex,  il  n'est  plus  besoin  de  passer  par  Berne  ;  la  route  d'Yverdon 
à  Moudon  abrège  fort  le  trajet  ;  on  arrive  fort  bien  à  Moudon  le 
premier  jour,  le  second  à  Villeneuve,  le  troisième  à  Bex  pour 
dîner  : 

«Vous  ne  seriez  pas  loin  de  Pissevache,  ajoute-t-elle,  et  pourriez 
sans  peine  vous  arranger  avec  le  soleil  pour  y  arriver  en  même 
temps  que  lui  et  voir  cette  fameuse  cascade  changée  en  superbe 
arc-en-ciel.  Quand  je  songe  à  Bex,  je  vois  toujours  de  mon  auberge 
la  plus  belle  fontaine  du  monde  et  les  plus  belles  chèvres  que 
j'aie  jamais  vues,  s'y  abreuver,  ayant  les  plus  élégantes  attitudes 
possibles.  » 


ROMANS    VÉCUS  5oi 

Par  suite  de  diverses  circonstances,  la  comtesse  fixa  son 
séjour  à  Bahr,  canton  de  Zoug,  où  nous  la  retrouverons  bientôt 
avec  sa  compagne  : 

«  Il  faut  vous  imiter,  écrit  à  celle-ci  Mme  de  Charrière,  être 
raisonnable  comme  vous  et  prendre  son  parti  sur  Zug,  sur  votre 
éloignement,  sur  le  baragouin  des  gens  qui  vous  entoureront... 
Vous  trouverez  en  un  besoin  à  Zurich  des  livres,  des  médecins, 
et,  si  l'ennui  devenait  trop  grand  dans  votre  hermitage,  vous 
y  pourriez  trouver  quelque  société,  des  artistes,  des  savants, 
le  célèbre  Lavater.  J'ai  vu  cet  hiver  la  comtesse  de  Hallwyl, 
héroïne  d'un  roman  plus  beau  que  celui  de  la  comtesse.  Elle  va 
quelquefois  à  Zurich,  dont  le  vieux  château  d'Hallwyl,  plus 
antique  que  celui  d'Habsbourg,  est  assez  proche  l.  »  (15  mars 
I793-) 

Elle  eût  de  beaucoup  préféré  voir  sa  jeune  amie  quitter  la 
demi-reine  et  s'établir  à  Neuchâtel  par  un  bon  mariage.  Elle 
rêvait  de  voir  M.  Sandoz,  frère  de  Mme  Bosset,  de  la  Rochette, 
s'éprendre  de  Mlle  L'Hardy  : 

«  Il  aime  les  talents,  il  s'engoue  des  vertus.  Il  est  un  peu 
bizarre,  et  son  amour-propre  est  pointilleux  à  l'excès,  mais  sa 
probité  est  extrême  ;  il  a  de  l'esprit  et  de  l'instruction.  Je  veux 
qu'il  épouse  Lucinde,  s'il  a  le  bonheur  d'apprendre  à  la  connaître.. 
Mais  Lucinde  ne  se  dégoûte-t-elle  pas  un  peu  du  mariage  en 
voyant  les  maris  ?  M.  Bosset,  honnête  homme  et  point  sot, 
n'a  peut-être  pas  été  un  seul  jour  sans  tourmenter  plus  ou  moins 
sa  femme.  Vous  voyez  comme  le  monarque  a  traité  les  siennes. 
C'est  égal,  la  nature  et  l'imagination  ont  leurs  droits.  Et  nous 
aurons  un  mari,  s'il  est  possible  d'en  avoir  un  qui  au  moins 
mêle  quelques  roses  aux  épines  dont  l'hyménée  a  les  mains  si 
pleines,  que  quoiqu'il  en  répande,  il  lui  en  reste  toujours.»  (9 
mars  1793).  «  Si  les  hommes  avaient  mes  yeux,  ils  seraient  à 
vos  pieds,  et  chacun  vous  dirait  :  Animez,  embellissez  mon  exis- 
tence !...  »  (3  janvier  1793.) 

Mais  M.  Sandoz  ne  songe  point  à  épouser  Lucinde,  qui  doit 
chercher  d'autres  distractions  : 

«  Faites  comme  Mme  de  Staal  [Delaunay]  ;  écrivez  vos  mémoi- 
res :  i°  Auvernier,  Neuchâtel,  vos  aventures  d'école  et  de  pen- 
sion ;  2°  Mme  Sandoz  [-Rollin  ,  son  père,  sa  mère  et  les  DuPas- 

1  Voir  La  comtesse  de  Hallwyl,  épisode  de  l'histoire  d'une  famille  suisse 
au  18'  siècle,  dans  la  Revue  suisse  de  i85g,  p.  168,  article  signé  **  [Charles 
Berthoud]. 


502  MADAME    DE    CHAKRIERE    ET    SES    AMIS 

quier  ;  30  Francfort,  Berlin.  Potsdam,  le  roi,  sa  demi-reine,  les 
courtisans  de  demi-reine  ;  40  l'aventure  des  lettres,  de  la  brouil- 
lerie,  du  départ,  le  voyage,  l'arrivée  :  50  Auvernier,  Cottendart, 
l'Abbaye,  Courant  et  sa  femme  ;  6°  Neuchâtel,  la  Rochette, 
Mme  Bosset,  la  vieille  comtesse  ',  la  petite  Brandebourg.  Voilà, 
1,  2,  3,  4,  5,  6  chapitres  qui  tous  seraient  intéressants.  Vous 
me  les  enverrez  à  mesure  que  vous  en  aurez  écrit  un  ;  si  je  trouve 
quelque  chose  à  dire  à  la  diction,  je  ferai  des  notes.    (9  mars.) 

...Tout  de  bon,  commencez  vos  mémoires  :  «  Je  suis  née 
à  Auvernier,  village  sur  le  bord  du  lac  de  Neuchâtel,  le...  » 
Ce  sera  amusant.  Vous  vous  rappellerez  des  originaux  qui  vous 
divertiront  :  voulant  peindre  et  vous  et  d'autres,  vous  en  appren- 
drez mieux  à  connaître  et  les  autres  et  vous  -.  (13  mars.) 

...Si  vous  ne  voulez  pas  commencer,  comme  Mme  de  Staal,  à 
votre  naissance,  commencez  au  mariage  de  Mme  Susette  [DuPas- 
quier  .  «J'avais  22  ans,  et  née  avec  quelques  talents  que  je  ne 
«  pouvais  satisfaire,  avec  une  sensibilité  qui  manquait  d'aliments 
«  et  d'objet,  je  me  trouvais  déjà  fort  isolée,  fort  désœuvrée 
«  et  assez  malheureuse,  quand  une  de  mes  parentes,  ma  meil- 
«  leure  amie,  me  fut  enlevée  par  un  mariage  qui  la  conduisit 
«  à  Berlin.  Alors  mes  promenades  solitaires  devinrent  tristes, 
«  mes  rêveries  devinrent  lugubres.  J'ai  su  depuis  qu'on  me  trou- 
«  vait  bizarre,  distraite,  dédaigneuse,  et  je  ne  puis  me  plaindre 
«  de  ce  jugement,  tout  injuste  qu'il  fût.  Comment  m'aurait-on 
«  devinée?  Je  n'étais  à  l'unisson  de  personne...»  Vous  direz 
beaucoup  mieux.  Je  m'embrouillais,  je  m'arrête.  Ecrivez,  écri- 
vez. Vous  ferez  une  connaissance  plus  intime  avec  vous-même, 
quand  vous  vous  rendrez  compte  de  ce  que  vous  avez  fait  et 
pensé.  Vous  apprécierez  aussi  mieux  les  autres  en  détaillant  leur 
conduite.  Ce  qui  peut  rester  d'encore  un  peu  vague,  d'un  peu 
confus,  d'un  peu  mal  digéré  dans  vos  jugements  sur  mille  choses, 
se  dissipera.  Vous  barbouillerez,  vous  recopierez,  vous  effacerez, 
vous  perfectionnerez,  et  il  se  trouvera  que  bientôt  vous  écrirez 
—  comme  Voltaire  ?  comme  Buffon  ?  Non,  comme  vous,  mais 
aussi  bien  qu'eux  et  avec  autant  d'élégance  et  de  précision  que 
de  simplicité  et  d'esprit.  L'esprit  même,  en  se  formant,  s'aug- 
mente. » 

«  Répétons  ma  liste  de  livres,  écrit-elle  encore  :  Plutarque, 
le  Spectateur,  les  historiens,  M}lc  de  Montpensier,  La  Bruyère, 
Montaigne.  Quant  à  moi,  je  ne  voyage  pas  sans  Racine  et  Molière 

1  La  mère  de  la  comtesse  était  venue  pour  les  couches  de  sa  fille. 

2  Quelques  mois  plus  tard,  revenant  sur  ce  sujet,  elle  lui  dit  :  «  Faites 
cela  [ses  mémoires]  ;  peignez  poétiquement  votre  berceau,  baigné  par  les 
ondes  du  lac  de  Neuchâtel  ;  peignez  les  pêcheurs  et  leurs  filets,  ces  pêcheurs 
un  peu  astronomes,  qui  prédisent  le  beau  et  le  mauvais  temps».  (Octobre 
1794)- 


ROMANS    VÉCUS  5o3 

dans  mon  coffre  et  LaFontaine  dans  mon  souvenir.  »  (13  mars 

I793-) 

«  Oui,  ayez  LaFontaine,  et  apprenez-le  par  cœur.  J'ai  été 
mille  fois  reconnaissante  envers  ceux  qui  me  l'avaient  fait  appren- 
dre dans  mon  enfance.  C'est  presque  mon  seul  code  de  prudence... 
Mon  Dieu,  que  dis-je  !  Je  ne  le  recommande  pas,  ce  code,  je  Le 
décrie  assurément.  Cependant  :  Ne  forçons  point  notre  talent 
et  //  faut  autant  qu'on  peut  obliger  tout  le  monde,  et  Tout  flat- 
teur vit  aux  dépens  de  celui  qui  V écoute,  voilà  toutes  maximes 
qui  ont  diminué  le  nombre  de  mes  sottises.  »  (18  mars  1793.) 

Pendant  le  séjour  de  la  demi-reine  à  Bahr,  la  correspondance 
alla  son  train  entre  Mlle  L'Hardy  et  son  amie.  Celle-ci  trouvait 
ridicules  les  précautions  que  prenait  la  comtesse  pour  sauve- 
garder son  incognito  : 

«  L'inconvénient  de  ce  maudit  et  sot  mystère  est,  comme 
tant  d'autres,  une  suite  de  cet  esprit  bizarre,  romanesque,  tou- 
jours hors  du  vrai,  du  droit,  du  simple  bon  sens.  Il  faut  se  sou- 
mettre au  froid  de  l'hiver,  à  la  chaleur  de  l'été,  et  tout  de  même 
aux  suites  nécessaires  de  telle  ou  telle  trempe  d'âme  ou  d'esprit.  » 
(11  avril  1793.) 

En  attendant  qu'elle  écrivît  ses  mémoires  (elle  rédigea  en 
effet  des  souvenirs,  comme  on  l'a  vu  plus  haut),  Mllc  L'Hardy 
racontait  à  son  amie  les  menus  incidents  de  sa  vie  très  retirée. 
Ses  lettres  charment  par  un  parfait  naturel  et  ce  «  coin  riant 
d'imagination  »  que  Mme  de  Charrière  aimait  en  elle.  Un  jour, 
elle  décrit  une  fête  de  tir,  un  autre  fois  la  Landsgemeinde  : 

«  Votre  assemblée  du  canton  est  superbe,  répond  Mme  de  Char- 
rière. Mais  que  parlez -vous  d'insurrection  ?  Pourquoi  vous  éton- 
ner de  ce  qu'ils  ne  pensent  pas  à  insurger  ?  Ils  en  sont  où  d'autres 
en  veulent  venir.  Leur  gouvernement  est  démocratique.  Le 
peuple  souverain  élit  ses  magistrats.  J'ai  régalé  de  votre  assem- 
blée le  ministre  Chaillet,  qui  a  eu  honte  de  sa  Générale  Bour- 
geoisie. »  (12  mai  1793.) 

Mais  sitôt  qu'elle  aperçoit  la  moindre  trace  de  recherche  dans 
les  lettres  de  sa  jeune  amie,  elle  la  rappelle  à  la  simplicité  : 

«  Lucinde  !  Lucinde  !  Pourquoi  cet  entortillage  ?  N'avez- 
vous  pas  lu  les  charmantes  lettres  de  Cicéron  ?  Voltaire  ne  vous 
a-t-il  pas  dit  au  mot  Esprit  qu'il  faut  parler  et  écrire  avec  clarté 
et  simplicité,  non  avec  l'affectation  du  faux  bel-esprit  ?  Ne  cher- 
chez pas  à  briller.  Une  lettre  dont  on  ne  dira  rien,  mais  qui  apprend 
à  ceux  à  qui  elle  s'adresse  ce  qu'il  faut  qu'Us  sachent,  est  près- 


504  MADAME    DE    CHABRIERE    ET    SES    AMIS 

que  toujours  la  meilleure.  Ne  pas  se  mettre  en  scène,  ne  pas 
songer  à  soi,  mais  à  la  chose  qu'on  fait  ou  dont  on  parle,  est 
toujours  le  mieux,  et  le  moi  que  voulaient  bannir  les  jansénistes, 
nuit  presque  autant  en  fait  de  goût  qu'en  morale  ;  il  se  doit  bannir 

ou    cacher Lucinde,    spirituelle    Lucinde,  en  attendant  les 

Clitandre,  vous  n'avez  rien  de  mieux  à  faire  que  de  devenir  par- 
faite. Ayez  des  idées  nettes  et  des  expressions  simples.  »  (1793.) 

Juste  à  ce  moment,  les  DuPasquier  quittaient  Berlin,  et, 
dès  leur  arrivée  à  Colombier,  une  lettre  partait  pour  Bahr  et 
instruisait  Henriette  L'Hardy  de  l'impression  produite  par  les 
voyageurs  ;  il  y  a  là  quelques  malices  dont  il  est  permis  de  citer 
un  exemple  : 

«  Elle  est  très  bien  de  figure  et  paraît  se  bien  porter.  Son 
mari  se  porte  mieux  que  jamais  ;  cependant  il  a  perdu  de  sa 
figure  d'Apollon.  Je  souhaite  que  le  Massillon  se  soit  accru  en 
lui...  Il  voudrait  bien  s'animer  en  parlant,  mais  cela  ne  lui  réussit 
pas  mieux  qu'à  sa  femme.  » 

Il  y  avait  eu  refroidissement  entre  Mme  de  Charrière  et  Mme  Du- 
Pasquier. Une  des  causes  en  fut  une  parole  imprudente  que 
cette  dernière  avait  dite  à  propos  d'Henriette  Monachon, 
après  l'aventure  que  nous  avons  contée.  Voulant  effrayer  une 
jeune  fille  un  peu  légère,  elle  l'avait  menacée  du  sort  d'Henriette, 
et  cela  était  revenu  à  Mme  de  Charrière,  qui  eut  une  explication 
vive  avec  Mme  DuPasquier.  Celle-ci  se  plaignit  d'un  propos 
d'Henriette  Monachon,  qui  s'était  permis  de  dire  :  «  Je  ne  com- 
prends pas  comment  ma  maîtresse  s'accommode  de  Mme  DuPas- 
quier, de  son  silence,  de  son  insipidité.  »  Interrogée  sur  ce  pro- 
pos, la  femme  de  chambre  riposta  «  qu'elle  ne  se  souvenait  pas 
de  l'avoir  dit,  mais  que  cela  était  possible,  puisqu'elle  l'avait 
toujours  pensé.  »  Mme  de  Charrière  ajoute  :  «  Ni  Mlle  Louise, 
ni  Henriette,  ni  moi  n'avons  pu  nous  empêcher  de  rire  de  cette 
partie  du  procès.  »  Puis  elle  fait  cette  réflexion  si  juste  —  et 
c'est  afin  de  l'introduire  que  nous  avons  conté  le  minuscule 
incident  qui  précède  : 

«  Des  paroles  qu'on  prononce  soi-même  paraissent  de  si  peu 
de  conséquence  ;  celles  que  les  autres  prononcent  relativement 
à  nous  sont  au  contraire  de  si  grande  importance  !  L'un  est  si 
innocent,  si  naturel  ;  l'autre  si  étrange,  si  coupable  !...  Pierre  voit 
Paul,  Jacques  et  Jean,  les  entend  et  les  juge,  mais  Pierre  ne 
voit  jamais  Pierre  lui-même  sur  une  même  ligne  avec  Paul, 


ROMANS    VÉCUS  5o5 

Jacques  et  Jean  ;  il  n'entend  pas  Pierre  quand  Pierre  parle, 
il  connaît  mieux  ses  motifs  et  ne  connaît  pas  si  bien  ses  paroles 
ni  ses  actions.  Il  faudrait  écrire  sa  propre  histoire  et  se  donner  un 
nom  étranger  ;  peut-être  qu'alors  on  se  jugerait  moins  mal.  Si 
Mme  DuPasquier  racontait  ce  qu'elle  est,  ce  qu'elle  fait,  ce  qu'elle 
a  fait  et  dit,  en  se  nommant  Mme  Deschamps  ou  Mme  Lavigne, 
peut-être  ses  yeux  s'ouvriraient-ils  sur  elle-même. 

Adieu,  Lucinde.  —  Mlle  de  Monpensier  se  lit  comme  on  avale 
du  blanc-manger  ;  mais  pour  Mme  de  Motteville,  c'est  un  grand 
verre  de  fade  sirop.  Je  loue  votre  patience,  que  la  mienne  n'a 
jamais  égalée.  —  Amusez-vous  bien.  C'est  le  plus  clair  des  reve- 
nus de  la  pauvre  créature  humaine  ;  il  faut  le  percevoir  quand 
on  peut,  et  sans  trop  regarder  à  la  monnaie  ;  si  vous  refusez 
aujourd'hui  des  écus  de  médiocre  aloi,  peut-être  que  demain  il 
ne  vous  sera  rien  offert  du  tout...  »  (n  juin  1793.) 

A  cette  philosophie  détachée,  que  Mme  de  Charrière  prêchait 
avec  trop  peu  de  précautions,  nous  préférons  les  bons  avis,  de 
portée  toute  pratique,  qu'elle  donne  à  Mlle  L'Hardy  au  moment 
où  celle-ci  va  revenir  de  Bahr  : 

«  Si  vous  revenez,  et  sans  la  comtesse,  vous  ne  vous  retrouve- 
rez pas  précisément  au  même  point  que  celui  d'où  vous  êtes 
partie.  Vous  avez  trop  excité  l'attention,  le  blâme,  l'éloge  de 
ceux  dont  vous  serez  entourée.  Vous  serez  plus  libre  que  vous 
n'étiez  de  suivre  vos  goûts...  Vous  vous  verrez  recherchée  des 
uns  par  curiosité,  des  autres  par  considération...  Il  est  bien  plat 
de  me  mettre  ici  à  la  suite  de  cette  procession  d'indifférents  et 
de  vous  parler  de  l'estime,  de  l'inclination,  du  vif  intérêt  qui  me 
feront  regarder  comme  un  bonheur  de  vous  voir  le  plus  souvent 
possible  ;  et  cependant,  comment  m'oublier  tout  à  fait  quand 
je  vous  parle  de  tout  le  monde  ? 

Permettez-moi  de  vous  donner  un  conseil,  voire  plusieurs. 
Sacrifiez  les  premières  semaines  à  la  société,  c'est-à-dire  à  votre 
repos  quant  à  cette  société  et  tous  ses  caquetages...  Payez 
d'audace,  montrez-vous,  parlez  ;  racontez  de  Berlin,  de  Francfort, 
de  Bahr  ;  nommez  peu  le  roi  et  la  comtesse,  établissez  votre  supé- 
riorité d'esprit  sur  tous  les  badauds  étonnés,  qui  n'oseront  plus 
vous  traduire  à  leur  plat  tribunal.  Cela  fait,  les  ennemis  étendus 
sur  le  carreau,  et  les  simples  bavards  étourdis  et  restant  la  gueule 
béante,  faites  ensuite  tout  ce  qui  vous  conviendra.  Venez  me 
voir,  allez  voir  Mmc  Sandoz,  amusez-vous,  ne  voyez  en  qui  que 
ce  soit  des  supérieurs  ni  des  inférieurs.  Ne  soyez  pas  affable, 
comme  on  dit,  mais  soyez  polie  et  affectueuse  avec  ceux  qui 
peuvent  se  regarder  comme  vos  inférieurs,  et  soyez  aussi  affec- 
tueuse et  polie,  et  cela  ni  plus  ni  moins,  avec  les  autres.  Une 
personne  de  votre  esprit  doit  profiter  de  la  révolution  qui  se 


5û6  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

fait  dans  les  idées  d'un  bout  de  l'Europe  à  l'autre,  pour  effacer, 
quant  à  elle,  quant  à  son  ton  et  ses  manières,  toute  démarcation, 
et  ne  doit  rien  voir  ni  au-dessus  ni  au-dessous  d'elle  en  fait  de 
rang  dans  la  société.  Rester  à  sa  place,  tenir  les  autres  à  leur 
place,  sont  désormais  des  phrases  qui  ne  doivent  plus  rien  signi- 
fier, excepté  de  soldat  à  général  et  de  général  à  soldat.  Il  y  a 
une  distinction  qui  existera  toujours,  mais  qu'il  faut  paraître 
ne  plus  tant  remarquer,  c'est  celle  que  la  nature  a  mise  entre 
les  sots  et  les  gens  d'esprit.  Bien  examinée,  elle  n'est  pas  si  grande 
que  l'on  pense,  mais  quelle  qu'elle  soit,  une  personne  qui  dépend 
à  certains  égards,  et  ne  fût-ce  que  pour  l'intérêt,  de  ses  parents, 
du  public,  doit  chercher  à  ne  mortifier  personne.  Les  plus  sots 
ont  assez  de  manège,  les  plus  gens  d'esprit  donnent  sur  eux  assez 
de  prise,  pour  que  ces  derniers  doivent  rechercher  l'indulgence 
et  éviter  le  ressentiment  des  premiers. 

...Je  prétends  bien  être  la  personne  que  vous  verrez  la  première, 
si  vous  revenez,  —  avant  aucun  DuPasquier,  Susette  n'étant 
pas  ici.  »  (23  juillet  1793.) 

C'est  qu'en  effet,  Mlle  L'Hardy  songeait  à  quitter  la  comtesse, 
qui  parlait  de  retourner  en  Allemagne.  Des  nouvelles  inquiétan- 
tes arrivaient  de  ce  pays  à  la  pauvre  demi-reine.  Les  lettres  de 
Mmc  de  Charrière  contiennent  de  curieux  échos  des  bruits  qui 
couraient  à  Neuchâtel  même  : 

«  18  juin  1793.  On  parle  beaucoup  de  l'engouement  du  roi 
pour  Mlle  Bethmann,  cousine  germaine  de  Mme  de  Luze.  On  la 
dit  peu  jolie,  mais  spirituelle  et  capricieuse.  On  parle  même  de 
mariage,  mais  c'est  par  habitude  sans  doute,  et  parce  que  ce 
monarque  n'a  cessé  jusqu'ici  d'épouser. 

Je  crains  que  la  croix  de  Malte  ne  soit  envoyée  à  la  fille  du 
banquier  Bethmann.  Sérieusement,  je  voudrais  que  la  comtesse 
«ût  ce  petit  fion,  comme  on  dit  au  Pays  de  Vaud. 

16  juillet  1793...  Vous  avez  très  bien  fait  de  dire  à  la  comtesse 
ce  dont  tout  le  monde  parlait...  Il  fallait  bien  qu'un  jour  où 
l'autre  elle  quittât  sa  dignité  forcée  et  factice.  Malheureusement 
pour  elle,  elle  l'a  quittée  trop  tard.  Cette  femme  a  toujours 
mal  vu.  s'est  toujours  méconnue.  Elle  ne  devait  se  mêler  d'au- 
cune intrigue  politique,  elle  ne  devait  pas  quitter  Potsdam, 
elle  devait  retourner  de  Leipzig;  à  Cottendart,elle  devait  accepter 
les  conditions  du  traité  ;  à  Bahr,  elle  ne  devait  pas  demander 
ses  meubles.  Elle  a  aggravé  et  rendu  moins  réparable  sa  pre- 
mière sottise  par  chacun  des  refus  qu'elle  a  faits  de  la  réparer. 
A  présent,  je  ne  sais  s'il  reste  aucun  moyen  de  se  rapprocher 
de  la  situation  de  laquelle  il  eût  fallu  ne  s'écarter  point.  Si  quel- 
que chose  pouvait  l'y  servir,  ce  serait  d'aller  à  son  tour  obséder 


ROMANS    VÉCUS  507 

le  roi  à  Francfort,  ou  de  se  mettre  à  portée  de  le  recevoir  au  pre- 
mier moment  de  caprice  favorable,  d'heureuse  lubie  qui  pourrait 
lui  prendre.  Supposé  qu'il  n'en  revienne  point  d'amour,  il  en 
pourrait  venir  un  de  scrupule.  Le  roi  peut  tomber  malade,  peut 
éprouver  des  chagrins  après  quelque  échec,  soit  de  la  part  des 
peuples  ou  de  ses  enfants  ;  si  alors  elle  pouvait  le  soigner,  le 
consoler,  le  distraire,  il  se  peut  qu'elle  regagnât  ses  bonnes 
grâces.  Pour  cela,  elle  devrait,  comme  je  l'ai  dit  mille  fois, 
retourner  à  Berlin  ou  dans  les  environs  de  Berlin,...  et  y  vivre 
sans  bruit,  sans  faste,  sans  prétendre  jouer  un  rôle,  ne  se  cachant 
et  ne  se  montrant  point.  Il  serait  possible  qu'un  ancien  adorateur 
se  rattachât  à  elle,  ou  qu'un  nouveau  fût  pris  à  l'hameçon  de 
sa  grâce  volubile  :  alors,  on  oublierait  peut-être  le  trône,  et 
l'on  se  marierait  tout  de  bon  avec  son  égal.  Prétendre  l'arranger 
raisonnablement  ailleurs  qu'en  Allemagne,  est  désormais  absurde; 
vous  y  perdrez  vos  efforts  et  vos  espérances.  Ramenez-la  dans 
un  pays  où  il  y  ait  des  comtes  et  des  barons  et  force  sots  esclaves, 
puis  laissez-la  faire  ce  qu'elle  voudra,  ce  qu'elle  pourra.  Il  n'y  a 
pas,  ce  me  semble,  à  hésiter,  et  il  est  bien  temps  de  n'être  plus  sa 
dupe.  Vous  l'avez  été  de  son  héroïsme  soi-disant,  aujourd'hui 
vous  l'êtes  de  son  soi-disant  amour.  Cette  femme  n'eût  pas  agi 
comme  elle  l'a  fait,  si  elle  eût  aimé  comme  on  aime.  La  royauté, 
le  crédit,  le  plaisir  de  l'emporter  sur  des  rivales,  d'avoir  des 
enfants  baptisés  Brandebourg,  voilà  les  vrais  objets  de  son  atta- 
chement ;  ce  qu'elle  a  perdu  de  ces  biens-là,  c'est  ce  qu'elle 
regrette  ;  ce  qu'elle  en  pourra  conserver  ou  regagner,  c'est  ce 
qui  la  consolera  et  l'occupera. 

...Dieu  sait  ce  que  l'on  invente  auprès  du  roi  contre  elle. 
Peut-être  suppose-t-on  qu'elle  couche  avec  les  capucins.  Elle 
a  voulu  se  donner  un  air  d'aventures  quand  il  fallait  vivre  vul- 
gairement au  milieu  des  Neuchâtelois,  de  manière  que  chacun 
sût  chaque  jour  tout  ce  qu'elle  faisait  et  que  la  notoriété  publi- 
que démentît  sans  cesse  les  fausses  accusations  de  ses  ennemis... 
Au  reste,  je  crois  qu'en  effet  le  roi  ne  songe  plus  à  se  marier  ; 
il  en  a  cependant  été  question,  cela  n'est  pas  douteux,  et  peut- 
être  le  persuadera-t-on  encore,  car  les  Bethmann  ne  voudront 
pas  donner  leur  fille  comme  simple  maîtresse.  Oh  !  le  plat  roi  ! 
Oh  !  les  folles  femmes  !  oh  !  les  vils  courtisans  !  Le  Destin  a  voulu 
une  première  sottise,  c'est  que  cette  tête  de  linotte  ait  cru  être 
une  tête  politique...  Du  moment  où  elle  a  eu  des  informations, 
des  correspondances  secrètes,  tout  a  été  perdu.  Il  faut  une  autre 
capacité  pour  se  tirer  de  pareilles  affaires.  Après  cette  première 
sottise,  toutes  les  autres  ont  été  naturelles  et  presque  inévitables, 
et  vous  n'y  avez  été  pour  rien...  Vous  vous  êtes  opposée  tant  que 
vous  l'avez  pu  à  toutes  les  démarches  bizarres...  Aidez  cette 
femme,  Phaéton  nouveau,  à  réparer  tant  soit  peu  son  char 
renversé    et  rompu,   et  ramenez  ensuite  le  triste  équipage  à 


5o8  MADAME    DE    CHARRIÈRE    ET    SES    AMIS 

l'écurie,  c'est  à  dire  en  Allemagne...  Si  le  roi  ne  se  marie  plus, 
si  la  reine  meurt  avant  la  comtesse,  elle  reprendra  quelque  jour 
sa  place  au  chevet  du  lit  royal  et  donnera  des  bouillons  au  mo- 
narque usé.  Alors  elle  gouvernera  peut-être  le  petit  tripot  de  la 
Cour,  fera  chasser  un  marmiton  ou  accepter  un  valet  de  chambre. 
6  août  1793.  ...Elle  est  peu  intéressante,  cette  femme  ;  on 
la  blâmerait  avec  trop  de  chagrin  si  elle  avait  plus  de  simplicité 
dans  l'esprit  et  l'âme  plus  véritablement  sensible  et  grande. 
C'est  un  pot-pourri  que  son  orgueil  et  que  ses  petitesses,  son 
opiniâtreté  et  son  inconséquence  ;  elle  ne  sera  jamais  une  héroïne 
qu'à  ses  propres  yeux.  » 

Le  retour  de  Mlle  L'Hardy  fut  décidé  : 

«  Qand  vous  viendrez,  lui  écrit  son  amie,  je  vous  donnerai 
une  brochure  de  Mme  de  Staël,  une  de  moi  ;  nous  vous  montrerons 
Mme  Forster  ;  en  un  mot,  nous  vous  distrairons  le  plus  que  nous 
pourrons...  Vous  verrez  de  nouveaux  originaux  ;  le  tableau 
changera  ;  il  est  temps  qu'il  change.  » 

Quelques  jours  après,  Mlle  L'Hardy  était  de  retour  à  Auver- 
nier.  Mais  moins  d'une  année  plus  tard,  elle  se  laissa  de  nouveau 
gagner  par  les  supplications  de  la  malheureuse  comtesse,  qui 
vivait  reléguée  à  Angermùnde  dans  une  sorte  de  disgrâce  l. 
MIT,C  de  Charrière  instruisait  d'Oleyres  de  ce  nouveau  départ 
dans  une  lettre  que  nous  citons  dès  à  présent,  afin  de  marquer 
la  fin  de  l'odyssée  de  la  demi-reine  : 

«  La  comtesse  nous  a  écrit,  à  elle  et  à  moi,  d'une  manière  si 
pressante,  si  triste  aussi,  que  Mlle  L'Hardy  n'a  pas  hésité  à  aller 
passer  l'hiver  avec  elle.  En  revanche,  M.  Constant  est  revenu 
d'Allemagne.  Il  a  vu  des  émigrés  de  l'armée  de  Condé.  Bon  Dieu  l 

1  Elle  avait  fait  auprès  de  son  royal  époux  une  rentrée  de  mélodrame,  qui 
n'avait  point  ému  le  monarque  et  dont  nous  trouvons  le  récit  dans  la  lettre 
suivante  de  Mmc  de  .Madeweiss  à  M""  de  Charrière  :  «  Stuttgard,  2g  décembre 
iyg3...  Il  y  a  quatre  semaines  que  le  roi,  seul  à  Potsdam,  s'amusant  à 
jouer  du  violoncelle,  vit  ouvrir  sa  porte  avec  précipitation  :  M™  de  Dœnhoff 
entre,  sa  fille  dans  ses  bras,  se  jette  aux  pieds  de  Sa  Majesté,  y  dépose 
l'enfant,  et  réclame  sa  bonté,  son  pardon  et  son  amour.  Le  roi  se  lève,  prend 
la  petite  fille,  et  dit  à  la  mère  :  «  Madame,  je  suis  fâché  de  cette  scène  ; 
mes  résolutions  vous  sont  connues,  elles  sont  inébranlables  ».  Et  il  s'en  va. 
M™'  de  D.,  baignée  de  larmes,  quitte  la  chambre  à  son  tour;  des  chevaux 
de  poste  l'attendent.  Elle  monte  en  voiture  et  part.  Pour  où  ?  Voilà  ce 
qu'on  ne  me  dit  pas,  et  ce  que  vraisemblablement  vous  pourriez  m'appren- 
dre  mieux  que  tout  autre  ». 


ROMANS    VECUS 


5  oq 


LE  SALON  D  ETE  DE  M        DE  CHARRILRE,  A  COLOMBIER 


5 10  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

Quel  sort  que  le  leur  !  Quelle  aigreur  aussi  !  Cependant  l'espé- 
rance chez  eux  n'est  pas  détruite,  et  les  grands  projets,  les 
grandes  paroles,  vont  encore  leur  train  dans  les  têtes  de  ceux 
qui  se  croient  des  grands.  L'intrigue  n'est  pas  morte  non  plus, 
la  pillerie  ancienne  vit  sur  l'ancien  pied.  On  escamote  aux  nobles 
soldats  quatre  creutzers  sur  quinze.  M.  de  Condé  a  dit  à  M.  de 
Bourbon,  qui  faisait  des  représentations  :  «  Songez  que  je  suis 
votre  chef  et  votre  père.  »  Mmc  de  Balbi  1  nomme  des  officiers  qui 
n'ont  jamais  vu  le  feu,  entr'autres  un  M.  de  la  Féronnière,  contre 
lequel  il  n'y  a  qu'un  cri.  Tout  cela  fait  autant  de  mal  au  cœur 
que  les  atrocités  parisiennes  font  d'horreur.  On  trouve  partout 
de  quoi  haïr  et  mépriser.  Que  les  exceptions  qu'on  peut  faire 
sont  précieuses  !...»  (25  août  1794). 

Benjamin  venait,  en  effet,  de  passer  à  Colombier,  où  sa  visite 
était  depuis  longtemps  attendue.  Il  écrivait,  le  4  juillet  1794, 
à  son  amie  : 

«J'ai  déterminé  qu'en  tant  que  cela  dépendrait  de  moi,  je 
voulais  être  heureux  et  rendre  mon  bonheur  indépendant  et 
des  circonstances  et  des  hommes  :  j'ai  en  conséquence  pris  di- 
verses résolutions,  dont  l'une  est  de  ne  pas  les  dire,  et  depuis 
lors  je  m'en  trouve  fort  bien.  Votre  lettre  du  6  juin  2  n'a  pas  peu 
contribué  à  produire  ou  à  accélérer  chez  moi  cette  révolution 
salutaire.  » 

Ce  fier  langage  faisait  sourire  Mme  de  Charrière  ;  mais  elle 
avait  tort  d'en  sourire.  Elle  écrit  à  Mme  de  Sandoz-Rollin(  août 
1794),  au  moment  où  la  compagne  de  la  comtesse  Dœnhoff 
vient  de  partir  : 

«Mlle  L'Hardy  a  un  bien  beau  temps.  J'aurais  voulu  qu'elle 
eût  rencontré  Constantinus,  mais  il  était  déjà  à  Neuchâtel  avant 
qu'elle  ne  fût  partie  d'Auvernier.  Il  y  passa  la  nuit  et  arriva 
hier  matin  à  dix  heures.  Quoiqu'il  se  fût  annoncé  comme  m'ap- 
portant  un  caractère  tout  neuf,  formé  depuis  deux  mois,  né 
d'une  lettre  de  moi  qui  l'avait  blessé,  un  caractère  inébranlable, 
il  est  revenu  tel  qu'il  était  parti,  et  non  seulement  il  a  oublié  son 
nouveau  caractère,  mais  il  l'a  abjuré  avec  moi  avant  que  deux 
heures  se  fussent  écoulées.  Il  amusa  bien  M.  et  Mme  Chaillet  ^de 
Mézerac  ,  et  la  petite  Gaillard  disait  hier  au  soir  ne  s'être  jamais 
mieux  divertie.  » 

1  Voir  sur  M""  de  Balbi  l'étude  de  M.  Hustin  dans  la  Nouvelle  Revue  (1905). 

2  Nous  n'avons  pas  retrouvé  cette  lettre,  que  Benjamin  a  peut-être 
détruite  dans  un  moment  de  dépit. 


ROMANS    VKCI  S  5  |  i 

Son  père  avait  vainement  exhorté  Benjamin  à  rester  à  la  Conr 
ducale,  où  il  s'ennuyait  tant.  Nous  avons  sous  les  yeux  une  lettre 
fort  polie  que  M.  de  Constant  adressait,  le  26  juin  1794,  à  M.  et 
Mmc  de  Charrière,  pour  les  prier  d'incliner  son  fils  à  ne  pas  aban- 
donner son  poste  de  gentilhomme  du  duc  de  Brunswick.  Il  est 
probable  que  Mme  de  Charrière  n'y  fit  pas  grand  effort.  Et  comme 
M1Ie  L'Hardy,  en  route  pour  l'Allemagne,  lui  écrivait  d'étape 
en  étape  : 

«C'est  ainsi,  dit-elle  à  Benjamin,  que  vous  m'écrivez  quand 
vous  vous  éloignez  de  moi  ;  mais  à  peine  revenu,  vous  partez. 
Vous  avez  beau  dire  que  vous  changez,  que  vous  avez  changé  : 
je  vous  vois  toujours  également  aimable.  » 

Et  à  Mmc  de  Sandoz-Rollin  : 

«  Je  vous  dirai  les  nouvelles...  Je  n'en  attends  point  d'autres 
de  la  voyageuse.  Elle  a  une  bonne  voiture  et  une  jolie  escorte. 
La  jolie  caravane  à  rencontrer  !  Ce  voyage  est  romanesque.  » 
(Août  1794.)  «  Mlle  L'Hardy  est  arrivée  heureusement  à  Anger- 
munde.  La  comtesse  me  l'écrit.  Sa  lettre  est  d'une  amie  fort 
tendre  et  d'une  amoureuse  encore  plus  tendre  et  très  éplorée, 
tout  cela  dans  un  langage  et  surtout  avec  une  orthographe 
qui  ne  sentent  pas  le  trône  du  tout.  L'amitié  fera  suporté  les 
maux  presqu 'insuportable  que  V amour  a  causer.  Tout  est  dans  ce 
genre.  »  (22  septembre  1794). 

On  s'étonne  que  Gaullieur,  en  communiquant  à  Sainte-Beuve 
les  lettres  de  la  demi-reine,  ait  pu  dire  que  Mme  de  Charrière 
appelait  celle-ci  «  la  Sévigné  allemande  ».  —  Sainte-Beuve 
répondit  :  «  Ces  lettres  sont  en  mauvais  français  \  »  —  Elles  sont 
surtout  insignifiantes,  comme  leur  auteur. 

1  Lettres  de  Sainte-Beuve  à  Gaullieur  des  8  mars  et  18  juillet  1844. 


TABLE    DES    MATIERES 

DU  TOME  PREMIER 


Pages 
DÉDICACE V 

Avant-propos vu 


Chapitre  premier.  —  Belle  de  Zuylen i 

Le  château  de  Zuylen  et  la  famille  de  Tuvll.  —  La  petite 
Belle.  —  Séjour  à  Genève  :   M.  Colondre.  —  M1"   Prévost. 

—  Lectures  françaises.  —  Lettre  d'une  gouvernante  :  choses 
et  gens  de  Genève.  —  M.  Catt  et  le  Grand  Frédéric.  —  Mœurs 
neuchâteloises.  —  Le  caractère  de  Belle;  ses  «vapeurs»; 
ses  doutes.  —  Ses  occupations.  —  L'inoculation.  —  M""  Gi- 
rard. —  Lettres  de  jeunesse. 

Chapitre  ii.  —  Fille  à  marier 37 

Constant  d'Hermenches.  —  Une  correspondance  clandestine. 

—  Le  Noble.  —  Les  portraits  de  Zélide.  —  L'épitre  A  ma 
mère.  —  Aveux  et  pensées. 

Chapitre  mi.  —  Le  Marquis  de  Bellegarde 67 

Les  prétendants  :  le  comte  d'Anhalt,  le  marquis,  etc..  — 
Libres  confidences  de  Belle.  —  L'obstacle.  —  Scènes  de  fa- 
mille. —  L'Ecossais  Boswell.  —  Les  tergiversations  de  M.  de 
Bellegarde.  —  Visite  à  l'évèque  d'Utrecht.  —  Le  cousin 
amoureux.  —  A  La  Haye.  —  Belle  à  Middagten.  —  Le  por- 
trait de  La  Tour.  —  Les  gaités  de  Belle. 

Chapitre  iv.  —  A  Londres  et  à  Zuylen 127 

Séjour  en  Angleterre.  —  Caraccioli.  —  Un  dîner  avec  David 
Hume.  —  Mœurs  anglaises.  —  Mélancolie.  —  Boswell  et 
la  Corse.  —  A  Amerongen  :  un  Chérubin  anglais.  —  Chris- 
tian VII  à  Zuvlcn.  —  La  visite  du  prince  Henri  de  Prusse.  — 
Mon  de  M"'  de  Tuvll. 

33 


5  14  MADAME     DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

Chapitre  y.  —  Monsieur  de  Charrière  .... 


M9 

Tristesse  domestique.  —  Belle  correspond  avec  M.  de  Char- 
rière ;  elle  se  prend  à  l'aimer.  —  M.  de  Wittgenstein  et  lord 
Wemyss.  —  M.  de  Saïgas.  —  Le  père  de  Belle  se  résigne.  — 
M.  de  Charrière  amoureux  ;  ses  lettres.  —  Le  mariage.  —  Ce 
qu'on  en  pensait  à  L'trecht. 

Chapitre  vi.  —  Lune  de  miel iy5 

Séjour  à  Paris.  —  La  Tour  et  Houdon.  —  M""  de  Charrière 
était-elle  jolie?  —  Le  ressentiment  de  d'Hermenches.  — 
Arrivée  à  Colombier  :  la  famille  de  Charrière  ;  la  maison  du 
Pontet.  —  Occupations  rustiques.  —  Séjour  à  Lausanne.  — 
Elle  n'ira  pas  chez  Voltaire. —  Mme  d'Athlone  à  Colombier. 

—  La  société  de  Xeuchàtel.  —  Correspondance  avec  Ditie. 

—  Sa  mort.  —  Séjour  en  Hollande.  —  Dernières  lettres  à 
d'Hermenches. 

Chapitre  vu.  —  DuPeyrou  et  les  Chaillet 2o5 

L'ami  de  Jean-Jacques.  —  L'hôtel  DuPevrou.  —  Les  frères 
Chaillet  :  le  botaniste  et  Chaiilet-de  Mézerac.  —  Chambrier 
d'Oleyres.  —  Le  pasteur  Chaillet,  rédacteur  du  Mercure 
suisse;  son  caractère;  originalité  de  sa  critique.  —  Son 
journal  intime.  —  Mort  du  baron  de  Tuyll,  père  de  Mme  de 
Charrière.  —  Vincent  de  Tuyll  et  sa  femme  à  Colombier.  — 
Impressions  d'un  officier  hollandais.  —  Les  millionnaires 
neuchàtelois.  —  Les  sœurs  Moula  —  M™  de  Charrière  à 
Genève. 

Chapitre  viii.  —  Un  mystère 23ç 

M""  de  Charrière  et  Cagliostro.  —  Le  sourd-muet  de  Colom- 
bier. —  Séjour  à  Chexbres,  «  le  plus  beau  lieu  de  la  terre  ». 

—  Une  lettre  de  M.  de  Charrière.  —  Mme  de  Charrière  jugée 
par  le  pasteur  Chaillet.  —  Souvenirs  inédits  de  Benjamin 
Constant.  —  L'amant  inconnu. 

Chapitre  ix.  —  Mistriss  Henley 257 

De  qui  est  le  Mari  sentimental.  —  Ce  que  signifie  ce  roman. 

—  Les  susceptibilités  de  Mme  Caillât.  —  Opinion  de  Mme  de 
Charrière  sur  le  mariage.  —  Le  roman  de  la  femme  incom- 
prise. —  La  Justification  de  M.  Henlev.  —  Un  pamphlet 
contre  Mme  de  Charrière. 

Chapitre  x.  —  Les  Lettres  neuchâteloises 275 

Une  petite  ville  en  rumeur.  —  Juliane  et  M'"  de  la  Prise.  — 
Peinture  de  mœurs   locales.  —  Le  parler  neuchàtelois.  — 


TABLE    DES    MATIÈRES  5  1  5 

Pages 
Pathétique  familier.  —  Une  lettre  de  Suzanne  Moula.  —  Les 
Lettres  neuchâteloises  défendues  par  Chaillet.  —  Mme  de 

Staël    réclame   un   dénouement. 

Chapitre  xi.  —  Les  Lettres  écrites  de  Lausanne  et  Caliste     3oi 

Les  Lettres  de  Lausanne.  —  Qui  est  Cécile  ?  Lausanne  en 
1784.  —  Types  variés.  —  M"IC  de  Charrière  éducatrice.  — 

Son  dédain  pour  les  puristes.  —  Pamphlets  contre  elle.  — 
Mm°  de  Charrière  défendue  par  un  anonyme.  —  Séjour  à 
Payerne.  —  Histoire  de  Caliste.  —  Originalité  du  roman.  — 
Caliste  et  Corinne.  —  Les  journaux  parisiens  et  Caliste. 

Chapitre  xii.  —  Benjamin  Constant 333 

Mme  de  Charrière  à  Paris.  —  Les  lettres  de  Mmc  Saurin.  — 
Chamfort.  —  Benjamin  Constant.  —  Ses  Souvenirs  inédits. 

—  Son  «suicide»;  sa  fugue  en  Angleterre. —  Il  arrive  à 
Colombier.  —  Rétif  de  la  Bretonne.  —  Départ  pour  Bruns- 
wick. —  Lettres  tendres.  —  Les  défiances  de  Caliste.  — 
L'affaire  de  Juste  de  Constant.  —  Benjamin  offense  son 
amie. 

Chapitre  xiii.  —   Madame    de    Charrière    publiciste    et 

musicienne 3<Sy 

Confidences  de  Mme  de  Charrière  sur  ses  ouvrages.  —  Les 
Observations  et  conjectures  politiques.  —  Bien-Né.  —  Mme  de 
Charrière  et  Mirabeau.  —  Un  pamphlet  anti-suisse.  —  Les 
Lettres  d'un  évêque.  —  Un  concours  académique.  —  Les 
Phéniciennes.  —  Le  professeur  Prévost.  —  Musique  :  les 
Romances  ;  Zadig ;  le  Cvclope.  —  Zingarelli  à  Colombier. 

Chapitre  xiv.  —  Madame  de  Charrière  et  Jean-Jacques 

Rousseau 417 

Relations  avec  DuPeyrou  ;  ses  billets  à  Mme  de  Charrière.  — 
Plaidoyer  pour  Thérèse  Levasseur.  —  Mm'  de  Staël  ;  Barruel. 

—  L'affaire  des  Confessions  ;  DuPeyrou  et  Moultou  fils;  les 
Eclaircissements.  —  Mme  de  Charrière  et  Marion.  —  L'Eloge 
de  Rousseau.  —  Le  baron  de  Trenck. 

Chapitre  xv.  —  Nouveaux  amis 441 

Réconciliation  avec  Benjamin. — Confidences  douloureuses. 

—  Mort  de  Mme  de  Pourtalès.  —  Benjamin  passe  à  Colom- 
bier ;  Turpe  et  Torpe.  —  Caroline  de  Chambrier  ;  le  ménage 
Sandoz-Rollin.  —  Susette  DuPasquier.  —  Henriette  L'Hardy. 

—  Mme  de  Madeweiss.  —  M'"  Tulleken  :  un  portrait  de 
Mme  de  Charrière  chez  elle.  —  «.  Mon  Henriette». 


5l6  MADAME    DE    CHARRIERE    ET    SES    AMIS 

Pages 

Chapitre  xvi.  —  Romans  vécus 463 

Le  roman  d'une  femme  de  chambre;    naissance  de  Prosper. 

—  La  Demi-Reine.  —  Henriette  L'Hardy  à  Berlin.  —  Avis  et 
conseils  de  Mme  de  Charrière.  —  La  comtesse  Dœnhotî 
arrive  à  Auvernier.  —  Son  portrait.  —  Lettres  à  «Lucinde». 

—  Le  fatalisme  de  Mme  de  Charrière.  —  L'enfant  de  la  Demi- 
Reine.    -  La  Demi-Reine  à  Bahr;  elle  retourne  en  Allemagne. 


TABLE  DES  ILLUSTRATIONS 

DL"  TOME  PREMIER 


Hors  texte  :  Belle  de  Zuylen  d'après  un  pastel  de  LaTour,  reproduction  en 
couleurs.  (Propriété  de  M""  la  comtesse  de  Saint-George,  à  Genève i. 


Pages. 

i.     Vue  du  village  de  Zuylen  au  XVIII'  siècle,  d'après  une  gravure 

du  temps 2 

2.  Armes  de  Tuyll 

3.  M.   de  Tuyll,   père  de  Belle,   d'après  un   portrait  conservé  au 

château  de  Zuylen.  (Propriété,  ainsi  que  les  n"  8,  9  et  19,  du 
baron  F.-L.-S.-F.  de  Tuyll  de  Serooskerken     )  .  .  7 

4.  Ancienne  maison  de  Tuyll,  à  L'trecht 8 

5.  Portrait  de  Belle  par  elle-même.  (L'original,  au  pastel,  appartient 

à  la  baronne  Agnès  de  Tuvll,  à  Versailles.) 27 

6.  Vue  ancienne  du  château  de  Zuylen,  d'après  une  gravure  du 

temps 3i 

7.  Constant    d'Hermenches ,    d'après    un    portrait   appartenant    à 

M ""  de  Rougemont-Constant 39 

8.  M "'  de  Tuyll,  mère  de  Belle,  d'après  un  portrait  conservé  au 

château  de  Zuylen 47 

9.  Guillaume-René  de  Tuyll,  frère  aîné  de  Belle,  d'après  un  portrait 

conservé  au  château  de  Zuylen 65 

[O.     M""  de  Charrière,  d'après  le  portrait  peint  par  Humbert  en  1774 

(conserve  au  château  de  Zuylen  et  au  château  d'Amerongen).  69 

11.  Corridor  du  château  de  Zuvlen     ....            87 

12.  Lettre  autographe  de  Belle  de  Zuylen io5 

i3.     M"'  de  Perponcher  (d'après  une  miniature  appartenant  au  comte 

G.  Bentinck,  à  Amerongen) n3 

14.     Le  château  de  Zuylen,  état  actuel 1 33 

i5.     Le  Prince  Henri  de  Prusse,  d'après  une  gravure  du  temps  (Hbn- 

ricls,  Régis  Borissi.-e  Frater.  MDCCLXXVI11)      ....  143 


5l8  MADAME    DE    CHARRIÈRE    ET    SES    AMIS 

Pages. 

16.  M.  de  Charrière,  d'après  une  miniature  d'Arlaud  (1781).  appar- 

tenant à  M"'  Picot-Rigaud,  à  Genève 1 53 

17.  Lord  Wemyss,  d'après  un  portrait  conservé  au  Musée  historique 

de  Neuchàtel 157 

18.  M.  de  Saïgas,   d'après   un  pastel   peint  par  M"  de  Charrière, 

appartenant  au  comte  G.  Bentinck,  à  Amerongen  ....        161 

19.  M""  de  Tuyll-Fagel,  d'après  un  portrait  conservé  au  château  de 

Zuylen 166 

20.  Portrait  dit  de  M™  de  Charrière  (Musée  de  l'Ariana,  Genève)      .        181 

21.  La  maison  de  Charrière,  à  Colombier,   d'après  une  aquarelle 

ancienne,  appartenant  à  M.  Alphonse  Bandelier,  à  Berne.      .        187 

22.  M"  d'Athlone,  d'après  un  pastel  de  Liotard,   appartenant  au 

comte  G.  Bentinck,  à  Amerongen 194 

23.  Ditie  de  Tuyll,  d'après  un  pastel  appartenant  au  comte  G.  Ben- 


tinck, à  Amerongen 


[99 


24.  Pierre-Alexandre  DuPeyrou,  d'après  un  portrait  appartenant  à 

M"'  Ph.  de  Pury,  à  Neuchàtel 207 

25.  Mm*  DuPeyrou,  d'après  un  pastel  appartenant  à  M""  Ph.  de  Pury, 

à  Neuchàtel 208 

26.  Hôtel  DuPeyrou,  à  Neuchàtel 2 1 3 

27.  J.-F.  de  Chaillet,  le  botaniste,  d'après  un  portrait  de  Reinhardt, 

1797  (Bibliothèque  de  Neuchàtel) 2i5 

28.  H.-D.  de  Chaillet,  le  pasteur,  d'après  un  portrait  appartenant  à 

la  Bibliothèque  des  pasteurs,  à  Neuchàtel 223 

29.  Le  salon  de  la  maison  DeTournes-Rilliet,  6,  rue  Beauregard,  à 

Genève 227 

30.  Neuchàtel  (vue  de  l'ouest)  en  1784,  d'après  une  gravure  d'Alexan- 

dre Girardet 229 

3i.     Mmi  de   Pourtalès-de   Luze ,   d'après   un   crayon   appartenant  à 

M""  Ph.  de  Pury,  à  Neuchàtel 23 1 

32.  Le  château  de  Chexbres,  «  En  Crousaz  » 240 

33.  Fac-similé  d'une  page  du  Journal  intime  du  pasteur  Chaillet     .       249 

34.  Vue  de  Chexbres 253 

35.  Samuel  de  Constant,  d'après  un  crayon  appartenant  à  M1"  Rilliet- 

de  Constant,  à  Genève 25g 

36.  Vue  de  Colombier,  d'après  une  gravure  de  Jeanniot  et  Zollinger       269 
3j.     Lettres  neuchdteloises,  fac-similé  du  titre  de  l'édition  originale.       277 

38.  Neuchàtel  vu   de   l'est,   d'après   un  dessin   de    Lorv   gravé    par 

Hurlimann 281 

39.  Mm°  de  Chaillet-de  Mézerac,  d'après  une  lithographie  appartenant 

à  M""  Ch.  d'Ivernois,  à  Corcelettes 2g5 

40.  Georges  de  Chaillet-de  Mézerac,  d'après  une  lithographie  appar- 

tenant à  Mme  Ch.  d'Ivernois,  à  Corcelettes 297 

41.  «  Cécile  »  (M"  Rosine  Roell),  d'après  une  miniature  appartenant 

à  M.  G.  Auberjonois,  à  Lausanne 3o3 

42.  Mm<:  de  Charrière,  d'après  une  miniature  d'Arlaud  (1781),  appar- 

tenant à  Mme  Picot-Rigaud,  à  Genève 3 1 5 


TABLE    DKS    ILLUSTRATIONS  5  M) 

Pages. 

43.  Benjamin  Constant  en   1792,  par  M  '  Moula  (silhouette  prove- 

nant de  César  d'Ivernois,  propriété  de  Philippe  Godet)  335 

44.  Billets  de  Benjamin  Constant  à  Mme  de  (manière 35g 

45.  Cour  de  la  maison  de  Charrière,  à  Colombier 365 

46.  Fac-similé  du  cachet  le  «  Petit  Persée  » 3<">o. 

47.  Pierre  Prévost,  d'après  une  lithographie  (du  portrait  de  Massot) 

appartenant  à  M.  Emile  Pictet.  à  Genève 407 

48.  Fac-similé  du  titre  des  Airs  et  Romances,    par  Al"0  de  Charrière       41  1 

49.  Le  maestro  Zingarelli,  d'après  un  lavis  appartenant  à  Al.  F.  de 

Perregaux,  à  Neuchàtel 41 5 

50.  Panneau  décoratif  de  l'ancienne  maison  DuPeyrou,à  Neuchàtel       419 
5i.     Billet  de  DuPeyrou,  propriété  de  M"'  A.  de  Merveilleux,  à  Neu- 
chàtel      425 

52.  Louis  Fauche-Borel,  d'après  le  portrait  qui  tigure  dans  ses  Mé- 

moires   427 

53.  M""  de  Sandoz-Rollin,  née  Caroline  de  Chambrier,  d'après  un 

portrait  propiiété  de  la  famille  de  Chambrier 445 

54.  Alphonse  de  Sandoz-Rollin,  d'après  un  portrait  peint  en   1816 

par  P.  Recco,  et  appartenant  à  Al.  G.  de  Steiger,  à  St-Blaise  .       453 

55.  Al""  de  Madeweiss,   silhouette  par  Al"  Aloula,   appartenant  à 

Al.  F.  de  Perregaux,  à  Neuchàtel 457 

5ô.     Al"  Louise  de  Charrière,  silhouette    par  Al"  Aloula,  provenant 

de  César  d'Ivernois  et  appartenant  à  Philippe  Godet    .      .      .       465 

57.  Al"  Henriette  L'Hardv,  d'après  un  pastel  peint  par  elle-même, 

appartenant  à  Al*"  L'Hardy-DuBois,  à  Colombier    ....       471 

58.  Fac-similé  d'un  billet  de  Al""  de  Charrière  à  Al  '  L'Hardy  .       479 

59.  Louis  de  Alarval,  silhouette  appartenant  à  Al.  H.  de  Alarval,  à 

Yoëns.  près  Neuchàtel 499 

60.  Le  salon  d'été  de  la  maison  de  Charrière,  à  Colombier    .      .      .       509 


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Université  d'Ottawa 

Échéance 

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